A l’aéroport d’Orly, dans le salon spécial réservé aux hôtes de marque, les membres d’une mission technique de la République Populaire de Chine prenaient congé des personnalités françaises qui les avaient accompagnés durant leur périple.
Les Chinois, frêles et stricts dans leur tenue occidentale, se confondaient en courbettes en serrant la main des Français. Ceux-ci, à l'encontre des Asiatiques qui arboraient des visages de bois, étaient souriants et détendus. Satisfaits, de toute évidence.
D’ultimes colloques se tenaient à voix feutrée dans la fumée des cigarettes, auprès de coupes de champagne presque vides.
Au même moment, une atmosphère plus lourde régnait dans le bureau du commissaire de la Sûreté Nationale, situé à une cinquantaine de mètres de là, dans l’aérogare.
Trois inspecteurs de la D.S.T. trompaient leur impatience en regardant par la fenêtre le mouvement des avions sur les pistes.
Le commissaire, assis à son bureau, tapotait machinalement son stylo-bille sur le sous-main, les yeux dans le vague.
Aucun des quatre hommes n’avait envie de dire quelque chose pour alléger le silence crispant qui pesait dans la pièce depuis dix minutes. D’une manière ou d’une autre, la situation allait se dénouer très bientôt. Il suffisait d’attendre.
Une phrase discrète prononcée par la speakerine et retransmise par les diffuseurs accrut cependant la nervosité rentrée des policiers : « Les voyageurs d’Air-France, pour le vol 186 à destination de Rome, Tel-Aviv, Téhéran, New-Delhi, Bangkok, Hong-Kong et Tokyo, sont priés de se rendre à la porte d’embarquement numéro 23 ».
Le même message fut répété en anglais par cette voix aux intonations envoûtantes.
Un des inspecteurs quitta la fenêtre et vint écraser sa cigarette à demi consumée dans le cendrier posé sur le bureau.
- C’est loupé, grommela-t-il. C’est toujours pareil... A partir du moment où un autre ministère doit y mettre son grain de sel, nous sommes marron. Et après, on nous tombera dessus, comme de juste.
Le commissaire haussa les épaules avec fatalisme, sans commentaire. Il avait déjà connu de semblables mécomptes. Combien de fois n’avait-il pas dû laisser s’envoler un suspect, faute d’instructions reçues en temps opportun ?
Par la vitre, les deux autres agents de la D.S.T. observaient les gens qui, sortant par la porte 23, gagnaient l’autobus de transfert qui devait les conduire au Boeing. Non loin de là, un véhicule spécial attendait les délégués chinois. Ceux-ci ne débouchaient pas encore à l’extérieur.
- Ne pourrait-on pas retarder le décollage de l’appareil sous un prétexte quelconque ? avança un des inspecteurs. Ne fût-ce que d’un quart d’heure...
- Oui, si vous en prenez la responsabilité, dit le commissaire. En l’occurrence, moi je ne vous le conseille pas : en haut lieu, on verrait cela d’un très mauvais œil, en raison de l’importance de ces passagers.
Les agents du contre-espionnage, indécis, se consultèrent du regard. Puis ils échangèrent des mimiques désabusées. Après tout, ils avaient tort de s’en faire. La décision ne leur appartenait pas, et on ne leur saurait aucun gré de ce qui pourrait passer pour un excès de zèle.
Toujours escortés par leurs hôtes français, les premiers Chinois se disposèrent à monter dans leur car réservé. L’un d’eux, un nommé Tang Lien Chi, un petit homme à lunettes portant une sacoche de cuir noir, monopolisa l’attention des inspecteurs postés derrière la fenêtre. Le masque impassible, il grimpa sur le marchepied, se retourna pour saluer d’une inclinaison de la tête tout le groupe des Européens, après quoi il pénétra dans le bus.
A l’intérieur du bureau, la sonnerie du téléphone fit tressaillir les policiers. Le commissaire décrocha d’un geste vif.
Une seconde plus tard, il prononça :
- Je vous le passe.
Relevant la tête, il interpella :
- Inspecteur Langon, c’est pour vous.
Le combiné changea de mains. Les traits soucieux, l’agent de la D.S.T. s’annonça, épié par ses collègues. Ayant écouté, il répondit :
- Très bien. Nous faisons le nécessaire. Mais il était moins une, je vous assure.
Il raccrocha et dit :
- Feu vert. On y va.
Les trois hommes évacuèrent promptement le bureau tandis que le commissaire se levait pour aller à son tour regarder à travers la baie vitrée.
Le chauffeur du car allait démarrer lorsque les policiers, accourant vers lui, lui intimèrent par signes qu’il devait attendre. Il actionna l’ouverture des portes, se demandant ce que lui voulaient ces particuliers.
Langon, seul, monta dans le bus. Il déclara en anglais :
- Je vous prie de m’excuser, messieurs... On demande M. Tang Lien Chi pour une communication de la plus grande urgence.
Il y eut un silence complet. L’intéressé se dressa et vint vers la sortie.
Affable, un sourire aux lèvres, Langon lui dit :
- Munissez-vous de votre serviette, M. Tang... Si votre départ était compromis... On ne sait jamais.
Le Chinois lui décocha un regard impénétrable, fit demi-tour et s’étira pour prendre la sacoche rangée dans le filet, puis il se dirigea vers la sortie. Ses compatriotes restèrent indifférents.
Langon aida le petit homme à descendre. Il lança au chauffeur :
- Emmenez ces messieurs à leur avion. Nous conduirons ce passager à bord dès qu’il aura terminé. Prévenez l’hôtesse de l’air.
Langon sauta à terre. Il rattrapa ses collègues, qui encadraient la chétive silhouette de Tang Lien Chi et lui montraient le chemin, pendant que le car s’ébranlait.
Lorsque le groupe eut pénétré dans le bureau de la Sûreté, Langon reprit en anglais :
- Croyez bien que je suis désolé de ce contretemps et... de ce petit mensonge, M. Tang. En réalité, il ne s’agit pas d’un message, mais d’une vérification. Seriez-vous opposé à ce que j’examine le contenu de votre serviette ?
Le Chinois dévisagea son interlocuteur, puis les autres Blancs qui l’entouraient. Quand il parla, ce fut d’une voix haut perchée, froide et coupante :
- Je considère que cette requête est offensante, et peu en rapport avec la courtoisie dont on a fait preuve à notre égard pendant notre séjour en France. La déclaration remise à la douane couvre la totalité de mes bagages. Ne vous suffit-elle pas ?
L’inspecteur, apparemment ennuyé, répondit :
- Nous ne sommes pas des officiers des Douanes, M. Tang, et nous sommes persuadés que, sur ce point, vous êtes parfaitement en règle. Il nous serait désagréable de vous retenir jusqu’après le départ de l’avion, mais c’est ce qui va se produire si, de votre plein gré, vous ne me laissez pas jeter un coup d’œil sur les documents que vous transportez.
Très maître de lui, Tang Lien Chi eut un mince sourire sarcastique :
- J’espère que vous êtes en mesure de lire les caractères chinois... Puisque vous insistez, faites donc, je vous prie.
Il poussa la sacoche sur le bureau et son expression devint hostile. Les deux inspecteurs le surveillaient de près. Le commissaire, les mains dans les poches, s’était placé un peu en retrait.
Langon fit jouer les deux fermoirs. Il procéda rapidement à l’inventaire des dossiers qu’il retira un à un de la serviette.
Des textes polycopiés, en français, voisinaient avec des feuilles couvertes de notes manuscrites, prises au stylo-bille, en idéogrammes chinois. Tout ce que Langon pouvait lire se rapportait à l’industrie navale, et il l’écarta d’emblée.
Il saisit une grande enveloppe blanche, non cachetée, dont il extirpa un paquet de feuilles pliées en deux. Il les déplia, les lissa, les parcourut en diagonale l’une après l’autre.
- Monsieur le commissaire, dit-il sans lever les yeux, voulez-vous informer la tour de contrôle qu’elle doit retarder le départ du Vol 186 jusqu’à nouvel ordre.
- D’accord.
Par interphone, l’officier de police transmit la consigne.
Tang Lien Chi ne montrait aucun signe d’impatience.
- Asseyez-vous, je vous prie, lui dit Langon en désignant un fauteuil.
Les pages qu’il épluchait portaient des formules algébriques - en langage mathématique universel - séparées par des textes en chinois, le tout écrit à la main. C’étaient des démonstrations comme peuvent en effectuer tous ceux qui s’attèlent à des problèmes techniques, et qui aboutissaient toujours à un résultat exprimé d’une façon simple.
Langon arriva bientôt à une page différente des autres : elle avait l’aspect d’une photocopie et elle reproduisait des schémas de circuits électroniques. Les mentions explicatives étaient en caractères d’imprimerie, minuscules.
L’inspecteur hocha la tête. Humectant son index, il passa au feuillet suivant, puis à un troisième. Au-delà, ils redevenaient semblables aux précédents.
Langon ôta ces trois pages de la liasse et les leva pour les montrer à Tang Lien Chi.
- Pouvez-vous me dire ce que ceci représente ?
Le Chinois fronça les sourcils. Il abandonna son fauteuil afin de mieux voir les documents.
Un silence compact s’installa. Les traits de l’Asiatique révélèrent un léger étonnement.
- Non, dit-il, je ne puis vous renseigner. Ceci n’est pas de mon domaine, mais même un profane peut se rendre compte que ce sont là des circuits de radio. Quant à ce qu’ils signifient...
- Moi, M. Tang, je sais ce qu’ils signifient, articula l’inspecteur d’un ton uni. Comment ces schémas sont-ils tombés en votre possession ?
Le petit homme plissa le front, réfléchît.
- C’est très curieux, déclara-t-il au bout d’un temps. J’ignorais que ces photocopies étaient dans ma serviette.
Un scepticisme ironique se peignit sur le visage des inspecteurs. Langon prit un air compréhensif.
- Sans doute êtes-vous un peu distrait, comme beaucoup de savants ? dit-il à mi-voix. Enfin, faites un effort...
Il poursuivit plus durement :
- ... car je dois vous prévenir que ces pièces sont secrètes et que leur détention peut vous valoir une inculpation d’espionnage !
Déconcerté, Tang Lien Chi le fixa sans mot dire.
- Allons, avouez, reprit Langon. Ne faites pas perdre du temps aux 109 passagers qui attendent dans le Boeing. Nous savons qui vous a remis cette enveloppe, nous connaissons l’heure et l’endroit de la rencontre. C’est un étudiant nommé Wang Hu, n’est-ce pas ?
Le Chinois se croisa les mains. D’un bref raclement de gorge, il s’éclaircit la voix.
- Je vous demande pardon, objecta-t-il. Effectivement, Wang Hu m’a confié cette enveloppe pour un de ses camarades à Pékin. Mais, bien entendu, j’ai voulu savoir ce qu’elle renfermait et j’ai passé en revue toutes les pages. Je vous affirme solennellement que ces photocopies n’y étaient pas jointes.
- Admettons. Dans ce cas, qui vous les a remises ?
- Personne. Je ne m’explique pas comment elles sont arrivées là. Ce doit être une machination...
Les trois agents de la D.S.T. regrettèrent amèrement les instructions près précises de leurs supérieurs.
Langon lâcha un profond soupir, puis il dit :
- Je suis contraint de saisir ces documents. Par égard pour la délégation à laquelle vous appartenez, nous n’intenterons pas de poursuites contre vous. Sachez cependant que, désormais, vous êtes persona non grata en France.
Plein d’humilité, Tang Lien Chi inclina le buste à trois reprises.
- J’en suis cruellement désolé, murmura-t-il.
L’inspecteur lui restitua la sacoche lorsqu’il y eut replacé tous les dossiers et l’enveloppe. Puis ses deux collègues emmenèrent le Chinois, le firent monter dans une voiture et le conduisirent à toute vitesse jusqu’au bas de l’escalier de l’avion.
Du bureau, Langon et le commissaire virent se refermer la porte de la carlingue.
- Je préviens la tour ? s’enquit le second.
L’inspecteur acquiesça, les dents serrées.
Quand l’officier eut donné l’autorisation de décollage, il demanda :
- Pourquoi ne l’avez-vous pas coincé, ce vieux roublard ? Le flagrant délit était patent...
Langon replia les photocopies pour les glisser dans sa poche intérieure.
- Secret d’État, laissa-t-il tomber, laconique.
CHAPITRE II
- Le mauvais sort s’acharne contre vous, prononça le Vieux quand un grand gaillard bien découplé, au masque viril, fut entré comme chez lui dans l'antichambre.
Les agents itinérants du S.D.E.C. désignaient ainsi le bureau du grand Patron parce que cette pièce assez lugubre, à l’ameublement démodé, annonçait invariablement pour eux un départ vers l’inconnu. Bien qu’on en parlât le moins possible, ce départ n’était souvent qu’un aller simple.
Francis Coplan fit face à son chef.
- Qu’est-ce qui vous donne cette impression ? s’enquit-il avec une robuste sérénité, tout en s’approchant du siège que le Vieux montrait du tuyau de sa pipe.
De fait, Coplan n’offrait pas l’image d’un homme accablé par le sort. Elégant, le teint basané, se mouvant avec cette souple aisance que confère une musculature puissante et harmonieuse, il jouissait visiblement d’une santé physique aussi resplendissante que son équilibre intérieur était stable.
- Vous allez repartir en Extrême-Orient, dit le Vieux en craquant une allumette.
Francis observa les trois petites flammes qu’elle lança au-dessus du fourneau de la bouffarde. La tête du Vieux s’estompa derrière un nuage de fumée.
Ne percevant aucune réaction de son subordonné, il dissipa du revers de la main cette nappe de brouillard artificiel et précisa :
- A Pékin.
Coplan approuva, sans plus. De l’eau avait coulé entre les rives du Yang-Tsé-Kiang, depuis dix ans... Sous les ponts de la Seine aussi, d’ailleurs.
Répondant à des pensées qu’il devinait, le Vieux murmura :
- Oui, les temps ont changé. Vous irez là-bas d’une façon très officielle, cette fois. Votre mission n’aura rien de clandestin.
Coplan sourit.
- Bien sûr.
- Non, croyez-moi. Il me faut un émissaire sûr, pour une besogne délicate nécessitant beaucoup de doigté mais tout à fait licite... Aucun coup dur à redouter.
Il avait vraiment l’air sincère. Coplan le regarda plus attentivement.
Après deux autres bouffées, le Vieux exposa :
- Voici, en deux mots, de quoi il s’agit : il y a 48 heures, une délégation chinoise a regagné son pays en nous laissant un bon de commande de deux cargos. Montant : 30 millions de francs. Excellente affaire pour nos chantiers navals... L’ennui, c’est qu’un des membres de cette honorable délégation a été piqué à Orly par la D.S.T. parce qu’il trimbalait dans sa serviette les schémas ultra-confidentiels de l’équipement électronique de notre avion Caravelle.
En connaisseur, Coplan estima que c’était un joli coup et sa physionomie l’exprima. Ne sachant si son admiration allait à la D.S.T. ou à l’auteur du vol, le Vieux bougonna :
- Attendez, ce n’est pas aussi simple que cela... Vous ignorez peut-être que la République Populaire de Chine désirait aussi nous acheter des Caravelles, mais que le gouvernement des États-Unis s’est opposé à ce que nous les fournissions. Le motif invoqué par Washington était l’embargo frappant les marchandises susceptibles d’améliorer le potentiel militaire de la Chine. Or, l’équipement électronique de Caravelle est de fabrication américaine. Nous avons donc dû nous incliner. Ensuite, nous avons cherché une formule. Par exemple, livrer ces avions sans leurs systèmes de contrôle normaux, ou bien avec un autre système qui serait du domaine public et fabriqué ailleurs. (Tout ceci est authentique. (N. de l’A.))
- Mais les Chinois ont préféré la formule éprouvée et ils ont fait main basse sur ces données techniques. C’est de bonne guerre, admit Coplan, sportif.
- S’ils avaient emporté ces documents chez eux, c’eût été très gênant pour nous, riposta vivement le Vieux. Tôt ou tard, les Américains nous auraient suspectés de complicité. Leurs mesures de rétorsion, sur nos marchés extérieurs, nous auraient mené la vie dure. Ceci n’est pourtant pas le fond du problème...
Il se carra dans son fauteuil et, derrière ses épaisses lunettes, son regard se voila.
- La D.S.T. avait été avisée par une dénonciation anonyme que des renseignements très importants allaient être remis à un nommé Tang Lien Chi, qui appartenait à cette mission économique. Le lieu et le moment étaient même définis. Sans trop y croire, la D.S.T. a surveillé le personnage. Et celui-ci a reçu effectivement un pli au Café de Flore, au boulevard Saint-Germain. Vous imaginez si nos collègues de l'intérieur ont été empoisonnés par cette histoire... Voilà des gens qui nous apportaient 30 millions sur un plateau d’argent, et il aurait fallu coffrer l’un d’eux ! Avant d’agir, le directeur de la Sécurité du Territoire a jugé prudent d’ouvrir son parapluie : la Présidence, le Quai d’Orsay et les Affaires Économiques ont été discrètement consultés. En conclusion, le Chinois a été intercepté quelques minutes avant son embarquement et, bien qu’ayant été trouvé porteur des schémas en question, il a été autorisé à quitter la France avec ses compatriotes.
Songeur, Coplan se pinça les narines.
- Ça sent la manœuvre à plein nez, remarqua-t-il.
- C’est bien mon avis ! Grâce au ciel, la D.S.T. n’est pas tombée dans le panneau : si elle avait arrêté le bonhomme de sa propre initiative, nos relations commerciales avec la Chine Populaire auraient eu du plomb dans l’aile, d’entrée de jeu.
- Bien entendu. Mais, apparemment, la suite est de son ressort exclusif, l’enquête devant être poursuivie dans le pays ?