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The Coyote Connection

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  Titre original américain :
  
  
  
  THE COYOTE CONNECTION
  
  
  
  Illustration de couverture : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal.
  
  
  
  No Conde Naste Publication, Inc., 1981
  
  No Presses de la Cité / Éditions du Rouet, 1982
  
  
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc
  
  
  
  ISBN : 0-441-11851-8
  
  ISBN : 2-258-01071-3
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  David Hawk disparaissait derrière un épais rideau de fumée. À dix heures du matin, son bureau ressemblait plus à un hammam qu’à celui du directeur de l’Axe. Il me fit signe de m’asseoir en me désignant le fauteuil près de la table basse, en verre bleui. Il me rejoignit, me tendant une de ses petites merveilles de cigare dont l’odeur me rappelait l’usine d’incinération d’un des abattoirs de Chicago. Je déclinai l’offre prétextant une bronchite aiguë et toussai pour être un peu plus convaincant. Hawk reposa le coffret.
  
  — C’est vrai, Nick, vous avez une santé encore un peu fragile après votre dernière mission. Les médecins m’ont même conseillé de vous accorder quelques jours de repos. Non, ne me remerciez pas. C’est normal. Et puis je tiens à ce que les agents de l’Axe soient en parfaite condition. J’aurais bien sûr quelque chose pour vous, mais il faut savoir être humain et compréhensif, n’est-ce pas, Nick ?
  
  — Bien sûr, Sir.
  
  Si Hawk me donnait du Nick, c’est que vraiment un état de grâce était passé entre lui et sa conscience couleur nicotine. En fait il était exact que j’avais besoin de récupérer et ce que m’annonçait Hawk s’appelait une PLD, permission de longue durée en langage administratif.
  
  Même un tueur d’élite de profession a besoin de vacances (du recul pour mieux viser en quelque sorte). Et c’était bien le cas de Nick Carter, N3 pour l’Axe, c’est-à-dire moi-même ; pour vous servir.
  
  David Hawk me tendit un billet d’avion pour Houston, à croire que l’organisation la plus secrète des USA avait aussi des talents cachés d’agence de voyages organisés. L’Axe m’envoyait chez des « cousins » du Texas pour me refaire une santé, une vraie mère poule.
  
  L’Axe a tellement le goût du secret qu’officiellement elle n’existe pas. Seul le Président et quelques rares, très rares conseillers sont au courant de ses activités. Son rôle et son but sont d’une simplicité limpide : exécuter tout ce qui doit être fait et si possible bien fait. Son rôle commence où celui de la CIA finit. Si bien que récemment la CIA a été la cible privilégiée de nombreux politiciens un peu trop sensibles, alors que les opérations mises en accusation avaient été traitées par nous. Évidemment les gars de la centrale de Langley s’étaient défendus, mais comme on ne prête qu’aux riches, le flou artistique avait été encore une fois en faveur de l’Axe. Notre devise : à nous les coups durs, à eux les bavures. J’étais classé catégorie N et je savais ce qui m’attendait. Les missions les plus dangereuses, les plus secrètes et les plus vitales. Chez nous c’était chacun pour soi, et ni Hawk, ni le Président, ni même Dieu ne nous reconnaîtraient pour les leurs. En fait, pour l’extérieur et pour mon percepteur j’étais Nick Carter, correspondant de l’Amalgamated Press and Wire Service, et depuis dix minutes j’étais en congé.
  
  Ma « cousine » Doris Bonds, mon contact, et son mari Bert possédaient à Houston un ravissant pied-à-terre à la dimension de leur colossale fortune. Au Texas, même les adjectifs tels que petit, moyen, n’existent pas. La mégalomanie au dire de certains est même enseignée comme seconde langue dans les écoles du Texas. L’État à l’étoile solitaire a toujours vu grand, fier de son histoire qui va de la carabine de Davy Crockett à Fort Alamo, jusqu’au fusil à lunette de Dallas.
  
  — On va s’occuper de toi, me promit Doris, dès mon arrivée. Je ne veux pas te laisser regretter un seul instant les sales boulots que tu vas rater pour cause de vacances.
  
  L’humour texan existait aussi. Elle me présenta à ses amies toutes plus riches les unes que les autres, suivant un programme bien établi. « Mon cousin Nick, de Washington, correspondant de l’Amalgamated Press and Wire Service ». Tous les soirs elle donnait une réception où l’on se serait cru à un concours de la coiffure la plus démente, les hommes rivalisant dans le costume. C’était à celui qui serait, à défaut d’être le plus élégant, le plus voyant. Smoking style western, blanc à franges, bottes en pur alligator, sans parler des chemises à rendre neurasthénique un caméléon. À les voir on regretterait presque qu’ils ne soient pas venus en combinaison kaki couverte de taches de pétrole. Pour eux, l’Amalgamated Press and Wire Service n’évoquait rien du tout. Cela m’arrangeait bien.
  
  — Vous ne travaillez pas avec la presse locale des fois ? me demanda un beau cow-boy avec la méfiance que son grand-père devait avoir devant un étranger.
  
  — Non, répondis-je en toute honnêteté. Nous n’assurons pas de service intérieur. Nous traitons exclusivement avec l’étranger, l’Afrique, les pays arabes. Surtout le Moyen-Orient.
  
  — Ah ! Bon. C’est tout à fait intéressant.
  
  Un instant plus tard il avait déjà oublié jusqu’au nom de l’Amalgamated Press, pour mieux se concentrer sur l’anatomie d’une pulpeuse créature.
  
  La plupart des mâles se ressemblaient tous. Bert le mari de Doris était le type même du Texan : grand, blond, calme, prévenant et un peu gauche. De plus, comme pas mal de Texans, il avait une machine à dollars sous son Stetson. En quelques années il avait su faire passer sa fortune de un à cinq millions de dollars. Au Texas on aime à s’endormir en comptant les vaches qui sautent par-dessus les derricks et Bert adorait dormir en paix.
  
  Depuis mon arrivée, mon emploi du temps était réglé avec une extrême simplicité : sieste, chaise longue, et à la rigueur un demi parcours de golf et une partie de tennis façon troisième âge. C’était d’ailleurs l’ordonnance que m’avaient délivrée les médecins de l’hôpital militaire et je la suivais à la virgule près.
  
  Un soir Doris m’invita à l’accompagner voir une représentation du Lac des cygnes. Je l’avais déjà vu à Paris, à Londres, New York et même à Vienne, alors pourquoi ne pas y ajouter Houston ? Le corps de ballet était parfait, et pour une fois l’orchestre ne jouait pas, comme il le fait hélas trop souvent, un œil sur le chef, l’autre rivé sur la montre. Il est vrai qu’il n’y a pas de métro à prendre à Houston. C’était plus qu’agréable. La salle était comble. Comme toujours dans ces endroits-là, je regardais machinalement les spectateurs, par curiosité autant que par habitude. En tournant la tête sur la gauche, mon regard s’arrêta sur une jeune femme – ce n’était pas la plus belle que j’eusse jamais vue, mais elle était terriblement appétissante. Elle avait de très grands yeux et des cheveux noir coupés court et frisés qui encadraient un visage aux pommettes haut placées. Seul le nez était peut-être un peu grand. Deux lèvres bien dessinées semblaient suivre avec attention la musique de Tchaïkovski. Autour du cou élancé, une chaînette d’or soutenait un diamant qui aurait bien voulu descendre plus bas.
  
  Si le reste du corps était à l’image du buste et surtout de ses seins, il était à parier que j’allais adorer les joies de l’entracte. Jamais je n’avais attendu ce moment avec autant d’impatience. Une fois le rideau tombé, je conduisis Doris au bar. Elle était là. Accompagnée de deux imposantes matrones. J’avais gagné mon pari, le bas était à la hauteur du haut si je peux m’exprimer ainsi. Rien à redire. La bonne courbe à la bonne place. Je demandai à Doris si elle connaissait cette captivante personne.
  
  — Mais oui, c’est Maria Gomez, elle habite Brownsville. C’est la femme de l’un des plus gros exploitants agricoles de la vallée du Rio Grande, pourquoi ?
  
  — Pour rien, j’adore les grosses légumes et surtout les belles plantes.
  
  — Si cela t’intéresse, son mari est plus âgé qu’elle, il est souvent absent et elle est à Houston depuis une semaine. C’est tout ce que tu veux savoir ?
  
  — Non, j’aimerais lui parler de la culture du concombre hallucinogène, lui répondis-je avec le plus grand sérieux. Tu sais que je suis loin d’avoir terminé ma thèse là-dessus et que ce sujet épineux mérite d’être traité avec rigueur.
  
  — D’accord, Nick, j’ai compris, tu veux que je te présente.
  
  — Tu es trop bonne avec moi, Doris chérie.
  
  Nous nous dirigeâmes vers le bar. Maria Gomez nous tournait le dos et Doris s’approcha d’elle, lui toucha le bras. Elle se retourna. Doris l’embrassa, me présenta. En la voyant de plus près, je remarquai un grain de beauté sur sa tempe gauche. On m’avait dit, et l’expérience me l’avait prouvé, qu’un grain de beauté ne sort jamais sans son jumeau. Comme je n’en apercevais qu’un, il me restait donc à découvrir le petit frère. Vaste programme.
  
  Doris tendit un verre à Maria et en me désignant d’un léger mouvement de tête :
  
  — Ce jeune homme ne tient pas en place. Il y a seulement trois jours qu’il est arrivé et je suis déjà épuisée. C’est comme ça les cousins de la ville. Voulez-vous venir demain à la maison, pour m’aider à l’occuper ?
  
  — Je serais ravie de vous en débarrasser, répondit Maria d’une voix chaude. Et me fixant de ses deux yeux bruns : Moi non plus je ne tiens pas en place.
  
  Si c’était pour les mêmes raisons que moi, je me dis que nous pourrions nous entendre. Après tout, les médecins n’avaient pas rédigé une clause spéciale interdisant la recherche des grains de beauté…
  
  — Vous êtes un amour, Maria, dit Doris. Alors demain après-midi, pour un cocktail au bord de la piscine.
  
  La sonnerie marquait la fin de l’entracte. Nous regagnâmes nos places. La musique reprit et moi je m’imaginais au bord du lac-piscine, en cygne comptant un à un les grains de beauté de Léda-Maria.
  
  En maillot de bain, Maria me parut encore plus superbe que dans sa robe longue de la veille. Toute la matinée j’avais dessiné mentalement ses jambes, mais la réalité était nettement à son avantage. Elle dénoua son peignoir qu’elle jeta sur une chaise longue et, s’asseyant face à moi, elle ôta ses mules fuchsia à hauts talons et se laissa couler nonchalamment sur la margelle, repliant une jambe merveilleusement galbée, interminable, soulignée, côté droit, d’une petite chaînette ornée d’un saphir. Rien que le deux-pièces taillé dans des chutes de tissu lilliputiennes aurait créé une émeute sur n’importe quelle plage.
  
  J’appris que Maria avait vingt-cinq ans et qu’elle avait été mariée à dix-sept avec un homme âgé de vingt ans de plus qu’elle. Que son brave époux avait su profiter de son héritage familial et, après des années de travail acharné, le Ranch Gomez était devenu l’un des plus importants de la vallée du Rio Grande.
  
  Le ton de Maria pour parler de son mari n’évoquait pas un soupçon de tendresse :
  
  — C’est un homme cruel, Nick. Dur et froid. Je pense que vous ne l’aimeriez pas.
  
  Comme je ne le pensais pas non plus et que je m’en fichais pas mal, je la fis parler d’elle.
  
  Elle me dit qu’elle avait fait ses études à l’université St. Mary de San Antonio, mais que sa matière favorite avait plutôt été le basket-ball et qu’elle était une fan inconditionnelle des « Rattlers », l’équipe de l’université. Elle aimait les plats exotiques, les boîtes disco. En revanche, j’avais beau chercher, je ne trouvais toujours pas le second grain de beauté. Maintenant elle marchait au bord de l’eau. L’envie viscérale de lui arracher les timbres-poste qui lui servaient de maillot, devenait de plus en plus incontrôlable.
  
  J’allais me décider lorsque Doris vint nous rejoindre.
  
  — Il y a un bal ce soir au Country Club de River Oaks, annonça-t-elle, joyeuse, feignant d’ignorer mon apoplexie naissante. Est-ce que cela vous dit de venir avec nous ? Bert m’a promis que ce serait sublissime.
  
  L’idée parut séduire Maria. Quant à moi, rien qu’à l’imaginer dans mes bras je sentis un creux brûlant me tenailler les reins. La seule issue était la piscine. J’y plongeai immédiatement pour me rafraîchir les idées et, quand je dis les idées, les miennes étaient nettement au-dessous de la ceinture.
  
  — La soirée va être chaude, alors je prends les devants, dis-je lorsque je refis surface.
  
  Les deux femmes se regardèrent et éclatèrent de rire. J’avais la certitude que la soirée s’annonçait bien.
  
  Je ne m’étais pas trompé. Le dîner avait été excellent, l’orchestre chauffait autant que les cocktails multicolores et Maria dansait comme une chatte. Une chatte en chaleur cherchant son mâle dans un quartier du Bronx.
  
  À mesure que l’heure avançait, les danseurs se fatiguaient. Les cow-boys à paillettes semblaient se lasser de ces préliminaires chorégraphiques, pour se consacrer plus sérieusement à leurs égéries surchargées de diamants. La musique amorça un freinage prodigieux de compréhension, j’enlaçai Maria ou plutôt je me plaquai contre elle, cherchant à savoir si les décharges électriques venaient d’elle vers moi ou inversement. Je résolus le problème en me disant que nous réinventions le courant alternatif. Pendant la dernière danse je lui demandai si elle voulait que j’appelle un taxi pour la raccompagner à son hôtel.
  
  — Bert est très occupé, prétextai-je avec une magnifique hypocrisie, je ne voudrais pas l’obliger à faire un détour pour vous déposer.
  
  À l’éclat de ses yeux, je compris qu’elle n’était pas dupe. Elle accepta. La musique s’arrêta et je regrettai de ne pas avoir un ciseau à froid pour nous séparer.
  
  — Tu rentres tôt… me fit remarquer Doris au passage. Et me pinçant discrètement : Ménage-toi, mon petit Nick, tu sais ce qu’a dit tonton.
  
  Sans nous arrêter au bar de l’hôtel, nous montâmes directement à l’appartement de Maria. Je me demandai si l’ascenseur n’allait pas rendre lame, tellement il était lent. Lorsqu’enfin la porte de sa chambre se referma derrière nous. Maria se retourna, poussa un petit soupir et se colla avidement contre moi.
  
  — Serre-moi, Nick. Elle prononçait Niiik, en allongeant le « i » à n’en plus finir. C’était adorable.
  
  Je la tins un moment serrée contre moi, puis lui relevant la tête, je l’embrassai. Maria passa sa main derrière ma nuque, sa langue chercha la mienne et ses ongles s’enfoncèrent dans mon cou. Le baiser fut si long que je crois bien que tous les records furent battus.
  
  Je trouvai la fermeture Éclair de sa robe. Je pris tout mon temps pour la faire descendre. Je glissai ma main sous le vêtement et caressai son dos lentement. Sa peau était douce, légèrement moite. Je suivis la courbe de sa hanche. Soulevai délicatement l’élastique de son slip. Elle se débarrassa d’un geste d’épaule du haut de sa robe en mousseline de soie grise. S’il fallait en croire ses allusions de l’après-midi concernant la brutalité primaire de son mari, je me dis que je devais jouer sur un registre pianissimo. Je fis glisser la robe par-dessus l’arrondi de la taille et elle tomba avec un léger bruit. Maria l’enjamba, rectifia d’une main distraite ses adorables boucles et revint à l’assaut. Son corps dégageait une sensualité profonde que son parfum rendait encore plus irrésistible. Elle s’écarta de nouveau, dégrafa son soutien-gorge qui alla rejoindre la robe. Fasciné, je vis la pointe de ses seins se gonfler et se dresser. Elle m’observait :
  
  — Je te plais, Niiik…
  
  C’était plus une affirmation qu’une question. Quand on vit comme moi avec la mort à chaque coin de rue, on s’habitue à prendre les femmes lorsque l’occasion se présente. Il n’y a pas de maison de retraite à l’Axe. Mais Maria me changeait de l’ordinaire, et, la gorge nouée, je me contentai d’acquiescer d’un hochement de tête.
  
  Elle me prit les poignets, m’attira à elle et posa mes mains sur ses seins, en fermant les yeux. Je les caressai avec toute la tendresse dont j’étais capable. Elle se dégagea soudain et se jeta sur le lit. Elle envoya promener ses escarpins et se lova dans la multitude des coussins, me regardant avec curiosité.
  
  Je me préparais à battre un autre record, de déshabillage cette fois-ci, mais je me rappelai à temps que j’avais trois handicaps. Wilhelmina, Hugo et Pierre. Ce n’était pas mon tiercé favori de fantasmes, mais tout bêtement mes instruments de travail.
  
  Wilhelmina est un Lüger de 9 mm que je porte sous l’aisselle gauche. Hugo est un stylet à détente automatique sanglé sous mon bras droit, quant à Pierre c’est un œuf de plastique rempli d’un gaz mortel. Vu l’endroit où je le dissimule, Pierre pourrait faire croire que je suis doté d’attributs exceptionnels si je n’avais pas le soin de m’en débarrasser lorsque je mets ma tenue de bain.
  
  Et comme je suis tueur d’élite et fétichiste je ne me sépare jamais de mes compagnons de route, même en PLD.
  
  Je me dirigeai donc vers la salle de bains et revins dans le plus simple appareil du guerrier nu. Maria avait profité de mon absence pour faire coulisser son slip minuscule jusqu’à ses pieds et s’en amusait avec ses orteils aux ongles laqués fuchsia.
  
  Je la tournai sur le côté droit. Sa jambe se glissa entre les miennes, ses fesses se durcirent sous ma main. Elle m’attira avec détermination. Sa voix se fit plus rauque :
  
  — Maintenant Niiik, prends-moi tout de suite.
  
  Je me glissai sur elle, passant une main sous ses reins, je la pénétrai avec douceur, mais ses hanches se mirent à onduler et elle se creusa, tendue comme une corde.
  
  — Oui, cria Maria, viens, viens, oui, viens !
  
  Une lame de fond semblait l’emporter et nos corps explosèrent. Puis elle se remit à onduler lentement et m’embrassa, nouant sa langue autour de la mienne.
  
  Je me dis que cette envoûtante créature avait encore bien des choses à apprendre dans ce que je considère comme le plus précieux des arts. Je me retirai. Un instant plus tard, Maria avait un souffle régulier, calme. Elle venait de s’endormir.
  
  Je pris mon étui à cigarettes que j’avais déposé sur la petite table. J’en allumai une. Une cigarette à bout filtre d’or que je faisais fabriquer pour ma consommation personnelle, mon seul luxe. Le tabac me plongeait dans une agréable torpeur. Je lissais avec attendrissement la toison brune de Maria du revers de la main quand la sonnerie du téléphone me vrilla les tympans. Je me précipitai pour décrocher le combiné. La voix qui me répondit n’était autre que celle de Hawk.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Je refermai la porte de l’appartement de Maria avec précaution. Une odeur âcre planait dans le couloir. J’aurais juré que c’était celle des cigares pourris de Hawk qui montait du rez-de-chaussée jusqu’au quinzième étage.
  
  Depuis que je travaille pour l’Axe, et pour Hawk, j’ai déjà vu pas mal de gens s’évertuer à le dissuader de fumer ces horreurs, mais sans résultat. On dit même que le Président le fait fouiller par les Services secrets quand il se rend à la Maison-Blanche. Et ce n’est qu’une fois délesté de ses tueurs à gaz qu’il peut pénétrer dans le Bureau Ovale.
  
  David Hawk était attablé au bout de la salle, une tasse de café dans une main et un vestige de mégot dans l’autre.
  
  Je m’installai à sa table. Je vis ses sourcils broussailleux s’arrondir. L’idée qu’il allait sourire ne m’effleura pas un instant.
  
  — Vous avez pris votre temps, grommela-t-il.
  
  C’était sa façon de dire bonjour.
  
  — Vous m’avez appelé à six heures précises. Sir, lui fis-je remarquer, et la magnifique montre que vous m’avez offerte marque six heures dix. Compte tenu de la lenteur de l’ascenseur… Mais au fait, comment avez-vous fait pour me trouver ?
  
  — Enfantin et élémentaire, par votre « cousine » qui a eu l’excellente idée de me donner le nom de l’hôtel et celui de votre nourrice intérimaire.
  
  Le serveur s’approcha avec un plateau à café, me servit et remplit la tasse vide de Hawk, puis il s’éclipsa.
  
  Hawk inspecta la salle où de rares clients tentaient de se réveiller à grands coups de café. Il sortit une boîte naine de la poche de sa veste, la posa à côté du sucrier. Il appuya sur le bouton de l’appareil de brouillage. Hawk n’était pas venu jusqu’ici pour prendre des nouvelles de ma petite santé…
  
  — J’espère que vous êtes en pleine forme, N3, commença Hawk, et que vous avez bien profité de votre PLD, car j’ai du travail pour vous.
  
  S’il utilisait mon nom de code, c’est que la mission qu’il allait m’annoncer n’aurait rien d’une mission de routine.
  
  — C’est une affaire à caractère, disons, tout à fait prioritaire.
  
  Il insista sur « prioritaire » en levant les yeux vers le plafond, comme pour mieux me faire comprendre que la récréation avec Maria était terminée.
  
  — Je me sens en très bon état, frais et dispos et à votre entière disposition, affirmai-je tout en pensant à Maria qui m’attendait là-haut.
  
  — D’après une information transmise à la CIA, un groupe de terroristes dont nous ignorons le nombre, originaire d’un pays arabe, dont nous ignorons le nom, doit franchir clandestinement la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Vous me direz que tout cela est bien vague. Certes. Mais d’après la CIA la seule hypothèse logique est que le commando va utiliser les services d’un ou de plusieurs passeurs professionnels et qu’ils seront déguisés en immigrants clandestins. C’est un point. Le deuxième point est que, vous le savez, la police des frontières manque d’effectifs et que la frontière mexicaine ressemble plus à une passoire qu’à un rideau de fer.
  
  — D’accord, répondis-je, mais, au moins, est-ce que la CIA sait quelque chose sur les intentions de ces vacanciers arabo-mexicains ?
  
  David Hawk ralluma son déchet qui tournait à la chique humide.
  
  — Oui, leur tâche consiste à identifier, à localiser plusieurs membres du Congrès – parmi les plus influents – et à les assassiner.
  
  J’esquissai un sourire et Hawk crut bon d’ajouter :
  
  — Je sais ce que vous pensez, N3, que ce ne serait pas une si mauvaise idée. Mais, en l’occurrence, ce groupe de terroristes représente une grave menace pour la sécurité de notre pays. C’est du sérieux. Bien sûr, nous avons eu des Présidents assassinés, et même des déboulonnés, mais là, il s’agit des membres du Congrès et c’est une autre histoire.
  
  — Où voulez-vous en venir ?
  
  — À la Chambre, il n’y a qu’une manière de remplacer un membre du Congrès : l’élection. Et cela prend du temps. Alors l’assassinat de quinze ou vingt huiles de la Chambre des représentants peut dérégler tout le fonctionnement du législatif, paniquer l’ensemble de l’opinion publique et aboutir à la paralysie totale du pays. D’après la CIA, contrairement à la tentative portoricaine d’il y a quelques années, les terroristes projettent d’exécuter les parlementaires non pas à Washington, mais chez eux, dans leurs circonscriptions.
  
  — Si la CIA détient toutes ces informations, pourquoi ne prend-elle pas en main l’opération ? demandai-je avec un sourire angélique.
  
  — Parce que nous avons reçu des instructions spéciales, N3. Ordre a été donné de démasquer et de liquider tous les membres du commando. Et quand je dis tous les membres, vous devinez pourquoi cette opération n’est pas du ressort de la Centrale de Langley.
  
  — Et pourquoi veulent-ils toutes les têtes sur un plateau ?
  
  — Très simple. Qui dit arrestation dit jugement, qui dit jugement dit presse, opinion publique et en fin de compte le résultat serait le même : la panique générale.
  
  Il avait raison : la liquidation était bien la seule solution.
  
  — Avez-vous d’autres éléments, Sir ?
  
  — Trop peu, hélas ! Je sais qu’ils se rendent au Mexique après avoir fait leurs emplettes à Cuba, comme d’habitude. Mais nous ne savons pas s’ils débarqueront au Mexique par air ou par mer. Le plus vraisemblablement ce devrait être par bateau de faible tonnage. Les autorités mexicaines surveillent de très près les trafiquants de drogue qui opèrent par largage à la limite du Yucatan et de Belize. Alors, nous pensons qu’ils tenteront de débarquer dans la région de Veracruz pour ensuite remonter vers la frontière américaine dans le secteur de Brownsville-Matamoros. Généralement c’est le terrain favori des passeurs professionnels qui aident à franchir le Rio Grande.
  
  J’allumai une cigarette. Brownsville… c’était la ville où Maria et son mari résidaient. De temps à autre, j’apprécie les coïncidences, mais mon métier m’a toujours appris à m’en méfier.
  
  Je décidai de ne pas en faire état à Hawk et, pour la forme, je lui demandai :
  
  — Avez-vous autre chose à m’apprendre, Sir ?
  
  — Malheureusement non, Nick. À partir de maintenant, c’est à vous de jouer. Vous en savez autant que moi. Tout dépend de vous, alors il me reste à vous souhaiter bonne chance, Nick.
  
  J’avais eu deux fois du Nick et je le connaissais suffisamment pour savoir que ses rares témoignages d’affection à mon égard étaient réservés aux grandes occasions.
  
  — Mon avion m’attend. Je repars pour Washington. Encore une fois mille excuses pour ce repos interrompu.
  
  Il se leva, me serra la main, récupéra la petite boîte carrée sur la table. Il traversa la salle du bar et disparut. L’odeur de son cigare et la tasse de café vide me rappelèrent que désormais j’étais seul et condamné à réussir. Je remontai jusqu’au quinzième étage. L’ascenseur s’arrêta dans un soupir. Je poussai la porte. En une fraction de seconde, je vis une ombre se découper sur ma droite. Un homme ordinaire se serait sûrement laissé surprendre et aurait péri étouffé ou disloqué par cette espèce de monstre. Je fis un écart sur la gauche. Sa main s’abattit sur mon dos sans y trouver de prise, mais si j’avais reçu un sac de plomb sur l’épaule, ce n’aurait pas été pire.
  
  Je pivotai pour lui faire face. Il était énorme et devait mesurer plus de deux mètres. Il avait un visage rond, boursouflé et son teint plus que basané n’arrivait pas à dissimuler les multiples cicatrices qui lui transformaient le visage en photo aérienne de champ de bataille. Seuls deux petits yeux porcins évoquaient un sentiment : la haine.
  
  Il bondit sur moi avec une souplesse déconcertante pour un tel amas de viande.
  
  J’aurais pu le tuer sans peine. J’avais même le choix des armes. Hugo étant le plus discret. Mais un cadavre de ce gabarit aurait fait mauvais genre et, de plus, comme je suis curieux de nature, je me dis que quelques questions à l’assaillant ne feraient pas de mal. Pour cela, il fallait me battre à mains nues.
  
  Il me balança un crochet du droit qui me fit regretter mon choix, mais il était trop tard pour changer d’avis.
  
  Je reculai de trois pas en arrière, et, prenant mon élan, je lui expédiai mon pied droit dans la poitrine. Cela fit un bruit sec de branche cassée, un bruit de clavicule hors d’usage. Il ne broncha pas, souffla, mais, déséquilibré, il alla faire connaissance avec le mur du couloir. Bientôt, avec ce vacarme, je me dis que tout l’hôtel allait venir assister à mon entretien. Il fallait l’achever vite fait et, si possible, bien fait.
  
  Mais il avait une force de taureau et si je n’avais rien à craindre de son bras droit, le gauche c’était autre chose. Il me décocha un coup qui m’envoya valser contre la porte de Maria. Je repris mon souffle en une fraction de seconde et m’attaquai par un gauche-droite à ce qui lui servait de nez. Le cartilage éclata. Son groin ruisselait de sang. Mes mains aussi. Comme une bête enragée, il me fonça dessus en poussant des grognements de sanglier blessé. Tête baissée, il me prit de vitesse et sa hure s’enfonça dans mon estomac. J’eus l’impression d’être percuté par une locomotive et que ma colonne vertébrale s’incrustait dans la porte de la chambre. Avec un bruit de ballon crevé, je vidai tout l’air de mes poumons et lui appliquai un uppercut à lui démonter les vertèbres cervicales. Mais la tête était solide. Le cou tint bon. Il recula, s’ébroua comme un chien mouillé ; le sang lui coulait de la bouche.
  
  Au moment où, de nouveau, il s’élançait, la porte s’ouvrit derrière moi et je tombai à la renverse dans l’appartement de Maria.
  
  En me voyant à ses pieds, et le gorille ensanglanté dans le couloir, elle poussa un long hurlement strident.
  
  Je me rétablis d’un bond, mais mon agresseur venait de s’engouffrer dans l’ascenseur qui était resté à l’étage. Je me précipitai ; la porte se referma à mon nez. Inutile de le poursuivre : j’étais à peu près sûr que ce ne serait pas notre dernière rencontre. Je rejoignis Maria.
  
  — Tu te rends compte, dis-je en vérifiant que je n’avais rien de cassé, même les hôtels de luxe ont une fâcheuse tendance à confondre garçon d’étage avec garçon boucher. Dans quel monde vivons-nous…
  
  Maria ne répondit pas. Elle me serra contre elle. Elle était nettement plus affectueuse que mon petit camarade de jeux.
  
  Je repris ma respiration et, revenant complètement à la réalité, je remarquai que Maria était nue sous sa nuisette transparente. Cette découverte fit plus pour ma récupération que ne l’aurait fait un masseur averti, surtout en ce qui concerne une partie très précieuse de mon individu.
  
  — Mon ange, tu ne voudrais tout de même pas provoquer un attroupement dans le couloir ?
  
  Je la transportai dans la chambre à coucher et la déposai sur le lit. Après le divertissement, il était temps de reprendre les leçons là où nous les avions laissées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Au bout de quelques heures de cours magistral et de travaux pratiques, Maria semblait avoir oublié l’incident du couloir. Mais moi j’avais du mal à effacer de ma mémoire le monstre à tête de porc.
  
  Je tirai les rideaux. Le soleil était déjà haut. Je sortis une de mes cigarettes de mon étui en or et regagnai le lit. Maria s’étira longuement. Elle prit une cigarette.
  
  — C’est drôle, je ne connais pas cette marque, ce sont des brunes, des blondes ? demanda-t-elle.
  
  — Ce sont des N C, comme Nick Carter et, comme moi, elles raffolent des mélanges. Je les fais faire spécialement. C’est mon seul caprice.
  
  En fait, c’était ma petite folie. Une folie qui, étant donné mon métier, pourrait bien finir par me jouer un mauvais tour. Mais, dans le monde impersonnel qui était le mien, elles représentaient plus qu’une carte de visite, ma signature. Et j’avais pris l’habitude de persister et de signer mes contrats.
  
  Je soufflai un rond de fumée impeccable. Un grand, d’abord, puis un petit que j’expédiai au centre du précédent. C’était trois fois rien, mais Maria fut impressionnée.
  
  — Tu es vraiment étrange, Niiik. Tu m’intéresses, j’aimerais que nous trouvions le temps d’approfondir notre relation. Tu comprends, mieux nous connaître…
  
  J’espérais que Maria n’en pensait pas un mot. Aucune femme ne doit compter pour moi. Ou alors le moins de temps possible. Mais, en ce qui concernait Maria, le moins de temps possible n’était pas encore atteint et je ne voyais pas de raison de sacrifier cette liaison à ma mission. Autant dans ce cas joindre l’utile à l’agréable.
  
  — Je suis tout à fait pour, dis-je. Et le hasard fait bien les choses. Tout à l’heure, pendant que tu dormais, je suis descendu passer un coup de fil à l’Amalgamated Press. Ils n’ont rien trouvé de mieux que de me demander un papier sur les Mexicains qui passent la frontière en fraude pour rejoindre le Texas. Brownsville serait un point idéal pour mon enquête. Tu ne penses pas que nous avons de la chance ? Le Rio Grande et toi en prime, c’est quand même mieux qu’un reportage sur la condition de garde-barrière en Alaska.
  
  — Oh, Niiik, c’est chouette ! s’exclama-t-elle d’une voix radieuse. Viens à Brownsville, je te servirai de guide. Je connais des tas d’endroits où tu pourras trouver des tuyaux pour ton papier.
  
  — Ça tombe à pic. Tu sais, il faut que je parte ce matin. On m’a demandé d’être sur place le plus rapidement possible. Comme d’habitude…
  
  — Je me dépêche, je boucle mes bagages et je suis à toi.
  
  Elle s’extirpa du lit. Sa chute de reins était vraiment une solide tentation. J’appliquai une petite claque du plat de la main sur son joli derrière pour le punir d’être aussi effronté. Nous primes notre douche ensemble, ce qui ne manqua pas d’agrément. Puis j’empruntai le rasoir de Maria, tandis qu’elle s’habillait et préparait ses valises. Après un bon quart d’heure de combat acharné, j’eus la certitude que son engin de malheur avait un très net penchant pour les jambes des dames plus que pour la râpe bleutée de l’homme. Ce en quoi je lui donnai entièrement raison.
  
  En sortant de la salle de bains, je trouvai Maria vêtue d’un jean et d’un corsage saumon. Elle était ravissante.
  
  Je m’habillai à mon tour, en prenant bien soin de placer Wilhelmina, Hugo et Pierre à leurs places respectives sans que Maria ne les voie. Mon petit doigt me disait que je serais peut-être amené à m’en servir avant même notre arrivée à Brownsville.
  
  Sur le trajet de l’ascenseur, à la réception de l’hôtel, je balayai des yeux la population du hall. Je ne tardai pas à repérer un homme qui faisait tellement d’efforts pour ne voir personne que je compris qu’il cherchait quelqu’un. Moi, très probablement.
  
  Je l’observai attentivement pendant que Maria réglait sa note. Un jeune gringalet qui portait un blue-jean, une chemise de cow-boy et devait être très fier de ses bottines cloutées. Il avait le même visage boucané que mon copain du couloir. Nos regards se croisèrent et il disparut aussitôt. C’était bien moi qu’il cherchait.
  
  Je suivis Maria au garage. Nous attendions que le voiturier nous descende l’automobile garée dans les étages, lorsque l’homme du hall entra. En se dissimulant de son mieux derrière les piliers de béton, il alla jusqu’à une Chevrolet Impala qui l’attendait au parking des visiteurs. Je distinguai mal le conducteur, mais je remarquai qu’il portait un gros pansement sur le nez. Pas de doute à avoir sur son compte, nous avions déjà fait connaissance.
  
  La voiture de Maria arriva. À vrai dire, c’était un pick-up, une Ford Ranger couleur caramel. Maria avait dû épuiser toutes les options proposées par les usines de Detroit : radio, AM/FM stéréo, lecteur de cassettes, volant réglable et autres vitres et fermetures à commande électrique. Il ne manquait que la télévision couleur et un radar.
  
  — J’aurais dû m’y attendre, dis-je, avec une fille de fermier comme loi.
  
  — Voyons, Niiik, fit Maria en s’installant au poste de pilotage, tout le monde au Texas possède au moins un pick-up.
  
  — Ah ! Je croyais que c’était une Cadillac.
  
  — C’est complètement ringard, répondit Maria en s’engageant dans le flot de la circulation.
  
  Au bout de deux cents mètres, je jetai un rapide coup d’œil dans le rétroviseur. La Chevrolet bleue nous suivait, laissant plusieurs voitures entre nous et eux. Maria n’avait rien remarqué. Nous passâmes devant le campus de l’université Rice.
  
  Si j’avais eu le volant, je n’aurais pas eu de mal à semer la Chevrolet avant de parvenir à destination, dans le quartier de Bellaire. Et c’est très sagement que nous arrivâmes chez Doris.
  
  Je me demandais toujours qui étaient nos anges gardiens. Il était pratiquement impossible que quelqu’un ait déjà eu vent de ma mission. À moins que ce ne soient des hommes à la solde de Ricardo Gomez, le mari de Maria ? Peut-être faisait-il suivre sa femme depuis qu’ils étaient en froid… En tout cas, ces individus me gênaient et j’avais horreur d’être gêné.
  
  Au moment où nous sortions du pick-up, leur voiture nous dépassa en roulant au pas et se gara deux maisons plus loin. Le jeune gringalet descendit et se mit à examiner les pneus. Un vrai travail d’amateurs.
  
  Doris se déclara désolée, à l’intention de Maria, de me voir écourter mon séjour à Houston.
  
  — Vous êtes tous les mêmes dans la presse. Incapables de résister devant une affaire à sensation. Enfin, j’espère que tu reviendras me voir bientôt.
  
  — C’est promis, lui dis-je.
  
  — Il y a des gens dans la vallée qui n’aiment pas que les journalistes viennent fouiner dans leurs affaires, ajouta Doris. Alors, ne fais pas de bêtises, Nick.
  
  — Maria me surveillera, répondis-je en riant. Elle connaît certainement ceux que je devrai éviter.
  
  — Tu plaisantes, mais tu ne crois peut-être pas si bien dire, me dit Doris en embrassant Maria.
  
  En déposant mon sac à l’arrière du pick-up, je remarquai mes Laurel et Hardy garés de l’autre côté de la rue. Cette fois, Laurel avait le nez dans le moteur. Aucune classe.
  
  Je voyais un peu mieux le chauffeur. À mon avis, il n’y avait pas deux spécimens de ce gabarit dans tout Houston. Encore moins avec un emplâtre sur le nez.
  
  Maria démarra sur les chapeaux de roues et nous passâmes en trombe devant l’Impala.
  
  Dans le rétroviseur, je m’amusai à regarder le minus claquer le capot et s’engouffrer dans la voiture. La grosse automobile s’élança à notre poursuite après avoir exécuté un demi-tour foudroyant.
  
  Nous n’avions pas atteint la sortie de la ville que la pluie se mit à tomber. Pas une grosse pluie d’orage, limpide et claire, mais une espèce de crachin brumeux et tiédasse qui colle au pare-brise et donne au ciel une vilaine couleur gris poussière.
  
  La pluie ne me dérangeait pas. Au contraire, elle allait permettre à mes deux duettistes de nous suivre plus facilement. Je ne voulais à aucun prix qu’ils perdent notre piste car j’avais l’intention, le moment venu, de leur poser quelques menues questions. Mais rien ne pressait : nous avions cinq cent soixante kilomètres à parcourir ensemble avant Brownsville.
  
  — Le voyage est très agréable, quand il fait beau, me dit Maria. Je connais bien la route. Je la fais plusieurs fois par an. Le trajet est plus fatigant dans l’autre sens. Il y a trop de camions sur l’autoroute.
  
  — C’est ce que je vois, répondis-je en regardant la colonne de gros semi-remorques frigorifiques. Qu’est-ce qu’ils transportent ?
  
  — Des fruits, des légumes, des primeurs. Le climat subtropical de la vallée permet d’avoir plusieurs récoltes par an. Mais il y a aussi beaucoup de camions mexicains. Les cultures se développent de plus en plus de l’autre côté de la frontière. À cause de la main-d’œuvre et aussi à cause des engrais et des insecticides prohibés aux États-Unis.
  
  Maria me lança un clin d’œil et ajouta :
  
  — Il est bien possible que ces camions transportent autre chose que des cageots de légumes. Des choses qui pourraient t’intéresser…
  
  — Des travailleurs clandestins, par exemple ?
  
  — C’est déjà arrivé. Pas dans des camions qui viennent directement du Mexique, mais dans d’autres…
  
  Elle ne m’étonnait pas. J’avais déjà entendu parler des énormes bénéfices réalisés dans le transport des immigrés clandestins. On les acheminait dans une grande ville, style Houston, et, là, ils avaient tôt fait de se noyer dans la population.
  
  À mesure que nous progressions vers le sud, l’autoroute se faisait de moins en moins chargée. Maria se mit à rouler plus vite. Plus vite que la limitation de vitesse. Mon coup d’œil au compteur ne lui échappa pas.
  
  — Il y a pas mal de contrôles sur cette route, mais nous n’avons rien à craindre.
  
  Elle semblait sûre d’elle. Un gros semi-remorque rutilant, orné d’un magnifique bouledogue rouge sur le capot passa en sens inverse. Maria ouvrit la citizen band.
  
  — Ici Mexicali Rose, lança-t-elle d’une voix quasi professionnelle. J’appelle un gros Mack qui a du chien à revendre et qui vient de me croiser sur la 59. Tu écoutes ? À toi.
  
  Le haut-parleur cracha quelques parasites, Maria toucha un bouton et une voix se fit entendre.
  
  — Ici Old Pipeliner. Je roule plein nord vers un bled nommé Houston. C’est la poulette que je viens de croiser avec un amour de pick-up ? À toi !
  
  — Oui, c’est moi, la Rose. Tu es passé par les Smokeys ? Qu’est-ce que ça raconte par là-bas ?
  
  — Ça baigne dans l’huile jusqu’au patelin de Victoria. Pigé la fleur ? Bon vent et mes amitiés à Madame votre Mère !
  
  — Impecc. Salut et te fais pas agrafer, je serais très triste, conclut Maria avant de couper la CB.
  
  — Tu as des talents cachés, sifflai-je, admiratif.
  
  — Es nada, répondit Maria en souriant. En tout cas, je suis tranquille pour un bon moment avec les flics.
  
  Je ne voulais pas lui dire que je ne m’inquiétais pas. Tout ce que je voulais, c’était qu’elle ne distance pas les types de l’Impala.
  
  Maria me paraissait d’humeur joyeuse. Je décidai de la faire parler d’elle-même. J’espérais qu’elle me donnerait quelques éléments pour me permettre d’ébaucher un semblant de plan d’action. Les maigres informations que j’avais reçues de Hawk étaient plus des ordres que des conseils. Il m’avait dit ce que j’avais à faire, mais pas comment je devais le faire.
  
  J’étais heureux de voir que Hawk me faisait suffisamment confiance pour me lâcher dans la nature avec aussi peu de données. Je ressemblais à cet envoyé nommé par le Président des États-Unis qui, pendant la guerre d’indépendance de Cuba, avait eu pour mission de remettre un message au général Garcia en main propre. Comme lui, je ne savais ni où je devais aller, ni comment m’y prendre. Il fallait donc que je rassemble le maximum d’informations et je questionnai Maria :
  
  — Est-ce que tu as toujours vécu dans la vallée ?
  
  — Oui, je suis née sur la plantation des Gomez. Mon père était contremaître. Il avait la confiance et l’amitié du père de Ricardo.
  
  — Vous deviez être privilégiés, à la plantation.
  
  — C’est ce qu’on m’a dit. Et nous gagnions plus que les autres travailleurs. Surtout ceux qui étaient dans une situation illégale. Ils n’avaient pratiquement aucun moyen de s’en sortir.
  
  — Mais tu as pu faire tes études ?
  
  Maria eut un haussement d’épaules.
  
  — C’est le père de Ricardo qui m’a envoyée à St-Mary. À ses frais.
  
  — Ce devait être un homme généreux, papa Ricardo.
  
  — Pas vraiment. Disons que mon âge et mes formes naissantes jouaient plutôt en ma faveur.
  
  Elle me décocha un petit coup d’œil furtif. Il est difficile de déceler un rougissement sous une peau mate comme la sienne, mais je la vis très nettement piquer un fard.
  
  — J’étais très attirante, dit-elle d’une voix un peu trop précipitée. Et, malgré notre condition modeste, le père de Ricardo avait décidé que je serais la femme de son fils. Il était extrêmement soucieux des apparences. C’est pour ça qu’il m’a fait suivre des études. Naturellement, on ne nous a pas demandé notre avis. Ni à Ricardo, ni à moi. Ce sont nos pères qui ont tout arrangé entre eux. Bien sûr, j’en ai tiré des avantages : de l’argent, des toilettes. J’ai reçu une éducation dont je n’aurais même pas osé rêver. Ricardo, lui, aurait préféré choisir sa femme lui-même. En tout cas, il n’en a jamais soufflé un mot à son père.
  
  — Si je comprends bien, ça tient du coup de foudre.
  
  — Pendant quelque temps, ça n’a pas trop mal marché. Le père de Ricardo nous a fait construire une somptueuse maison. Mais personne ne m’a demandé mon avis, ni pour les plans de la maison, ni même pour la décoration. Nous étions les poupées de monsieur Gomez, pour qui il faisait construire une maison, belle, confortable. Ricardo et moi n’avions pour devoir que d’y vivre.
  
  — Tu y vis toujours ?
  
  — Oui. Ricardo, lui, est retourné habiter dans l’ancienne maison de son père. Tout le monde à Brownsville l’appelle la Casa Grande.
  
  — Et vos parents !
  
  — Ils sont morts.
  
  — Et vous n’avez pas eu d’enfants ? Ce n’était pas au programme ?
  
  — Non. Et cela vaut mieux.
  
  Elle tourna la tête vers moi et un petit sourire méchant se dessina sur ses lèvres. Nous étions assez loin de la chasse aux terroristes.
  
  — Ça marchait toujours dans le même sens. Nous faisions l’amour quand Ricardo en avait envie et de la manière dont il avait envie. C’est vite devenu fastidieux.
  
  Je souris.
  
  — Manque de romantisme et d’imagination, dis-je, de mon ton sentencieux de professeur de gymnastique amoureuse.
  
  — Exactement, approuva Maria. D’ailleurs, toutes mes amies m’ont confié qu’elles avaient la même vie sexuelle monotone.
  
  Elle marqua un temps d’arrêt.
  
  — Je n’avais jamais connu autre chose avant de te rencontrer, Niiik.
  
  J’allumai une cigarette, réconforté. Nous sortions d’une longue courbe. La pluie avait cessé de tomber. J’aperçus une petite agglomération dans le lointain. Nous arrivions en vue d’un pont qui enjambait une petite rivière.
  
  — Tiens, voilà Clear Creek ! s’exclama Maria. Niiik, j’ai toujours eu envie d’aller me tremper les pieds. Si on s’arrêtait ?
  
  — Pourquoi pas ? Cela nous fera le plus grand bien.
  
  Et aussi, aux deux abrutis qui nous collent aux fesses, pensai-je intérieurement en coulant un regard dans le rétroviseur. Maria ralentissait. Je vis une voiture arriver. Maria engagea le pick-up sur une petite aire de stationnement. L’Impala n’eut plus le temps de freiner et continua tout droit. Tranquillement, nous sortîmes de voiture et, main dans la main, nous prîmes l’allée qui descendait vers le torrent. J’imaginai le prodigieux coup de frein qui ne tarderait pas à se faire entendre.
  
  Nous nous installâmes paisiblement sur un grand rocher plat qui s’avançait en surplomb au-dessus de l’eau bouillonnante. Maria se débarrassa de ses espadrilles de toile et roula le bas de son jean. Je me baissai pour ôter mes mocassins en peau d’anaconda lorsqu’une portière claqua. Peu après, je vis la Chevrolet repasser le pont en sens inverse. Le chauffeur y était seul. J’en conclus que Laurel était sur l’autre rive en train de nous observer, caché dans les buissons, ou qu’il y serait bientôt. J’avais une chance de le gagner de vitesse. Je pénétrai dans l’eau pour traverser.
  
  — Maria… dis-je. Ça fait un bon moment qu’on roule, ben, euh… je pense que je vais aller jusqu’à ces buissons là-bas.
  
  J’essayai de prendre mon air le plus embarrassé.
  
  Maria sourit.
  
  — Reviens vite !
  
  — Oui, ce ne sera pas long, répondis-je en espérant que je ne me trompais pas.
  
  Dès que Maria fut hors de vue, je m’accroupis dans les fourrés et j’attendis sans bouger.
  
  Mon espion amateur n’était certainement pas le fils de Robin des Bois. En fait, il était aussi discret qu’un rhinocéros en période de rut. Il faisait un tel bruit en se frayant un chemin qu’on l’aurait cru armé d’une tronçonneuse.
  
  Il arrivait à ma hauteur. Je bondis hors du buisson et l’immobilisai d’une prise au cou. Son visage vira franchement au violet foncé. Ses yeux semblaient prêts à jaillir de leurs orbites.
  
  Pendant un court instant, il gesticula comme un forcené pour essayer de se dégager et d’aspirer un peu d’air.
  
  Il tenait quelque chose dans sa main droite. L’objet lui échappa et roula sur le sol. Puis il cessa de se débattre. Je maintins mon étranglement encore quelques secondes, puis je le lâchai.
  
  Le gringalet s’effondra, inerte. J’étais dans un bon jour. Avec un peu de chance, il s’en tirerait avec une simple lésion cérébrale. Si toutefois, il avait un cerveau.
  
  Je ramassai l’objet qu’il avait fait tomber. C’était un appareil-photo Yashica 35 mm.
  
  — Quel mépris du matériel… grommelai-je.
  
  Je balançai l’appareil le plus loin possible.
  
  Comme l’absence de son camarade allait alerter le mammouth, je décidai de rejoindre Maria. Ainsi, Gomez faisait filer sa femme. Après ce traitement de choc, j’étais à peu près sûr d’être tranquille, à moins que Ricardo les paye très cher pour constater l’infidélité de sa femme. De toute façon, c’était le cadet de mes soucis…
  
  Je regagnai l’autre rive, en faisant mine d’ajuster mon pantalon.
  
  — Ça n’a pas été long, me dit Maria en m’accueillant.
  
  — C’était pas grand-chose, répondis-je. Je déteste perdre mon temps en banales formalités corporelles.
  
  Elle me prit la main et nous entrâmes dans l’eau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Nous venions d’atteindre le sommet d’une petite colline, lorsque j’aperçus Brownsville qui s’étalait à nos pieds. En remontant de notre trempette dans Clear Creek, Maria m’avait passé le volant et j’avais roulé sans jamais voir la plus petite ombre d’impala dans mon rétroviseur.
  
  À l’entrée de la ville il y avait un immense parc de semi-remorques. Les glorieux monstres de métal peint étaient garés en épi sur au moins un kilomètre et demi. Des hommes de la police routière passaient d’un camion à l’autre et faisaient ouvrir les portes des remorques.
  
  — Que font-ils ? demandai-je à Maria.
  
  — La chasse aux wetbacks, aux immigrés clandestins. On les appelle comme ça parce qu’autrefois ils traversaient le Rio Grande à la nage. Mais les flics ne trouvent presque jamais personne. Les wetbacks sont toujours cachés à l’avant des remorques et il faudrait décharger toute la marchandise. Comme les gardes-frontière n’ont ni le temps ni les moyens de les vider une à une, les coyotes sont tranquilles.
  
  — Les coyotes ?
  
  Maria sourit.
  
  — C’est le nom que l’on donne aux professionnels de la contrebande des travailleurs sans-papiers. Ils leur font passer le fleuve, leur assurent le transport vers le nord et les larguent à Chicago, Detroit, après avoir raflé toutes leurs économies…
  
  Enfin ! Au moment où nous arrivions à destination, Maria se décidait à me donner des informations utiles.
  
  — Il y a des passagers clandestins dans toutes ces remorques ?
  
  — Pas dans toutes, mais dans la plupart. Les coyotes achètent des camions pour faire le transport des produits maraîchers et ils travaillent à des tarifs tellement bas que les entreprises honnêtes peuvent difficilement tenir.
  
  — Comment sais-tu tout cela ?
  
  — Ricardo a des camions. Je n’ai eu qu’à tendre l’oreille.
  
  — Parce que Ricardo, lui aussi, transporte des Mexicains ?
  
  — Je n’ai pas de preuve, juste des soupçons. Ce que je sais c’est qu’il réalise des bénéfices énormes tous les ans.
  
  J’essayai de ne pas trop montrer mon enthousiasme après ses révélations et me contentai de dire :
  
  — Ça me servira peut-être pour mon article.
  
  — Je pourrais t’être beaucoup plus utile que tu ne le penses, me confia Maria avec un sourire de conspiratrice. Seulement, je suis la femme de Ricardo et il ne faudra pas qu’on nous voie ensemble à Brownsville.
  
  Je crus déceler du regret dans sa voix.
  
  — Tu pourras venir me voir le soir. Je peux faire confiance à mon personnel de nuit. Le jour c’est différent, j’ai l’impression que Ricardo est informé de mes moindres faits et gestes.
  
  Je me dis qu’elle n’avait pas tort.
  
  Nous entrions dans les faubourgs de Brownsville. Maria me désigna du doigt un grand motel moderne.
  
  — C’est ce qu’il y a de mieux par ici, assura-t-elle.
  
  Quelques instants plus tard nous gravissions le plan incliné de la rampe d’accès du motel. Je rangeai la voiture devant la porte. Au moment où j’ouvrais la portière, Maria se rapprocha de moi et m’embrassa plus que tendrement.
  
  — Appelle-moi, dit-elle lorsque je lus descendu.
  
  — Tu peux en être sûre.
  
  Elle repartit en trombe, fidèle à son habitude. J’avais tout juste eu le temps d’empoigner mon sac de voyage.
  
  Heureusement que le motel avait une chambre de libre. J’aurais préféré des fenêtres donnant sur la piscine, mais je dus me contenter d’une chambre avec vue sur la rampe d’accès. Elle était parfaitement standard. Radio-TV-mini-bar et le lit n’était pas trop mal. Je pris soin de verrouiller la porte. Après tout, les types de l’Impala n’étaient pas complètement hors circuit et ils pouvaient avoir des petits frères.
  
  J’avais besoin de deux choses. Dans l’ordre : une bonne douche et un remontant.
  
  La douche brûlante a toujours eu pour moi un effet miraculeux surtout quand elle est suivie d’un bon coup de fouet glacé d’une minute. Je ressortis de la salle de bains remarquablement détendu. Toute trace de fatigue avait disparu. Après avoir installé mes précieux « camarades » à leur place respective, j’enfilai des vêtements propres. Pour achever complètement la métamorphose, il ne manquait plus qu’un Chivas Régal. Je sortis de ma chambre, fermai la porte à clef et mon flair légendaire me conduisit tout droit au bar.
  
  C’était l’heure du dîner et deux ou trois couples semblaient attendre un miracle conjugal en sirotant silencieusement des cocktails.
  
  Je commandai mon double scotch. En attendant ma consommation, je jetai un vague regard vers les deux hommes qui étaient assis sur de hauts tabourets, à côté de moi, un verre de tequila à la main. À en juger par leur accoutrement, c’étaient d’authentiques Texans. Blue-jeans, chemises de toile et casquettes publicitaires vissées sur le crâne. Il faut dire que la mode texane avait remplacé l’antique chapeau de cow-boy par ces coiffures débiles mais hautes en couleur. Les Texans les portaient toute la journée, dans la rue, au bureau, à l’usine et l’on dit même qu’ils les gardaient à l’église et en faisant l’amour. Je me promis de le demander à Maria.
  
  Mon voisin immédiat, un solide gaillard, faisait de la publicité pour des aliments pour chiens, son compagnon, plus petit que lui, vantait la gloire des tracteurs « John Deere ».
  
  En m’entendant passer ma commande, le gastronome canin se tourna vers moi et me demanda avec un sourire :
  
  — Du scotch ? Il y a encore des gens pour boire ce truc-là ?
  
  — Chez moi, c’est fréquent, dis-je en tâchant de me montrer aimable.
  
  J’avais envie d’engager la conversation. Mon but était de faire circuler le bruit qu’un journaliste fouineur était arrivé en ville. Si j’avais peu de chance de débusquer rapidement les gens que je cherchais, en revanche, je pouvais peut-être les pousser à me rendre une « petite visite ». Le meilleur moyen était de bavarder de mon enquête avec qui voulait bien m’écouter. Et ces deux têtes-sandwich semblaient parfaites.
  
  — Ah ouais. Et d’où est-ce que vous venez, mon vieux ?
  
  — De Washington.
  
  Le tracteur eut l’air de réaliser que nous parlions.
  
  — Ah, rigola Chien-repu, je comprends tout ! Il y a longtemps que je me demande pourquoi ils font autant de conneries là-bas. Si c’est ça qu’ils éclusent, ça explique pas mal de choses.
  
  Et il éclata de rire. Suivi quinze secondes plus tard du tracteur John Deere et du barman qui avaient soudain décrypté l’humour subtil de leur copain.
  
  — Z’êtes fonctionnaire, vous aussi ? interrogea ma nouvelle connaissance.
  
  — Pas du tout, expliquai-je d’un ton enjoué. Je suis correspondant de l’Amalgamated Press and Wire Service. Je suis ici pour un reportage.
  
  — Ouf ! souffla Chien-comblé. Je respire. Les bureaucrates on en récolte des wagons, par ici. Mais vous êtes mon premier journaliste. C’est quoi votre reportage ?
  
  Tracteur-John Deere et le barman m’écoutaient d’une oreille attentive, leur concentration intense semblait douloureuse.
  
  — La rédaction de mon agence voudrait un papier sur les Mexicains qui passent la frontière en douce. Il paraît que les chiffres ont atteint des records ces derniers temps.
  
  — Non ? Vous n’êtes pas là pour une affaire de drogue ? Sans blague ! Je croyais qu’on ne parlait plus que de ça à Foggy Bottom.
  
  — Non, répondis-je. On ne m’a rien demandé sur la drogue.
  
  — Ben, mon vieux, vous ratez le coche et vous loupez un papier de première ! m’assura Clébard-joyeux. Le trafic des wetbacks c’est des nèfles à côté de la contrebande de came. Depuis qu’il y a une frontière, il y a des wetbacks qui traversent le Rio Grande. C’est du réchauffé. Par contre, si vous saviez tout ce qui passe comme marijuana et cocaïne, vous feriez de chouettes papiers pour votre canard.
  
  Je commençais à me demander si ses efforts pour m’entraîner sur un autre sujet n’étaient pas dictés par des motifs personnels. Je décidai donc de faire plus ample connaissance.
  
  — Mais je ne me suis pas présenté, dis-je en tendant la main, Nick Carter.
  
  L’ami des chiens essaya de m’écraser les doigts dans une poigne volontairement macho. Ce fut raté.
  
  — Alfonso Cortez, déclina-t-il. Et mon copain, là, c’est George Grayson.
  
  J’attrapai la main du gai laboureur des temps modernes et commandai une tournée.
  
  Je ne tardai pas à apprendre que les deux hommes travaillaient à Consolidated Produce Company. Cortez était chef d’équipe et Grayson comptable. Mais le plus intéressant était que la Consolidated Produce Company était la société de Ricardo Gomez. Maria me l’avait dit dans la voiture.
  
  Grayson finit par prendre part à la discussion.
  
  — Vous n’êtes pas au bon endroit pour trouver des wetbacks, commença-t-il. Ici, le Rio Grande est trop large et trop profond. Sauf à la saison sèche, bien sûr, là on peut passer à pied. Si c’était moi, j’irais plutôt du côté d’Eagle Pass ou d’El Rio, où il est plus étroit. C’est là-bas que les wetbacks traversent.
  
  — J’irai peut-être voir ça plus tard, dis-je.
  
  — Pourquoi rester ici pour ramasser des miettes ? insista-t-il. Là-bas vous aurez un panorama grand écran sur la situation.
  
  Je savais qu’il avait parfaitement raison, mais il mettait tellement d’insistance à me voir quitter Brownsville que je n’étais pas du tout décidé à le faire.
  
  Pendant que nous buvions une seconde tournée sur mon compte, j’appris qu’ils étaient tous deux natifs de la vallée du Rio Grande et que Brownsville, à soixante kilomètres au sud de Miami, drainait pendant l’hiver un important flot de touristes venus du Nord et du Centre.
  
  — Je suis même prêt à parier qu’il y a plus de gens de Chicago et de Detroit au mètre carré que de types du pays, affirma Cortez.
  
  — Pas étonnant, surenchérit Grayson. C’est le paradis des fauchés. Pas besoin d’avoir une fortune pour venir ici. C’est pas comme à Miami. Et pourtant nous avons le même climat, les mêmes plages, la même pêche. Mais tout est moins cher.
  
  — C’est à cause des wetbacks, lança Cortez. Ils bossent pour des clous, ils sont contents. Ils gagnent quand même trois fois plus que ce qu’ils pourraient se faire au Mexique… Si encore ils pouvaient trouver du boulot là-bas ! Parce que question boulot, là-bas, zéro ! C’est pas demain la veille qu’on verra des syndicats par ici, croyez-moi !
  
  — Chacun y trouve son compte, conclut Grayson.
  
  J’avais tiré un bloc-notes de ma poche et je commençai à griffonner, histoire de faire plus vrai. Cortez, dont le taux d’alcoolémie devait flirter avec les Himalaya éthyliques, me lança un regard inquiet.
  
  — Dites, vous allez pas publier ça ? demanda-t-il.
  
  — Probablement pas, répondis-je, mais au cas où je le ferais, j’aimerais pouvoir faire état de vos points de vue personnels.
  
  C’était la première fois de la soirée que j’étais aussi honnête.
  
  Je sentis comme un soulagement certain chez mes compagnons. Je leur serrai la main et passai au restaurant. Le repas était un repas de motel, d’une banalité affligeante, mais à l’issue duquel j’éprouvai toutefois une agréable sensation de satiété. Je regagnai ma chambre où je sombrai rapidement dans un profond sommeil.
  
  En m’éveillant le lendemain matin, je me sentais dans une forme éblouissante, prêt à passer à l’action. Après un copieux petit déjeuner au restaurant, je me rendis à la réception pour louer une voiture. Je choisis une Ford Mustang neuve. Bien que l’Axe touche des subsides considérables – qui lors du vote des budgets passent naturellement sur d’autres postes – Hawk est plutôt regardant en ce qui concerne les notes de frais. Trop pointilleux au dire de mes collègues. Mais lorsqu’il s’agit de location de voiture, il ne discute jamais. La vitesse et la puissance sont nos auxiliaires de travail et il arrive fréquemment que notre vie ou le succès de notre mission dépendent de quelques chevaux de plus.
  
  La charmante hôtesse de l’agence de location me remit aimablement les clefs et un plan de la ville. Washington Street, l’axe principal de Brownsville, traverse le centre de l’agglomération et se termine par un pont, l’International Bridge. C’est par là que passent les Mexicains qui entrent en fraude dans notre pays. Je décidai de partir en reconnaissance et remontai l’artère. Lorsque j’arrivai en vue du pont, je virai à droite et me garai sur un petit parking bordé de palmiers. Le centre de l’esplanade était occupé par un bâtiment de deux étages en adobe, ces briques cuites au soleil. Devant la porte, le drapeau des États-Unis flottait au sommet d’un grand mât. Au-dessus de l’entrée, une immense pancarte indiquait : US BORDER PATROL.
  
  Pour un journaliste en quête d’informations sur l’immigration clandestine, une visite à la police des douanes s’imposait. Je poussai la porte du bâtiment.
  
  Le commissaire était un homme râblé, avec des yeux noirs au regard perçant. Il se présenta sous le nom de Danton. Malgré ma qualité de « journaliste », il me réserva un accueil chaleureux. J’en conclus qu’il faisait bien son travail et n’avait rien à cacher.
  
  — Oui, le problème est très sérieux, exposa-t-il sans détour. La plupart des immigrants traversent le fleuve à la nage ou à pied quand le niveau de l’eau le permet. Ce sont en général des jeunes qui cherchent à se faire embaucher dans les fermes de la région. Lorsque les cultivateurs ont besoin de main-d’œuvre, ils envoient quelqu’un surveiller les rives du fleuve. Si un Mexicain se présente, l’homme l’aide à passer puis il le cache dans son pick-up et le tour est joué.
  
  — Je croyais que vous aviez des hélicoptères pour surveiller le fleuve.
  
  — Nous en avons, me répondit Danton. Mais pas assez, malheureusement. Et puis ils ne peuvent pas voler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et, surtout, les gars sont malins. Si vous êtes allé sur la rive mexicaine vous avez pu remarquer l’épaisseur des fourrés qui longent le fleuve. C’est là que se cachent les types. Ils attendent simplement que les pilotes se posent pour aller déjeuner ou pour faire le plein, et ils traversent. Et ils font vite, vous pouvez me croire.
  
  — Bien sûr, commentai-je, compréhensif.
  
  — Dans l’état actuel des choses, nous ne pouvons strictement rien faire, m’avoua Danton. Ils sont trop nombreux et nous manquons d’effectifs. Et puis, pour l’économie locale, c’est une main-d’œuvre à bon marché. Alors…
  
  S’il était si facile de traverser le Rio Grande, j’allais avoir du mal à empêcher les terroristes de s’infiltrer dans le pays. À moins de continuer mon remue-ménage en espérant provoquer les réactions voulues.
  
  À la Chambre de Commerce, j’eus droit au discours-dépliant idyllique : la basse vallée du Rio Grande était en pleine prospérité, les Mexicains étaient une aubaine vitale pour l’économie. En un mot, Brownsville était un véritable petit paradis sur terre avec un merveilleux climat tropical et des prix abordables.
  
  — En plus, ajouta le directeur, ici ce n’est pas la Mafia qui tire les ficelles.
  
  Tout était décidément rose et délicieux. Pas une seule fois le mot « coyote » ne fut prononcé. À croire que la race avait complètement disparu du vocabulaire des autorités.
  
  Il était près de midi lorsque je quittai la Chambre de Commerce. Mon estomac me ramena au motel où l’on me dit qu’une dame qui n’avait pas laissé son nom m’avait téléphoné plusieurs fois. Elle devait rappeler vers une heure.
  
  C’était certainement Maria. Mon déjeuner achevé, je montai dans ma chambre pour attendre son appel. Le téléphone sonna à treize heures cinq. Je décrochai. Une femme me demandait au bout du fil.
  
  Ce n’était pas Maria.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  La voix qui me parlait était presque un murmure. Ma mystérieuse interlocutrice avait des difficultés évidentes pour s’exprimer en anglais. J’allais lui proposer de converser en espagnol, mais je me retins. Je ne devais courir aucun risque. Certes, je parle espagnol couramment, y compris tous les dialectes d’Espagne, de Cuba et d’Amérique Latine et même le tex-mex, cette espèce de sabir en usage à la frontière du Texas, mais je ne voulais pas commettre d’imprudence. Je notais qu’un banal journaliste de Washington, après tout. C’était un détail, mais dans mon métier un détail pouvait faire la différence entre un agent vivant et un cadavre.
  
  — Señor Carter, me dit-elle en hésitant, il paraît que vous écrivez une histoire à propos Como se dice ? le passage del Rio…
  
  — Oui, si je trouve assez d’informations, précisai-je.
  
  — Z’ai traversé le Rio, m’apprit-elle. Mon frère, mon papa et ma mama aussi. Ze pourrai vous dire mucho.
  
  — Vous voulez que je raconte votre vie et votre histoire ?
  
  — Si. Mais ze ne peux pas parler dans le telefono.
  
  — Et pourquoi ?
  
  — Mucho peligro, trop de danger, dit-elle. Nous devons nous voir quelque part.
  
  Visiblement, ma campagne publicitaire avait porté ses fruits.
  
  — Où ? demandai-je.
  
  — Dans un endroit sûr, tranquille, où ze ne me ferai pas remarquer.
  
  — Alors où ? insistai-je.
  
  — À la Casa del cabrito ce serait très bien. C’est la Maison de la chèvre.
  
  — La maison de la chèvre ! fis-je stupéfait. Je ne me voyais franchement pas en train de converser au milieu d’un troupeau de biques. J’avais énormément d’affection pour les chèvres et il m’était arrivé de dormir en leur compagnie en Grèce, en Espagne et même en Albanie, en tout bien tout honneur évidemment. Et je me disais que les effluves capiteux des chèvres européennes devaient être relativement semblables à ceux de la chèvre texane. Mais force me fut d’admettre qu’elle avait probablement raison. Qui aurait le courage de venir nous espionner dans une bergerie. Le loup peut-être ?
  
  Au ton de ma réplique, la petite voix au bout du fil émit un gloussement amusé.
  
  — La Casa del cabrito est un restaurant qui sert de la viande de chèvre, précisa-t-elle. Les personnes que ze cherche à ne pas voir n’y vont jamais.
  
  Je les comprenais.
  
  — Où se trouve le restaurant ?
  
  — Dans le quartier ouest. Austin Street.
  
  — À quelle heure ?
  
  — A las cuatro, je veux dire quatre heures. Il n’y aura pas trop de monde.
  
  — Comment pourrai-je vous reconnaître ?
  
  — Ze porterai oune ensemble pantalon zaune, répondit mon interlocutrice avant de raccrocher sans autre forme de procès.
  
  Sa petite voix, manifestement jeune, et son délicieux zozotement avaient de quoi me séduire. Je me surpris à essayer de l’imaginer, vêtue de son ensemble « zaune ». Attention Nick, murmurai-je, tu te laisses aller. Et je me revis au centre d’instruction avec Hawk derrière son pupitre nous enseignant la règle n® 1 du tueur. Ne jamais se laisser attendrir et à cette fin se méfier de tous et de toutes. Or voilà que moi, N3, je m’apprêtais à transgresser la règle. Que penserait Hawk s’il le savait ? Il me mettrait probablement à la retraite pour cause de maladie mentale. Mais à sa place je dirais : Nick continuez, après tout, vous pourrez peut-être tirer quelque chose de tout cela. C’est ce que je décidai de faire. Pour cela, il fallait pour commencer reconnaître le terrain, repérer les possibilités de repli et graver le tout dans ma mémoire. Je consultai l’annuaire pour trouver l’adresse du restaurant, et dépliai le plan de Brownsville.
  
  Le trajet était extrêmement simple. Je sortis de ma chambre, fermai la porte à clef et descendis prendre ma Mustang de location. Il n’était qu’une heure et demie, mais je voulais avoir tout le temps nécessaire devant moi.
  
  Je ne tardai pas à arriver devant la Casa del cabrito dans un quartier qui me parut être le ghetto de Brownsville. Des baraquements fabriqués avec des caisses et des vestiges de voitures formaient un véritable bidonville, quadrillé par des allées de terre battue. Tout ce que les poubelles de Brownsville contenaient de récupérable avait trouvé une nouvelle vie, ici. Des enfants au teint basané riaient et jouaient aux osselets dans la poussière au milieu d’un troupeau de chiens faméliques. La plupart des gosses étaient nus, ce qui me rappela les villages cubains que j’avais traversés. Dans les régions tropicales, les Hispano-américains ne se souciaient pas d’habiller leurs enfants. Ils avaient mieux à faire avec leurs maigres ressources. À Cuba les parents laissaient généralement leurs enfants se promener en costume d’Adam et Ève jusqu’à douze ans. À cet âge, les filles avaient droit à un sac à sucre en jute. Un trou pour la tête, deux trous pour les bras, et le tour était joué.
  
  Quant aux garçons on leur donnait de vieux jeans coupés aux genoux. Il m’était arrivé de voir des filles si grandes que leur sac ne les couvrait que jusqu’au nombril, le bas du corps restant entièrement à l’air. On n’en était pas encore là dans le ghetto de Brownsville, mais il s’en fallait de peu.
  
  Je passai devant la Casa del cabrito en roulant au pas. L’établissement avait été construit avec du bois de récupération par un architecte qui avait sûrement longtemps médité sur une décharge publique. Il avait dû composer ce magnifique chef-d’œuvre un soir d’inspiration soudaine, sans penser que les clous pouvaient servir à autre chose qu’à crever les pneus : j’avais l’impression que seul le papier goudronné arrivait à tenir l’ensemble, à la manière d’un puzzle collé sur du papier tue-mouches.
  
  De l’autre côté de ce chef-d’œuvre d’architecture, se trouvait un grand four de brique avec un barbecue sur lequel des morceaux de viande étaient en train de griller.
  
  Malgré mes préjugés, je dus admettre que l’odeur était plutôt appétissante. Le long du muret extérieur, une petite esplanade de terre battue servait de parking, trois tas de tôles y stationnaient parmi lesquelles je crus reconnaître une Ford 1948. Je dénombrai trois portes au restaurant : une sur la rue, une autre au fond de la construction et la dernière sur le parking.
  
  Je fis le tour du pâté, cherchant un poste de police ou peut-être une caserne de pompiers. Il n’y en avait pas. D’ailleurs était-ce bien utile ? Les seuls commerçants, en dehors du restaurant, semblaient être une petite épicerie et un casse de voitures qui devait jalouser le parking. L’endroit me parut idéal pour un traquenard. Il me restait presque deux heures avant mon rendez-vous. Je retournai au motel.
  
  Je commençai par prendre une longue douche. Puis je m’habillai et vérifiai le fonctionnement de Wilhelmina en la démontant pièce par pièce. J’adorais la bichonner, cette chérie ! Je m’assurai ensuite que mon petit Hugo était parfaitement à son aise et bien au chaud dans son étui de chamois et qu’aucun faux pli ne risquait de le gêner dans sa rapidité d’intervention. Quant à Pierre, je l’installai dans son nid douillet, prêt à l’action si les événements le commandaient.
  
  Me votant les félicitations à l’unanimité, je descendis au bar pour prendre un solide Chivas Régal. Le garçon me reconnut et me demanda poliment si mon reportage avançait. Je lui répondis que j’avais tout mon temps et je fis durer mon verre jusqu’à l’heure du rendez-vous.
  
  En arrivant à la Casa del cabrito, je notai qu’un plus grand nombre de voitures occupaient le parking. Toutes plus déglinguées les unes que les autres, à croire qu’il y avait un concours dans le ghetto. La présence de ma Mustang n’était pas d’une discrétion exemplaire, mais il n’y avait pas d’autre endroit pour se garer. Tant pis, me dis-je, je n’aurais pas le premier prix.
  
  Un rideau en lambeaux pendait devant la porte. Je l’écartai et pénétrai dans le restaurant. La salle était meublée de tables faites de planches emboîtées les unes dans les autres. Un luxueux tapis en pure sciure de bois recouvrait le sol. Un juke-box brillait de mille feux et diffusait Cuando calienta el sol par Johnny Rodriguez. Quatre tables seulement étaient occupées par des clients qui mangeaient en silence. Aucune femme n’était en vue.
  
  Avant fait ce rapide tour d’horizon, je choisis une place et m’installai. À ma grande surprise, la chaise tint bon sous mon poids. Un serveur centenaire approcha. Je lui commandai une bière Carta Blanca et j’attendis.
  
  Le juke-box jouait maintenant un air d’avant-guerre et j’avais déjà ingurgité la moitié de ma bière lorsqu’un taxi fit halte devant la porte. Bientôt une fille vêtue d’un ensemble pantalon jaune franchit le torchon-rideau de l’entrée.
  
  C’était une petite brune. De magnifiques cheveux longs tombaient sur ses épaules. Elle n’était pas fardée, mais sa peau cuivrée rendait tout artifice inutile. D’immenses yeux bruns lui mangeaient le visage de part et d’autre d’un petit nez, très légèrement épaté. Sa bouche était gourmande et sensuelle. Son pantalon jaune était suffisamment moulant pour mieux faire ressortir une croupe ferme qui semblait faite pour recevoir les hommages de la main de l’homme.
  
  L’air nerveux, elle balaya la salle du regard et me repéra immédiatement. Je devais être le seul visage pâle à des lieues à la ronde. Elle s’avança timidement vers moi. À sa simple vue je sentis ma virilité revivre. J’eus tout à coup la sensation qu’une éternité s’était écoulée depuis mon entrevue avec Maria. Stoïque, je me levai et lui offris mon plus beau sourire. Cette jeune inconnue devait me prendre pour un gentleman, et il ne s’agissait pas de la détromper. Galamment je lui avançai une chaise.
  
  — Je suis Nick Carter, dis-je en lui tendant la main.
  
  — Et moi Nola, fit-elle en s’asseyant. Nola Perez.
  
  Mon sourire avait opéré car elle me parut un peu plus rassurée.
  
  — Voulez-vous manger quelque chose ? lui proposai-je en remarquant le vieillard qui lentement avait mis le cap sur nous.
  
  — Si, répondit-elle, ze meurs de faim !
  
  Décidément, il fallait que je lui fasse passer son cheveu sur la langue et je connaissais une bonne méthode.
  
  Le menu, fidèle à l’image de marque du restaurant, était un papier gras, huileux, froissé, presque illisible tant il avait été trituré. Ce que je parvins à déchiffrer me permit néanmoins de comprendre pourquoi les Mexicains sans argent affectionnaient l’endroit. La spécialité de la maison était la chèvre au barbecue, servie avec des haricots rouges et de la salade de pommes de terre, le tout pour soixante-quinze cents. Je me demandai où ils trouvaient des chèvres pour ce prix-là.
  
  Après avoir commandé deux plats, je regardai Nola. Presque aussi intimidé qu’elle.
  
  — Ainsi vous avez des choses à me raconter ? dis-je. Je connais un peu d’espagnol, si vous préférez, m’empressai-je d’ajouter sur un ton plus confidentiel.
  
  Elle me parut profondément soulagée.
  
  — Oui, ce sera mieux, répondit-elle dans sa langue maternelle. Je pourrai m’expliquer plus facilement.
  
  Puis jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle poursuivit :
  
  — Je suis sûre que personne n’a suivi mon taxi. J’ai fait très attention.
  
  J’en étais beaucoup moins sûr, sachant que seul un professionnel pouvait affirmer ce genre de chose.
  
  — Parfait, appréciai-je sans rien laisser voir de mes doutes. Depuis combien de temps êtes-vous au Texas ?
  
  — Deux mois.
  
  L’antique serveur revenait avec nos commandes. Il posa deux assiettes de carton sur la table. Nous interrompîmes un instant notre conversation et Nola détacha un morceau de viande avec ses doigts et le dégusta avec délices.
  
  Je n’avais pas son enthousiasme. J’avais déjà mangé de la chèvre et jetais persuadé d’avoir goûté toutes les préparations imaginables au cours de mes missions et aucune ne m’avait franchement emballé. Cette fois-là je le fus. La viande était tendre et ils devaient avoir une recette extraordinaire.
  
  J’essayai la salade très relevée, agrémentée d’oignons et d’une collection de piments ainsi que d’haricots au chile. C’était succulent. Bien que n’étant pas particulièrement affamé, je mangeais avec un bon appétit. Aucun doute, je recommanderais ce restaurant à Hawk, s’il passe par ici.
  
  Tout en mangeant, Nola se mit à parler. Je buvais littéralement ses paroles.
  
  — J’ai vingt ans, commença-t-elle. Mon père était menuisier dans un petit village près de Monterrey. Mais il n’y avait pas de travail. Il a donc décidé d’émigrer aux États-Unis. Son frère, mon oncle, avait passé le fleuve il y a déjà pas mal d’années et s’est implanté dans l’Oklahoma où il s’est marié et a été naturalisé. Il écrivait très souvent à mon père en lui demandant de venir le rejoindre.
  
  — Je le comprends, dis-je. Les menuisiers gagnent de l’or dans ce pays.
  
  — C’est exactement ce que disait mon oncle. Mon père pensait qu’il pourrait gagner rapidement de l’argent, suffisamment pour nous faire venir, après.
  
  — Comment cela ? demandai-je. Vous voulez dire qu’il envisageait de vous laisser ?
  
  — Oui. Malheureusement ma mère était tombée malade. Comme il n’y avait pas de service de santé dans le village, mon père parti, il ne serait plus resté personne pour s’occuper du reste de la famille. Papa avait entendu parler d’un coyote qui opérait dans la région. Il a fini par se mettre en contact avec lui. L’autre voulait bien nous emmener à Oklahoma City, contre mille dollars.
  
  — J’imagine que votre père n’avait pas tout cet argent ?
  
  — Bien sûr que non. Alors il a vendu la maison, le bétail et même ses outils et il est tout juste arrivé à réunir trois cents dollars. Mais le coyote avait dit qu’il acceptait quand même, et qu’il ferait passer toute la famille pour trois cents dollars. Évidemment c’était une ruse.
  
  — Votre père aurait dû se montrer plus méfiant.
  
  — Je sais bien, mais il n’avait plus le choix. Il avait tout vendu. Quand nous sommes arrivés ici, le coyote qui s’appelle Ricardo Gomez a dit à mon père qu’il devait travailler pour lui jusqu’à ce qu’il ait fini de payer les mille dollars.
  
  — Impossible de refuser, naturellement.
  
  — Naturellement. Mais c’est encore pire que ce que vous imaginez. Gomez nous a fourni un logement pour lequel il nous prélevait un loyer énorme, il nous obligeait à acheter dans son magasin ce dont nous avions besoin, et nulle part ailleurs. Au bout d’une semaine, mon père a touché sa paie. Quand il a fait ses comptes, il nous restait cinq dollars. Et comme nous étions sans papiers nous n’avions même pas la possibilité de nous plaindre.
  
  Je comprenais la situation et pourquoi on appelait ce genre de types des coyotes.
  
  — Mon père a décidé de s’échapper, continua Nola. Mais pour s’échapper de chez Gomez… C’est à la Casa Grande que j’ai entendu parler de vous. Gomez m’a donné du travail chez lui. Seulement ça ne lui suffit pas de m’avoir comme domestique. Il est souvent parti, mais chaque fois qu’il rentre à la maison, c’est pour essayer de me toucher ou de me caresser. Il est effrayant. J’ai peur chaque fois qu’il s’approche de moi. Il faut absolument qu’on se sauve avant que ça devienne pire pour moi comme pour ma famille.
  
  — Mais comment pourrais-je vous aider ? demandai-je. Je suis seulement journaliste.
  
  — Il doit y avoir un moyen ! Ça ne peut pas continuer comme ça ! Ma mère est encore très malade. Vous savez, à la Casa Grande, ils passent leur temps à parler de coyotes et de wetbacks. Je sais beaucoup de choses. Si vous nous aidez, je vous raconterai tout.
  
  « Ne vous laissez jamais détourner des objectifs de votre mission », telle est l’une des maximes favorites de Hawk. Je l’ai reprise à mon compte. Le fait que je suis vivant en est la preuve.
  
  Par ailleurs, j’avais appris à flairer un coup fourré à des kilomètres, mais là, cette fille me paraissait régulière. Je décidai de tenter le coup.
  
  — Je vais faire tout mon possible pour vous aider.
  
  Le regard de Nola s’embua. Elle me prit la main et la serra très très fort entre les siennes. Malgré tout mon sang-froid, Pierre se trouva subitement à l’étroit dans son petit nid.
  
  Je réglai l’addition dérisoire et laissai un généreux pourboire en pensant à la réfection de ce taudis en péril. Nous sortîmes sur le parking. J’avais décidé de raccompagner Nola pour lui économiser le taxi. C’était une excuse comme une autre.
  
  Un pick-up était rangé à côté de ma voiture. Ses occupants étaient descendus et je reconnus mes bons amis aux casquettes : Chien-chic et Tracteur-élégant. Les deux pneus avant de ma Mustang étaient à plat.
  
  « Nicholas Carter, me dis-je en moi-même, vous êtes un imbécile. »
  
  Il était trop tard pour faire demi-tour, trop tard pour m’emparer de Wilhelmina. Le plus grand me tenait en respect avec un gros 45 de l’armée, minuscule dans son énorme battoir.
  
  — Salut mon pote ! lança-t-il. Content de te voir !
  
  Je n’avais pas le choix. J’avançai vers lui. Nola s’était mise à trembler.
  
  — M’sieur Gomez aime pas les journalistes, récita-t-il. Il aime encore moins ceux qui tournent autour de sa femme, et quand, en plus de ça, le journaliste se met à courir après sa p’tite amie, ben, M’sieur Gomez il est pas content du tout et il se fâche tout rouge, que ça fait peur. Alors voilà, tu vas monter gentiment dans le pick-up et on va t’emmener chez M’sieur Gomez pour qu’il te fasse voir comment il est fâché après toi.
  
  Son copain attrapa Nola par le bras et la tira violemment.
  
  — Toi, la petite pouffiasse, grimpe à l’arrière ! cracha-t-il.
  
  La gueule du 45 était dirigée vers ma poitrine. Je me gardai bien de faire un geste car avec une arme pareille, je pourrai bien finir en pâtée pour chiens.
  
  Pendant que Nola s’installait docilement à l’arrière du tout terrain, le petit ouvrit la porte avant gauche. La brute ouvrit l’autre et d’un geste de son arme me donna l’ordre de monter. Je remarquai qu’il tenait la portière par le bord et non par la poignée. Je fis un pas en avant comme pour obéir mais d’un coup de pied je fis claquer la portière. J’avais mis toute ma puissance et la porte se referma sur sa main. Il poussa un hurlement affreux et lâcha son pistolet. Je le raflai et le fis passer dans ma main gauche pendant que de la droite je dégainai Wilhelmina.
  
  Le gros hurlait toujours en s’acharnant vainement sur la poignée de la portière. Je tendis la main et l’ouvris d’un coup sec. La vision était hideuse. Un doigt pendait au bout d’un mince ligament rosâtre, un autre se détachait et tombait dans la poussière. Il regarda sa main les yeux écarquillés. Du sang perla au bout des moignons sectionnés et se mit à jaillir par saccades. Le comptable, qui était déjà au volant, passa la tête par la fenêtre et vomit presque sur lui.
  
  Maintenant, le contremaître avait cessé de hurler. Il était de toute évidence fortement commotionné. Le sang dégoulinait de sa main pendante et ruisselait sur ses bottes de cow-boy. Une tache grossissait à vue d’œil autour de ses pieds.
  
  — Si tu ne vas pas chercher rapidement un docteur, tu vas perdre ton copain, lançai-je à l’adresse du comptable verdâtre.
  
  Nola avait sauté hors du pick-up et m’avait rejoint. Je rengainai Wilhelmina et glissai le gros 45 dans ma ceinture. Puis, prenant Nola par la main, je l’entraînai vers la Casa del cabrilo.
  
  Nous n’avions plus rien à craindre des deux autres. La carrière du gros comme homme de main était fortement compromise.
  
  Lorsque j’entrai dans le restaurant, tous les clients avaient les yeux rivés sur leurs assiettes. On apprenait probablement très vite à ne rien voir et à ne rien entendre dans ce quartier.
  
  — J’ai un pneu à plat, lançai-je à la cantonade.
  
  Un homme se leva et sans prononcer une parole, m’invita à le suivre jusqu’à sa guimbarde. Il ouvrit le coffre, en tira une vieille pompe et m’aida à regonfler mes pneus.
  
  Je démarrai ensuite et demandai stupidement à Nola où je pouvais la déposer.
  
  — Je ne peux plus rentrer nulle part, maintenant, me répondit-elle avec une éclatante logique.
  
  J’avais un nouveau problème sur les bras. Je m’en occuperais avec plaisir, de celui-là…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Je pense, en toute modestie, que de par le monde, il existe une foule de femmes belles, compétentes et libres tout à fait disposées à partager les ébats amoureux d’hommes de mon acabit, ce qui réglerait l’éternel et douloureux problème du triangle. Je crois également que bon nombre de doctes ouvrages ont été écrits pour prévenir l’homme des dangers qu’il court en séduisant la compagne d’autrui. Or ce genre de sujet n’est même pas abordé dans les programmes d’instruction de l’Axe qui, pourtant est censé dispenser la formation la plus poussée de toutes les écoles d’agents secrets financées par le gouvernement américain.
  
  Je ne trouve qu’une explication à cette grave lacune, ou bien Hawk a sélectionné des aspirants suffisamment intelligents pour ne jamais se compromettre, ou bien il a commis une des rares erreurs de sa vie le jour où il a retenu ma candidature.
  
  Je me trouvais, une fois de plus, embringué dans une histoire de femmes. Les femmes d’un autre. Il y avait trois jours que Hawk m’avait confié une mission d’une importance capitale, et me voilà avec l’épouse et la maîtresse d’un notable irascible sur les bras. À part cela rien. Mais le plus grave c’est que le cas Nola m’accaparait beaucoup plus que celui des terroristes.
  
  Jusqu’à présent je n’avais pas rencontré Ricardo Gomez mais je savais qu’en matière de femmes son bon goût était indiscutable.
  
  J’avais besoin de réfléchir et je roulais à une vitesse raisonnable. J’aimais faire le point en conduisant.
  
  Le premier problème s’appelait Nola. Le second concernait Gomez, car je n’avais plus le moindre doute sur les sentiments qu’il devait me porter.
  
  Après ce que Maria m’avait raconté de leur mariage, j’étais persuadé qu’il ne l’aimait pas. Pas plus qu’il n’aimait Nola. Mais ces deux femmes possédaient tout ce qu’un homme pouvait désirer, et, qu’il les aime ou non, Gomez n’était pas le type à partager sa propriété privée.
  
  La présence de Nola à mes côtés déclencha un petit signal d’alarme dans un coin de mon cerveau. L’attirance que j’éprouvais pour elle ne devait à aucun prix me conduire à commettre une imprudence, fatale pour moi, et pour ma mission. Car une chose était claire désormais : Gomez m’en voulait à mort.
  
  Ma première impulsion fut de plaquer la fille et de me consacrer à mon objectif. Mais les indices que Nola détenait pourraient peut-être me mettre sur la piste du coyote qui devait accueillir les terroristes.
  
  Je retournai le problème sous tous ses angles. Je devais m’assurer que mon penchant pour Nola ne faussait pas mon jugement. Depuis que je travaille pour l’Axe, je n’ai pas tenu le registre des femmes que j’avais dû sacrifier pour mes missions.
  
  Après mûre réflexion, je conclus qu’elle était susceptible de m’aider. Aussi minces fussent-elles, les informations qu’elle pouvait éventuellement me communiquer valaient mieux que le vide absolu dans lequel j’étais en train d’évoluer. Je me tournai vers elle :
  
  — Voulez-vous que je vous dépose chez vos parents ?
  
  Sa jolie frimousse parut se décomposer.
  
  — Non, surtout pas ! répondit-elle. C’est d’abord là qu’ils viendront me chercher ! J’ai peur, très peur !
  
  Sa voix et son expression étaient sincères.
  
  — Ne vous inquiétez pas, dis-je. Nous allons trouver une solution.
  
  Je continuais à rouler à petite allure en réfléchissant intensément lorsqu’une idée me vint : Maria… Bien sûr, elle trouverait sûrement un endroit pour la cacher !
  
  — Je sais où vous serez en lieu sûr, lui dis-je. Madame Gomez va nous aider. Elle est très gentille.
  
  — Peut-être, admit Nola, mais avec moi elle n’aura probablement pas envie de l’être.
  
  — Est-ce qu’elle a des raisons de vous en vouloir ?
  
  — Non, mais elle peut penser qu’elle en a…
  
  — Je crois pouvoir la convaincre, dis-je avec un sourire rassurant. Je me sentais doté d’une immense noblesse d’âme. Caser Nola chez Maria m’éviterait toute tentation de la mettre dans mon lit et tout le monde serait content.
  
  J’arrêtai la Mustang près d’une cabine de téléphone et appelai le domicile de Maria.
  
  Une voix inconnue me répondit et je demandai à parler à Mme Gomez.
  
  — De la part de qui ? demanda la voix.
  
  — De M. Harris, de la maison Nieman-Marcus de Houston. C’est au sujet d’une robe que Mme Gomez a commandée à notre magasin.
  
  — Un instant…
  
  Un sifflement se fit entendre dans l’écouteur, suivi de la voix de Maria.
  
  — Allô, qui est à l’appareil ?
  
  Sachant qu’elle reconnaîtrait ma voix, je répondis :
  
  — Bonjour, madame Gomez ! C’est William Harris de la maison Nieman. Votre robe est prête. Je voulais simplement savoir si je pouvais la livrer aujourd’hui.
  
  — C’est impossible aujourd’hui, monsieur Harris, répondit Maria en jouant remarquablement le jeu. Je suis désolée mais je ne peux absolument pas vous recevoir.
  
  Je compris au ton de Maria, qu’elle ne pouvait pas en dire plus et qu’il se passait quelque chose.
  
  — Mais je peux passer dans la soirée, si cela vous convient.
  
  — Je vous remercie, monsieur Harris, mais je ne peux pas. Je vous rappellerai demain. Je vous prie de m’excuser.
  
  Et elle raccrocha. Que se passait-il ? Gomez avait peut-être décidé de se venger de sa femme, ou bien il la surveillait de très près. En tout cas, une chose était certaine : elle ne pouvait rien faire pour Nola.
  
  Je regagnai la voiture, démarrai et pris la direction de la ville.
  
  — Mme Gomez n’était pas là, mentis-je. Il va falloir chercher autre chose.
  
  Elle se tourna vers moi et je vis une expression poignante, un mélange de peur et d’égarement, se peindre sur son visage.
  
  — Gardez-moi avec vous, s’il vous plaît, me supplia-t-elle. Je ne pourrai pas rester seule. J’ai trop peur.
  
  — Voyons, Nola, calmez-vous, je ne vais pas vous laisser tomber comme ça.
  
  Nous allions entrer dans l’agglomération lorsqu’un violent tremblement secoua le volant. Crevé. Je me garai immédiatement au bord du trottoir et descendis. Le pneu avant droit était de nouveau à plat.
  
  J’avais cru que mes deux amis n’avaient fait que dégonfler mes pneus au restaurant, mais je m’étais trompé. Ils avaient certainement dû utiliser un poinçon quelconque. J’expliquai à Nola ce qui nous arrivait puis allai chercher le cric et la manivelle. Nola descendit de voiture.
  
  — L’autre pneu se dégonfle aussi ! me cria-t-elle.
  
  Je revins vers l’avant, me penchai sous la voiture et entendis le sifflement caractéristique de l’air qui s’échappait de la chambre.
  
  Je me redressai et vis, à deux ou trois cents mètres, le panneau d’une station-service Euco. Je la montrai à Nola et nous nous mîmes en route à pied.
  
  Nous avions fait une cinquantaine de mètres lorsqu’une Cadillac dernier modèle arriva à notre hauteur.
  
  Le conducteur, coiffé d’un Stetson, portait un costume clair, style western. La quarantaine massive, il devait bien friser les cent kilos et du sang espagnol devait couler dans ses veines. Un diamant à peine plus gros qu’une balle de golf brillait à l’annulaire de sa main gauche. La place du passager était occupée par un homme de type anglo-saxon, âgé d’une vingtaine d’années. Blond, nu-tête, il était velu d’une chemise verte classique et paraissait encore plus imposant que son compagnon.
  
  — Vous avez des ennuis ? demanda-t-il. Montez. Nous allons vous déposer à la station-service.
  
  — Merci, dis-je en tendant déjà la main vers la poignée de la porte arrière.
  
  — Non, non ! hurla Nola en s’enfuyant à toutes jambes.
  
  Je fis un pas en arrière et portai la main sur la crosse de Wilhelmina. Mais le grand blond avait déjà dégainé un Colt 45 qu’il me pointait sous le nez.
  
  — Restez où vous êtes ! ordonna-t-il en grimaçant un sourire.
  
  C’était la journée des Colt 45. Je me demandais si c’était la dernière mode au Texas, mais jugeant plus prudent de garder mes réflexions pour moi, je m’immobilisai sans mot dire.
  
  Le conducteur avait fait le tour de la voiture.
  
  — Donnez-moi votre Lüger, monsieur Carter, dit-il calmement.
  
  Je lui tendis mon arme. À ma grande surprise, il négligea de me fouiller. Encore un amateur. Il me fit signe de monter dans la Cadillac.
  
  Nota continuait de courir sans s’arrêter. Elle avait tourné dans une rue à une centaine de mètres et fonçait vers la porte d’une maisonnette.
  
  Je m’assis sur le siège arrière, le colt braqué à hauteur de ma tempe. Le jeune blond me dit :
  
  — Tenez-vous droit, posez les deux mains à plat sur le dossier du siège avant et ne bougez surtout pas.
  
  Je suivis sagement ses instructions.
  
  L’autre s’était déjà engouffré dans la voiture. Il enclencha le levier de la boîte automatique, écrasa l’accélérateur et arracha la Cadillac. La puissance du démarrage me renversa en arrière, mais le Colt qui me tenait en respect ne dévia pas d’un pouce. Je me redressai au moment où la grosse voiture virait dans la rue qu’avait prise Nola. Cette fois, je valsai sur le côté. Le gros 45 n’avait toujours pas bougé.
  
  Nola se retourna au bruit du moteur, elle trébucha et s’étala de tout son long sur le trottoir. L’homme au volant freina à mort, bondit hors du véhicule et se précipita sur elle. Il la saisit par le poignet. Nola tenta de se défendre, à coups de pieds et d’ongles. Il lui appliqua une série de gifles à toute volée et la traîna jusqu’à la voiture, ouvrit la portière et la jeta à l’intérieur.
  
  Il reprit sa place au volant et repartit sur les chapeaux de roues. Les pneus hurlèrent sur le bitume lorsque la Cadillac tourna dans la route principale.
  
  Il ignorait magistralement les règles du code de la route et j’espérai, vu la vitesse à laquelle il roulait, que nous allions nous faire arrêter. Mais cet espoir se réduisit à néant au moment où, après qu’on eut brûlé un feu rouge et évité à quelques millimètres près un car scolaire, Nola me dit à voix basse :
  
  — C’est Gomez.
  
  Effectivement il y avait peu de chances qu’un simple agent de la circulation s’amuse à siffler Ricardo Gomez. L’homme avait tant de relations dans les milieux politiques et la police qu’il aurait fallu être candidat au suicide pour s’opposer à lui.
  
  Bientôt, Gomez bifurqua sur une route étroite. Au bout d’un kilomètre et demi environ, nous arrivâmes en vue d’un corral. Le portail d’entrée était surmonté d’une grande plaque métallique en arc de cercle sur laquelle je pus lire : Consolidated Fruit Company. Devant nous, se dressait une bâtisse blanche de deux étages dont toutes les fenêtres étaient éclairées. Les dimensions en étaient colossales.
  
  Derrière la maison, apparaissaient plusieurs constructions de différentes tailles. Il s’agissait apparemment d’étables, d’ateliers d’entretien, d’entrepôts. Gomez contourna la maison, passa devant des bâtiments affectés au conditionnement des fruits et des légumes et arrêta la Cadillac face à un hangar.
  
  Au moment où Gomez coupait le contact, un homme sortit de la construction. Je reconnus mon ami le comptable. Il portait la même casquette à moissonneuses vert pomme. Son copain n’était pas là. Il devait réapprendre à compter sur ses doigts. Cela me réconforta un peu.
  
  Je n’étais pas au bout de mes surprises : il me pointa un P 38 à hauteur de l’estomac (ils devaient être à court de Colts 45), la petite étincelle qui brillait au fond de son regard me fit comprendre qu’il n’attendait plus qu’une chose dans la vie : l’occasion de me vider son chargeur dans les tripes.
  
  Je m’abstins de bouger avant d’en avoir reçu l’ordre.
  
  Gomez extirpa brutalement Nola de la voiture en prenant soin de lui malaxer les seins au passage. Ça devait le démanger depuis un moment. Le comptable me palpa des pieds à la tête, découvrit le Colt 45 de son copain et me le subtilisa. Il n’était pas expert de la fouille car Hugo et Pierre échappèrent à ses investigations.
  
  — Entre là-dedans ! aboya-t-il en me poussant méchamment dans le dos vers le hangar.
  
  Je trébuchai en avant, tout en évaluant la situation. J’aurais pu le tuer très facilement mais c’était la riposte des deux autres que je craignais. La présence de Nola rendant l’utilisation de Pierre trop dangereuse, il ne me restait qu’Hugo.
  
  Et contre trois hommes armés, la partie était inégale. Je me résolus à entrer.
  
  Un coup d’œil circulaire m’apprit que je me trouvais dans une salle de soins pour le bétail. Des étagères de bois chargées de produits vétérinaires couraient le long d’un mur. Un peu plus loin, des seringues hypodermiques de toutes tailles et quelques instruments chirurgicaux s’alignaient sur une paillasse de céramique blanche. Il y avait même un autoclave. Une odeur forte et écœurante de désinfectant planait dans la pièce.
  
  Les deux extrémités du hangar étaient percées de vastes ouvertures en hauteur, fermées par une trappe. Deux passerelles métalliques bordées de rails reliaient ces ouvertures à une grande cage d’acier. Les parois de la cage étaient réglables de manière à permettre une immobilisation parfaite des animaux qu’on y emprisonnait. La cage suspendue au-dessus du sol par un ingénieux dispositif de treuils, pouvait être orientée dans n’importe quelle position.
  
  Dans un angle du hangar, se trouvait une citerne de deux cents litres branchée sur un puissant compresseur. Un gros pistolet pulvérisateur était relié à la citerne par un tuyau de six ou sept mètres. Le service vétérinaire de la ferme Gomez était bien conçu. Une fois les bêtes immobilisées dans la cage, on pouvait leur faire subir toutes les interventions nécessaires : les vacciner, les décorner, les castrer, les traiter contre les parasites, etc.
  
  Des bidons de vingt litres contenant de l’insecticide étaient entreposés à côté du compresseur, tous portaient la traditionnelle étiquette à tête de mort surmontée de la mention : « Poison Dangereux. »
  
  Au sommet de la citerne, un manomètre indiquait une pression de cent cinquante kilos. C’était un vrai délice.
  
  Pendant que le grand blond me plaquait contre la cage, Gomez entraînait Nola dans le coin où se trouvait le compresseur. Puis il revint vers la paillasse, et il prit un ustensile de forme bizarre.
  
  Il se tourna vers moi avec un visage rayonnant de joie sadique :
  
  — Monsieur Carter, avez-vous déjà vu une pince à émasculer ? Ceci en est une.
  
  L’engin se présentait sous la forme d’un petit étau relié à des poignées par deux branches d’acier. Gomez le fit claquer et semblait être ravi du petit bruit sec qu’il produisait. Il poursuivit son petit exposé :
  
  — On ne castre plus guère le bétail de nos jours. La plupart des éleveurs préfèrent l’émasculation. Voyez-vous Carter, il suffit de placer les mâchoires de la pince entre le ventre et les testicules. En se resserrant, l’appareil sectionne les canaux séminaux. Devenus inutiles les testicules s’atrophient, à la longue, et il n’en reste bientôt plus qu’une petite poche de graisse. L’intervention est totalement externe et ne provoque aucune effusion de sang ce qui élimine les risques d’infection. Elle est néanmoins d’une efficacité absolue.
  
  Gomez s’approcha de moi en continuant de faire claquer les mâchoires puissantes de sa pince dans l’air. On aurait dit un homard lubrique. Il jubilait :
  
  — J’ai entendu dire, monsieur Carter, que vous préfériez passer votre temps au lit avec les femmes des autres plutôt que de vous consacrer sérieusement à vos chers articles. Mais, quand j’en aurai terminé avec vous, votre patron sera fier de vous et de votre travail. Non, ne me remerciez pas, fit-il. Inutile de me faire part de votre gratitude. Je comprends aisément tout le plaisir que vous aurez à acquérir une jolie voix de haute-contre.
  
  Il explosa d’un gros rire. Très pâle, Nola était adossée au compresseur, paralysée. Le comptable se déplaça pour aller chercher un rouleau de corde qu’il rapporta à Gomez. Le blond me tenait en respect, muet et immobile comme une statue.
  
  Mourir ou me laisser émasculer ? Mon cerveau cherchait désespérément une troisième possibilité. Gomez me cala le dos aux barres de la cage et m’ordonna de lever les mains au-dessus de ma tête.
  
  Au moment où attrapait la corde, Nola sembla revenir à la vie. Elle s’empara du tuyau de caoutchouc, le pointa en direction du grand blond et appuya de toutes ses forces sur la poignée du pistolet pulvérisateur. Un terrible jet de poison le frappa au visage et l’aveugla instantanément. Il poussa un cri suraigu et lâcha son arme pour se protéger les yeux. En l’entendant, le comptable tourna la tête. Il s’effondra dans un gargouillement affreux avant d’avoir pu comprendre quoi que ce soit. Ma manchette l’avait cueilli à la pomme d’Adam. Son P 38 glissa aux pieds de Gomez.
  
  Rapide comme un chat, Gomez lâcha la pince et ramassa le pistolet mais au lieu de le pointer sur moi, c’est à Nola qu’il s’en prit. La fureur semblait lui avoir fait perdre la raison.
  
  — Salope ! rugit-il au moment où Nola appuyait à nouveau sur la détente du pulvérisateur.
  
  Il se cacha le visage entre les mains mais trop tard : le produit l’avait pris de plein fouet. Il se tordit de douleur et je l’expédiai pour le compte d’une solide droite.
  
  Nola jeta le tuyau le plus loin possible avec un air dégoûté. Elle semblait refuser de croire qu’elle avait pu causer tous ces dégâts.
  
  Gomez et le blond se convulsaient sur le sol en hoquetant et en se frottant frénétiquement les yeux. De grosses cloques purulentes se formaient sur la peau de leurs mains, de leur visage et de leur cou.
  
  Le comptable était toujours étendu au même endroit. Il était inconscient mais son corps s’animait de temps en temps sous l’effet d’un petit spasme. Je jugeai qu’il s’en tirerait mais qu’il serait privé de la parole pendant pas mal de temps. Je fouillai ses poches pour récupérer Wilhelmina.
  
  Il y avait un évier près de la paillasse. J’emplis une cuvette et, bon prince, j’aspergeai Gomez et le blond.
  
  Nola alla mouiller des serviettes et leur tamponna les yeux. Avec un peu de chance, si le produit se dissolvait suffisamment vite, ils conserveraient la vue. Mais, au fond, ce n’était pas véritablement mon problème.
  
  Avant de quitter les lieux, je pris la précaution de ficeler les trois rigolos aux barres de la cage.
  
  Dehors il faisait déjà nuit. Nous étions à pied et mon idée première fut d’emprunter la Cadillac. Puis je me ravisai. Cela leur donnerait une trop belle occasion de déposer une plainte pour vol.
  
  Un champ de laitues s’étendait juste derrière le bâtiment sanitaire. La route passait au bout du champ. Je voyais les phares des voitures. Nous étions près de la ville. J’apercevais même l’enseigne lumineuse du motel.
  
  Un tracteur était garé le long du bâtiment. J’aidai Nola à grimper puis sautai sur le siège. Je trouvai facilement les commandes. Le moteur partit au quart de tour et une seconde plus tard, nous roulions en cahotant, caracolant au milieu des laitues de Gomez. Nola se tenait debout dans mon dos, les bras passés autour de mon cou.
  
  Arrivé au bout du champ, je coupai le moteur. Nous étions au bord de la route à quelques centaines de mètres du motel. J’aidai Nola à mettre pied à terre, j’écartai les barbelés et nous traversâmes en courant.
  
  Arrivés au motel par l’allée réservée aux livraisons, nous montâmes directement à ma chambre en passant par l’entrée de service. J’ouvris la porte et nous nous écroulâmes pratiquement à l’intérieur, morts de fatigue et couverts de crasse. Je n’avais qu’une préoccupation : passer une bonne nuit de PLD.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Au moment où j’allumais la lumière, Nola poussa un petit cri. Je me retournai vivement. Elle venait simplement de se voir dans la glace de l’entrée. Sa longue chevelure noire s’était transformée en une piteuse broussaille. Son visage était gris de la poussière soulevée par les roues du tracteur et l’on aurait juré qu’elle ne s’était pas lavée depuis quinze jours. Quant au tailleur « zaune », il empestait l’insecticide et s’auréolait de multiples taches. Je me demandai un bref instant si j’étais encore parfaitement normal, car malgré tout cela, je la trouvais toujours très appétissante.
  
  — J’ai l’air de sortir tout droit du ghetto de Matamoros, déclara-t-elle.
  
  — Vraiment ? dis-je. Eh bien, ils doivent avoir de la chance là-bas.
  
  — Je ne sais pas quoi faire, poursuivit-elle en faisant mine de n’avoir pas entendu, je n’ai pas de vêtements de rechange… Et je ne peux pas tout de même garder ceux-là sur le dos.
  
  — Ce n’est pas du tissu lavable ?
  
  — Si.
  
  — Eh bien, lavez-les dans la baignoire. Ils seront secs demain.
  
  — Vous voulez dire que je vais passer la nuit ici ?
  
  — Bien sûr, je ne vois pas d’autre solution. Je vous prêterai mon pyjama et je dormirai sur le tapis.
  
  Elle me regarda un moment en silence, et d’un air pincé, décréta :
  
  — Mais je vais ressembler à un bibendum !
  
  — Excusez-moi, dis-je, mais je n’avais pas prévu ça. Si vous préférez ma robe de chambre, prenez-la et allez laver vos vêtements. Ensuite, nous commanderons quelque chose à manger.
  
  Résignée, elle prit mon peignoir.
  
  — Je vais me faire monter un verre. Vous voulez un Coca ?
  
  — Certainement pas, je prendrai un sherry…
  
  — Un sherry à votre âge ! m’exclamais-je faussement offusqué, je ne sais pas si l’hôtel encourage les enfants à l’alcool.
  
  — Je suis une femme ! protesta Nola.
  
  Je retrouvai sur son visage la même expression décidée qu’elle avait eue tout à l’heure lorsqu’elle avait défiguré Gomez et ses acolytes.
  
  — Très bien, très bien, dis-je. Va pour un sherry. J’espère simplement que je ne serai pas condamné pour incitation de mineur à la débauche.
  
  — Ne dites pas de bêtises ! lança-t-elle en s’enfermant dans la salle de bains.
  
  J’appelai le bar et demandai qu’on nous apporte un double Chivas et un sherry. En attendant l’arrivée du garçon d’étage, je me débarrassai de Wilhelmina, Hugo et Pierre, en écoutant les clapotis qui me parvenaient de la salle de bains. De toute évidence, elle ne se contentait pas de laver ses vêtements, elle pataugeait allègrement dans la baignoire. Les verres arrivèrent. Nola, apparemment, prenait tout son temps et je commençais à m’en féliciter, sirotant calmement mon scotch en pensant à l’apparition dont elle allait me faire bénéficier.
  
  La porte finit par s’ouvrir. Nola s’était drapée dans ma robe de chambre en l’enroulant plusieurs fois autour de son corps. Ses cheveux mouillés étaient coiffés et tirés avec soin. À son regard, je compris qu’elle attendait une appréciation.
  
  — Vous êtes resplendissante, dis-je. Venez boire votre sherry. Vous l’avez mérité.
  
  Le compliment sembla lui plaire. Elle s’assit face à moi et prit délicatement son verre. Ma robe de chambre était tellement longue que je voyais seulement ses chevilles et ses petits pieds, bien ronds.
  
  Nous buvions sans mot dire depuis un moment, plongés dans nos pensées, lorsque Nola rompit le silence :
  
  — C’est vrai que je ne suis plus une enfant, vous savez. Je suis une vraie femme.
  
  — Ah ! Eh bien, voyons un peu cela, dis-je en posant mon verre sur la table et en me levant. Venez ici.
  
  Elle s’approcha timidement. Je lui fis lever la tête en la tenant délicatement par le menton. Je déposai un baiser sur chacun de ses grands yeux sombres. Je sentis ses bras se nouer dans mon dos et m’attirer contre elle, puis sa main remonta derrière ma nuque et ses lèvres se collèrent aux miennes. Nola n’avait pas menti. Elle avait tout d’une femme.
  
  Pendant notre entraînement à l’Axe, un tueur d’élite s’entraîne à retenir son souffle quatre minutes d’affilée. Le gaz inodore dégagé par les petites bombes comme Pierre est en effet mortel durant un laps de temps d’une minute. En évitant de respirer pendant quatre minutes, il nous est possible de quitter les lieux sans risque. Nola aurait certainement eu les compliments de Hawk. Je fus le premier à m’écarter pour reprendre mon souffle.
  
  — Alors, vous me croyez maintenant ? demanda Nola.
  
  — Pas tout à fait. Il y a d’autres tests à réussir pour me convaincre totalement. Mais si nous mangions quelque chose d’abord ? Nous pourrions reprendre l’examen tout à l’heure.
  
  Je m’assis, composai le numéro du service en chambre et commandai des assiettes de jambon au pain de campagne et deux Carta Blanca.
  
  Pendant que je téléphonais, Nola se blottit sur mes genoux et se mit à me mordiller le lobe de l’oreille. Je raccrochai et ne tardai pas à constater qu’elle ne portait rien d’autre que ma robe de chambre. Sans doute avait-elle jugé bon de laver tous ses vêtements en même temps que son ensemble.
  
  Le plateau arriva beaucoup trop tôt à mon goût, mais leurs sandwiches étaient délicieux, ainsi que la bière bien fraîche. Nous étions tous les deux affamés et Nola, qui avait repris sa place sur mes genoux, s’amusait comme une collégienne à me faire manger. Lorsque nous eûmes tout dévoré jusqu’à la dernière miette, elle se laissa tomber dans mes bras et nos lèvres se rencontrèrent avec la fougue d’une longue séparation. Nos langues s’affrontèrent comme deux gladiateurs et ma main disparut sous le peignoir qui, par on ne sait quel miracle, n’était pas tombé des épaules de Nola.
  
  Je trouvai deux petits seins, guère plus gros que les oranges qui poussaient dans la région. Et j’entrepris, à l’aide de caresses fermes, d’améliorer l’espèce. Ils se raffermirent et la respiration de Nola s’accéléra.
  
  — Oh, Nick, viens, maintenant ! gémit-elle en me tutoyant et en m’appelant par mon prénom.
  
  Mais j’avais envie de faire durer un peu plus le plaisir.
  
  — À cette heure-ci, les enfants devraient être sagement chez papa et maman et faire un gros dodo, dis-je.
  
  Son visage basané s’assombrit soudain.
  
  — Je suis une femme ! lança-t-elle comme un défi. Tu vas voir.
  
  Elle sauta de mes genoux, et laissa tomber la robe de chambre à ses pieds et se planta face à moi, telle une déesse nue.
  
  Je me levai à mon tour, enlaçai sa taille si mince, et tout en lui dévorant les lèvres, laissai ma main glisser le long de son dos pour mieux faire connaissance avec sa ravissante croupe.
  
  Nola s’attaqua à ma veste. Je m’écartai légèrement pour lui prêter main-forte, et en un clin d’œil, je fus aussi nu qu’elle. Je soulevai sans peine son petit corps souple, traversai la pièce et la laissai tomber en travers du lit.
  
  — Maintenant, je suis convaincu que tu es une femme, lui dis-je en m’allongeant près d’elle.
  
  Tandis que je promenais ma langue sur son cou et ses épaules, je sentis sa main descendre hardiment vers mon sexe. Le souffle court, elle me pressa d’une voix soupirante :
  
  — Vite, Nick ! Viens me montrer ce que sait faire un vrai homme.
  
  Je pris encore le temps de glisser une main entre ses jambes pour caresser la douceur moite qui palpitait entre ses cuisses.
  
  — Maintenant, Nick, maintenant ! me supplia-t-elle.
  
  Je me coulai en elle et, pour la première fois, elle sut ce qu’un vrai homme était capable de faire. Elle s’anima en poussant de petits râles brefs jusqu’à ce que nos deux corps se détendent dans un spasme violent et que nous retombions sur le lit, ruisselants de sueur.
  
  Nola se blottit au creux de mon épaule et s’endormit presque aussitôt. Elle semblait minuscule, lovée contre mon torse.
  
  J’allumai une de mes cigarettes à bout doré, la grillai avec délice, puis je rejoignis Nola dans le sommeil.
  
  Le néon bleuâtre du hangar jetait une lueur crue sur les branches de la pince à émasculer. Le visage déformé par une joie satanique, Gomez ajusta son instrument. Je sentis mes testicules se comprimer au contact froid des mâchoires d’acier. Je bandai tous mes muscles, me préparant à une douleur inhumaine.
  
  Mais, contre toute attente, j’éprouvai soudain une sensation de plaisir intense et mes attributs virils se débloquèrent, gonflés de plaisir, dans un paroxysme paradisiaque. J’ouvris les yeux en me disant qu’au fond, l’émasculation n’était pas une chose si terrible…
  
  Mais il n’y avait pas de Gomez. Ni de pince d’acier. Seulement les petites mains de Nola qui faisaient ce que seules des mains de femme sont capables de faire…
  
  Je tendis un bras et l’attirai, mais elle se jeta littéralement sur moi et je la pénétrai sans préambule et, méthodiquement, la conduisis vers une extase supérieure à celle qu’elle avait connue la veille.
  
  Un rayon de soleil jouait avec les draperies. Enlacés, nous laissâmes nos corps remonter lentement à la réalité.
  
  Puis, en allumant une cigarette, je me dis que tout cela était bien joli, mais que ma mission était, elle, en train de faire du sur-place.
  
  Un commando de terroristes attendait, caché quelque part de l’autre côté du Rio Grande, à moins qu’il ne soit déjà passé. Qui sait s’ils n’avaient pas déjà traversé la moitié des États-Unis, et s’ils n’étaient pas sur le point de déclencher leur petite guerre à eux ? Il était plus que temps de m’arracher aux délices de la PLD. Je me tournais vers Nola.
  
  — Dis-moi, lui demandai-je, ton père travaille toujours comme menuisier chez Gomez ?
  
  — Oui, me répondit-elle d’une voix ensommeillée. En ce moment, il refait l’agencement d’une remorque réfrigérée pour un ami de Gomez.
  
  Sa remarque nonchalante piqua ma curiosité.
  
  — Ah bon, elle a été accidentée ?
  
  — Non, mon père m’a dit qu’il ne comprend pas bien. On lui a demandé de fabriquer un compartiment à l’avant de la remorque et de l’aménager en chambre à coucher.
  
  — Une chambre ? Mais quel genre de chambre ?
  
  Nola s’étira, et bâilla voluptueusement.
  
  — Je ne sais pas exactement, dit-elle. Mon père trouve ça très bizarre. Il installe des couchettes. Il paraît même qu’il y a des toilettes portatives.
  
  — Ce doit être prévu pour les chauffeurs quand ils se relaient au volant sur les longues distances.
  
  — D’après papa, ce n’est pas possible. Il n’y a pas de porte prévue. Les gens que l’on enfermera dans ce compartiment ne pourront plus sortir.
  
  Je n’en croyais pas mes oreilles. Était-il possible que cette fille soit en possession des renseignements que je cherchais ?
  
  — Tu m’as dit que ton père travaillait pour un ami de Gomez. Tu en es bien sûr ? lui demandai-je.
  
  — Oui, j’ai surpris une conversation téléphonique entre Gomez et cet ami. Il s’appelle M. Costa.
  
  — Est-ce que tu te rappelles exactement ce qu’il a dit ?
  
  — Attends voir… Oui ! Quand j’ai décroché, un certain Juan Costa a demandé à parler à monsieur Gomez. Je lui ai passé la communication mais, avant de sortir, je l’ai entendu dire qu’il avait chez lui un wetback qui était un excellent menuisier. Il a eu l’air de se mettre d’accord avec monsieur Costa pour lui prêter mon père. À un moment, il a répété au moins deux fois, comme s’il était étonné, le chiffre de cent cinquante mille dollars. Il avait l’air très excité.
  
  J’aspirai une longue bouffée de ma cigarette. Maintenant, j’étais sûr d’avoir trouvé le premier maillon de la chaîne. Il restait à tirer doucement pour qu’à l’autre bout, les terroristes viennent à moi. Cent cinquante mille dollars pour l’aménagement d’une remorque, c’était beaucoup trop élevé. Il s’agissait très probablement de la somme que le commando avait proposée au coyote pour passer la frontière.
  
  J’étais plongé dans un abîme de réflexions lorsque je pris conscience que Nola me parlait.
  
  — Et moi ? me disait-elle. Que vais-je faire maintenant ? Et il y a aussi ma famille.
  
  Il est vrai que j’avais totalement oublié cet aspect de la question. Un aspect qui, pour Nola, était tout aussi crucial que les révélations qu’elle venait de me faire.
  
  J’avais une sainte horreur de voir un obstacle me détourner de mes objectifs. Mais, tout de même, Nola s’était montrée très utile. Et puis, j’avais promis de l’aider.
  
  — Dis-moi, demandai-je, est-ce que ton oncle d’Oklahoma City a le téléphone ?
  
  — Ah oui, ça j’en suis sûre. Il nous l’a écrit dans une lettre qui parlait de sa nouvelle maison.
  
  — Très bien, dis-je en sortant du lit. On l’appelle.
  
  — L’appeler ? Mais pour quoi faire ?
  
  — Pour lui demander de venir te chercher avec ta famille. Je paierai tout.
  
  Dans un sens, je me dérobais à mes engagements, mais j’avais d’autres chats à fouetter. D’ailleurs, Nola me parut ravie.
  
  — C’est merveilleux ! s’exclama-t-elle en sautant au pied du lit.
  
  Nous prîmes notre douche ensemble en jouant à nous arroser comme des gamins, heureux à en oublier presque mes préoccupations. En sortant de la salle de bains, je l’essuyai minutieusement sans omettre les moindres replis les plus caches. J’avais le sentiment qu’aucun artiste au monde n’aurait jamais le talent nécessaire pour reproduire l’œuvre d’art qu’était son corps délicieux.
  
  Les vêtements de Nola avaient séché pendant la nuit. Elle s’habilla dans la chambre pendant que je me rasais. Depuis le temps que j’étais au service de l’Axe, j’avais acquis l’habitude de contrôler mes émotions. Pourtant, je maîtrisais difficilement la fébrilité dans laquelle m’avaient plongé les révélations de Nola. J’étais tellement perturbé que je me coupai.
  
  Je sortis de la salle de bains pour trouver une Nola superbe, dans un ensemble jaune d’une netteté irréprochable.
  
  En me rasant, j’avais décidé de téléphoner d’une cabine publique, le standard ne m’inspirait qu’une confiance limitée.
  
  Avant de quitter la chambre, je pris un petit bout de fil dont je coinçai une extrémité entre le lit et le mur, l’autre extrémité étant collée sous mon sac de voyage par un minuscule morceau de ruban adhésif. Si quelqu’un déplaçait mon sac, le fil tomberait sous le lit et mon visiteur ne le remarquerait pas.
  
  Nola me regarda installer mon dispositif d’un œil rond, mais elle s’abstint de tout commentaire.
  
  Il y avait tout un alignement de cabines téléphoniques dans le hall même du motel. Je n’avais que l’embarras du choix. Je demandai à Nola le nom et l’adresse de son oncle.
  
  — Alfredo Frederico Perez, me répondit-elle. Quatorzième rue Nord.
  
  Après avoir fait de la monnaie à la réception, j’entrai dans une cabine avec elle. Nous étions un peu à l’étroit et j’eus du mal à refermer la porte, mais avec Nola, ce genre de promiscuité tenait plus du paradis que de l’enfer. Je glissai une pièce de dix cents dans la fente et demandai les renseignements. L’employé me trouva très rapidement le numéro d’Alfredo Perez à Oklahoma City. Je raccrochai, récupérai ma pièce et demandai les communications à longue distance. Une opératrice me répondit. Je lui donnai le numéro, suivis ses instructions pour glisser ma monnaie dans la fente et attendis la sonnerie à l’autre bout du fil.
  
  Je passai le combiné à Nola. Je supposai que son oncle avait décroché car elle se mit à parler avec précipitation. Elle semblait très excitée. Elle commença par rire à quelques joyeuses banalités, puis étouffa un sanglot lorsqu’elle se lança dans le récit de ses tribulations. Elle expliqua ensuite à son oncle qu’un ami à elle voulait lui parler et me tendit le combiné.
  
  — Monsieur Perez, dis-je, je m’appelle Nick Carter. Je suis journaliste et mon journal m’a envoyé ici pour faire un reportage sur la situation des immigrants clandestins. Mon enquête m’a mené jusqu’à votre nièce qui m’a raconté de quelle manière elle avait quitté le Mexique. Vous serait-il possible de descendre à Brownsville et de la ramener, avec sa famille, chez vous ?
  
  — Certainement, me répondit-il. Je pars dans l’heure.
  
  — Très bien. Je vous rembourserai de tous vos frais, crus-je bon d’ajouter.
  
  — Il n’en est pas question, monsieur Carter, répliqua-t-il d’un ton presque offusqué. Je peux me charger moi-même de ma famille.
  
  Je me dis que jusque-là, il n’en avait pas fait vraiment la preuve.
  
  — Cela fait un bon bout de chemin.
  
  — Je sais. Presque douze cents kilomètres. Mais en nous relayant mon fils et moi, nous pouvons les faire en une quinzaine d’heures. Ce qui nous ferait arriver demain vers trois ou quatre heures du matin. Où pourrai-je vous trouver ?
  
  Je lui donnai le nom du motel et mon numéro de chambre, puis précisai :
  
  — Je vais essayer de réunir la famille de manière que vous n’ayez plus qu’à embarquer tout le monde et à filer le plus rapidement.
  
  — D’accord, monsieur Carter et comptez sur moi, je serai là, répondit Alfredo Perez avant de raccrocher.
  
  Peu désireux de sortir pour risquer une mauvaise rencontre, j’invitai Nola au restaurant du motel. On nous donna une place près d’une table où quatre hommes étaient engagés dans une conversation animée.
  
  D’après ce que je compris, Gomez et ses acolytes avaient été retrouvés en début de matinée par des ouvriers agricoles. On les avait immédiatement transportés dans un hôpital de la région en attendant qu’un avion sanitaire les achemine sur Houston. Apparemment, les trois hommes n’avaient pas pu, ou pas voulu, parler, car la police ne possédait aucune piste. On ne parlait pas du tracteur que nous avions abandonné au bout du champ.
  
  Lorsque la serveuse eut tourné les talons, Nola me dit :
  
  — C’est affreux, Nick, ce que nous avons fait.
  
  — Ne t’inquiète pas pour eux. Si on les avait laissé faire, on aurait sûrement eu droit à un traitement encore plus affreux, toi comme moi.
  
  — Je sais, répondit Nola. Mais je ne me sens pas très bien.
  
  Comme je me sentais tout à fait bien, je décidai de changer de sujet :
  
  — Il va falloir réfléchir au moyen de vous faire partir sans risque, toi et ta famille. Et ce ne sera pas facile. Est-ce que tu sais où travaille ton père ?
  
  — Je sais où se trouve l’atelier de menuiserie.
  
  — Bien, on ira ensemble le chercher en premier. Ensuite, on rassemblera le reste de ta famille et on ramènera tout le monde ici, dans ma chambre.
  
  — Ce sont mes frères et sœurs qui vont être contents de pouvoir regarder la télé !
  
  La serveuse revint nous apporter ce que j’appellerai de la nourriture pour désigner l’infâme repas standard du motel.
  
  — Si ton père n’est pas seul, on va être obligé de lui raconter une histoire pour éviter des ennuis avec ses collègues, expliquai-je à Nola. Il faudra dire que ta mère est très malade et qu’il doit venir la voir sur-le-champ.
  
  Après le déjeuner, je me présentai au guichet de l’agence de location de voitures. La police avait trouvé la Mustang dans l’état où je l’avais abandonnée. À la tête de l’employé, je compris qu’il ne s’attendait plus à me revoir.
  
  — Je suis désolé, lui dis-je en lui adressant un clin d’œil, puis en lançant un regard en biais vers Nola, mais j’ai fait la fête hier soir et je crois que j’avais un peu trop bu. Je vous ai causé du souci, je viens vous indemniser.
  
  — C’est inutile, répondit l’homme en détaillant Nola et en me jetant un coup d’œil compréhensif. Mais essayez dorénavant de faire un peu plus attention à nos voitures.
  
  Il me tendit les clefs. Je glissai un billet de dix dollars sur le comptoir. C’était peut-être inutile, mais il l’empocha quand même sans broncher.
  
  Nola me guida vers une sortie de la ville, puis nous empruntâmes une petite route de campagne et arrivâmes rapidement en vue d’un ensemble de constructions métalliques. Une grande remorque était stationnée devant l’un des bâtiments.
  
  Des bosquets bordaient la route, derrière lesquels je dissimulai la voiture. Un ouvrier de Gomez pourrait avoir l’idée de noter mon numéro d’immatriculation. Peu probable… Nous nous dirigeâmes vers la remorque. À des éclats de voix, je compris que l’on parlait de nos exploits de la veille. Décidément, les mésaventures de Gomez allaient devenir une légende.
  
  Sitôt qu’on nous aperçut, toute discussion cessa. L’un des hommes posa ses outils et s’avança à notre rencontre. Les autres s’étaient arrêtés de travailler et regardaient. Comme entrée discrète, on ne pouvait faire mieux.
  
  — Papa ! cria Nola, à l’homme qui approchait. Voici M. Carter, un ami.
  
  Il nous rejoignit. Je lui serrai la main.
  
  — J’ai de mauvaises nouvelles, papa, annonça-t-elle en élevant la voix pour être entendue des compagnons de son père. Maman ne va pas bien du tout. Il faut que tu viennes tout de suite avec nous !
  
  Le Mexicain pâlit sous son teint basané. Il devint gris.
  
  — Je m’en suis douté dès que je t’ai vue, dit-il. Où est-elle ?
  
  — À l’hôpital. Il faut absolument que tu viennes.
  
  Perez se tourna vers ses collègues.
  
  — Vas-y, dit l’un d’eux. On pourra bien se passer de toi pour aujourd’hui.
  
  Le père de Nola défit sa blouse, la tendit à l’un de ses compagnons et nous emboîta le pas. Il se retourna en lançant :
  
  — Je reviens le plus vite possible.
  
  Dès que nous fûmes assis dans la voiture, Nola lui révéla la vérité sans oublier de parler du coup de fil que nous avions passé à l’oncle d’Oklahoma City. Si le père était rassuré sur l’état de santé de sa femme, en revanche, il se montra sceptique sur les chances de réussite de notre projet d’évasion.
  
  J’intervins pour lui expliquer qu’au contraire, l’agitation et la confusion créées autour de la mésaventure de Gomez jouait plutôt en notre faveur. Au bout d’un moment de réflexion, il devait admettre que je n’avais pas tort.
  
  Tandis que nous roulions vers le terrain où Gomez logeait son personnel, je lui demandai incidemment quand la remorque serait prête.
  
  — Dans trois jours environ, me répondit-il. Évidemment, sans moi, cela risque de prendre peut-être plus de temps.
  
  Cela signifiait que j’avais trois jours ou quatre au plus pour neutraliser mes terroristes… Pour le moment, il fallait que je tienne mes promesses et que j’aide cette famille à prendre la fuite.
  
  Mes missions à travers le monde m’avaient fréquemment mis au contact de la misère la plus noire, et je savais largement à quoi m’en tenir, mais, en pénétrant dans le bidonville où Gomez hébergeait ses employés, je me dis qu’il me faudrait revoir mon hit-parade du sordide.
  
  Des taudis hétéroclites faits de bric et de broc se dressaient au bord d’un chemin de terre. La plupart étaient bâtis à l’aide de caisses de légumes. Les plus chics, moins nombreux, étaient faits de panneaux de contre-plaqué de récupération ou de vieilles enseignes publicitaires métalliques. Derrière chaque masure se trouvait un petit bout de jardin de terre pulvérulente avec une baraque en bois servant de lieux d’aisance. L’habitation de la famille Perez était en contre-plaqué.
  
  J’avais à peine arrêté la voiture devant la porte que trois gamins se précipitaient à notre rencontre. Je notai, avec un certain étonnement, que leurs vêtements étaient d’une propreté irréprochable.
  
  Une femme d’une maigreur effarante, mais tout aussi soignée que les enfants, apparut sur le seuil. En observant madame Perez, je me dis qu’elle n’était probablement pas aussi âgée qu’elle le paraissait.
  
  Nous entrâmes. Nota me présenta à sa mère et la mit au courant. Immédiatement, les deux femmes commencèrent à ramasser les quelques objets et les rares affaires qu’elles pouvaient emporter. Le sol de la cahute était en terre battue. Un panneau de bois, posé sur des briques, faisait office de table. Une antique cuisinière à bois fumait dans un coin de l’unique pièce, un peu plus loin, des sacs de toile grossière emplis de coton semblaient faire office de matelas. Malgré tout, la pièce respirait la propreté ordonnée.
  
  Tandis que Nola et sa mère empilaient leurs trésors dans des sacs d’épicerie en papier, monsieur Perez et moi faisions le va-et-vient entre la cabane et le coffre de la voiture.
  
  Tout à coup, un pick-up déboucha en trombe dans l’allée.
  
  En arrivant à la hauteur de la Mustang, il freina dans un hurlement de pneus. Un nuage de poussière se souleva. Le conducteur sauta à terre. Il devait bien mesurer dans les deux mètres. Il était vêtu d’un pantalon et d’un blouson de peau et portait un large chapeau de paille à bords relevés.
  
  — Qu’est-ce qui se passe par ici ? brailla-t-il.
  
  À son ton, je me dis qu’il ne devait pas être d’humeur badine. Je répondis à sa question avec une innocente honnêteté.
  
  — La famille Perez déménage. Et je suis le déménageur en chef.
  
  — Déménager ! Et puis quoi encore ? Je vous signale que vous vous trouvez sur une propriété privée. Et personne ne vous a donné l’autorisation d’entrer.
  
  — Je repars tout de suite, dis-je, nous en avons pour une minute.
  
  — Repartir ? Tu veux rigoler ! lança-t-il en tirant un Colt 45 de son blouson et en me le pointant à hauteur du ventre.
  
  Je commençais à en avoir assez de voir des gens me braquer à tout bout de champ. Surtout ces dernières heures. Je lui jetai à la tête un sac de vêtements et le saisis par le poignet en pivotant sur un pied. Je me retrouvai dans ses bras, le dos plaqué contre sa poitrine. En se brisant, son poignet produisit un craquement assez désagréable et il poussa un grognement animal tout aussi déplaisant. Le 45 tomba dans la poussière. Je le ramassai.
  
  Toute la famille s’était rassemblée en cercle autour de nous pour profiter du spectacle.
  
  — Finissez de charger la voiture sans moi, dis-je. Monsieur a besoin d’aller aux toilettes. Je vais le conduire.
  
  Par terre, à côté de la cabane, je ramassai un rouleau de fil de fer, puis d’une vigoureuse poussée au creux des reins, j’invitai mon homme à me précéder sur le chemin des latrines. Arrivé au cabanon, une odeur pestilentielle me frappa les narines. Des essaims de grosses mouches mordorées bourdonnaient tout autour. Aucun produit chimique n’avait dû pénétrer là-dedans depuis sa construction. Visiblement, la salubrité des conditions de vie devait être la dernière préoccupation de Gomez.
  
  J’ouvris la porte du cabanon et d’un geste lui ordonnai d’entrer. Il se tenait le poignet en poussant des gémissements déchirants, mais je n’étais pas d’humeur à me laisser apitoyer. Je me dis que quand on travaillait avec un porc aussi immonde que Gomez, il fallait assumer ses responsabilités jusqu’au bout. Je lui enfonçai de toutes mes forces le canon du 45 au creux de l’estomac. Il eut un hoquet, tomba à genoux et se mit à vomir. J’eus envie de le corriger pour lui apprendre à mieux viser le trou, puis me ravisai. Je me contentai de lui ligoter les mains dans le dos à l’aide de mon fil de fer, en insistant sur son poignet qui faisait un angle curieux. Après quoi, je le poussai dans la fosse d’un coup de pied, le laissant se tortiller en grognant au milieu des excréments. Puis, jugeant qu’il était tout à fait dans son élément, je l’abandonnai à sa profonde méditation sur l’injustice humaine.
  
  En allant rejoindre les autres, je vis que monsieur Perez avait dissimulé la voiture du malheureux employé de Gomez dans un fourré. Muni d’un mouchoir, il s’employait à essuyer méthodiquement l’intérieur du véhicule. Il avait sans doute vu trop de films policiers, mais cela partait d’un bon sentiment. Je me dis qu’il saurait bien se débrouiller à Oklahoma City une fois arrivé. Il me sourit en me voyant approcher, acheva méticuleusement son travail, puis nous nous entassâmes dans la Mustang.
  
  Avant d’arriver au motel, je fis halte devant un marchand de poulets et de frites. J’en fis une grande provision et achetai quatre litres de Coca.
  
  Une fois dans ma chambre, je vérifiai mon système de fil. Personne n’avait touché à mon sac. Nous nous installâmes devant la télé et fîmes un sort aux provisions. Lorsque tout le monde fut restauré, les enfants s’endormirent sur la moquette, Nola sur un fauteuil et les parents sur mon lit. Je restai en éveil.
  
  Vers trois heures du matin, on frappa à la porte. J’entrouvris prudemment et vis un homme qui ressemblait comme un frère au père de Nola. Et pour cause :
  
  — Je suis Alfredo Perez.
  
  J’éveillai la petite tribu. Nous descendîmes et chargeâmes le break d’Alfredo. Son fils, calmement installé sur le siège avant, tenait une Winchester 30‑30. Il était prudent de nature.
  
  — Faites le plus de kilomètres possible avant de vous arrêter, dis-je à Alfredo, lorsqu’ils furent embarqués.
  
  — Ne vous inquiétez pas, monsieur Carter. J’ai fait le plein. Nous ne nous arrêterons pas avant San Antonio.
  
  Je ne dis rien à Nola. Je lui pressai simplement la main en la regardant dans les yeux. Ses grandes prunelles brunes avaient du mal à contenir ses larmes. Je la vis se retourner une dernière fois lorsque le break sortit du parking avant de disparaître dans la nuit.
  
  Je regagnai ma chambre et m’allongeai sur mon lit. Il ne restait que quelques heures avant le lever du soleil et j’avais besoin de repos. Avant de débusquer un coyote, mon coyote.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Je fus réveillé par le téléphone. Je laissai sonner un long moment, espérant que l’importun allait se lasser. Mais il insistait et je finis par décrocher à contre-cœur.
  
  — Allô ! Niiik ? C’est Maria.
  
  Maria, je l’avais presque oubliée. Je repris très vite mes esprits.
  
  — Ah ! Maria. J’allais justement t’appeler dans la matinée, mentis-je.
  
  — Tu es au courant de ce qui est arrivé à mon mari ?
  
  — Oui, répondis-je en restant sur mes gardes.
  
  — C’est affreux, Niiik ! Il est dans un état très grave. Il a fallu le transporter en avion à Houston. Les chirurgiens que j’ai eus au téléphone ont été très réservés et m’ont conseillé de venir au plus vite.
  
  En dépit de ses orageux rapports avec Gomez, Maria semblait sincèrement affectée.
  
  — Tu prends l’avion ? demandai-je.
  
  — Non. J’ai appelé l’aéroport. Tous les vols sont suspendus en raison du temps.
  
  — Ah bon, quel temps fait-il ? demandai-je en jugeant bon de lui préciser que je n’étais pas encore levé.
  
  — Il tombe des cordes. Et il paraît que cela va durer toute la journée. Je suis obligée d’y aller en voiture. Je pars dans quelques minutes. C’est pour cela que je t’appelle. Je voulais te dire au revoir.
  
  Je lui jouai la scène de l’amant désolé. Mais vu la tournure des événements, ce départ tombait à pic. Elle aurait été plus gênante qu’autre chose. Tant pis, s’il fallait interrompre mes studieuses leçons.
  
  — Je suis aussi malheureuse que toi, Niiik. Si tu savais comme j’ai eu envie de te voir ces deux dernières nuits. Ça a été très dur. Mais Ricardo me faisait surveiller, je ne pouvais même pas parler librement au téléphone.
  
  — Je comprends, dis-je. Je m’en suis douté quand je t’ai eue au bout du fil hier.
  
  — Nous pouvons peut-être nous voir à Houston. J’appellerai ta cousine.
  
  — Bonne idée. Je repasserai dès que j’aurai terminé mon papier. J’espère que ton mari va se rétablir et que l’on arrêtera les coupables.
  
  J’avais mis un tel accent de sincérité que j’avais le sentiment d’avoir raté ma vocation de comédien.
  
  — Merci, Niiik et au revoir, mon chéri, conclut Maria avant de raccrocher.
  
  Je reposai le combiné, me levai et allai tirer les doubles rideaux. Effectivement il pleuvait à torrent, mais ça ne me gênait pas, au contraire. Étant donné mes projets, la pluie pouvait même me faciliter la tâche.
  
  Après m’être habillé, je vérifiai que Wilhelmina, Hugo et Pierre étaient bien en place, prêts à agir. Jusqu’à présent, ils ne m’avaient jamais lâché dans les moments difficiles et je leur faisais confiance. Mais je devais plus que jamais être prêt à parer à toute éventualité. J’ignorais si le nervi de Gomez était parvenu à s’extirper de la fosse d’aisance, mais une chose était certaine : pas mal de gens devaient être sur le pied de guerre à la Consolidated Fruit Company depuis certains événements récents. Événements auxquels un certain Carter avait été mêlé. La remorque réfrigérée en particulier, devait être soigneusement surveillée.
  
  Peu désireux de mourir à jeun, je pris le petit déjeuner dans ma chambre. Puis je descendis chercher ma voiture de location pour aller faire un tour hors de la ville.
  
  Malgré les hallebardes qui dégringolaient, je parvins à retrouver la petite route qui menait à l’atelier de menuiserie. La visibilité était tellement mauvaise que je faillis dépasser le bâtiment sans le voir. La pluie qui crépitait sur le toit de la construction métallique faisait un tel vacarme que personne ne m’entendit arriver.
  
  Les portes arrière de la remorque étaient ouvertes. Il y avait de la lumière à l’intérieur, vers l’avant. Je sortis en courant de ma voiture et sautai dans la remorque. Des ouvriers étaient en train de poser des toilettes équipées d’un incinérateur au butane. Je connaissais ce genre d’appareil pour en avoir vu de semblables sur des bateaux de pêche en haute mer. Le principe en était simple : le jet d’eau était remplacé par un jet de flammes, et les matières fécales étaient incinérées. Les installations que j’avais vues sur les bateaux fonctionnaient à merveille et, détail non négligeable, elles étaient quasiment inodores.
  
  Le bruit de la pluie me permit d’observer les ouvriers pendant près de trois minutes sans me faire remarquer. C’était plus qu’il ne m’en fallait pour prendre mentalement note de ce que je voulais savoir. La cabine mesurait environ deux mètres sur trois. Deux des parois étaient occupées par des couchettes superposées, ce qui faisait quatre couchettes. Les couchettes supérieures étaient montées sur charnières, ce qui permettait de les replier quand on ne s’en servait pas, celles du bas faisant alors office de banquettes. La cloison qui correspondait à l’avant de la remorque était équipée d’un petit réfrigérateur encastré, d’un mini-évier, d’un four à micro-ondes, et d’un téléviseur miniaturisé.
  
  La paroi qui lui faisait face était formée de deux panneaux de contre-plaqué. L’un des panneaux était déjà monté et pourvu d’une table pliante. L’autre était à plat sur le sol. De toute évidence, il ne serait fixé que lorsque les passagers clandestins auraient pris place à l’intérieur du compartiment. Une fois ce dernier panneau posé il n’y aurait plus de porte. Il est à parier que la ventilation serait assurée par le système de réfrigération de la remorque. Mis à part les problèmes de place, les passagers de ce compartiment pourraient voyager dans de parfaites conditions de confort. Mais encore leur faudrait-il arriver jusque-là. Car jetais tout à fait décidé de les en empêcher.
  
  Lorsqu’un des ouvriers finit par prendre conscience de ma présence, et par lever les yeux, j’avais déjà tout vu de ce qui m’intéressait. L’homme me jeta un regard contrarié mais il se détendit lorsque je lui adressai la parole en espagnol.
  
  — Excusez-moi, dis-je. Je me suis égaré. On n’y voit pas à trois mètres dans cet orage. Pourriez-vous m’indiquer la route de Brownsville ?
  
  Il me sourit, apparemment sans la moindre méfiance, et tendit un doigt pour me montrer la direction.
  
  — Muchas gracias, lui dis-je en sautant à terre.
  
  Je courus jusqu’à la Mustang et rentrai en ville.
  
  J’étais désormais sûr d’avoir découvert le moyen de transport des terroristes et d’en connaître le nombre. J’avais également une petite idée du moment où le passage pourrait avoir lieu et je possédais le nom du coyote qui devait se charger des opérations. J’étais assez satisfait de la tournure des événements.
  
  À Brownsville, je fis halte dans un McDonald où je consultai l’annuaire du téléphone en prenant une tasse de café. Il n’y avait qu’un Juan Costa dans la longue liste des Costa, et il habitait dans la 10e rue Sud. Ce serait ma prochaine étape.
  
  Je trouvai la rue sans aucune difficulté. En passant devant la porte de Costa, je compris au premier coup d’œil que son entreprise de transport devait lui rapporter gros. La maison était grande et construite dans le style espagnol, avec des tas de coins et recoins. Un garage pour deux voitures était accolé à l’un des murs. Les portes étaient ouvertes et je vis à l’intérieur une Lincoln Continental dernier modèle, et un Willis Jeep Scout. La présence des deux véhicules donnait à penser que Costa était chez lui.
  
  À environ deux cents mètres, se trouvait un carrefour très passant et un drive-in qui faisait épicerie-bazar. J’allai me garer devant le magasin à une place d’où je pouvais surveiller l’allée d’accès au domicile de Costa. Il ne pleuvait presque plus. J’entrai dans le drive-in pour acheter un livre de poche. Je choisis un livre de Harry Whillington.
  
  L’attente risquait d’être longue. Nous étions dimanche et Costa pouvait tout aussi bien passer son après-midi devant sa télévision. Mais j’étais prêt à attendre jusqu’au soir si nécessaire.
  
  À mon avis avec les cent cinquante mille dollars qui étaient en jeu, Costa devrait être suffisamment motivé pour aller se rendre compte de l’avancement des travaux, même un dimanche. Par chance mon bouquin était passionnant et l’attente ne me paraissait pas trop pesante.
  
  Je ne saurais dire combien de voitures je vis entrer dans le drive-in, se garer près de la mienne puis repartir un peu plus tard. Personne en tout cas ne sembla s’étonner de voir cette Mustang rester aussi longtemps sur le parking. Deux heures environ s’écoulèrent et je commençais à me demander si je ne m’étais pas trompé, lorsque soudain je vis la Scout sortir en marche arrière de chez Costa et prendre la direction du carrefour d’où je faisais le guet.
  
  Je mis le contact et laissai le moteur tourner au ralenti pendant que la Scout approchait. Le conducteur était seul dans son véhicule. Au croisement il vira à droite vers le centre-ville. Je sortis du parking et lui collai au train pendant quelques centaines de mètres. Puis je me déportai nonchalamment pour laisser passer une Volkswagen qui semblait s’impatienter derrière. Elle s’intercala entre Costa et moi. Costa bifurqua de nouveau sur la droite pour emprunter Washington Street en direction de l’International Bridge.
  
  Le flot de la circulation diminuait à mesure que nous nous rapprochions du fleuve. Involontairement je m’étais retrouvé derrière Costa et je levai le pied pour creuser l’écart entre les deux voitures. Inutile d’attirer son attention. L’essentiel étant de ne pas perdre de vue ses feux arrière qu’il avait allumés en raison du mauvais temps.
  
  Je le vis ralentir à l’approche du poste-frontière. Apparemment Costa était un habitué car les douaniers mexicains le laissèrent passer en lui adressant un petit salut de la main.
  
  Il n’en alla pas de même pour moi.
  
  — Bonsoir, monsieur, me dit un jeune homme en uniforme lorsque j’eus baissé ma vitre. Combien de temps pensez-vous séjourner sur le territoire mexicain ?
  
  — Très peu, répondis-je. Je vais simplement voir des amis. Je rentrerai ce soir.
  
  — Très bien. Amusez-vous bien, me dit-il en me faisant signe de passer.
  
  Sans plus de formalités, je me retrouvai au Mexique.
  
  Costa m’avait pris quelques centaines de mètres.
  
  Mais je n’en étais pas à ma première filature. Il continuait à rouler droit devant lui sur le grand axe. Juste après le pont, les inévitables boutiques de souvenirs s’étalaient de part et d’autre de la route. Un peu plus loin, elles étaient remplacées par des boîtes et des cabarets. Au-dessus des portes, de gigantesques enseignes au néon vantaient la qualité des filles et la quantité de leurs charmes. Finalement Costa m’entraîna dans un quartier de Matamoros essentiellement composé de bars et de restaurants.
  
  Nous arrivâmes en vue d’un grand panneau qui annonçait The Drive In. Le restaurant occupait le centre d’un parking aux dimensions respectables. De l’autre côté du parking, se trouvait un motel de la chaîne Holiday Inn.
  
  Il était un peu plus de midi et le parking était presque complet. Le restaurant était apparemment apprécié. Le bâtiment lui-même était important. C’était une construction imposante de brique percée de longues baies vitrées sur trois de ses côtés.
  
  Costa dénicha une place sur la droite du parking. Je garai ma Mustang assez près et regardai mon homme se diriger vers l’entrée du restaurant.
  
  La pluie avait cessé de tomber et je le voyais parfaitement bien. Il mesurait à vue de nez un peu moins d’un mètre soixante-dix. Plutôt replet, il arborait un magnifique durillon de comptoir et portait une délicieuse chemise à grosses fleurs bleu électrique, un pantalon jaune et des bottines beiges. Vu son accoutrement, je n’aurais pas de mal à le repérer.
  
  J’attendis cinq minutes et entrai à mon tour dans le restaurant. Comme je m’y attendais, il y avait foule, et je fus agréablement surpris par l’élégante simplicité de la salle. J’avais pensé trouver un restaurant typique avec des tables couvertes de toile cirée rouge et peut-être même un orchestre mexicain en train de jouer bruyamment dans un coin. Pas du tout. La salle était décorée avec goût, meublée de tables aux nappes en coton blanc entre lesquelles évoluaient des serveurs stylés vêtus de vestes blanches. La plupart des personnes attablées dégustaient des fruits de mer.
  
  En attendant que le maître d’hôtel me conduise à une table, je repérai Costa. Il était assis à l’extrémité de la salle en compagnie de trois hommes et une femme.
  
  Comme j’étais seul, le maître d’hôtel me plaça à une petite table pour deux, non loin de la porte des toilettes. Je choisis la chaise qui me permettait de mieux observer Costa.
  
  Je suis un grand amateur de fruits de mer et je me régalai rien qu’en lisant la carte. Le menu proposait du homard, du crabe, des carrelets et des crevettes, servis avec une caravane d’accompagnements.
  
  Le garçon qui vint prendre ma commande me dit que le plat de crevettes était la spécialité de la maison. Je lançai un regard autour de moi et vis que la plupart des gens semblaient apprécier les grosses crevettes roses qui étaient non seulement appétissantes mais servies en abondance. J’en commandai donc, ainsi qu’une bouteille de vin blanc.
  
  Physiquement, les compagnons de Costa ne différaient guère des autres clients. Tous étaient bruns de cheveux et de peau. L’un d’eux portait une chemise blanche sans cravate, les deux autres des chemises de sport à col ouvert, l’une jaune, l’autre verte. La fille me tournait de dos. Une longue chevelure noire lui couvrait les épaules. Elle était vêtue d’un corsage blanc et d’un pantalon bleu foncé. Elle portait un foulard turquoise autour du cou. Vu la taille de ses épaules et de ses bras, je me dis qu’elle devait être plutôt grande et la soupçonnai d’être obligée de surveiller son alimentation pour garder sa ligne.
  
  Costa, qui pourtant n’était pas bien grand, faisait presque figure de costaud auprès des trois autres hommes. Je les observai tandis qu’ils faisaient leur choix. Costa ne commanda rien. Il avait probablement déjeuné pendant que je montais la garde près de sa maison.
  
  Mes crevettes arrivèrent rapidement. Je fus amplement satisfait. Elles étaient exquises et le vin tout à fait à la hauteur.
  
  Costa s’était fait servir une bière. Les autres buvaient de l’eau. Ils me paraissaient plongés dans une discussion sérieuse. C’était Costa qui parlait le plus. La question qui m’intéressait était de savoir s’il s’agissait bien de mes terroristes. J’étais trop loin pour entendre leurs propos et pour distinguer clairement leurs traits. C’étaient peut-être simplement de braves amis de Costa… Bien sûr ils buvaient de l’eau, mais c’était tout de même un peu léger pour leur coller une étiquette arabe. Comment faire pour en savoir plus ?
  
  Je les observai, sans pour autant négliger mon excellent repas, lorsqu’un indice me frappa. Ils tenaient leur fourchette à l’envers, dans la main gauche et de la main droite, poussaient la nourriture sur la fourchette à l’aide de leurs couteaux. Ces gens-là n’étaient ni mexicains, ni américains. Ils venaient de quelque part en Europe, ou bien d’un pays arabe.
  
  Costa continuait à animer la conversation, tout en vidant des bières à un rythme déconcertant. J’eus l’impression que la discussion prenait un tour plus léger. On commençait à rire et à élever le ton. À l’exception de la fille, ils semblaient s’en donner à cœur joie.
  
  Elle, elle ne disait presque rien. À un moment je vis Costa lui adresser la parole. J’ignorais ce qu’il lui disait mais apparemment ce n’était pas une gentillesse. Elle se leva, l’air furieux, jeta sa serviette sur la table et tourna les talons. Elle se dirigea vers moi, le regard encore étincelant de colère. Ses compagnons de table explosèrent de rire tandis qu’elle s’approchait de la porte des toilettes.
  
  Lorsqu’elle passa devant moi, je fis mine de me concentrer sur mon verre de vin. Malgré sa mauvaise humeur, elle me remarqua, assis tout seul à ma petite table. Était-ce un effet de mon imagination ou de ma vanité ? Mais j’eus la très nette impression que son regard s’attardait un peu trop longtemps en croisant le mien. Puis elle poussa la porte des toilettes et disparut.
  
  Ses larges épaules ne m’avaient pas menti. La fille était loin d’être minuscule. Elle était robuste et grande, avec de petits seins qui saillaient à peine sous son corsage blanc. Un ventre plat et apparemment très ferme, des fesses bien dessinées. Elle avait des allures de sportive et, tout bien considéré, elle ne manquait pas de chien. Elle ressemblait beaucoup à certaines de ces filles que j’avais croisées dans les rues de Beyrouth, de Damas, ou de Tanger. Elle était sans aucun doute arabe.
  
  Vingt bonnes minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne ressorte des toilettes. J’avais fini de manger et je commençais à me demander si elle envisageait de passer le reste de l’après-midi là-dedans. Les bouteilles de bière vides continuaient à s’aligner en ordre impeccable devant Costa. Ses éclats de rire, de moins en moins discrets, commençaient à faire tourner des têtes dans sa direction. Ses trois compagnons s’employaient à le calmer. Il me sembla qu’ils devenaient un tantinet nerveux.
  
  Lorsque la fille réapparut, son regard se posa une nouvelle fois sur le mien. Elle n’avait plus son air courroucé et je la gratifiai d’un sourire suffisamment discret pour rester convenable.
  
  Au lieu de regagner sa table, elle se dirigea droit vers la sortie. Elle dépassa Costa sans même le regarder, ce qui déclencha de sa part un rire tonitruant et gras et une attitude de plus en plus crispée de la part des trois autres.
  
  Je laissai un billet de cinq dollars sur la table et me levai, l’air dégagé, pour aller régler mon addition à la caisse. Ce faisant je ne cessai d’observer la fille à travers la grande baie vitrée. Je la vis tourner à l’angle du bâtiment et entrer dans le motel voisin.
  
  J’avais déjà chassé pas mal de gibier depuis que j’étais au service de l’Axe, mais jamais une partie de chasse ne m’avait paru aussi alléchante.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  L’orage s’était éloigné et, lorsque je sortis, les rayons du soleil éclaboussaient le bitume du parking. Des nappes de vapeur montaient du sol tant il faisait chaud. On avait la désagréable sensation de marcher dans des paquets de coton humide. La transition avec l’air conditionné de la salle de restaurant accentuait encore le contraste.
  
  J’entrai sur les traces de la fille dans le hall du motel. Avec son salon de coiffure, son institut de beauté, sa boutique de souvenirs et son kiosque à journaux, il ressemblait plus à une galerie marchande qu’à un hall d’hôtel et il était nettement plus animé que le mien, à Brownsville.
  
  Mon gibier était près du kiosque à journaux et feuilletait des magazines américains avec l’air de s’ennuyer à mourir. J’approchai et fis mine de m’intéresser à une revue. Elle me décocha un rapide coup d’œil. Je sautai sur l’occasion et lui adressai la parole.
  
  — Vous lisez l’anglais ? lui demandai-je en espagnol.
  
  — Oui, je lis et je parle plusieurs langues, me répondit-elle.
  
  J’eus l’impression qu’elle était contente d’engager la conversation.
  
  — Effectivement, poursuivis-je, votre accent trahit que l’espagnol n’est pas votre langue maternelle.
  
  — Qu’est-ce qui vous fait dire que je ne suis pas mexicaine ?
  
  — Votre espagnol a un léger accent français.
  
  — Vraiment ? dit-elle en français. Et quand je parle français est-ce que vous me trouvez un accent espagnol ?
  
  — No, lui dis-je en italien. Vous parlez français avec un accent italien.
  
  Et je lui adressai un des plus angéliques sourires dont j’avais le secret. Elle me retourna mon sourire et reprit en anglais :
  
  — Et, selon vous, quelle est ma langue maternelle ?
  
  — Pourquoi me parlez-vous en anglais ? demandai-je au lieu de répondre à sa question.
  
  — Parce que j’ai décelé une ombre d’accent américain dans toutes les langues que vous parlez. Alors à votre avis quelle est ma langue maternelle ?
  
  Je suis parfaitement capable de parler toutes les langues avec l’accent que je veux. Je n’étais donc pas étonné qu’elle ait découvert ma nationalité.
  
  — Voyons, répondis-je, laissez-moi deviner… je dirais que votre langue maternelle est l’arabe.
  
  Cette fois, elle ne me parut pas surprise, mais franchement sidérée.
  
  — Comment pouvez-vous affirmer cela ?
  
  — Enfantin, répondis-je. L’étiquette de votre foulard porte la mention « Made in Libya ». En aucun cas un modèle mexicain.
  
  Elle rit avec moi, mais je vis qu’elle n’était pas contente. Était-ce parce que j’avais vu l’étiquette ou parce que j’avais répondu en arabe, en dialecte libyen par-dessus le marché. Difficile à dire…
  
  — Vous êtes très observateur, dit-elle dans la même langue.
  
  Je m’abstins de lui expliquer que mon métier consistait précisément à savoir très bien observer. Sans quoi il y aurait bien longtemps que l’Axe eût fait envoyer des fleurs sur ma tombe. Et je reportai mes talents d’observateur sur l’anatomie d’athlète de la fille, ce qui sembla la remettre tout à fait à l’aise.
  
  — Oui, reprit-elle. Je suis libyenne. Je suis venue au Mexique pour faire des études à l’Institut de Technologie de Monterrey.
  
  — Vous êtes donc en vacances à Matamoros ?
  
  — Oui, avec des amis. Les plages sont splendides ici.
  
  — Il y a aussi une plage magnifique à Port Isabel, lui dis-je.
  
  — Nous n’avons pas de visa pour entrer dans votre pays, me répondit-elle. Nous sommes allés à Bagdad. Ce n’est qu’à cinquante kilomètres. La plage est très belle, là-bas.
  
  Cette fille me fascinait. En dépit de son gabarit, elle était extrêmement attirante. C’était aussi une remarquable menteuse. Car, croyez-moi, étant moi-même un menteur breveté, je sais reconnaître mes semblables à cent mètres. Cela me renforçait dans la conviction qu’elle faisait partie du groupe de terroristes que je cherchais.
  
  — Puisque nous n’avons pas de plage sous la main, allons au bar poursuivre nos expériences de linguistique comparée ? lui proposai-je.
  
  — D’accord, acquiesça-t-elle en riant. Je crois que nous allons offrir un spectacle de choix aux autres clients. Ils vont se demander de quel pays nous venons. Ou bien se demander s’ils n’ont pas bu un verre de trop…
  
  Je lui pris la main et la guidai vers une table tranquille dans un angle de la salle. Lorsque nous fûmes servis, je lui dis :
  
  — À propos, au cas où cela vous intéresserait, je m’appelle Nick Carter.
  
  — Moi c’est Samira Khoury. Nick Carter… C’est typiquement américain, pas de doute. Vous êtes en vacances ici ?
  
  — Oui et non, répondis-je. Je travaille occasionnellement pour une agence de presse de Washington, l’Amalgamated Press and Wire Service. Je suis plus ou moins en mission. Mais disons que jusqu’à présent ce serait plutôt moins que plus.
  
  Elle rit. Pour elle, ce qui était une plaisanterie, était à mes yeux la plus stricte réalité. Pour l’instant, ma mission n’avait guère progressé. Mais j’avais le pressentiment que je n’allais pas tarder à être très occupé.
  
  — Vous ne semblez pas à proprement parler passionné par votre travail, remarqua-t-elle en devenant soudain très sérieuse.
  
  — Pas vraiment, répondis-je, me demandant où elle voulait en venir. Mon travail n’est pas pire qu’un autre. Meilleur même que beaucoup d’autres. Je gagne très honnêtement ma vie mais ce n’est pas l’essentiel. Ce qui me plaît dans mon métier c’est qu’il me donne l’occasion de voyager, de rencontrer des gens. J’aime énormément bouger.
  
  — Vous avez l’air d’un homme qui ne tient pas en place.
  
  Je la laissai venir. Maintenant, je commençais à avoir une petite idée de ce qui allait suivre. Samira devait encore être de ces militantes incapables de rencontrer quelqu’un sans essayer de le convertir à leur « noble et juste cause », même quand cela ne sert strictement à rien. Si c’était le cas, j’étais tout à fait disposé à me laisser convertir. Pas trop facilement, cela va sans dire. Il ne fallait pas éveiller la méfiance de cette fille qui n’était apparemment pas née de la dernière pluie.
  
  Je décidai de vérifier mes suppositions et je lui lançai en guise d’appât :
  
  — Je ne tiens pas en place, oui, vous devez avoir raison… À vrai dire j’ai l’impression que ma vie est une perpétuelle recherche.
  
  — Une recherche de quoi ?
  
  — C’est justement ce que j’aimerais savoir.
  
  Les grands yeux bruns de Samira me considérèrent un long moment. J’eus l’impression fugitive qu’elle allait dire quelque chose, mais elle se ravisa et se contenta de m’adresser un sourire étonné.
  
  C’était à elle d’être réservée, maintenant. Elle avait senti l’ouverture que je lui offrais et jugeait préférable de ne pas y aller trop fort, ni trop vite. Je n’étais pas vraiment surpris. Je ne m’étais pas attendu à tomber sur la dernière des demeurées.
  
  — Est-ce que vous avez une chambre dans ce motel ? interrogea-t-elle histoire de rompre le silence.
  
  — Non, répondis-je en secouant la tête d’un air maussade. Je loge à Brownsville. Mais on s’ennuie à mourir là-bas. J’envisageais justement de transporter mes bagages ici. C’est beaucoup plus animé.
  
  — C’est vrai, approuva Samira. Il y a un casino au bas de la rue. On y danse tous les soirs.
  
  — Que diriez-vous d’une invitation ?
  
  — D’accord. Vous avez trouvé une cavalière.
  
  — Splendide ! m’exclamai-je. Je vais réserver une chambre ici. Ensuite, je passe récupérer mes bagages à Brownsville et, si vous le voulez bien, je vous retrouve quelque part dans une heure. Avez-vous une idée pour un lieu de rendez-vous ?
  
  — Pourquoi pas au bord de la piscine ? me répondit-elle en souriant. J’adore nager.
  
  — Je suis de retour dans une heure. Peut-être même avant, si je ne me fais pas arrêter pour excès de vitesse.
  
  Elle m’accompagna à la réception, puis au parking. Elle m’adressa un petit salut de la main tandis que je m’éloignais, puis je la vis faire demi-tour et rentrer dans le motel.
  
  Je pouvais très facilement être de retour en une heure de temps. Il me restait encore deux choses à régler. D’abord je passai à l’agence de location de voitures de Brownsville. Il n’y eut aucun problème. On me fit simplement signer un formulaire pour une police d’assurance étendue au Mexique. L’employé me déclara que je serais couvert pour quinze jours, c’était parfait.
  
  La seconde chose à faire était plus importante.
  
  J’entrai dans une cabine téléphonique pour appeler Hawk. Comme d’habitude, il décrocha à la première sonnerie.
  
  — Ici, Hawk, j’écoute !
  
  — Bonjour, Sir. Ici N 3. Comment allez-vous ?
  
  De sa voix rocailleuse, il répondit avec impatience :
  
  — Je suis débordé… pour changer. Et vous, ça avance ?
  
  — J’ai pris contact avec les intéressés, répondis-je.
  
  — Il me semblait avoir été suffisamment clair, fit Hawk après un léger temps de silence. Vos ordres ne sont pas simplement de « prendre contact ».
  
  — J’en suis bien conscient, Sir. Mais je crois avoir levé un lièvre plus gras que nous pensions. J’aimerais encore suivre la piste pendant quelque temps.
  
  Hawk observa un nouveau silence. Je croyais le voir en train de réfléchir tout en tirant comme un damné sur l’un de ses infâmes cigares.
  
  — J’ai toujours eu confiance en votre jugement, N 3, finit-il par dire. Je vous donne le feu vert. Une chose simplement, ne perdez pas de vue l’objectif initial de votre mission ! Et soyez prudent, Nick ! ajouta-t-il après avoir marqué une autre petite pause.
  
  — Je n’y manquerai pas, Sir, assurai-je.
  
  Il y eut un léger clic puis j’entendis la tonalité. Hawk avait raccroché.
  
  En retraversant l’International Bridge en direction de Matamores, mes pensées revinrent à Samira. Jetais impatient de me mesurer à elle dans la piscine. Car je n’avais aucun doute sur ses moyens physiques et ses talents de nageuse.
  
  Arrivé au motel, je me changeai. Ma chambre donnait sur la piscine et, en regardant par la fenêtre, je vis Samira. Elle était debout sur le grand plongeoir. Parfaitement en équilibre, elle s’apprêtait à prendre appel. Elle portait un délicieux deux-pièces rose chair dont le haut ciselé dans un confetti tranchait sur son corps patiné comme un bronze antique. De mon poste d’observation, on avait l’impression qu’elle avait enlevé son maillot après un bain de soleil prolongé.
  
  Je vis son corps musclé se détendre, amorcer une vrille et pénétrer dans l’eau après un saut impeccable, puis émerger de l’eau bleue et traverser le bassin avec l’aisance d’un marsouin. Avec un tiraillement dans le creux des reins, je ne pus m’empêcher de me demander si elle était aussi agile et précise dans un lit que dans une piscine.
  
  Je sortis la rejoindre. Laissant mes fidèles amis, comme chaque fois que je me mets en maillot.
  
  Je plongeai du bord de la piscine pour émerger aux côtés de Samira. Elle me sourit, manifestement heureuse de me revoir.
  
  — Vous avez mis exactement cinquante-deux minutes, me dit-elle.
  
  — C’est faux, protestai-je, cinquante et une.
  
  Elle rit, plongea la tête sous l’eau et, comme une anguille, fila en coulée sur toute la longueur du bassin. Je déployai tous mes moyens pour essayer de la rattraper, mais je lui avais concédé trop d’avance au départ. Arrivée à l’autre bout, elle sortit simplement de l’eau et alla s’asseoir sur un grand drap de bain. Je la rejoignis et nous nous laissâmes sécher au soleil.
  
  — Voilà ce que j’appelle profiter de la vie, dis-je.
  
  — C’est vrai, approuva Samira. Si la vie était toujours ainsi, la planète serait un paradis.
  
  — Ne me racontez pas que vous n’êtes pas heureuse ! fis-je jouant mon rôle de correspondant de presse blasé.
  
  — On ne peut pas vivre heureux si l’on se penche un peu sur l’injustice qui règne dans le monde, me répliqua-t-elle froidement.
  
  — Bien sûr, admis-je avec un sourire, mais j’essaie de ne pas trop y penser. Nous n’y pouvons rien. Alors autant essayer de prendre du bon temps.
  
  — Vous êtes un jeune homme charmant, Nick, répondit-elle avec gravité, j’apprécie votre compagnie. Seulement vous êtes comme tous les Américains, vous fermez les yeux devant la souffrance et l’oppression qui déchirent les autres parties du monde.
  
  — Nous n’en subissons pas les conséquences.
  
  — Vous pourriez avoir des surprises et des réveils douloureux. Regardez par exemple la région du monde où je suis née. Avez-vous déjà songé aux Palestiniens qui ont été chassés de leur pays et n’ont plus de terre pour vivre ?
  
  — Il me semble que chez vous, cela ne va pas trop mal.
  
  — En ce moment, c’est vrai. Mais heureusement que la Libye a trouvé un homme comme le colonel Kadhafi pour organiser un vaste mouvement populaire et la libérer d’une oppression selon moi pire que la mort.
  
  — Était-ce vraiment si terrible ?
  
  — Oui. Et ce qui se passe dans d’autres régions du Moyen-Orient est pire encore, me répondit-elle avec une froide conviction.
  
  Cela démarrait beaucoup plus fort que je ne l’aurais cru. Bien sûr elle pouvait être en train de me tester et je décidai de ne pas me laisser faire docilement.
  
  — Je sais au moins une chose : pour moi, ça va, merci. J’ai touché un petit héritage et j’ai bien l’intention d’en profiter pendant que je le peux. Après tout, nous ne sommes pas responsables des problèmes des autres. Allez, oublions-les et profitons des bons moments de la vie ! D’ailleurs je vais aller chercher quelque chose de bien frais à boire et nous nous prélasserons tranquillement avant d’aller danser.
  
  Elle sourit.
  
  — D’accord, dit-elle. Je parle un peu trop quelquefois.
  
  Elle me parut prête à oublier ce que nous avions dit et à passer un bon moment.
  
  En allant chercher à boire, j’essayai de dresser un petit bilan. Ma conclusion fut que la fille était très forte et que je devais y aller en douceur avec elle.
  
  Je fis porter les consommations sur ma note et allai la rejoindre au bord de la piscine quand je remarquai Costa et les trois hommes du restaurant. Ils entouraient Samira. Parmi eux, un officier de la police mexicaine…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Certes, je n’avais pas oublié Costa, mais je ne m’attendais pas à le voir reparaître si vite. Enfin, il était là et il faudrait bien faire avec.
  
  En approchant, je vis Samira se lever. Elle avait des braises dans les yeux et parlait à l’officier d’une voix saccadée. Les autres se contentaient de regarder sans rien dire. Mais le petit sourire de jubilation qui traînait sur leur visage trahissait leur satisfaction.
  
  Samira fut la première à me repérer. Elle me lança un coup d’œil de mise en garde qui fut intercepté par Costa. Il se retourna vers moi, dit quelques mots au policier et fit un geste de la main. Je me tournai à mon tour pour voir un malabar barrer mon champ de vision. Lui aussi était en uniforme et semblait revenir de ma chambre. Je fis la seule chose qui me restait à faire : avancer vers eux en souriant d’un air étonné.
  
  L’uniforme du policier était tellement froissé qu’on avait l’impression qu’il devait dormir avec depuis des mois. Il me fit penser à un méchant flic vicieux que l’on voyait souvent dans une pub à la télévision.
  
  — Monsieur Nick Carter ? me demanda-t-il.
  
  — Ne répondez pas, lança Samira d’une voix sifflante.
  
  Costa la fusilla du regard. Je n’avais pas le choix, je répondis :
  
  — C’est moi.
  
  — Vous êtes bien le propriétaire de la Mustang qui est garée devant la chambre 114 ? poursuivit-il.
  
  — Non.
  
  — Non ? fit le flic.
  
  Il fronça les sourcils, et paraissait complètement perdu. Costa se pencha vers lui.
  
  — Il l’a louée, imbécile ! lui souffla-t-il à l’oreille.
  
  Le regard du flic s’illumina.
  
  — Ah, vous l’avez louée ! (Pas con, l’idée de la location, devait-il se dire car il lui en fallait peu pour s’étonner.) Mais louée ou pas, les stupéfiants que nous avons trouvés à l’intérieur vous appartiennent je pense ?
  
  C’était donc ça. Un coup monté. Costa avait pris ses dispositions pour se débarrasser de moi. Je sentis le canon glacé d’une arme se coller contre mon dos nu. L’autre flic préférait assurer. J’étais fait.
  
  — Suis-je en état d’arrestation ? demandai-je.
  
  — Ouais, dit l’obtus. Vous et la demoiselle.
  
  Costa souriait d’une oreille à l’autre.
  
  — Et la pièce à conviction ? demandai-je encore.
  
  Le flic eut un sourire imbécile. Il n’avait pas à se forcer. Il siffla entre ses chicots jaunis :
  
  — Quelle pièce à conviction ? Nous n’avons rien à vous montrer !
  
  J’avais l’impression de me retrouver dans un vieux film de Bogart.
  
  — Pourrais-je au moins enfiler des vêtements ?
  
  Le flic lança un regard vers Costa qui acquiesça d’un hochement de tête. Son collègue, dont je n’avais pas encore bien vu le visage m’escorta jusqu’à ma chambre.
  
  Arrivé dans la pièce, je jetai un coup d’œil sur mon homme. Il était coiffé d’un képi flanqué d’une visière trop longue de quinze bons centimètres. Même dans l’ombre, son visage sentait le vice à plein nez. Il ne desserrait pas les dents. Je déteste l’anonymat et comme il n’avait pas eu la bienséance de se présenter, je décidai de baptiser cette crevure syphilitique : la Carne.
  
  J’enfilai une chemise et un pantalon. Sous leur visière, les yeux de la Carne ne me quittaient pas. En me chaussant, je me tournai légèrement de côté. Le coup était risqué, mais je parvins à glisser Hugo dans ma chaussette droite. La Carne n’avait rien vu. S’il déclarait que je m’étais habillé en sa présence, on négligerait peut-être de me fouiller à mon arrivée au poste. Lorsque j’eus terminé, je retournai au bord de la piscine avec la Carne sur mes talons. Les autres étaient toujours là. Samira avait passé un peignoir, c’est le seul changement que je remarquai. Costa et le flic se mirent légèrement à l’écart. Du coin de l’œil, je vis une liasse de billets et les clefs de ma chambre, que les flics avaient raflées changer de mains. C’est une triste constatation, mais il existe dans tous les pays des policiers prêts à se laisser acheter comme des savonnettes. Ces types-là, comme la Carne et son chef, ne se soucient que de leur petite personne et n’utilisent les livres de lois que pour caler les pieds d’une table bancale dans leur commissariat. Je ne m’étonnais plus de l’air réjoui de Costa. S’il avait payé ces ordures pour nous mettre hors circuit, nous étions vraiment mal partis, Samira et moi.
  
  La suite des événements n’allait pas tarder à me confirmer que nous étions vraiment dans de sales draps. La Carne nous poussa dans une voiture de police et l’autre flic se mit au volant. Je remarquai tout de suite que nous nous dirigions vers la sortie de la ville.
  
  — Que se passe-t-il ? demandai-je. Vous ne nous conduisez pas en prison ?
  
  Sans cesser de me tenir soigneusement en respect, la Carne ouvrit pour une fois ce qui devait lui servir de bouche.
  
  — Si, Señor, m’expliqua-t-il d’une vilaine voix de crécelle. Mais pas dans n’importe quelle prison. Nous avons une prison spéciale pour les gens comme vous et votre amie.
  
  Ils n’avaient même pas autorisé Samira à s’habiller et malgré le beau temps, elle commençait à frissonner sous son peignoir.
  
  Je compris que ce n’était pas le froid qui lui faisait cet effet mais les paroles et le ton de la Carne. J’eus moi aussi froid dans le dos en me demandant à quoi rimait cette histoire de prison spéciale. J’imaginais que cette « prison » était réservée à l’usage de la Carne et de son collègue et que les « prisonniers » qu’ils y conduisaient ne devaient pas en ressortir tout à fait vivants.
  
  Après vingt minutes de route, nous sortîmes de la ville pour déboucher dans une campagne aride et désolée. Le jour commençait à décliner, mais le trajet ne dura guère. Nous fîmes bientôt halte à l’entrée d’un grand bâtiment d’adobe qui tombait en ruine.
  
  La Carne me fit descendre en m’enfonçant son arme dans les côtes, tandis que son acolyte s’occupait de Samira.
  
  — Voilà, ça c’est une prison ! commenta la Carne, jamais personne ne s’en est évadé.
  
  Les deux salopards en uniforme nous poussèrent brutalement dans un couloir obscur qui débouchait sur une cour intérieure. Entre deux murs, une grosse poutre d’une douzaine de mètres traversait la cour de part en part. Deux cordes y étaient accrochées. Samira, qui était restée muette pendant toute la durée du trajet, se mit à hurler.
  
  Elle avait compris aussi bien que moi à quoi ces cordes allaient servir et pourquoi on ne l’avait pas laissée s’habiller. Je me retournai pour faire face à la Carne. J’eus tout juste le temps d’apercevoir son sourire hideux avant de recevoir un coup de crosse en plein visage.
  
  Lorsque je repris connaissance, j’étais allongé, à plat ventre sur les pavés de la cour. La nuit était tombée. Il faisait humide et froid. À la lueur de deux lampes, je vis Samira toujours en bikini, suspendue, les deux mains attachées à la poutre. J’essayai de me redresser, mais ils m’avaient ficelé. Je décidai de ne pas gaspiller mes forces à me débattre.
  
  Le copain de la Carne approcha et se planta au-dessus de moi.
  
  — Alors, dit-il, je vois qu’on se réveille. C’est bien. On ne voulait pas commencer à s’amuser sans vous. Vous allez voir, c’est très instructif. Jorge est un véritable artiste dans son genre.
  
  Comme il disait ces mots, Jorge, autrement dit la Carne, sortit de la pénombre. Il tenait un chat à neuf queues au manche court et épais qui devait être taillé dans un bois dur.
  
  — Pourquoi faites-vous cela ? demandai-je. Vous avez empoché le fric de Costa, maintenant laissez-nous partir.
  
  Le flic m’adressa une mimique apitoyée.
  
  — Si ce n’était que moi, je serais d’accord, répondit-il. Mais vous comprenez, mon ami Jorge adore ce genre de choses. L’argent, il s’en fout, ce qui lui plaît, c’est de faire souffrir. Alors comme je ne veux pas lui faire de peine.
  
  Jorge eut aussi un sourire. Un sourire sans pitié. Il s’avança vers Samira qui se mit à gesticuler entre les cordes. La Carne lissa consciencieusement les lanières, en retint six dans sa main. Les entortilla avec précaution autour du manche.
  
  — Nick ! hurla Samira. Ne le laissez pas me faire ça ! Je vous en prie !
  
  Avant même que j’aie pu répondre Jorge lui porta un premier coup, sans appuyer, avec les trois lanières libres, mais avec suffisamment de force et de précision pour briser la fine bride du soutien-gorge. À ce que je vis, il ne lui avait pas entamé la peau du dos.
  
  — Vous voyez, me souffla l’autre avec admiration, Jorge est un véritable artiste.
  
  Les deux coups suivants furent destinés au bas du bikini et Samira apparut dans toute sa nudité. Elle gémit et s’agita dans ses entraves, sachant bien que ce n’était qu’une entrée en matière et que le vrai supplice n’allait pas tarder.
  
  La Carne lissait maintenant toutes les lanières de cuir et abattit le fouet à toute force. Samira poussa un cri de douleur. Neuf traînées rouges, très nettes, se dessinèrent instantanément sur la peau cuivrée de ses fesses, sa chute de reins et le haut des cuisses. À côté de moi, la respiration du flic se changea en halètement sourd. Il commença à se masturber à travers son pantalon. Jorge n’était pas le seul à aimer ce genre de réjouissance…
  
  Le coup suivant atteignit Samira un peu plus haut sur le dos. En expert, la Carne l’avait appliqué moins violemment. Il ne voulait pas voir Samira lui gâcher son plaisir en perdant trop vite connaissance. L’autre porc m’avait complètement oublié, hypnotisé par le spectacle de cette femme nue qui se tordait en hurlant. Les traces laissées par les lanières enflaient à vue d’œil et des gouttelettes de sang perlaient, dessinant un affreux motif de corail sur la peau.
  
  Moyennant quelques acrobaties, je parvins à m’asseoir. J’avais les chevilles liées et les mains attachées dans le dos. Dans de telles conditions un homme ordinaire n’aurait rien pu faire. Mais, comme je crois l’avoir déjà dit, mon entraînement me donnait des moyens nettement supérieurs. Cela me coûta un certain nombre de contorsions, je parvins néanmoins à faire passer mes mains sous mon postérieur et à cueillir Hugo dans ma chaussette et découper les cordes comme de vulgaires toiles d’araignée.
  
  Dans l’entrejambe du flic voyeur, la main accélérait la cadence. Sa respiration devenait de plus en plus saccadée. À la clarté des lanternes, j’entrevis sa grosse face congestionnée et un bout de langue qui pendait lamentablement au coin de sa bouche.
  
  D’un bond je me coulai derrière lui, saisis une pleine poignée de cheveux huileux qui lui collaient au crâne, lui plantai Hugo sous l’oreille gauche et, d’une torsion rapide de la main, lui tranchai la gorge jusqu’à l’autre oreille. La carotide et la jugulaire furent sectionnées en même temps et semblèrent exploser. Lorsque je lâchai prise, sa hure retomba comme la tête d’une poupée de chiffon. Déjà plusieurs ruisselets écarlates couraient sur le sol cherchant leur chemin entre les pavés disjoints de la cour.
  
  Au bruit, la Carne tourna vers moi un regard vitreux de lubricité qui se métamorphosa instantanément en une explosion de haine. C’était un rapide. Il saisit le fouet par les lanières, le fit tournoyer au-dessus de sa tête et le lança. La poignée de bois me percuta l’avant-bras comme un boulet, le paralysant du coude au poignet. Je lâchai Hugo.
  
  La Carne fonça sur le poignard et l’aurait certainement ramassé avant moi si je n’avais bénéficié de l’aide de feu son acolyte. En voulant saisir Hugo, tombé près du cadavre, la Carne glissa sur la flaque de sang et s’étala de tout son long dans le liquide visqueux. Lorsqu’il se remit sur pied, Hugo était dans ma main encore engourdie.
  
  Je n’invoquerai aucune excuse, excepté peut-être les fourmis que j’avais dans les doigts. Jamais Hugo ne m’a joué de mauvais tour et je prends entièrement à ma charge la responsabilité de l’erreur ; j’avais visé la Carne à la gorge et c’est l’épaule gauche que je transperçai.
  
  Il n’était pas beau à voir, dégoulinant de son propre sang et du sang à demi coagulé et poisseux du flic mort. Mais avec un sourire grimaçant, il saisit Hugo de la main droite et l’extirpa de sa viande. Il fallait que je sois plus rapide que lui, si je ne voulais pas me faire occire par mon fidèle compagnon.
  
  Je me laissai tomber sur le côté. Juste à temps pour entendre l’arme siffler au-dessus de ma tête. Au moment où la Carne se jetait en avant, je sentis la forme du fouet sous moi. Je parvins à me remettre debout, lui allongeai un coup de pied qui le projeta en arrière et m’emparai du fouet. De deux coups au visage, je lui lacérai les joues. J’attendais un hurlement de douleur, ce fut un gros éclat de rire démentiel. Il aimait cela. Il aimait toutes les souffrances, y compris la sienne.
  
  Pas question de lui donner ce plaisir. J’étais écœuré. Je pris le fouet par les lanières comme il l’avait fait tout à l’heure, le fit tournoyer et lui balançait le manche en plein visage. La lourde poignée l’atteignit au nez qui éclata. L’os pulvérisé se ficha dans son cerveau de malade et il mourut sur-le-champ.
  
  Je laissai tomber le fouet à côté de son cadavre et allait récupérer Hugo. Lorsque je libérai Samira, elle fondit en petits sanglots plaintifs. Je mis cela sur le compte d’une légère dépression nerveuse car les longues entailles qu’elle portait sur le dos et les fesses n’étaient que superficielles. J’avais arrêté la Carne à temps, avant la transe. Ils avaient jeté le peignoir près d’un mur. J’allai le ramasser, aidai Samira à l’enfiler et la tins dans mes bras jusqu’à ce qu’elle cesse de grelotter.
  
  — Oh ! Nick ! soupira-t-elle. Quels salauds ! Est-ce qu’ils sont…
  
  — Oui, morts, répondis-je calmement à sa question inachevée.
  
  Elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé.
  
  — Vous voyez, quand je vous parlais d’injustice… Ça existe, dit-elle d’une voix frêle.
  
  Je ne répondis pas. Je sentais son corps se serrer plus intensément contre le mien. Pourtant elle ne tremblait plus. Un violent désir s’empare toujours des gens qui ont tutoyé la mort. Une forme détournée de l’instinct primitif de survie, je suppose.
  
  Je ne fus donc pas surpris lorsque la bouche de Samira se colla sur la mienne. Je passai immédiatement mes mains sous l’épais tissu du peignoir et massai délicatement les bourgeons fiévreux de ses petits seins. De nouveau son corps fut pris de spasmes. Mais c’était de plaisir qu’il vibrait maintenant. Je fis tomber le peignoir à ses pieds. Elle s’attaqua aux boutons de ma chemise.
  
  Dès que je fus dévêtu, elle s’appuya sur moi et presque brutalement me renversa sur le peignoir.
  
  — Nick, laisse-moi venir dessus ! demanda-t-elle. Mon dos…
  
  « Ahhh », gémit-elle au moment où je la forçai.
  
  Elle se mit à onduler comme si elle cherchait la meilleure assise pour chevaucher un étalon, ce qui d’ailleurs était le cas…
  
  Mes mains remontèrent jusqu’à sa poitrine, puis je les laissai glisser le long de son corps et se coller sur ses hanches pour mieux les accompagner dans leur mouvement.
  
  Je fus tout de même frappé par le caractère, disons insolite, de la situation. J’étais allongé sur le pavé froid, chevauché par une fougueuse amazone, alors que deux cadavres se vidaient de leur sang à quelques mètres de là. Je répondis en cadence à l’ardeur croissante de Samira puis serrai son corps cambré au moment où nous nous détendions dans un ultime spasme de plaisir. Elle s’effondra sur moi, comblée et épuisée.
  
  Nous restâmes dans cette position pendant quelques minutes, mais très vite, mon esprit revint à la réalité. Il fallait vider les lieux. Il était tout à fait probable que Costa viendrait vérifier comment son plan s’était déroulé.
  
  Il me sembla que Samira partageait ma préoccupation. Sans doute venait-elle d’avoir la même pensée que moi. Nous nous séparâmes.
  
  Je m’habillai, l’aidai à nouer sa bride de soutien-gorge, et elle remit son peignoir. Ensuite je traînai les corps hors de la cour intérieure pour les précipiter dans une citerne que nous trouvâmes derrière le bâtiment. C’est alors seulement qu’elle ouvrit la bouche. Pour me poser une question :
  
  — Pourquoi avais-tu un couteau ?
  
  — Je l’ai fauché au gros, répondis-je.
  
  Elle me lança un regard peu convaincu, mais ne dit rien. Nous retournâmes à la voiture de police. Les clefs étaient sur le tableau de bord. Je démarrai et nous filâmes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Je retrouvai sans trop de mal la route de Matamoros. L’éclairage de la ville jetait une clarté diffuse sur des nuages bas et je n’eus qu’à suivre la direction du halo lumineux. Une seule chose me faisait redouter d’entrer dans l’agglomération : le risque de rencontrer une autre voiture de police. Je n’avais aucune envie de voir les amis des deux cabrones que je venais d’éliminer, s’arrêter pour faire un brin de causette.
  
  Je coulai un regard vers Samira, immobile et muette sur son siège. Elle n’avait probablement pas encore récupéré des chocs nerveux et… sensoriels qu’elle venait d’éprouver.
  
  — Dis-moi, Samira, lui demandai-je. Est-ce que tu saurais retrouver cette plage dont tu m’as parlé ?
  
  — Oui, répondit-elle avec un air absent. C’est au nord-est de la ville, à une cinquantaine de kilomètres. La route est même asphaltée tout du long.
  
  — C’est animé, le soir ?
  
  Un vague sourire s’esquissa sur les traits de Samira. Elle revivait sans doute quelque bon moment passé là-bas.
  
  — Oui, dit-elle. Toute la nuit. Il y a un grand parc avec des tas d’attractions et de stands. Et même un ponton aménagé en piste de danse couverte.
  
  — Est-ce qu’il y a des moyens de transport ?
  
  — Un service de bus toutes les demi-heures. Il passe juste devant notre motel. C’est comme ça que j’y allais.
  
  Tout cela me semblait parlait.
  
  — Très bien, dis-je. On va aller là-bas et je te laisserai sur la plage. Je pourrai rentrer au motel par le bus pour récupérer mes affaires et la voiture de location. Enfin, si elles y sont toujours. Tu crois pouvoir tenir le coup toute seule pendant environ deux heures ?
  
  — Je pense que oui, fit-elle visiblement peu séduite par cette perspective. Dis, Nick, tu reviendras me chercher ?
  
  — Promis. Je prends juste les bagages, la voiture et je fonce te rejoindre.
  
  J’espérais avoir pris un ton convaincant. À la vérité je n’étais sûr de rien. Après tout, Costa pouvait avoir des accointances avec la direction du motel. Qui sait s’il n’avait pas fait poster une sentinelle dans ma chambre ? Il y avait toutefois peu de chances qu’il ait pensé à un comité d’accueil car, en toute vraisemblance, il ne s’attendait pas à me voir réapparaître.
  
  De plus, s’il n’était pas totalement idiot, il avait probablement laissé toutes nos affaires telles qu’elles étaient et restitué ma clef à la réception. Mieux valait pour lui laisser les employés du motel s’apercevoir eux-mêmes de notre disparition et la signaler aux autorités au bout de quelques jours. Avant de nous embarquer les deux salauds de flics m’avaient heureusement laissé mon portefeuille et mes clefs de voiture.
  
  J’allais demander la direction à Santira lorsque nous atteignîmes une grande route passante qui contournait la ville. Je virai à gauche et bientôt un panneau m’indiqua : « Bagdad 40 km. » Je n’avais plus qu’à continuer tout droit.
  
  — Il vaudrait mieux qu’on ne te voie pas, dis-je à Samira. Passe à l’arrière et allonge-toi sur la banquette.
  
  Elle avait repris ses esprits, maintenant. Elle me sourit, escalada le dossier du siège et se coucha entre les deux banquettes.
  
  J’admirai sa souplesse et son agilité. Je me sentis soudain relativement en sécurité. Ceux qui me verraient me prendraient probablement pour un policier en civil. Du moins, je l’espérais. Je roulais à vitesse modérée, souriant à droite et à gauche, pour montrer aux automobilistes combien j’appréciais la conduite modèle et prudente qu’ils adoptaient à la vue de mes plaques.
  
  Je ne tardai pas à apercevoir les lumières de Bagdad. Bien avant d’atteindre la plage, j’entendis la musique de l’orchestre de danse qui se mêlait aux cris des gens qui s’envoyaient en l’air dans la grande roue ou dans les montagnes russes du parc d’attractions. J’aurais simplement aimé pouvoir être aussi gai et insouciant que tous ces braves quidams.
  
  Avant d’arriver, je bifurquai sur une route non éclairée, puis empruntai un petit chemin. Je repérai un taillis et y engageai la voiture le plus profondément possible. Personne ne pourrait la voir de la route.
  
  Samira sortit par la porte arrière. Je pris mon mouchoir et essuyai le volant ainsi que tous les endroits que nous avions pu toucher.
  
  Puis je jetai les clefs dans un buisson et nous regagnâmes la route principale, main dans la main. Nous déambulions comme deux amoureux qui s’étaient isolés un moment et qui regagnaient la fête.
  
  La route passait devant la baraque d’un marchand de tamales. Les effluves de nourriture me parurent irrésistibles.
  
  — Je n’avais pas réalisé à quel point j’étais affamé, dis-je à Samira. Est-ce que tu te sens d’attaque pour manger un morceau ?
  
  — Je serais capable d’engloutir toute la baraque et le marchand avec, me répondit-elle.
  
  J’achetai une douzaine de tamales, deux Carta Blanca et nous allâmes nous installer à une table de bois.
  
  — Ça t’ennuie de rester ici sans moi ? demandai-je à Samira.
  
  — Je vais me sentir seule, répondit-elle. Mais j’irai nager. Je pense que l’eau me fera du bien.
  
  Puis après un court silence, elle ajouta :
  
  — Tu es bien sûr de revenir ?
  
  La terrasse était violemment éclairée. En levant les yeux sur ses traits tirés, je sentis la pitié m’envahir. À la lumière, son visage paraissait tout pâle, presque celui d’une malade.
  
  — Mais oui, dis-je d’un ton qui se voulait rassurant. Je reviendrai te chercher. Fais-moi confiance. Il faudra que tu restes le plus longtemps possible dans l’eau. Ce sera peut-être douloureux au début mais je pense que le sel fera du bien à ton dos. Essaie de t’arranger pour que personne ne voie ta peau écorchée.
  
  — Où se retrouve-t-on ?
  
  — Pourquoi pas ici ? proposai-je. Ce n’est pas plus mal qu’ailleurs. J’en aurai pour deux heures environ.
  
  Elle m’indiqua l’arrêt de l’autocar. Je l’embrassai avec douceur et la regardai s’éloigner vers la plage.
  
  Je grimpai dans le car au moment précis où il démarrait. La majorité des passagers étaient de très jeunes couples qui rentraient après une journée de bronzing. Beaucoup de filles portaient simplement un peignoir de tissu éponge par-dessus leur bikini. Certaines avaient des traces de coups de soleil, et les garçons qui les accompagnaient se faisaient un devoir de leur passer de la pommade en insistant sur les parties de leur anatomie qui n’avaient logiquement pas été exposées à l’ardeur des rayons. Tout cela donnait lieu à force gloussements et gesticulations. Cette joyeuse animation me fit paraître le trajet relativement court.
  
  Avant le motel, le bus faisait plusieurs arrêts dans Matamoros. Lorsque je fus arrivé à destination, une demi-douzaine de couples descendirent en même temps que moi et se dirigèrent vers la réception pour prendre leurs clefs. Je me félicitai de cette compagnie qui me permettrait de passer inaperçu. L’employé me tendit ma clef en levant à peine les yeux. Si quelqu’un lui avait posé des questions sur mon compte ou sur celui de Samira, il le cachait bien. Je me sentais un peu plus à l’aise.
  
  En arrivant à ma chambre, je vis que la Mustang était garée à l’endroit où je l’avais laissée. Costa et ses amis n’y avaient pas touché. C’était déjà une excellente chose. J’étais presque certain qu’ils attendaient que le personnel de l’hôtel se rende lui-même compte de notre absence.
  
  Ma certitude se renforça lorsque j’entrai dans ma chambre. Ici non plus rien n’avait été touché. Tout était tel que je l’avais laissé. Mon sac n’avait pas été ouvert. Je retrouvai Wilhelmina et Pierre bien à l’abri dans le double fond.
  
  J’avais quelques taches de sang séché sur mes vêtements. Insignifiantes, mais elles me donnaient l’impression d’être sale. Je décidai de me changer et en profitai pour prendre une douche et me raser rapidement.
  
  Mon sac bouclé, j’allai le porter dans le coffre de la Mustang, puis retournai m’occuper de la chambre de Samira. J’y pénétrai avec la plus grande facilité grâce à mon trousseau de sésames magiques que j’avais récupéré dans mon sac. En à peine plus de temps qu’avec une clef normale, j’ouvris la porte. En embrassant du regard le désordre de la chambre je me dis qu’elle avait été fouillée. Mais en l’examinant de plus près, je compris que Samira faisait tout simplement partie de ces gens qui sont incapables de ranger quoi que ce soit. Petites culottes, collants, corsages, chaussures, peignoirs de bain et que sais-je encore étaient éparpillés un peu partout. Je trouvai deux grandes valises et un sac de voyage dans un placard. J’entrepris, en prenant mon courage à deux mains, de rassembler tout le fourbi de Samira pour en faire quelque chose qui ressemble à des bagages. Au bout d’un moment, je me demandai si j’y parviendrais. Mais en repliant un peu mieux les vêtements, en zélée femme de chambre, et moyennant une solide pression sur le couvercle, je parvins à boucler le tout. J’allai déposer les bagages de Samira sur le siège arrière de ma voiture.
  
  Pour aller régler ma note à la réception, il me fallait passer devant la piscine. L’endroit paraissait désert. On avait même réduit l’éclairage. C’est alors qu’un clapotis attira mon attention. Je tournai la tête. Un homme en slip de bain était assis sur le bord du bassin, du côté du grand bain. S’il n’avait pas agité ses pieds dans l’eau, j’aurais poursuivi ma route sans même le remarquer.
  
  Il y avait quelque chose qui m’était familier dans sa silhouette. Soudain je l’identifiai. C’était un des compagnons de Samira. Je m’avançai vers lui d’un air décontracté. Entendant mes pas, il détacha son regard de la contemplation de ses orteils dans l’eau fraîche. Il me reconnut immédiatement et sursauta de surprise.
  
  — Déjà de retour, monsieur Carter ?
  
  — Les policiers ne nous ont pas gardés bien longtemps. Les explications que nous leur avons fournies ont eu l’air de les convaincre.
  
  — Je tiens à vous dire que cette histoire était une idée de Costa, crut-il bon de préciser.
  
  — Mais pourquoi Costa voulait-il nous faire arrêter ?
  
  — Samira ne vous a rien dit ?
  
  — Elle m’a raconté qu’il voulait vous faire passer la frontière en fraude.
  
  Je prêchais le faux pour savoir le vrai.
  
  — Alors, vous devriez comprendre. Il a paniqué. Il a pensé que vous alliez tout faire rater.
  
  Depuis que je les avais vus ensemble au restaurant en compagnie de Costa, j’étais persuadé qu’ils étaient bien les membres du commando que je recherchais. Mais cette fois, son aveu était une preuve.
  
  Ma certitude étant établie, je pouvais commencer le processus d’élimination.
  
  — Où est Samira maintenant ? me demanda le jeune homme.
  
  — Dans sa chambre, je pense. Nous avions prévu d’aller danser, mais elle a eu un après-midi un peu trop mouvementé.
  
  Tout en lui répondant, j’examinai soigneusement les alentours. Pas un chat en vue.
  
  Avec beaucoup de naturel, je me penchai vers le terroriste, feignant de mal entendre sa conversation et lui abattis le tranchant de la main derrière l’oreille droite. J’avais pris soin de ne pas appuyer le coup, afin de ne pas laisser de traces. Mais je l’avais suffisamment sonné et il vacilla. De la main gauche, je saisis une pleine poignée de cheveux, le fis glisser dans la piscine et lui maintins la tête sous l’eau.
  
  Il s’enfonça dans un râle, trop estourbi pour opposer une quelconque résistance. Son corps revint à l’horizontale. Les pieds remontèrent doucement à la surface. Je le tins ainsi sans quitter ma montre des yeux. Au bout de cinq minutes, je jugeai que c’était assez. Je le lâchai. La vue de ce corps inerte qui coulait lentement vers le fond du bassin sous la lumière jaune des projecteurs avait un je ne sais quoi de fantomatique…
  
  Il n’v avait toujours personne en vue lorsque je me remis en route vers la réception. Je m’arrêtai dans les toilettes du hall pour me sécher les bras et les mains. Je me félicitai de ne pas avoir mis de veste. Ma chemisette n’avait même pas reçu une seule goutte d’eau.
  
  J’allai paisiblement régler ma note en expliquant à l’employé que j’étais rappelé à Brownsville pour une affaire urgente.
  
  En regagnant ma voiture, je tournai les yeux vers la piscine.
  
  Un de coulé. Quatre moins un : reste trois, en comptant Costa. J’avais toujours été très brillant en mathématiques.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  En retournant à Bagdad, j’avais pratiquement la route pour moi tout seul. Je dépassai seulement deux ou trois voitures et un autocar, probablement le même que j’avais pris à l’aller.
  
  En sens inverse c’était autre chose. Les phares ne cessaient de défiler. On avait l’impression d’un exode. Cela me chagrinait un peu. Qu’allait-il arriver à Samira si elle se trouvait seule sur la plage ? Malgré ce qu’elle pensait, le parc d’attractions et la plage de Bagdad fermaient peut-être après une certaine heure. Et la présence d’une femme seule se baladant sur la grève ne manquerait pas d’attirer l’attention de la police. Ce qui serait un désastre. De plus, les traces de flagellation sur son dos ne seraient sans doute pas de nature à arranger les choses. Toutes ces pensées qui peuplaient mon esprit me poussèrent à appuyer sur le champignon. Il n’y avait pas de feux rouges et dans mon rétroviseur, je ne voyais que l’obscurité de la nuit.
  
  La route dégagée m’offrait l’avantage de pouvoir me concentrer sur mes réflexions plutôt que sur ma conduite. En admettant que je retrouve Samira où je l’avais laissée, je n’avais toujours pas décidé de la ligne à suivre.
  
  Les termes de ma mission étaient clairs : identifier et éliminer les terroristes. Pour l’un d’eux, l’affaire était, selon toute probabilité, réglée. Il en restait donc trois. Je savais où se trouvait l’une de mes futures victimes. Tout au moins où elle s’était trouvée une heure plus tôt. Mais les deux autres ? Ils pouvaient tout aussi bien dormir paisiblement dans leur chambre que manigancer, je ne sais quoi, ni où, avec Costa. S’ils étaient au motel tout allait pour le mieux. S’ils étaient avec Costa, cela pouvait changer pas mal de choses.
  
  Déjà le coyote pouvait estimer étrange que les deux flics ne lui aient pas donné signe de vie. Ils l’avaient certainement informé de l’endroit où ils allaient nous conduire. Peut-être s’était-il déjà rendu sur les lieux. Peut-être même avait-il trouvé les deux cadavres. Si c’était le cas, il s’était sans doute mis à notre recherche. Avait-il alerté la police de Matamoros, voire même, vu la qualité des victimes, l’armée mexicaine ?
  
  Non, peu probable. Costa était un futé et j’estimais que s’il devait faire appel aux autorités, il ne le ferait qu’en dernier recours. Car il pouvait être amené à répondre à des questions trop embarrassantes pour le moment. Il devait donc, compte tenu de la situation, garder pour lui la mort des deux pourris.
  
  Il y avait une autre possibilité : Costa avait laissé ses amis au motel pour rentrer passer la nuit chez lui à Brownsville. Si c’était le cas, il ignorait qu’il comptait un ami de moins.
  
  Telles étaient mes conclusions, mais je n’avais aucun moyen de les vérifier.
  
  J’étais sûr d’une chose : arrivé à ce stade, Costa ne devait avoir aucune envie de laisser tomber le projet et voir cent cinquante mille beaux billets verts lui passer sous le nez. Il devait penser que la fille n’avait pas grande importance et que l’essentiel était de faire traverser le fleuve aux trois hommes.
  
  Le gars que j’avais noyé dans la piscine serait vraisemblablement retrouvé le lendemain matin. Est-ce que les deux derniers membres du commando renonceraient à leur mission après la perte de deux de leurs camarades ? Si oui, ils regagneraient probablement leur QG pour chercher des renforts et tout reprendre à zéro. Dans ce cas, il me faudrait les suivre, et Samira pourrait m’être très précieuse. Pour me conduire jusqu’à eux.
  
  Depuis que nous avions échappé à ces deux tordus de flics, nous n’avions pas eu la possibilité de discuter sérieusement. Mais je supposais que Samira ne se faisait plus guère d’illusions sur les autres membres de son groupe. Elle devait même avoir de sérieux doutes sur leurs facultés mentales. Elle hésitait sûrement à s’embarquer dans le dangereux projet échafaudé avec ces trois imbéciles finis. En outre, elle soupçonnait peut-être même qu’ils étaient au courant du plan de Costa de nous éliminer tous les deux…
  
  Je décidai donc que la meilleure conduite à suivre était de disparaître avec elle pendant quelques jours.
  
  Il nous suffirait de trouver un endroit sûr afin de nous détendre, et surtout pour faire plus ample connaissance. En fait, je pensais lui donner l’illusion de me connaître un peu mieux et, même, lui laisser croire que ses efforts pour me rallier à sa cause commençaient à porter leurs fruits.
  
  J’avais très envie, pour ne pas dire plus, de mélanger un peu d’amour avec le lavage de cerveau. Sur le premier point, elle m’avait déjà mis en appétit et j’étais sûr de ne pas être déçu…
  
  Les néons du parc d’attractions se profilaient dans le lointain. J’écrasai un peu plus la pédale d’accélérateur. Il restait encore quelques voitures dans le parking. La musique jouait toujours et les attractions, bien que moins assaillies que dans l’après-midi, fonctionnaient encore. La foule était plus clairsemée mais il y avait encore du monde. Samira était à l’abri.
  
  Je me garai et me dirigeai vers la baraque du marchand de tamales. Instinctivement je promenai mon regard sur la foule. Tout me paraissait normal.
  
  Sa silhouette se détacha du palmier derrière lequel elle se dissimulait. Elle me fit un grand signe de la main. J’allongeai le pas pour la rejoindre et elle tomba dans mes bras.
  
  — Oh ! Nick, Nick ! Je croyais que tu ne reviendrais plus ! dit-elle d’une voix entrecoupée de sanglots.
  
  Tant d’émotion me surprenait de la part de cette terroriste aguerrie.
  
  — Je suis revenu le plus vite possible, répondis-je.
  
  — Personne ne m’a ennuyée. Ni même regardée. Enfin, je crois…
  
  — Parfait. Je t’ai rapporté tes affaires. Tu vas enfin pouvoir te changer.
  
  — Nick, tu es un amour ! me déclara-t-elle. Je ne sais pas ce que je donnerais pour enlever ce maillot humide. Mais où aller, Nick ? Costa est peut-être en train de nous chercher.
  
  C’était exactement ce que je pensais. Mais je le gardai pour moi.
  
  — Nous allons essayer de trouver un hôtel dans un coin isolé, dis-je. Tu pourras te changer. Et puis nous mangerons. Je meurs de faim.
  
  — Moi aussi. Tu crois qu’on peut se risquer à retourner à Matamoros ?
  
  Nous étions à quatre ou cinq kilomètres de la frontière du Texas. Donc impossible d’aller vers le nord. Le plus sage, selon moi, était de tenter notre chance dans la campagne, à l’ouest de Bagdad. Je savais que, dans cette direction, il n’y avait que des fermes et des exploitations maraîchères irriguées par les eaux du Rio Grande.
  
  — Le mieux, répondis-je, serait de prendre la Nationale 2 vers Reinosa. Bien sûr, c’est la direction de Matamoros, mais nous contournerons la ville. Ça fait presque deux heures de voiture mais, avec un peu de chance, on pourra trouver quelque chose dans un petit village au bord de la route.
  
  Des gens continuaient à quitter le parc pour rentrer chez eux. La circulation était dense, ce qui, à mes yeux, était une excellente chose au cas, fort peu probable, où nous rencontrerions l’ami Costa. Je gardais néanmoins un œil très attentif sur les autres véhicules.
  
  Samira, assise à mes côtés, avait allongé ses jambes et posé sa tête sur ma cuisse. Petit à petit, elle se détendait.
  
  Soudain je constatai qu’elle s’était endormie. Le ballottement de sa tête, si près de ma virilité, fit naître en moi des instincts que je ne parvins pas à contrôler. Elle se déplaça un peu, trouvant une position plus douce. Pour moi aussi, la situation fut douce.
  
  Un peu plus tard, nous roulions sur une bretelle de raccordement de Matamoros. Un coup d’œil à la jauge m’apprit qu’il me restait un demi-plein. Plus qu’il n’en fallait pour arriver à Reinosa.
  
  Je roulais à vive allure depuis un peu plus d’un quart d’heure, lorsque, en atteignant le sommet d’une petite colline, j’aperçus devant moi ce qui me parut être les lumières d’un village.
  
  En entrant dans l’agglomération, je constatai qu’elle était assez importante. Peut-être aurais-je la chance de trouver un café ou même un restaurant.
  
  Un peu plus tard, un panonceau lumineux annonçant « Comidas » (repas) 1e à droite. Je tournai et me garai devant l’établissement. Plusieurs gros pick-up et une voiture étaient en stationnement devant l’entrée. L’arrêt de la voiture éveilla Samira qui se redressa en se frottant les yeux.
  
  — Arrêt buffet, annonçai-je.
  
  — Chouette ! s’exclama-t-elle.
  
  La salle et surtout la toile cirée à damiers rouge et blanc qui recouvrait les tables me fit immédiatement penser à la Casa del cabrito de Brownsville. Mais ici, tout était propre et net.
  
  Une grosse matrone se tenait derrière le comptoir. Elle faisait cuire des œufs sur une plaque de gril. Quelques saucisses plates grésillaient à côté des œufs. Les effluves me chatouillèrent délicieusement les narines. J’avais l’impression de n’avoir jamais rien senti d’aussi alléchant.
  
  La grosse dame retourna un œuf puis leva les yeux vers nous et demanda :
  
  — Vous désirez quelque chose ?
  
  — Quatre œufs bien à point et six saucisses, répondis-je en espagnol.
  
  — Je vous prépare ça tout de suite, dit-elle. Installez-vous à une table. Si vous voulez du café, vous n’avez qu’à vous servir.
  
  Je m’assis et Samira alla chercher deux tasses de café. Deux des tables étaient occupées chacune par deux personnes. Trois autres clients mangeaient seuls. Ils avaient tous l’air d’être des ouvriers agricoles. Quelques-uns avaient le pantalon roulé jusqu’aux genoux. Le bas de jambe était mouillé. Sans doute des paysans qui passaient la nuit à irriguer les champs. Tous couvaient Samira d’un regard appréciateur, qui ne me surprit nullement. Il aurait fallu être aveugle pour rester insensible au charme de cette fille qui ondulait en peignoir au milieu de la salle, une tasse à café dans chaque main.
  
  Tout en buvant mon café, je balayai les lieux du regard. Au bout de la salle, un petit escalier conduisait à l’étage. Près de la cage, une pancarte indiquait : chambres à louer. Je la montrai à Samira.
  
  — Si les chambres sont aussi propres que le restaurant, dis-je, on pourrait passer la nuit ici.
  
  — Excellente idée, répondit-elle.
  
  Elle retourna remplir nos tasses de café mexicain fort mais exquis. Lorsqu’elle revint, notre repas était servi. La grosse señora en plus des œufs et des saucisses, nous avait apporté un plateau débordant de toasts chauds beurrés et un pot de miel. Je lui demandai si elle avait une chambre libre.
  
  — Si Señor, répondit-elle. Il me reste la chambre des amoureux.
  
  Et son énorme face de lune s’éclaira d’un sourire entendu. Nous achevâmes rapidement notre repas et après une dernière tasse de café, je réglai l’addition et remplis une fiche.
  
  — Vous avez une place de parking par-derrière, si vous préférez, me dit la patronne. Il y a aussi un escalier extérieur pour monter vos bagages à la chambre sans repasser par le café.
  
  Je n’en espérais pas tant. La place de parking faisait tout à fait mon affaire. Elle me permettait de cacher la voiture aux regards indiscrets.
  
  Je ne m’attendais pas non plus à trouver une chambre aussi grande. Trois murs étaient percés de grandes fenêtres – l’une d’elles donnait sur un petit ruisseau qui serpentait jusqu’au Rio Grande – l’épaisseur de l’adobe donnait à la pièce la fraîcheur d’un cellier.
  
  Le vaste lit à quatre montants devait avoir au moins un siècle. Tout était dans un état de propreté irréprochable. Le couvre-lit me parut gonflé comme si on l’avait rempli d’air. Je n’en avais pas vu depuis ma tendre enfance mais je reconnus immédiatement que nous avions droit à un lit de plumes.
  
  Samira aussi le remarqua.
  
  — Un lit de plumes ! s’exclama-t-elle. Comme chez nous.
  
  — C’est exactement ce qu’il nous faut, dis-je en attirant son corps svelte et élancé contre le mien.
  
  Nos lèvres se cherchèrent dans un long baiser plein de tendresse qui effaça d’un coup le souvenir de la journée que nous venions de vivre.
  
  Samira finit par s’écarter.
  
  — Il faut absolument que je prenne un bain, dit-elle. Je me sens sale comme un peigne !
  
  Je ne la quittai pas une seconde des yeux tandis qu’elle se débarrassait de son peignoir et du bas de son minuscule costume de bain. Puis elle me tourna le dos pour que je dénoue la bride du haut de son maillot. Troublé par la vision de ce corps splendide, je m’affairai maladroitement comme un jeune marié. Je finis tout de même par avoir raison du nœud et le petit chiffon tomba sur le sol de la chambre.
  
  J’avais l’impression de voir ce corps d’airain pour la première fois. Notre premier acte d’amour, près des cadavres sanglants, avait été si bref et spontané, que je n’avais pas pris le temps d’en apprécier les lignes parfaites. Maintenant tout était différent. Je pris dans mes mains les deux petits seins fermes de Samira et les sentis se gonfler de désir au creux de mes paumes. Puis je laissai mes mains glisser sur le globe parfait de ses fesses avant qu’elle ne s’enfuie en riant vers la douche.
  
  Je commençai à me dévêtir en prenant soin de cacher Hugo, Pierre et Whilhelmina près du lit, à portée de main. J’étais en train d’ôter mes chaussettes lorsque la voix de Samira retentit.
  
  — Nick ! appela-t-elle. Tu ne peux pas savoir comme je me sens seule dans cette immense douche !
  
  Je ne me le fis pas dire deux fois. Je filai la rejoindre sous l’eau chaude. Elle entreprit de me savonner avec un art consommé. Quelle que fût la situation ou le lieu, il fallait qu’elle prenne les initiatives. Sa tendance dominatrice en avait pris un rude coup pendant la journée, mais maintenant elle s’était reprise. Il me vint alors à l’esprit, qu’elle était peut-être la meneuse du commando. La plus intelligente et donc la plus dangereuse du lot.
  
  Je décidai de ne plus y penser et, à mon tour, me mis à la savonner. Je pris tout mon temps pour couvrir de mousse onctueuse son cou mince et long, ses épaules, sa petite poitrine, sa taille fine. Puis je passai à son ventre dur et plat pour terminer par ses cuisses finement musclées et ses longues jambes élégantes. Lorsque j’eus terminé, je m’offris le luxe de refaire le chemin en sens inverse pour la rincer avec soin.
  
  Nous sortîmes finalement de la douche. Sam ira s’empara d’une serviette et me frictionna vigoureusement en soignant particulièrement les parties les plus sensibles. Je l’essuyai à mon tour et pressai mon corps contre le sien. Cette fille avait un plan en tête, j’en avais un autre. Qui des deux allait gagner ? Seul le temps pourrait le dire. Mais, pour le moment, c’était le cessez-le-feu.
  
  Nous plongeâmes dans le lit de plumes comme dans une piscine. L’épaisseur moelleuse du matelas semblait vouloir nous engloutir entièrement. En émergeant pour avaler une goulée d’air, je constatai que Samira m’avait gagné de vitesse. En riant, elle s’installait sur moi.
  
  Tout à l’heure, elle avait invoqué son dos écorché pour justifier la position. Mais maintenant je n’y voyais plus d’autre explication que le désir de dominer son partenaire. Je me prêtai à son jeu et me laissai faire, voluptueusement étendu sur le dos.
  
  Samira commença en m’embrassant tendrement les paupières et les oreilles. Puis ce fut le tour de mon nez. Lorsqu’elle en arriva à ma bouche, je pris la ferme décision de ne pas laisser sa langue fougueuse réduire la mienne à sa merci. Ce fut donc l’affrontement. Un frisson me traversa de la tête aux pieds. Cette fille avait vraiment beaucoup de talent.
  
  Un peu plus tard, je sentis sa langue descendre le long de mon cou, puis de mon torse jusqu’au nombril. Je croyais connaître pas mal de choses dans l’art d’aimer, mais j’avoue aujourd’hui que le traitement auquel sa langue soumit mon nombril fut pour moi une expérience entièrement nouvelle et éminemment appréciable.
  
  Puis elle encadra mon visage de ses souples cuisses et poursuivit ses investigations. Lorsque sa bouche eut atteint son objectif final, elle se positionna pour que ma langue trouve le bon chemin.
  
  Bientôt une violente secousse nous emporta dans un paroxysme de plaisir. Après l’explosion nous retombâmes éteints au creux du lit de plumes.
  
  Samira récupéra la première. Elle se fraya un chemin dans l’épaisseur ondulante et cotonneuse du matelas et tomba dans mes bras. Pas un mot ne fut prononcé. Je la serrai fort tout contre moi. Nous ne tardâmes pas à nous endormir, noués dans notre étreinte, d’un sommeil profond et paisible, étreinte au goût légèrement poivré.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Lorsque je suis au lit avec une femme, je suis un farouche partisan du peau contre peau. Mais essayez donc de vous offrir ce luxe dans un lit de plumes. C’est de l’utopie. C’est ce que je découvris le lendemain matin en m’éveillant.
  
  Je me sentais nettement plus dispos que la veille. Samira était encore endormie. Je goûtais le calme et la volupté, reculant le plus longtemps possible le moment de faire mon premier mouvement de la journée. Samira avait la tête sur mon bras et je sentais son souffle profond et régulier comme un délicieux murmure au creux de mon oreille.
  
  Les yeux toujours fermés, je glissai un bras autour de ses épaules jusqu’à ce que ma main se referme sur le petit sein quelle cherchait. Lorsque mes yeux s’ouvrirent, ce fut pour faire une étonnante constatation. Le reste de Samira avait disparu. Frénétiquement, je me mis à chercher à tâtons ce qui manquait de son corps. Mes mains ne rencontraient que des vagues de tissu gonflées de plumes. Chaque fois que j’aplatissais un repli pour tenter d’établir le contact, deux, trois, quatre autres replis se reformaient instantanément pour nous séparer.
  
  Mes gesticulations finirent par éveiller ma compagne. Je la sentis se débattre furieusement pour se protéger contre l’asphyxie.
  
  — Nick, Nick, entendis-je. Où es-tu ?
  
  — Ici. Je te cherche ! parvins-je à articuler malgré ma frustration.
  
  Je finis par m’asseoir, à bout de forces. Je ne voyais que la tête et les épaules de Samira qui semblaient flotter à la surface d’un océan blanc mousseux. De quelques brasses puissantes, je parvins finalement à la prendre dans mes bras, ce qui eut pour effet de nous engloutir tous les deux dans les profondeurs.
  
  Je compris vite que ce n’était pas ainsi que j’aurais le dessus sur ce maudit matelas de plumes et son damné édredon.
  
  Je changeai donc de stratégie. D’abord, j’envoyai les deux énormes oreillers par-dessus bord. Ensuite, moyennant un combat acharné, je quittai le champ de bataille et mis pied à terre. Puis, tendant une main salutaire à Samira, je l’attirai contre moi. L’activité que je venais de déployer m’avait tiré de ma torpeur première et stimulé à tous points de vue. Sans autre forme de procès, je plaçai sa tête sur les oreillers et m’introduisis dans l’anfractuosité douce et accueillante de son corps exquis.
  
  Samira poussa une petite exclamation qui n’était pas uniquement due à la surprise. À l’expression de son visage, je sus que c’était la première fois qu’un homme la possédait dans cette position, elle en dessous.
  
  — Détends-toi, lui dis-je. Il est temps que quelqu’un te montre comment on fait habituellement.
  
  Je trouvai que, pour un caractère dominateur, elle apprenait vite. Tandis qu’elle répondait à mes directives, ses petits râles voluptueux me faisaient savoir que cette expérience nouvelle n’était pas pour lui déplaire.
  
  Lorsque nos corps eurent atteint leur plénitude, je restai allongé sur elle jusqu’à ce que ma respiration soit revenue à son rythme normal. Ensuite je la soulevai délicatement et la précipitai dans la mer de plumes où elle disparut à ma vue.
  
  Sa tête finit par retrouver la surface et je lui demandai en riant :
  
  — À ton avis, comment nos ancêtres ont-ils fait pour assurer la pérennité de l’espèce à l’époque où il n’existait que des lits de plumes ?
  
  Elle réfléchit un instant puis me répondit avec un sérieux inimitable :
  
  — Ils possédaient peut-être un secret perdu depuis.
  
  — Tu dois avoir raison, opinai-je.
  
  Nous prîmes notre douche ensemble. Nous descendîmes ensuite au café pour prendre le petit déjeuner. Vêtue d’un corsage et d’un short bleu pâle, Samira ne manquait pas d’allure.
  
  La grassouillette señora nous servit. Un petit sourire malicieux se dessina sur ses lèvres lorsqu’elle nous fit remarquer que nous avions l’air très reposé et qu’elle ne doutait pas que nous avions passé une excellente nuit. Nous répondîmes en chœur que nous avions très bien dormi et que la chambre nuptiale était fort agréable.
  
  Tout en mangeant, nous jetâmes un coup d’œil par la fenêtre qui s’ouvrait au fond de la salle. On voyait très bien le ruisseau qui descendait vers le Rio Grande. Un sentier permettait d’atteindre le bord de l’eau.
  
  — Si nous allions faire une promenade là-bas après le petit déjeuner ? proposa Samira.
  
  — D’accord, dis-je. Ça me semble une très agréable façon de commencer la journée.
  
  Notre tasse de café avalée, j’allai régler au comptoir.
  
  Il nous fallut attendre un petit moment car la volumineuse tenancière était occupée à battre des œufs. Une pile de journaux de la région était posée à côté de la caisse. Je parcourus les gros titres : Un étudiant palestinien découvert noyé dans la piscine d’un motel, disait l’un d’eux.
  
  Je n’étais pas le seul à lire l’espagnol. Samira s’empara du journal et se mit à parcourir l’article.
  
  — Nick ! s’exclama-t-elle en levant les veux vers moi. C’est horrible !
  
  — Quoi ? Qu’est-ce qui est horrible ? demandai-je avec une parfaite ingénuité.
  
  Elle ne répondit pas immédiatement. Elle paraissait tellement absorbée dans la lecture de son article qu’elle n’avait peut-être même pas entendu ma question. Je payai l’addition, sans oublier le prix du journal, pris la main de Samira et l’entraînai dehors. Un banc était placé à l’ombre d’un grand arbre. Nous nous installâmes en silence et elle acheva sa lecture.
  
  — C’est incompréhensible, finit-elle par dire. C’est horrible et incroyable à la fois.
  
  — Je me demande ce qu’on peut trouver d’horrible par une belle journée comme aujourd’hui, fis-je remarquer, angélique.
  
  Le regard de Samira croisa le mien. Il n’y avait pas une ombre de suspicion dans ses jolis yeux.
  
  — Muhir Bayoudh, l’un de mes amis, a été trouvé noyé dans la piscine du motel, répondit-elle. Je n’arrive pas à le croire ! Je ne comprends pas ce qu’il pouvait faire dans la piscine, il ne savait pas nager. Jamais je ne l’ai vu entrer dans un bassin où il n’avait pas pied. Si par hasard il accompagnait quelqu’un à la piscine, il restait assis sur le bord et se contentait de se tremper les pieds. Comment cela a-t-il pu lui arriver ?
  
  Je fis une mimique convaincante pour lui montrer mon impuissance à résoudre ce mystère terriblement préoccupant… pour elle.
  
  Samira ne disait plus rien. Je supposai qu’elle s’interrogeait. Je lui empruntai le journal. L’article racontait qu’un étudiant palestinien de l’Institut de Technologie de Monterrey avait été découvert mort, tard dans la nuit par des employés du motel chargés de nettoyer la piscine. L’autopsie pratiquée avait conclu à une « mort accidentelle par noyade ». Remarquable, la puissance de déduction de ces médecins légistes !
  
  Deux choses intriguaient les enquêteurs. La victime était arrivée en compagnie de trois autres étudiants palestiniens, deux garçons et une fille. Ces trois jeunes gens avaient disparu de la circulation. Lit chambre de la jeune fille avait été débarrassée de tous ses effets personnels. En revanche, les bagages des deux jeunes gens se trouvaient toujours à l’hôtel.
  
  L’autre élément étrange était que, lorsque la police avait téléphoné à l’Institut de Technologie, elle avait appris qu’aucun étudiant du nom de Muhir Bayoudh n’était inscrit sur les listes. Les noms des trois jeunes gens qui l’accompagnaient n’y figuraient pas non plus. Mais ce dernier point n’inquiétait pas outre mesure les policiers chargés de l’enquête, car il n’était pas rare de voir des étudiants en vacances remplir leurs fiches d’hôtel sous des noms d’emprunt. Un membre du personnel de l’Institut était en route pour Matamoros afin d’aider à l’identification du corps.
  
  Je jetai un coup d’œil sur le reste du journal pour voir si l’on parlait des deux autres morts que j’avais laissés derrière moi. On n’en parlait pas. J’espérais qu’un bon bout de temps s’écoulerait encore avant que quelqu’un ne tombe sur les cadavres des deux flics.
  
  Lorsque je reposai le journal, Samira semblait s’être remise du choc que lui avait causé la nouvelle. Elle me fit une révélation d’une voix remarquablement calme :
  
  — Nick, il faut que je t’avoue quelque chose. Je ne sais pas comment tu vas le prendre. En tout cas, c’est la vérité. Mes camarades et moi nous ne sommes pas étudiants à l’Institut de Technologie de Monterrey.
  
  Et elle se mit à me raconter toute l’histoire que je connaissais déjà.
  
  Elle omit simplement de mentionner l’objectif de sa mission aux États-Unis. Pas un mot sur le projet d’assassinat de certains sénateurs. Sans doute pensait-elle que je ne pouvais pas en encaisser autant d’un seul coup.
  
  — Notre but, poursuivit-elle, est d’aider les peuples opprimés du Moyen-Orient. Nous voulons attirer l’attention de l’opinion publique américaine sur la situation. Nous avons déjà essayé de le faire en détournant des avions, en commettant des attentats à la bombe, en enlevant des diplomates. Rien n’y a fait jusqu’à présent. Nous devons employer d’autres moyens…
  
  Le choc de la mort de son ami lui avait apparemment fait perdre une grande partie de son sang-froid. Il ne me restait qu’à jouer le jeu.
  
  — J’admire votre courage, commençai-je, et je connais bien la situation de votre peuple. J’ai visité tous les pays du Moyen-Orient et j’ai vu de mes yeux l’état de misère et de dénuement dans lequel vivent quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population. Cela ne me touchait pas vraiment. Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai pris conscience d’une chose : il s’agit d’êtres humains comme toi et moi, pas simplement de statistiques. Je suis maintenant prêt à faire tout mon possible pour vous aider.
  
  Je dus avoir l’air assez convaincant car elle se jeta à mon cou :
  
  — Mon chéri ! Je savais que je pouvais compter sur toi. Tu es trop bon et trop sensible pour refuser de nous aider !
  
  Non ce n’était pas un rêve. C’était bien de moi qu’elle parlait.
  
  — Que puis-je faire ? demandai-je.
  
  — Voilà, me dit Samira. C’est moi qui commande le groupe… Enfin qui commandait ce qui était notre groupe. Muhir était le plus intelligent des trois garçons. Les deux autres ne sont que des exécutants passablement stupides. Ce détraqué de Costa les tient à sa merci. Ils feront tout ce qu’il leur dira. Quand nous sommes arrivés à Matamoros, nous avions des armes et des munitions avec nous. Costa nous a indiqué un endroit pour les dissimuler en attendant le moment de franchir la frontière. Il faut qu’on aille les récupérer avant lui.
  
  — Pourquoi ? fis-je.
  
  Je me voyais mal me promener dans tout le Mexique, encore moins traverser la frontière, avec une cargaison d’armes étrangères dans le coffre de ma voiture. Mais Samira n’était pas au bout de ses explications.
  
  — Nous avons caché les armes dans une meule de foin. Mais il n’y a pas que des armes. Il y a aussi deux cent mille dollars en argent américain.
  
  Ah ! le mot magique. De l’argent américain.
  
  — Costa est au courant des deux cent mille dollars ? interrogeai-je.
  
  — J’ai bien peur que oui. Je ne lui ai rien dit, naturellement, mais il savait que nous devions lui en verser cent cinquante mille pour nous transporter jusqu’à Chicago. Et s’il a l’idée de demander aux deux autres débiles, ils le lui diront certainement. Tel que je crois le connaître, il en aura l’idée. J’espère simplement que nous arriverons à la cachette avant lui.
  
  — Où est-elle, cette meule de foin ?
  
  — Sur une exploitation qui appartient à Costa, à quinze ou seize kilomètres au sud de Matamoros. Je suis sûre de pouvoir te montrer le chemin. C’est tout près de la Nationale 101.
  
  — Parfait, dis-je en me levant pour remonter à notre chambre. Nous avons intérêt à faire fissa.
  
  Nous bouclâmes nos bagages et les descendîmes à la voiture. Je rentrai dans le café pour régler la chambre.
  
  — Vous repartez déjà ? demanda la grosse dame d’un air désolé. Je croyais que mes deux tourtereaux allaient rester sous mon toit pendant quelques jours au moins…
  
  — Nous aurions été ravis de rester plus longtemps, affirmai-je, mais une petite affaire nous rappelle. Malheureusement. Mais, qui sait, nous reviendrons peut-être vous voir…
  
  Tu parles d’une petite affaire… Deux cent mille dollars !
  
  — Ce sera un plaisir, assura la charmante grosse femme en me rendant la monnaie.
  
  — Pour nous aussi, lui dis-je avant de me diriger vers ma Mustang. J’allai faire le plein à une petite station-service et dépliai une carte. J’y découvris que nous nous trouvions dans le village d’Emperme. En descendant vers Valle Hermosa, puis en bifurquant vers l’est, nous pouvions rattraper la 101 à une trentaine de kilomètres au sud de Matamoros.
  
  — Ta meule magique se trouve à combien de Matamoros ? demandai-je à Samira.
  
  — À quinze ou seize kilomètres, je te l’ai déjà dit.
  
  Cela nous obligeait à revenir un petit peu en arrière. En prenant une route à peine plus longue, nous pouvions contourner la ville. Je n’étais pas chaud pour la traverser en ce moment. Je fis part de mes intentions à Samira. Elle était d’accord avec moi.
  
  La route de Valle Hermosa était couverte de gravillons, mais bien entretenue. Je roulais bon train. En dépit de quelques portions de route un peu mouvementées, la Mustang se comporta parfaitement.
  
  Nous soulevions au passage un nuage de poussière que l’on devait voir à des kilomètres. Encore eut-il fallu que quelqu’un fût là pour nous repérer. J’en doutais fort.
  
  J’eus une mauvaise surprise après avoir, comme prévu, bifurqué vers l’est. La route était complètement défoncée et truffée de nids-de-poule. Je fus contraint de lever le pied. Même aux meilleurs endroits je ne pouvais pas dépasser le cinquante kilomètres-heure. J’espérais que Costa ne se précipiterait pas trop pour aller récupérer l’argent lorsqu’il serait au courant. Mais j’avoue que mon espoir était mince.
  
  Une demi-heure plus tard, nous avions enfin atteint la Nationale 101 et je pus reprendre de la vitesse. Samira ne tarda pas à m’indiquer une petite route non goudronnée sur notre gauche.
  
  — C’est la route qui mène à la ferme de Costa, me dit-elle.
  
  Route était un bien grand mot pour qualifier ce chemin de terre. Je ne remarquai aucune trace récente de roues et me dis qu’après tout, nous avions peut-être devancé Costa. Nous avions parcouru à peu près cinq kilomètres lorsque nous arrivâmes en vue d’une vieille maison abandonnée flanquée de quelques étables en ruine. J’avançai jusqu’à une clôture qui fermait l’accès à la ferme.
  
  — C’est bien là, annonça Samira. La meule est là-bas, de l’autre côté de la maison.
  
  Je descendis de voiture pour ouvrir le portail et enregistrai que la clôture était en bien meilleur état que la maison et les étables qu’elle entourait. Le portail était piqué de rouille mais encore très solide. Une lourde chaîne et un gros cadenas interdisaient l’entrée. Samira remarqua tout cela en même temps que moi. Elle ne put s’empêcher de jurer en arabe.
  
  — Comment va-t-on faire maintenant ?
  
  — Il va falloir continuer à pied, dis-je. À moins que je n’arrive à ouvrir ce fourbi avec ma lime à ongles.
  
  Tout en prononçant ces mots, je tirai discrètement mon fidèle sésame, et après quelques jurons et gesticulations dont je fus particulièrement fier, je fis semblant d’être parvenu presque par hasard à ouvrir le cadenas.
  
  — Tu es génial ! apprécia Samira. Comment as-tu fait avec une lime ?
  
  — Un coup de chance, répondit modestement le génie.
  
  Je repris le volant et fis entrer la voiture. Puis je descendis et remis le cadenas en place. Je savais parfaitement que je pourrais l’ouvrir à tout moment et je voulais retarder au maximum toute personne qui chercherait à entrer derrière nous.
  
  Je remontai dans la voiture et, suivant les indications de Samira, m’engageai dans d’autres traces de pneus qui conduisaient à la meule de foin. Je la contournai et arrêtai la voiture derrière.
  
  Samira bondit hors du véhicule et courut jusqu’à la meule qui était formée de bottes de foin rectangulaires empilées sur une hauteur d’environ trois mètres cinquante.
  
  Tendant le doigt vers une balle, à peu près au milieu de la meule, elle dit :
  
  — C’est là.
  
  La balle avait été placé avec grand soin de manière à ce qu’on puisse l’enlever sans nuire à la stabilité du reste de l’édifice.
  
  Je la déplaçai et vis un sac de plastique vert.
  
  Samira s’empara du sac, l’ouvrit fébrilement et saisit l’argent à pleines mains.
  
  — Il est là ! Il est là ! On les a eus, ces salopards !
  
  — Et les armes ? m’enquis-je.
  
  — Ici, répondit Samira en m’indiquant une autre balle.
  
  Je la fis tomber. Derrière, se trouvaient cinq sacs semblables à celui qui contenait l’argent. Je passai le bras dans l’ouverture et me saisis de l’un des sacs. Il était plus lourd que je ne l’aurais cru. Les trois sacs suivants étaient de poids identique. Le cinquième, encore plus pesant que les premiers, devait contenir les munitions.
  
  Samira ouvrit l’un des sacs et en tira un pistolet-mitrailleur Kalachnikov qu’elle caressa d’un regard énamouré. Puis elle plongea la main dans le sac de munitions, prit un chargeur et l’engagea dans son arme.
  
  — Pourquoi fais-tu ça ? lui demandai-je. Tu as l’intention de t’en servir contre moi ?
  
  Je ne plaisantais qu’à moitié.
  
  — Bien sûr que non ! répondit Samira. Mais on m’a toujours dit que lorsqu’on avait une arme et des munitions appropriées, il valait mieux charger l’arme. Notre instructeur ne cessait de nous répéter qu’un fusil chargé n’est guère plus lourd qu’un fusil vide et… beaucoup plus utile.
  
  C’était un argument sans faille. Je ne trouvai rien à redire et remis les balles de foin à leur place. Il était temps de vider les lieux, pensais-je. En réalité, il n’était plus temps.
  
  Au moment où je replaçais la seconde balle sur la meule, j’entendis le rugissement d’un moteur. Puis je vis un nuage de poussière. Lorsqu’il se dispersa un Willis Jeep Scout m’apparut.
  
  Celui de Costa.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Immobilisée derrière la montagne de foin, notre voiture échappait à la vue de Costa. Mais, en ouvrant le portail, il tomba en arrêt devant les traces fraîches que nos pneus avaient laissées sur le chemin de terre. Il sauta vivement à bord de son véhicule et fonça droit vers la meule. Le Scout se jouait des mottes et des ornières qu’il franchissait dans des bonds impressionnants.
  
  Costa avait avec lui deux passagers qui s’agrippaient de leur mieux pour ne pas être éjectés. Je ne les distinguais pas encore bien, mais il s’agissait, en toute logique, des anciens camarades de Samira.
  
  — Ah ! Voilà l’instant de solder nos comptes, dit-elle.
  
  Le ton de sa voix me glaça. Ce n’était plus la douce voix de la femme amoureuse à laquelle je m’étais habitué, mais une voix déterminée de chef de commando. Une voix froide et tranchante comme le fil de la lame d’Hugo.
  
  Samira me posait un réel problème. Qu’allait-elle décider ? Elle semblait prête à les descendre tous les trois. Dans ce cas, tout irait bien. Dans le cas contraire j’avais des ordres : je liquidais tout le monde. Elle comprise. Seulement, j’avais encore besoin de Samira pour me mener au quartier général des terroristes. J’espérais qu’elle marcherait avec moi, sinon je serais contraint de l’abattre. Ce qui mettrait un terme à ma mission. Mais j’avais de bonnes chances de dépasser l’objectif initial de cette mission. Il se tramait manifestement quelque chose de grave au Q G de la bande. Si je pouvais savoir quoi, je remplirais deux missions en une.
  
  J’en étais à ce stade de réflexions lorsque Costa atteignit la meule et écrasa le frein. Dans un nuage de poussière un des passagers avait ouvert sa portière et s’apprêtait à sauter du véhicule. C’est alors qu’il vit la Mustang. Il s’engouffra dans le Scout et claqua la porte. Je le vis pointer un doigt en direction de la voiture.
  
  Costa passa la main derrière son siège et en ramena un 30.06 et un Lüger 44 magnum. Il tendit le Magnum à l’un de ses compagnons et garda l’autre arme pour lui.
  
  À côté de moi, Samira jouait avec la détente du Kalachnikov. Son visage était aussi dur et froid que l’acier de son arme. La fusillade allait éclater d’un instant à l’autre.
  
  Costa avait reconnu ma voiture. Cela ne faisait aucun doute. Combien de chances y avait-il, en effet, pour qu’une Mustang de la même couleur que la mienne soit justement garée dans son champ et derrière cette meule de foin-là ? Les deux compagnons de Samira allaient se ranger du côté de Costa. Cela non plus ne faisait aucun doute. Ils avaient trahi leur chef et ne pouvaient plus revenir en arrière. Ils étaient devenus les ennemis de Samira, elle le savait.
  
  Je me postai sur une balle de foin qui gisait sur le sol. Je tenais à ne rien manquer de la suite des événements. Je désirais aussi avoir une bonne position de tir, au cas où… Une seconde plus tard, sans en avoir même pris conscience, je me retrouvais avec Wilhelmina au poing.
  
  Costa descendit de voiture, du côté opposé à la meule. L’homme au magnum suivit. Celui qui n’avait pas d’arme resta sur place. Les deux hommes armés se concertèrent à voix basse. Quelques instants plus tard, le Palestinien cria :
  
  — Samira ! Viens nous rejoindre ! M. Costa est toujours d’accord pour nous faire passer le fleuve. Il n’y a aucune raison que nous ne puissions pas poursuivre la mission !
  
  — Fils de chienne ! cracha Samira d’une voix fielleuse. Tu n’a aucune intention de poursuivre la mission !
  
  — Mais si ! La mort de notre camarade ne change rien. Au contraire !
  
  — Si c’est vrai, répliqua Samira, posez vos armes, Costa et toi. Faites le tour de la voiture avec les mains en l’air et venez nous rejoindre ici. Monsieur Carter veut se joindre à nous. Il faut que nous parlions tous les cinq.
  
  Il y eut une seconde conférence, puis le Palestinien reprit :
  
  — Carter n’est pas un ami. Il est américain.
  
  — Et Costa, alors ? Il n’est pas américain ? rétorqua Samira.
  
  C’en était trop pour Costa. Il jugea que les pourparlers n’avaient que trop duré. Apercevant le haut de mon crâne qui dépassait des balles de foin, il leva brusquement son arme et lit feu. Le projectile érafla le sommet de la meule et manqua mon oreille droite d’environ deux centimètres. Je sentis la chaleur du métal brûlant au moment où la balle passa en sifflant. Et Costa n’avait même pas visé. Il avait tiré négligemment, l’arme à la hanche…
  
  L’écho du coup de feu ne s’était pas encore tu qu’un staccato retentit. La riposte de Samira n’avait pas tardé. D’une longue rafale de son arme automatique, elle cribla le Scout. Sur le flanc du véhicule, les glaces volèrent en éclats. Cette fille ne plaisantait pas.
  
  L’occupant de la banquette arrière décida soudain de changer de place. La portière s’ouvrit, du côté opposé à nous, et il plongea à couvert derrière une roue.
  
  Costa et les deux autres étaient maintenant immobilisés, accroupis derrière le Scout. L’Américain ne pouvait pas avoir beaucoup de munitions. Nous avions des centaines de cartouches pour les pistolets-mitrailleurs. Ils n’avaient que deux armes contre trois Kalachnikovs et un Lüger. Pour dire crûment les choses, ils étaient dans un foutu pétrin.
  
  Malgré la stupidité de sa réaction, Costa n’était pas complètement idiot. Il jugea la situation à peu près dans les mêmes termes que moi et se dit qu’il lui fallait tenter quelque chose.
  
  Ce fut très rapide. Je vis cette fois les portières se refermer. Puis le véhicule pencha du même côté. Je compris tout de suite que Costa et ses deux copains venaient de grimper discrètement à bord pour faire partir le moteur et de se mettre hors de notre portée. Je ne les voyais pas mais ils pouvaient très facilement tourner la clef de contact et enclencher le levier de la boîte automatique en restant couchés sur le plancher du Scout.
  
  Je n’avais aucune raison de les laisser s’en tirer aussi facilement. Je passai le bras par-dessus les balles de foin et visai les pneus de mon côté. Je tirai. Ils explosèrent et s’aplatirent presque instantanément. La grosse voiture s’inclina. Costa aurait du mal à faire même quelques mètres dans ces conditions. Mais, puisqu’il n’avait pas le choix, il tenta tout de même le coup. J’entendis le moteur rugir et passer en prise. Le Scout fit un bond en avant.
  
  Le véhicule s’éloignait en roulant en crabe lorsque Samira bondit hors de la meule et fonça sur ses traces. Elle était bien entraînée, la garce, et savait exactement ce qu’elle devait faire.
  
  Elle se jeta à plat ventre et tira une courte rafale sous le Scout. Je vis qu’elle avait logé plusieurs projectiles dans sa cible. Le réservoir explosa et le véhicule disparut dans un tourbillon de feu.
  
  Les deux anciens amis de Samira qui étaient à l’arrière n’avaient aucune chance. Ils se levèrent en hurlant. Deux torches vivantes gesticulant de façon incohérente en tentant de se protéger le visage.
  
  Costa, en revanche, parvint à ouvrir sa portière et à sauter du véhicule en flammes. Je le vis s’enfuir en essayant de se dissimuler à la vue de Samira grâce à la colonne de fumée épaisse et grasse qui s’élevait du Scout. Malheureusement pour lui, je le voyais très bien du haut de ma meule. J’ajustai Wilhelmina, tirai un seul coup et Costa s’effondra comme un sac de pommes de terre.
  
  Samira, tel un bourreau administrant le coup de grâce, se leva et vida posément le chargeur de son arme dans les deux silhouettes informes qui achevaient de griller à l’intérieur du ranch-wagon. Les corps se désintégrèrent bientôt, déchiquetés par la rafale.
  
  Je sortis de mon affût et m’avançai vers Costa qui gisait la main crispée sur son fusil. Il n’aurait plus jamais l’occasion de s’en servir. Sa calotte crânienne avait volé en éclats. Une pulpe sanglante, ce qui devait lui servir de cerveau autrefois, s’écoulait sur le sol de sa propriété.
  
  Contournant l’intense chaleur du brasier, je regagnai la meule où Samira m’attendait déjà.
  
  — Nick, tu ne crois pas qu’on devrait s’en aller ? me demanda-t-elle sans montrer le moindre signe de remords.
  
  — Ça c’est une bonne idée, dis-je.
  
  Après avoir mis les armes, les munitions et l’argent dans le coffre de la Mustang, j’examinai les alentours de la meule de foin. Le sol était. Certes il y avait quelques traces, mais rien de suffisamment précis pour donner un indice à la police. Près du portail, en revanche, la terre était plus sableuse. Je fis une halte pour arracher des branchages et effacer les marques de notre passage.
  
  Je ne me fatiguai pas pour celles de Costa. Que les flics s’amusent à le questionner !
  
  En retrouvant la Nationale, je jetai un coup d’œil vers Samira. La réaction commençait à se faire sentir. Elle était agitée d’un léger tremblement. Puis il me sembla qu’elle se reprenait. Nul doute qu’elle ne regrettait pas son action. Les traîtres étaient éliminés et l’entraînement quelle avait reçu s’était avéré parfaitement efficace. J’étais sûr qu’à l’avenir des événements similaires la perturberaient à peine.
  
  Elle était en train de s’endurcir.
  
  La Nationale était encombrée en direction du sud. Tandis que nous nous éloignions, je me retournai pour un dernier regard vers la ferme de Costa.
  
  Une colonne de fumée noire s’élevait dans le ciel en s’effilochant, dissipée par la brise légère. Je ne pus m’empêcher de penser aux bûchers funéraires que j’avais vus en Inde.
  
  Samira aussi remarqua la fumée.
  
  — Tu crois que quelqu’un va y aller, Nick ?
  
  — Certainement pas avant un bon moment, répondis-je. Les gens sont trop occupés par leurs petites affaires pour se soucier de celles des autres. Voilà ce qui cloche dans notre pauvre monde.
  
  Je pensais que c’était une bonne idée de lui montrer un peu plus ma sympathie à l’égard des délaissés et des malheureux. Même et surtout si je venais de tuer un homme.
  
  — C’est vrai, approuva Samira.
  
  Et elle se cala dans son siège, le regard braqué sur la route.
  
  À Ciudad Victoria, la Nationale 101 coupait la Roule Fédérale 85, un grand axe moderne à quatre voies qui fait la liaison entre Reinosa, sur le Rio Grande, jusqu’à l’extrême sud du Mexique.
  
  Nous pouvions aller où nous voulions. Seulement la question que je me posais était justement la suivante : où voulions-nous aller ?
  
  La circulation était dense. Vers le nord, c’étaient essentiellement des camions chargés de produits maraîchers qui emportaient leur cargaison vers les États-Unis. Les énormes semi-remorques tractés par de puissants moteurs Diesel roulaient presque pare-chocs contre pare-chocs. Dans notre sens, c’était à peu près la même chose. Nous étions noyés dans un flot de poids lourd vides qui allaient charger leur marchandise dans les exploitations agricoles. Il était pratiquement impossible de doubler. Je dus me résoudre à accepter une moyenne d’à peine quatre-vingts kilomètres-heure. Pourtant Dieu sait si j’aurais aimé mettre le plus vite possible des kilomètres entre nous et la colonne de fumée noire.
  
  La question de notre destination me préoccupa une minute tout au plus. Hawk m’avait dit que les terroristes avaient vraisemblablement débarqué sur le sol mexicain quelque part dans la région de Veracruz. Il était donc très probable qu’ils aient installé leur Q. G. dans ce coin.
  
  Où exactement ? Ça, c’était un autre problème. Pour le moment, j’avais décidé de laisser les événements suivre leur cours et laisser Samira faire les premiers pas. Elle savait où se trouvait le Q. G., et finirait bien par me le dire. Maintenant elle n’avait plus que moi.
  
  D’ailleurs, la journée allait être longue à rouler derrière les camions. Elle aurait tout le temps de me raconter ce qu’elle voulait que je sache quand elle jugerait le moment opportun. Si ce moment n’arrivait pas, elle me dirait tout quand même. D’une façon ou d’une autre… Chacun de nous se servait de l’autre. Je me demandais si Samira en était consciente.
  
  Notre problème pouvait en effet se limiter à cette question : lequel d’entre nous deux cesserait le premier d’être utile à l’autre ? L’un de nous pouvait devenir inutile et je ne projetais pas d’être celui-là. J’étais persuadé que Samira non plus. Tout à l’heure, à la ferme de Costa, elle m’avait prouvé qu’elle était une combattante.
  
  Elle y avait, entre autres, appris une chose : que j’avais une arme. Je m’attendais tôt ou tard à ce qu’elle mette la question sur le tapis. Plutôt que de lui laisser cet avantage, je décidai de la coiffer sur le poteau.
  
  — On ne peut jamais savoir quand on aura besoin d’une arme, laissai-je tomber incidemment en lui adressant un sourire. Vraiment, je suis bien content d’avoir apporté ce Lüger avec moi quand je suis venu au Mexique.
  
  Elle me dévisagea un long moment, l’air songeur.
  
  — Oui, finit-elle par dire. Et ce poignard aussi a été très utile. Tu m’as sauvé la vie avec, tu te souviens ?
  
  Je pensais qu’elle avait avalé mon histoire en ce qui concernait Hugo. Je m’étais lourdement trompé. Je me préparais déjà à la question qui n’allait pas manquer de suivre, lorsque, à ma grande surprise, elle éclata de rire.
  
  — Qu’est-ce qui est si drôle ? demandai-je.
  
  — Oh rien. Juste une pensée idiote.
  
  Voilà qu’elle redevenait une petite fille. Je crus déceler l’ombre d’un rougissement sur ses joues. À la voir, il était impossible d’imaginer cette gamine d’apparence naïve en train de tuer froidement. Pourtant je n’avais pas été victime d’une hallucination. Je l’avais bien vue faire.
  
  — Et tu ne peux pas partager tes pensées idiotes avec moi ? insistai-je.
  
  — Bon, si tu y tiens. J’étais simplement en train de me dire que tu avais toujours sous la main le bon instrument au bon moment.
  
  Elle rit de nouveau. Cette fois, je l’imitai. Pas simplement à cause de son allusion à mon « instrument » mais parce que j’étais profondément soulagé de voir quelle renonçait à s’interroger plus longtemps sur le mystère de ce brave correspondant de presse trop bien armé pour être honnête.
  
  Nous n’avions rien mangé depuis le petit déjeuner, et, en passant devant un panneau qui annonçait un relais routier, je saisis l’occasion de changer complètement de sujet.
  
  — Je suppose que tu n’as pas le cœur à manger, dis-je.
  
  — Erreur, répondit-elle. Grossière erreur !
  
  — Où caches-tu tout ce que tu avales ? demandai-je en riant. Manger est ton seul plaisir dans la vie ?
  
  — Ça aussi, c’est une erreur. J’apprécie certains autres plaisirs.
  
  — Je vois… mais pas dans un lit de plumes.
  
  Cette fois ses joues virèrent à l’écarlate et j’espérai qu’Hugo était oublié une bonne fois pour toutes. Mais comment en être sûr ?
  
  Nous entrâmes bientôt dans un grand parking. Soit le restaurant était excellent, soit il n’y en avait pas d’autres à des lieues à la ronde. Le parking était encombré de plusieurs douzaines de semi-remorques.
  
  Je poussai la porte et me tournai vers Samira.
  
  — Où va-t-on après manger ? lui demandai-je.
  
  — J’ai ma petite idée, me répondit-elle, reprenant son air sérieux. Mais déjeunons d’abord.
  
  — D’accord, dis-je, enchanté de voir qu’elle avait enfin pris la décision de se jeter à l’eau.
  
  J’allais enfin savoir quel genre de travail m’attendait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Le juke-box diffusait un morceau des Bee Gees, au maximum de sa puissance. Je me dis en entendant une incroyable voix de tête se détacher de l’ensemble qu’au moins l’un des membres de ce groupe aurait pu faire mourir de jalousie un castrat de la Renaissance.
  
  Pour essayer de s’entendre par-dessus ce vacarme, une douzaine de chauffeurs braillait à tue-tête.
  
  Apparemment, tout le monde parlait en anglais. Même le menu était en anglais et une quantité appréciable de plats américains y était proposés.
  
  La cuisine mexicaine est excellente lorsqu’elle est bien faite, mais on finit par se lasser de toujours manger la même chose. J’étais en train de me décider pour un pavé de viande tout bête. Et je salivais déjà.
  
  Samira consulta soigneusement le menu et tentant de couvrir les beuglements du juke-box et le brouhaha des conversations des routiers, me hurla :
  
  — Nick ! Qu’est-ce qu’un steak frit à la façon poulet ?
  
  — C’est un steak cuit dans la friture, de la même manière qu’on fait frire le poulet.
  
  Une expression très incrédule passa sur le visage de Samira.
  
  — Comment peut-on frire un steak comme un poulet ? cria-t-elle.
  
  Tanya Tucker, vedette du juke-box, était en train de nous hurler sa volonté d’être ramenée au Texas quand elle serait morte. Je pris conscience du charivari général et décidai de renoncer à expliquer à Samira la recette la plus populaire de l’État où Tanya désirait être ensevelie.
  
  — Essaie. Tu verras si tu aimes, me contentai-je de lui conseiller.
  
  — D’accord, fit-elle joyeusement, j’essaie. Ça prouve à quel point j’ai confiance.
  
  La serveuse arriva à notre table avec deux verres d’eau.
  
  — Avez-vous fait votre choix ? nous demanda-t-elle.
  
  Je commandai deux steaks frits « façon poulet » et du thé glacé. Lorsque la serveuse fut repartie vers sa cuisine, je dis à Samira :
  
  — Cent sous contre un bouton de culotte que cette fille débarque du fin fond du Texas !
  
  — Tu veux dire que c’est une wetback à l’envers ?
  
  Je vis qu’elle était toujours d’humeur à badiner et que, dans ces conditions, il serait impossible d’aborder des questions plus graves. Je continuai donc à plaisanter.
  
  — Eh oui, dis-je, c’est la preuve vivante que les Texans savent aussi bien nager que les Mexicains.
  
  Comme pour ponctuer ma déclaration, le disque du juke-box changea une fois de plus et Johnny Rodriguez se mit à nous chanter Down on the Rio Grande.
  
  Lorsque nos steaks arrivèrent, je souris à la serveuse.
  
  — Vous êtes bien une wetback du Texas ? lui demandai-je.
  
  Ahurie par ma question, Samira attendit la réaction de la fille avec appréhension. Mais celle-ci ne se démonta pas.
  
  — Pendant que les gens d’ici nageaient vers le nord, moi je nageais vers le sud. Mais j’ai un permis de travail. Le café appartient à un Américain.
  
  — Et vous vous plaisez par ici ? poursuivis-je.
  
  — Ça pourrait être pire. Mais la semaine prochaine, je repars pour Dallas. Six mois dans ce trou, ça suffit. Je commence à reluquer un ou deux routiers qui passent souvent dans le coin ; ça, c’est très mauvais signe. Ça veut dire que je suis partie depuis trop longtemps de chez moi.
  
  Nous éclatâmes de rire et elle fila vers une autre table où on l’appelait.
  
  Samira et moi mangions sans parler. Le repas était simple, mais agréable et c’était tout ce que je demandais. Samira sembla apprécier son steak et les pommes mousseline généreusement arrosées de sauce à la crème.
  
  Lorsque nous quittâmes les lieux, Jerry Lee Lewis était en train de supplier une demoiselle de lui accorder sa dernière danse.
  
  — Ça, c’est du juke-box ! commentai-je plaisamment.
  
  Samira avait encore le sourire aux lèvres lorsque nous montâmes dans la voiture. Je réussis à m’intercaler dans un flot de camions apparemment interminable.
  
  Nous n’avions guère roulé lorsque Samira commença à s’ouvrir à moi :
  
  — Je suppose que tu es furieux contre moi quand tu penses à la galère dans laquelle je t’ai entraîné, dit-elle en anglais.
  
  Je n’étais pas fâché de passer de l’espagnol à l’anglais. J’avais toujours eu le sentiment de mentir de façon plus convaincante dans ma langue maternelle.
  
  — Pas du tout, répondis-je. Je pourrais même te remercier. Pendant des années, j’ai bourlingué à la dérive, comme un bateau sans gouvernail. Et aujourd’hui, grâce à toi, je trouve un but à mon existence. Tu m’as fait découvrir une cause juste. Je brûle d’envie de pouvoir enfin être utile aux autres.
  
  Tout en parlant, je lançais des coups d’œil à la dérobée vers Samira. Je me demandais quelle dose de craques elle serait capable d’avaler en une seule fois. Pour autant qu’elle croie à mes paroles, cela allait de soi.
  
  Elle y croyait peut-être, car elle se serra contre moi, pressa sa cuisse contre la mienne et commença à me caresser la jambe.
  
  — Nick, mon chéri, que je suis contente de t’entendre dire ça ! Tu n’as pas idée de la joie que ça me fait. Cette mission a été un désastre intégral… en dehors de notre rencontre. J’avais tout en main pour faire prendre conscience au peuple américain de ce qui se passe dans mon pays, et maintenant, c’est fini. Les pauvres imbéciles ont laissé Costa profiter de leur ignorance.
  
  Je pensais qu’ils n’étaient pas les seuls. Mais en bel égoïste que j’étais, je conservai jalousement mon opinion sans la faire partager à ma compagne qui poursuivait son envolée :
  
  — Tout n’est peut-être pas perdu. Nous pouvons encore regagner le Q. G. sans nous faire prendre par la police. Je suis sûre qu’on peut s’en tirer.
  
  Effectivement, je doutais fort que nous ayons quoi que ce soit à craindre de la police pour le moment, lorsque le barrissement de la corne pneumatique du semi-remorque qui me suivait me tira brutalement de ma réflexion. Je réalisai soudain ce que les petites agaceries orientales que Samira faisait subir à ma jambe droite avaient provoqué chez moi une tension violente et très localisée qui, inconsciemment, m’avait progressivement amené à lever le pied. Je me traînais littéralement sur la route. Je revins très vite à moi-même. Et, moyennant la mise en œuvre de mes puissantes facultés de concentration, je parvins de nouveau à exercer une pression convenable sur la pédale d’accélérateur.
  
  — Et où est-il, ce QG ? demandai-je d’un ton détaché.
  
  — Nous avons un camp dans les montagnes, près de La Marona, me répondit Samira d’un ton tout aussi détaché, comme si cette révélation n’avait aucune importance à ses yeux.
  
  Elle en avait pour moi. Maintenant que trois des terroristes étaient passés de vie à trépas, ma mission prenait un nouveau tournant.
  
  — Où est-ce, La Marona ? demandai-je sans avoir l’air d’y toucher.
  
  — Dans les montagnes, au sud-ouest de Ciudad Victoria. C’est très isolé, on y a monté une école de sourds-muets.
  
  — Drôle de couverture pour un QG de guérilleros, dis-je.
  
  — Dans les faits, ça marche très bien. Nos chefs ont organisé ça d’une façon très intelligente. Les autorités mexicaines n’ont pas le moindre soupçon sur le véritable objectif de notre école. De temps à autre, ils nous rendent une petite visite. Quand ça leur prend. Tout a été remarquablement calculé. Nous vivons dans une sécurité et une tranquillité totales, là-haut.
  
  — Dis-moi, tes chefs ne vont-ils pas refuser ma candidature, même si tu te portes garante de moi ?
  
  — Ça m’étonnerait. C’est moi qui ai été chargée de recruter nos « sourds ». Alsar Mohot, celui qui nous dirige, a toujours été très satisfait de moi. Je suis persuadée qu’il sera aussi content de toi.
  
  J’en étais un peu moins persuadé. Mais il fallait que je saute sur l’occasion si je voulais en savoir davantage sur ces terroristes.
  
  Le convoi des poids lourds m’empêchait de rouler vite et je pouvais me consacrer totalement à notre passionnante conversation.
  
  — Et que font ces gens dans le camp ? interrogeai-je histoire de relancer le sujet.
  
  — Beaucoup de choses, me répondit la jolie Samira. D’abord, nous suivons un programme complet de formation au cours duquel on nous enseigne toutes les techniques de la guérilla. Les stagiaires apprennent à se servir de toutes les sortes d’armes existantes. Ils doivent aussi apprendre à lire une carte, à survivre sur le terrain, à utiliser les techniques de communication. Et puis, il y a la fabrique.
  
  — La fabrique ?
  
  — Une fabrique de jouets, me répondit Samira en riant.
  
  — Une fabrique de jouets ! m’exclamai-je. Tu te moques de moi !
  
  — Pas du tout, dit Samira en riant de plus belle. Nous fabriquons des jouets. Nous avons l’équipement nécessaire pour faire des jouets en plastique. C’est une couverture, mais il faut bien que les élèves reçoivent une formation professionnelle, pour sauver les apparences. Qu’y a-t-il à ton avis de plus innocent qu’une fabrique de jouets pour les enfants ? Nous enseignons aussi d’autres métiers, mais je dois dire que la fabrication des jouets a toujours été mon activité préférée.
  
  — Qu’est-ce que vous enseignez d’autre ? demandai-je, de plus en plus intrigué.
  
  — Il y a un atelier de menuiserie, un atelier de mécanique générale, un atelier d’électricité et une école de cuisine.
  
  Samira était manifestement fière de cette organisation. À mon avis, c’était une fierté parfaitement légitime. Rien n’avait été laissé au hasard. Elle reprit sa description enthousiaste :
  
  — Nous possédons environ deux cent cinquante hectares de terrain, dont la plus grande partie est très accidentée. Nous sommes tellement isolés que les gens de la région n’ont jamais entendu les détonations de nos explosifs. Nos chefs ont travaillé tous les détails. Tu vas voir, Nick, je suis certaine que tu te plairas.
  
  — Ce doit être fantastique. Mais d’où viennent les fonds ? Tout ça a dû coûter une fortune.
  
  — Officiellement, l’argent vient d’une donation. Un sheik libyen bien en cour auprès du gouvernement mexicain a fondé l’école en gage de sa « gratitude ». Officieusement, le financement est assuré par l’OLP.
  
  — Mais pourquoi ? insistai-je en espérant que ma curiosité paraîtrait naturelle. Je ne comprends pas le but d’une telle installation sur le territoire mexicain.
  
  — C’est extrêmement simple. Nos dirigeants se sont penchés sur l’évolution à long terme de la situation pétrolière mondiale. Tu sais aussi bien que moi que, pour ses approvisionnements, l’Amérique du Nord dépend de plus en plus des pays de l’OPEP. Malheureusement, la situation change dans les pays arabes. Les réserves ne sont pas éternelles.
  
  — Je ne le sais que trop, acquiesçai-je. Et alors ?
  
  — En tant que journaliste, tu ne peux pas ignorer l’importance prodigieuse des ressources pétrolières du Mexique. Je parle des réserves répertoriées et celles en cours de prospection. Tu dois également savoir que les États-Unis ont d’ores et déjà pris une option sur ce pétrole. Votre gouvernement est prêt à mettre tous les moyens en œuvre pour parvenir à ses fins.
  
  — Ça, c’est ce que souhaitent la plupart des gens, rectifiai-je. Dans la réalité, c’est sans doute autre chose. Mais passons…
  
  — Par contre, il y a une chose que tu ne sais peut-être pas. C’est que, depuis déjà pas mal d’années, des groupes de guérilla mènent un certain type d’action sur le territoire mexicain.
  
  — Ah bon ! Vraiment ? dis-je, feignant d’être surpris.
  
  En réalité, l’Axe possédait une masse d’informations importantes sur les activités des guérilleros mexicains. Mais je n’en savais probablement pas autant que ma douce Samira.
  
  — Oui, vraiment, assura-t-elle. Seulement, ce qui leur manque, c’est l’unité. Chaque groupe mène son action séparément. C’est pour cela qu’ils n’ont jamais réalisé de progrès importants. Notre objectif est de synchroniser toutes ces factions isolées. De les rassembler sous la direction d’un même chef. Si nous y parvenons, ce sera une révolution d’une ampleur phénoménale.
  
  — Je n’en doute pas. Mais le pétrole dans tout ça ?
  
  — J’y viens. Nous avons envoyé des émissaires aux chefs de tous les groupes de guérilla que nous avons pu localiser. Ils persuadent les Mexicains de se joindre à nous. La plupart d’entre eux envoient déjà leurs meilleurs éléments dans notre centre d’instruction. Ils iront rejoindre leurs groupes et nous espérons qu’ils convaincront leurs dirigeants que le ralliement est la seule bonne formule.
  
  Elle en savait plus que moi, c’était acquis. En fait, j’étais sûr qu’elle en savait même plus que Hawk. Je comprenais que je devais à tout prix continuer à jouer le jeu pour qu’elle m’introduise à l’intérieur du camp.
  
  — Et maintenant, le pétrole, poursuivit Samira, en m’expliquant la situation comme si elle menait une discussion à bâtons rompus. Le gouvernement mexicain est en train de faire construire un gigantesque pipe-line qui doit assurer le transport du pétrole entre les gisements de la région de Tampico et les raffineries du Texas. Les travaux sont assurés par une société à forte participation arabe. Un grand nombre d’employés, détenant des situations-clefs au sein de la société, sont membres de l’OLP. Les Mexicains ne le savent pas, naturellement.
  
  — Incroyable !
  
  — Quand je t’ai parlé de la fabrique de jouets, tu as aussi trouvé ça incroyable. Mais il y a mieux. Je ne t’ai pas tout dit. Parmi les jouets que nous fabriquons, il y a de petites balles de mousse, de la taille d’une balle de golf. On peut les remplir de plastic, que l’on met à feu grâce à un détonateur miniaturisé alimenté par des piles pour appareils acoustiques.
  
  — Jolis joujoux ! dis-je.
  
  — C’est vrai. Les membres de la société de construction remplissent discrètement de ces balles la tranchée qui sera bientôt prête. Si nous le jugeons bon, nous pouvons la faire sauter sur toute sa longueur à l’aide d’un émetteur radio. Nous pouvons également, selon les besoins, choisir de saboter seulement certaines portions.
  
  — Très astucieux, appréciai-je sincèrement.
  
  — En détruisant le pipe-line, nous pouvons tout aussi bien faire plier l’échine à ces chiens de capitalistes. À quoi leur serviront leurs voitures, leurs avions, leurs chars, leurs bateaux, leurs sous-marins et que sais-je encore, s’ils n’ont plus de pétrole ?
  
  Je ne dis rien. Le plan était stupéfiant, il pouvait parfaitement se révéler efficace. Étant donné la réduction des approvisionnements en provenance des pays arabes, les États-Unis allaient tout naturellement devenir de plus en plus tributaires des gigantesques réserves du Mexique. Je savais que Hawk me demanderait de voir ce qu’il était possible de faire.
  
  Il commençait à se faire tard. À l’ouest, le soleil était bas sur l’horizon. À mon étonnement, le flot des camions se mit soudain à prendre de la vitesse. Je remarquai bientôt que la route s’élargissait pour passer à quatre voies, ce qui permettait à tout le monde d’accélérer sensiblement. Mais c’était justement maintenant que je voulais m’arrêter.
  
  Un motel Holiday Inn se profilait dans le lointain. En approchant, je dis à Samira :
  
  — Il commence à se faire tard. Si on s’arrêtait ici pour la nuit ? On pourrait repartir pour le camp demain matin, frais et dispos.
  
  Elle était d’accord. J’entrai et garai la Mustang. J’avais hâte de trouver une chambre et un téléphone tranquille.
  
  J’avais des nouvelles passionnantes pour Hawk.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  — Je suis vraiment désolé, monsieur, me dit d’un air consterné l’employé de la réception. Les seules chambres qui restent disponibles se trouvent à l’autre bout du bâtiment, du côté opposé à la piscine.
  
  — On s’en contentera, fis-je conciliant.
  
  D’ailleurs, cela m’arrangeait bien. Si la police mexicaine était à la recherche de ma plaque minéralogique texane, elle n’avait qu’à faire un effort : je n’allais tout de même pas lui mâcher le travail en garant ma voiture devant le motel.
  
  Je remplis deux fiches et filai conduire la Mustang à la place qui lui était réservée, devant l’entrée de ma chambre.
  
  En déchargeant les bagages, je remarquai, non sans étonnement, que Samira enveloppait avec soin un pistolet-mitrailleur dans un peignoir et l’emportait discrètement dans la chambre avec ses valises.
  
  — En ce qui me concerne, m’annonça-t-elle, le programme commence par un bon bain… toute seule, ajouta-t-elle timidement, après un léger temps d’hésitation.
  
  — Je suis capable de comprendre ce qu’on me dit, fis-je. Tu n’avais vraiment pas besoin d’apporter ta mitraillette.
  
  Elle sourit.
  
  — Je n’ai pas besoin d’un fusil-mitrailleur pour m’entendre avec toi, riposta-t-elle. Mais il ne coûte rien d’être prudent.
  
  Elle ouvrit un tiroir et y glissa l’arme. Au fond, elle n’avait pas tort sur le second point.
  
  — Ce soir, mon programme, donc…, poursuivit-elle. J’ai besoin d’une bonne trempette et aussi de faire le point. Le meilleur moyen de faire les deux en même temps est de plonger dans une baignoire pleine d’une bonne eau moussante.
  
  — Beaucoup d’hommes, experts en la matière, m’ont raconté que les femmes arabes sont frigides. Je commence à croire qu’ils ont raison.
  
  Je compris immédiatement qu’elle avait pris ma pique au sérieux. Elle pirouetta vers moi et me toisa, le visage blême. À mon expression hilare, elle sut que je plaisantais et s’empressa de faire bonne figure.
  
  — Je vous ferai rentrer ces paroles dans la gorge, monsieur Carter, vous pouvez me croire, lança-t-elle avec une lueur de connivence dans les yeux.
  
  — Je suis votre homme, mademoiselle, je relève le défi, répliquai-je en riant tandis qu’elle commençait à se débarrasser de ses vêtements. Mais il y a un défi que je suis incapable de relever, ajoutai-je, c’est de te regarder te déshabiller en gardant les mains dans les poches. La torture est insupportable. Je sors prendre un café et acheter le journal.
  
  — Prends tout ton temps, j’ai l’intention de me tremper au moins une demi-heure, dit Samira.
  
  Je sortis sans trop de réticence. J’avais besoin d’être tranquille pour téléphoner à Hawk, et cela pouvait prendre un bon moment. Les opératrices du réseau téléphonique mexicain sont capables d’être aussi lentes que leurs homologues américaines quand elles le désirent.
  
  Une cabine était libre dans le hall qui jouxtait la salle de restaurant. C’était une de ces installations en forme de bulle de plastique, sans porte. Impossible de m’isoler totalement mais je n’avais pas le choix. Il faudrait simplement que je fasse preuve de prudence. Je regardai autour de moi et constatai avec un certain soulagement qu’il y avait peu de monde.
  
  Je demandai le numéro personnel de Hawk à Dumont Circle. Je fus à la fois étonné et satisfait de la vitesse avec laquelle j’obtins la communication. À la première sonnerie, j’entendis la voix râpeuse et familière répondre au bout du fil :
  
  — Hawk, j’écoute !
  
  Je l’imaginais, assis à son bureau, disparaissant derrière son brouillard de fumée âcre.
  
  — Ici N3, Sir, répondis-je.
  
  — Ah, N3 ! Je commençais à me demander ce que vous étiez devenu, lança Hawk d’un ton où je crus déceler une vague nuance de sarcasme.
  
  — Je suis à Ciudad Victoria, exposai-je. L’affaire est un peu plus compliquée que nous le pensions. Il va falloir étudier le projet de façon plus approfondie.
  
  — Que voulez-vous dire au juste ?
  
  — C’est très difficile à expliquer clairement dans les circonstances présentes, Sir. Disons que la concurrence est beaucoup mieux organisée que nous ne l’avions cru au début. Si personne ne les arrête, leurs projets vont poser à notre direction des problèmes plus graves qu’initialement prévu.
  
  — Est-ce qu’un seul homme suffit pour prendre l’affaire en main ?
  
  — Je ferai de mon mieux, Sir.
  
  — Très bien. Gardez le contact, vous aurez peut-être besoin de vous faire aider par d’autres employés de la maison pour mener votre tâche à bonne fin.
  
  Je jugeai que l’heure n’était pas à la plaisanterie, aussi répondis-je :
  
  — C’est tout à fait possible, Sir.
  
  — Et au fait, Nick… Est-ce que la dernière phase de votre mission a été exécutée dans tous les détails ?
  
  J’espérais qu’il ne me poserait pas cette question. C’était mal le connaître.
  
  — À soixante-quinze pour cent seulement, Sir, dis-je d’une voix embarrassée. Je dois conserver les vingt-cinq qui restent. J’en ai encore l’utilité.
  
  — Je vous fais confiance… répliqua Hawk, qui avait senti ma gêne. Bonne chance et gardez le contact.
  
  Il raccrocha. Je l’imitai. Quelques personnes étaient passées à proximité pendant que je parlais. Mais je ne courais pas de grands risques : elles ne pouvaient pas avoir saisi le contenu réel de ma conversation. Je suivis un couple dans la salle de restaurant qui commençait à se remplir.
  
  Il y avait une petite table dans un coin, non loin de l’entrée. J’achetai un journal à un distributeur automatique et allai m’y installer. En attendant l’arrivée du café que j’avais commandé, je jetai un coup d’œil sur la première page. La manchette, en énormes caractères, ne m’étonna guère. Elle me causa, néanmoins, un certain désagrément : ASSASSINAT D’UN GROS EXPLOITANT AGRICOLE DE BROWNSVILLE.
  
  Les journalistes, surtout ceux de la presse mexicaine, ont beaucoup de talent pour écrire des articles d’un sinistre consommé pour ce genre de sujet. Le compte rendu qui suivait le gros titre remportait toutes les palmes. Il racontait que des employés de Costa avaient retrouvé les corps carbonisés, méconnaissables et criblés de balles. D’après les autorités, le « carnage » était vraisemblablement l’œuvre d’une « bande de gangsters ». Mais personne ne s’expliquait pourquoi les gangsters avaient jugé bon de se livrer à ce carnage. Les explications de la police étaient que Costa avait apparemment surpris les « bandits » aux abords de la meule de foin et que ceux-ci l’avaient sauvagement éliminé ainsi que ses amis. Je me demandais si la police en savait plus que ce qu’elle voulait bien en dire. Si elle ne détenait aucun autre élément, Samira et moi pouvions nous estimer relativement hors de danger. Mais cette probabilité ne suffisait pas à me débarrasser complètement de mes soucis.
  
  J’étais donc en éveil. Je ne tardai pas à m’en féliciter.
  
  En portant ma tasse de café à mes lèvres, je levai machinalement les yeux vers la porte d’entrée du restaurant. Quatre hommes vêtus de complets vestons impeccables attendaient patiemment qu’on leur indique une table. Apparemment des hommes d’affaires. Ils ne différaient guère de ceux qui dînaient autour de moi.
  
  Pourtant, l’allure de l’un d’eux me parut étrangement familière. Il se tenait légèrement de profil par rapport à moi et son visage était partiellement dissimulé par l’épaule de l’un de ses compagnons.
  
  J’avais déjà vu cet homme quelque part. Il fit un pas en avant pour héler une serveuse. Je le reconnus immédiatement. Dimitri Sineokov ou tout au moins l’homme qui figurait sous ce nom au fichier de l’Axe. Et nous avions déjà fait connaissance autrefois. C’était à Beyrouth, au plus chaud de la guerre civile.
  
  Hawk m’avait envoyé au Liban pour secourir un collègue, membre de l’Axe qui était dans une situation sans issue. Je parvins à le retrouver. Dans un cabanon à chèvres qui empestait, où Sineokov et ses sbires l’avait ficelé de la tête aux pieds, en attendant de lui concocter une mort un peu distrayante.
  
  Alors qu’Hugo m’aidait à le libérer de ses liens, Sineokov fit irruption. À ma vue, sa réaction fut instantanée : il tira dans tous les sens. Il faisait nuit, la cabane était faiblement éclairée, mais il fit mouche, me touchant au bras droit, ce qui me fit lâcher mon poignard.
  
  J’étais totalement assommé, mais alors qu’il se jetait sur moi, je réussis à le frapper au visage avec un bout de corde que je tenais toujours en main. Mon compagnon réussit à se mettre à genoux et à plonger dans les jambes de Sineokov, qui s’effondra face contre terre. Je lui décochai alors de toutes mes forces un coup de pied dans la tempe, retrouvai Hugo, et décampai aussitôt. J’ai toujours été persuadé d’avoir laissé Sineokov mort, le nez dans le purin. Les erreurs du passé reviennent toujours vous hanter.
  
  La présence de Sineokov dans les parages ne pouvait être un hasard. Elle signifiait que l’OLP ne travaillait pas seule sur le plan de sabotage du pipe-line mexicain. De toute évidence, les Russes étaient dans le coup. Tout le monde savait que les Soviétiques fournissaient des armes à l’OLP. Mais le problème était de savoir dans quelle mesure ils participaient à d’autres types d’action, style déstabilisation tous azimuts, en envoyant experts et conseillers en prime.
  
  Que faisait exactement Sineokov dans la région ? Sûrement pas du tourisme. Il fallait que je le sache. À l’abri de mon journal, je continuai d’observer le petit groupe. La serveuse leur parlait comme à des habitués. Elle lâcha même une remarque qui leur parut amusante, car ils éclatèrent tous les quatre d’un rire tonitruant. Ils passèrent leur commande d’un air détendu. Apparemment, ils étaient à Ciudad Victoria depuis quelque temps.
  
  S’ils étaient réellement en cheville avec le groupe de Samira, ils avaient sans aucun doute visité « l’école ». Qu’avaient-ils fait là-haut ? J’aurais payé cher pour le savoir. Mais je ne pouvais décemment pas aller le leur demander. Une raison de plus pour que je monte, moi aussi, visiter le camp.
  
  Mais pour le moment, la meilleure chose à faire était de regagner ma chambre. En m’attardant trop au restaurant, je risquais de voir une Samira impatiente venir à ma rencontre. Je commençais à connaître son appétit. De plus, une fille de l’allure de Samira n’avait qu’à mettre le pied dans une pièce pour aimanter tous les regards des mâles. J’imaginais déjà la scène : Samira entrant dans le restaurant et, sous toutes les paires d’yeux exorbités, se dirigeant vers ma table. Le Soviétique m’aurait immédiatement identifié.
  
  Sineokov était plongé dans une discussion animée. Je me levai, lui tournai immédiatement le dos, allai régler ma consommation à la caisse et sortis de la salle de restaurant.
  
  Arrivé à notre chambre, je frappai discrètement avant d’introduire ma clef dans la serrure. Avec le pistolet-mitrailleur dans le tiroir, je jugeais plus prudent de ne pas causer la moindre surprise à la douce Samira. Je m’étais inquiété pour rien. La belle était encore dans la salle de bains.
  
  — Te voilà déjà ? cria-t-elle.
  
  — Je ne pouvais pas supporter d’être séparé de toi une minute de plus, dis-je en ouvrant la porte.
  
  Le splendide corps de Samira était plongé jusqu’à la pointe des seins dans l’onctueuse écume d’un bain moussant. Je m’agenouillai au bord de la baignoire et m’amusai à souffler sur les bulles de mousse, de manière à faire apparaître sa poitrine.
  
  — C’est de la triche, dit-elle. Et, en plus, tu me fais froid.
  
  — Sors de ton bain si tu veux échapper à une atroce torture.
  
  Lorsqu’elle fut hors de l’eau, je pris une serviette et commençai à l’essuyer.
  
  — Sois sage, ne bouge pas, je vais te montrer quelque chose de bon.
  
  — Tu ne vas rien me montrer du tout pour l’instant, répondit Samira en riant. J’ai trop faim pour avoir envie de jouer. Allons manger d’abord.
  
  Son maudit appétit allait me mettre dans une situation délicate. Je ne voulais pas prendre le risque de croiser Dimitri Sineokov. Pas encore.
  
  — Tu pourrais tout de même attendre que j’aie, moi aussi, pris un bain et que je me sois rasé.
  
  — À condition que tu te dépêches.
  
  Je n’avais aucune envie de me presser. Je pris donc tout mon temps. En ressortant de la salle de bains, je constatai avec une stupeur délicieuse que Samira était toujours nue et cherchait apparemment des sous-vêtements propres dans ses bagages. Elle n’était donc pas si pressée que cela.
  
  Après les deux refus que je venais d’essuyer, ma virilité se trouva vivement stimulée par la vision de ce corps nu et superbement proportionné.
  
  Je la saisis par la taille et l’attirai contre moi, afin de lui faire sentir de tactu la vigoureuse matérialisation de mon désir. Elle dut en apprécier toute la puissance, car elle se retourna vivement.
  
  Quand un homme et une femme se retrouvent nus en tête à tête, un large éventail de possibilités leur est offert pour tuer le temps.
  
  Je connaissais, quant à moi, un moyen délicieux de le tuer. Et je ne me privai pas de l’utiliser.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Le lendemain matin, Samira était prête à me conduire au camp. Depuis que j’avais repéré Sineokov, j’étais beaucoup moins enthousiaste. Il était pratiquement acquis que sa présence au Mexique avait quelque chose à voir avec celle des Palestiniens et il devait donc fréquenter leur camp. Si nos chemins se croisaient, quelques problèmes risquaient de se poser. J’avais le sentiment de ne pas lui avoir laissé un très bon souvenir.
  
  D’un autre côté, à en croire les descriptions de Samira, le camp était de dimensions impressionnantes. En me faisant tout petit je pouvais peut-être éviter Sineokov. À vrai dire je n’avais pas le choix. Il me fallait suivre Samira. Je devais tout faire pour savoir ce qui se tramait autour du pipe-line, pour éventuellement intervenir. Si l’ami Sineokov entrait dans la danse, tant pis pour lui.
  
  Quand Samira m’annonça qu’elle était fin prête à partir, je l’étais moi aussi.
  
  — Une petite chose m’inquiète tout de même, lui confiai-je. Tu es sûre que tes amis vont m’accepter comme l’un des leurs ? Après tout, ils ne savent rien de moi.
  
  Samira me sourit.
  
  — Il n’y a pas lieu de t’inquiéter pour ça, affirma-t-elle. Alsar s’est toujours fié à mon jugement et jusqu’à présent il n’a pas eu à s’en plaindre. Je ne vois pas pourquoi il se mettrait brusquement à douter de moi. Du reste, je suis persuadée qu’il verra d’un bon œil qu’un journaliste américain se rallie à notre cause et tout le parti qu’il peut en tirer. Tu verras, tout ira bien.
  
  J’espérais qu’elle était aussi sûre d’elle qu’elle voulait bien le paraître.
  
  J’espérais également que je pouvais compter sur elle, enfin j’espérais que Sineokov n’allait pas montrer trop vite le bout de son nez.
  
  Je ne fis nullement part de ces pensées à Samira, cela va de soi.
  
  — Très bien, me contentai-je de dire. Qu’est-ce qu’on attend pour partir ?
  
  — Si on prenait d’abord un petit déjeuner ?
  
  — Ça, j’aurais dû m’en douter ! fis-je en riant. Ce n’est pas une mauvaise idée.
  
  Après avoir mangé, nous entassâmes nos bagages dans le coffre de la Mustang, ainsi que le Kalachnikov roulé dans son peignoir.
  
  La brise matinale était agréablement stimulante, et je roulais à une vitesse raisonnable. Mon souci, depuis déjà quelque temps, était de passer le plus inaperçu possible aux yeux de la police. L’argent et l’arsenal que j’avais dans mon coffre m’auraient garanti un long séjour sous les verrous. Chose que je ne pouvais naturellement pas me permettre à ce stade de ma mission.
  
  Détendue, apparemment de fort belle humeur, Samira ne cessait de tirer des plans sur la comète au sujet de mes activités à venir au sein de son organisation révolutionnaire. De mon côté, j’essayais d’en faire autant. Nous étions presque sortis de l’agglomération lorsqu’une voiture de police nous rejoignit.
  
  Je l’avais vue dans mon rétroviseur mais, me comportant de façon irréprochable, je ne pensais pas me faire interpeller.
  
  La voiture, pourtant, déboîta en arrivant à notre niveau et le voisin du conducteur me fit signe de me ranger sur le côté. Je me rangeai. Que pouvais-je faire d’autre ?
  
  J’étais à peine sorti de la voiture que l’homme qui m’avait fait signe avança vers moi, une arme à la main.
  
  — Montez ! m’ordonna-t-il d’un ton sans réplique.
  
  Je n’avais aucune idée de ce qui trottait dans la tête de Samira mais je bénissais le ciel d’avoir laissé toutes les armes dans le coffre.
  
  — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Qu’avons-nous fait ?
  
  — Nous avons reçu un avis de vol concernant cette voiture. Et se tournant vers moi : Veuillez monter dans notre voiture. Nous allons vous conduire au poste.
  
  Il n’y avait pas grand-chose à faire. C’était lui qui tenait le fusil. Je montai dans la voiture de police.
  
  — Parfait, apprécia le policier. Je me charge de conduire votre véhicule au poste. Avec sa passagère.
  
  — Cette voiture n’est pas volée, protestai-je. Je l’ai louée. Je peux vous montrer les papiers.
  
  — C’est pas impossible. Il y a parfois des erreurs avec les avis de vol. Mais nous sommes tenus de vérifier. S’il y a eu erreur on rectifiera.
  
  À notre arrivée au poste, le conducteur descendit et dégaina son pistolet avant de me faire entrer dans les lieux. Nous traversâmes un petit couloir, puis toute une série de portes et il me fit passer dans une petite pièce. Deux hommes se tenaient dans le local. L’un d’eux portait un uniforme de la police. L’autre, à en croire sa tenue, était général dans l’armée mexicaine !
  
  Pendant que j’essayais de comprendre la situation, l’agent qui m’avait amené s’esquiva. Le général rompit le silence.
  
  — Eh ! bien, monsieur Carter, vous devez vous demander ce qui vous arrive, dit-il. Une accusation pour vol de voiture est rarement suivie d’un interrogatoire mené par un général, même au Mexique où il y a plus de généraux par corps d’armée que partout ailleurs.
  
  Il éclata de rire, content de sa plaisanterie. C’était un homme corpulent. Une bedaine appréciable débordait par-dessus son large ceinturon. Il avait un rire énorme. Le policier qui se tenait à ses côtés restait muet. Nul doute qu’il avait reçu des instructions très strictes et qu’il n’avait aucun pouvoir pour intervenir.
  
  — Effectivement, répondis-je, on a l’habitude d’associer les généraux aux affaires militaires ou aux questions de sécurité nationale. Mon métier de journaliste m’a permis de rencontrer pas mal de généraux, mais pas dans ces conditions. Et, ajoutai-je, comment se fait-il que vous connaissiez mon nom ?
  
  Apparemment le général aimait aller droit au but.
  
  — Allons, monsieur Carter, lança-t-il. Ne tournons pas autour du pot. Je connais votre nom et vos fonctions. Je tiens mes informations d’un drôle d’oiseau. D’un vautour pour être plus précis.
  
  Il éclata à nouveau de rire. Cet homme aimait les plaisanteries. Les siennes en tout cas. Le gros rire cessa brusquement.
  
  — Hector, dit le général en se tournant vers le policier. Vous n’avez pas autre chose à faire ?
  
  Le policier, qui devait être le chef de poste, bondit hors de la pièce comme mû par un ressort. Il paraissait indiscutablement soulagé d’être congédié.
  
  — On n’aborde pas des questions importantes devant des gens pareils, reprit le général dès que l’autre eut filé. Il n’est pas au courant de ce qui m’amène ici.
  
  — Et qu’est-ce qui vous amène ? demandai-je.
  
  — J’ai quelques petites choses à vous communiquer. D’abord, sachez que l’agent qui doit amener votre amie ici avec votre voiture aura un léger accrochage sur le trajet. Simplement pour perdre assez de temps pour arriver au poste lorsque notre conversation aura pris fin. Vous expliquerez à votre amie qu’il s’agissait d’une erreur et que tout va bien. Ensuite vous reprendrez votre route.
  
  — Ma route ? Mais enfin…
  
  — Allons, monsieur Carter ! coupa le général en secouant une tête affligée. Vous me décevez. Que vous faut-il de plus ? Ça ne vous suffit pas que je connaisse Hawk ?
  
  — Certainement pas.
  
  — Je vois qu’il forme bien ses agents, vous êtes remarquablement prudent. Bien. Il y a quelques années, alors que je ne possédais pas encore ceci, commença-t-il en pointant un doigt sur sa brioche, j’ai participé avec David Hawk à une mission similaire à celle que vous êtes en train d’accomplir en ce moment. Il a aussi bonne mémoire que moi. Hier soir il m’a appelé pour me parler d’une école pour sourds d’un type un peu particulier. Naturellement son histoire m’a passionné. D’autant plus que, depuis déjà quelque temps, nous faisons surveiller les lieux. Nos soupçons semblent se justifier.
  
  Il se présente dans la vie des circonstances qui vous obligent à faire confiance aux gens. Je décidai de faire confiance au général.
  
  — Que vous a-t-il dit au juste ?
  
  — Presque tout ce qu’il avait à me dire, je crois. Mon gouvernement, pas plus que le vôtre, ne tient à porter la responsabilité d’un incident international. Nous ne pouvons pas soumettre l’école à une attaque en règle.
  
  — Alors que pensez-vous faire ?
  
  Il sourit.
  
  — Nous allons vous laisser vous infiltrer dans le camp.
  
  — C’est tout ?
  
  — Pas tout à fait. Nous avons déjà deux hommes dans la place. Malheureusement, ils ne sont pas parvenus à nous contacter. Tout le monde semble être surveillé de très près, là-haut. L’un d’eux sera facilement reconnaissable. Il se nomme Paco. C’est un véritable géant. Il mesure plus de deux mètres. Il est vraiment sourd, mais il sait lire sur les lèvres. Chacun de nos hommes porte une grosse bague en or ornée d’un faux rubis.
  
  — La carrure de Paco me paraît être un atout de poids, mais que pourrons-nous faire à trois ?
  
  — Certainement pas mal de choses. Si les circonstances s’y prêtent. Mais nous avons également cantonné des troupes dans la montagne non loin du camp. En cas de coup dur.
  
  — Je croyais que vous craigniez un incident ?
  
  — Nous ne craignons rien du tout. Disons simplement qu’un incident non provoqué mettrait mon gouvernement dans une situation embarrassante. En revanche, une intervention légitime, ah ! là, ce serait totalement différent !
  
  J’avais envie de jouer les naïfs.
  
  — Une intervention légitime ?
  
  Le général croisa les doigts.
  
  — Monsieur Carter, ne jouez pas au chat et à la souris. Supposons que cette école ne soit pas une école, que les élèves ne soient pas des élèves, que de dangereux explosifs soient découverts dans les lieux… Quelle conclusion en tirez-vous ?
  
  — Que l’endroit représente une menace, mais que ça ne change rien à votre problème.
  
  Son énorme rire retentit et sa bedaine se mit à trembloter comme un gros paquet de gélatine.
  
  — Ah, monsieur Carter ! Décidément vous me plaisez ! David vous a bien choisi ! Vous savez parfaitement où je veux en venir mais vous attendez que je mette les points sur les « i ».
  
  — Très juste, finis-je par admettre en lui concédant un sourire.
  
  — Alors jouons cartes sur table. Si des troubles se produisaient dans l’école nous aurions d’excellentes raisons d’y envoyer des troupes. Des hommes qui se trouveraient tout à fait par hasard dans les montagnes proches du camp, évidemment. En manœuvre, cela va de soi. Voici ce que j’attends de vous : vous vous introduisez dans la place, vous rassemblez les renseignements qui vous intéressent, et vous créez l’incident qui provoquera une intervention légitime.
  
  Je m’abstins de lui dire que si je tombais nez à nez avec Sineokov, cet incident se provoquerait tout seul.
  
  — Et Paco ? demandai-je simplement.
  
  — Il se mettra à votre entière disposition. N’oubliez pas que l’incident doit faire le plus de bruit possible.
  
  — Je vois. Et que deviendrai-je si les troupes interviennent ?
  
  — J’imagine que vous avez plus d’un tour dans votre sac. Sinon, vous ne seriez pas ici. Il faudra faire attention à vous.
  
  Même si ces propos ne me faisaient pas sauter de joie, je lui savais gré de sa franchise. Quant à faire attention à moi, c’était l’une de mes préoccupations les plus constantes depuis ma naissance.
  
  — D’accord, dis-je. De toute manière, j’étais parti pour y aller. Vous m’offrez même un avantage : une aide avec laquelle je ne comptais pas.
  
  — Je n’en attendais pas moins de vous, apprécia le général d’un ton satisfait. Je savais que David n’était pas homme à me recommander une lavette. Bonne chance et tâchez de ne pas vous faire descendre trop vite !
  
  La pièce vibra de son rire tonitruant.
  
  — Sortons, maintenant et allez voir si votre amie est de retour, conclut-il en me serrant la main de ses gros doigts boudinés.
  
  Dans le couloir je vis le policier qui m’avait amené. Il s’avançait à ma rencontre. Je le suivis jusqu’à la salle de garde. Samira et l’autre agent arrivaient devant la porte. Beau travail de synchronisation.
  
  Dès qu’elle me vit, Samira se précipita vers moi. Une question se lisait dans son regard. J’y répondis sans la faire languir.
  
  — Une simple erreur d’identité. C’est très courant, seulement d’habitude ça n’arrive qu’aux autres.
  
  L’appréhension s’effaça de ses yeux. Je démarrai et tandis que nous nous éloignions du poste de police, je l’entendis pousser un petit soupir de soulagement.
  
  — J’étais sûre qu’ils allaient fouiller la voiture et que je ne te reverrais jamais.
  
  — Et ça t’a rendue triste ? demandai-je.
  
  — Sincèrement oui, et puis aussi le fait de passer le reste de ma vie dans une prison étrangère.
  
  — Allons, ça n’a été qu’un incident de parcours. Oublions tout ça et attaquons-nous à la tâche qui nous attend.
  
  — Tu as raison. Et, tu verras, ce sera passionnant.
  
  Je n’en doutais pas. Encore fallait-il que j’évite d’y laisser ma peau. Je lui souris en lui caressant tendrement le genou. Puis j’appuyai à fond sur l’accélérateur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  La route qui menait au camp était une petite nationale à deux voies au revêtement passablement crevassé. Je remarquai qu’on s’était efforcé de combler les nids de poule mais soit les cantonniers étaient aveugles, soit les trous se reformaient plus vite qu’ils ne les rebouchaient.
  
  Nous suivîmes cette chaussée pendant une vingtaine de kilomètres puis Samira m’indiqua une route de graviers bien entretenue qui grimpait dans la montagne. Bien que plus étroite que celle que nous venions de quitter, elle était néanmoins dans un meilleur état. La Mustang gravissait l’escarpement avec aisance et je pus me détendre de la fatigue que m’avait causée la première partie du trajet.
  
  Samira, qui s’était montrée plutôt taciturne, se décida finalement à ouvrir la bouche :
  
  — Je n’arrive toujours pas à y croire.
  
  — À quoi ?
  
  — À ce qui vient de nous arriver. Je ne comprends pas pourquoi les flics n’ont pas fouillé la voiture. Ils ne m’ont même pas posé une question. Je me demande quel genre d’histoire tu as inventée.
  
  Elle éclata de rire.
  
  — Je ne leur ai pas raconté grand-chose, tu sais. Je crois simplement que je suis un bon comédien, c’est tout.
  
  En fait, les autorités mexicaines nous avaient relâchés trop tôt. Beaucoup trop tôt et trop facilement. Une fois de plus je me demandai si Samira était aussi naïve qu’elle voulait bien le laisser croire. En revanche, j’avais la quasi-certitude qu’Alsar n’avalerait probablement pas notre petite histoire. Même racontée par un comédien de grand talent.
  
  — Samira, lui dis-je, je crois qu’il vaudrait mieux ne pas raconter cette aventure à tes amis du camp.
  
  — Mais pourquoi ? C’est plutôt amusant. Ça leur montrera à quel point les flics sont des imbéciles.
  
  — D’accord, mais je pense qu’Alsar sera a priori méfiant envers moi. Même si tu te portes garante de mes bonnes intentions. Nos démêlés avec la police risquent d’être ressentis comme un danger pour votre action. C’est ça que je veux éviter, tu comprends ?
  
  — Tu as peut-être raison, finit-elle par admettre, l’air songeur. Bon, je n’en parlerai pas. Tout du moins pas avant que tu aies fait tes preuves aux yeux d’Alsar.
  
  Je ne pouvais guère lui en demander plus sans risquer de faire naître ses soupçons. De toute manière, je n’avais pas l’intention de m’éterniser dans le camp. Si je parvenais à entrer en contact avec les deux hommes que l’armée avait introduits à l’intérieur, je comptais bien expédier ma besogne le plus rapidement possible.
  
  Il y avait encore le problème Sineokov. Mais il n’était pas encore temps de s’en préoccuper. D’abord il fallait entrer dans le camp, ensuite Alsar, après Sineokov. Tout dépendait d’Alsar. Je ne savais que ce que Samira m’en avait raconté, c’est-à-dire pas grand-chose. Un risque subsistait : qu’Alsar me connaisse. C’était fort peu probable, bien qu’au cours de mes nombreuses missions au Moyen-Orient, j’aie été amené à rencontrer une foule de membres de l’OLP. Si par malheur Alsar était l’un d’eux…
  
  En arrivant au sommet d’une butte, j’aperçus un château d’eau dans une petite vallée qui s’étendait en contrebas.
  
  — Nous devons approcher du camp, dis-je.
  
  — Il est dans la vallée, répondit Samira. On en a une très bonne vue, juste après le virage.
  
  Effectivement, après le tournant, le camp m’apparut. Il ressemblait à tant d’autres bases militaires que j’avais eu l’occasion de voir de par le monde. Il était constitué d’une douzaine de bâtiments de plain-pied entourés d’une haute clôture.
  
  Certaines constructions étaient des abris de tôle, d’autres étaient en brique. Je remarquai que l’un des bâtiments de brique était dépourvu de fenêtre et relativement écarté des autres. Probablement réservé au stockage du plastic. Il y avait également une grande bâtisse dont les côtés étaient percés de très nombreuses fenêtres. Elle était flanquée d’une construction de même type mais avec moins de fenêtres. Près de ce bâtiment un mât antenne-radio s’élevait à environ vingt-cinq mètres du sol. Malgré le climat quasi tropical de la région, on avait arraché tous les arbres et les buissons dans l’enceinte.
  
  — C’est très impressionnant, dis-je.
  
  — Oui, répondit Samira, manifestement ravie de ma remarque. Les baraquements métalliques que tu vois là-bas sont les dortoirs. Sauf celui tout en longueur là-bas, c’est la cuisine et le réfectoire. Dans la grande maison de brique, c’est l’école et les ateliers. Sans oublier la fabrique de jouets.
  
  Nous ne tardâmes pas à arriver à l’entrée. L’immense barrière métallique était ouverte. J’entrai. Un garde non armé sortit d’une baraque en bois et s’avança vers la voiture. Dans la baraque, je vis bouger une silhouette. Je compris qu’on nous tenait en respect de l’intérieur.
  
  Je fis halte et le garde vint à notre rencontre. Samira baissa sa vitre et cria en espagnol :
  
  — Ola, Fidel ! Como estas ?
  
  L’homme parut étonné mais heureux de voir Samira. Il fit le tour de la Mustang pour s’approcher de sa fenêtre.
  
  — Salut, Samira ! Tout le monde se demandait ce que tu étais devenue !
  
  Il me jeta un regard méfiant et demanda :
  
  — Où sont les autres ?
  
  — C’est une longue histoire, Fidel. Je te raconterai ça plus tard. Est-ce que Alsar est dans le camp ?
  
  — Il est dans la montagne. Il recense le bétail.
  
  Le type ne savait pas mentir. Mon instinct me disait qu’Alsar était plutôt quelque part avec les Russes en train d’inspecter un nouvel arrivage de matériel.
  
  — Tu pourrais l’appeler par radio et lui dire que je suis rentrée. Je voudrais le voir le plus vite possible, expliqua Samira. On va entrer et on prendra un café en l’attendant.
  
  De nouveau le regard de Fidel se posa sur moi.
  
  — Oui, dit-il. Je vais te l’appeler. Mais il vaudrait mieux que vous restiez ici. Ramon et moi, on a du café dans le poste.
  
  Je commençais à me demander si Samira bénéficiait toujours de l’image de marque quelle prétendait avoir avant sa mission ratée.
  
  Nous descendîmes et le suivîmes dans le poste où le dénommé Ramon était déjà en train de servir du café dans des gobelets en plastique blanc. Il reposa son thermos sur la table et je l’examinai. Ramon était solidement charpenté. Il puait le bouc mouillé et je me pris à espérer qu’il n’avait pas trempé ses doigts dans mon gobelet. Il était également armé d’un Colt 45 de l’US Army. Dans le fond de la pièce je vis un râtelier d’armes avec trois fusils.
  
  Ramon capta mon coup d’œil vers le râtelier. Il m’adressa une grimace qu’il devait baptiser sourire et entre deux alignements de chicots jaunâtres me postillonna :
  
  — C’est pour se protéger des bêtes sauvages.
  
  Ils n’avaient certainement pas besoin de bombe insecticide dans le poste de garde : à mon avis l’haleine de Ramon suffisait à détruire à elle seule une colonie de cafards enragés. Je détournai prudemment la tête. Près de l’entrée se trouvaient deux chaises branlantes. Samira était déjà allée s’asseoir. Je la rejoignis sans plus tarder. Elle me paraissait tout à fait détendue. Et en silence nous bûmes notre café qui au demeurant était excellent.
  
  Fidel n’eut aucune difficulté à établir le contact avec Alsar. Ils échangèrent quelques mots puis il se leva de son bureau décoré à coups de couteau pour se servir un café.
  
  — Alsar arrive dans une minute, annonça-t-il.
  
  Tout en buvant, il me détailla des pieds à la tête.
  
  Si Alsar était aussi méfiant que ce vulgaire garde-barrière, je risquais d’être dans une posture délicate. Et s’il me connaissait, j’étais dans une posture désespérée.
  
  Un point positif cependant m’apparut. Fidel ne m’avait pas fouillé. J’étais toujours en possession de mes trois meilleurs amis.
  
  Je trouvai, en outre, une explication à l’attitude de Fidel. Une explication que j’aurais dû découvrir dès son premier regard vers Samira. Il en pinçait pour la fille. Ses réticences à mon égard devaient être tout bêtement dictées par la jalousie. Cette réflexion et le poids d’Hugo, Wilhelmina et Pierre sous mes vêtements me permirent de me détendre.
  
  J’en étais là lorsque Fidel se dirigea vers la porte, suivi comme une ombre par Ramon. J’approchai à mon tour de l’ouverture, et, par-dessus leurs épaules, vis un camion de ravitaillement qui arrivait à vive allure dans un nuage de poussière. Je pouvais maintenant jurer que les deux hommes ne craignaient rien de moi. Dans le cas contraire, se seraient-ils risqués à me tourner le dos comme ils le faisaient ?
  
  Je m’appliquais à respirer entre mes dents pour échapper au fumet miasmatique de Ramon lorsque le véhicule stoppa dans un crissement de pneus. Le chauffeur sauta lestement à terre. C’était un homme de petite taille, râblé, un peu épais mais apparemment très souple. Il portait une chemisette kaki et un pantalon assorti identiques à ceux de Fidel et de Ramon. À une différence près : ses vêtements étaient propres. Ses grosses bottes de combat étaient lustrées presque à l’excès. Il était coiffé d’un casque colonial et ses yeux étaient protégés par des lunettes d’aviateur. En dépit de ce dernier détail, j’étais sûr de n’avoir jamais rencontré Alsar. Pour le moment, tout allait bien.
  
  Je sentis une profonde impression de bien-être m’envahir lorsqu’il se dirigea à grands pas vers le poste de garde. Ce type n’était pas de taille à se mesurer à moi. Je n’en aurais pas dit autant de Sineokov mais j’avais décidé de l’oublier quelque temps. Je reculai dans le coin de la pièce.
  
  Lorsque Alsar entra dans le poste, j’étais en train d’allumer une cigarette en faisant semblant de réprimer un bâillement d’ennui.
  
  Samira bondit de sa chaise et se précipita vers lui en ouvrant les bras.
  
  — Alsar ! s’écria-t-elle. Que je suis contente de te revoir !
  
  À leurs expressions respectives je vis que Samira était nettement plus contente de retrouver Alsar que lui n’était heureux de la revoir.
  
  — Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda-t-il d’un ton très sec.
  
  Je le jugeai sur-le-champ. C’était le genre jugulaire-jugulaire.
  
  Il me détailla des pieds à la tête tandis que je soufflais négligemment une gracieuse volute de fumée. Son regard ne put soutenir longtemps le mien.
  
  Des larmes étaient tombées des yeux bruns de Samira. (Elle avait vraiment l’air désemparé).
  
  — Oh, Alsar ! commença-t-elle. Ça a été affreux. Tout est raté. Rien n’a marché comme prévu. Costa a essayé de nous rouler et de nous voler l’argent. Et ces imbéciles que j’avais sous mes ordres ont marché avec lui ! S’il n’y avait pas eu Nick… euh, monsieur Carter, je ne serais jamais arrivée à rentrer.
  
  Un petit sourire nerveux lui crispa le visage lorsqu’elle se tourna vers moi et dit :
  
  — Monsieur Carter, je vous présente notre chef Alsar Mohot.
  
  L’air toujours aussi mort d’ennui, je tendis une main.
  
  — Très heureux, dis-je d’une voix sans chaleur.
  
  Alsar s’empara de ma main en me souhaitant la bienvenue. Samira reprit son récit, mais sa voix était tendue maintenant.
  
  — Monsieur Carter est correspondant d’un journal américain. Il veut se joindre à notre organisation. Ce sera une excellente caution pour nous, Alsar. Il croit en la justesse de notre cause et désire s’y rallier.
  
  — C’est une très bonne chose, monsieur Carter, lâcha Alsar d’un ton sec. Je suis personnellement ravi de voir un Américain s’intéresser à la situation de ces malheureux frappés de surdité. Je suis persuadé que vous serez très utile dans la lutte que nous menons pour donner une formation à ces handicapés et pour en faire des citoyens utiles à la collectivité !
  
  J’eus tout d’abord de la peine à réaliser ce que je venais d’entendre. Puis tout fut clair : Alsar avait surestimé la discrétion de Samira. Jamais il ne lui serait venu à l’esprit qu’elle ait pu révéler les véritables motifs de l’existence de leur camp. Samira pour sa part venait visiblement de prendre une décision. Le mépris avec lequel Alsar avait accueilli son retour avait profondément humilié sa nature dominatrice. Jamais elle ne se laisserait dompter par un homme, fut-il de sa propre race. À moins, bien sûr de le faire avec infiniment de tendresse, comme j’en avais fait l’expérience. La lueur de haine, vite réprimée, que je vis dans le regard de Samira me fit froid dans le dos.
  
  En fait, c’était l’attitude d’Alsar qui me soulageait. S’il était assez idiot pour penser que je ne savais rien, je pouvais en tirer avantage sans éveiller sa méfiance. Tant qu’il resterait dans l’ignorance, tout irait bien. Mais dès qu’il serait au courant, cela risquait de mal tourner. Surtout pour Samira.
  
  Apparemment, Samira était arrivée aux mêmes conclusions que moi. Elle adopta une attitude soumise. Elle fit un pas en arrière et se laissa tomber sur une chaise.
  
  — Ainsi vous projetez d’écrire un article sur notre camp ? disait Alsar, manifestement satisfait par cette idée. Nous allons faire tout notre possible pour vous faciliter la tâche. D’abord le tour des installations. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions. À propos, avez-vous un appareil-photo ?
  
  — Non, je n’en ai pas apporté.
  
  — Qu’à cela ne tienne. Nous avons des photographies de toutes nos installations. Vous n’avez qu’à demander et nous vous fournirons le nombre de clichés que vous désirerez. C’est bien la moindre des choses, car si j’ai bien compris Samira, c’est vous qui l’avez aidée à rapporter l’argent destiné à nos malheureux pensionnaires.
  
  — Je vous remercie de votre amabilité, dis-je en évitant de lui dire que j’avais aussi rapporté un petit arsenal dans mon coffre.
  
  J’avais dans l’idée que Samira aussi allait omettre d’en parler.
  
  Alsar me prit par le bras.
  
  — Je pense que vous voudrez repartir avant la tombée de la nuit, dit-il, comme s’il n’avait pas entendu Samira parler de mon désir de me joindre à eux. Je me propose de vous faire visiter moi-même le camp. Laissez donc votre voiture ici.
  
  En se dirigeant vers le camion, je sentis mes appréhensions me reprendre. Je commençais à avoir l’impression qu’Alsar n’était pas aussi obtus qu’il voulait le faire croire. Il avait parfaitement compris tous les faux pas de Samira, mais s’abstenait de rien laisser transparaître pour nous garder en confiance. Il fallait désormais que je fasse extrêmement attention.
  
  Enfin une chose était sûre : j’étais dans le camp.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  Samira resta prostrée pendant le trajet d’environ un kilomètre qui nous séparait du QG du camp. Nous avions tous les trois pris place sur la banquette avant du gros véhicule. Tout en conduisant, Alsar me faisait en espagnol l’éloge du camp. Il parlait à une vitesse phénoménale. Le laïus qu’il me débitait paraissait sorti tout droit d’une brochure d’information apprise par cœur.
  
  N’ayant rien de mieux à faire, je jouai les journalistes, posant des questions sur le nombre des pensionnaires, leur âge, l’enseignement qui leur était dispensé etc.
  
  Comme nous atteignions les bâtiments, Samira, me sembla-t-il, revint à la vie. À un moment, quand Alsar fit une exagération particulièrement flagrante, elle me donna un coup de coude discret. J’admirais son aptitude à se ressaisir face à l’adversité. Elle était redevenue la combattante bien entraînée que j’avais observée à la ferme de Costa.
  
  — Nous sommes arrivés, annonça Alsar en serrant le frein à main. Venez, nous allons organiser votre visite.
  
  En sortant du camion, je remarquai que le véhicule, de fabrication russe, était dépourvu de clef de contact. Le démarreur était actionné au moyen d’une tirette fixée sur le tableau de bord, un peu comme les jeeps de la dernière guerre. Je gravai ce détail dans ma mémoire et emboîtai le pas à Alsar.
  
  Pour la première fois, le chef guérillero perdit de sa morgue pour déclarer devant la porte entrouverte de son bureau :
  
  — Ce n’est pas très luxueux, chez moi, je l’avoue. Nous utilisons nos fonds pour des dépenses plus utiles : achat de matériel, rémunération des enseignants…
  
  — Je comprends, répondis-je, me demandant s’il se doutait que je savais de quel genre de matériel et d’enseignants il parlait…
  
  Effectivement, par l’entrebâillement je vis que le bureau était loin d’être extraordinaire. Il ne comportait qu’une table métallique branlante, visiblement récupérée aux surplus de l’armée, un radiotéléphone, trois chaises pliantes ainsi qu’une carte militaire de la région punaisée au mur. Alsar ferma hâtivement la porte et proposa de nous conduire au réfectoire.
  
  — Vous devez être affamés.
  
  Samira sembla revenir définitivement à la vie. Quelle que fût la situation, l’idée de manger quelque chose suffisait à la ranimer.
  
  — Oui, répondit-elle avec conviction. Nous mourons tous les deux de faim.
  
  Alsar sourit. Apparemment, il connaissait tout aussi bien que moi l’appétit féroce de Samira.
  
  — Venez, dit-il en prenant la direction du réfectoire.
  
  Tandis que nous marchions dans une allée couverte de gravillons, je montrai du doigt un petit bâtiment isolé, sans aucune fenêtre.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
  
  Samira ouvrait la bouche pour répondre, mais Alsar ne lui en laissa pas le temps.
  
  — Un entrepôt, répondit-il. C’est là que nous stockons les matériaux nécessaires à la fabrication des jouets.
  
  Sa réponse abrupte me permit deux constatations. D’abord qu’il n’était pas décidé à laisser Samira communiquer avec moi, ensuite je vis qu’Alsar savait parfaitement mentir. Je savais qu’il mentait mais c’était totalement indécelable dans le ton de sa voix. Le petit bâtiment servait plutôt à entreposer des explosifs…
  
  À l’approche du réfectoire, mes narines s’emplirent de délicieux effluves de cuisine mexicaine. Je réalisai que j’étais aussi affamé que Samira.
  
  Le réfectoire était presque vide. Il restait tout au plus une quinzaine de retardataires qui achevaient leur repas. Notre entrée fut accueillie par des regards pleins de curiosité.
  
  — Excusez-moi, dit alors Samira, mais je dois aller me laver les mains. Je suis toute poussiéreuse après ce voyage en voiture.
  
  Et elle s’éloigna vers les toilettes, suivie dans chacun de ses mouvements par le regard intense d’Alsar.
  
  Je m’avançai pour choisir mon repas. Il y avait du chili avec ou sans haricots, des tamales, des tacos, des tortillas. Aucun doute, les sourds étaient bien nourris. Au bout de la table de service il y avait même un fût de bière. Lorsque le préposé me tendit une grande chope pleine, je ne pus résister à l’envie d’en avaler la moitié avant de suivre Alsar jusqu’à sa table personnelle.
  
  J’allais m’asseoir lorsque Samira réapparut. Avant d’arriver à hauteur d’Alsar, elle me fit un geste de la main que je compris comme une exhortation à me rendre moi aussi aux toilettes. Je déposai mon plateau sur la table, tandis que Samira se dirigeait sans s’arrêter vers le service.
  
  L’endroit était petit et propre. Un petit bout de papier était posé sur le réservoir de la chasse d’eau. Deux mots y étaient griffonnés : IL SAIT.
  
  Je le déchirai en mille morceaux, le jetai dans la cuvette et tirai la chasse. Samira avait du cran mais pas beaucoup de tête. Elle aurait dû comprendre que, vu mon instinct, j’avais abouti à la même conclusion.
  
  Lorsque je regagnai leur table, Alsar et Samira avaient l’air très naturels. Mais, à la pâleur de son visage, je devinai que Samira s’était fait passer un sérieux savon. Je fis mine de ne rien remarquer et de m’intéresser au contenu de mon assiette.
  
  À la fin du repas Alsar se tourna vers Samira et, jouant à merveille son rôle de chef compréhensif, déclara :
  
  — Tu es fatiguée, allez, va dans ta chambre et repose-toi. Je me charge de faire le guide pour monsieur Carter.
  
  Samira ne prononça pas une parole. Elle n’avait probablement pas le choix. Elle se leva et s’éloigna en m’adressant un mince sourire. Je le lui rendis en me disant que c’était peut-être la dernière fois que je la voyais.
  
  Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, Alsar tourna la tête vers les retardataires attablés un peu plus loin et prononça un nom :
  
  — Paco !
  
  Un homme se leva. Il me sembla qu’il mettait un certain temps. Il devait mesurer deux mètres et quelques poussières. Tandis qu’il approchait de notre table, je lançai un coup d’œil vers sa main droite et y vis une large bague en or ornée du plus gros rubis que j’aie jamais vu. J’avais dans l’idée que ce rubis pouvait bien être faux.
  
  Alsar me tournait le dos et observait Paco qui se dirigeait vers notre table. Paco, lui, avait les yeux fixés sur moi. Profitant de ce que Alsar ne me regardait pas, sans émettre le moindre son, je m’appliquai à former les mots qui, je l’espérais, lui feraient comprendre de quel bord j’étais : « je suis envoyé par le général ». Je crus discerner dans son regard une imperceptible lueur de compréhension. Pas un trait de son visage n’avait bougé, et j’étais sûr qu’Alsar ne s’était rendu compte de rien.
  
  Alsar ne dit rien à Paco. Il se limita à faire un certain nombre de gestes en indiquant la direction que Samira venait de prendre. Je me détendis légèrement. Sachant que Samira était avec moi, Paco allait bien s’occuper d’elle, mais pas de la façon que souhaitait Alsar. En supposant, bien sûr, qu’il ait capté mon message.
  
  — Maintenant, dit Alsar, nous pouvons y aller.
  
  Il me fit traverser une petite cour intérieure et nous débouchâmes dans le grand bâtiment. Comme il l’avait annoncé, la visite commença par l’atelier de menuiserie. Ensuite, ce fut l’atelier d’électricité. Partout régnait une activité intense. Les hommes travaillaient dans un bruit de marteaux, de machines à souder épouvantable. C’était réellement des sourds et il fallait admettre qu’ils apprenaient réellement un métier. La couverture était parfaite. Pas étonnant que les autorités mexicaines se soient laissées berner…
  
  Puis Alsar m’invita à le suivre dans la troisième pièce, celle qui m’intéressait le plus, la fabrique des jouets. Plusieurs hommes handicapés entouraient une grosse presse à mouler. Ils fabriquaient des balles de mousse de différentes tailles et de différentes couleurs. Alsar entreprit de m’expliquer comment on confectionnait ces balles, mais mon attention était mobilisée ailleurs. J’observai deux hommes installés à une petite table, très à l’écart. Alsar suivit la direction de mon regard, me prit le bras et m’éloigna fermement. Tout cela sans s’arrêter de dévider son commentaire.
  
  Les deux hommes n’étaient pas occupés à faire des balles de caoutchouc. J’étais sûr qu’ils étaient en train d’assembler les bombes miniatures dont m’avait parlé Samira.
  
  Je continuai à poser mes questions innocentes tout en suivant Alsar, qui sortait maintenant du bâtiment. Dehors, il s’arrêta à l’ombre du toit en surplomb et reprit son baratin. Pendant que je l’écoutais poliment, deux hommes sortirent, chargés d’un gros carton. C’étaient ceux que j’avais vus isolés à la petite table. Je les suivis du regard tandis qu’ils allaient jusqu’au petit bâtiment qui, au dire d’Alsar, était un entrepôt. J’avais acquis une certitude de plus. Maintenant je savais ce qu’il entreposait dans le local isolé.
  
  Alsar me précéda ensuite dans une autre allée qui longeait la construction flanquée de l’antenne-radio. Comme nous passions devant je notai que la porte était ouverte et j’entendis crachoter les parasites d’un émetteur-récepteur.
  
  Voyant que j’étais intéressé, Alsar s’arrêta près de la porte et me fit signe de jeter un coup d’œil à l’intérieur.
  
  — C’est notre centre de transmission, dit-il. Ici nous recevons les informations. Nous recevons également des messages et nous avons même les moyens demeure. C’est une chose très importante pour le moral de mes élèves.
  
  Il y avait en effet un puissant émetteur Philips 0400 UHF, un engin capable d’émettre un message clair vers tous les points du globe. Je me doutais un peu de la destination de la majorité des messages servant à réconforter les « élèves arrachés à leur famille ».
  
  Mais l’émetteur cessa vite d’être mon centre d’intérêt. J’avais repéré sur l’un des murs une boîte munie d’un levier peint en rouge vif.
  
  Mon instinct me disait que cet appareil innocent risquait bien d’être la commande de mise à feu des petites bombes au plastic destinées à détruire les pipe-line.
  
  Ce bref aperçu m’avait suffi. Je me tournai vers Alsar comme si tous ces appareils compliqués m’ennuyaient au plus haut point et lui dis :
  
  — Ce qui m’intéresse le plus, voyez-vous, c’est la détente ; les sports, les jeux, les activités culturelles…
  
  Alsar eut un sourire. Ma demande devait le satisfaire.
  
  — Maintenant, annonça-t-il, je vais vous faire visiter notre aire de loisirs et notre élevage. Nous avons un lac, avec une plage. Et tout un troupeau de bêtes de race sélectionnées. Mais tout cela se trouve dans la vallée et nous allons reprendre le camion.
  
  L’idée de devoir ressortir de l’enceinte du camp ne m’enchantait guère. Mais il fallait bien que je continue à jouer mon rôle de journaliste. Même si Alsar n’en croyait pas un mot, j’étais décidé à jouer le jeu jusqu’au bout.
  
  — D’accord, acquiesçai-je. Je suppose que vous ne me laisserez même pas le temps d’une baignade…
  
  — Pourquoi pas ? Mais ça ne fait pas partie du programme…
  
  Je le gratifiai d’un sourire, et nous rentrâmes dans le camion. La chance était, décidément, avec moi. Nous allions démarrer quand un homme râblé sortit du bâtiment. Je remarquai immédiatement le rubis qu’il portait àla main gauche. En fait il aurait fallu que je sois aveugle pour ne pas le voir. J’étais sûr qu’il avait rencontré Paco et qu’il voulait me faire savoir que lui aussi était au service du général. Alsar parut content de le rencontrer.
  
  — Ah, Alfredo ! Ça c’est un coup de chance, Monsieur Carter, Alfredo est le responsable de notre élevage. Il pourrait nous accompagner dans la vallée.
  
  Alfredo suivit attentivement le mouvement des lèvres d’Alsar puis il hocha la tête pour manifester son accord. De mon côté, j’avais exprimé mon approbation d’un sourire discret.
  
  Durant toute la durée du trajet, je regrettai de ne pas avoir quatre mains pour me retenir sur mon siège, vu l’allure à laquelle roulait Alsar. Au détour d’un virage, un petit lac d’environ huit à neuf cents mètres de côté s’étalait devant nos yeux. Il était entouré de grasses prairies puis, un peu plus loin, d’une épaisse forêt. Près de la rive, j’aperçus un club-house imposant relié par un chemin couvert de gravier à un appontement moderne où deux bateaux étaient amarrés. L’un d’eux était une vedette à moteur, l’autre un bateau à voile.
  
  Alsar s’arrêta dans un hurlement de pneus. Nous mettions pied à terre lorsque j’entendis le moteur d’un troisième bateau qui se dirigeait à vive allure vers le ponton.
  
  Trois hommes se tenaient à son bord. L’un d’eux n’était autre que Sineokov.
  
  Je savais que j’allais inévitablement le rencontrer. Alors pourquoi pas maintenant ? J’espérais simplement qu’Alfredo saurait me prêter main-forte en cas de nécessité.
  
  Nous avançâmes vers le port. Alsar me montrait du doigt les abris à bétail que l’on apercevait derrière un gros bouquet d’arbres. Mais mon regard ne quittait pas le bateau.
  
  Le pilote avait des problèmes pour accoster. Ce qui me renforça dans l’idée que j’avais des Russes quant à leurs qualités de navigateurs. Ils butèrent contre le quai avec assez de force pour s’étaler sur le pont. Alfredo s’empara de l’amarre et l’attacha à la bitte.
  
  Les trois hommes se relevèrent en tâchant de faire bonne figure. Alsar tendit la main à l’un des passagers que je ne connaissais que trop, et dit :
  
  — Monsieur Sineokov, j’aimerais vous présenter M. Nick Carter, un journaliste qui écrit un article sur nos installations.
  
  Sineokov me tendit la main, puis me présenta à ses deux compagnons. S’il m’avait reconnu, il le dissimulait avec une habileté remarquable. Il sembla faire preuve d’un intérêt tout à fait sincère lorsque Alsar lui expliqua qu’une de ses amies nommée Samira Khoury m’avait amené au camp. Je commençais à me sentir un tout petit peu moins contracté.
  
  — Allons au club-house prendre un verre, disait Alsar. Monsieur Carter pourra nous faire part de ses remarques sur notre école.
  
  Il fit demi-tour en nous invitant à lui emboîter le pas. J’étais juste derrière lui. Sineokov marchait derrière moi. Soudain il y eut un éclair fulgurant, une explosion formidable dans mon crâne et ce fut la nuit intégrale.
  
  Mon crâne servait de refuge à une bonne trentaine de diables armés de fourches pointues qui piquaient à cœur joie les parois intérieures de mes tempes, de ma nuque et de mon front.
  
  Malgré ma souffrance, mes pauvres oreilles parvinrent à capter une rumeur tout à fait étrange. Au bout d’un interminable moment, je réalisai que c’était une voix humaine. Je n’essayai pas d’ouvrir les yeux. Les élancements dans ma tête étaient si violents que ce simple mouvement allait, j’en étais persuadé, me causer une douleur insoutenable.
  
  Les voix devenaient plus distinctes. Mes poignets étaient presque aussi douloureux que ma tête. J’étais allongé sur le sol, incapable de bouger. Je reconnus enfin la voix. Celle d’Alsar. Et puis je me souvins.
  
  — Je m’en doutais depuis le début qu’il n’était pas journaliste, mais il était très convaincant. Alors, je n’avais pas de certitude. Cette pute ! Elle l’a amené directement ici. Je vais lui faire regretter d’avoir vu le jour !
  
  — C’est l’un des agents les plus dangereux du gouvernement des États-Unis, expliquait maintenant la voix plus posée de Sineokov. Un des meilleurs éléments de l’Axe. Nous nous connaissons déjà et j’ai un petit compte à régler avec lui.
  
  Mon cerveau se désembrumait rapidement. Je me maudis de cette seconde de relâchement près du quai. Avec un homme comme Sineokov, on ne pouvait pas se permettre de baisser sa garde, même pas une seconde. J’avais commis une erreur de débutant. J’étais en train de la payer. Je n’essayai même pas de bouger. Mes pieds et mes poings étaient liés avec une grosse corde de chanvre. Celui qui avait confectionné les nœuds avait fait preuve d’un mépris total pour le confort de ma petite personne. Je me demandais avec quel objet Sineokov m’avait assommé. Dans quelle posture se trouvait Samira ? Si Paco lui était aussi utile qu’Alfredo l’avait été pour moi, elle avait des sérieux problèmes.
  
  Alsar reprit la parole.
  
  — Toi, Alfredo, et vous autres, allez mettre Carter dans le camion. On va le ramener au camp. Je veux les faire parler, Samira et lui. Après on les liquidera.
  
  Je me dis, sans trop fonder d’espoir sur lui, que tout de même Alfredo était toujours dans les parages. Il avait peut-être un plan en tête et attendait son heure. Je sentis des mains me saisir. Une seconde plus tard, un nouveau volcan se réveilla dans mon crâne lorsque j’atterris sur le plancher du camion.
  
  Sur la route, je compris aux chocs que j’endurais qu’Alsar était au volant. Puis le camion s’arrêta.
  
  — Mettez-le dans la salle des transmissions, ordonna la voix d’Alsar.
  
  On m’extirpa sans ménagement du véhicule et puis de nouveau on me balança sur le sol de la salle. Des bruits de pas s’éloignèrent, une porte claqua et un léger cliquetis métallique m’indiqua qu’on avait fermé à clef. Alors seulement je me risquai à ouvrir les yeux.
  
  Malgré ma tête en ballon de basket après un match, je me débattis, parvins à m’asseoir une demi-seconde, retombait douloureusement, puis, moyennant une série de contorsions, je ramenai mes pieds sous mon corps et réussis à me dresser en position verticale. Je sautillai jusqu’à une fenêtre, jetai un coup d’œil sur le bâtiment administratif. Personne en vue. Je fis un léger bilan. Hormis ma tête, rien ne me paraissait gravement atteint. Hugo et Wilhelmina s’étaient envolés, naturellement. Mais Pierre était toujours là, blotti bien chaud. Sa présence m’apporta un peu de baume au cœur.
  
  D’un coup d’œil circulaire j’essayai de découvrir un objet susceptible de me servir à trancher mes liens. Tout à coup, un mouvement au-dehors attira mon regard.
  
  Trois silhouettes venaient de sortir du bureau d’Alsar : Paco, Alfredo et Samira. Ils se dirigèrent à pas de loup vers le bâtiment où j’étais cloîtré. Samira avait l’air d’avoir peur mais, pour le reste, me paraissait en bonne forme.
  
  La porte s’ouvrit et Samira se précipita vers moi.
  
  — Tu es entier ! s’écria-t-elle.
  
  — Grâce à eux, précisai-je en me tournant vers Paco et Alfredo pour être sûr qu’ils pourraient lire mes paroles sur mes lèvres.
  
  Alfredo eut un sourire gêné, puis à mon étonnement total, retira Hugo de sa poche et se mit à trancher mes liens.
  
  — Où as-tu trouvé ce poignard ? lui demandai-je.
  
  Les mains d’Alfredo s’animèrent et les arabesques qu’il dessinait devaient contenir la réponse à ma question. Ne parlant pas le muet, même pas littéraire, c’est Samira qui traduisit :
  
  — C’est lui qui t’a fouillé au bord du lac, expliqua-t-elle. Il n’a rien pu faire parce que les autres étaient beaucoup trop nombreux.
  
  Alfredo entérina ces propos d’un hochement de tête puis d’une autre poche il m’exhiba fièrement Wilhelmina.
  
  — Je te pardonne tout, dis-je.
  
  Il me répondit d’un grand sourire après mon absolution magnanime. Je me tournai ensuite vers Paco et lui demandai :
  
  — Quels sont les projets d’Alsar, maintenant ?
  
  Les mains de Paco se mirent à tricoter dans l’air.
  
  — Il envoie tous les élèves au lac pour une baignade, me traduisit Samira. Plusieurs gardes les accompagneront. Mais il restera encore dix ou douze hommes à l’intérieur de l’enceinte.
  
  Comme elle disait ces mots, un vieux camion fit son apparition au milieu de l’esplanade. Les élèves s’entassèrent à l’intérieur puis il partit sur la route qui menait au lac.
  
  Au moment où le camion disparaissait au premier virage, Alsar, Sineokov et les autres Russes sortaient du bureau. Ils venaient nous rendre visite.
  
  Je fonçai sur la petite boîte fixée au mur. Cette petite boîte à levier rouge.
  
  Je n’eus guère de mal à la déconnecter. Il ne fallait pas que quelqu’un puisse abaisser le levier dans les minutes qui allaient suivre. Si je m’en sortais, je voulais être certain que le pipe-line s’en sortirait aussi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  Paco et Alfredo sortirent des pistolets qu’ils avaient cachés sous leurs vêtements. Ma main droite se referma sur la crosse de Wilhelmina. Samira n’avait pas d’arme et je lui fis signe de s’étendre sur le sol. Ce qu’elle fit sans broncher.
  
  Je n’avais pas du tout l’intention de laisser la moindre chance à Sineokov et à Alsar. Dès qu’ils se trouvèrent à portée de tir, je sortis et ouvris le feu. Trois hommes s’effondrèrent. Paco et Alfredo se tenaient derrière moi. Alsar et Sineokov bondirent se mettre à couvert. Alsar était touché à l’épaule, mais je ne pouvais deviner la gravité de sa blessure.
  
  Pendant quelques minutes, un silence lugubre plana sur toute l’enceinte du camp. Puis, sans avertissement, les armes crépitèrent de toutes parts. Impossible de savoir d’où venait l’attaque. Les guérilleros bien entraînés d’Alsar venaient de passer aux travaux pratiques.
  
  Je me laissai retomber en arrière à l’intérieur de l’abri. Paco avait fait de même. Alfredo commença à se diriger en zigzag et par bonds successifs vers l’atelier de menuiserie.
  
  Toutes les vitres de notre retraite volèrent en éclats, mais, mis à part les courants d’air et les risques de rhume, nous étions relativement en sécurité. Je ne comprenais rien à ce qu’Alfredo manigançait. Je demandai à Samira où il allait.
  
  — Il y avait des armes dans un placard de l’atelier autrefois, répondit-elle. Alfredo pense peut-être qu’elles s’y trouvent toujours.
  
  Les mains de Paco s’agitèrent.
  
  — Des grenades, traduisit Samira.
  
  Avec des grenades, nous pouvions faire pas mal de dégâts. J’espérais qu’Alfredo allait réussir son coup. Dehors le feu avait cessé.
  
  Je risquai un coup d’œil à travers la fenêtre disloquée. Rien ne bougeait. J’entendis tout à coup une cavalcade sur les gravillons du chemin. Alfredo revenait.
  
  Le feu reprit aussitôt.
  
  Alfredo se retourna et expédia une grenade en direction du long bâtiment en brique qu’il venait de quitter. Presque dans le même mouvement, il virevolta pour en envoyer une autre vers le dépôt d’explosifs. Ce fut son dernier mouvement. Les rafales d’armes automatiques venaient littéralement de le hacher.
  
  J’envoyai Samira valser sur le sol et je m’aplatis sur elle. Juste à temps. L’explosion de la première grenade fut suivie d’une hallucinante série de déflagrations en chaîne. La salle des transmissions trembla sur ses fondations. La seconde grenade d’Alfredo avait fait exploser toutes les petites bombes contenues dans le dépôt.
  
  Le souffle déferla sur notre abri. Le mur du fond s’effondra vers l’intérieur et l’avancée du toit s’envola comme un fétu de paille. Des morceaux de plafond nous tombèrent sur la tête mais ils étaient légers. Les pièces de l’appareillage radio s’éparpillèrent dans toute la salle. Un énorme haut-parleur s’écroula et rata la tête de Paco de quelques centimètres.
  
  Dans chaque bataille il y a un moment pour agir et un moment pour réagir. Pour nous c’était le moment de contre-attaquer. Paco et Samira l’avaient compris eux aussi. Nous fîmes une sortie éclair de notre abri en ruine. Samira, au passage, s’empara du pistolet de ce pauvre Alfredo. Dans la confusion qui régnait nous avions une chance de passer.
  
  Je traçai la route en direction du camion. Il était garé devant le bureau d’Alsar, apparemment intact. Je rencontrai en chemin quelques corps et débris de corps mais je ne jugeai pas utile de m’attarder à les identifier.
  
  C’est alors que l’un des corps, un peu plus loin sur la droite, se leva. C’était Sineokov, ou plutôt ce qui restait de Sineokov. Il avait eu la mauvaise inspiration de s’abriter à proximité du dépôt. Le sang giclait de son corps et son bras gauche pendait sur son flanc, retenu par des lambeaux de chair à son épaule. Mais dans la main droite il tenait un pistolet.
  
  Je dois avouer qu’il avait du cran. Il leva le bras pour ajuster son tir, mais ce fut ma balle qui l’atteignit en plein visage. Sa tête éclata dans un geyser de sang et nous continuâmes à courir.
  
  Lorsque nous arrivâmes dans le camion, il nous sembla en parfait état. Seules les vitres avaient disparu. Nous venions de sauter à bord lorsque la mitraillette reprit. Les hommes d’Alsar s’étaient remis de leur surprise.
  
  Samira et Paco se couchèrent sur le sol tandis que j’actionnais la tirette. Le moteur partit presque au quart de tour. Je passai la première et lâchai la pédale d’embrayage. Le camion démarra dans une gerbe de graviers. Je me tassai au maximum sur mon siège.
  
  Voyant du coin de l’œil un homme s’élancer sur le côté du camion j’écrasai l’accélérateur. Mais il était plus rapide. Il trouva une prise et s’introduisit à l’intérieur. C’était Alsar.
  
  — Arrêtez immédiatement ce véhicule ! ordonna-t-il de sa voix puissante.
  
  Négligeant de lui répondre, j’écrasai la pédale de frein dans l’idée de l’éjecter sur le capot. Il avait prévu le coup. Il s’agrippa fermement.
  
  Mais Paco surgit dans son dos et lui enserra le cou de ses énormes mains. Le visage d’Alsar passa du rouge au violet, puis il y eut un craquement sinistre. Paco le jeta par la portière comme une poupée de son. Alsar n’aurait jamais plus de problème avec ses vertèbres cervicales.
  
  J’étais en vue de la barrière. Derrière nous un groupe d’hommes continuaient à tirer, mais de façon sporadique. Fidel et son copain à l’odeur de bouc avaient fermé la barrière. Ils étaient debout devant le poste de garde. Chacun d’eux muni d’un fusil comme ceux que j’avais vus entreposés dans le râtelier. Ils se mirent à tirer à notre approche.
  
  Les lourdes plaques d’acier du camion militaire étaient capables de résister à des calibres bien supérieurs. Tout ce que nous risquions c’était de les voir crever les pneus ou le radiateur, mais c’était là le cadet de mes soucis. Je savais que dans une minute cela n’aurait plus la moindre importance.
  
  Je continuai à foncer en direction de la barrière comme pour la traverser. Mais au dernier moment je braquai tout sur le poste de garde.
  
  Fidel et Ramon paniquèrent, mais c’était trop tard. Le puissant camion venait de percuter le poste de garde, écrasant au passage les guérilleros.
  
  Je sautai à terre et tirai deux balles de Wilhelmina dans les pneus du camion. Avec Paco et Samira sur les talons, j’escaladai la clôture et filai vers la Mustang.
  
  Paco s’engouffra à l’intérieur. Il occupait presque tout le siège arrière. Je sautai au volant, Samira prit place à mes côtés. J’enclenchai la boîte automatique et écrasai le champignon. Dès que nous eûmes passé le premier virage, les bruits de fusillade décrurent. Privés de leur chef, les guérilleros ne choisissaient probablement pas de nous donner la chasse. Et si les troupes du général étaient réellement dans les environs et se mettaient en marche, nous étions hors de danger.
  
  Dès que nous fûmes sur l’asphalte régulier de la chaussée, je fonçai à tombeau ouvert en direction de la ville. La première chose que je fis fut de m’arrêter devant le poste de police et de débarquer Paco. Il me regarda d’un air interrogateur, mais je n’avais pas envie de m’attarder.
  
  — Va faire ton rapport, dis-je. Si quelqu’un nous cherche, qu’il nous trouve !
  
  Il obtempéra.
  
  — Pour qui travaille-t-il ? me demanda Samira. Et toi pour qui travailles-tu ?
  
  Jusqu’à présent son esprit avait été intégralement occupé par le souci de se venger, mais voilà qu’il se remettait à fonctionner de façon plus normale. J’en étais presque navré pour elle.
  
  — Je ne peux pas vraiment te répondre, dis-je. Il vaut mieux que tu en saches le moins possible pour le moment.
  
  Elle réfléchit tandis que je reprenais la route du motel où nous avions passé la nuit précédente.
  
  — Qu’est-ce qui va m’arriver ? finit-elle par demander.
  
  — Je pense que nous n’avons pas d’inquiétude à avoir pendant deux ou trois jours, avant que les autorités arrivent à comprendre quoi que ce soit…
  
  Ce n’était pas vraiment répondre à sa question, mais cela sembla la satisfaire. Notre chambre de la veille était toujours libre. Nous la reprîmes.
  
  Le premier geste de Samira fut d’aller prendre une douche. J’en profitai pour aller téléphoner dans le hall.
  
  — Hawk, j’écoute, grogna-t-il après avoir décroché à la première sonnerie.
  
  — Ici, N 3, Sir.
  
  — J’attendais votre coup de fil. Nos amis mexicains viennent de me faire part de votre visite à nos concurrents. Ils aimeraient avoir un rapide entretien avec vous.
  
  Il y eut un court silence.
  
  — La mission est-elle remplie intégralement ?
  
  C’était la question que je redoutais, une fois encore.
  
  — Non, répondis-je.
  
  — N 3, un avion spécial viendra vous prendre à l’aéroport demain matin à 6 h 30 très précises. À cette heure, votre mission devra être accomplie.
  
  — Très bien, Sir, parvins-je à articuler. Et les échantillons que je me suis procurés dernièrement… dois-je les laisser à nos amis ?
  
  — Tout ce qui peut aider notre financement doit être rapporté ici. Nos concurrents nous le doivent bien après les ennuis qu’ils nous ont causés.
  
  — Je comprends.
  
  Les deux cent mille dollars pourraient toujours servir. Quant aux armes automatiques, je devrais les laisser aux autorités mexicaines.
  
  — Dites-moi, Nick, fit la voix de Hawk d’un ton moins rude. L’avion vous déposera à Houston. Vous pourrez y achever vos vacances.
  
  — Merci beaucoup, Sir.
  
  Il interpréta dans le bon sens le ton de ma réplique, car il jugea bon d’ajouter :
  
  — Je suis désolé de vous contraindre à accomplir votre mission jusqu’au bout, mais il ne peut en être autrement. Nous ne pouvons nous permettre de tolérer ni le terrorisme ni ceux qui le pratiquent.
  
  C’était la première fois que je l’entendais parler aussi clairement.
  
  — Je comprends, Sir. Je deviens peut-être un peu trop sentimental avec le temps…
  
  J’entendis un bruit qui devait probablement être un soupir, puis Hawk coupa la communication. Je raccrochai à mon tour puis rentrai à la chambre. J’arrivai juste pour voir Samira sortir de la salle de bains.
  
  — Je prends moi aussi une bonne douche et on file manger quelque chose, déclarai-je.
  
  Comme je m’y attendais, elle accepta avec enthousiasme. Je me préparai et nous passâmes au restaurant.
  
  Samira paraissait heureuse et détendue. Je commandai un double scotch puis j’allumai l’une de mes cigarettes à filtre d’or. Je m’étais promis de tout mettre en œuvre pour que cette soirée soit le plus agréable possible pour Samira. Avec son mélange de fanatisme et de naïveté, elle était certainement l’une des femmes les plus dangereuses et les plus attachantes qui aient croisé ma vie tumultueuse.
  
  Comme d’habitude, Samira avala son steak grillé avec une faim de louve. J’étais loin d’avoir son appétit mais je fis néanmoins place nette dans mon assiette.
  
  À notre sortie du restaurant, les grincements discordants d’un orchestre de mariachis accordant ses instruments, nous agressèrent. Le caissier nous apprit qu’une soirée dansante avait lieu un peu plus tard au bord de la piscine.
  
  — Nick, si on allait danser ? me demanda Samira.
  
  — Ça te ferait plaisir ?
  
  — Oh ! ce serait vraiment chouette ! Tu te souviens à Matamoros on n’a pas pu y aller ? Allons nous changer et faisons de cette soirée un événement à graver dans nos annales.
  
  Je me dis que l’après-midi sortait déjà du commun mais j’acceptai. Samira choisit une robe du soir jaune pâle qui lui tombait jusqu’aux chevilles. Elle ajouta un collier d’argent et une collection de bracelets assortis.
  
  Il n’en fallait pas plus pour la rendre éblouissante. Je savais que tous les mâles de cette soirée risquaient de ne pas en dormir de la nuit.
  
  Je portais une chemisette bleu marine et un pantalon blanc. Pour la première fois je décidai de plaquer mes trois amis. La soirée devait être consacrée entièrement à Samira et à moi.
  
  Une foule importante était déjà réunie autour de la piscine lorsque nous arrivâmes. Des lampions de couleur avaient été suspendus et la chaleureuse musique mexicaine mettait toute l’assistance dans une joyeuse euphorie.
  
  Une marchande de fleurs s’était installée près de la porte du hall. Prenant la main de Samira, je l’entraînai et achetai une rose aux pétales jaunes que je piquai dans ses cheveux.
  
  Samira glissait sur la piste et j’avais l’impression qu’elle flottait dans les airs. Elle dansait avec une grâce qui me rendait béat d’admiration. Les heures de la nuit filaient comme des minutes. Personne ne troubla notre union chorégraphico-amoureuse.
  
  Le chef d’orchestre annonça le dernier morceau. Je consultai ma montre et vis avec effarement qu’il était déjà deux heures du matin. Nous terminâmes notre danse sans dire un mot. Puis je pris la main de Samira dans la mienne et nous regagnâmes notre chambre.
  
  J’avais à peine verrouillé la porte que Samira était entre mes bras. J’embrassai délicatement ses grands yeux noirs, puis son nez et nos lèvres se soudèrent avec une telle ardeur que l’on aurait pu jurer en nous voyant que c’était la première fois.
  
  Finalement, Samira me repoussa gentiment et me présenta son dos. Je dégrafai les trois gros boutons jaunes qui fermaient la robe et la fis glisser sur ses épaules. Elle tomba sur le tapis et je la ramassai de mon air le plus naturel avant d’aller la suspendre soigneusement dans la penderie.
  
  Je cueillis ensuite la rose jaune dans la chevelure de Samira et la plantai dans la pochette de ma veste. Puis je fis tomber sa minuscule culotte.
  
  Debout face à moi dans son arrogante nudité, Samira commença à déboutonner ma veste. Aussi naturellement que j’étais allé accrocher sa robe, elle la plaça sur un cintre et la rangea dans la penderie. Ma chemise suivit. Lorsque Samira eut fait glisser mon slip jusqu’au bas de mes chevilles, je m’en débarrassai prestement d’un petit saut.
  
  Tout en la couvrant de baisers pleins de douceur, je la portai jusqu’au lit où je la déposai délicatement. Mes mains caressantes s’aventurèrent sur son ventre plat et ferme, puis sur ses douces cuisses finement musclées. Je laissai tomber ma tête entre les globes de ses petits seins que je caressai de mes lèvres en remontant lentement jusqu’à leur extrémité que je me mis à taquiner. Son corps commença à frissonner et sa gorge laissa échapper un petit râle.
  
  Les mains de Samira ne restaient pas inactives. Elles se promenaient hardiment sur toute la surface de mon corps. Mes lèvres et ma langue explorèrent minutieusement tous les coins et les plis secrets de son anatomie. Lorsque ma langue atteignit finalement son objectif et s’y attarda longuement, la tête de Samira se souleva des oreillers avec une expression presque douloureuse, mais les râles qui s’échappaient de sa gorge se transformèrent en une grave mélopée de jouissance, comme un chant profond et sourd.
  
  Au bout d’un moment, me rappelant à quel point elle aimait prendre l’initiative, je me laissai tomber à ses côtés et lui dis :
  
  — À toi maintenant.
  
  Elle enfourcha mon corps et me guida en elle avec une étonnante précision. En quelques secondes nous explosâmes tous deux dans une ultime fusion. Puis nos corps se détendirent et nos lèvres se cherchèrent de nouveau.
  
  Samira poussa un petit soupir et se roula en boule contre moi. Je laissai ma lampe allumée et fumai une de mes cigarettes spéciales que j’avais sortie de mon étui en or. Bientôt son souffle régulier m’apprit qu’elle s’était endormie.
  
  Je me glissai sans bruit hors du lit et enfilai mes vêtements. Samira ne changea même pas de position. À la regarder on pensait immédiatement qu’elle était plongée dans un merveilleux rêve.
  
  J’ouvris la cachette de mes trois amis et m’emparai de Pierre. Saisissant prudemment le petit cylindre j’approchai du lit et exerçai une torsion sur la cartouche. Je ramassai mes dernières affaires. Toute personne qui respire le gaz mortel qui se dégage de Pierre meurt dans la minute. Le gaz se dissipe en trois minutes. Comme tous les agents de l’Axe je suis capable de retenir ma respiration pendant quatre minutes.
  
  Je récupérai ma veste et ma chemise dans la penderie puis je posai mon sac près de la porte et regardai Samira pour la dernière fois. Son visage portait la même expression de plénitude. Son souffle régulier, en revanche, avait cessé de soulever sa petite poitrine. Je ramassai Pierre et rangeai la cartouche dans ma poche.
  
  J’éteignis la lumière, sortis et fermai la porte à clef. La nuit était fraîche. J’enfilai ma veste et avalai une longue bouffée d’air.
  
  En roulant vers l’aéroport à bord de ma Mustang, je sentis quelque chose me piquer à travers ma chemise. Je portai la main à la poche de ma veste et y trouvai la rose jaune. Je pris la fleur et la respirai. Elle était imprégnée du parfum de Samira. Je baissai ma vitre et jetai la rose au-dehors. Les pétales s’éparpillèrent au vent dans mon sillage. Je consultai ma montre, il n’était même pas 6 h 30.
  
  
  
  
  
  Composition et mise en pages :
  
  FACOMPO, LISIEUX
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en avril 2008
  
  par Novoprint (Barcelone)
  
  
  
  Dépôt légal : avril 2008
  
  Imprimé en Espagne
  
  
  
  
  
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