Kenny, Paul : другие произведения.

Tous contre Coplan

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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  No 1965 «Éditions Fleuve Noir», Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  A l’aéroport d’Orly, dans le salon spécial réservé aux hôtes de marque, les membres d’une mission technique de la République Populaire de Chine prenaient congé des personnalités françaises qui les avaient accompagnés durant leur périple.
  
  Les Chinois, frêles et stricts dans leur tenue occidentale, se confondaient en courbettes en serrant la main des Français. Ceux-ci, à l'encontre des Asiatiques qui arboraient des visages de bois, étaient souriants et détendus. Satisfaits, de toute évidence.
  
  D’ultimes colloques se tenaient à voix feutrée dans la fumée des cigarettes, auprès de coupes de champagne presque vides.
  
  Au même moment, une atmosphère plus lourde régnait dans le bureau du commissaire de la Sûreté Nationale, situé à une cinquantaine de mètres de là, dans l’aérogare.
  
  Trois inspecteurs de la D.S.T. trompaient leur impatience en regardant par la fenêtre le mouvement des avions sur les pistes.
  
  Le commissaire, assis à son bureau, tapotait machinalement son stylo-bille sur le sous-main, les yeux dans le vague.
  
  Aucun des quatre hommes n’avait envie de dire quelque chose pour alléger le silence crispant qui pesait dans la pièce depuis dix minutes. D’une manière ou d’une autre, la situation allait se dénouer très bientôt. Il suffisait d’attendre.
  
  Une phrase discrète prononcée par la speakerine et retransmise par les diffuseurs accrut cependant la nervosité rentrée des policiers : « Les voyageurs d’Air-France, pour le vol 186 à destination de Rome, Tel-Aviv, Téhéran, New-Delhi, Bangkok, Hong-Kong et Tokyo, sont priés de se rendre à la porte d’embarquement numéro 23 ».
  
  Le même message fut répété en anglais par cette voix aux intonations envoûtantes.
  
  Un des inspecteurs quitta la fenêtre et vint écraser sa cigarette à demi consumée dans le cendrier posé sur le bureau.
  
  - C’est loupé, grommela-t-il. C’est toujours pareil... A partir du moment où un autre ministère doit y mettre son grain de sel, nous sommes marron. Et après, on nous tombera dessus, comme de juste.
  
  Le commissaire haussa les épaules avec fatalisme, sans commentaire. Il avait déjà connu de semblables mécomptes. Combien de fois n’avait-il pas dû laisser s’envoler un suspect, faute d’instructions reçues en temps opportun ?
  
  Par la vitre, les deux autres agents de la D.S.T. observaient les gens qui, sortant par la porte 23, gagnaient l’autobus de transfert qui devait les conduire au Boeing. Non loin de là, un véhicule spécial attendait les délégués chinois. Ceux-ci ne débouchaient pas encore à l’extérieur.
  
  - Ne pourrait-on pas retarder le décollage de l’appareil sous un prétexte quelconque ? avança un des inspecteurs. Ne fût-ce que d’un quart d’heure...
  
  - Oui, si vous en prenez la responsabilité, dit le commissaire. En l’occurrence, moi je ne vous le conseille pas : en haut lieu, on verrait cela d’un très mauvais œil, en raison de l’importance de ces passagers.
  
  Les agents du contre-espionnage, indécis, se consultèrent du regard. Puis ils échangèrent des mimiques désabusées. Après tout, ils avaient tort de s’en faire. La décision ne leur appartenait pas, et on ne leur saurait aucun gré de ce qui pourrait passer pour un excès de zèle.
  
  Toujours escortés par leurs hôtes français, les premiers Chinois se disposèrent à monter dans leur car réservé. L’un d’eux, un nommé Tang Lien Chi, un petit homme à lunettes portant une sacoche de cuir noir, monopolisa l’attention des inspecteurs postés derrière la fenêtre. Le masque impassible, il grimpa sur le marchepied, se retourna pour saluer d’une inclinaison de la tête tout le groupe des Européens, après quoi il pénétra dans le bus.
  
  A l’intérieur du bureau, la sonnerie du téléphone fit tressaillir les policiers. Le commissaire décrocha d’un geste vif.
  
  Une seconde plus tard, il prononça :
  
  - Je vous le passe.
  
  Relevant la tête, il interpella :
  
  - Inspecteur Langon, c’est pour vous.
  
  Le combiné changea de mains. Les traits soucieux, l’agent de la D.S.T. s’annonça, épié par ses collègues. Ayant écouté, il répondit :
  
  - Très bien. Nous faisons le nécessaire. Mais il était moins une, je vous assure.
  
  Il raccrocha et dit :
  
  - Feu vert. On y va.
  
  Les trois hommes évacuèrent promptement le bureau tandis que le commissaire se levait pour aller à son tour regarder à travers la baie vitrée.
  
  Le chauffeur du car allait démarrer lorsque les policiers, accourant vers lui, lui intimèrent par signes qu’il devait attendre. Il actionna l’ouverture des portes, se demandant ce que lui voulaient ces particuliers.
  
  Langon, seul, monta dans le bus. Il déclara en anglais :
  
  - Je vous prie de m’excuser, messieurs... On demande M. Tang Lien Chi pour une communication de la plus grande urgence.
  
  Il y eut un silence complet. L’intéressé se dressa et vint vers la sortie.
  
  Affable, un sourire aux lèvres, Langon lui dit :
  
  - Munissez-vous de votre serviette, M. Tang... Si votre départ était compromis... On ne sait jamais.
  
  Le Chinois lui décocha un regard impénétrable, fit demi-tour et s’étira pour prendre la sacoche rangée dans le filet, puis il se dirigea vers la sortie. Ses compatriotes restèrent indifférents.
  
  Langon aida le petit homme à descendre. Il lança au chauffeur :
  
  - Emmenez ces messieurs à leur avion. Nous conduirons ce passager à bord dès qu’il aura terminé. Prévenez l’hôtesse de l’air.
  
  Langon sauta à terre. Il rattrapa ses collègues, qui encadraient la chétive silhouette de Tang Lien Chi et lui montraient le chemin, pendant que le car s’ébranlait.
  
  Lorsque le groupe eut pénétré dans le bureau de la Sûreté, Langon reprit en anglais :
  
  - Croyez bien que je suis désolé de ce contretemps et... de ce petit mensonge, M. Tang. En réalité, il ne s’agit pas d’un message, mais d’une vérification. Seriez-vous opposé à ce que j’examine le contenu de votre serviette ?
  
  Le Chinois dévisagea son interlocuteur, puis les autres Blancs qui l’entouraient. Quand il parla, ce fut d’une voix haut perchée, froide et coupante :
  
  - Je considère que cette requête est offensante, et peu en rapport avec la courtoisie dont on a fait preuve à notre égard pendant notre séjour en France. La déclaration remise à la douane couvre la totalité de mes bagages. Ne vous suffit-elle pas ?
  
  L’inspecteur, apparemment ennuyé, répondit :
  
  - Nous ne sommes pas des officiers des Douanes, M. Tang, et nous sommes persuadés que, sur ce point, vous êtes parfaitement en règle. Il nous serait désagréable de vous retenir jusqu’après le départ de l’avion, mais c’est ce qui va se produire si, de votre plein gré, vous ne me laissez pas jeter un coup d’œil sur les documents que vous transportez.
  
  Très maître de lui, Tang Lien Chi eut un mince sourire sarcastique :
  
  - J’espère que vous êtes en mesure de lire les caractères chinois... Puisque vous insistez, faites donc, je vous prie.
  
  Il poussa la sacoche sur le bureau et son expression devint hostile. Les deux inspecteurs le surveillaient de près. Le commissaire, les mains dans les poches, s’était placé un peu en retrait.
  
  Langon fit jouer les deux fermoirs. Il procéda rapidement à l’inventaire des dossiers qu’il retira un à un de la serviette.
  
  Des textes polycopiés, en français, voisinaient avec des feuilles couvertes de notes manuscrites, prises au stylo-bille, en idéogrammes chinois. Tout ce que Langon pouvait lire se rapportait à l’industrie navale, et il l’écarta d’emblée.
  
  Il saisit une grande enveloppe blanche, non cachetée, dont il extirpa un paquet de feuilles pliées en deux. Il les déplia, les lissa, les parcourut en diagonale l’une après l’autre.
  
  - Monsieur le commissaire, dit-il sans lever les yeux, voulez-vous informer la tour de contrôle qu’elle doit retarder le départ du Vol 186 jusqu’à nouvel ordre.
  
  - D’accord.
  
  Par interphone, l’officier de police transmit la consigne.
  
  Tang Lien Chi ne montrait aucun signe d’impatience.
  
  - Asseyez-vous, je vous prie, lui dit Langon en désignant un fauteuil.
  
  Les pages qu’il épluchait portaient des formules algébriques - en langage mathématique universel - séparées par des textes en chinois, le tout écrit à la main. C’étaient des démonstrations comme peuvent en effectuer tous ceux qui s’attèlent à des problèmes techniques, et qui aboutissaient toujours à un résultat exprimé d’une façon simple.
  
  Langon arriva bientôt à une page différente des autres : elle avait l’aspect d’une photocopie et elle reproduisait des schémas de circuits électroniques. Les mentions explicatives étaient en caractères d’imprimerie, minuscules.
  
  L’inspecteur hocha la tête. Humectant son index, il passa au feuillet suivant, puis à un troisième. Au-delà, ils redevenaient semblables aux précédents.
  
  Langon ôta ces trois pages de la liasse et les leva pour les montrer à Tang Lien Chi.
  
  - Pouvez-vous me dire ce que ceci représente ?
  
  Le Chinois fronça les sourcils. Il abandonna son fauteuil afin de mieux voir les documents.
  
  Un silence compact s’installa. Les traits de l’Asiatique révélèrent un léger étonnement.
  
  - Non, dit-il, je ne puis vous renseigner. Ceci n’est pas de mon domaine, mais même un profane peut se rendre compte que ce sont là des circuits de radio. Quant à ce qu’ils signifient...
  
  - Moi, M. Tang, je sais ce qu’ils signifient, articula l’inspecteur d’un ton uni. Comment ces schémas sont-ils tombés en votre possession ?
  
  Le petit homme plissa le front, réfléchît.
  
  - C’est très curieux, déclara-t-il au bout d’un temps. J’ignorais que ces photocopies étaient dans ma serviette.
  
  Un scepticisme ironique se peignit sur le visage des inspecteurs. Langon prit un air compréhensif.
  
  - Sans doute êtes-vous un peu distrait, comme beaucoup de savants ? dit-il à mi-voix. Enfin, faites un effort...
  
  Il poursuivit plus durement :
  
  - ... car je dois vous prévenir que ces pièces sont secrètes et que leur détention peut vous valoir une inculpation d’espionnage !
  
  Déconcerté, Tang Lien Chi le fixa sans mot dire.
  
  - Allons, avouez, reprit Langon. Ne faites pas perdre du temps aux 109 passagers qui attendent dans le Boeing. Nous savons qui vous a remis cette enveloppe, nous connaissons l’heure et l’endroit de la rencontre. C’est un étudiant nommé Wang Hu, n’est-ce pas ?
  
  Le Chinois se croisa les mains. D’un bref raclement de gorge, il s’éclaircit la voix.
  
  - Je vous demande pardon, objecta-t-il. Effectivement, Wang Hu m’a confié cette enveloppe pour un de ses camarades à Pékin. Mais, bien entendu, j’ai voulu savoir ce qu’elle renfermait et j’ai passé en revue toutes les pages. Je vous affirme solennellement que ces photocopies n’y étaient pas jointes.
  
  - Admettons. Dans ce cas, qui vous les a remises ?
  
  - Personne. Je ne m’explique pas comment elles sont arrivées là. Ce doit être une machination...
  
  Les trois agents de la D.S.T. regrettèrent amèrement les instructions près précises de leurs supérieurs.
  
  Langon lâcha un profond soupir, puis il dit :
  
  - Je suis contraint de saisir ces documents. Par égard pour la délégation à laquelle vous appartenez, nous n’intenterons pas de poursuites contre vous. Sachez cependant que, désormais, vous êtes persona non grata en France.
  
  Plein d’humilité, Tang Lien Chi inclina le buste à trois reprises.
  
  - J’en suis cruellement désolé, murmura-t-il.
  
  L’inspecteur lui restitua la sacoche lorsqu’il y eut replacé tous les dossiers et l’enveloppe. Puis ses deux collègues emmenèrent le Chinois, le firent monter dans une voiture et le conduisirent à toute vitesse jusqu’au bas de l’escalier de l’avion.
  
  Du bureau, Langon et le commissaire virent se refermer la porte de la carlingue.
  
  - Je préviens la tour ? s’enquit le second.
  
  L’inspecteur acquiesça, les dents serrées.
  
  Quand l’officier eut donné l’autorisation de décollage, il demanda :
  
  - Pourquoi ne l’avez-vous pas coincé, ce vieux roublard ? Le flagrant délit était patent...
  
  Langon replia les photocopies pour les glisser dans sa poche intérieure.
  
  - Secret d’État, laissa-t-il tomber, laconique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - Le mauvais sort s’acharne contre vous, prononça le Vieux quand un grand gaillard bien découplé, au masque viril, fut entré comme chez lui dans l'antichambre.
  
  Les agents itinérants du S.D.E.C. désignaient ainsi le bureau du grand Patron parce que cette pièce assez lugubre, à l’ameublement démodé, annonçait invariablement pour eux un départ vers l’inconnu. Bien qu’on en parlât le moins possible, ce départ n’était souvent qu’un aller simple.
  
  Francis Coplan fit face à son chef.
  
  - Qu’est-ce qui vous donne cette impression ? s’enquit-il avec une robuste sérénité, tout en s’approchant du siège que le Vieux montrait du tuyau de sa pipe.
  
  De fait, Coplan n’offrait pas l’image d’un homme accablé par le sort. Elégant, le teint basané, se mouvant avec cette souple aisance que confère une musculature puissante et harmonieuse, il jouissait visiblement d’une santé physique aussi resplendissante que son équilibre intérieur était stable.
  
  - Vous allez repartir en Extrême-Orient, dit le Vieux en craquant une allumette.
  
  Francis observa les trois petites flammes qu’elle lança au-dessus du fourneau de la bouffarde. La tête du Vieux s’estompa derrière un nuage de fumée.
  
  Ne percevant aucune réaction de son subordonné, il dissipa du revers de la main cette nappe de brouillard artificiel et précisa :
  
  - A Pékin.
  
  Coplan approuva, sans plus. De l’eau avait coulé entre les rives du Yang-Tsé-Kiang, depuis dix ans... Sous les ponts de la Seine aussi, d’ailleurs.
  
  Répondant à des pensées qu’il devinait, le Vieux murmura :
  
  - Oui, les temps ont changé. Vous irez là-bas d’une façon très officielle, cette fois. Votre mission n’aura rien de clandestin.
  
  Coplan sourit.
  
  - Bien sûr.
  
  - Non, croyez-moi. Il me faut un émissaire sûr, pour une besogne délicate nécessitant beaucoup de doigté mais tout à fait licite... Aucun coup dur à redouter.
  
  Il avait vraiment l’air sincère. Coplan le regarda plus attentivement.
  
  Après deux autres bouffées, le Vieux exposa :
  
  - Voici, en deux mots, de quoi il s’agit : il y a 48 heures, une délégation chinoise a regagné son pays en nous laissant un bon de commande de deux cargos. Montant : 30 millions de francs. Excellente affaire pour nos chantiers navals... L’ennui, c’est qu’un des membres de cette honorable délégation a été piqué à Orly par la D.S.T. parce qu’il trimbalait dans sa serviette les schémas ultra-confidentiels de l’équipement électronique de notre avion Caravelle.
  
  En connaisseur, Coplan estima que c’était un joli coup et sa physionomie l’exprima. Ne sachant si son admiration allait à la D.S.T. ou à l’auteur du vol, le Vieux bougonna :
  
  - Attendez, ce n’est pas aussi simple que cela... Vous ignorez peut-être que la République Populaire de Chine désirait aussi nous acheter des Caravelles, mais que le gouvernement des États-Unis s’est opposé à ce que nous les fournissions. Le motif invoqué par Washington était l’embargo frappant les marchandises susceptibles d’améliorer le potentiel militaire de la Chine. Or, l’équipement électronique de Caravelle est de fabrication américaine. Nous avons donc dû nous incliner. Ensuite, nous avons cherché une formule. Par exemple, livrer ces avions sans leurs systèmes de contrôle normaux, ou bien avec un autre système qui serait du domaine public et fabriqué ailleurs. (Tout ceci est authentique. (N. de l’A.))
  
  - Mais les Chinois ont préféré la formule éprouvée et ils ont fait main basse sur ces données techniques. C’est de bonne guerre, admit Coplan, sportif.
  
  - S’ils avaient emporté ces documents chez eux, c’eût été très gênant pour nous, riposta vivement le Vieux. Tôt ou tard, les Américains nous auraient suspectés de complicité. Leurs mesures de rétorsion, sur nos marchés extérieurs, nous auraient mené la vie dure. Ceci n’est pourtant pas le fond du problème...
  
  Il se carra dans son fauteuil et, derrière ses épaisses lunettes, son regard se voila.
  
  - La D.S.T. avait été avisée par une dénonciation anonyme que des renseignements très importants allaient être remis à un nommé Tang Lien Chi, qui appartenait à cette mission économique. Le lieu et le moment étaient même définis. Sans trop y croire, la D.S.T. a surveillé le personnage. Et celui-ci a reçu effectivement un pli au Café de Flore, au boulevard Saint-Germain. Vous imaginez si nos collègues de l'intérieur ont été empoisonnés par cette histoire... Voilà des gens qui nous apportaient 30 millions sur un plateau d’argent, et il aurait fallu coffrer l’un d’eux ! Avant d’agir, le directeur de la Sécurité du Territoire a jugé prudent d’ouvrir son parapluie : la Présidence, le Quai d’Orsay et les Affaires Économiques ont été discrètement consultés. En conclusion, le Chinois a été intercepté quelques minutes avant son embarquement et, bien qu’ayant été trouvé porteur des schémas en question, il a été autorisé à quitter la France avec ses compatriotes.
  
  Songeur, Coplan se pinça les narines.
  
  - Ça sent la manœuvre à plein nez, remarqua-t-il.
  
  - C’est bien mon avis ! Grâce au ciel, la D.S.T. n’est pas tombée dans le panneau : si elle avait arrêté le bonhomme de sa propre initiative, nos relations commerciales avec la Chine Populaire auraient eu du plomb dans l’aile, d’entrée de jeu.
  
  - Bien entendu. Mais, apparemment, la suite est de son ressort exclusif, l’enquête devant être poursuivie dans le pays ?
  
  Le Vieux eut une mimique réticente.
  
  - Oui et non. Il lui incombe, naturellement, de découvrir où ces photocopies ont été prises, et par qui, mais ici survient une divergence de vues entre ce service et le nôtre. Pour la D.S.T., la culpabilité de Tang Lien Chi est certaine ; c’est sciemment, et par ordre, qu’il a tenté de filer avec ces documents. Moi, je n’en suis pas tellement convaincu. S’il y a eu manœuvre, il a pu aussi en être la victime, et c’est cela que vous devrez élucider.
  
  - A quoi bon, puisqu’il n’encourra de toute manière aucun châtiment ?
  
  A l’aide d’un poussoir en fer, le Vieux tassa le tabac incandescent dans sa pipe, avec beaucoup de soin, en veillant à ne pas diminuer le tirage.
  
  - Vous l’entendrez en qualité de témoin, stipula-t-il. Si, de ses réponses ou de son attitude, vous retirez l’impression qu’il était dans le coup, cela renforcera l’hypothèse que Pékin entretient chez nous un réseau d’espionnage. Dans le cas inverse, la suite des opérations dépendra plus de nous que de la D.S.T.
  
  Coplan logea son genou dans ses mains croisées. Le menton levé, il questionna :
  
  - Et le type qui a donné l’enveloppe à Tang Lien Chi, ne l’a-t-on pas encore interrogé ?
  
  — Non, justement... Il est placé sous une surveillance très étroite et on identifie une à une toutes ses relations. Mais quand on a pris Tang, quasiment la main dans le sac, il a prétendu que les photocopies n’étaient pas dans le pli qu’on lui avait remis au Café de Flore, et qu’il ignorait totalement comment on les y avait introduites ultérieurement. La ficelle est trop grosse même si, comme à la D.S.T., ils pensent qu’une telle assertion n’avait d’autre but que de couvrir le fournisseur.
  
  - Vous y voyez plutôt un indice de la sincérité de Tang?
  
  - Sans aucun doute.
  
  Pour étayer son opinion, le Vieux souligna ses paroles en dessinant des arabesques, en l’air, avec son tuyau de pipe :
  
  - Un individu sensé, pas plus qu’un professionnel du renseignement, n’oserait inventer une fable pareille ! Et puis, qui est Tang Lien Chi ? Un obscur fonctionnaire aux attributions mal définies ? Pas du tout ! C’est un ingénieur naval de tout premier plan, occupant de hautes fonctions à la Corporation Nationale d’Import-Export technique de Chine ! Un monsieur que son gouvernement n’engagerait certes pas dans un tel guêpier quand il pouvait faire appel à des subalternes moins précieux. Alors ?
  
  - A mon avis, l’auteur de la dénonciation et l’homme qui a glissé ces documents dans la serviette de Tang ont une accointance commune, s’ils n’ont partie liée, avança Coplan.
  
  - Et le second est un personnage, Chinois ou Français, qui a fréquenté de très près cette commission pendant son séjour à Paris, compléta le Vieux.
  
  Après une brève méditation, Coplan demanda :
  
  - Que sait-on jusqu’à présent de cet individu que Tang a rencontré au Flore ? Est-ce un Européen ?
  
  - Non, c’est un jeune étudiant chinois nommé Wang Hu. Il fait partie du premier contingent d’universitaires envoyés ici par les autorités de Pékin pour achever leurs études dans nos facultés. Sérieux comme tous ses camarades, il mène une vie exemplaire... semble-t-il.
  
  Le Vieux ouvrit son tiroir, en retira deux photos format carte postale qu’il tendit à Coplan.
  
  - Voici des clichés pris à l’insu des intéressés lors de leur entrevue au Flore. L’un des deux montre Tang acceptant l’enveloppe des mains de l’étudiant.
  
  Tout en regardant les photos, Coplan remarqua :
  
  - On ne peut pas dire que cela s’est fait subrepticement... Les deux hommes ont une attitude très naturelle.
  
  Peu après, il ajouta :
  
  - Enfin, nous savons que ça ne signifie pas grand-chose... Toutefois, une imprudence de ce genre serait assez surprenante de la part d’agents chevronnés.
  
  II voulut restituer les clichés, mais le Vieux lui dit :
  
  - Gardez-les, j’en ai d’autres copies pour le dossier. Bref, vous voyez comment vous devrez entreprendre Tang Lien Chi à Pékin. J’ai obtenu votre visa en un temps record, précisément parce que vous allez là-bas dans le but officiel de présenter nos excuses, vous saisissez ?
  
  Coplan s’empara du passeport tout neuf, le feuilleta distraitement.
  
  - Des excuses, à un type qui a failli nous barboter, consciemment ou non, des procédés techniques confidentiels ? Décidément il y a vraiment quelque chose de changé dans nos rapports avec l’ex-Empire du Milieu, constata-t-il avec l’ombre d’un sourire.
  
  
  
  
  
  Une ville immense et silencieuse, sans bruits de moteurs et sans klaxons, des grands boulevards sans étalages, animés par d’innombrables cyclistes, des constructions anciennes ou modernes aux toits de tuiles vernissées, telles furent les premières images qu’enregistra Coplan lors du trajet de l’aéroport à la rue Hatamen, où il descendit à l’Hôtel Sinchiao.
  
  On l’avisa que le restaurant européen était situé au sixième étage, que le pourboire était interdit et que s’il avait besoin d’une voiture pour ses déplacements, la réception se ferait un plaisir de lui en procurer une.
  
  Coplan répondit qu’il désirait un taxi pour le lendemain matin, puis il monta prendre possession de sa chambre. Celle-ci était dotée de tout le confort et donnait vue sur une des anciennes portes de la Cité Impériale.
  
  Son premier soin fut de se mettre en communication avec l’Ambassade de France, informée de son arrivée, afin de savoir quels arrangements avaient été pris en accord avec Tang Lien Chi.
  
  L’attaché lui déclara que l’ingénieur le recevrait chez lui, le lendemain soir, à huit heures, et il épela l’adresse. Non, Tang ne s’était pas fait tirer l’oreille pour accorder cette entrevue à un envoyé de Paris.
  
  Édifié sur ce point, Coplan résolut de profiter de sa liberté.
  
  La capitale de cette Chine en plein essor, où 750 millions d’habitants soumis à une discipline persuasive, doucement implacable, se libéraient de la faim par un labeur acharné, était la ville du monde qui lui inspirait la plus grande curiosité.
  
  Il partit à pied, au hasard, l’esprit léger, presque surpris de n’être pas hanté par une mission clandestine.
  
  Comme à chacune de ses incursions dans l’univers communiste, il lui fallut quelques minutes d’adaptation pour réaliser que tous les gens qu’il rencontrait, de la marchande de journaux à l’homme qui tirait une charrette lourdement chargée, étaient des fonctionnaires. De là venait peut-être cette indifférence unanime qui se lisait sur le visage des adultes.
  
  Mais ces passants étaient décemment vêtus, hommes et femmes en pantalons, aux cheveux coupés courts, et les restaurants étaient bourrés de clients.
  
  Ayant surpris une lueur d’hostilité dans certains regards qui l’effleuraient, Coplan se dit qu’on devait le prendre pour un Russe ou un Américain, deux catégories d’étrangers fort mal vus dans la République de Mao Tsé-tung.
  
  Au bout d’une heure, il regagna l’hôtel, se réservant d’élargir son exploration de Pékin le jour suivant.
  
  Il y avait foule dans le hall. Des spécimens humains de toute la planète semblaient s’y être donné rendez-vous.
  
  Coplan apprit par un des interprètes qu’un congrès scientifique réunissant des savants d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine devait s’ouvrir le surlendemain. Tous les hôtels de la ville étaient pris d’assaut.
  
  Se faisant la réflexion que cette manifestation était un signe des temps - et le symbole de la renaissance de la Chine en tant que grande puissance - Coplan monta au sixième.
  
  
  
  
  
  La nuit était tombée lorsque le taxi déposa Coplan dans une avenue longue de plusieurs kilomètres, bordée d'édifices et de pâtés de maisons neufs, à l’ouest de l’ancienne ville.
  
  Le domicile de Tang Lien Chi était un appartement sis au troisième étage d’un immeuble sévère, récent, dont l’architecture reflétait l’influence des constructeurs russes : une solidité massive, un style impersonnel, la froideur mécanique des lignes.
  
  Arrivé au palier après avoir gravi les volées d’un escalier de béton, Coplan sonna. Lorsque la vibration du timbre s’éteignit, un silence sépulcral se rétablit dans toute la bâtisse.
  
  La porte pivota. Un Chinois portant lunettes, vêtu d’une vareuse boutonnée à col montant, s’inclina :
  
  - M. Coplan, je présume ? murmura-t-il. Très heureux de vous connaître, et de vous recevoir dans mon modeste logis.
  
  Le visiteur saisit la main tendue, une main frêle et douce d’intellectuel. Il pencha le buste et dit :
  
  - Je suis très honoré, M. Tang Lien Chi.
  
  Son hôte referma derrière lui, l’introduisit dans une pièce d’une simplicité monacale qui devait constituer un cabinet de travail : une table, un rayonnage bourré de livres et de dossiers, une chaise basse. Au mur, un portrait de Mao Tsé-tung souligné par deux lignes de caractères chinois.
  
  Coplan prononça, tout en regardant son interlocuteur avec un soupçon d’embarras bien imité :
  
  - Je viens vous exprimer les regrets du gouvernement français pour ce pénible incident qui a marqué les dernières minutes de votre séjour sur notre sol...
  
  Le petit homme l’interrompit d’un geste.
  
  - Depuis ce jour-là, ma confusion n’a cessé de croître, assura-t-il d’un air soucieux. Votre démarche, quels que soient les mobiles qui l’ont inspirée, me donne au moins l’occasion de revenir sur cette affaire, pour moi pleine d’obscurités. Elle aurait pu me valoir des sanctions extrêmement graves, dans mon pays, si mes collègues de la Corporation avaient su pourquoi j’avais été retenu.
  
  Du mécontentement perçait sous la courtoisie du ton, et Coplan se sentit presque dans la posture d’un accusé.
  
  - En dépit de faits accablants, nous vous avons laissé le bénéfice du doute, rappela-t-il. Ensuite, nous avons minimisé autant que possible les répercussions qui pouvaient résulter de cette découverte. Maintenant, après un examen plus approfondi, nous sommes persuadés de votre innocence, et c’est ce qu’on m’a chargé de vous transmettre.
  
  Tang Lien Chi marmonna, les yeux baissés :
  
  - Évidemment... Évidemment. Les apparences étaient contre moi, c’est indéniable. Vous ne pouviez agir autrement, je le comprends bien.
  
  Il releva la tête, dirigea sur Coplan un regard teinté de bienveillance.
  
  - Asseyez-vous, pria-t-il. Notre conversation ne doit pas rester aussi protocolaire. Peut-être accepterez-vous une tasse de thé ?
  
  - Volontiers.
  
  Tang se courba et disparut dans la pièce contiguë.
  
  Il en revint avec un plateau garni de deux tasses et d’une théière en fine porcelaine, et d’un pot en terre cuite rempli d’eau bouillante.
  
  Coplan avait appris à se méfier de la bonne foi des gens. Il ne sous-estimait pas non plus les prodigieuses facultés de dissimulation des Asiatiques, ni les subtilités de leur esprit retors. Pourtant, il avait l’intuition que Tang Lien Chi n’essayait pas de lui donner le change.
  
  - Si c’était en mon pouvoir, reprit le Chinois tout en versant de l’eau dans la théière, j’aimerais vous aider à éclaircir ce problème. Pour mon apaisement personnel, et même en sachant que vous m’avez lavé de tout soupçon...
  
  Le coup d’œil qu’il lança en oblique, après ces mots, révéla son scepticisme à cet égard.
  
  - Deux arguments vous ont mis hors de cause dans l’opinion des policiers, le renseigna Coplan. D’abord, disons... la parfaite ingénuité de vos allégations. Ensuite, le fait que vous ayez été dénoncé.
  
  Les bras de Tang s’immobilisèrent tandis que sa tête se tournait vers Francis.
  
  - Dénoncé ? répéta-t-il, ébahi.
  
  Coplan confirma :
  
  - La police avait été prévenue, anonymement, que Wang Hu vous confierait ces photocopies.
  
  L’ingénieur déposa le pot fumant.
  
  - Mais Wang Hu ne m’a pas donné ces documents, insista-t-il. Ce que j’ai répondu aux inspecteurs était la stricte vérité, je vous en donne ma parole. A mon âge, on est prudent. On ne se charge pas à la légère de commissions pouvant vous attirer des ennuis... Comme je l’ai affirmé à Orly, j’ai parcouru tous les feuillets contenus dans l’enveloppe : c’étaient des notes de cours que Wang Hu voulait faire parvenir à son ami Ling qui, moins favorisé, ne peut compléter ses études en Occident.
  
  - Ne tâchez pas de me convaincre, je le suis déjà, déclara Coplan avec bonne humeur. Cherchons donc ensemble des indices qui jetteraient une lueur sur cette énigme.
  
  Souriant, Tang montra du doigt la citation inscrite sous le portrait du Libérateur, et il traduisit :
  
  « Que les cent fleurs de toutes les saisons fleurissent à la fois. Que les cent diverses écoles de pensée discutent ensemble... »
  
  - Vous dites, je crois : « Du choc des idées jaillit la lumière ». C’est plus concis, mais moins poétique. Un instant, que je vous serve le thé.
  
  Il inclina religieusement la théière sur les tasses, puis il en présenta une à son hôte.
  
  - Comment interprétez-vous cet imbroglio ? s’enquit-il, le front barré de rides.
  
  Coplan eut une moue perplexe.
  
  - Trois possibilités sont à envisager, résuma-t-il. Un réseau d’espionnage a vraiment tenté de vous faire transporter en Chine, à votre insu, des pièces importantes, et un membre de cette organisation, obéissant à des mobiles personnels, a torpillé ce projet. Second cas : il s’agit d’une manœuvre visant à créer un climat défavorable entre la Chine et la France, à l’aube de la reprise de leurs relations diplomatiques. Troisième hypothèse : l’affaire a été montée uniquement pour vous perdre, vous.
  
  Tang Lien Chi haussa les sourcils.
  
  - Ceci me paraît peu plausible, dit-il. Je ne vois pas qui aurait eu un intérêt quelconque à me faire emprisonner en France. Dans ma situation, je ne porte ombrage à personne et, sur le plan privé, ma disparition ne profiterait à aucun membre de mon entourage.
  
  - Raisonnons à partir des faits, proposa Coplan. Le dénonciateur connaissait votre rendez-vous avec Wang Hu. Qui, parmi votre délégation, savait que vous alliez rencontrer cet étudiant ?
  
  - Je n’en avais touché mot à aucun de mes collègues, la chose ne valant pas d’être mentionnée. Nous avions un après-midi de libre et chacun pouvait en user à sa guise.
  
  - Comment ce rendez-vous avait-il été fixé ?
  
  - Oh... cela remonte loin. Ling est un de mes anciens élèves. Je le vois de temps en temps. Il correspond avec son ami Wang Hu. Quand il a su que j’allais me rendre en Europe, il m’a demandé si j’aurais l’occasion de rencontrer Wang à Paris. Le programme du voyage nous ménageant un temps libre la veille du départ, j’ai dit que oui, et j’ai précisé le moment où je le pourrais. Une dizaine de jours plus tard, Ling est venu chez moi. Il s’est informé si je consentais à lui rendre le service de rapporter à Pékin une liasse assez épaisse de notes de cours recopiées par Wang et, sur mon assentiment, il m’a cité le lieu et l’heure où son ami m’attendrait. Voilà tout.
  
  Coplan songea que, dans ces conditions, l’inconnu qui avait téléphoné à la D.S.T. devait graviter dans le cercle des étudiants chinois de Paris, et qu’il avait mis à profit une confidence de Wang Hu.
  
  - Il reste à élucider à quel moment on a introduit ces photocopies dans votre serviette, prononça Francis. Plus exactement, dans cette enveloppe de Wang dont vous aviez vérifié le contenu... Au fait, est-ce au Café de Flore ou après, que vous avez pris cette précaution ?
  
  - Après, bien sûr. Je ne désirais pas offenser ce garçon en lui témoignant une méfiance désobligeante. J’ai parcouru ses notes dans ma chambre d’hôtel.
  
  - Vers quelle heure ?
  
  - Vers six heures et demie, environ.
  
  - Entre ce moment-là et votre départ à Orly le lendemain matin, quand vous êtes-vous séparé de votre serviette ?
  
  Tang Lien Chi, debout, appuyé contre sa table de travail, but une gorgée de thé. Il rassemblait ses souvenirs.
  
  - En principe, je ne m’en sépare jamais, déclara-t-il. On n’a pourtant pas fourré ces papiers dedans sous mes propres yeux... Ah ! Ce soir-là, nous avons assisté à un dîner d’adieu et je l’ai mise au vestiaire... En dehors de cela, je l’ai toujours eue sous la main.
  
  - Où ce dîner s’est-il déroulé ?
  
  - Dans un salon particulier du restaurant Lasserre. Nous y sommes restés jusqu’à onze heures du soir, avec des administrateurs des chantiers navals auxquels nous avions passé commande.
  
  Un silence plana.
  
  Coplan reprit :
  
  - Y avait-il, parmi vous, des Chinois qui n’appartenaient pas à votre délégation ? Des membres de votre ambassade, par exemple ?
  
  Tang Lien Chi se rembrunit.
  
  - Qu’osez-vous imaginer ? proféra-t-il dans un souffle. C’est impensable...
  
  - En matière d’espionnage ou de guerre froide, rien n’est impensable, M. Tang. Si de vains scrupules vous empêchent de me répondre, vous devinez que la police de mon pays n’aura aucun mal à identifier tous les convives de ce banquet ; il suffira de questionner ces administrateurs.
  
  L’ingénieur, déposant sa tasse sur le bureau, soupira.
  
  - Rien de plus simple, en effet. Eh bien, oui, notre groupe comportait trois Chinois résidant à Paris, deux fonctionnaires de l’ambassade et un conseiller juridique. On me les a présentés, mais j’avoue que j’ai oublié leurs noms.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Pensif, Coplan exhiba son paquet de Gitanes et s’enquit :
  
  - Vous permettez ?
  
  Son hôte s’empressa :
  
  - Faites donc... Je ne fume pas, mais la fumée ne me dérange nullement.
  
  Coplan tint la flamme de son briquet sous le bout de sa cigarette, inspira une bouffée qu’il exhala tout en parlant :
  
  - Je m’excuse d’abuser de votre hospitalité mais... accepteriez-vous de me ménager ici une entrevue avec cet étudiant Ling auquel vous avez apporté les notes de Wang Hu ?
  
  Tang Lien Chi acquiesça.
  
  - Oui, je puis le faire venir un soir, si vous le désirez. Aimeriez-vous connaître ce jeune homme ?
  
  Francis lança un regard direct à son interlocuteur et dit :
  
  - S’il n’y avait pas eu ce coup de téléphone anonyme, les photocopies auraient abouti chez lui, non? Vous les lui auriez remises sans le savoir. Et lui, qu’en aurait-il fait ?
  
  L’ingénieur chinois sourcilla derechef.
  
  - Voilà un aspect des choses qui m’avait échappé, avoua-t-il d’un air préoccupé.
  
  Puis, soudain rasséréné, il rétorqua :
  
  - Non, je crois que vous faites fausse route... Ce garçon n’a rien à voir là-dedans puisqu’on a veillé à ce que ces documents n’arrivent pas à destination.
  
  - C’est vrai dans le cas des deux dernières hypothèses que j’ai soulevées, mais pas pour la première. Le nœud de la question est là. Une conversation à cœur ouvert avec Ling nous indiquerait le chemin de la vérité, j’en ai l’impression.
  
  Tang médita quelques secondes. Il éprouvait le besoin de voir clair dans cette affaire, non seulement parce qu’elle avait porté atteinte à son honorabilité et qu’elle avait failli lui coûter cher, mais aussi parce qu’il se demandait, en dépit de la confiance qu’il avait affichée, si une autre menace du même genre n’était pas suspendue sur sa tête. Qui peut être certain de ne pas avoir d’ennemis ?
  
  - Je vais prier Ling de venir après-demain soir, décida-t-il à voix basse.
  
  
  
  
  
  Un homme - un Blanc - assis dans un fauteuil du hall de l’hôtel Sinchiao épiait le visage de tous les gens qui entraient.
  
  Quand Coplan fit son apparition, l’Européen quêta le regard du portier. Ce dernier ayant fait un signe de tête approbatif, l’homme se leva pour intercepter Francis.
  
  - M. Coplan ?
  
  L’intéressé opina du chef en fixant l’inconnu, qui expliqua :
  
  - Je suis un employé de l’ambassade de France. On m’a chargé de vous délivrer ce message en mains propres. Voulez-vous signer cet accusé de réception ?
  
  Coplan accepta l’enveloppe, apposa sa griffe sur un formulaire.
  
  - Merci, et bonsoir, dit-il à l’émissaire, avant de poursuivre son chemin vers l’ascenseur.
  
  Parvenu dans sa chambre, il décacheta le pli, en retira un feuillet portant un long texte dactylographié, en langage clair, non signé. Expédié par le Vieux via le Quai d’Orsay, de toute évidence.
  
  Dès les premières lignes, Coplan fronça les sourcils.
  
  « Les spécialistes de Sud-Aviation sont formels : les photocopies ne reproduisent pas des documents utilisés en France, mais des schémas normalement détenus par la firme qui construit l’équipement, aux États-Unis. La fuite ne vient donc pas de chez nous. Second point : par la bande, nous avons appris que l’étudiant avait parlé à ses camarades de sa prochaine rencontre avec un membre de la délégation, ce qui plaide en sa faveur et permet de supposer que cette confidence a été mise à profit par un tiers. La thèse selon laquelle le dénonciateur et l’individu qui a caché les photos dans la serviette pourraient être le même homme semble gagner du terrain. Envoyez sans délai, par le même canal, les résultats de votre entrevue avec T. ».
  
  Coplan déposa la lettre sur la table, alluma une cigarette, fit quelques pas de long en large.
  
  Il trouvait assez plaisante l’idée que c’étaient les Américains eux-mêmes qui, après avoir opposé leur veto à la vente des Caravelles à cause de leur matériel électronique, s’en étaient laissé dérober les particularités de conception et de montage !
  
  Apparemment. Car, après tout, n’était-ce pas la C.I.A. qui avait manigancé cette histoire pour mettre des bâtons dans les roues du commerce franco-chinois ? C’était une éventualité à ne pas perdre de vue non plus.
  
  Francis alla s’asseoir devant le secrétaire. Il entreprit de rédiger sa réponse sur du papier à lettre de l’hôtel. Après réflexion, il écrivit :
  
  « Identifier d’urgence tous les participants du banquet qui s’est tenu chez Lasserre la veille du départ de la mission chinoise. M’envoyer la liste des noms et adresses des Français (représentants des Chantiers navals) et des trois Chinois qui n’étaient pas membres de la Commission d’Import-Export. Interroger la vestiairiste de Lasserre, afin de savoir si un des convives, Blanc ou Jaune, n’est pas venu seul, pendant le repas, pour insérer des papiers dans une serviette confiée à sa garde. Dans l’affirmative, appréhender l’individu : fortes chances qu’il soit le coupable. Me tenir au courant. Je prolonge mon séjour en vue de procéder à une vérification complémentaire, du côté du correspondant de W. auquel l’enveloppe était destinée. »
  
  Coplan éteignit sa cigarette, plia la feuille pour la glisser dans sa poche intérieure, déchira en menus morceaux le message de l’ambassade et alla les jeter dans la cuvette du W.C.
  
  Ensuite, il se mit au lit, se promettant de passer le lendemain, à la première heure, dans les locaux de l’ambassade. Compte tenu du temps nécessaire au codage, de l’expédition et du décalage horaire avec l’Europe, le Vieux recevrait cette communication quand il arriverait le matin à son bureau.
  
  
  
  
  
  Pendant toutes ses pérégrinations dans Pékin, Coplan fut frappé par l’austérité qu’avait apportée le communisme. Après des décades, sinon des siècles d’anarchie, de corruption, de banditisme et de famine, un ordre rigoureux modelait la vie des Chinois.
  
  En maints endroits, Francis avait aperçu des gens faisant de la gymnastique sous le commandement de haut-parleurs qui diffusaient le programme de la radio d’État. Vestimentairement, on n’en était plus au stade « fourmi bleue », mais une activité de fourmilière régnait plus que jamais dans tous les quartiers de la capitale.
  
  A T’ien an Men, l’immense place carrée bordée de gigantesques bâtiments administratifs, des nuées de cyclistes tournaient autour du mémorial dédié aux héros de la Révolution. Là, au cœur de Pékin, tout près de la Cité interdite que formaient antérieurement les palais impériaux et les pagodes, aboutissaient les tentacules du nouvel empire. Celui-ci débordait du cadre de ses frontières maritimes et terrestres : il exerçait son influence aux quatre coins de la planète, du sud-est asiatique à l’Europe, de l’Afrique aux terres fiévreuses de l’Amérique du Sud.
  
  La masse fantastique de cette population sobre, disciplinée, travaillant avec une patiente ténacité à la réalisation de ses objectifs, sans bruit, humblement, finissait par peser d’une manière palpable sur l’esprit de Coplan. Était-il chez les futurs conquérants de l’Univers ou dans le creuset où se façonnait la clé du bonheur de l’Humanité ?
  
  Coplan brassait ces opinions contradictoires quand il retourna chez Tang Lien Chi, et elles ne concernaient pas du tout le motif de sa visite. Au point que, lorsqu’il appuya sur le bouton de sonnette de l’appartement, il dut se remémorer les questions qu’il entendait poser à l’étudiant Ling.
  
  Tang vint ouvrir. Il arborait une mine soucieuse.
  
  Après les salutations d’usage, il dit :
  
  - Entrez ici, plutôt...
  
  Et il s’effaça en repoussant l’huis d’une pièce qui n’était pas son cabinet de travail.
  
  Coplan fit deux pas, s’immobilisa sur le seuil. Trois hommes au faciès indéchiffrable braquaient sur lui des regards inquisiteurs. L’un était nonchalamment appuyé au mur ; le second assis à califourchon sur une chaise, les deux bras croisés sur le dossier ; le troisième se tenait debout, à l’opposé, les mains enfoncées dans les poches latérales de sa vareuse.
  
  Derrière Francis, Tang Lien Chi articula :
  
  - Ces messieurs désiraient vous voir... Ils parlent tous l’anglais.
  
  Coplan avança, permettant ainsi à Tang de pénétrer à son tour dans la pièce et de faire les présentations. Mais l’ingénieur referma le battant, gagna une chaise vacante, s’assit et déclara sur un ton embarrassé :
  
  - Je m’excuse... Ling n’a pas pu venir. Je suis fort heureux de votre visite, cependant. Elle va être utile. Ces amis qui vous entourent sont des représentants de la Police du Peuple...
  
  Coplan, bien que surpris, ne broncha pas. Il promena les yeux sur la réunion et, d’un signe de tête, il salua tout le monde en bloc. S’il ne se trompait pas, le camarade Tang Lien Chi avait des ennuis.
  
  - Soyez le bienvenu, M. Coplan, prononça le Chinois qui était assis, à peu près aussi chaleureux qu’une lame de rasoir. Aviez-vous une raison spéciale de vouloir rencontrer Ling?
  
  Pendant une fraction de seconde, Francis crut découvrir le fin mot de l’affaire : Ling devait effectivement prendre possession des photocopies et les transmettre aux services de renseignements chinois. Or, il n’avait pas pu le faire, et pour cause.
  
  Fort de sa position d’envoyé officiel, Coplan mit les pieds dans le plat :
  
  - Oui. J’aurais aimé m’entretenir avec Ling parce qu’il est, suppose-t-on, un agent de liaison d’un réseau d’espionnage opérant en Europe.
  
  Très calmement, le policier (maigre, aux pommettes osseuses, le front court et les cheveux noirs en brosse) dévisagea Francis et demanda :
  
  - Ce sont des indices sûrs, ou de simples présomptions qui vous l’ont fait croire ?
  
  Coplan jeta un coup d’œil à Tang Lien Chi. S’il disait la vérité, nuirait-il à l’ingénieur ou l’aiderait-il à sortir d’une mauvaise passe ? Tang, apathique, gardait son visage baissé.
  
  - Un raisonnement, dit Francis. Nous n’avons aucune preuve matérielle. Une enveloppe qui lui était destinée renfermait des documents secrets, que nous avons d’ailleurs saisis en France.
  
  Un silence tendu s’installa dans la pièce. L’inspecteur qui était adossé au mur se prit le menton dans la main. Son collègue regarda Tang, puis Coplan.
  
  Ce dernier, l’air détaché, puisa une Gitane dans son paquet et la mit au coin de sa bouche tout en considérant le porte-parole du trio.
  
  Un des policiers prononça, d’une voix fluette, quelques mots en chinois, et ceci ouvrit une discussion. Tang Lien Chi, sombre, tourmenté, l’écouta sans y prendre part.
  
  Finalement, l’orateur de l’équipe s’adressa de nouveau à Coplan :
  
  - Je vous serais reconnaissant de tout nous raconter. Qu’est-ce qui a motivé votre présence à Pékin ?
  
  - Il n’y a pas de mystère. M. Tang Lien Chi a subi de légers désagréments avant de monter dans l’avion qui l’a ramené en Chine et un officier de police l’a informé que, désormais, il était persona non grata en France. Je suis venu rectifier cette erreur, en priant M. Tang d’accepter nos excuses.
  
  Son interlocuteur hocha la tête.
  
  - Oui, telle est également sa version. Mais quel a été votre emploi du temps, depuis votre arrivée ?
  
  Coplan le lui fournit, succinctement, mais avec précision.
  
  Quand il eut terminé, le Chinois continua de guetter son jeu de physionomie.
  
  - Ling a été assassiné hier matin, entre neuf et dix heures, annonça-t-il d’une voix neutre. Par bonheur pour vous, nous savons déjà que vous étiez à votre ambassade à ce moment-là. En dehors de M. Tang, à qui d’autre avez-vous rendu visite ?
  
  - A personne. Je ne connais absolument personne à Pékin.
  
  Francis avait répondu sur un ton ferme, catégorique, bien que la nouvelle l’eût désarçonné. Maintenant, il comprenait : en voulant joindre Ling, l’ingénieur était tombé sur les enquêteurs ; il avait dû lâcher un mot de trop, et la Sécurité Intérieure s’était emparée de l’affaire.
  
  Avec la minutie propre aux Asiatiques, le policier insista :
  
  - Veuillez nous répéter, en détail à la suite de quels événements vous avez été chargé de cette démarche auprès de Tang Lien Chi. N’omettez rien, s’il vous plaît.
  
  Francis Coplan s’exécuta. Il respecta la vérité, le S.R. chinois devait savoir en partie à quoi s’en tenir sur le fond de l’histoire si le vol des documents, en Amérique, avait été commis à son instigation.
  
  Ses auditeurs l’écoutèrent attentivement, comme s’ils guettaient une faille ou un mensonge dans ses allégations.
  
  Quand il se tut, Tang Lien Chi releva la tête. Il dit à ses compatriotes, en anglais pour être compris par Coplan :
  
  - Vous voyez : s’il y a un rapport entre ces faits et le meurtre, ce monsieur ne peut y être mêlé. La mort de Ling est, pour lui comme pour moi, un événement profondément regrettable.
  
  Le policier qui dirigeait le débat émit, au bout d’un temps, sa conclusion :
  
  - Nous ne discernions pas le mobile du criminel. Maintenant, il devient évident qu’on a poignardé Ling pour l’empêcher de parler... Il existait une complicité entre lui et le fournisseur des reproductions photocopiées.
  
  Il pivota sur sa chaise pour se tourner vers Tang et lança, plus incisif :
  
  - Il me paraît toutefois très bizarre que vous ayez joué involontairement ce rôle de porteur... Vous deviez être au courant des liens qui unissaient Ling à certains milieux, avouez-le tout de suite.
  
  Le petit ingénieur eut un haut-le-corps.
  
  - Enfin, c’est insensé ! protesta-t-il. La police française est convaincue de mon innocence, alors que le trafic de ces documents lésait les intérêts de ce pays. Et vous, vous ne me croyez pas, alors que, loin de le cacher si c’était vrai, je pourrais revendiquer le mérite d’avoir favorisé les intérêts de la Chine, à mes risques et périls !
  
  L’argument ébranla l’agent de la Sûreté chinoise. Mais il ranima singulièrement le scepticisme de Coplan.
  
  Il se demanda même si cette réunion n’était pas, de A jusqu’à Z, une mise en scène destinée à lui en mettre plein la vue. Ling était-il vraiment mort ?
  
  L’inspecteur reprit la parole !
  
  - M. Coplan, nous n’allons pas vous retenir plus longtemps ce soir. Je vous saurais gré de ne pas quitter Pékin jusqu’à ce que vous receviez un laissez-passer de libre sortie. Vous serez convoqué très bientôt pour une déposition écrite. Entre-temps, je vous souhaite un séjour agréable dans notre capitale.
  
  Coplan regarda Tang, puis les autres occupants de la pièce.
  
  - Bonsoir, gentlemen, jeta-t-il d’un ton bref en tournant les talons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan eut beau éplucher la collection de journaux de l’hôtel, en particulier ceux donnant des informations en russe et en anglais pour les étrangers, il n’y découvrit aucun entrefilet relatant l’assassinat d’un étudiant.
  
  Tout en admettant que les autorités, par souci de propagande, puissent s’abstenir de publier des faits divers de cette espèce, Francis en ressentit de l’irritation.
  
  Depuis son interrogatoire chez l’ingénieur Tang, il ne savait plus sur quel pied danser. Fallait-il prendre pour argent comptant les propos tenus devant lui par Tang et par les policiers, ou n’y voir qu’une manœuvre tendant à noyer le poisson définitivement ?
  
  Il ne parvint pas davantage à résoudre ce dilemme quand, après avoir reçu la convocation annoncée et avoir passé des heures dans le bureau d’un haut fonctionnaire de la Sûreté, il se vit délivrer séance tenante le billet l’autorisant à sortir de Chine.
  
  Au cours de l’entrevue, il avait à diverses reprises posé des questions sur les circonstances dans lesquelles Ling avait trouvé la mort, mais il n’avait obtenu que des réponses plutôt vagues.
  
  Dès lors il n’attendit plus, pour boucler sa valise, que le message du Vieux devant lui apporter le résultat des investigations qu’il avait suggérées.
  
  Le pli lui fut délivré par un porteur de l’ambassade au moment où il finissait de déjeuner. Il monta dans sa chambre pour en prendre connaissance.
  
  Outre la liste qu’il avait demandée, il y avait ces indications : « Vestiairiste affirmative : quelqu’un est venu ranger des papiers dans sa serviette pendant le banquet. Signalement imprécis mais décrivant un individu de race jaune. Par recoupements (témoignages des administrateurs) seul le conseiller juridique a quitté la table. C’est un nommé Lu Peng Yun, âgé de 38 ans, attaché à la Bank of China. Il est parti pour Hong-Kong, via le Pôle, trois heures avant réception de votre télégramme. Sauf si des motifs impérieux vous retiennent à Pékin, retrouvez ce particulier. Éventuellement, contactez-le. »
  
  Dans son for intérieur, Coplan ricana. Le Vieux avait de ces formules...
  
  En clair, cela signifiait : arrachez à ce type, en ne reculant devant aucun moyen, tout renseignement susceptible d’éclairer les dessous de l’affaire.
  
  Au total, la thèse de Tang Lien Chi marquait un point : l’ingénieur n’aurait pas attiré l’attention sur ce repas chez Lasserre s’il avait été de connivence avec l’homme qui devait glisser des papiers compromettants dans sa sacoche.
  
  Parcourant ensuite la liste annexée, Francis constata que l’ingénieur s’était trompé en pensant que le conseiller habitait Paris. Lu Peng Yun était domicilié à Hong-Kong et son adresse figurait avec les autres : Queens Road.
  
  Une heure plus tard, à l’ambassade de Grande-Bretagne, Coplan sollicita un visa pour ce territoire de la Couronne.
  
  En avion Illyouchine de Pékin à Canton, puis par chemin de fer de Canton à Lo Wun, Coplan gagna la frontière des New Territories, la partie continentale de la colonie britannique de Hong-Kong.
  
  Là, il dût descendre du train et subir un contrôle qui, pour sévère qu’il fût, le retint moins longtemps que les voyageurs chinois : pour ceux-ci, franchir le Rideau de bambou était un privilège rare, uniquement accordé pour des raisons majeures.
  
  Il fallait ensuite traverser un pont, à pied, et se soumettre aux formalités des policiers de la zone anglaise. Ici, c’était plus suspicieux encore : identité, visa et certificats de vaccination étaient posément examinés, la moindre irrégularité entraînant le refoulement instantané en Chine Rouge.
  
  L’afflux incessant des réfugiés causait de graves soucis au gouvernement de la colonie, aussi le filtrage était-il impitoyable.
  
  Coplan monta dans un autre train, à voie plus étroite. Au bout d’une heure de trajet seulement, il débarquait dans la gare de Kowloon.
  
  Tenté de descendre à l’hôtel Peninsula, juste en face, il se ravisa. Il y avait séjourné sous le nom de François Cartain, onze mois auparavant et, dans ces palaces, des tas de gens ont bonne mémoire.
  
  Il se dirigea donc vers le ferry, jugeant plus prudent de loger à Hong-Kong même. Pendant qu’il traversait le bras de mer à bord d’un transbordeur rapide, le magnifique spectacle de l’île devant laquelle glissaient des jonques aux voiles noires, jaunes ou en forme d’aile de papillon, le replongea dans l’atmosphère de son enquête sur le Dragon Rouge (Voir : « Les tentations de la violence »).
  
  De fait, le réseau français détruit par cette société secrète et par le suicide de Wo-Lung n’était pas encore reconstitué. Qui restait-il, des gens que Francis avait connus à l’époque ?
  
  Si la belle Yang-Lee avait mis ses projets à exécution elle devait vivre en Angleterre ou aux États-Unis. Darvin ? En mission ailleurs dans le monde, certainement. Jacques Perchant, peut-être, vivait encore à Hong-Kong...
  
  Quant à Norman Midlay et Jonathan Leeds, il y avait beaucoup de chances qu’ils fussent toujours attachés au M.I. 6. Mais, bien qu’il eût mené de pair avec eux l'anéantissement de cette bande de tueurs, Coplan ne tenait pas tellement à rencontrer ces deux collègues.
  
  Lesté de sa valise, mêlé à la cohue que déversait le ferry, il s’engagea sur le plan incliné menant à l’extérieur de la station.
  
  Queens Road...
  
  C’était une des artères principales du centre de la ville, à deux pas de là. Pourquoi ne pas choisir un hôtel à proximité du domicile de Lu Peng Yun ?
  
  Coplan marcha droit devant lui, face à trois énormes buildings qui se dressaient en bordure d’une place garnie de pelouses.
  
  Le contraste avec Pékin était saisissant. Ici, un trafic automobile intense obligeait à ouvrir l’œil à chaque traversée de rue ; les vitrines regorgeaient d’objets précieux, les passants étaient chargés de paquets, des enseignes au néon brillaient en plein jour.
  
  Ce fut, à une centaine de mètres de Queens Road, que Coplan réalisa soudain l’inexactitude du renseignement indiqué sur sa liste : Lu Peng Yun n’avait pas inscrit sa véritable adresse sur les fiches qu’il avait remplies en France, il avait donné celle de la banque à laquelle il travaillait.
  
  Les trois gratte-ciel (l’ensemble faisait penser à un dessus de cheminée : un bloc à large base, rétréci à mi-hauteur, encadré par deux tours d’une trentaine d’étages) abritaient chacun un établissement bancaire dont le nom s’affichait en lettres de bronze sur la façade. Celui de gauche était la Bank of China.
  
  Enfin, peu importait... Avec un poteau indicateur de cette taille, la localisation du bonhomme ne présenterait guère de difficulté.
  
  Bifurquant au-delà des édifices, Coplan s’engagea dans Queens Road et, au bout de quelques centaines de mètres, il jeta son dévolu sur l’Hôtel Victoria, au centre du quartier des affaires.
  
  Quand il eut procédé à son installation dans une chambre du huitième, il consulta l’annuaire téléphonique, nota mentalement le numéro de l’Office Commercial du Marché Commun, forma ce numéro sur le disque.
  
  Une voix féminine annonça :
  
  - OFMACO...
  
  - M. Jacques Perchant est-il là ? s’informa Francis.
  
  - Oui, je pense. Un instant.
  
  La communication fut branchée sur une autre ligne.
  
  - Perchant à l’appareil, articula une voix décidée.
  
  - Ravi de vous entendre, mon vieux. Ici, Coplan. Êtes-vous libre ce soir ?
  
  - Coplan ? Pas possible ! Vous voilà de retour ? Non, je ne suis pas libre. Je ne le suis jamais, dans c’te p... de ville ! Mais enfin, je pourrais me désister. Et ce serait avec plaisir.
  
  - Au bar du Victoria, sept heures, ça vous va ?
  
  - Okay. A propos, cherchez-vous toujours ce Po-Yuen ?
  
  Francis répondit, sur le même ton amusé :
  
  - Non. Celui-là est mort. J’en recherche un autre, à présent.
  
  - J’aurais dû m’en douter, maugréa Perchant. Eh bien, si je vous suis aussi utile que la dernière fois...
  
  - Mon optimisme est incurable. A bientôt !
  
  Il raccrocha, baissa les yeux sur son poignet : quatre heures moins dix. A nouveau, il feuilleta l’annuaire. Pas de Lu Peng Yun. Pas davantage sous la rubrique des Docteurs en droit, ni sous celle des cabinets juridiques. Discret, et aimant la tranquillité, cet expert...
  
  Trop tard pour faire un saut à la banque.
  
  Au reste, Coplan ne désirait pas agir avec précipitation. Il alla faire un tour dans le quartier, en profita pour renouveler son stock de Gitanes chez le Grec de Pedder Street où, comme à l’accoutumée, le commerçant lui offrit une excellente tasse de café turc, tout en vendant des narguilés à des matelots américains.
  
  Puis Francis mit le cap sur le bar du Victoria, heureux à l’idée de pouvoir bavarder à bâtons rompus, en français, avec un ancien camarade.
  
  Perchant n’était pas « du bâtiment », mais il savait que Francis en était parce que, à Beyrouth, une dizaine d’années auparavant, il avait été amené à lui rendre un service un peu spécial. C’était un économiste, aux tempes grisonnantes, grand et mince (si, toutefois, la quarantaine ne l’avait pas empâté).
  
  Non : du premier coup d’œil, Coplan vit qu’il était toujours pareil à lui-même, un pli sarcastique aux lèvres, le regard blasé, la silhouette dégingandée.
  
  Ils échangèrent une cordiale poignée de mains. Francis, abandonnant son Dubonnet sur le zinc, fit signe au barman qu’ils allaient s’installer à une table.
  
  Quand ils se furent laissé tomber dans des fauteuils, Perchant demanda, une lueur d’ironie dans les prunelles :
  
  - Alors, quel bon vent vous amène ? Tourisme ou business ?
  
  - Tourisme, évidemment, dit Francis, imperturbable. Je viens de me payer une balade en Chine communiste.
  
  - Je vois, fit Perchant. C’est vraiment le pays de la rigolade, hein ? J’y ai passé quelques jours, l’an dernier.
  
  Un garçon apporta le Dubonnet, posa un regard interrogateur sur Perchant qui, en anglais, lui lança :
  
  - La même chose.
  
  Quand ils furent seuls, il reprit à mi-voix :
  
  - Tout à l’heure au téléphone, était-ce une boutade, ou bien recherchez-vous vraiment un type?
  
  Coplan se pencha, les coudes sur les genoux, mains croisées et pouces joints. Il confia :
  
  - Je me trouve devant une tâche passablement épineuse. Il s’agit d’interviewer un Chinois cautionné par Pékin, qui occupe ici une situation en vue, et de l’amener à reconnaître qu’il a commis en France un acte délictueux, tout en prenant garde à ne pas me mettre moi-même dans un mauvais cas s’il a le culot de réclamer la protection de la police locale.
  
  Perchant fit la grimace.
  
  - Espérez-vous réellement lui soutirer des aveux sans recourir à des méthodes... convaincantes ? s’enquit-il avec un soupçon de scepticisme.
  
  - Voilà le problème, admit Coplan. Par ailleurs, comme ce boulot me tombe dessus à l’improviste, je n’ai ici ni collaborateurs ni points d’appui. Si le type flanche et se met à table, tout va bien. Mais s’il est coriace ou véritablement innocent, ce qui n’est pas exclu, je vais me trouver dans de beaux draps.
  
  Le front de Perchant se creusa de plusieurs rides, et sa mimique prouva qu’il se torturait en vain les méninges.
  
  - Eh bien, elle s’emmanche drôlement, votre combine, grommela-t-il. Vous ne comptez pas sur moi pour dénouer ça en deux coups de cuiller à pot, j’espère ?
  
  Coplan but une gorgée d’apéritif.
  
  - Vous pourriez cependant me tirer une épine du pied, prononça-t-il ensuite. J’aimerais rencontrer ce bonhomme dans un endroit calme, de mon choix. Une villa cossue, par exemple, hors de la ville. Vous joueriez le rôle d’homme de paille pour traiter de la location avec un agent immobilier. Qu’en pensez-vous ?
  
  Perchant se gratta le cuir chevelu.
  
  - C’est que... moi j’habite Hong-Kong, objecta-t-il. Si votre entrevue tourne au grabuge, je risque des tas d’ennuis en vous prêtant mon nom. La police n’est pas tendre, dans ce coin-ci.
  
  Francis l’apaisa d’un geste.
  
  - Il n’est pas question de vous mouiller d’une façon quelconque, cela va sans dire. Si quelque chose de... regrettable doit se produire, je veillerai à ce que ce soit hors de cette propriété. Mais il me faut un autre lieu de réception qu’une chambre d’hôtel, comprenez-vous ?
  
  Perchant, à dire le vrai, ne comprenait pas très bien. Il haussa les sourcils, puis les épaules, et déclara :
  
  - Bon... Je sais que je peux vous faire confiance, encore que vous ne me disiez pas tout. Les villas ne sont pas bon marché, je vous préviens. Et il faut les louer pour un mois au minimum. Ça va chercher dans les 6500 dollars Hong-Kong, environ 580 000 anciens francs. Cela n’excède-t-il pas vos moyens ?
  
  Coplan pesa le pour et le contre. La somme était élevée, certes, mais le placement pouvait devenir rentable et la faculté d’avoir à sa disposition une demeure isolée était une pièce maîtresse de ses projets.
  
  - Je trouverai l’argent, affirma-t-il. Tâchez de me dénicher une résidence dans le district du Peak (L’île de Hong-Kong est montagneuse. La partie la plus élevée forme un quartier résidentiel autour du principal sommet, appelé le Peak. (Note de l’auteur)) et, surtout, faites vite. Je vous procurerai les fonds après-demain. Ne vous engagez pourtant pas d’une façon ferme avant que je vous le dise : il me faut d’abord localiser le personnage.
  
  - Entendu, acquiesça Perchant. Je connais un agent immobilier qui gagne un argent fou en spéculant sur les terrains : le mètre carré coûte plus cher, dans l’île, qu’aux Champs-Élysées, et ça ne cesse de monter. Ce type aura sûrement la villa de vos rêves. Et maintenant, où dînons-nous ?
  
  
  
  
  
  Le matin suivant, Coplan se fit imprimer, à la minute, de fausses cartes de visite lui attribuant le nom de Félix Cadouin et la qualité de Directeur technique adjoint aux Chantiers Navals France-Gironde de Dunkerque.
  
  Il se rendit ensuite à la Bank of China où, sur présentation d’une de ces cartes, il se fit recevoir par le chef du service du contentieux, un Chinois rondelet, aimable et réjoui qui ne cessait de se frotter les mains en regardant son visiteur comme s’il méditait de lui vendre toute la production de porcelaine de son pays.
  
  Coplan lui expliqua qu’il désirait rencontrer le conseiller juridique Lu Peng Yun, à titre privé, comme le lui avait suggéré un des administrateurs de sa firme. Les deux hommes avaient dîné ensemble à Paris, récemment, après la conclusion d’un important marché.
  
  Le fonctionnaire, ravi, lui assura que rien n’était plus facile : Lu Peng Yun ne venait à la banque que trois après-midi par semaine, mais il avait un cabinet dans Hollywood Road, au 76, et son numéro de téléphone était le 66 23 02.
  
  Francis remercia chaudement et se retira.
  
  A sa sortie du building, il prit un taxi pour se faire conduire à l’adresse indiquée.
  
  Victoria City, l’agglomération principale de Hong-Kong, s’étage à flanc de coteau et Hollywood road est une voie parallèle au port, à mi-hauteur de la cité.
  
  La voiture déposa Coplan devant un immeuble commercial groupant les bureaux de plusieurs entreprises. Une plaque en cuivre signalait la présence, au troisième étage, de l’étude Lu Peng Yun, Sollicitor, Adviser.
  
  Tout en montant, Francis se fit la réflexion qu’une telle officine pouvait recouvrir n’importe quoi : un centre de tractations clandestines pour le commerce avec la Chine Rouge, une représentation officieuse du dit pays ou un organisme exerçant un racket sur les réfugiés.
  
  Il entra dans les locaux de l’étude, fut accueilli par une adorable Asiatique aux yeux en amande, vêtue d’une courte robe de soie noire fendue, sur le côté, de vingt bons centimètres au-dessus du pli du genou. Avec un sourire exquis, la mince créature s’informa de ses désirs. Coplan lui remit sa carte, demanda s’il pouvait voir l’avocat bien que ce fût en dehors des heures normales de réception.
  
  La secrétaire le pria d’attendre. Elle ondula vers le bureau de son patron, découvrant à chaque pas le galbe fascinant de sa cuisse gauche. Un visiteur ne pouvait qu’être favorablement impressionné par une collaboratrice aussi prestigieuse, et il ressentait immédiatement du respect pour l’homme qui l’avait à son service.
  
  Quelques secondes plus tard, la Chinoise reparut. Elle laissa la porte ouverte, s’inclina poliment en invitant Francis, à entrer dans le cabinet directorial.
  
  Lu Peng Yun s’était levé. De taille moyenne, encore jeune, il avait un air de distinction que rehaussait sa mise soignée. Perle fine en épingle de cravate, une chevalière au doigt. Son visage glabre reflétait une bonhomie courtoise.
  
  Habitué aux manières occidentales, l’avocat tendit la main par-dessus son bureau et dit :
  
  - How do you do, Mister Cadouin ? Que me vaut le plaisir de votre visite ?
  
  Coplan répondit à sa poignée de mains.
  
  - Je dois séjourner à Hong-Kong pendant une quinzaine de jours. M. d’Evrepont, notre administrateur, m’a prié de vous transmettre ses compliments et, vous le voyez, c’est un de mes premiers soins.
  
  - Je vous en remercie, c’est très aimable à vous... Est-ce la première fois que vous venez ici ?
  
  Lu Peng Yun s’était rassis. Il présentait un coffret de cigarettes à Francis, qui en prit une.
  
  - Oui, et je ne suis pas mécontent de trouver ici, en vous, une personne susceptible de me fournir quelques tuyaux sur cette ville dont la réputation est si fâcheuse.
  
  L’ombre d’un sourire enlevait à ses paroles une bonne partie de leur sérieux. L’homme de loi, sur le même ton, renvoya :
  
  - J’ai agi de même à Paris, autre lieu de perdition, de l’autre côté de la terre. Je ne sais lequel des deux endroits est le plus dangereux pour le touriste, mais je suis tout prêt à vous renseigner, dans la mesure où je le peux.
  
  Ils se mirent alors à bavarder des singularités de la colonie, des trafics dont elle est supposée être le théâtre et de ceux qui s’y déroulent vraiment sans qu’on n’en parle jamais ; comme, par exemple, le ravitaillement en légumes par la Chine Rouge des quatre millions d’habitants, adversaires du communisme, qui peuplent ce vestige du colonialisme britannique.
  
  Peu à peu, Coplan imprima une tournure plus familière à la conversation, et celle-ci prit fin sur une note très cordiale.
  
  Lu Peng Yun convia Francis à déjeuner au célèbre restaurant flottant d’Aberdeen, sur l’autre versant de l’île. Les deux hommes s’embarquèrent dans l’Austin de l’avocat. Par des routes en lacet, ils roulèrent sans hâte vers cette localité, en dominant de loin en loin de splendides panoramas.
  
  Le restaurant, une immense péniche à deux étages et au toit de pagode, était amarré dans une baie où des milliers de sampans, agglutinés les uns contre les autres, abritaient une population plus nombreuse que celle qui résidait dans la localité.
  
  - A propos, dit Lu Peng Yun tandis qu’ils empruntaient une embarcation pour aborder la péniche rouge et or, méfiez-vous des sampans fleuris... On vous proposera certainement d’y aller passer une heure. Parfois, la fille est jolie mais gare aux maladies vénériennes !
  
  - Vous faites bien de me prévenir, dit Coplan. Par curiosité, ou par simple attrait de l’exotisme, on se laisse entraîner à des expériences de ce genre...
  
  - Et on ne tarde pas à le regretter. Heureusement, dans ce domaine, les ressources ne manquent pas. Si ça vous intéresse, je peux vous donner de bonnes adresses... dont je n’use pas personnellement car, aussi bien à Pékin qu’à la direction de la banque, on ne badine pas avec la moralité.
  
  Les inflexions de sa voix révélaient qu’il désapprouvait ce rigorisme.
  
  Ils montèrent à bord du restaurant flottant, choisirent une table d’où la vue était fort pittoresque.
  
  Lorsqu’ils eurent été servis, Francis relança leur dialogue sur des sujets scabreux, préoccupation constante et naturelle du citoyen français, comme chacun le sait, dans le monde.
  
  La bonne chère aidant, Lu Peng Yun se dépouilla peu à peu de sa respectabilité. Il prit plaisir à s’épancher dans l’oreille complaisante d’un étranger, lui qui devait toujours garder une grande réserve avec les camarades du Parti. Cela portait d’autant moins à conséquence que le nommé Cadouin était un joyeux luron et qu’il ne s’en cachait pas.
  
  Coplan, hilare, observait le Chinois pendant que celui-ci lui racontait des anecdotes plutôt salées, et notamment celle des masseuses aveugles.
  
  Au dessert, leurs propos évoluèrent sur des questions plus sérieuses. Ils parlèrent des cargos commandés à la France, puis des échanges commerciaux entre l’Est et l'Ouest.
  
  Francis ne parvint pas à déceler si, dans son for intérieur, l’avocat était favorable ou défavorable au régime politique qui détenait le pouvoir en Chine. Cette habileté à ne pas dévoiler le fond de sa pensée est fréquente chez les Asiatiques ; elle n’impliquait pas nécessairement que Lu Peng Yun se contrôlait parce qu’il était un agent de renseignements,
  
  Néanmoins, Coplan discerna d’autres aspects de la personnalité de son commensal et il sut comment il allait orienter ses batteries.
  
  Ils se quittèrent amicalement, en face du vieux temple de Hollywood Road, et promirent de se revoir sous peu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Le même jour, Coplan s’occupa de réunir la somme nécessaire à la location de la villa et aux autres frais qu’il allait avoir.
  
  Un câble au Vieux, réclamant une ouverture de crédit et citant l’hôtel Victoria comme adresse, provoquerait un hurlement scandalisé mais résoudrait le problème en moins de vingt-quatre heures.
  
  Une fois ce télégramme expédié, Coplan traversa la baie en ferry afin d’acheter un appareil photographique à Kowloon, où ils sont encore meilleur marché qu’à Victoria.
  
  Dans un magasin de Nathan Road, il fit l’acquisition d’une caméra de poche, de fabrication japonaise, pour laquelle il demanda de la pellicule ultra-rapide. Le volume de ce Marniya miniature était si réduit qu’on pouvait le tenir caché dans une main fermée.
  
  Puis, bifurquant dans une rue perpendiculaire, en face des cantonnements de l’armée - les Whitfield Barracks où logent le quartier général des forces terrestres et la 48e Brigade d’infanterie Ghurkha - il descendit jusqu’à une maison très banale, ne payant pas de mine, au couloir d’entrée ouvert à tous vents.
  
  Coplan pénétra dans la bâtisse, escalada les marches étroites d’un escalier tournant. Au premier étage, il appuya sur un bouton. Peu après, un petit guichet s’ouvrit dans la porte. Deux yeux noirs scrutèrent le visage de l’arrivant puis, presque tout de suite, le battant pivota sur ses gonds.
  
  - Hello, Jackie, prononça Francis. Tu te souviens de moi ?
  
  - Sure ! assura un jeune type en bras de chemise, la main tendue. Je n’oublie jamais les gens qui viennent chez moi.
  
  Il avait une mine ouverte, intelligente et honnête. Dans un sens, il était réellement honnête. Et physionomiste, par surcroît.
  
  Jackie Fay avait anglicisé son nom par commodité, car il était natif de Canton. Il avait plusieurs cordes à son arc et dirigeait, notamment, un réseau de call-girls. Uniquement des filles convenables, affirmait-il d’un air péremptoire. Il est certain que, par comparaison avec celles qu’on trouvait dans les bars de Wanchai, elles avaient beaucoup plus de pudeur et de tenue.
  
  Coplan pénétra dans une antichambre. Jackie repoussa l’huis derrière lui, et, avant toute chose, il proposa une tasse de thé.
  
  Francis le suivit dans un studio coquettement installé, s’assit près d’une table basse en fer forgé. Jackie s’éclipsa, revint avec un plateau. Pendant qu’il le déposait, il s’enquit dans son anglais indigent :
  
  - Pour longtemps, à Hong-Kong?
  
  - Une semaine ou deux, dit Coplan. Dis-moi, Jackie, t’occupes-tu toujours de théâtre ?
  
  Pour Fay, théâtre et cinéma étaient des formes d’art très précises, assez écartées des conceptions banales et affligeantes qu’en ont généralement les directeurs de salles de spectacle.
  
  Il hocha la tête affirmativement avec gravité. Dans son négoce, une séance de théâtre était, en quelque sorte, le clou du catalogue, et tout amateur éventuel méritait le plus grand respect.
  
  - Une pièce avec deux, trois ou quatre acteurs ? questionna-t-il afin de calculer son prix de revient.
  
  Francis ne lésina pas.
  
  - Quatre, spécifia-t-il, impassible.
  
  La déférence de Jackie monta d’un cran.
  
  Il versa le thé dans les deux tasses, puis présenta un paquet de cigarettes américaines ouvert. Sur un ton confidentiel, il demanda :
  
  - Quand ?
  
  - Dans deux ou trois jours, je ne suis pas encore fixé. Mais le point essentiel est celui-ci : peux-tu m’organiser cela dans une propriété privée ?
  
  A partir du moment où on était disposé à y mettre le prix, Jackie pouvait tout réaliser.
  
  - C’est plus cher, se borna-t-il à signaler.
  
  - Je m’en doute. Ça reviendrait à combien, frais de transport compris ? Ce ne sera pas loin : dans les environs du Peak.
  
  Fay médita.
  
  - Combien de spectateurs ?
  
  - Deux.
  
  Se pinçant la lèvre, Jackie tint compte de tous les éléments. La sympathie qu’il avait pour Coplan introduisit un facteur de pondération dans l’établissement du devis.
  
  - Cent dollars U.S., murmura-t-il avec un regard en coulisse vers son interlocuteur. Ou 570 dollars Hong-Kong, si vous préférez.
  
  Coplan se renfrogna.
  
  - Je me figurais que nous étions des amis... Tu me déçois. Ton prix est plus élevé que si je passais par l’intermédiaire d’une agence de voyage !
  
  Jackie parut choqué.
  
  - Vous me surprenez beaucoup, dit-il de sa voix douce. C’est ce que je leur demande quand elles s’adressent à moi, et elles prennent sûrement un bénéfice. Et puis, il y a les risques...
  
  - 450 dollars, pas un rond de plus, décida Francis. Sinon, je préfère louer un projecteur et des films chez Tin Wong. Il a des nouveautés, en couleurs, toutes les semaines.
  
  Fay but une gorgée de thé, fit la même tête que s’il avait avalé du cyanure.
  
  - C’est un lourd sacrifice que vous m’imposez-là, soupira-t-il. Enfin, si vous m’envoyez encore des clients dans l’avenir, je finirai par couvrir mes frais. D’accord pour 450 dollars.
  
  Son amertume disparut alors comme par enchantement.
  
  - Si, après, vous... retenez les actrices, il y aura un petit supplément, insinua-t-il.
  
  - Normal, concéda Francis, qui se leva. Je reviendrai très bientôt pour te confirmer l’affaire. Au revoir, Jackie.
  
  Il s’esquiva sans plus tarder, devant encore aller chez Harper’s, une agence de location de voitures.
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, Coplan relança Lu Peng Yun dans le but avoué de l’emmener dîner au Crystal Palace, un restaurant renommé pour sa cuisine pékinoise. Le conseiller accepta très volontiers. Ils se donnèrent rendez-vous dans le hall de l’hôtel Hilton, à sept heures du soir.
  
  Quand ils se virent, Lu Peng Yun dit à Francis :
  
  - Je m’excuse... J’avais négligé de vous demander où vous étiez descendu, et je ne savais où vous joindre.
  
  - Ne le regrettez pas, j’ai changé de domicile depuis hier, déclara Coplan. J’ai loué un bungalow sur les hauteurs, derrière le jardin botanique. On y jouit d’un panorama splendide.
  
  En réalité, il n’avait pas renoncé à sa chambre du Victoria, mais il avait passé quelques heures dans la propriété que lui avait procurée Perchant afin d’y ranger quelques vêtements, des bouteilles, des paquets de cigarettes et des journaux, et de se familiariser avec les aménagements du bungalow.
  
  - Ah ? C’est une excellente idée, approuva Lu. L’air est meilleur là-haut, surtout pendant les périodes de chaleur. Tout se déroule comme vous le souhaitiez ?
  
  - Merveilleusement. J’ai fait les excursions classiques, jusque dans les New Territories, et cela correspond assez à l’image que je me faisais de la colonie. A une chose près : je m’imaginais Hong-Kong surpeuplé, grouillant de monde, alors que ce n’est vrai que dans certains quartiers. Il reste encore pas mal de place, en somme.
  
  - C’est juste, reconnut Lu. Les Anglais ont relégué les réfugiés dans ces immenses cabanes à lapin en béton, où ils sont entassés à dix ou douze par pièce, ou dans ces monstrueux amoncellements de baraques qu’ils ont baptisés Resettlement areas ; mais, en dehors de ces zones, les terrains de construction ne manquent pas.
  
  Ils quittèrent le Hilton, gagnèrent à pied la gare terminale des ferryboats.
  
  Tout en devisant avec l’avocat, Coplan était attentif. Il guettait un indice qui aurait trahi le plus mince changement d’attitude de Lu à son égard. Car le Chinois, s’il avait fourré les photocopies dans la serviette de Tang Lien Chi, avait quelques raisons de se tenir sur ses gardes.
  
  Au Crystal Palace, pendant le dîner, Lu Peng Yun fut aussi décontracté que lors de leur repas d’Aberdeen. Il remit sur le tapis la question des divertissements, s’informa si Francis était, comme lui, célibataire. Recevant une réponse affirmative, il relata quelques frasques dont il s’était rendu coupable au Japon et en Afrique.
  
  Coplan avait plus de mal à se mettre dans l’ambiance. Son ton enjoué dissimulait d’obscures appréhensions. La crise approchait. Il avait tout préparé pour la déclencher. Or, à présent, il mesurait les lacunes de la tactique qu’il avait élaborée.
  
  Au dessert, cependant, il donna le coup d’envoi. Le menton appuyé sur les poings, il fixa sur l’avocat un regard plein de sous-entendus.
  
  - Êtes-vous libre demain soir ? marmonna-t-il.
  
  Intrigué, Lu avança son visage.
  
  - Éventuellement oui. Pourquoi ?
  
  Francis lui décocha un faible clin d’œil.
  
  - On m’a proposé un spectacle suggestif... J’ai accepté, à condition qu’il ait lieu chez moi, en privé, car je me méfie des descentes de police dans un endroit public, fût-il clandestin. Si ça vous tente...
  
  Un mince sourire sur les lèvres, une étincelle d’intérêt filtrant entre ses paupières, Lu Peng Yun se palpa le menton.
  
  - Cinéma ? s’enquit-il.
  
  - Théâtre. Des artistes consommés, paraît-il.
  
  Un silence s’établit.
  
  Coplan joua négligemment avec une de ses baguettes de faux ivoire, en arborant un air détaché.
  
  Le désir cheminait dans l’esprit de Lu.
  
  - Qui d’autre y aura-t-il, comme invités ?
  
  - Personne, certifia Francis. J’hésitais même à vous en parler. C’est bien parce que j’ai une entière confiance en vous, et que je sais qu’il n’y aura pas d’interférences avec les gens que je fréquente d’ordinaire...
  
  - Dans ce cas, je veux bien, dit Lu. Car, dans ma position, je dois être encore plus prudent que vous.
  
  Il reprit, à voix basse :
  
  - Je savais que ça se pratiquait à Hong-Kong, mais seulement dans des maisons spécialisées. C’est surprenant : un étranger débarquant dans votre ville découvre toujours des choses que vous, résident, ignorez... Dorénavant, vous me renseignerez sur les plaisirs de la colonie et moi je vous raconterai ce qu’on peut faire à Paris !
  
  - D’accord, fit Coplan avec une satisfaction non déguisée.
  
  Lu Peng Yun venait de poser les pieds sur la trappe.
  
  
  
  
  
  Appuyé des deux mains à la balustrade de pierre de la terrasse, Coplan domptait son impatience en contemplant le paysage.
  
  En contrebas, un scintillement de lumières, de néons, d’enseignes brillant par intermittence et de feux de voitures mouvants délimitait la cité allongée au bord de l’eau, de Kennedy Town à Causeway Bay. Un croissant de lune se reflétait dans les flots clapotants du détroit, où les voiles des jonques et la coque des cargos se profilaient en noir sur une traînée de paillettes d’argent.
  
  Plus loin, les gratte-ciel de Kowloon dressaient leurs façades quadrillées au-dessus d’un halo fébrile : l’enfilade de Nathan Road éclairée par mille devantures et réclames, avec les deux coulées de véhicules se croisant sans interruption.
  
  Sur la droite, le phare de la tour de contrôle de l’aéroport de Kai Tak illuminait, par éclats successifs, la longue piste avançant comme une digue vers le large.
  
  Pour toute sûreté, Coplan s’était déjà muni d’un billet d’avion. Il était plus simple, le cas échéant, de retarder un départ que de cavaler pour une place en dernière minute.
  
  Un ronflement de moteur, au virage de la route que surplombait la demeure, fit baisser les yeux de Coplan. La voiture roulait lentement. Elle s’arrêta devant l’entrée du jardin, fit une marche arrière avant de s’engager dans la propriété, s’immobilisa enfin sur les graviers, devant le perron.
  
  Cinq silhouettes mirent pied à terre : Jackie Fay et sa troupe.
  
  Francis rentra, descendit pour les accueillir et leur montrer le chemin.
  
  Il promena un regard neutre sur les artistes. Les deux hommes avaient des faces patibulaires de mauvais garçon, une chevelure abondante et rebelle. Les jeunes femmes, intimidées, ne manquaient pas de charme : des yeux de biche, un petit nez court et délicat aux narines frémissantes, et une bouche pulpeuse, typiquement asiatique par l’expression désenchantée qu’elle imprimait au visage.
  
  Francis fit monter tout ce monde à l’étage.
  
  Dans une salle de séjour très spacieuse où s’ouvrait la porte-fenêtre de la terrasse, il invita les arrivants à prendre place, provisoirement, dans des fauteuils, puis il prit Jackie à part.
  
  - Maintenant, toi, tu vas filer, lui enjoignit-il. Voici ce que je te dois...
  
  Jackie protesta, tout en empochant le rouleau de billets qu’on lui glissait dans la main :
  
  - Mais... qui va les reconduire ?
  
  - Tu reviendras tout à l’heure. Elle dure combien de temps, ta pièce ?
  
  Le Chinois eut une mine évasive. Il fit balancer ses doigts écartés :
  
  - Quarante à cinquante minutes, ça dépend... C’est selon qu’ils sont inspirés ou pas, vous comprenez.
  
  - Bon. Rapplique à minuit, pas avant.
  
  Déçu et mortifié (habituellement, il s’arrogeait la prérogative d’assister gratis au programme dont il était l’imprésario), Jackie resta sur place, les traits bougons.
  
  - Je dois arranger les éclairages, prétendit-il.
  
  - Je m’en charge. Allons, décampe, et avec ta voiture.
  
  D’une main persuasive, Francis l’expulsa. Il alla ensuite sur la terrasse pour s’assurer que Fay obéissait à ses recommandations.
  
  Quand l’auto eut quitté la propriété, Coplan revint vers ses hôtes.
  
  - J’attends quelqu’un, annonça-t-il. Vous ferez votre numéro dans la chambre qui est plus loin, par là... Cette pièce-ci vous servira de coulisses, pour changer de costumes. Si vous désirez boire quelque chose, il y a le choix : bière, eau minérale, jus de fruit ou whisky.
  
  Il poussa une desserte abondamment garnie de verres et de bouteilles au milieu des fauteuils, mais les deux couples avaient plutôt l’air pétrifié. Ce devait être la première fois qu’ils allaient chez un particulier.
  
  - Comment vous appelez-vous ? demanda Coplan tout en se servant un scotch.
  
  - Joe... Dick, laissèrent tomber les vauriens, alors que les filles murmuraient : « Fong Sin... Sheila. »
  
  Francis s’aperçut vite que leur vocabulaire, en anglais, était des plus réduits. Ses tentatives de rompre la glace s’enlisèrent dans des silences embarrassés.
  
  Il avait prié Lu Peng Yun de venir à dix heures et demie. Le moment approchait, mais l’avocat ne se raviserait-il pas ?
  
  S’il flairait le piège, il pouvait adopter deux lignes de conduite : se défiler ou l’affronter d’une façon délibérée en prévoyant une riposte. Le tout était de savoir s’il se doutait que Cadouin lui avait ménagé un traquenard.
  
  Énervé, Coplan déposa son verre et dit :
  
  - Accompagnez-moi. Je vais vous montrer la chambre.
  
  Les quatre invités se levèrent pour le suivre dans la pièce contiguë. Elle était grande, carrée, luxueuse. Devant un immense lit recouvert de soie rose Parme, éclairé par deux appliques à pendeloques de cristal, une peau de tigre s’étalait sur la moquette grise. Deux bergères aux pieds galbés, de part et d’autre d’une table basse en ébène incrusté de nacre, tournaient le dos à une cheminée que surmontait un miroir encadré de moulures en bois doré. Un lustre de Venise prodiguait sur le tout une lumière bien répartie, un peu trop claire peut-être.
  
  - Voilà, dit Francis avec un geste circulaire. C’est ici que vous montrerez votre talent. Je crois que mon ami ne va plus tarder...
  
  Les deux gars et les deux filles étaient impressionnés. Redoutant qu’ils ne fussent paralysés par cette ambiance trop différente de celle dans laquelle ils vivaient, Coplan les ramena dans la salle de séjour et les encouragea vivement à boire un peu d’alcool.
  
  Il leur distribuait des verres de whisky lorsqu’un coup de frein, à l’extérieur, lui fit tendre l’oreille. Il gagna le balcon en trois enjambées, vit l’Austin verte de Lu Pen Yun.
  
  - Un instant... pria-t-il en pivotant vers ses hôtes.
  
  Il sortit et dévala les marches du large escalier du hall, ouvrit la porte d’entrée alors que Lu, cherchant le bouton, s’apprêtait à sonner.
  
  - Hello ! lui lança Francis, cordial. Je n’attendais plus que vous pour donner le signal des réjouissances... N’avez-vous pas eu trop de mal à découvrir l’endroit ?
  
  - Pas trop. Je ne suis pas en retard, n’est-ce pas ? répondit l’homme de loi, un peu gêné comme ceux qui entrent pour la première fois dans un lieu mal famé.
  
  Ils traversèrent le hall et gravirent les marches menant à l’étage. Les « comédiens » se levèrent, ne sachant trop quelle contenance ils devaient prendre vis-à-vis du nouveau venu.
  
  Francis coupa court à leurs incertitudes :
  
  - Vous pouvez vous préparer, leur déclara-t-il. Mon ami et moi, nous allons passer à côté avec des drinks. Commencez dès qu’il vous plaira.
  
  II remit un verre et une bouteille à Lu, emporta le sien et une carafe, puis il entraîna l’avocat vers la chambre. Pendant qu’ils s’installaient dans les bergères, Lu Peng Yun glissa :
  
  - J’ai failli amener Pai Yen, ma secrétaire... Ça l’aurait intéressée. Mais j’ai hésité, à cause de vous.
  
  Francis eut chaud. La présence de cette agréable personne aurait compromis fâcheusement les chances de réussite de cette soirée. Il répondit, désinvolte :
  
  - Vous avez eu tort ; cela ne pouvait me déranger, voyons ! Cigarette ?
  
  Lu accepta. Ses gestes étaient empreints de fébrilité. En l’occurrence, celle-ci était relativement explicable, l’imminence de la représentation mettant de l’électricité dans l’air.
  
  Au bout de quelques minutes retentirent trois coups, frappés lentement sur le battant de la porte de communication. Cette dernière s’ouvrit, livrant passage à une nymphe drapée dans un voile transparent.
  
  Paraissant ne pas voir les deux hommes assis dans la pièce, la jeune femme s’étira, souple et langoureuse, puis rejeta le couvre-pied du lit en un mouvement qui eut beaucoup de grâce et qui révéla d’exquises rondeurs quand elle fut de profil.
  
  Elle s’allongea sur la couche, essaya successivement diverses positions pour s’abandonner au sommeil, finit à la longue par y succomber dans une attitude inconfortable mais très esthétique.
  
  C’était la nommée Fong Sin. Coplan souffla son nom à Lu, dont le regard captivé ne quittait pas le corps de Tanagra de la frêle Chinoise.
  
  Alors, la porte s’entrebâilla derechef. Se faufilant comme un malfaiteur, nu comme un pirate de la jungle, Joe s’introduisit sans bruit dans la chambre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Un certain désordre régnait dans la salle de séjour. Du balcon, Francis adressa un ultime signe de la main à Jackie Fay et à ses artistes avant qu’ils ne montent dans leur voiture.
  
  Ensuite, assoiffé, il envoya un jet de siphon dans un verre au fond duquel il n’avait mis qu’un peu de whisky.
  
  Il buvait à larges traits quand Lu Peng Yun, qui avait procédé à des ablutions dans la salle de bains et recouvré une tenue décente, vint le rejoindre.
  
  - Je meurs de soif, moi aussi, avoua-t-il. Vous permettez ?
  
  - Faites comme chez vous, approuva joyeusement Francis. Qu’est-ce que vous dites de ce numéro ?
  
  Lu eut un sourire ambigu teinté de confusion.
  
  - De ma vie, je n’ai rien vu de pire, affirma-t-il. Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez pu garder votre sang-froid.
  
  - L’effet, chez moi, est plutôt négatif, figurez-vous. Ma satisfaction est purement intellectuelle. Au fond, je suis un sentimental. Si l’affection n’intervient pas, rien à faire.
  
  Rêveur, indulgent, Lu Peng Yun soupira :
  
  - Cette petite Fong Sin... Quel stupéfiant cocktail de vice et d’ingénuité ! Elle se prend à son propre jeu. Quand, après ce qu’elle avait enduré, elle a eu le cynisme de me lancer des œillades ensorcelantes, je n’ai pas pu résister car je sentais qu’elle le désirait vraiment.
  
  Il vida son verre aux deux tiers, puis ajouta :
  
  - J’aimerais la revoir. Vous devez pouvoir obtenir son adresse, je suppose ?
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Désolé, Lu, c’est impossible.
  
  - Pourquoi ? fit l’avocat, ébahi.
  
  Francis le regarda dans le blanc des yeux.
  
  - Parce que toute la bande fait partie de mes amis, et que je ne tiens pas à vous fournir leurs coordonnées, dit-il d’une voix étrangement sèche.
  
  Abasourdi par ce brusque changement de ton, Lu Peng Yun fixa son hôte en fronçant les sourcils.
  
  - Enfin, vous n’êtes quand même pas jaloux de cette fille ?
  
  Les traits de Coplan se détendirent.
  
  - Sûrement pas. J’ai d’autres raisons. Ce qu’un Chinois craint par-dessus tout, c’est de perdre la face, n’est-ce pas ?
  
  D’un battement de paupières, Lu le reconnut.
  
  - C’est à cela que vous vous exposez si, à l’instant même, vous ne répondez pas avec la plus grande sincérité aux questions que je dois vous poser.
  
  Le masque de Lu Peng Yun se figea. Machinalement, il porta la main à sa poche intérieure pour en tirer son étui à cigarettes.
  
  - Expliquez-vous, prononça-t-il, très froid, tout en insérant une Craven A au coin de sa bouche.
  
  - Le type qui vient de partir avec nos acrobates a emporté un appareil de photos, lequel contient six clichés de vous, pris tout à l’heure par mes soins. Ces images feraient mauvais effet à la direction de la Bank of China et à la Commission d'Import-Export de Pékin, non ? Je détesterais m’en servir, mais je veux la vérité sur l’histoire des photocopies.
  
  Un silence suivit.
  
  Coplan faisait peser un regard insistant sur son interlocuteur, tant pour observer l’expression de son visage que pour devancer une attaque éventuelle.
  
  Lu Peng Yun ne put réprimer un frémissement de la peau de ses joues. Il présenta la flamme de son briquet au bout de sa cigarette, aspira lentement, rejeta de la fumée.
  
  - Discutons entre gens du monde, reprit Francis avec une nuance de sarcasme. Mon intention n’est pas de vous couler. Si vous parlez, vous ne risquez rien, je m’en porte garant. Dans le cas inverse, la porte est là ; vous sortez d’ici en toute liberté, mais alors gare à la suite.
  
  Le mutisme, le délai de réflexion que s’imposait le Chinois signifiaient déjà qu’il savait parfaitement de quoi on lui parlait et qu’il soupesait les dangers de l’alternative.
  
  Coplan, qui s’aventurait sur un terrain peu sûr, s’abstint de le harceler. L’avocat ne bougeait pas de place, en dépit du fait qu’il avait le droit de tourner les talons et de quitter la villa.
  
  Il n’appartenait donc pas au Service de Renseignements de la République Populaire de Chine.
  
  Dans l’affirmative, il se serait moqué d’un pareil chantage.
  
  Lu Peng Yun desserra les dents.
  
  - Vous m’avez bien dupé, dit-il sourdement. Vous êtes un enquêteur officieux envoyé par Paris, je présume ?
  
  - Exactement.
  
  - Vous devez savoir que les plans provenaient des États-Unis. Alors, de quoi vous mêlez-vous ? Refilez le dossier au F.B.I.
  
  Coplan respira. Il tenait le bon bout.
  
  - Ne restons pas plantés là, suggéra-t-il. Reprenez un drink et asseyez-vous. Le contre-espionnage en Amérique est une chose, mon problème à moi en est une autre ; ne les mélangeons pas.
  
  Il s’installa en face de Lu, les jambes croisées, son verre toujours dans la main.
  
  - Le type qui a joué un vilain tour à Tang Lien Chi, chez Lasserre, c’est donc vous, continua-t-il. Le coup de téléphone à la police, c’est également vous, n’est-ce pas ?
  
  L’avocat fit un signe d’acquiescement.
  
  - Contre qui était dirigée cette manœuvre ? Vous repreniez d’une main ce que vous donniez de l’autre. A quoi cela rimait-il ?
  
  - Essentiellement, c’était un coup monté contre la Chine Populaire, avoua Lu Peng Yun, flegmatique. A présent, vous comprenez pourquoi mes fonctions de conseiller juridique accrédité revêtent une importance considérable... pour mes chefs occultes.
  
  - D’accord. Mais précisez mieux leurs objectifs, car la France aussi devait pâtir de cette machination, qui aurait créé un incident grave si nous avions arrêté l’ingénieur Tang...
  
  - Oui, convint Lu d’un ton désinvolte. Tout ce qui peut retarder, saboter ou empêcher les fournitures de marchandises à la république de Mao est pour nous du pain bénit. Vous, les Blancs, vous engraissez le géant qui vous cassera la figure. Par l’affaire des photocopies, nous souhaitions faire un coup double : provoquer un refroidissement entre Paris et Pékin et susciter un nouvel accès de colère chez les Américains, pour qu’ils resserrent encore davantage leur blocus économique. Désirez-vous trahir l’alliance occidentale en me dénonçant aux Communistes ?
  
  Coplan se massa les arcades sourcilières.
  
  Lu Peng Yun était un dialecticien habile : il maniait le sophisme à la perfection et laissait dans l’ombre des points importants tout en ayant l’air de dévoiler sans restriction les mobiles de l’organisation qui l’utilisait.
  
  - Vous êtes adversaire de la Chine Rouge, mais vous avez des espions aux États-Unis, objecta Francis. L’équipement électronique de Caravelle n’est pas le seul secret industriel que vous avez dérobé là-bas, évidemment. Au profit de qui ?
  
  Le Chinois préleva dans son étui une seconde cigarette qu’il alluma à la précédente, dont il écrasa ensuite le mégot dans un cendrier.
  
  - Pour éviter un conflit qui nous serait préjudiciable à tous deux, je veux bien vous éclairer sur l’affaire d’Orly, mais je n’irai pas au-delà, prévint-il. A votre place, je n’insisterais pas.
  
  Son ton recelait une ferme détermination.
  
  Tout bien considéré, Coplan possédait les éléments réclamés par le Vieux : la parfaite innocence de Tang Lien Chi était établie, l’objectif, le mécanisme de la manœuvre et l’identité du dénonciateur étaient révélés.
  
  Dès lors, pousser Lu Peng Yun dans ses derniers retranchements ne s’imposait pas.
  
  Mais la curiosité personnelle de Coplan s’accommodait mal d’une demi-solution.
  
  Très incidemment, il demanda :
  
  - Pourquoi l’étudiant Ling a-t-il été liquidé ?
  
  L’avocat s’extirpa de son fauteuil. Une main enfoncée dans la poche de son pantalon, il fit quelques pas de long en large.
  
  - Je n’en ai pas la moindre idée, assura-t-il. Retenez en tout cas ceci : me griller auprès des gens de Pékin serait signer votre arrêt de mort. Où que vous soyez dans le monde, vous seriez abattu. Respectez donc votre engagement : récupérez au plus vite ces photos pour les détruire.
  
  Il s’approcha de la porte-fenêtre et, d’une chiquenaude, il expédia le bout de sa cigarette sur le gravier du jardin. Peu après, le mégot jeta une brève lueur rouge, le petit feu de Bengale inséré dans le bout filtre ayant été porté à ignition. Lu revint au centre de la pièce et conclut :
  
  - Le mieux est l’ennemi du bien, M. Cadouin. Contentez-vous de ce que je vous ai appris, ne creusez pas plus loin. C’est mon dernier conseil. Bonsoir.
  
  Coplan se leva d’un élan.
  
  - Je vous reconduis...
  
  Il rattrapa Lu et lui étreignit familièrement le bras. Le Chinois surpris, eut un recul involontaire.
  
  - Vous dramatisez, lui reprocha Francis, un peu narquois. Je ne vois vraiment pas ce qui vous empêcherait de m’avouer que vous êtes membre d’un réseau nationaliste de Formose... ou même de la C.I.A.
  
  Interloqué, Lu lui lança un regard oblique.
  
  - Dans notre métier, on n’enfreint pas certaines règles, marmonna-t-il. Libre à vous d’avoir une opinion. Celle-là me paraît assez défendable, en somme.
  
  Ils descendirent les escaliers en silence.
  
  Francis précéda l’agent secret, lui tint la porte ouverte. Lu Peng Yun passa devant lui, les lèvres plissées par un sourire contraint, vaguement ironique.
  
  - J’ai passé une très bonne soirée, déclara-t-il en poursuivant son chemin vers l’Austin. Mais je ne sais qui, de nous deux, en gardera le meilleur souvenir...
  
  Coplan s’avança sur le perron pour assister à son départ.
  
  Ses bras furent violemment agrippés, tordus, retournés dans son dos. L’attaque lancée par deux assaillants plaqués de part et d’autre contre la façade s’était produite avec une soudaineté terrifiante, prenant Francis complètement au dépourvu.
  
  Le buste ployé par l’élévation brutale de ses poignets à ses omoplates, il réagit d’un coup de talon dans les tibias d’un de ses agresseurs, qui lâcha prise en éructant une exclamation de douleur.
  
  De sa main libérée s’abattant en arrière, Coplan attrapa le tissu du veston de son second adversaire, près de l’épaule, bloqua de sa jambe gauche la droite du type et, d’une traction irrésistible accompagnant un coup de reins, il le fit voler par-dessus sa tête. L’individu alla s’étaler dans le gravier, deux mètres en contrebas. Mais avant que Coplan se fût entièrement redressé, le premier assaillant brandit une matraque et l’abattit sauvagement sur son occiput.
  
  Francis s’écroula en avant ; retenu au niveau de la ceinture par la balustrade, il se plia en deux sur elle, puis dégringola la tête la première sur le sol.
  
  Lu Peng Yun, la figure crispée par un rictus sardonique, resta debout près de son Austin. D’une voix égale, il interpella l’homme qui se relevait péniblement à deux pas de lui :
  
  - Amène la voiture ici, Woo. Nous allons emporter ce colis.
  
  Puis, à celui qui avait magistralement brisé la résistance de l’Européen :
  
  - Toi, Hong Fai, rentre dans la maison, ferme la fenêtre, éteins les lumières. Mais jette-moi d’abord ton automatique...
  
  L’intéressé lui envoya le pistolet, que l’avocat saisit au vol, et s’engouffra ensuite dans la demeure. Une à une, les fenêtres s’ensevelirent dans l’obscurité.
  
  Une Mercedes noire vira bientôt dans la propriété ; elle vint se ranger à côté de I’Austin. Woo, encore endolori par sa chute, mit pied à terre en se pétrissant les bras.
  
  - J’avais fini par croire que mes soupçons n’étaient pas fondés, maugréa Lu Peng Yun, rancunier. Ce Blanc avait presque réussi à m’endormir...
  
  - On le tue tout de suite ? s’informa Woo.
  
  - Non, mets-lui la cagoule et les menottes. On ne le liquidera que quand il m’aura fourni un renseignement capital.
  
  Hong Fai, sa besogne terminée, attirait à lui le battant de la porte d’entrée. Il rejoignit ses compagnons et aida Woo à loger le prisonnier dans le coffre de la Mercedes.
  
  - Où l’emmène-t-on ? s’enquit-il.
  
  - A la jonque, dit Lu. Elle est au mouillage abrité des typhons, à Tai Tarn Bay. Je pars devant et je vous attendrai près du sampan de Nip Wonk.
  
  
  
  
  
  Un fanal éclairait pauvrement la table et les bancs de bois grossiers de la cabine. Des hardes pendaient à des clous fichés dans les cloisons. Dans un coin, sur le plancher, s’empilaient des chapeaux de paille ronds, très évasés.
  
  C’est sur ce décor minable que s’ouvrirent les yeux de Coplan lorsqu’il reprit conscience. Une autre gifle, claquant sec sur sa figure, hâta son réveil en propageant des élancements douloureux dans son crâne. Une odeur nauséabonde, âcre, dans laquelle se mêlaient des relents de fuel, de saumure et de chair de poisson putréfiée envahit ses narines.
  
  Des ombres étaient penchées sur lui. Il reçut une baffe supplémentaire, entendit une voix qui disait :
  
  - Allons, Cadouin, un peu d’énergie... Nous sommes pressés.
  
  Scrutant la pénombre, il distingua le visage de Lu Peng Yun, puis ceux de ses acolytes.
  
  - Redressez-le, il se ranime, prononça l’avocat.
  
  Francis, allongé par terre, fut rudement empoigné, hissé, collé sur un siège. Ses membres étaient bizarrement ankylosés.
  
  - A mon tour de vous offrir un marché, lui déclara Lu. Donnez-moi l’adresse de ce type à qui vous avez confié les photos. Dès que j’aurai la pellicule, vous serez remis en liberté.
  
  Coplan, la tête bourdonnante, récupéra le sens des réalités. Un léger balancement du plancher lui fit comprendre qu’il était sur un bateau.
  
  - Ne soyez pas idiot, marmonna-t-il. Vous savez très bien que je ne peux pas vendre un copain. Du reste, il n’y a pas de raison : vous pouvez vous fier à moi, ces clichés ne seront pas expédiés... à condition que moi j’en reprenne possession.
  
  Lu Peng Yun recula et s’assit d’une fesse sur la table.
  
  - Se fier à la parole d’un contre-espion serait naïf et beaucoup trop dangereux, rétorqua-t-il. Vous êtes de mèche avec la police chinoise..,
  
  - Erreur. J’agis pour mon gouvernement, c’est tout.
  
  - Alors, comment avez-vous appris que Ling était mort assassiné ? Que vous soyez au courant prouve que vous venez de Pékin et non d’Europe.
  
  - J’étais allé interroger Tang Lien Chi. C’est lui qui m’en a fait part. Je n’ai pas eu de rapports avec la police.
  
  - Bien sûr, persifla Lu. Là encore, vous voudriez que je vous croie sur parole... Pas d’accord. Cette adresse ? Le nom du type ?
  
  Francis inspira profondément malgré l’odeur infecte qui régnait dans la cabine.
  
  - Enfin, rendez-vous compte que vous êtes en train de gâcher vos chances ! gronda-t-il d’un air excédé. En me retenant prisonnier, vous appuyez sur le bouton qui va déclencher la bagarre... Cet homme m’attend ! Il n’est pas fou. Si je ne m’amène pas, il devinera que notre entrevue a mal tourné, et il prendra ses dispositions. Vous cherchez la bataille ? Vous allez l’avoir !
  
  Lu Peng Yun, ennuyé, pesa ces arguments. Ils contenaient peut-être une part de bluff, mais il lui était impossible de l’évaluer.
  
  Que la disparition de Cadouin fût signalée à la Criminal Investigation Branch, à la rigueur il s’en fichait. Les photos en balade le tracassaient beaucoup plus.
  
  La torture ? Quelques minutes auparavant, il était décidé à y recourir. Maintenant il redoutait son inefficacité, le Français paraissant être de taille à tenir le coup le temps qu’il faudrait.
  
  - Il n’y a qu’une solution, émit-il soudain. Vous allez nous conduire chez votre ami, lui redemander le film et me le restituer. Ainsi, il n’y aura plus de querelle entre nous. Cela vous va-t-il ?
  
  - Okay, accepta Coplan, surtout désireux de quitter cette jonque.
  
  - Bien entendu, reprit Lu, si vous esquissez la moindre tentative de fuite ou de rébellion, vous recevrez au minimum une balle dans la tête. Car nous serons trois à vous surveiller, armés jusqu’aux dents.
  
  - L’inconvénient, c’est après, souligna Francis, uniquement pour masquer ses intentions. Quand vous détiendrez le gage, l’envie de me supprimer vous viendra sûrement... J’en sais trop sur vous.
  
  Lu Peng Yun acquiesça.
  
  - C’est vrai. Mais vous avez intérêt à prendre le risque. Un refus de votre part m’aurait obligé à vous liquider séance tenante. Alors, tablez sur ma sympathie pour vous.
  
  Le sourire sinistre qui accompagnait ce conseil n’était pas de très bon augure. Néanmoins, Coplan sembla résolu à miser sur la bonne foi de son adversaire.
  
  - Je marche, confirma-t-il. Enlevez-moi ces bracelets, c’est ridicule. Nombreux comme vous l’êtes, qu’avez-vous à craindre de moi, qui suis désarmé ?
  
  - On va vous détacher, promit Lu. Patientez deux secondes.
  
  Il parla en chinois à Woo et à Hong. Ceux-ci allèrent s’accroupir dans un coin sombre et déplacèrent des cageots de paille tressée. Ils farfouillèrent ensuite au fond d’une cavité remplie de vieux sacs puants, en tirèrent plusieurs objets métalliques qu’ils déposèrent sur la table : deux poignards, un parabellum, trois silencieux.
  
  Ostensiblement, ils en fixèrent un sur l’automatique, puis sur ceux qu’ils péchèrent dans leurs poches.
  
  Lu Peng Yun vérifia le chargement de l’arme qui lui était destinée, un imposant Walther allemand à huit coups, tirant des balles de 9 mm et ayant été utilisé, pendant la seconde guerre mondiale, comme pistolet d’ordonnance dans la Wehrmacht.
  
  - Vous voyez, vous serez entouré de gardes du corps vigilants, ricana le conseiller. Je n’aimerais pas qu’il vous arrive malheur, puisque vous êtes coopératif.
  
  Quand le trio eut empoché l’arsenal, Woo, sur un signe de son chef, ôta les menottes du captif. Coplan se frictionna, se mit debout, tâta ses poches, à la recherche de ses gitanes. Ceci lui permit de constater qu’on ne lui avait pas dérobé son portefeuille, ni ses cigarettes. Il en alluma une.
  
  Woo escalada le premier les degrés de l’échelle de bambou, écarta les panneaux du roof et prit pied sur le pont. Hong grimpa derrière lui.
  
  - A vous, dit l’avocat.
  
  Coplan monta. Parvenu sur le pont, il s’emplit les poumons d’air frais en promenant les yeux autour de lui.
  
  La jonque était ancrée dans un golfe entouré de collines, large de deux kilomètres au moins. Pas d’agglomération en vue mais, sur un des deux caps qui enserraient la baie, Coplan distingua un édifice caractéristique : le pénitencier de Stanley.
  
  Sachant que des sentinelles surveillaient constamment les abords de la prison et les eaux avoisinantes, Francis envisagea de plonger.
  
  Le canon du pistolet de Lu Peng Yun s’enfonça dans ses reins.
  
  - Ils n’entendraient pas le coup de feu, murmura le Chinois. Vous auriez tort d’essayer. Un canot va nous conduire à terre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Manœuvrée à la godille par un Jaune d’une maigreur squelettique, l’embarcation toucha un petit ponton du port des sampans, au fond du golfe.
  
  La lune, brillant toujours dans un ciel sans nuages, jetait une clarté blafarde sur les toitures arrondies des maisons flottantes serrées les unes contre les autres et, aussi, sur une rangée de cabanes en bois croulantes de vétusté. Seul le ronronnement d’un avion troublait le silence de ce havre endormi.
  
  Les quatre hommes arpentèrent sans bruit le plancher du débarcadère et atteignirent le sol ferme.
  
  - Par-là, montra Lu.
  
  Ils empruntèrent un chemin boueux, entre les masures. Quand celles-ci furent dépassées, Coplan vit. à une trentaine de mètres, deux voitures en stationnement. Elles étaient à proximité de la grand-route bétonnée qui fait le tour de l’île, et appelée Island Road pour cette raison.
  
  Dans moins d’une demi-heure, ils seraient à Victoria City.
  
  Intérieurement, Coplan rageait. Ses chances d’échapper à son escorte en rase campagne étaient quasi nulles. Il rejetait sans examen l’idée de mener Lu chez Jackie Fay, mais ne parvenait pas à découvrir une autre destination où il pourrait fausser compagnie à ses gardiens en les mettant dans une position telle qu’ils seraient contraints de battre en retraite.
  
  Il marchait en tête avec Lu.
  
  - Vous monterez dans la Mercedes, indiqua le conseiller. A l’arrière, naturellement.
  
  Il se dirigea vers son Austin tout en adressant des recommandations à ses sbires.
  
  A cet instant précis se produisit quelque chose d’insolite : les portières des deux voitures s’ouvrirent toutes seules...
  
  Francis, qui leur faisait face, s’en avisa le premier. Médusé, il vit jaillir des formes noires, non seulement de l’intérieur des véhicules, mais aussi de derrière les carrosseries. Par réflexe, il fut instantanément sur la défensive. Or les inconnus foncèrent à une vitesse fulgurante sur les trois Chinois.
  
  L’empoignade fut si rapide que ceux-ci n’eurent pas le loisir de dégainer : avant qu’ils ne fussent revenus de leur saisissement, ils avaient encaissé chacun une manchette ou un atémi en un point sensible de leur physique.
  
  Profitant sur-le-champ de cette mêlée, Coplan bondit vers la Mercedes. Il fut plaqué au sol deux mètres plus loin, se dépêtra furieusement, roula sur le dos pour propulser l’homme qui se cramponnait à ses jambes. Il ne réussit pas à le soulever, mais un de ses pieds se libéra et, de son talon, il écrasa la face de son antagoniste. Celui-ci, rejeté en arrière, lâcha prise. Il évita de justesse un deuxième coup de pied en dégringolant sur le côté.
  
  Francis, appuyé sur ses coudes et sur le point de s’élancer à nouveau, réalisa soudain qu’une attaque lancée contre Lu Peng Yun et ses acolytes pouvait être avantageuse pour lui si elle entraînait leur défaite.
  
  Changeant illico son fusil d’épaule, il se rua vers Hong, qui venait d’expédier un des assaillants dans la poussière. Il agrippa juste à temps le bras du spécialiste de la matraque : Hong plongeait la main dans la poche intérieure où il avait enfoui son pistolet. Une clé, la hanche comme point d’appui, et le Chinois voltigea en l’air. Il s’abattit comme une masse, avec un bruit sourd, quand il heurta le sol, son poignet toujours maintenu à deux mains par Coplan.
  
  - Thank you, articula une voix toute proche.
  
  Francis détourna la tête.
  
  L’individu qui lui avait adressé la parole était un Asiatique. Il avait un sourire poli, mais tenait une arme braquée sur Coplan, dont le regard se reporta sur les autres participants de l’échauffourée.
  
  A cet instant même, une faible détonation retentit.
  
  Lu Peng Yun, fléchissant des jambes parce que son adversaire lui tordait un bras pour dévier le canon du Walther, venait de se tirer une balle en pleine figure. Effaré, l’attaquant continua de le tenir pendant qu’il s’écroulait.
  
  Tout le monde resta figé, l’attention fixée sur le visage affreusement troué, saignant, du mort étalé par terre, sans réaliser immédiatement que c’était un suicide.
  
  Woo, capturé par deux des agresseurs, mit à profit leur distraction. Il se dégagea par une volte brutale et s’enfuit. Ses ennemis s’élancèrent à sa poursuite tandis qu’il fourrait, tout en courant, une main dans sa poche de pantalon.
  
  Ils allaient lui sauter dessus quand une explosion étouffée brisa leur course mais, emporté par son élan, Woo roula sur lui-même et fut subitement entouré de flammes.
  
  La lumière de ce brasier acquit une intensité aveuglante. Frappés de stupeur, enveloppés soudain par une chaleur insoutenable, les poursuivants bondirent de côté en se protégeant les yeux.
  
  La vive clarté ne dura qu’une seconde, mais le corps continua de brûler, ses membres se repliant et se détendant d’une manière horrible.
  
  Des exclamations fusèrent. Une tendance instinctive à porter secours propulsa les hommes encore valides vers le cadavre qui se consumait. Coplan, tout comme l’individu armé posté près de lui, se précipita. Aussitôt après, ils se rendirent à l’évidence : c’était trop tard, Woo devait avoir été tué, avant même de prendre feu, par l’engin qu’il avait amorcé.
  
  Il y eut un moment de désarroi.
  
  Le chef du groupe des assaillants domina le vertige qui s’emparait de lui. D’une voix atterrée, il cria des ordres à ses compagnons puis il dit à Francis :
  
  - Filons d’ici, les pêcheurs vont venir voir...
  
  Le sinistre foyer ayant ébloui tous les assistants, l’obscurité devenue plus dense rendait leur démarche incertaine. Ils s’égaillèrent conformément aux indications, les uns se dirigeant vers l’Austin ou la Mercedes, les autres se disposant à rejoindre les voitures qui les avaient amenés, laissées en stationnement sur le bord de la route à la sortie d’un virage.
  
  - Et l’autre ? rappela Francis. L’abandonnez-vous ?
  
  Il s’adressait à l’inconnu qui, si pressé qu’il fût, stoppa net. Il proféra :
  
  - Où est-il ?
  
  Coplan fut dispensé de répondre car une seconde déflagration les renseigna. Une même gerbe de flammes jaillit, et cette fois du corps de Hong.
  
  Ceci sema presque la panique parmi les survivants. Coplan lui-même sentit un frisson lui parcourir la nuque.
  
  Des voix criardes s’élevèrent du côté des sampans. Puis des moteurs d’auto rugirent.
  
  - Suivez-moi, commanda l’homme au pistolet. Vite...
  
  Francis partit au trot avec lui, alors que les munitions rangées dans l’arme de Hong éclataient sous l’effet de la chaleur et achevaient de déchiqueter son cadavre.
  
  Au détour de la route, le chef, un de ses lieutenants et Francis s’engouffrèrent dans une vieille Vauxhall. Elle démarra en trombe, sur les traces des deux autres véhicules, en direction de Victoria City.
  
  
  
  
  
  Le pauvre hère qui avait conduit le canot de la jonque au débarcadère n’était pas loin du rivage quand la rixe avait débuté.
  
  Dans le silence nocturne, le « pop » du coup de feu tiré par Lu Peng Yun lui parvint aux oreilles et lui fit dresser la tête.
  
  Il interrompit son mouvement de godille, tâchant de discerner l’origine de ce bruit insolite. Il aperçut confusément des silhouettes agitées, sur la pente de la grève, au-delà des cabanes.
  
  Ayant alors la conviction qu’il se passait là-bas quelque chose d’imprévu, il laissa dériver son embarcation vers le milieu du golfe et se concentra sur la scène afin d’observer son déroulement.
  
  La lueur brusquement irradiée par l’embrasement de Woo fut pour lui très explicite, Son sang ne fit qu’un tour. Il cracha dans ses mains parcheminées, saisit le long manche de la rame et se mit à la manœuvrer vigoureusement. Un second éclat brillant dans la nuit accrut la consternation du Jaune et décupla ses forces.
  
  Les voitures avaient disparu depuis de longues minutes lorsque, épuisé, il toucha le flanc de la jonque. Il se hissa sur une échelle de corde, sauta sur le pont qu’il martela de ses pieds nus en courant vers l’arrière.
  
  D’un cri, il réveilla les occupants d’un cagibi. Avec une volubilité que hachait son essoufflement, il relata les faits dont il avait été le témoin.
  
  Ce récit provoqua de l’agitation, chacun voulant placer son mot. Le patron, furieux, invectiva ses hommes. Il était là pour prendre les décisions.
  
  Si Woo et Hong avaient été acculés au sacrifice individuel, cela signifiait que Lu Peng Yun était mort sans qu’ils pussent le défendre. Ils s’étaient donc trouvés en face d’un ennemi implacable, autre que l’Européen.
  
  Dès lors, deux mesures s’imposaient : quitter subrepticement la rade à la faveur de l’obscurité, puis expédier un message par radio à Yau Sang.
  
  Pendant les premières minutes, les trois passagers de la Vauxhall furent hantés par le souvenir des corps carbonisés. Mais ensuite Coplan éprouva le besoin de clarifier la situation.
  
  - Il me semble que vous m’avez appelé par mon nom, tout à l’heure, dit-il à son voisin de banquette. Vous avait-on chargé de veiller sur moi ?
  
  - Non, vraiment pas, répondit l’intéressé, laconique.
  
  Il était en pantalon de toile, avec une chemise à col ouvert. Sa figure ronde et plate exprimait une sombre réflexion.
  
  Il ne regardait pas Francis et pourtant ce dernier se sentait épié.
  
  L’homme, de taille moyenne et à large carrure, donnait l’impression d’être méfiant, tout en étant sûr de lui. Alors qu’il avait de bonnes raisons de déplorer l’échec de cette équipée, il ne manifestait pas son irritation.
  
  - Merci, pourtant, de m’avoir délivré, reprit Francis. Je me trouvais dans une fichue position.
  
  Le mince regard du Chinois dévia vers lui.
  
  - En êtes-vous sûr ? questionna-t-il d’un air sceptique.
  
  - Comment ? tiqua Francis. Vous vous figurez que j’étais là pour mon plaisir ? Ces types m’avaient enlevé...
  
  - Et quand on attaque vos ravisseurs, votre premier mouvement est de déguerpir. Singulière attitude, M. Coplan.
  
  Un virage pris à la corde à toute allure les obligea tous deux à se cramponner au dossier du siège avant. Les pneus crièrent pendant un bref dérapage.
  
  - C’est une impulsion normale quand on ne songe qu’à se défiler, opposa Francis. Après, je me suis rangé de votre côté, contre eux.
  
  - Pour vous dédouanner, peut-être, avança son interlocuteur. D’après ce que j’ai vu, vous marchiez librement.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Si vous me connaissez, vous savez pertinemment pourquoi j’étais entré en contact avec Lu Peng Yun, grommela-t-il. Mettons cartes sur table, voulez-vous ? Pékin vous a mobilisé sur la même piste, et dans un but identique : faire parler ce traître. C’est bien cela ?
  
  - Effectivement. Or il est mort, et je serais très curieux de savoir à quoi votre entrevue avait abouti.
  
  Dans l’optique d’un agent de la Chine Rouge, il n’était pas du tout invraisemblable qu’un ennemi du régime et un Blanc finissent par s’entendre, quelles qu’eussent été leurs dissensions antérieures.
  
  Francis comprit qu’il devait quelques explications à cet émissaire de la police secrète chinoise. Il relata donc comment il avait obtenu un moyen de pression contre Lu Peng Yun, dans le but de l’acculer aux aveux, et dans quelles circonstances il était ensuite tombé aux mains des gardes du corps de l’avocat.
  
  - Ça se présentait très mal parce que, en réalité, je n’avais pas confié l’appareil photographique à l’organisateur de cette surprise-party, avoua-t-il. La caméra est toujours dans la villa que j’occupe. J’avais d’abord bluffé pour gagner du temps et ensuite j’ai dû persévérer pour sauver ma peau. Quand vous êtes intervenu, j’étais censé conduire Lu à l’adresse du gars. Voilà pourquoi on m’avait enlevé mes liens.
  
  L’énigmatique bonhomme gardait un visage fermé, les yeux ailleurs. Finalement, il consentit à dévoiler :
  
  - Nous filions Lu Peng Yun depuis deux jours et on nous avait prévenus que vous étiez à Hong-Kong, probablement pour l’interroger. Votre piste et la sienne se sont recoupées quand nous vous avons vus ensemble au Hilton et au Crystal Palace. Mais, étant caché à quelque distance de votre bungalow, un de mes collaborateurs n’a pu dire si vous vous étiez rendu à bord de la jonque de gré ou de force. De Tai Tam Bay, il m’a contacté par radio, et j’ai amené mon équipe. Que vous avait raconté Lu Peng Yun à la villa ?
  
  Encore une fois, il affichait une incrédulité systématique qui agaça Coplan.
  
  - Il a reconnu qu’il avait compromis Tang en cachant des plans dans sa serviette, et qu’il l’avait dénoncé pour entraver nos échanges commerciaux, mais rien de plus, déclara Francis, de mauvais poil. Moi, cela me suffisait.
  
  La voiture contournait une montagne et n’allait plus tarder à atteindre la banlieue de la ville. Il n’était pas loin de cinq heures du matin ; les premières lueurs irisées de l’aube commençaient à poindre sur la mer, à l’est.
  
  Dans une portion de route en ligne droite, l’Austin et la Mercedes réapparurent.
  
  L’inconnu parla en chinois au conducteur. Celui-ci accéléra, vraisemblablement pour rattraper les deux voitures de tête.
  
  - Ces suicides spectaculaires cachent autre chose que les petites manigances d’une poignée de nationalistes aux ordres de Tchang-Kaï-Chek, supputa l’agent de Pékin. D’ordinaire, quand on leur met la main au collet, ils avouent tout sans la moindre difficulté et passent à notre service. (Un général, chef du S.R. de Tchang-Käi-Chek est même passé avec armes et bagages dans l’autre camp. (Note de l’auteur.))
  
  Coplan avait eu la même pensée. A présent, il suspectait Lu Peng Yun, sinon d’avoir menti, du moins d’avoir fourni une version simpliste et trop fragmentaire de ses agissements.
  
  En dépit de ce qu’il avait affirmé, ceux-ci auraient tout aussi bien pu tendre à semer la discorde entre la France et les États-Unis. Un mystère subsistait, sur les mobiles véritables de cette provocation.
  
  Un appel de klaxon de la Vauxhall induisit l’Austin et la Mercedes à serrer sur la gauche. Elle les doubla puis freina et s’arrêta sur le bas-côté. Un quatrième véhicule vint s’immobiliser peu après derrière l’Austin.
  
  - Descendez avec moi, intima, sur un ton comminatoire, le chef du groupe à Coplan.
  
  Un conciliabule se tint sur le bord de la route, lorsque tous les membres de l’expédition (y compris celui dont Francis avait abîmé le portrait...) se furent rassemblés autour de leur supérieur. Les directives distribuées par ce dernier furent assez longues.
  
  Incapable de suivre ces palabres, Coplan se demanda si l’agent communiste chinois comptait lui rendre la liberté. Visiblement, on ne le lâchait pas d’une semelle, et Dieu sait quelles obscures combinaisons pouvait échafauder ce Jaune.
  
  L’attroupement se désagrégea ; il donna heu à une répartition différente des hommes dans les voitures. L’Austin fut abandonnée sur place. Coplan, son robuste gardien, le chauffeur de la Vauxhall et un quatrième passager montèrent dans la Mercedes, qui démarra la première.
  
  Question de tâter le terrain, Francis prononça :
  
  - Eh bien, j’ai l’impression que nous n’avons plus rien à nous dire,.. Pour moi, l’affaire est classée. Désormais, nos chemins se séparent. Déposez-moi près de la station des ferries,
  
  Son interlocuteur refusa d'un signe négatif.
  
  - Je ne peux pas vous relâcher actuellement. Après ce qui s’est produit à Tai Tam Bay, les amis de Lu Peng Yun vont vous interdire de quitter Hong-Kong. Ils voudront savoir ce qui s’est passé, et s’ils vous capturent, vous leur divulguerez que le contre-espionnage de leur pays est à leurs trousses. Je préfère qu’ils croient à l’offensive d’un réseau européen.
  
  Les appréhensions de Coplan se vérifiaient : ces zèbres-là méditaient de le chambrer jusqu’à la fin de leurs règlements de compte, sous prétexte de le protéger.
  
  Il se souvint pourtant des paroles de Lu Peng Yun, à la villa : « ... me griller auprès des agents de Pékin serait signer votre arrêt de mort, où que vous soyez dans le monde. »
  
  Les marins de la jonque devaient être persuadés que le Blanc était responsable de la mort de Lu et de ses séides. En conséquence, Hong-Kong allait réellement devenir malsain pour Francis.
  
  - Je devrai pourtant me montrer à mon hôtel, sans quoi ma disparition va être notifiée à la police anglaise, remarqua-t-il. Je suis inscrit à l’hôtel Victoria. La villa n’était louée que pour les besoins de mon scénario.
  
  - Nous réglerons ces détails plus tard, répliqua le Chinois d’un air bougon. Pour l’instant, il s’agit de parer au plus pressé : fouiller le bureau de Lu Peng Yun avant que l’alarme soit donnée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Quand la route périphérique s’engage dans le district de Wanchai, elle prend le nom de Hennessy Road ; celle-ci est mondialement célèbre, auprès des marins et des touristes, parce qu’elle défile entre deux rangées de bars, de dancings et de cabarets qu’un film a décrit comme « le petit monde de Susie Wong ».
  
  En d’autres termes, le quartier est peuplé de ces prostituées à robes collantes, à jupe fendue, qui luttent pour leur existence en usant des avantages dont la nature les a dotées. De crainte d’être fichée comme « immigrante illégale », ce qui entraîne l’expulsion, aucune d’elles n’admet qu’elle a fui de Canton ou de Shanghaï.
  
  A cette heure très matinale, toutes les boîtes étaient fermées mais quelques filles erraient encore dans la rue.
  
  Pour les trois Chinois installés dans la Mercedes, ces pauvres créatures symbolisaient le reniement de la patrie, une insulte au communisme, la dépravation et, par-dessus tout, la pourriture capitaliste.
  
  En manière de plaisanterie, le chauffeur visa une jeune femme qui traversait, accéléra pour l’écraser, l’évita d’un coup de volant à la dernière seconde. La malheureuse eut un soubresaut, puis se retourna pour lancer une injure.
  
  Le conducteur se fit rappeler à l’ordre par son chef, d’une voix cinglante. De fait, ce n’était pas le moment de se faire remarquer. Des charrettes, des vélos et des piétons commençaient à circuler dans une demi-lumière propice aux accidents.
  
  Le regard attiré par le spectacle qu’offrait le réveil de la cité, Coplan songeait aux dernières paroles de son compagnon et aux bénéfices qu’il pourrait tirer d’une coopération avec ces enquêteurs de Pékin.
  
  Ils allaient procéder exactement comme lui l’aurait fait s’il avait eu les mains libres. S’associer à eux pouvait devenir instructif.
  
  La berline, qui avait semé depuis longtemps les deux autres voitures, emprunta une artère longeant le jardin botanique, puis elle vira sur la droite afin de contourner les sévères édifices en brique rouge du quartier-général de la Police et de la Magistrature.
  
  Tandis qu’elle s’engageait enfin dans Hollywood Road, le voisin de Coplan lui dit :
  
  - Vous resterez dans la voiture pendant que nous perquisitionnerons là-haut. Si des types douteux entrent dans le bâtiment avant que nous ayons terminé, prévenez-nous par deux coups d’avertisseur très brefs. D’accord ?
  
  - Okay, approuva Francis. Vous ne craignez pas que je me débine ?
  
  L’autre eut un pâle sourire.
  
  - Non. Pas encore, émit-il, perspicace.
  
  La Mercedes stoppa bien avant le numéro 76. Les trois Asiatiques descendirent, s’éloignèrent d’un pas normal.
  
  La porte extérieure de l’immeuble était ouverte en permanence. Lorsque les Chinois furent entrés, Coplan quitta la banquette arrière et prit place au volant, afin d’avoir une meilleure visibilité sous tous les angles.
  
  Il promena le regard sur la perspective de l’avenue, dénombra les véhicules en stationnement dans les environs, observa les commerçants qui ouvraient leur devanture.
  
  Des rickshaws gagnaient leur emplacement d’attente habituel. Des ménagères au teint cuivré, au visage creusé de rides sous un front demeuré lisse, engoncées dans d’épaisses vestes et portant des pantalons informes, allaient faire leurs achats dans un quartier moins riche.
  
  Tout en guettant les abords de l’immeuble où Lu Peng Yun avait son étude - et peut-être son appartement - Coplan s’avisa soudain qu’il se trouvait dans une voiture qui appartenait à l’équipe de l’avocat. Curieux, il entreprit d’explorer les poches de portières et la boîte à gants.
  
  Il eut la satisfaction de découvrir un automatique ; ses traits se froncèrent quand il constata que c’était un Webley and Scott calibre 32, de fabrication britannique, à canon cylindrique court enchâssé dans le bâti de la culasse et pouvant tirer huit projectiles d’affilée. C’était l’arme quasi réglementaire de la police métropolitaine anglaise. Elle était chargée. Il se l’appropria.
  
  Le bruit amorti d’une longue rafale de mitraillette lui secoua les nerfs. Il regarda l’entrée du building, les trottoirs devant et derrière la Mercedes, ne distingua rien d’anormal sinon que les passants tournaient la tête dans tous les sens. Personne ne semblait avoir localisé l’endroit d’où provenait ce chapelet de détonations assourdies.
  
  Francis le devina illico. Les trois agents du contre-espionnage chinois étaient tombés sur un os. Comme ils n’avaient pas de mitraillettes, la rafale ne pouvait avoir été tirée par eux.
  
  Des déductions se succédèrent à une vitesse folle dans le cerveau de Coplan. Les tueurs qui allaient sortir de l’immeuble reconnaîtraient la Mercedes...
  
  Coplan quitta prestement la berline et remonta l’avenue, s’éloignant du 76 tout en gardant les yeux fixés sur l’issue du bâtiment. Autour de lui, des piétons incertains se demandaient s’ils avaient perçu des coups de feu ou un essai de marteau-piqueur pneumatique, mais autos et rickshaws poursuivaient leur route.
  
  
  
  
  
  Francis, tendu, se posta dans une encoignure, apparemment pour allumer une cigarette. Il frémit lorsqu’il vit déboucher calmement trois personnes du couloir du 76.
  
  Ce n’étaient pas les types qui l’avaient quitté quelques minutes plus tôt, mais deux inconnus porteurs d’un étui d’instrument de musique et la délicieuse secrétaire Pai Yen, en imperméable, la tête entourée d’un fichu de soie verte, une serviette sous le bras.
  
  Le trio, impassible, jeta comme tout le monde un coup d’œil circulaire. La secrétaire repéra la Mercedes, mais sa physionomie ne refléta aucun étonnement. Ses lèvres remuèrent à peine quand elle signala le fait à ses compagnons. L’un d’eux se dirigea vers la voiture tandis que la mince jeune femme et l’autre individu gagnaient, sans précipitation et avec un sang-froid stupéfiant, une Taunus grise rangée plus bas dans l’avenue.
  
  Un agent de police asiatique, probablement alerté par un quidam, déambulait vers l’immeuble en questionnant des gens au hasard. Quelques-uns d’entre eux montraient du doigt les étages supérieurs des édifices de droite, mais d’une façon très approximative et, brusquement, un homme affolé jaillit en hurlant de l’entrée du 76.
  
  Coplan, l’esprit enfiévré, chercha désespérément un taxi. Il n’en aperçut pas. La Mercedes démarrait en douceur et se frayait un passage parmi les badauds ; Pai Yen et son garde du corps claquaient les portières de la Taunus.
  
  Un cyclo-pousse descendait Hollywood Road, mais Francis ne pouvait entamer une filature dans cet équipage ! Il jura entre ses dents, exaspéré, sachant que s’il prévenait le flic, celui-ci n’abandonnerait pas le témoin qui lui racontait, d’une voix haletante, que des hommes venaient d’être tués dans sa maison.
  
  Sortie de l’encombrement, la Mercedes accélérait.
  
  Toujours pas de taxi en vue.
  
  Alors, subitement, Coplan cessa de pester contre la fatalité. Bon. Puisque c’était inéluctable, que les deux bagnoles allaient disparaître sans qu’il pût les suivre, il devait radicalement changer de tactique.
  
  Il s’esquiva dans la foule qui s’assemblait et bifurqua au premier coin de rue. Il descendit vers le centre, remettant de l’ordre dans ses idées au fur et à mesure qu’il se rapprochait de l’hôtel Victoria.
  
  Sa situation avait considérablement empiré, à la suite de ce massacre. Les deux clans allaient tenter de l’intercepter, à présent. Aussi bien les agents secrets chinois que les complices de Lu Peng Yun se figureraient qu’il avait pratiqué un double-jeu.
  
  Il n’était pas dans le tempérament de Coplan de jouer les martyrs ou de tabler sur la fuite. En outre, il en avait plein le dos de se débattre dans le brouillard à propos des intrigues de cette mafia supérieurement organisée qui avait des prolongements en Chine et en Amérique.
  
  Sans se soucier de sa tenue quelque peu défraîchie, Coplan pénétra dans le hall de l’hôtel et réclama sa note. Pendant qu’on la rédigeait, il alla prendre son petit déjeuner au restaurant, puis il monta dans sa chambre.
  
  Il promena son rasoir électrique sur son visage, se dépêcha ensuite d’entasser ses effets dans sa valise et glissa dans une poche intérieure les papiers d’identité laissés la veille dans le tiroir du secrétaire.
  
  Moins d’une demi-heure plus tard, il quitta définitivement le Victoria. Au chauffeur du taxi appelé par le portier, il donna l’adresse de la villa.
  
  Il espérait y arriver le premier.
  
  Dans les côtes, le moteur peinait. Francis, rongeant son frein, grilla cigarette sur cigarette. Le bleu profond de l’océan, la limpidité d’un ciel d’azur inondé de soleil, pas plus que la beauté du panorama qui s’élargissait à chaque virage ne purent le distraire de son soliloque.
  
  Quand le taxi aborda le dernier tournant, Francis prescrivit au conducteur de dépasser l’entrée de la propriété et de continuer à gravir la pente sinueuse montant jusqu’au sommet de l’île.
  
  Ne voyant pas de voiture en stationnement à proximité de la villa, il fit faire demi-tour.
  
  Il paya avant de descendre et ressentit un pincement au creux de l’estomac lorsque, lesté de son bagage et de son manteau, il dut traverser à découvert la cour de gravier qui précédait la résidence.
  
  Bien sûr, ils auraient dû raisonner terriblement vite et agir sans perte de temps pour gagner le bungalow avant lui, afin de l’y attendre, mais l’expérience d’Hollywood Road démontrait qu’ils avaient des contre-attaques fulgurantes.
  
  Des pépiements d’oiseaux égayaient le silence. Toutes les fenêtres étaient fermées. Étant inconscient au moment où Lu Peng Yun et ses acolytes l’avaient kidnappé, Francis ignorait dans quel état ils avaient laissé la demeure.
  
  Il monta les escaliers du perron, déposa valise et manteau. Il actionna le bec de cane et repoussa le battant, qui s’ouvrit sans résistance. Du seuil, Francis transféra ses bagages dans le hall, puis il dégaina, les sens aux aguets.
  
  Il eut l’intuition qu’il était seul. Il aurait décelé les signes d’une présence dans l’atmosphère ouatée du hall si un autre être humain y était dissimulé, car ses perceptions devenaient d’une sensibilité extrême quand il était sur ses gardes.
  
  Il entra, ferma derrière lui. Sa première impression se confirmant, il se rendit à l’étage.
  
  On n’avait pas fouillé les meubles. Les verres et les bouteilles qui avaient servi le soir précédent étaient éparpillés comme ils avaient été laissés par ses hôtes.
  
  Coplan but un whisky sec avant d’étendre ses investigations aux autres pièces. Ensuite, pleinement rassuré, il s’allongea sur le canapé, son pistolet à portée de la main.
  
  Après ce ramdam de Tai Tam Bay et celui de Hollywood Road, la police de la Colonie devait être sur les dents. Elle identifierait le cadavre de Lu Peng Yun, retrouverait son Austin sur la route et, bien entendu, établirait une corrélation avec la fusillade qui s’était déroulée dans le cabinet du conseiller. Mais l’enquête ne pourrait guère aller plus loin...
  
  Francis examina de quelle façon elle pourrait le mettre en cause.
  
  Jackie Fay n’avait pas vu l’avocat ; ses quatre acteurs savaient qu’il avait passé la soirée dans la villa, mais ils ne connaissaient pas son identité, n’apprendraient peut-être jamais qu’il était mort et, de toute façon, n’iraient pas de leur plein gré offrir un témoignage à la police.
  
  Donc, pas de raison de s’inquiéter.
  
  Du moins de ce côté-là.
  
  Coplan jugea quand même prudent d’aller rechercher sa caméra miniature, qu’il avait cachée sous le matelas pendant que les artistes se rhabillaient et que Lu était dans la salle de bains.
  
  Il se plaça près d’une fenêtre et exposa le film en pleine lumière pour détruire les images qu’il avait fixées et qui, désormais, étaient aussi compromettantes qu’inutiles.
  
  Un crissement répété du gravier lui dénonça l’approche de quelqu’un. D’où il se tenait, il ne pouvait voir qu’un des côtés du jardin. Il retourna vivement dans la salle de séjour, saisit son pistolet, se plaqua contre le mur près des gonds de la porte donnant sur le palier.
  
  La sonnerie retentit. Coplan ne bougea pas.
  
  Le silence reprit une densité obsédante. Une idée saugrenue vint à l’esprit de Francis : Perchant risquait de regretter sous peu d’avoir négocié la location de cette villa.,.
  
  En bas, le battant s’écarta lentement. Cinq secondes après, il heurta le chambranle. Était-on entré ou non ?
  
  Le gravier ne révélait pourtant pas que le visiteur repartait.
  
  Coplan retint son souffle pour écouter plus intensément. Un pas léger, précautionneux, foulait le tapis du hall. L’individu erra dans tout le rez-de-chaussée, ouvrant des portes et ne les refermant pas.
  
  Francis, satisfait de voir ses prévisions se réaliser, contrôla son impulsivité. Le tueur qui venait se poster dans la maison pour le descendre à son retour commençait par étudier les aîtres.
  
  Il finirait peut-être par monter à l’étage...
  
  Immobile, les muscles bandés, Coplan suivit mentalement les allées et venues du personnage. Celui-ci empruntant l’escalier, Francis se colla davantage au mur.
  
  La porte de la salle de séjour pivota et le panneau vint presque toucher la figure de Coplan. Un petit moment s’écoula, puis on avança dans la pièce.
  
  Du coude, Francis repoussa brutalement le panneau. Il eut un bref étonnement et se jeta sur la femme, la jolie Pai Yen, la secrétaire de Lu Peng Yun, qui lâcha un cri de terreur. Il la bâillonna de sa main gauche en la paralysant de son autre bras. Elle se débattit frénétiquement, les yeux agrandis, et décocha des coups de pieds dans les jambes de son agresseur.
  
  - Doucement, beauté, marmonna Coplan tout en resserrant son étreinte. Tiens-toi tranquille ou je te brise les os.
  
  Suffoquée, elle comprit que ses efforts étaient dérisoires devant un adversaire de cette taille, et elle cessa de gigoter.
  
  Coplan la retourna d’une secousse, glissa ses bras sous ceux de la fille pour l’obliger à les écarter. Sa main recouvrit derechef la bouche pulpeuse de la Chinoise, collée de dos contre lui.
  
  - Chez vous, le suicide est trop fréquent, je dois prendre des précautions, articula-t-il à son oreille. Désolé, Pai Yen...
  
  Agrippant sa robe au décolleté, il la déchira de haut en bas entre les pans écartés de l’imperméable. La combinaison subit le même sort, en même temps que le soutien-gorge. Francis dépouilla en un tournemain sa victime de tous ses vêtements à la fois, ne respectant qu’un minuscule slip blanc.
  
  Absolument ahurie, la fille resta clouée sur place bien qu’elle fût libre de ses mouvements.
  
  Coplan tâta les doublures et fouilla les poches de ses habits, jetant par terre les menus objets qui ne l’intéressaient pas. Dans l’imper, il trouva un briquet en acier dont le format lui parut un peu grand pour un modèle de dame. Comme, d’autre part, il ne découvrait pas de cigarettes, il s’empara de l’inélégant ustensile.
  
  Francis jugea plutôt étrange que la secrétaire fût démunie d’argent, alors qu’elle n’avait pas de sac à main.
  
  - Vous n’êtes pas venue seule jusqu’ici, remarqua-t-il. Des copains doivent vous attendre sur la route... Ou m’attendre, moi. Nous disposons donc de quelques minutes. Vous partagiez les secrets de Lu Peng Yun. Tous. Alors répondez : d’où tenait-il les photocopies qu’il avait emportées en France ?
  
  Pai Yen, les mains croisées sur les globes provocants de ses seins, avait les formes délicates d’une statuette d’ivoire et l’attitude transie d’une esclave exposée au marché.
  
  Elle bégaya :
  
  - Lu n’est pas rentré cette nuit... J’étais simplement venue voir si...
  
  Francis lui balança une gifle du revers de la main, avec assez de vigueur pour l’envoyer dinguer sur le canapé.
  
  - Il y a une heure, vous étiez à Hollywood Road, vous saviez que Lu était mort et vous fauchiez en vitesse des documents révélateurs, accusa-t-il d’une voix contenue en se penchant sur elle, menaçant. Et puis, vous avez voulu perquisitionner chez moi, dans l’espoir de comprendre ce qui s’était passé à Tai Tam Bay. Donc, pas de boniments. Parlez vite...
  
  Le torse soulevé par une respiration haletante, la Chinoise braqua un regard indéfinissable, à la fois effrayé, hostile et scrutateur, sur l’Européen. Celui-ci était, avant tout, un homme.
  
  D’un coup de reins, elle s’étala plus confortablement sur les coussins. Elle entrouvrit la bouche et se livra à une mimique odieuse, d’une audace et d’un cynisme éloquents. Peu de filles de Wanchai auraient oser lancer une telle invite.
  
  Une bouffée de chaleur monta au front de Coplan. Il gronda :
  
  - Espèce de garce...
  
  L’attrapant par un bras et par une jambe, il l’arracha du canapé, la tint suspendue la tête à vingt centimètres du sol et la trimbala en quelques enjambées dans la salle de bains, où il la projeta dans la baignoire. Puis il la prit à la gorge pour la maintenir au fond et ouvrit le robinet d’eau froide.
  
  Elle se tortilla furieusement, le souffle coupé par le jet glacial qui l’inondait.
  
  - Parle, enjoignit-il, une lueur meurtrière dans les prunelles. Sinon je te tiendrai jusqu’à ce que la flotte te recouvre.
  
  Pai Yen, les doigts accrochés au poignet de Coplan, tâcha d’alléger sa pression.
  
  - C’est... à Anchorage, en Alaska, grimaça-t-elle. Au cours de son voyage d’aller...
  
  - Qui avait-il contacté là-bas ?
  
  - Un employé du bureau de la Pan American Airlines... Un certain Clifford.
  
  - Pourquoi l’étudiant Ling a-t-il été assassiné à Pékin ?
  
  - Parce que Tang Lien Chi n’avait pas été arrêté à Paris.
  
  Francis, les traits durs, la considéra un instant. Il ordonna :
  
  - Explique-toi. Ling n’y pouvait rien. Était-il un de vos complices ?
  
  L’eau enveloppait les cuisses, le ventre et les épaules de la jeune femme, qui tendait le cou pour éviter que son visage soit submergé.
  
  - Oui, souffla-t-elle. On craignait que la police de Pékin l’interroge, à la suite des déclarations de Tang. L’étudiant pouvait dénoncer Lu Peng Yun...
  
  - Qui a monté, dirigé toute cette opération ?
  
  Là, Pai Yen renâcla.
  
  - Personne ne le connaît, assura-t-elle en frissonnant des pieds à la tête.
  
  Coplan, de sa main large ouverte, poussa la figure de la fille sous le niveau du liquide et l’y maintint trois secondes malgré les soubresauts de ses jambes fuselées. Puis, l’autorisant à respirer, il reprit :
  
  - Lu Peng Yun était sous tes ordres. Tu assurais la liaison avec l’échelon supérieur, la preuve en a été faite ce matin : toi seule savais où étaient dissimulés les papiers importants et c’est pourquoi deux tueurs t’ont accompagnée à l’étude. Qui t’a prévenue ?
  
  Elle s’ébroua, la tête ruisselante, et soudain la haine supplanta sa peur. Une crise de rage convulsa ses traits, retroussa ses lèvres.
  
  - C’est Yau Sang ! Et il vous écorchera vif comme un serpent, cria-t-elle. Cochon d’étranger ! Vous ne sortirez pas vivant de Hong-Kong ! A quoi vous sert de poser des questions ? Vous êtes déjà dans la tombe et vous ne répéterez à personne ce que je vous ai dit, salaud ! A pers...
  
  Elle aurait continué longtemps si Francis n’avait derechef plongé sa tête sous l’eau. Ses vociférations se muèrent en borborygmes. Quand elle revint en surface, elle souffla et cracha, étourdie, ayant cru sa dernière heure arrivée.
  
  - Yau Sang ? Où loge-t-il, ce gars-là ? demanda Coplan d’un air railleur. Vas-y, donne-moi le tuyau puisque ça restera entre nous. Après, je te sécherai...
  
  Avec défi, elle articula très clairement :
  
  - Kat Street. Essayez donc de lui rendre visite.
  
  - J’essayerai, promit Francis. Maintenant, sors-toi de là.
  
  Il se redressa et lui jeta une serviette à la figure, puis il s’éloigna de la salle de bains.
  
  Revenu dans le living, il s’octroya un autre whisky.
  
  S’il gardait Pai Yen comme otage, les Chinetoques qui poireautaient sur la route finiraient par s’amener. Ce serait alors le gros baroud et d’inévitables démêlés avec la Criminal Investigation Branch. S’ensuivrait un déballage complet que le Vieux ne désirait probablement pas.
  
  Une tentative de sortie, dans la conjoncture actuelle, aboutirait au même résultat, sauf que les tueurs auraient l’avantage de frapper dans de meilleures conditions, au moment et à l’endroit de leur choix.
  
  Or, à la base, il y avait un énorme malentendu.
  
  Pai Yen revint de la salle de bains, sèche mais privée de son slip ; elle avait une physionomie courroucée. Elle s’arrêta sur le seuil, indécise, comme si elle ne s’était pas doutée que Coplan serait encore là.
  
  - Enfilez vos nippes, éructa Francis. Si vous serrez convenablement la ceinture de votre imperméable, on ne verra pas que votre robe est déchirée.
  
  - Vous... me laissez partir ?
  
  - Mais bien sûr ! Qui d’autre que vous pourrait transmettre un message à Yau Sang, de ma part ?
  
  Elle eut un battement de cils, avança vers lui.
  
  - Votre testament? persifla-t-elle, plus intriguée qu’elle ne voulait le paraître.
  
  - Une mise au point, rectifia-t-il. L’explication que vous cherchiez ici, je peux vous la fournir. Des agents chinois étaient sur la piste de Lu. Moi je l’ignorais. Je travaille pour le gouvernement français. J’ai demandé ici, hier soir, à Lu Peng Yun, pourquoi il avait tenté de faire arrêter Tang à Orly. Après quoi ses gorilles m’ont emmené à la jonque. Là, nous avions conclu un pacte : je lui remettais des photos dangereuses pour lui, en échange il me laissait prendre l’avion pour l’Europe. Ces photos, elles sont là, je les ai détruites...
  
  Il alla ramasser le film dans la chambre et le montra.
  
  Pai Yen hocha la tête. Elle afficha une mine dégoûtée.
  
  - J’étais sûre que vous aviez organisé cette party dans un but précis, émit-elle. Autrement, je serais venue. C’est moi qui ai forcé Lu d'emmener une escorte. Il avait confiance en vous.
  
  - Quand les agents de Pékin nous ont attaqués, sur le rivage, ils me suspectaient d’être renseigné sur les activités de votre réseau et, comme vos collègues étaient morts, ils m’ont gardé avec eux. Mais avant de me cuisiner, ils ont voulu aller à Hollywood Road. Je n’y suis pour rien. Ils savaient fort bien où Lu avait son étude puisqu’il était un fonctionnaire de l’administration de Pékin... Répétez donc ceci à Yau Sang, si tel est le nom de votre patron : je n’ai aucune raison de raconter cette histoire aux Anglais, aux Chinois, ni même aux Américains. Mais s’il me barre la route, il commet une gaffe qui aura des conséquences incalculables et dont il se repentira. Pigé ?
  
  La jeune femme, méditative, ramassa ses dessous et sa robe lacérée qu’elle contempla avec perplexité.
  
  - Je veux bien transmettre la commission, murmura-t-elle. Pourtant, quoi que vous prétendiez, votre existence est une menace pour nous. Les hommes de Pékin vous rattraperont, ils...
  
  Coplan lui coupa la parole :
  
  - Les trois témoins de ma rencontre avec Lu, hier, sont morts. Pourquoi la police chinoise penserait-elle à me rattraper ?
  
  Son superbe aplomb masquait le fait que les assaillants de Tai Tam Bay étaient cinq, et non trois. Les deux survivants savaient qu’il était allé à Hollywood Road.
  
  Pai Yen entreprit de se vêtir sommairement, rien que de sa robe. Son apathie s’effaça et ses gestes s’accélérèrent.
  
  - Je vous conseille de ne pas quitter cette demeure, dit-elle en mettant son imperméable. Ne sortez sous aucun prétexte avant que les consignes soient rapportées... si elles le sont. Éventuellement, je viendrai vous chercher moi-même pour vous conduire à l’aéroport.
  
  Elle noua sa ceinture, inséra ses petits pieds dans les chaussures qu’elle avait perdues lors de son transport mouvementé à la salle de bains, puis elle fixa Coplan et dit :
  
  - Rendez-moi ce briquet.
  
  Secouant la tête, il répliqua ironiquement :
  
  - Soyez tranquille, je ne m’en servirai pas.
  
  - Moi non plus. Remettez-le moi, sinon vous allez me faire perdre la face... Je peux tout justifier, sauf la perte de cet objet.
  
  Francis le préleva dans sa poche et le lui tendit.
  
  Pai Yen s’en saisit avidement, le fit disparaître dans son manteau. Discernant une vague inquiétude dans les yeux de Coplan, elle déclara :
  
  - Non, je ne l’emploierai pas. En définitive, ma visite ici a donné les résultats escomptés. Je dois les communiquer... et dire aux camarades qui guettent votre arrivée que votre exécution ne s’impose pas tant que vous resterez dans cette maison.
  
  - Parfait. Mais si Yau Sang rejette l’idée de me laisser partir, comment le saurai-je ?
  
  Pai Yen et Francis eurent simultanément leurs traits rembrunis par un sentiment d’anxiété. Une voiture roulait sur le gravier de la propriété.
  
  Coplan alla jeter un coup d’œil par la porte-fenêtre de la terrasse ; son sang ne fit qu’un tour.
  
  Il n’y avait pas une voiture, mais deux : l’Austin verte de Lu Peng Yun et une limousine noire. Des agents de police en tenue et deux inspecteurs en civil en descendaient.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Pai Yen, qui avait rejoint Coplan, leva vers lui un regard soupçonneux. Il la prit par le bras pour la tirer en arrière et lui dit rudement :
  
  - Ne vous affolez pas. Je vais les recevoir en bas. Planquez-vous dans la chambre à coucher et ne faites pas de bêtise : vous n’avez rien à craindre.
  
  - Vous leur aviez téléphoné avant que...
  
  - Non, coupa-t-il. Je n’y comprends rien, mais je doute qu’ils aient un mandat de perquisition. Cachez-vous et attendez.
  
  Un coup de sonnette impératif vibra dans le hall.
  
  Pai Yen, en refluant vers la chambre, eut la présence d’esprit de ramasser le soutien-gorge et la combinaison qu’elle avait abandonnés sur le tapis.
  
  Coplan descendit posément les escaliers tout en songeant qu’il avait sur lui un pistolet dont il aurait du mal à expliquer l’origine si on le fouillait. Il ne trouva rien de mieux, pour s’en débarrasser, que de le fourrer dans l’énorme vase de Chine qui trônait sur un guéridon en teck, puis il alla ouvrir.
  
  Les deux Anglais en civil le saluèrent courtoisement. Ils avaient le teint rouge, la réserve un peu hautaine et la mise correcte des fonctionnaires coloniaux. Le plus âgé des deux, un homme aux yeux bleu pâle et aux cheveux poivre et sel, exhiba une carte de police et s’enquit :
  
  - Pouvez-vous nous accorder quelques instants, sir ?
  
  Francis, les sourcils arqués par une expression d’étonnement, dit d’un ton affable :
  
  - Mais certainement... Entrez donc.
  
  Les inspecteurs, suivis de deux agents de race asiatique coiffés d’une étroite casquette à visière courte, en uniforme de drap bleu, avec guêtres et longue matraque, pénétrèrent dans le hall.
  
  Un silence guindé précéda la première question du chef de l’escouade :
  
  - C’est bien à mister Cadouin que j’ai l’honneur de parler ?
  
  La réponse de Francis fut très spontanée :
  
  - Cadouin ? Non, vous faites erreur. Je m’appelle Coplan, et je suis citoyen français.
  
  - Alors, vous ne connaissez pas un nommé Lu Peng Yun ? s’informa le détective en le regardant d’un air dubitatif.
  
  Le cerveau de Coplan fonctionnait à une allure supersonique. Le moindre faux pas risquait de le coincer dans une situation inextricable. Et en outre, là-haut, Pai Yen était capable de s’incendier d’une minute à l’autre, se croyant dupée et prise au piège.
  
  - Oui, je connais fort bien M. Lu Peng Yun, admit Francis.
  
  - Et vous ne vous appelez pas Cadouin ?
  
  - Non.
  
  - N’avez-vous pas fréquenté, à Hong-Kong ou en France, une personne portant ce nom ?
  
  - Il ne me semble pas.
  
  - Vous plairait-il de me montrer votre passeport ?
  
  - Volontiers.
  
  Coplan le présenta à l’inspecteur, qui feuilleta longuement le livret.
  
  - Le visa d’entrée vous a été délivré à Pékin, remarqua l’Anglais. Vous arrivez donc directement de la Chine Populaire ?
  
  - En effet. Mais puis-je apprendre le motif de votre visite ?
  
  Son interlocuteur ignora la question.
  
  - Quand avez-vous vu Lu Peng Yun pour la dernière fois ? demanda-t-il très incidemment.
  
  - Hier soir, dit Coplan. Je l’ai reçu ici-même.
  
  Le policier approuva de la tête, puis il tira de son portefeuille une carte de visite qu’il montra, tenue entre le pouce et l’index :
  
  - Comment expliquez-vous ceci ?
  
  C’était une des cartes au nom de Cadouin que Francis avait fait imprimer trois jours plus tôt. Une inscription à la main, tracée en rouge avec un stylo-bille à pointe de feutre, mentionnait l’adresse de la villa.
  
  Francis eut une moue d’incertitude.
  
  - Je suppose qu’il a noté mon adresse sur le premier carton qui lui tombait sous la main, murmura-t-il, conscient du danger.
  
  Les policiers avaient dû trouver cette carte de visite dans la poche de Lu Peng Yun ou dans la boîte à gants de son Austin. S’il leur prenait la fantaisie de confronter les empreintes digitales qu’elle portait avec les siennes, son système s’écroulerait.
  
  L’inspecteur replaça le petit rectangle dans son portefeuille, sans commentaire.
  
  - Donc, Lu Peng Yun est venu chez vous hier soir, reprit-il. D’autres invités participaient-ils à cette réunion ?
  
  Coplan eut le cou un peu moite en pensant à tous les verres disséminés dans la salle de séjour et la chambre à coucher. Il affirma cependant :
  
  - Non, nous étions seuls. Nous avons parlé affaires. Mais dois-je comprendre qu’il lui est arrivé quelque chose ?
  
  A nouveau, l’Anglais affecta l’air de ne pas avoir entendu.
  
  - Vous a-t-il parlé d’un rendez-vous ultérieur ? Était-il plus soucieux qu’à l’ordinaire ?
  
  - En aucune façon. Il est parti d’ici vers minuit et demie, assez satisfait de notre entretien. J’ai bien eu l’impression qu’il regagnait son domicile.
  
  L’inspecteur toussota.
  
  - Comment avaient débuté vos relations ? questionna-t-il en dévisageant Francis avec insistance.
  
  - Oh... D’une manière très officielle. M. Lu Peng Yun faisait partie d’une commission chinoise chargée de négocier à Paris l’achat de trois cargos. En tant que fonctionnaire des Affaires Étrangères, j’ai eu l'occasion de dîner avec lui. Il était normal que je le rencontre lors de mon séjour à Hong-Kong.
  
  Préoccupé, le Chief Detective Inspector Marble, du C.I.B., jugea que la personnalité du locataire de la villa l’autorisait à divulguer la cause de ces investigations.
  
  - Nous sommes devant un cas très mystérieux, M. Coplan. Le cadavre de Lu Peng Yun a été découvert cette nuit auprès des restes de deux hommes qui avaient brûlé vif. Les premières constatations nous inclinent à croire qu’il s’est tiré une balle dans la tête.
  
  Coplan sursauta :
  
  - Comment ? Mais c’est inimaginable ! Vous me dites que cet homme est mort ?
  
  Marble poursuivit :
  
  - Ce qui complique l’affaire, c’est que l’Austin du défunt était en stationnement à huit milles de là, et qu’à cinq heures et demie du matin son cabinet de consultation a été le théâtre d’un sanglant règlement de comptes. Tout ceci, évidemment, tend à nous faire supposer qu’il avait des activités... hum, illégales. N’êtes-vous pas en mesure de nous fournir une indication, si minime soit-elle ?
  
  Coplan prit un air inspiré en se frottant le menton.
  
  - Je me suis laissé dire que les sociétés secrètes étaient nombreuses à Hong-Kong, avança-t-il. Des chocs entre Chinois communistes et les réfugiés ne sont-ils pas fréquents ?
  
  Le digne fonctionnaire de la Couronne réfuta aussitôt :
  
  - Détrompez-vous, ils sont extrêmement rares, au contraire. Le Chinois expatrié est très respectueux des lois de son pays d’adoption. Il est ennemi de la violence, ne vole pas, ne tue pas. La seule chose qui puisse le conduire au meurtre ou au suicide est l’éventualité de perdre la face. Hong-Kong, avec ses trois millions de réfugiés, est le territoire le plus calme du Commonwealth (Telle est du moins la thèse soutenue par les autorités locales. (Note de l’auteur.)).
  
  - Je ne l’aurais pas cru, voyez-vous, dit Francis, imperturbable. Non, vraiment, cette histoire me dépasse... Je n’en reviens pas.
  
  L’inspecteur-chef ne dissimula plus sa contrariété.
  
  - Nous n’avons guère d’indices, avoua-t-il. Quelques personnes qui se trouvaient dans Hollywood Road au moment de la fusillade prétendent avoir vu surgir de l’immeuble une native vêtue d’un imperméable en tissu plastique imitant le léopard, et la tête couverte d’un foulard vert... C’est à peu près tout. Quand à la secrétaire de Lu Peng Yun, nous n’avons pas encore pu la joindre.
  
  Il releva sur Coplan son regard froid et ajouta :
  
  - Vous ne sauriez pas où elle se trouve, par hasard ?
  
  C’eût été le bouquet, si Pai Yen avait attendu cet instant-là pour flanquer le feu à elle-même et à la baraque !
  
  Francis, un chat dans la gorge, parvint à répondre :
  
  - Je n’ai aperçu qu’une fois cette demoiselle, et je n’ai pas la moindre idée du lieu où elle habite. Navré de ne pas vous être plus utile, inspecteur.
  
  Celui-ci promena les yeux sur le hall.
  
  - Vous avez loué ce bungalow ?
  
  - Oui, par l’intermédiaire d’un ami.
  
  - J’en déduis que vous comptez séjourner un petit temps dans la Colonie, mister Coplan ?
  
  - Un mois, au maximum.
  
  - Fort bien, dit Marble. N’oubliez pas que, pour plus de 30 jours, vous devez solliciter une carte à l'Immigration Department, au 31 Des Vœux Road, 6e étage, même si votre visa est valable pour trois mois.
  
  - Le cas échéant, j’y songerai, acquiesça Francis.
  
  Marble, son adjoint et les deux agents, qui saluèrent en claquant les talons, se retirèrent.
  
  Lorsqu’il ferma l’huis, Coplan éprouva une soif inextinguible. Il épia pourtant, du hall, les bruits de moteur annonçant le départ des deux voitures et ne se dirigea vers l’escalier que quand le silence se fut rétabli.
  
  Il escalada les marches quatre à quatre.
  
  Pai Yen était postée près de la porte-fenêtre, légèrement en retrait. Elle tourna vers lui un visage encore altéré.
  
  - J’ai tout entendu, prononça-t-elle, les lèvres décolorées.
  
  Il se versa un double scotch, sec.
  
  - Tirez-en des conclusions, suggéra-t-il en lui dédiant un coup d’œil significatif. Condamné ou non par Yau Sang, il faudra bien que je reste encore un peu. Si je prenais l’avion demain, la police me retiendrait.
  
  Pai Yen lui ôta la bouteille des mains et se versa aussi une forte dose d’alcool.
  
  - Mes nerfs vont craquer, avoua-t-elle, frémissante: J’ai gardé un doigt sur le détonateur, constamment, croyant toujours que vous finiriez par choisir la protection des flics.
  
  Elle avala d’un trait, attendit que la brûlure s’apaisât dans sa gorge, puis reprit :
  
  - Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
  
  Il eut une mimique exprimant que la chose allait de soi.
  
  - Parce que je préfère me débrouiller autrement. Je ne démolis rien avant d’avoir compris, maugréa-t-il.
  
  La Chinoise se rapprocha de lui, les paupières mi-closes sur ses yeux en amande.
  
  - J’ai eu tort de vous insulter ; vous me réconcilieriez presque avec les Blancs, glissa-t-elle. Vous avez été fair-play, malgré tout... Maintenant je sais qu’on peut se fier à vos paroles, bonnes et mauvaises.
  
  Coplan laissa tomber sur elle un regard lourd.
  
  - Il est souhaitable que vous ne soyez pas la seule, rétorqua-t-il, ambigu. En attendant, nous sommes dans un beau pétrin, vous et moi. L’arrivée de cette escouade de policiers a probablement fait décamper vos protecteurs.
  
  Ils auront pensé que vous alliez être coffrée... et que Yau Sang devait en être informé dare-dare.
  
  Pai Yen, désorientée, n’avait pas songé à cela. Privée de l’aide de ses collègues, elle ne pouvait regagner la ville. Surtout pas dans cet accoutrement...
  
  Francis ajouta :
  
  - Votre signalement doit déjà être diffusé par les Anglais, et votre imperméable est un peu voyant... Par ailleurs, la section de la police chinoise qui opère ici clandestinement ne va pas manquer de vous épingler à la première occasion. Étant établi que Lu Peng Yun trahissait, vous, sa proche collaboratrice, aurez des comptes à rendre, c’est fatal.
  
  Soudain, Pai Yen colla ses poings sur ses tempes et cria :
  
  - Non ! Assez ! Je n’en peux plus... Taisez-vous !
  
  D’abord, Francis haussa les épaules devant cette attitude bien féminine qui consiste à chasser des réalités trop accablantes. Et puis, considérant la jeunesse et la fragilité physique de la Chinoise, se demandant à la suite de quels obscurs déboires elle avait été amenée à s’enrôler parmi les combattants de l’ombre, il éprouva pour elle une sorte d’amitié confraternelle.
  
  Peut-être subissait-il, lui aussi, le contrecoup de tous ces événements dramatiques qui s’étaient succédé à une cadence accélérée, au cours des douze dernières heures, puisqu’il eut pour Pai Yen un geste débonnaire.
  
  Il lui pressa le bras d’une façon réconfortante et soupira :
  
  - Allons, relaxez-vous... Il y a toujours une solution. Vous savez, moi je dispose également d’une voiture...
  
  Au bord des larmes, Pai Yen le dévisagea, ébahie.
  
  - Vous iriez jusqu’à me... ?
  
  - Il le faudra bien, grommela-t-il, à nouveau bourru. Vous n’allez pas faire de l’auto-stop dans cette tenue, j’imagine ?
  
  Elle réfléchit, puis objecta :
  
  - Mais si mes camarades, contrairement à ce que vous supposez, n’ont pas cessé de surveiller les abords de la propriété ? Ils nous mitrailleront au passage...
  
  - Si vous préférez vous balader sur la route pour vous assurer qu’ils sont toujours là, je veux bien. Il me semble pourtant que s’ils n’avaient pas choisi de rentrer à Victoria, ils seraient déjà venus jeter un coup d’œil dans la maison, non ?
  
  Pai Yen en convint. La police britannique ne viole pas le domicile d’un particulier : si elle était entrée dans la villa, cela prouvait qu’on lui avait ouvert la porte, donc qu’il y avait quelqu’un.
  
  La secrétaire de Lu Peng Yun, les nerfs à fleur de peau, posa sur Coplan un regard énigmatique, troublant.
  
  - Alors, dit-elle du bout des lèvres, nous ne sommes pas pressés, n’est-ce pas ?
  
  Un étrange silence régna pendant qu’elle dénouait la ceinture de son manteau. Celui-ci s’entrouvrit, laissant apercevoir entre les lambeaux de la robe la chair mate et douce de son corps safrané.
  
  Elle murmura :
  
  - Tantôt, vous étiez indigné... Pourquoi ? Une femme se défend comme elle peut. M’en tenez-vous rancune ?
  
  Son genou et sa cuisse émergèrent de l’entrebâillement du manteau lorsqu’elle se déhancha, un poing à la taille, campée dans une pose excitante admirablement calculée.
  
  Coplan ressentit le puissant pouvoir de séduction qui émanait de cette souple Asiatique, intelligente, sans pudeur, d’une mentalité déroutante.
  
  Faisant un pas vers elle, il emprisonna ses épaules rondes et l’embrassa légèrement sur la bouche.
  
  - Qui sait ce qui se serait produit si vous étiez venue hier soir avec Lu ? dit-il à mi-voix. La même chose, peut-être ?...
  
  Il la souleva comme un fétu, avec une indulgente tendresse, et l’emporta vers la chambre voisine tandis qu’elle nouait des bras câlins autour de son cou.
  
  - Calme-moi, gémit-elle.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, il sortit sa voiture du garage et l’amena devant le perron. Pai Yen descendit rapidement les marches alors que Francis tenait ouverte la portière arrière.
  
  - Planque-toi entre les sièges, conseilla-t-il. On ne sait jamais.
  
  Docile, elle s’installa sur la moquette, les genoux repliés. Cette fois, il ferma à clé la porte de la villa, puis il reprit le volant.
  
  Il tendit l’oreille afin de déceler l’approche éventuelle d’un véhicule sur la route et, ne percevant rien, il jeta par-dessus son épaule :
  
  - Accroche ta ceinture.
  
  L’Hillman démarra en trombe, vira sur les chapeaux de roue à la sortie de la propriété, fonça dans la descente après qu’un bref dérapage eut été rattrapé.
  
  Coplan, qui aurait tenu le pari que les tueurs n’étaient plus dans les environs, ne chiffrait pourtant pas cette probabilité à cent pour cent. C’est pourquoi il dévala la pente à tombeau ouvert jusqu’au troisième virage.
  
  Il n’avait rien remarqué d’insolite, son rétroviseur ne signalait pas de voiture derrière lui. Alors, à une allure plus modérée, il poursuivit son chemin vers l’agglomération.
  
  - Tout va bien, annonça-t-il à sa passagère recroquevillée entre les banquettes. Où veux-tu que je te dépose ?
  
  - Rejoins Queens Road à la hauteur de la Bank of China, cita Pai Yen comme point de repère. Suis Queens Road vers l’ouest et arrête-toi un bloc après le Théâtre Central, à l’entrée de Ladder Street. Je débarquerai là.
  
  - Okay.
  
  Quelques secondes après, la Chinoise ajouta :
  
  - Kat Street est à deux pas de cette rue. Là, je n’aurai plus rien à craindre:
  
  - Je vais quand même t’acheter un autre manteau au premier magasin que nous rencontrerons. Avec le tien, tu es repérable à un kilomètre. Au fait, tu ne m’avais pas répondu... Comment connaîtrai-je la décision de Yau Sang, s’il n’est pas d’accord pour enterrer sa hache de guerre ?
  
  - Un petit feu de Bengale vert s’allumera ce soir à neuf heures dans ton jardin, dit Pai Yen. S’il brûle, tâche de sauver ta vie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Quand Pai Yen l’eut quitté, Coplan comprit pourquoi elle avait eu l’audace de lui révéler où Yau Sang se cachait.
  
  A présent, il se remémorait le quartier en voyant Ladder Street, une rue en escaliers, étroite, grouillante de monde, pavoisée d’innombrables enseignes et de banderolles portant de grands idéogrammes chinois.
  
  Il l’avait empruntée au petit matin, quand il s’était défilé de Hollywood Road, pour regagner le district du centre.
  
  Kat Street et Morlo Gai sont deux ruelles transversales de cette voie en pente où les boutiques se pressent l’une contre l’autre. Toutes deux avaient eu, dans le temps, une assez mauvaise réputation.
  
  La première, officiellement baptisée « rue des Lascars », et la seconde « le marché des voleurs » sont des artères peu larges où les seuls véhicules qui peuvent passer sont les vélos, les triporteurs et les rickshaws. Elles sont encombrées par les marchandises qu’exposent les commerçants et par une multitude d’enfants qui jouent comme ils le peuvent entre ces façades lépreuses.
  
  Un Européen pénétrant dans ce dédale était assailli, dès ses premiers pas, par les offres des marchands de curios. Mille paires d’yeux le guettaient sans arrêt. Par contre, pour un Chinois, se déplacer à sa guise sans être remarqué était un jeu d’enfant.
  
  Coplan acquit la conviction que Pai Yen lui avait dit la vérité, en partie parce que la proximité du cabinet de Lu Peng Yun n’était sûrement pas fortuite.
  
  Songeur, il embraya.
  
  Sans le faire exprès, il refit en sens inverse le trajet qu’avaient accompli Pai Yen et ses gardes du corps après la mitraillade : à l’intersection de Hollywood Road, il vira dans celle-ci pour la remonter.
  
  Il réalisa ainsi que le trio n’avait pas dû courir loin pour se mettre à couvert.
  
  L’avenue avait son aspect habituel. Il n'y avait même plus d’attroupement devant le 76, ni d’auto de la police.
  
  Il conduisit l’Hillman au car-ferry, traversa l’eau sans sortir de sa voiture et, quand il fut à Kowloon, il la rangea dans un parking près de la gare.
  
  Il alla déjeuner plantureusement dans un restaurant de Nathan Road, but ensuite deux tasses de café fort, puis il se dirigea vers la maison de Jackie Fay.
  
  Le pourvoyeur de call-girls l’accueillit avec un sourire avenant, prévoyant encore une affaire.
  
  - Je veux roupiller, dit Francis.
  
  - Avec qui ? s’informa Jackie.
  
  - Seul. Complètement seul, tu m’entends ?
  
  La figure du Chinois s’allongea.
  
  - Mais... ici, je ne.,,
  
  - Combien ?
  
  Jackie avait l’esprit agile et le sens du business.
  
  - Cinq dollars U.S. - 30 dollars Hong-Kong, répliqua-t-il instantanément.
  
  Coplan lui fourra des billets dans la main.
  
  - Lis-tu les journaux ? demanda-t-il négligemment.
  
  - Non, dit Jackie, éberlué par ce singulier client.
  
  - Tu as raison, opina Francis. C’est le meilleur moyen de garder un bon moral. Montre-moi ma chambre.
  
  Un quart d’heure plus tard, il s’endormit tranquille.
  
  
  
  
  
  Le crépuscule tombait quand Coplan déboucha dans la rue. Les enseignes et les étalages du quartier s’illuminaient déjà.
  
  La perspective de remonter au Peak n’enthousiasmait pas Francis outre mesure mais, comme il devrait s’organiser en fonction de la réponse de Yau Sang, il était contraint de retourner là-haut pour la connaître.
  
  Il bifurqua dans Chatham Road, une grande artère bordée de buildings et d’hôtels à quinze étages flambant neufs et longeant un large terre-plein qu’un mur couvert de panneaux publicitaires séparait de la voie ferrée Kowloon-Canton.
  
  Il atteignit ainsi le parking de la gare et marcha vers sa Hillman. Quelqu’un lui parla au moment où il mettait la main sur la poignée de la portière.
  
  - Pas celle-là, sir. Celle-ci.
  
  C’était un Blanc de haute stature, au masque dur. Avec autorité, il désigna une longue Chrysler noire rangée parallèlement à l’Hillman.
  
  L’homme n’était pas seul. Un autre, également de race blanche et non moins athlétique, s’était placé de manière à couper la retraite à Coplan. Sa main droite était enfoncée dans la poche latérale de son veston.
  
  Ces deux types avaient la suffisance et la froide détermination d’agents spéciaux entraînés, experts dans l’art de capturer sans esclandre des individus dangereux.
  
  Coplan, coincé dans le couloir entre les deux voitures, fixa sans broncher le malabar qui lui avait intimé cet ordre.
  
  - A qui ai-je l’honneur? questionna-t-il, hautain.
  
  - Spécial Branch, dit laconiquement l’intéressé. Montez.
  
  Francis obtempéra.
  
  La Chrysler fit une marche arrière en arc-de-cercle, puis s’infiltra dans la circulation. Elle vira peu avant la gare et enfila Nathan Road.
  
  Le mutisme des deux inconnus était plus inquiétant qu’une accusation précise ; Coplan se demanda quelle tuile lui tombait encore sur la tête. Il ne s’expliquait surtout pas comment il avait pu être intercepté à cet endroit-là.
  
  A cause de la Hillman ?
  
  Au bout d’un parcours en ligne droite d’une dizaine de minutes, dans le trafic grandissant qui marquait la sortie des bureaux, la Chrysler stoppa devant un immeuble récent, ultra-moderne, et qui ne semblait pas destiné à héberger des services officiels.
  
  Coplan fut emmené dans un large couloir dallé de marbre, brillamment éclairé. Les trois hommes empruntèrent un ascenseur jusqu’au 7e étage, puis Francis fut introduit dans des locaux dont l’aménagement dénonçait l’usage commercial. Il aboutit finalement dans une sorte de bureau directorial aux portes capitonnées.
  
  - Asseyez-vous, jeta brièvement l’un des costauds, tandis que l’autre restait de faction devant l’entrée.
  
  Francis avait trop l’expérience de ce genre d’opération pour ne pas flairer quelque chose d’insolite. Même dans les cas les plus graves, les fonctionnaires britanniques s’attachent à respecter les formes. Ils n’appréhendent pas quelqu’un sans lui notifier la raison - ou le prétexte - de cette entrave à sa liberté.
  
  Coplan s’installa, plus intrigué qu’anxieux.
  
  - Vous semblez être en bons termes avec cette fille... commença son interlocuteur, sur un ton neutre et avec un léger accent américain. Qu’est-ce qu’elle fabrique, en réalité ?
  
  - Quelle fille ? dit Francis. J’en connais plusieurs.
  
  - Celle que vous avez déposée au bas des marches de Ladder Street, un peu avant midi.
  
  - Je crois qu’elle est la secrétaire d’un avocat. Seriez-vous son mari ?
  
  Le faciès du type se contracta.
  
  - Écoutez, dit-il. Ne croyez pas que vous allez vous payer ma tête. C’est très sérieux. Cette boîte est insonorisée de bas en haut. A cette heure-ci, il n’y a plus personne à côté, ni au-dessus, ni en dessous. Il vaudrait mieux que vous répondiez franchement, sinon nous devrons vous casser la figure.
  
  Son air supérieur déplut souverainement à Francis.
  
  - Eh bien, très franchement, vous mem... dez, renvoya-t-il sans élever la voix. De quel droit m'interrogez-vous ?
  
  - Etes-vous anglais ou américain ?
  
  - Et vous ?
  
  L’homme, qui s’était affalé dans un fauteuil, se remit debout.
  
  - Vous êtes un mariolle, hein ? ricana-t-il. Moi aussi. Mais je manque de patience. Vous trimbalez dans votre voiture une poupée chinoise qui est recherchée par la police. Ou vous êtes le dernier des caves ou vous lui donnez un coup de main. Pourquoi ?
  
  - On revenait d’une balade à la campagne, émit Francis. Je la trouve mignonne, cette petite. Pas vous ?
  
  Le colosse agrippa un des revers de Coplan et lui décerna un direct. Mais avant que son poing fût arrivé à destination, il bascula en avant, victime de sa prise, de son élan et de la chute en arrière qu’avait déterminée Francis en se renversant avec son siège. Un pied au creux de l’estomac, le type fut propulsé pardessus Coplan et alla heurter de la tête une armoire métallique qui résonna comme un gong.
  
  Coplan reprenait appui sur un genou quand l’autre escogriffe, arrivant à la rescousse, voulut l’étendre d’un coup de crosse. Francis roula de côté ; à plat sur le dos, il lui expédia un coup de talon sur la rotule. Le bénéficiaire, le souffle coupé, trébucha, puis dégringola sur les jambes de son acolyte, qui, sonné, s’aidait de ses bras pour se relever.
  
  Animé par un dynamisme féroce, Coplan se retourna comme une crêpe ; les mains sur le sol, il projeta cette fois ses deux talons dans les côtes du second assaillant, l’envoyant plus loin sur le lino. Puis il pivota et, à la volée, frappa du tranchant de sa gauche le cou musclé du premier. Profitant du bref répit que lui accordait l’apathie momentanée des deux types, il dégaina son pistolet, en abattit le canon sur l’occiput de l’homme affalé devant l’armoire, en éprouvant le plaisir intime de lui fermer sa grande gueule.
  
  Handicapé par une jambe qui lui refusait tout service, l’autre zèbre serrait fébrilement son pistolet. Il grinça :
  
  - Reculez... Levez vos pattes.
  
  Coplan le nargua :
  
  - Crétin, vous n’oseriez jamais tirer. Vous ne savez même pas qui je suis... Moi, je suis en état de légitime défense. Lâchez ce pétard ou je vous fais sauter la caisse !
  
  Soit qu’il fût influencé par la résolution de son adversaire, soit qu’il redoutât les conséquences d’un échange de balles, l’interpellé rabaissa son automatique sans toutefois le lâcher.
  
  Coplan fit alors deux pas en arrière afin de tenir en joue plus aisément les faux détectives.
  
  - Puisque vous désiriez bavarder, reprenons la conversation, articula-t-il. Que lui voulez-vous, à cette Chinoise ?
  
  L’individu qui avait eu le crâne sérieusement endolori à deux reprises ne paraissait guère avoir des idées nettes. Il avait l’expression absorbée et le regard flou d’un pochard cherchant à reprendre ses esprits. Son collègue, plus lucide, se frottait les côtes en plissant les yeux, le front et la bouche.
  
  - Vous vous en doutez, non ? maugréa-t-il. Cette fille appartient à un gang d’espions, et vous aussi. Mais vous ne courrez plus longtemps...
  
  - Vous êtes des ballots, répliqua Francis, impavide. Un muscle à la place du cerveau, et psychologues comme mes bottes. Il n’y a que vous dans le monde, hein ? Personne d’autre ne peut avoir l’astuce de mener aussi une enquête... ou de la poursuivre sans vous demander votre avis ?
  
  La physionomie crispée du quidam refléta un effort mental considérable.
  
  - N’essayez pas de me faire gober que vous êtes un G-Man, bougonna-t-il. On nous aurait prévenus...
  
  - Ne vous fiez pas à mon accent : je suis Français. Et si je ne m’abuse, c’est de Paris qu’on vous a mis en piste sur cette affaire. Correct ?
  
  De l’étonnement et de la méfiance se peignirent sur le mufle de l’Américain.
  
  - Correct, acquiesça-t-il. On nous a branchés sur un type qui allait de Paris à Hong-Kong en passant par le Pôle. La filature a débuté à l’escale d’Anchorage.
  
  Coplan, rengainant son Webley-Scott, soupira :
  
  - Relevez-vous tous les deux... Nous étions mal partis. Lu Peng Yun a-t-il eu un contact à Anchorage, à votre connaissance ?
  
  Assez interloqués, les agents spéciaux se mirent péniblement debout. Une mésaventure pareille ne leur était jamais arrivée, et ils digéraient mal la gaffe qu’ils avaient commise, d’autant plus qu’elle se terminait d’une manière plutôt humiliante pour eux.
  
  - Eh oui, jeta Francis en réponse à leur incrédulité persistante. Il s’agissait de l’équipement électronique de Caravelle. Cela nous concernait autant que vous. Si nous étalions nos jeux respectifs, cela simplifierait le boulot, j’en suis sûr. Mon nom est Coplan.
  
  - Rampton, se présenta celui qui avait si mal entamé le dialogue.
  
  - Hackett, déclina l’autre en se décidant à replacer son arme dans son holster. Si on s’offrait un drink, Chuck ?
  
  Rampton approuva.
  
  Une bouteille de bourbon et des chopes furent extraites du bas de l’armoire, dont un des panneaux portait en creux l’empreinte de la caboche du prénommé Chuck.
  
  Les trois hommes s’envoyèrent une lampée d’alcool dans le gosier, en silence.
  
  - C’est dans Cameron Road que se trouve votre « centrale » ? s’enquit Hackett. Vous m’avez fait poireauter pendant cinq heures dans cette rue...
  
  Coplan eut un sourire.
  
  - Non, ce n’est pas mon port d’attache. Je m’étais réfugié chez un copain pour dormir à l’aise.
  
  Intérieurement, il sélectionnait déjà les choses qu’il pouvait révéler de celles qu’il préférait garder pour lui. En cela, il ne faisait que se conformer à une tradition des services secrets : ne jamais exhiber ses atouts avant de savoir sur quoi les investigations vont déboucher. Il advient parfois que c’est une tactique rentable.
  
  Mais, pour recueillir des filons d’un concurrent, rien de tel que de lui lancer un bel hameçon.
  
  - Je vous parlais d’Anchorage, rappela Francis. Je ne sais si l’indication est valable, mais il paraît que Lu Peng Yun avait reçu les photocopies d’un employé de la Pan American, un certain Clifford.
  
  Les deux Américains échangèrent un regard entendu.
  
  Rampton déclara :
  
  - Au retour, ce Chinois est entré au bureau de cette compagnie, mais nous pensions que c’était pour une question de billet.
  
  - Il y a des chances qu’il ait pris là des renseignements à ramener en Asie, souligna Coplan. Anchorage est un endroit idéal pour une boîte aux lettres.
  
  Il s’en était fait la remarque lors d’un précédent voyage. Seule escale des vols transpolaires, Anchorage jouit d’un statut très particulier. L’Alaska est un État des U.S.A. Il fait donc partie intégrante du territoire des États-Unis. Mais les voyageurs atterrissant à Anchorage n’ont pas besoin de visa, leurs bagages ne sont contrôlés ni au départ ni à l’arrivée, et ils sont libres de circuler autour de l’aéroport s’ils en ont le temps.
  
  Rampton et Hackett ne l’ignoraient pas. Le tuyau fourni par Coplan était de première grandeur : si Anchorage était le dernier maillon de la chaîne, remonter la filière du réseau qui opérait aux States ne serait plus qu’une question de technique courante en matière de contre-espionnage.
  
  Les Américains sentirent qu’ils étaient les débiteurs de l’agent français, et ils consentirent à devenir plus communicatifs.
  
  - Quand nous sommes arrivés à Hong-Kong, nous nous sommes mis en relation avec le Deputy Director de la Spécial Branch et avec le Secrétariat for Chinese Affairs, raconta Hampton. Nous leur avons dit que Lu Peng Yun était classé comme suspect par la Central Intelligence Agency et que nous souhaitions établir une surveillance. Mais les Anglais nous ont répondu que Lu Peng Yun était un fonctionnaire de la Chine communiste, qu’il avait une activité parfaitement honorable dans la Colonie et qu’ils ne désiraient pas avoir d’histoires avec Pékin.
  
  Il but une gorgée de bourbon, tandis que Hackett enchaînait :
  
  - Nous avons alors envoyé un câble à Washington, pour demander des instructions... Ce matin, le Deputy Director nous passe un coup de fil signalant que le Chinois est mort, qu’une rafale de mitraillette a étendu trois clients dans son bureau d’Hollywood Road et que sa secrétaire ne s’y est pas présentée à l’heure habituelle. Alors, nous avons décidé de mettre la main sur elle avant la police britannique.
  
  - Pourquoi l’attendiez-vous au bas de Ladder Street ? s’informa Coplan. Vous n’avez sûrement pas choisi cet endroit au pifomètre...
  
  Ses interlocuteurs, embarrassés, s’épièrent mutuellement. Hackett se racla la gorge.
  
  - Eh bien voilà, se résigna-t-il à divulguer. En réalité, nous étions quatre : deux à chaque bout de la rue. Tôt ou tard, Pai Yen devait passer par là, si elle n’avait pas quitté Victoria City.
  
  Francis les regarda tous les deux, persuadé qu’ils ne disaient pas tout.
  
  - Qu’est-ce qui vous faisait croire qu’elle serait obligée d’emprunter ces escaliers ? questionna-t-il, le front barré de rides.
  
  Hampton massa son occiput. A contrecœur, il avoua :
  
  - Il s’est produit un court-circuit avec un autre dossier... Cette fille avait déjà été filée il y a huit mois, et elle se rendait fréquemment à Ladder Street, quatre ou cinq fois par semaine. On n’est jamais parvenu à savoir où elle entrait : elle s’évaporait mystérieusement dans la foule.
  
  - Pourquoi l’observiez-vous, à l’époque ?
  
  - C’étaient des collègues, pas nous, spécifia Hackett. Eux venaient de Saïgon. Ils pistaient un Vietnamien que l’on soupçonnait d’avoir organisé des attentats contre nos installations militaires du Sud-Est. Et ce type a rencontré plusieurs fois la Chinoise...
  
  - Ne l’avez-vous pas arrêté ?
  
  Les Américains opinèrent.
  
  - Si, dit Rampton. Enfin, on a essayé : ce Jaune a flambé comme une torche quand il s’est vu pris. Comme il n’y avait rien de précis contre la fille, et que cette bande de terroristes était mise hors d’état de nuire, on avait laissé tomber. Un drôle de mic-mac, hein ?
  
  Il y eut un long silence.
  
  Sur un ton d’excuse, Hackett prononça :
  
  - Sur le coup, nous avions pensé que vous étiez Russe...
  
  Coplan cilla.
  
  Les Soviétiques ? Cette hypothèse n’était pas tellement saugrenue, après tout. La Chine leur flanquait des cauchemars. Partout, dans tous les domaines, une rivalité grandissante opposait l’U.R.S.S. à son inquiétante voisine.
  
  - Mais comment se fait-il que vous étiez avec Pai Yen ? demanda Rampton, intrigué.
  
  Les pensées de Francis chavirèrent. Il regarda sa montre-bracelet : elle marquait neuf heures moins vingt.
  
  - Nos méthodes ne sont pas les mêmes, répondit-il hâtivement. Mes travaux d’approche étaient basés sur une conquête sentimentale... J’ignorais que Lu Peng Yun était mort. Le faire surveiller par sa propre secrétaire me paraissait un système valable car je ne me doutais nullement que Pai Yen était aussi dans le bain.
  
  - Et ça mordait ? s’enquit Hackett, la prunelle luisante.
  
  Coplan discerna soudain un moyen de neutraliser provisoirement la C.I.A.
  
  - C’est par cette fille que j’ai obtenu le tuyau sur Anchorage, révéla-t-il. Laissez-moi les coudées franches et ne cassez rien : je suis mieux en selle que vous, nos intérêts sont liés, il est inutile de nous tirer dans les pattes. Si je réussis, nous partagerons les dividendes. D’accord ?
  
  Après une courte réflexion, Rampton grommela :
  
  - Bon. Tentons l’expérience... Donnez-nous vos coordonnées. Notre adresse, vous la connaissez : Water Supply Cy, Mayfair Building, Nathan Road, Kowloon.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Il était 9 heures 35 quand l’Hillman de Coplan aborda la dernière côte menant à la villa.
  
  Quoique son entrevue avec les Américains eût été instructive, il ne décolérait pas de revenir trop tard pour être édifié sur les intentions de Yau Sang à son égard.
  
  Les Chinois respectent les termes d’un marché, et ils sont ponctuels. Si, à l’heure prévue, le feu de Bengale avait projeté sa lueur sur les massifs du jardin, Francis était à la merci d’une salve dès à présent.
  
  Aussi fut-il sur le qui-vive quand il approcha de la propriété. Spécialement quand il dépassa une voiture apparemment déserte, en stationnement sur un parking ménagé à un endroit d’où la vue était pittoresque.
  
  Prêt à écraser l’accélérateur à la moindre alerte, il continua d’observer le véhicule dans son rétroviseur lorsqu’il en fut plus éloigné. Mais des tueurs pouvaient s’embusquer n’importe où, d’un côté de la route ou de l’autre : derrière des rochers en contrebas, ou dans l’ombre des touffes de plantes tropicales à flanc de colline.
  
  Francis parvint pourtant sans encombres à l’entrée du jardin. Les vantaux du portail étant restés ouverts lors de son départ en flèche, il vira brusquement, stoppa juste devant le perron... et arqua les sourcils en apercevant la Mercedes qui était rangée à l’extrême gauche, près d’un massif de cactus.
  
  Le rythme de ses battements de cœur s’accéléra légèrement. La présence de cette voiture revêtait un caractère bizarre, bien difficile à interpréter.
  
  Personne n’était assis à l’intérieur, semblait-il.
  
  Coplan sortit baissé de sa Hillman, par la portière opposée. Il fixa encore la Mercedes, puis il escalada les marches du bungalow.
  
  La serrure avait été crochetée en son absence ; il n’eut pas besoin de la clé pour ouvrir la porte. Il passa un bras dans l’entrebâillement et tâtonna le long du chambranle afin d’allumer avant de franchir le seuil du hall.
  
  Tout en songeant à la rafale qui avait couché par terre les trois agents du contre-espionnage chinois lors de leur entrée dans, l’étude de Lu Peng Yun, il s’arma de son pistolet et pénétra rapidement dans la demeure.
  
  Autant il avait eu, au matin, le pressentiment d’être seul, autant il eut la conviction de ne pas l’être. La justesse de cette impression se vérifia sur-le-champ.
  
  A l’étage, Pai Yen apparut près de la rampe.
  
  - Monte, dit-elle d’un air pincé. Pourquoi n’étais-tu pas ici à neuf heures ?
  
  Francis, détendu, lui lança :
  
  - Jalouse, chérie ?
  
  Puis, rembruni :
  
  - J’ai eu des ennuis à cause de toi, je t’expliquerai. Prépare-moi un grand verre d’eau avec un peu de scotch...
  
  Elle cingla vers la salle de séjour avant qu’il eût atteint le palier. Il la rejoignit et sa figure changea quand il aperçut deux hommes assis dans des fauteuils, une mitraillette sur les genoux.
  
  C’étaient les individus qui étaient sortis de l’immeuble de Hollywood Road avec Pai Yen. Francis interrogea celle-ci d’un regard appuyé.
  
  - Yau Sang m’a écoutée, dit-elle. Il a jugé qu’il pouvait te laisser la vie sauve, mais non en liberté.
  
  Coplan se gratta la tempe.
  
  - C’est fou ce qu’on recherche ma compagnie, ces temps-ci, remarqua-t-il, caustique. Il envisage de me chambrer combien de semaines ou de mois, ton Yau Sang ?
  
  Pai Yen, légère dans une robe occidentale qui lui allait à ravir, lui apporta un verre de whisky-soda.
  
  - Je n’en sais rien, dit-elle en posant sur lui son regard félin. Il veut te voir, te parler. C’est autant pour ta sécurité que pour la nôtre qu’il désire te mettre à l’abri. Tu cours plus de dangers que tu ne le crois.
  
  Les deux tueurs, indéchiffrables, ne quittaient pas Coplan des yeux.
  
  Il but à larges traits.
  
  - Tes protecteurs comprennent-ils l’anglais ? s’informa-t-il en les désignant du menton.
  
  - Non. Quelle importance ?
  
  - Quand vous êtes partis de Kat Street, êtes-vous sortis de Ladder Street par le bas ou par le haut?
  
  Pai Yen eut une moue d’impatience.
  
  - Par le haut, dit-elle. Où veux-tu en venir ?
  
  - A ceci : toi tu cours plus de dangers que tu ne le crois. Tes gars vont avoir du travail quand nous quitterons la villa. Je parie à mille contre un que vous avez été suivis jusqu’ici.
  
  La jeune femme scruta le visage de Coplan comme si elle redoutait un nouvel exemple de son machiavélisme. N’inventait-il pas une histoire pour échapper à la détention ?
  
  Francis lui relata la raison de son retard et la conversation qu’il avait eue avec les agents de la C.I.A., sans toutefois préciser où elle s’était déroulée.
  
  - D’après eux, tu as eu des contacts avec un terroriste vietnamien il y a huit mois, cita-t-il à titre de référence. Ça, je ne peux pas l’avoir sucé de mon pouce... Alors, me crois-tu ?
  
  Très troublée, la Chinoise baissa les yeux.
  
  - Ils pensent aussi que votre organisation est coiffée par les Russes, glissa-t-il avec un regard oblique, avant de vider son verre.
  
  - C’est une idée fixe, chez eux, murmura-t-elle. Ils attribuent tous leurs ennuis aux Communistes, en bloc, et si ce n’est pas Pékin, c’est Moscou. Quelles brutes, ces types !
  
  Sans transition, elle se mit à babiller en cantonais avec ses acolytes. Ceux-ci roulèrent des yeux furibonds et, tour à tour, ils émirent de courtes phrases auxquelles Pai Yen répondit.
  
  Se tournant vers Coplan, elle reprit :
  
  - Kee et Tzu proposent d’utiliser les deux voitures, la tienne et la Mercedes. Toi et moi nous irons dans la première, eux nous couvriront dans la seconde. Acceptes-tu ?
  
  II acquiesça :
  
  - C’est une bonne formule. Mais tu devras encore te planquer entre les sièges. Ainsi, nous aurons une chance d’éviter le grabuge. Les Américains ne sauront pas si tu es avec moi ou dans la Mercedes comme à l’aller. Comme ils te veulent vivante, ils ne tireront pas.
  
  Pai Yen fit un signe d’approbation, puis elle traduisit la suggestion de Francis aux gardes du corps, qui parurent se rallier à cette tactique. Visiblement, ils étaient pressés de vider les lieux.
  
  La jeune femme enfila le nouveau manteau de pluie dont Francis l’avait gratifiée le matin. Lui n’eut qu’à prendre la valise qu’il n’avait pas eu le temps de défaire. Laissant exprès les lumières allumées, il descendit avec le trio.
  
  Si, à l’aube, alors qu’il cherchait frénétiquement un taxi pour se lancer à la poursuite de la Mercedes, on lui avait dit qu’il accompagnerait tranquillement ce groupe en fin de soirée, il aurait ri un bon coup.
  
  Quand tout le monde se fut installé, la Hillman démarra. Les occupants de la berline allemande attendirent près d’une minute avant d’embrayer, question de ménager un grand intervalle entre les deux autos.
  
  Ils furent bien inspirés car une voiture qui venait de l’amont passa devant le portail. Coïncidence ou filature de la Hillman ? Dans l’immédiat, il était impossible de le savoir.
  
  Coplan repéra vite l’apparition des deux lanternes dans son rétroviseur. La forme générale de cette bagnole n’étant pas celle de la Mercedes, il recourut au truc classique : une accélération prolongée. Comme la route était en lacets, un autre conducteur n’aurait pas adopté une vitesse analogue par simple esprit d’imitation.
  
  Les feux ne rétrogradèrent qu’à peine.
  
  - Ils sont à nos trousses, annonça paisiblement Francis à sa passagère.
  
  Pai Yen, dévorée de curiosité, se hissa sur la banquette et regarda, les yeux à ras de la lunette arrière.
  
  - Baisse-toi, ordonna Coplan. S’ils mettent pleins phares ils te verront.
  
  Il ralentit jusqu’à la vitesse autorisée, guettant du coin de l’œil la réaction des poursuivants. L’intervalle diminua, puis il se stabilisa de nouveau.
  
  Désormais, Kee et Tzu devaient être édifiés. A moins d’être aveugles, les Américains qui exerçaient la filature devaient aussi s’aviser que la Mercedes épousait fidèlement leurs changements d’allure.
  
  Or, celle-ci rappliqua brusquement. Une giclée de flammes courtes partit de la fenêtre ouverte de la portière gauche, en même temps que les détonations saccadées du tir d’une arme automatique.
  
  Les vitres de la voiture suiveuse volèrent en éclats et le véhicule, soudain privé de direction, fit une terrible embardée. Il quitta la route, plongea dans le ravin en exécutant une série de tonneaux sur les rochers, rebondissant avec fracas en perdant des fragments de carrosserie et finit par s’écraser au bas de la pente.
  
  La Mercedes, dévalant à fond de train, exigea le passage par un appel véhément de son avertisseur. Elle doubla l’Hillman et continua de foncer, ses pneus hurlant à chaque virage.
  
  Coplan, désarçonné par cette liquidation expéditive des Américains, proféra :
  
  - Ils sont cinglés, tes copains ! Ils vont mettre sur les dents toute la police de la Colonie !
  
  Pai Yen, qui s’était relevée à l’audition de la rafale, répondit avec une froide sobriété :
  
  - Yau Sang leur avait donné l’ordre formel d’éliminer toute menace dirigée contre nous deux. Ils l’ont fait au moment le plus favorable...
  
  Effectivement, même si des témoins avaient assisté de loin à la mitraillade et à la chute spectaculaire de la voiture, il leur eût été matériellement impossible d’empêcher la fuite des agresseurs. Le parcours sinueux de la route, ses croisements avec d’autres voies tout aussi capricieuses qui serpentaient entre les monts de ce district interdisaient à quiconque de prévoir quelle direction les gangsters allaient emprunter.
  
  Coplan lui-même, qui avait été aux premières loges, n’apercevait déjà plus la Mercedes et se demandait où elle était passée. Par contre, il vit monter un autobus des transports publics, allant du pier des Ferry au Peak, et dont le chauffeur ne semblait nullement excité.
  
  Un panneau annonçant un carrefour détermina Francis à demander :
  
  - Enfin, où suis-je censé nous conduire ?
  
  - Nous allons à Kowloon, puis dans les New Territories, indiqua Pai Yen. Descends vers Aberdeen. Nous y retrouverons Kee et Tzu. Un canot à moteur nous emmènera tous de l’autre côté de la baie.
  
  
  
  
  
  Le programme avait été minutieusement étudié.
  
  Le chef de Pai Yen savait qu’elle prenait de gros risques en retournant chez l’Européen. Il l’avait dotée d’une escorte prête à tout, avait élaboré un itinéraire lui évitant de repasser par Victoria City et d’utiliser l’une des dix lignes de ferry-boats joignant Hong-Kong au continent. Tout cela était assez normal.
  
  Mais lorsque, aux environs de minuit, Coplan débarqua au pier du port de Yaumati, il eut la sensation que les mesures prises par Yau Sang le concernaient principalement.
  
  Ce refuge des jonques en période de typhon se trouvait sur la côte-ouest de la ville de Kowloon, et les rues qui débouchaient sur le plan d’eau menaient tout droit au cœur de la cité.
  
  Des membres de l’organisation attendaient les arrivants. Ceux-ci n’eurent que quelques pas à faire pour monter dans d’autres voitures, au nombre de trois. Coplan et Pai Yen prirent place dans celle du milieu, Kee et Tzu dans celle de tête, la dernière étant réservée à trois Chinois muets aux regards faussement endormis.
  
  Un à un, les véhicules s’ébranlèrent. Quand, à tour de rôle, .ils virèrent dans Nathan Road, leur écartement était suffisant pour qu’on ne pût deviner qu’ils roulaient de conserve.
  
  - Il me semble qu’on me fait beaucoup d’honneur, plaisanta Francis. Si j’avais voulu me débiner, j’aurais profité de l’occasion avant Aberdeen...
  
  Assise à côté de lui, Pai Yen secoua la tête.
  
  - Ces précautions ne tendent pas à t’empêcher de fuir... Dans la Colonie, tu ne pourrais pas nous échapper. Notre service de renseignement et notre police sont plus efficaces que ceux des Anglais, crois-moi. Parmi les quatre millions de Chinois qui vivent sur le territoire, le recrutement est facile...
  
  La propension naturelle des Asiatiques à s’affilier à des sectes ou à des associations clandestines, jointe à des conditions de vie extrêmement difficiles dans lesquelles la plus minime rémunération est considérée comme un bienfait des dieux, devait évidemment fournir à Yau Sang autant de complicités qu’il en voulait.
  
  - Alors, pourquoi ce cortège ? questionna Coplan.
  
  - Tu le sauras plus tard, dit Pai Yen.
  
  Elle regardait rêveusement par la vitre les sinistres constructions en béton, à six étages, où logeaient les réfugiés, et qui formaient une agglomération à part enserrée dans la ville ancienne.
  
  - Adieu, Hong-Kong, murmura-t-elle.
  
  Francis tourna ses yeux vers elle.
  
  - Tu vas partir ?
  
  - Oui. Le terrain est devenu trop dangereux pour moi.
  
  - Étais-tu née ici ?
  
  - Non. Mes parents habitaient Canton. Ils se sont repliés lors de la défaite des Nationalistes. Ils étaient vieux, ruinés, malades. J’ai dû me débrouiller pour qu’ils ne meurent pas de faim. Ils sont morts quand même.
  
  A l’époque, elle devait avoir quinze ou seize ans...
  
  Coplan demanda :
  
  - A présent, tu peux tout de même me dire où nous allons ?...
  
  - C’est un vieux village. Tu dois le connaître, car la plupart des touristes le visitent...
  
  Elle eut un sourire sibyllin et corrigea :
  
  - ... ou croient le visiter. Ils n’en voient que le décor extérieur. C’est Kam Tin.
  
  Coplan écarquilla les yeux.
  
  - C’est là que vous allez me garder ? Dans cet horrible patelin puant et sans lumière ?
  
  Le sourire de Pai Yen s’accentua.
  
  - Rassure-toi, dit-elle. Ce sera très confortable.
  
  Ils y parvinrent au bout d’un trajet qui dura une demi-heure.
  
  La nuit, la vision du bourg de Kam Tin était encore plus lugubre que le jour. Elle se résumait à un épais mur de brique, haut de quatre à cinq mètres, délimitant un quadrilatère pourvu, à chacun des angles, d’une tour de guet carrée. Une seule porte, pas plus grande que celle d’une habitation, permettait d’accéder à l’intérieur de cette enceinte.
  
  Comme prison, c’était bien choisi !
  
  Se munissant de sa valise et de son manteau, Coplan suivit Pai Yen sur le terrain boueux qui entourait le village. La grille en fer forgé, irrévocablement condamnée tous les soirs à 10 heures, s’ouvrit cependant devant la jeune femme.
  
  Les arrivants s’engagèrent dans une venelle à peine assez large pour y marcher à deux de front, et dans laquelle flottait une tenace odeur d’urine. Kee et Tzu leur emboîtèrent le pas.
  
  De petites maisons, toutes identiques, sales, aux façades vétustes, formaient des îlots d’une cinquantaine de mètres de côté, séparés par des couloirs se coupant à angle droit. Elles abritaient une communauté dont tous les membres étaient des descendants du clan de Tang, le constructeur qui avait édifié cette localité fortifiée au XVIIe siècle.
  
  En vertu d’un ancien privilège, l’ordre était maintenu dans le village par ses propres justiciers, et la police anglaise n’avait pas le droit d’y pénétrer (1Authentique. Le nom de cette bourgade, la plus ancienne de la Colonie, a été anglicisé. Sa véritable appellation est Rat Hing Wai. (Note de l’auteur.)).
  
  Un silence de tombe, à peine éraflé par les pas furtifs de Pai Yen et de ses compagnons, aurait pu faire croire à Francis, s’il n’avait visité Ram Tin des années auparavant, qu’il n’y avait pas une âme derrière ces murs sans fenêtres.
  
  Après quelques détours, la Chinoise repoussa un battant aussi délabré que tous les autres. Francis dut se courber pour entrer à sa suite dans une petite pièce mal éclairée par une ampoule électrique poussiéreuse.
  
  Ce taudis ne renfermait qu’une table bancale, un tabouret, un grabat, de vieilles hardes pendues à des clous et des poteries ébréchées.
  
  Francis avait une conception assez différente du confort ; il s’apprêtait à le dire quand il vit Pai Yen déplacer le grabat. Elle démasqua ainsi le couvercle d’une trappe, qu’elle souleva.
  
  - Prends garde en descendant, conseilla-t-elle. Les marches sont très étroites et hautes...
  
  En dépit de la confiance qu’il avait en lui-même et de celle qu’il accordait à la parole des fils de l’Empire du Milieu, Coplan se fit la réflexion qu’il était peut-être allé un peu loin ; tout ceci ressemblait fâcheusement à un piège...
  
  Il s’infiltra néanmoins dans l’ouverture, s’aidant d’une main, sa valise dans l’autre. L’excavation était profonde. Les gardes du corps ne suivirent pas : ils refermèrent le panneau.
  
  Lorsque Francis eut pris pied au bas de l’escalier de pierre, Pai Yen enfila un boyau semblable, par sa largeur, aux ruelles de l’extérieur. Une vingtaine de mètres plus loin, elle ouvrit un battant métallique et une chaude lumière l’enveloppa.
  
  - Nous voici chez nous, dit-elle en désignant l’intérieur du local. La captivité te paraîtra peut-être moins désagréable si nous la partageons ensemble.
  
  Coplan passa devant elle. Éberlué, il s’arrêta . sur le seuil de la pièce.
  
  Elle était grande et meublée avec un goût raffiné. Plusieurs lanternes diffusaient une clarté rose-orangée sur une commode en ébène incrustée de nacre, sur des guéridons finement sculptés, une table basse dont les pieds galbés se terminaient en patte de tigre, et sur un immense canapé recouvert d’une épaisse fourrure blanche. Des vases de grand prix, des peintures sur soie et un magnifique tapis rehaussaient de leurs couleurs l’opulente intimité de ce salon. Dans un coin, sur un socle, une statue de Bouddha en bronze doré apportait à l’ambiance une note d’immuable sérénité.
  
  - Cela te plaît-il ? s’enquit la jeune femme en se débarrassant de son manteau.
  
  - Ma foi, oui, admit Coplan. Pour une prison, ce n’est pas mal...
  
  - Tu n’y resteras pas longtemps, dit Pai Yen, préoccupée. Je crois que tu vas être chargé d’accomplir une mission pour nous.
  
  Francis, les poings sur les hanches, la considéra d’un air méditatif.
  
  - Il ne s’agissait donc pas uniquement de me retirer de la circulation ? marmonna-t-il.
  
  Derrière lui, une tapisserie s’écarta.
  
  Un homme en robe chinoise à larges manches, chaussé de pantoufles de feutre, entra comme une ombre et articula :
  
  - Non, mister Coplan. Il ne s’agissait pas uniquement de cela...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan se retourna tout d’une pièce.
  
  Le nouveau venu s’inclina, les mains enfouies dans ses manches. Il avait le crâne rasé. Sa face ronde, aux pommettes hautes et à la bouche mince, avait la pâleur que produit une longue claustration. Un regard neutre filtrait entre ses paupières, et nul n’aurait pu deviner si cet homme était bête ou intelligent, cruel ou plein de bonté. Son âge devait osciller entre 40 et 50 ans.
  
  - Mister Yau Sang ? questionna Francis, assez dérouté de ne pouvoir cataloguer le personnage.
  
  Le Chinois s’inclina derechef, à trois reprises.
  
  - Je vous remercie d’avoir accepté mon invitation, prononça-t-il de sa voix sans timbre. Puis-je vous offrir une tasse de thé ?
  
  Indépendamment du fait qu’il avait envoyé deux types armés de mitraillette pour convaincre son hôte, et que sa décision de l’expédier ad patres n’avait tenu qu’à un fil, Yau Sang était d’une courtoisie exquise.
  
  - Je suis très honoré, dit Francis, adoptant le même style. Me permettez-vous de fumer ?
  
  Tout en acquiesçant, Yau Sang donna un léger coup de mailloche sur un gong.
  
  Pendant que Francis allumait une cigarette, Pai Yen se mit à parler volubilement à son chef. Ce dernier l’écouta les yeux baissés, le masque immobile.
  
  Elle lui racontait certainement que les Américains avaient entamé une enquête et qu’ils étaient intervenus par deux fois dans le cornant de la journée.
  
  Un serviteur apparut avec un plateau. Une fine senteur de jasmin s’éleva des tasses lorsqu’il y versa l’infusion.
  
  Pai Yen ayant terminé son récit, elle attendit la conclusion que Yau Sang allait en tirer. Mais ce dernier, s’adressant en anglais à Coplan, lui dit :
  
  - Ce que je viens d’apprendre ne peut que confirmer mon opinion... Asseyez-vous, je vous prie.
  
  Francis et Pai Yen s’installèrent sur le canapé tandis que Yau Sang prenait place dans un fauteuil à dossier droit.
  
  Il reprit :
  
  - Une maladresse a été commise, dans cette affaire de plans. Néanmoins, elle peut devenir bénéfique. Ces dernières vingt-quatre heures ont été très éprouvantes pour nous tous. Il est souhaitable que le calme et le repos apaisent nos esprits avant que nous abordions le sujet dont je veux vous entretenir. N’est-ce pas aussi votre avis ?
  
  - Oui, je le pense comme vous, dit Coplan. Quel que soit mon désir de tirer les choses au clair le plus vite possible, j’aimerais m’octroyer un délai de réflexion.
  
  - Rien de plus naturel, approuva Yau Sang. Je vais d’ailleurs vous livrer un élément que vous ne possédez pas, et qui peut influencer votre position : il y a deux heures les Anglais ont lancé un mandat d’amener contre vous.
  
  Coplan fronça les sourcils. Était-ce là une affirmation gratuite destinée à l’impressionner ou un renseignement valable méritant d’être pris au sérieux ?
  
  - Je ne vois pas ce qui les aurait incités à prendre une telle mesure, opposa Francis sur un ton réservé. Ce que j’ai répondu aux inspecteurs était inattaquable.
  
  Yau Sang battit des cils.
  
  - Je n’en doute pas un seul instant, murmura-t-il. Mais ils ont agi à la demande d’un représentant officieux de Pékin. Deux témoins affirment que vous étiez à Hollywood Street ce matin, et que vous pourriez fournir un témoignage capital sur ce qui s’est passé là-bas.
  
  Coplan, qui avait ressenti un petit choc au creux de l’estomac, expulsa lentement un filet de fumée.
  
  L’assertion de Yau Sang tenait debout.
  
  Les deux agents secrets chinois qui avaient participé à l’échauffourée de Tai Tam Bay savaient que Francis avait accompagné leurs trois compatriotes à l’endroit où ils avaient été massacrés.
  
  Réclamer la coopération de la police britannique était d’une suprême habileté : c’était, d’une façon détournée, l’amener à se charger elle-même de la destruction de cette organisation clandestine...
  
  Il en ressortait aussi que Yau Sang était remarquablement documenté : il avait des informateurs jusque dans les hautes sphères du Criminal Investigation Department.
  
  - Ce que vous me dites n’est pas excessivement alarmant pour moi, mais il est bon que j’en tienne compte, déclara Francis. En règle générale, je ne dévoile qu’à mes supérieurs les circonstances exactes d’un... accident.
  
  Hochant la tête avec gravité, Yau Sang répondit à mi-voix :
  
  - Je vous en félicite. Cette prudence dans les propos que vous avez tenus devant les policiers anglais vous a du reste sauvé la vie. Nous reparlerons de tout cela demain. A présent, permettez-moi de me retirer.
  
  Il se leva, fit trois courbettes, disparut silencieusement derrière la tapisserie.
  
  Assez perplexe, Coplan décocha un coup d’œil à Pai Yen.
  
  - Dort-il dans la pièce d’à-côté ? chuchota-t-il.
  
  Elle fit signe que non et le prit par la manche.
  
  - Viens, je vais te montrer nos appartements...
  
  Elle l’emmena dans une succession de pièces offrant toutes les commodités que l’on peut trouver dans une résidence de grand luxe.
  
  Ces aménagements souterrains devaient occuper une superficie considérable, car Francis s’aperçut que Pai Yen ne lui montrait pas tout : d’autres ensembles existaient probablement au-delà de portes métalliques gris clair qu’elle n’ouvrait pas.
  
  Finalement, la Chinoise s’arrêta dans une chambre à coucher non moins somptueuse que le salon. Avec la plus grande simplicité elle fit coulisser la glissière de la fermeture Éclair de sa robe et ôta celle-ci. En slip et soutien-gorge, elle signala :
  
  - Tu sais, malgré le conditionnement d’air, il fait chaud dans ces appartements...
  
  Coplan détailla les formes attrayantes qu’elle exhibait en se déplaçant vers la salle de bains contiguë, et il évita d’exprimer la pensée qui lui venait à l’esprit : cette effronterie, ces avances délibérées de Pai Yen procédaient-elles du dessein bien arrêté de le convertir à certains projets de Yau Sang ?
  
  Fataliste, et jugeant que la méthode - si c’en était une - était psychologiquement plus séduisante que celle du pistolet dans la nuque, il rejoignit la jeune femme.
  
  Enveloppant de ses mains en conque la tiède rotondité des hanches soyeuses, il dit en souriant à demi :
  
  - Ce village de Kam Tin est plein de trésors cachés. Je m’en faisais une fausse idée...
  
  
  
  
  
  Vers le milieu de la matinée du lendemain, le serviteur se présenta au salon et il prononça une phrase à l’intention de Pai Yen. Celle-ci retransmit à Francis :
  
  - Accompagne Cheong. Yau Sang veut te voir.
  
  Il suivit le domestique de l’autre côté de la tapisserie, traversa une sorte d’antichambre décorée de panoplies d’armes anciennes, pénétra dans une autre suite séparée de la première par un panneau d’acier.
  
  Yau Sang, vêtu à l’occidentale, évoquait à présent ces changeurs de monnaie qu’on voit derrière un petit guichet en de nombreux endroits de Hong-Kong : chemise blanche immaculée, veston d’alpaga, visage net et expression concentrée.
  
  Il était assis derrière une table de travail fortement ouvragée, en bois lie-de-vin. Aucun papier devant lui : uniquement un bol en porcelaine vide, appelé à servir de cendrier, était disposé près du fauteuil qui attendait le visiteur.
  
  Le changement de costume de Yau Sang parut avoir modifié aussi son comportement. Moins cérémonieux que la veille, il ouvrit le débat sans fioritures :
  
  - Pai Yen m’a répété textuellement un mot de vous, et c’est ce qui m’a déterminé à provoquer cette entrevue. Vous lui avez dit, n’est-ce pas, « Je ne démolis rien avant d’avoir compris... »
  
  Coplan approuva de la tête.
  
  - Cela traduit une disposition louable et relativement peu répandue dans le monde actuel, poursuivit Yau Sang avec détachement. Je vais donc vous permettre de comprendre et, en même temps, vous prouver que ni vous ni personne, ni même une coalition militaire puissante ne peut nous démolir, M. Coplan.
  
  Il parlait d’un ton très mesuré, exempt de forfanterie, qui donnait un poids singulier à ses paroles.
  
  - Le service secret dont je ne suis qu’un modeste auxiliaire diffère totalement de ceux auxquels vous vous mesurez habituellement, reprit-il. Hong-Kong n’est pour nous qu’une plaque tournante, mais elle nous est très utile et c'est ce qui m’oblige à supprimer implacablement tout individu susceptible d’aider, contre nous, la police de la Colonie.
  
  Coplan, le menton dans la main, plissa les yeux. Une des phrases de Yau Sang éveillait en lui de lointaines et obscures réminiscences mais, attentif au discours du Chinois, il remit à plus tard le soin de sonder sa mémoire.
  
  - Je puis vous dévoiler notre objectif fondamental, il est sans mystère : libérer l’Asie des deux géants qui se la disputent, la République Populaire de Chine et les États-Unis. De Corée au Sud-Vietnam et de l’Inde au Laos, ces pays ont créé des conflits dont des millions de malheureux ont payé les conséquences, et demain la guerre pourrait dévaster l’Extrême-Orient tout entier. Nous voulons empêcher cela. Je crois que nous y parviendrons.
  
  - Il vous faudra de gros moyens, intercala Francis. Est-ce à la portée d’un groupement autonome ?
  
  - Oui, dit Yau Sang. Notre force de frappe, à nous, c’est le bouddhisme.
  
  Coplan fixa un regard inquisiteur sur Yau Sang.
  
  - Pour être plus exact, rectifia le Chinois avec l’ombre d’un sourire, je devrais dire que notre organisation est le fer de lance du bouddhisme. Voulez-vous quelques exemples de notre action ? Ils ne manquent pas ! Les manifestations de Saïgon, qui ont renversé des gouvernements inféodés aux Américains ; notre intervention armée au Laos, entre les Nationalistes et le Pathet Lao, où nous avons fondu des statues de Bouddha (Authentique) pour en faire des douilles d’obus ; nos menées politiques à Ceylan, en Thaïlande et en Birmanie ; la fondation d’un parti au Japon, en vue de conquérir le pouvoir dans ce pays et d’en chasser les Américains (Il s’agit du Soka Gakkai, qui convertit les familles japonaises à la cadence de 100 000 par mois, selon une information parue dans la revue « Time » du 11 décembre 1964)... La liste est longue, car nos efforts se portent sur tous les fronts.
  
  - Il y a pourtant une chose que je ne comprends pas, dit Coplan. N’existe-t-il pas une contradiction flagrante entre la doctrine bouddhiste de renoncement, de non-violence, de négation des valeurs matérielles, et ces mouvements agressifs utilisant le terrorisme, l’auto-destruction volontaire et autres moyens de pression à caractère offensif ?
  
  Yau Sang ne parut ni ébranlé ni offensé par cette question.
  
  - En tant qu’homme blanc, vous n’avez pas la formation voulue pour dénouer cette contradiction, qui n’est qu’apparente, souligna-t-il. De tous temps, les prêtres bouddhistes ont joué un rôle actif dans la vie des peuples d'Asie, précisément pour favoriser les conditions propices à l’observance de leur philosophie. Ils ont toujours eu des conseillers auprès des rois, ils ont vécu près du peuple. Au siècle dernier, ils ont résisté à la colonisation et ont soutenu la révolte des Boxers. En Occident, Rome et l’Église catholique n’ont-elles pas organisé les Croisades, lutté pour le pouvoir temporel de la même façon, tout en prêchant la charité, le pardon et les vertus de la pauvreté ? A notre époque, nous devons combattre non seulement le matérialisme communiste qui persécute la foi et qui a brutalement chassé le Dalaï Lama du Tibet, mais aussi le matérialisme capitaliste qui vise une domination financière, corruptrice.
  
  Coplan ne soulevant pas d’objection, Yau Sang revint à des données plus immédiates :
  
  - Nous essayons de retarder le plus possible l'industrialisation de la Chine en torpillant les livraisons d’équipement. Sa rupture avec l’U.R.S.S. a été une grande victoire pour nous ; le blocus américain va dans la voie de nos aspirations et nous espérons le durcir encore. Tout ce qui dissocie nos ennemis de leurs partenaires nous sert également. Vous saisissez, je pense ?
  
  Parbleu ! L’histoire des photocopies aurait pu faire un beau gâchis...
  
  - Je vois parfaitement ce que vous escomptiez, assura Francis. Par contre, je discerne moins le but de cet entretien.
  
  - Je veux d’abord clarifier la situation, dit Yau Sang. Imprégnez-vous de cette idée que vous êtes devant un système indestructible, groupant des dizaines de millions de fanatiques, obéissant à des mots d’ordre précis, disposant d’un nombre illimité d’informateurs, et dont la tête pensante est un collège de Vénérables. Rien ne s’oppose même à ce que je vous révèle où il siège, puisque ses membres sont intouchables : c’est le temple des 10 000 Bouddhas, à Sha Tin, à une dizaine de kilomètres d’ici.
  
  Ce temple, flanqué d’une pagode et d’autres édifices, était le sanctuaire d’un monastère où officiaient des bonzes de tous rangs... Effectivement, l’aveu de Yau Sang ne comportait aucun risque.
  
  Coplan reconnut :
  
  - Aucun chef de service de renseignements n’a jamais régné sur un empire aussi vaste... sauf peut-être l’Homme du Kremlin.
  
  Yau Sang approuva de la tête et enchaîna :
  
  - Vous apercevez à présent les vraies dimensions de notre mouvement. Or, l’état-major de Sha-Tin veut vous confier une tâche qui, pour votre pays comme pour nous, est susceptible d’avoir des répercussions énormes...
  
  - Et qui consiste en quoi ?
  
  - A transmettre au chef de vos services spéciaux un document très secret. Une proposition, en quelque sorte.
  
  Coplan examina pendant deux ou trois secondes le bout rougeoyant de la cigarette qu’il venait d’allumer.
  
  - D’accord, acquiesça-t-il. Cela ne présente pas des difficultés insurmontables...
  
  - Mais qui seront grandes quand même, rétorqua Yau Sang. Nous allons définir ensemble les modalités de votre retour en Europe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  En cette même matinée, un conciliabule se tint dans un des locaux du building de la Bank of China. Ceux qui y assistaient n’étaient pas des employés de la banque.
  
  Il y avait les deux rescapés de l’équipe de Tai Tam Bay, le chef occulte de la Section de Surveillance des Réfugiés, un fonctionnaire du Bureau des Relations avec le Conseil Exécutif de la Couronne britannique et le responsable du Service de Renseignements chinois opérant à Hong-Kong.
  
  Au cours de la conversation qu’eurent ces cinq hommes, les phrases suivantes furent échangées :
  
  - Il n’est pas certain que notre démarche auprès de la Direction de la police anglaise aura l’effet souhaité... Les Anglais pratiquent souvent un double jeu.
  
  - Oui, et une solidarité raciale les unit malgré tout à leurs partenaires européens. A la France en particulier. Je doute qu’ils veuillent appréhender un Français occupant un poste ministériel, et donc risquer un incident, pour résoudre l’énigme d’une bataille n’ayant opposé que des Chinois...
  
  - C’est aussi mon avis, Tcheng... Nous ne pouvons pas nous fier aveuglément à leurs assurances. Si cet individu cherche à s’évader de Hong-Kong, ils fermeront les yeux et nous exprimeront ensuite leurs regrets les plus amers.
  
  - Vous devriez mobiliser vos informateurs, afin de découvrir où il se cache. Et, le cas échéant, l’empêcher de quitter la Colonie avant de nous avoir fourni quelques explications.
  
  - J’ai déjà lancé des instructions avant de venir à cette réunion. Les quais d’embarquement des paquebots et l’aéroport de Kai Tak sont sous surveillance, mais je n’ai pas donné l’ordre d’enlever le Blanc s’il était repéré.
  
  - Il faut le faire. J’en prends la responsabilité. A Pékin, on veut à tout prix élucider cette affaire. L’assassinat de l’étudiant Ling démontre que ces traîtres ont des ramifications jusque dans notre pays. L’abcès doit être vidé une fois pour toutes.
  
  - Très bien. Je vais transmettre aussitôt les consignes appropriées. Dans moins d’une heure, des équipes d’action disséminées dans l’île et à Kowloon seront prêtes à intervenir au premier signal.
  
  
  
  
  
  Une conférence se tenait aussi dans les bureaux de la Water Supply Cy, à Nathan Road.
  
  Rampton et Hackett, consternés, avaient entendu le rapport d’un de leurs collègues, un certain Powles.
  
  Un homme nettement plus âgé, frisant la soixantaine, au teint rouge et aux cheveux blancs, arborait une mine sombre. Ses subalternes l’appelaient Mister Sanders.
  
  - Ou ce type nous a doublés, ou nous ne le reverrons plus vivant, résuma Rampton. Seuls nos copains qui étaient dans la bagnole détruite auraient pu nous dire s’il était libre au moment où il a quitté la villa...
  
  Hackett s’informa :
  
  - Qu’en pensent les Anglais, Mister Sanders ?
  
  - Trop tôt pour le savoir... Quand ils m’ont avisé qu’une de nos voitures avait été retrouvée en miettes, avec trois cadavres autour, dans le district du Peak, ils ignoraient qu’il y avait un rapport entre cet accident et le domicile du Français. A ma demande, on a procédé à l’autopsie et c’est ainsi qu’on a découvert des balles de mitraillette dans le corps de Smith et de Rosso. L’enquête n’a débuté que ce matin.
  
  - En tout cas, dit Rampton, une chose indiscutable : si nos agents sont montés là-haut. c’est qu’ils y ont été conduits par cette jeune Chinoise, Pai Yen. Ils ont dû la cueillir à la sortie de Ladder Street pendant que nous étions en train de discuter avec le Français. Elle allait encore passer la nuit chez lui...
  
  - Ouais, grogna Hackett. Mais alors, pourquoi sont-ils ressortis ?
  
  Sanders, méditatif, se pinçait la lèvre inférieure.
  
  - Tout s’est passé comme si ce type avait prévenu les tueurs, émit-il, les yeux dans le vide. Sinon, comment auraient-ils eu l’idée d’attaquer par derrière une inoffensive bagnole de tourisme ?
  
  - Ils l’avaient peut-être remarquée auparavant, lors de la montée au Peak, avança Rampton.
  
  - Ce n’est pas une raison... Ils avaient intérêt à lui échapper sans faire de casse inutile.
  
  Les quatre Américains, en proie à leurs réflexions, restèrent un moment silencieux.
  
  - Et maintenant ? dit Powles. Que décidez-vous, Mister Sanders ? Nous sommes au point mort, c’est le cas de le dire...
  
  L’interpellé alluma posément un long cigare. Il produisit trois ronds de fumée, puis déclara :
  
  - Ladder Street, c’est fini. Plus rien à espérer de ce côté. La Chinoise et ses acolytes se sont évanouis dans la nature : autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Quant au dénommé Coplan...
  
  Il tira une autre bouffée de son Havane, excellent bien qu’il l’eût acheté à vil prix, et poursuivit :
  
  - Premier point : vérifier cette piste d’Anchorage. Le tuyau est peut-être bon. Quand un Asiatique en escale ira voir quelqu’un au bureau de la Panam, il sera prudent d’ouvrir l’œil. Second point : si le Français est vivant, et libre, il va décamper de Hong-Kong dans le plus bref délai. Il s’est mis tout le monde à dos : nous, les Chinois des deux bords et les Anglais. Nous ne pouvons faire qu’une chose, en ce qui le concerne : tâcher de lui mettre le grappin dessus s’il essaye de regagner la France. Je vais câbler une note à Anchorage, pour le cas où il prendrait la route transpolaire. Son signalement sera aussi transmis aux hôtesses de tous nos avions de ligne...
  
  Rampton afficha son scepticisme.
  
  - Il n’empruntera pas un appareil d’une compagnie américaine. Il est trop malin pour ça ! Mais cette Chinoise pourrait bien l’avoir possédé, en définitive, alors qu’il croyait jouer au plus fin avec elle, voilà mon opinion.
  
  Sanders eut un geste évasif, puis il conclut :
  
  - Powles et Hackett, allez donc faire un tour à Cameron Street. Le Français a passé cinq heures dans cette maison, hier. Il n’est sûrement pas resté dans l’escalier...
  
  
  
  
  
  L’inspecteur Marble s’entretenait avec le Deputy Director dans un des bâtiments du quartier général de la police. Le visage des deux Anglais reflétait un profond ennui.
  
  - Les lumières étaient allumées, les pièces du premier étage étaient en désordre comme si plusieurs personnes y avaient passé la nuit, mais aucun objet personnel de l’intéressé ne se trouvait dans les armoires, expliqua Marble. Je penche plutôt pour l’enlèvement, car la porte de l’immeuble a révélé des traces d’effraction, et elle n’était pas fermée à clé.
  
  - Pas de voiture dans le garage ? s’enquit le directeur adjoint de la Spécial Branch.
  
  - Non, justement, souligna l’inspecteur, Cela renforce mon hypothèse. Si on a kidnappé le Français, on a pu voler sa voiture pour accréditer l’idée qu’il était parti de son plein gré.
  
  - Avez-vous entamé des investigations au sujet du véhicule ?
  
  - Bien entendu. Je viens à l’instant de chez Harper’s. Ils lui avaient loué une Hillman grise, 4 places, modèle 63. J’ai diffusé le numéro d’immatriculation à tous les postes de police de la Colonie.
  
  Le directeur, les mains jointes dans le dos, s’immobilisa devant une fenêtre. De là, il dominait les buildings du quartier des affaires et les navires croisant dans le détroit.
  
  - Cette histoire m’empoisonne, avoua-t-il à Marble. La C.I.A, d’une part, cette accusation des Chinois de l’autre, neuf morts en 24 heures et, par-dessus le marché, la disparition d’un suspect contre lequel nous ne pouvons relever aucun fait précis, c’est beaucoup... Pourtant, il est plongé jusqu’au cou dans ces règlements de comptes, cela ne fait pas de doute...
  
  - Je partage votre point de vue, Sir, dit Marble, avec gravité. Quand je l’ai interrogé hier matin, j’ai eu la sensation qu’il me roulait... Il n’y avait aucune faille dans ses réponses, mais sa tête n’était pas celle d’un homme qui a dormi toute la nuit. En outre, ses vêtements fripés et tachés n’étaient pas ceux d’un gentleman occupant une villa du Peak District.
  
  Son interlocuteur fit quelques pas de long en large.
  
  - Tout cela est bien obscur, remarqua-t-il. Voilà un fonctionnaire français qui arrive de Pékin, qui reçoit Lu Peng Yun chez lui, qui accompagne des gens de la Chine Populaire au domicile de cet avocat peu après qu’il se soit suicidé, et ensuite on le désigne à notre attention comme s’il était un adversaire qu’on veut couler. Pourquoi ?
  
  L’inspecteur Marble, son chapeau entre les mains, contempla fixement le parquet.
  
  - C’est étrange, Sir, concéda-t-il de bonne grâce. Cependant, je crois que nous devons tout d’abord envisager les choses sous l’angle judiciaire. Nous enquêtons sur des meurtres. Pour identifier les coupables, nous avons besoin de témoignages. Quiconque est en possession de renseignements qui peuvent nous aider doit les fournir à la magistrature, faute de quoi il peut être poursuivi comme complice...
  
  Opinant du bonnet, le directeur adjoint prononça :
  
  - Vous avez une vue très saine de la situation, Marble. Même en l’absence d’une requête des Chinois, le mandat d’amener se justifie. Et puis, qui sait si cet homme n’est pas mort, ou prisonnier ? Nous devons le rechercher avec tous les moyens disponibles.
  
  Il alla vers son bureau et empoigna le téléphone
  
  Marble sut que le grand branle-bas était déclenché : en dehors de son propre service, le C.I.B., 1e Deputy Director alerta successivement l’inspecteur en chef du « Triad Society Bureau », la section navale du Bureau des Narcotiques et l’Anti-Illégal Immigration Squad, organisme chargé du contrôle des jonques (Le « Triad Society Bureau » est un service spécial affecté aux investigations relatives aux activités de cette société secrète qui groupe la pègre de Hong-Kong).
  
  Or, le directeur venait à peine de raccrocher qu’un autre appareil sonna. On demanda l’inspecteur Marble, et celui-ci s’empara du combiné.
  
  - Aow.. lâcha-t-il après avoir écouté. Aow... All right.
  
  Il déposa le récepteur et annonça flegmatiquement :
  
  - La Hillman grise a été retrouvée à Aberdeen, près du marché. M. Coplan n’était pas dedans. On surveille la voiture...
  
  
  
  
  
  Au milieu de la nuit suivante, dans les appartements souterrains de Kam Tin, Yau Sang et Coplan eurent une dernière entrevue avant de se séparer.
  
  - Je déplore de vous imposer ces incommodités, mais elles sont inévitables, dit le Chinois. Je connais parfaitement les dangers qui guettent un fugitif dans les eaux territoriales anglaises, et je ne spécule jamais sur la chance.
  
  - La perte de mes bagages n’est qu’un inconvénient bien minime, rétorqua Francis. Je vous saurais gré, toutefois, de faire parvenir cette lettre à un de mes amis, nommé Perchant, et qui va s’inquiéter de mon sort.
  
  Il remit le pli.
  
  - Vous pouvez être certain que ceci sera dans les mains du destinataire avant midi, promit solennellement Yau Sang.
  
  - Je vous restitue également ce pistolet... Je l’avais emprunté dans la Mercedes.
  
  Yau Sang accepta l’arme.
  
  - Je le savais, dit-il simplement. Ce ne pouvait être que vous.
  
  - C’est un Webley-Scott... Vous fournissez-vous dans les arsenaux de la police ? questionna Francis, mi-figue mi-raisin.
  
  - Non... Il doit provenir de Malaisie. Nos adhérents ont eu là-bas de fréquents chocs avec des agents britanniques, avant l’indépendance. Vous sentez-vous prêt à affronter ce pénible voyage ?
  
  - N’ayez aucune crainte, ma condition physique est parfaite. Un point n’est cependant pas réglé : à qui et comment devra être communiquée la réponse ?
  
  - Un touriste n’aura qu’à la déposer, sous une enveloppe affranchie de quatre timbres français neufs, dans la boîte à offrandes du temple Wat Po, à Bangkok.
  
  La tenue de Coplan avait été radicalement transformée. Au lieu d’un complet de ville, il portait à présent une veste de grosse toile, sans revers ni boutons, serrée à la taille par une corde, et un pantalon court, effiloché, qui lui donnaient l’aspect d'un judoka. Une chaînette, à laquelle pendait un large médaillon en plomb, était passée autour de son cou. Sa main gauche tenait un sac en matière plastique, étanche.
  
  Pai Yen était présente à cet ultime entretien. Elle regardait Francis avec un mélange de sympathie, de regret et d’anxiété.
  
  - Tout a été fait pour vous acheminer en Europe par un itinéraire sûr, reprit Yau Sang. Je crois que tout ira bien.
  
  - Adieu, dit Coplan.
  
  De sa main libre, il pressa brièvement l’épaule de Pai Yen et, sans plus de salamalecs, il s’en fut vers le couloir, sur les traces d’un guide.
  
  Ils émergèrent de la trappe. Les deux hommes qui attendaient dans le misérable logis où elle débouchait se joignirent à eux, et le groupe passa dans les ténèbres de la ruelle.
  
  Une fourgonnette stationnait devant la grille forgée de l’enceinte. Un des Chinois prit le volant tandis que Francis et les deux autres montaient par l’arrière dans la cabine. Celle-ci renfermait un grand panier d’osier.
  
  La voiture démarra sans bruit.
  
  Elle accomplit le trajet que Coplan avait effectué en sens inverse lors de sa venue à Kam Tin et, au bout d'une trentaine de minutes, elle atteignit le havre de Yaumati,
  
  Une jonque était contre le quai.
  
  Les Chinois sortirent de la fourgonnette. A trois, ils coltinèrent le volumineux panier, qui semblait être fort lourd, et ils le transférèrent à bord du bateau. Des matelots leur donnèrent un coup de main pour l’amener dans le roof, vers la proue.
  
  Tout ceci s’opéra sans qu un mot fût prononcé. Les gens dormaient, dans les sampans, et rien ne troubla leur sommeil.
  
  La Colonie étant un port franc, la douane ne fourrait pas le nez dans les embarquements de marchandises des jonques. Mais un agent de police affecté à la surveillance du bassin nota cependant le caractère un peu insolite de ce chargement nocturne, et comme il avait précisément reçu des consignes lui prescrivant de signaler toute anomalie, il se dirigea vers le cagibi où se trouvait l'appareil téléphonique.
  
  Peu après, le moteur auxiliaire de la jonque se mit à crachoter. Les trois Chinois regagnèrent la camionnette, qui repartit vers le centre de Kowloon pendant que le bateau se déhalait.
  
  Or, à quelques minutes d'intervalle, le même scénario se déroulait au bord de plusieurs rades de Kowloon et de l’île de Hong-Kong.
  
  Au P.C. des brigades navales du Bureau des Narcotiques et du Contrôle de l’immigration illégale, on enregistra de nombreux appels, certains concernant parfois un même endroit.
  
  De leurs postes d’observation, des indicateurs de la police secrète chinoise transmirent à leur P.C. des informations semblables, si bien que les équipes d’action, ne sachant où donner de la tête, furent paralysées par cette abondance de renseignements.
  
  La jonque du refuge de Yaumati sortit à petite allure et gagna la mer, hissant ses deux voiles dès qu’elle eut dépassé la digue de protection. Mais elle ne mit pas le cap sur le détroit de West Lamma qui donne accès à la mer de Chine : elle traversa la baie où de nombreux cargos à l’ancre attendaient le petit jour, soit pour appareiller, soit pour accoster à un quai de manutention.
  
  Coplan se tenait sur le pont avec les deux Asiatiques chargés de la manœuvre. Comme eux, il guettait les feux stables ou mobiles des embarcations de toute espèce qui flottaient entre Hong-Kong et le continent.
  
  Cette phase de son évasion était la plus critique, et l’intervention soudaine d’une vedette rapide de la police, pendant ces quelques minutes, pouvait être une catastrophe. Le contrôle, il est vrai, s’exerçait d’ordinaire à la limite des eaux territoriales, c’est-à-dire plus au large.
  
  La jonque vira légèrement de bord, de manière à éviter la silhouette sombre d’un petit navire de charge. Quand elle en fut à une cinquantaine de mètres, le timonier pointa l’index vers la coque noire de ce vaisseau et dit :
  
  - That one...
  
  Coplan acquiesça. Il dénoua vivement sa ceinture, ôta veste et pantalon. Il ramassa son sac en plastique et, entièrement nu, son bizarre collier autour du cou, il lança :
  
  - Good bye...
  
  De l’arrière de la jonque, il piqua une tête dans l’eau noire.
  
  
  
  
  
  - Ce doit être celle qui a quitté Yaumati Harbour, estima le Staff Inspecter Kane, les yeux rivés à ses jumelles marines. Gouvernez droit dessus, Hastings.
  
  La vedette s’inclina sur bâbord, son sillage dessinant une courbe. Vrombissante, elle fonça vers l’objectif. Son projecteur balaya bientôt le pont de la jonque, où deux hommes, les yeux éblouis, arboraient des faces particulièrement stupides.
  
  Trois brefs coups de sirène intimèrent au voilier l’ordre de stopper. La grande voile fut docilement carguée, et la vedette vint se coller contre le flanc rebondi du bateau en bois.
  
  Kane et deux agents Cantonnais (La police anglaise de la Colonie, qui compte environ 7 500 hommes et 200 femmes, utilise essentiellement des Cantonnais, des Pakistanais et des Portugais. (Note de l’auteur.)) montèrent à son bord. De gros pistolets pendaient à leur ceinturon.
  
  Par l'intermédiaire de ses subalternes, Kane fit savoir au patron de la jonque que celle-ci allait faire l’objet d’une inspection.
  
  L'air abruti, les Chinois se confondirent en courbettes.
  
  Kane et l’un des Cantonnais pénétrèrent dans ce qui constituait la partie habitable de l’esquif. Une lampe-torche à la main, l’Anglais se mit à explorer cette vaste cabine située à l’avant.
  
  Il cherchait, sinon un individu qui pouvait se cacher provisoirement dans la cale, du moins un bagage ou un vêtement dénotant la présence d’un Européen.
  
  Avisant un énorme panier, assez grand pour contenir un corps humain, il dit à son subalterne :
  
  - Appelez le skipper...
  
  Quelques secondes plus tard, le patron arriva.
  
  - Faites-lui ouvrir ceci, ordonna Kane, car le panier était fermé par un cadenas.
  
  Le propriétaire de la jonque entama de longues et plaintives explications. Il n’avait pas le droit d’ouvrir cette malle, elle était destinée à un honorable commerçant de Macao, était envoyée par un non moins honorable exportateur de Kowloon, et il n’en avait pas la clé.
  
  - Dites-lui que s’il n’obtempère pas sur-le-champ, je fais sauter le cadenas, grogna Kane, mauvais.
  
  Le Chinois, tout en se lamentant, eut la bonne fortune de retrouver, par le plus grand des hasards, la clé dans ses hardes. Il se mit en devoir d’ouvrir le colis.
  
  Kane repoussa le couvercle et braqua le faisceau de sa torche. De l’autre main, il tâta la paille qui remplissait l’intérieur du panier.
  
  Son opinion fut vite faite. Aucun passager clandestin ne se dissimulait là-dessous, tout l'emplacement disponible étant bourré d’objets en porcelaine soigneusement entourés d’un emballage protecteur.
  
  Dépité, Kane porta ses investigations ailleurs. Mais il eut beau fouiller la cale d’un bout à l’autre, sonder des cloisons et faire déplacer une partie des marchandises, il ne récolta aucun indice permettant d’affirmer qu’un Blanc était caché sur cette jonque.
  
  De guerre lasse, il se replia vers la vedette avec ses agents, après une vérification routinière des papiers de bord, et il autorisa la jonque à poursuivre sa route.
  
  
  
  
  
  Son sac entre les dents, Coplan nageait vers le cargo. Il avait plongé quand la vedette rapide était passée à une cinquantaine de mètres de lui, le faisceau blanc du projecteur dirigé vers l’unité qui appartenait à l’organisation de Yau Sang.
  
  Hors d’haleine, Francis toucha du bout des doigts l’acier de la coque du cargo. Il la longea, repéra le filin pendu à la poupe comme prévu. Il s’y accrocha et reprit son souffle.
  
  Il distingua, au loin, la jonque en panne et la vedette de police maintenue contre elle par des grappins.
  
  Lorsque ses muscles furent défatigués, Coplan voulut entamer l’escalade mais, redoutant d’être aperçu par un des occupants de la vedette quand celle-ci repartirait, il resta dans l’eau.
  
  Le moteur puissant de l’engin de la police s’étant remis à gronder, un bouillonnement d’écume signala son éloignement.
  
  Alors Francis se hissa, à la force du poignet, jusqu’au niveau du pont du cargo. Quelqu’un l’aida à enjamber le bastingage : c’était un marin thaïlandais, à la bonne bouille ronde et hilare.
  
  - Good night, Sir, prononça-t-il. Vous êtes le bienvenu... On n’attendait plus que vous pour lever l’ancre.
  
  Il entraîna le nageur dans une coursive. Les bouées de sauvetage appliquées contre les cloisons mentionnaient « M/V Chiangmai-Bangkok ».
  
  
  
  
  
  Près de cinq jours de navigation furent nécessaires pour rallier le port d’attache du cargo, Coplan avait été doté de vêtements neufs de coupe européenne. Le passeport et l’argent qu’il avait emportés dans le sac hermétique réintégrèrent ses poches.
  
  Il avait été traité avec beaucoup d’égards sur ce navire, et lorsqu’il remonta le fleuve Chao Phya, Coplan ne put s’empêcher de songer aux circonstances assez tumultueuses dans lesquelles il avait quitté la Thaïlande deux mois auparavant. Ceci lui inspira du reste une légère inquiétude.
  
  Qu’avaient fait les Américains, à l’époque ? Avaient-ils informé les autorités locales ou avaient-ils jugé plus conforme à leurs intérêts et à leur prestige de tenir l’affaire sous le boisseau ? (Voir « Ordres secrets pour FX-18 »)
  
  En tout cas, le visa thaïlandais était encore valable. Si, au débarquement, les inspecteurs n’examinaient pas de trop près le passeport de ce touriste arrivant par un des bâtiments de leur flotte de commerce, ils ne remarqueraient peut-être pas l’absence d’un tampon de sortie...
  
  Coplan était légèrement tendu quand il descendit la coupée. A tort. Avec leur bonhomie et leur gaieté coutumières, les policiers se bornèrent à vérifier la validité du visa. Ils souhaitèrent un agréable séjour au voyageur et les douaniers ne lui firent même pas ouvrir sa valise.
  
  Ils ignoraient pourtant que Coplan était en transit ; son séjour n’allait pas durer plus de deux heures. Du port, en taxi, il se fit conduire en droite ligne à l’aéroport, où il devait emprunter un avion de « Air-India ».
  
  Il se présenta au guichet de cette compagnie et cita son nom.
  
  L’employée hindoue opina de la tête. Oui, un billet pour Paris, ainsi que la réservation, avaient été établis à ce nom-là.
  
  Francis prit possession de ces documents puis, étant en avance sur l’heure de décollage, il se rendit au buffet.
  
  Attablé devant un café, une cigarette aux lèvres, il parcourait un magazine quand une hôtesse de l’air de la Panamerican l’effleura du regard. Elle tiqua, le fixa avec plus d’attention.
  
  Au lieu de continuer son chemin, elle s’approcha de Francis et lui décocha un sourire éblouissant.
  
  - Pardon, murmura-t-elle. N’est-ce pas vous qui m'avez demandé si le Boeing pour Francfort faisait escale à Téhéran ?
  
  Coplan leva les yeux. Où les Américains dénichent-ils des filles ayant un visage aussi ovale et une carnation aussi lumineuse ?
  
  - Non, dit Francis. Ce n’est pas moi.
  
  - Vous ne voyagez pas par Panam ? s’étonna l’hôtesse, peinée.
  
  - Non, répondit-il. Air-India.
  
  - Oh... Excusez-moi, fit la ravissante créature.
  
  Et elle repartit, toute droite, vers son bureau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Les haut-parleurs prièrent les voyageurs du Vol 605 de gagner l’aire d’embarquement Coplan régla sa note.
  
  Au même moment, d’une voiture qui était arrivée en trombe devant l’aérogare jaillirent deux hommes nu-tête en costume léger. Ils se précipitèrent au guichet d’Air-India et demandèrent en hâte deux places dans l’avion en partance.
  
  L’employée leur opposa un sourire empreint de tous les mystères de l’Orient.
  
  - C’est complet, dit-elle. Pour vendredi, si vous voulez.
  
  Congestionnés, les deux types accusèrent le coup.
  
  - Complet ? s'ébahit l’un d'eux. Je n’ai jamais vu ça sur le tronçon Bangkok-Delhi... Les appareils sont à moitié vides !
  
  - Pas celui-ci, dit doucement l’Hindoue. Tout était réservé.
  
  Les retardataires, à bout d’arguments, se creusèrent furieusement les méninges. Ce Coplan, ils avaient des tas de bonnes raisons de vouloir lui dire deux mots.
  
  - Nous avons un copain dans l'avion, déclara l’un des Américains, Ne peut-on pas l’appeler ? C’est très important
  
  - Je crains que ce ne soit trop tard, Sir. Le take-off est dans trois minutes, les portes sont déjà fermées.
  
  Jamais, sans doute, une frêle jeune fille au profil de médaille et au teint ambré n’avait menti avec autant de sérénité à deux agents spéciaux de la C.I.A. Ceux-ci, complètement désarmés, durent s’incliner devant l’inexorabilité du destin.
  
  - Viens, Mike, maugréa le plus ancien. Il n'y a plus qu’une chose à faire : envoyer un câble au terminus, à Londres.
  
  Ils ne songèrent pas que Coplan avait la faculté de descendre à une escale à peine plus éloignée de Paris, et beaucoup plus sûre : Francfort.
  
  
  
  
  
  Francis actionna sans bruit le bouton de la porte et commença par passer la tête dans l'entrebâillement.
  
  Le Vieux tenait une loupe au-dessus d'une carte géographique.
  
  Il grommela, sans lever la tête ;
  
  - Vous produisez un courant d’air,.,, Ne restez pas planté là.
  
  Coplan pénétra dans la pièce, referma le battant.
  
  Son chef continua d’étudier un point de la carte.
  
  - Elle vous a plu, cette villégiature ? questionna-t-il avec un soupçon d’aigreur. Il y a une dizaine de jours que j’attends des nouvelles de vous.
  
  - A partir du moment où j’ai de nouveau été en mesure de vous en envoyer, cela ne s’imposait plus, dit Coplan.
  
  Un silence retomba.
  
  - Et quelle était la cause de cet empêchement ? s’enquit le Vieux.
  
  - Un congé forcé dans les installations des collègues de Lu Peng Yun.
  
  Le Vieux, déposant enfin sa loupe, consentit à regarder Francis.
  
  - A Hong-Kong ?
  
  - Oui.
  
  - Alors, c’était un petit coup de Jarnac des Anglais, en définitive ?
  
  - Non. L’affaire a pris une singulière tournure... et elle dépasse tout ce que vous pouvez imaginer.
  
  - Bigre, fit le Vieux, vaguement ironique. Sous-estimez-vous mon imagination à ce point ?
  
  - Que je sois parvenu à réaliser l’unanimité des Chinois, des Anglais et des Américains contre moi, et à m’attirer les faveurs d’un adversaire, est tout de même relativement surprenant. constata Francis. N’est-ce pas votre impression ?
  
  Son chef plissa le front et rajusta ses lunettes.
  
  - Asseyez-vous, marmonna-t-il. Cela me paraît assez méritoire, en effet. Et pourquoi cette levée de boucliers ?
  
  - Simplement parce que j’entends vous réserver l’exclusivité de mes services, et que c’est peut-être une erreur que je paierai cher un de ces jours, répliqua Francis d’un ton dégoûté.
  
  Sous le regard désapprobateur et surpris du Vieux, il dénoua sa cravate, déboutonna ensuite sa chemise.
  
  - Vous avez trop chaud ? grogna le directeur du S.D.E.C.
  
  Sans répondre, Coplan élargit sur son torse musclé l’échancrure de son sous-vêtement et, tirant sur la chaînette, il exhiba une boîte carrée, plate, en métal gris foncé, qu’il détacha de deux mousquetons.
  
  Il l’ouvrit comme un écrin et la tendit à son chef en disant :
  
  - Je vous apporte un souvenir de Hong-Kong... Il vous faudra l’agrandisseur pour déchiffrer le texte.
  
  Au centre du boîtier, dans un léger creux, reposait une très petite enveloppe de papier noir. Le Vieux en extirpa très soigneusement un microfilm grand comme un demi-timbre-poste.
  
  - A qui l’avez-vous fauché ? s’informa-t-il en élevant à la lumière le minuscule rectangle de pellicule.
  
  - On me l’a offert, pour vous le remettre. Et on attend une réponse.
  
  Le bras du Vieux s’abaissa et ses yeux vifs, dardés sur Coplan, exigèrent de plus amples détails.
  
  Francis lui relata d’une façon très synthétique les événements qui avaient préludé à sa rencontre avec Yau Sang et brossa en quelques traits les grandes lignes du programme de l’organisation bouddhiste à laquelle il s’était heurté.
  
  - Je ne connais pas les termes exacts de ce message, mais je suis certain que nous pouvons réaliser là une opération extrêmement fructueuse, conclut-il.
  
  Le masque buriné par une intense réflexion, le Vieux se leva. Il alla pesamment à l’armoire blindée où il rangeait, outre les dossiers d’affaires à suivre de près, un tas d’objets, de produits et d’ustensiles hétéroclites. Dans la catégorie « farces et attrapes », il y avait notamment des échantillons de parfum anesthésiant et des pendulettes explosives pour table de chevet...
  
  Il extirpa du bas de l’armoire un appareil de projection monté sur un statif. Mais si, dans un agrandisseur ordinaire, l’objectif est normalement tourné vers le bas, ici il était braqué vers le haut.
  
  Le Vieux amena l’appareil sur son bureau ; tout en branchant la fiche dans une prise de courant, il dit à Francis :
  
  - Fermez les rideaux, voulez-vous ?
  
  Il inséra le microfilm dans une coulisse, l'introduisit entre les lentilles grossissantes puis, utilisant le plafond en guise d’écran, il effectua la mise au point.
  
  L’image acquit une largeur de plus d’un mètre. Des signes flous se précisèrent et un texte en langue anglaise devint parfaitement lisible.
  
  Les deux hommes, la tête penchée en arrière, prirent connaissance du document élaboré par les Vénérables du Temple de Sha Tin. Ils lurent même une seconde fois le passage essentiel :
  
  «... Cette identité de vues sur le statut futur et sur l’autonomie politique des pays sous-développés d’Asie nous fait souhaiter un rapprochement entre la France et l’organisation de combat que nous avons été contraints d’édifier. L'influence grandissante de votre pays dans le monde occidental, son rayonnement spirituel en Amérique du Sud et en Afrique pourraient représenter pour notre cause un poids considérable.
  
  Nous menons une lutte inégale contre deux adversaires géants dotés des armes les plus effroyables de la science moderne. Nous n’avons à leur opposer que nos martyrs et des foules affamées aux mains nues. Si une grande nation dépourvue de toute arrière-pensée impérialiste nous apportait une aide technique et matérielle, nous remporterions cependant la victoire en moins de dix ans. Les succès que nous avons déjà obtenus dans le Sud-Est en témoignent.
  
  En contrepartie, nous vous offrons notre concours immédiat pour la défense de votre politique neutraliste et pacifique auprès de tous les états du Tiers Monde. Une place toute privilégiée, tant sur le plan de vos intérêts commerciaux que sur celui des échanges culturels, vous serait réservée dans l’Asie de demain... »
  
  Un lourd silence suivit.
  
  Le Vieux alla lui-même écarter les rideaux et la lumière du jour effaça les phrases qui avaient apparu sur la blancheur du plafond. Il coupa ensuite le courant, regarda Coplan d’un air troublé,
  
  - C’est un gros morceau, proféra-t-il. A ne manipuler qu’avec la plus grande circonspection.,.
  
  Coplan, plus prompt à s’enthousiasmer, s’exclama :
  
  - Oui, mais quelle partie à jouer ! Cette clé-là nous ouvre toutes grandes les portes de l’Asie sans que nous ayons à tirer un seul coup de feu !
  
  Le Vieux hocha la tête. Il regagna son fauteuil, préleva sa pipe dans une poche, sa blague à tabac dans l’autre.
  
  - Évidemment, ces gens-là ne peuvent trouver une aide efficace qu’auprès de nous, émit-il. Je conçois fort bien qu’ils veuillent mener leur combat autrement que par des grèves de la faim, des holocaustes individuels ou des démonstrations de masse toujours meurtrières pour ceux qui les font. Mais si nous les soutenons. ouvertement ou clandestinement, nous risquons d’hypothéquer l’avenir du côté de la Chine...
  
  Coplan, séduit par l'idée d’une coopération active entre la France et un ensemble de pays désireux de jouer un rôle de tampon entre le Communisme et le Capitalisme, parla d’une voix contenue :
  
  - Qui vous dit que demain, en Chine même, ils ne reconquerront pas les leviers de commande qu’ils ont perdus ? On néglige trop l’influence de l’esprit, comme facteur d’évolution. Les bouddhistes sont très capables d’adapter des structures politiques aux nécessités actuelles des peuples de l’Asie. Ils disposent de moyens de persuasion considérables : chaque bonze est un observateur et un propagandiste, chaque pagode est un foyer d’enseignement ou d’agitation, et il y en a de la Sibérie à Ceylan ! Russes et Chinois ont vainement tenté de détruire cette croyance et, malgré leur formidable appareil antireligieux, ils ont dû composer avec elle !
  
  Le Vieux fit un geste d’objection.
  
  - Attention, Coplan ! Il ne s’agit pas de me convaincre... ni de prendre position. La Présidence décidera.
  
  Il alluma posément sa pipe. Involontairement, son regard se reporta vers l’agrandisseur,
  
  - Enfin, quel que soit le sort qui sera réservé à cet appel, et en restant sur le plan purement technique qui est le nôtre, j’estime que nous devrons maintenir le contact avec ce Yau Sang.., Cela va nous ouvrir des perspectives illimitées dans tout l’Extrême-Orient, où nous avions perdu pas mal de terrain.
  
  Il recouvra subitement toute sa vivacité. Sa pipe serrée entre ses mâchoires, il entreprit de récupérer le microfilm.
  
  - Je vais en faire tirer deux épreuves, à l’échelle normale, qu’un porteur..,
  
  Il se reprit en tournant les yeux vers Coplan :
  
  ... que vous irez déposer à l’Élysée, avec une évaluation que je vais rédiger séance tenante.
  
  Par l’interphone, il appela un spécialiste du laboratoire de photographie, puis il demanda :
  
  - A qui devrons-nous notifier notre réponse ?
  
  - A Bangkok, dit Francis. Et pour des raisons que vous connaissez aussi bien que moi, il serait préférable d’envoyer là-bas quelqu’un d’autre...
  
  La face ordinairement bourrue du Vieux refléta l’ébauche d’un sourire.
  
  - A propos, savez-vous que le Quai d’Orsay avait reçu, du Foreign Office, une note signalant votre disparition à Hong-Kong ? Je commençais à me demander sérieusement si vous ne vous étiez pas fourré dans un sale guêpier...
  
  - A un moment, je me suis posé la même question, avoua Francis. Je n’étais pas outillé pour affronter autant de rivaux, d’adversaires et... d’alliés sur un territoire aussi exigu.
  
  Égayé, son chef riposta :
  
  - Le fait est qu’ils étaient tous contre vous, et à juste titre d’ailleurs, il faut toujours que vous alliez un petit peu trop loin, .. En l’occurrence, je ne vous en ferai pas un grief ; le cadeau que vous m’apportez valait bien quelques frictions avec d’autres services secrets.
  
  Le terme « friction », dans la bouche du Vieux, représentait un aimable euphémisme. Coplan s’apprêtait à le souligner avec une discrète ironie, mais le Vieux, rêveur, exprima tout haut le bilan qu'il tirait de ce stupéfiant message :
  
  - Eh oui, cela nous promet encore de singuliers développements : Bouddha contre les bombes atomiques.,. La puissance de l’esprit contre celle des idéologies économiques... Après tout, la vraie solution viendra peut-être de là ?
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Paris, janvier 1965
  
  
  
  
  
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