Beaucoup de lecteurs m’écrivent pour me poser des questions concernant Hubert Bonisseur de la Bath aussi connu sous le matricule d’OSS 117. On me reproche de ne pas le décrire avec assez de précision et surtout, à l’exemple de Montesquieu qui s’étonnait : « Comment peut-on être persan ? », on me demande le plus souvent : « Comment peut-on s’appeler Bonisseur de la Bath ? »
Comment ? Je peux répondre… L’histoire de cette « noble » famille est parfaitement connue et l’on sait que l’origine en remonte à l’an de grâce 1461.
1461… Rappelez-vous : Louis XI venait de succéder à Charles VII sur le trône de France. Les Anglais, comme l’avait prédit la Pucelle, avaient été reconduits chez eux manu militari, et le nouveau roi s’employait à consolider sa puissance.
L’Université de Paris était déjà célèbre et très fréquentée. Dans les tripots de la cité, les existentialistes de l’époque menaient grand tapage autour de leur maître incontesté, grand poète et joyeux brigand : messire François Villon.
Or, dans les derniers mois de 1461, une fois de plus, François Villon eut maille à partir avec la justice royale et passa en jugement. Un seul témoin se présenta en faveur du poète. L’histoire n’a pas retenu son nom, peut-être n’en avait-il pas. On sait seulement que, comme Villon, il était membre de la confrérie des Merciers et qu’il y jouissait du titre et des privilèges de Coesmelotier-Huré. Cet homme, en bon mercier qu’il était, ne parlait que la langue des argotiers. Aussi, quand le greffier du tribunal lui demanda qui il était, il répondit naturellement :
— Bonisseur de la Bath.
Ce qui signifiait en argot : témoin à décharge, bonisseur découlant de bonir, parler, et bath signifiant : bien. Le bonisseur de la bath était celui qui parlait en bien, autrement dit : le témoin à décharge.
Mais le greffier n’entendait pas l’argot. Et il inscrivit sur son registre : « Nom du témoin : Bonisseur de la Bath ». L’instant d’après, le témoin s’étant montré insolent fut arrêté en pleine audience et conduit séance tenante au Petit Châtelet où on l’incarcéra sous le nom de Bonisseur de la Bath.
Tout simplement !
Libéré au printemps suivant, notre homme se retrouva nanti d’un bulletin de levée d’écrou portant le patronyme que l’ignorance d’un greffier lui avait donné. Il se fit fort adroitement passer pour une victime « politique » de Louis XI, qui ne manquait pas d’adversaires parmi les grands seigneurs du royaume, et réussit à épouser la fille d’un de ces grands seigneurs qui lui légua son fief.
Cet Hubert Bonisseur de la Bath, premier du nom, fit des enfants à sa noble épouse, et la famille ne cessa de prospérer, s’illustrant surtout par des chefs de guerre qu’un penchant héréditaire pour l’indiscipline et le pillage, doublé d’une conception assez particulière de l’exercice du droit de cuissage, maintint toujours à l’écart des grands commandements. Sans être très riche, la famille ne fut jamais pauvre ; on disait pourtant au XVe siècle que les seigneurs de la Bath avaient toujours eu plus de bâtards que d’écus.
Quelques années avant la révolution de 1789, on ne sait pas la date exacte, le Bonisseur de la Bath d’alors, pris d’un mauvais pressentiment, vendit tous ses biens et s’embarqua pour les Amériques. Il acheta un grand domaine en Louisiane, près de Lacombe, sur la rive nord du lac Pontchartrain.
Je connais bien ce domaine. Des paquets de mousse espagnole tombent des arbres séculaires qui ombragent la maison, de style colonial, construite au bord d’un bayou dont les eaux vertes et lentes se laissent envahir par les roseaux et par les nénuphars. Chaque soir, lorsque s’allongent les ombres des haies de buis taillé, Bobbo, le vieux domestique noir, insensible aux piqûres des énormes moustiques, fait sa ronde, solitaire et mélancolique, dans les allées du jardin à la française.
Bobbo connaît Hubert bien mieux que moi. Il l’a vu naître, il l’a fait sauter sur ses genoux, il a guidé ses premiers pas…
À l’époque de Pearl Harbor, Hubert Bonisseur de la Bath était un des plus jeunes officiers-pilotes de l’US Air Force. Son insolence native et un penchant immodéré pour le sexe faible ne tardèrent pas à lui attirer des ennuis. Compromis dans une histoire scandaleuse avec la jeune et jolie femme de son colonel, il fut mis à la porte de l’armée de l’air.
Un ami de son père le recommanda alors au général William J. Donovan, qui commandait l’OSS (Office of Stratégie Services). L’OSS était à cette époque le principal service de renseignements des États-Unis. Hubert y fut inscrit sous le matricule 117 et aussitôt admis dans une école d’espionnage installée près de Washington, au Country Club du Congrès.
À la fin de son entraînement, Hubert Bonisseur de la Bath, devenu OSS 117, fut versé à la Section autonome des Opérations spéciales, chargée du sabotage. Entre 1942 et 1945, il fut parachuté une douzaine de fois sur l’Allemagne et sur les pays occupés et s’en tira sans dommages.
La guerre terminée, il fut muté à la 2e Division de l’OSS, chargée de la recherche des informations par des moyens clandestins. Il avait le grade de commandant.
Le 26 juillet 1947, une loi fédérale créait la Central Intelligence Agency, plus connue sous le sigle de CIA, sous la direction du docteur Allen W. Dulles, le propre frère de Foster Dulles. Hubert passa presque aussitôt de l’OSS à la CIA dont il est un des meilleurs agents.
Nommé colonel en 1950, il a été récemment proposé pour les étoiles. On sait qu’il a refusé, cette élévation au grade de général devant s’assortir d’une renonciation au service actif.
Ses aventures, dans tous les pays du monde, doivent maintenant remplir, si mes fiches sont à jour, une centaine de volumes.
J’allais oublier l’apparence physique. On me demande souvent, surtout les femmes : comment est-il fait ? À quoi ressemble-t-il ?… Là, il m’est difficile de répondre. Peut-être, lorsqu’il aura « raccroché », Hubert m’autorisera-t-il à publier une photographie de lui. En attendant, et bien que cela puisse paraître un peu ridicule à certains, tout ce que je peux dire… c’est qu’il a vraiment l’allure d’un prince pirate.
Jean BRUCE
AVANT-PROPOS
Cher Lecteur,
Vous serez probablement surpris de constater que cette histoire vous est contée directement par Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117, soi-même. Ceci est le résultat d’un malentendu et d’un rendez-vous manqué-
Hubert, ne m’ayant pas trouvé chez moi lorsqu’il y arriva, se fit ouvrir la maison par mon jardinier et s’installa. Quelques jours plus tard, il était reparti. Mais, à mon retour, je découvris successivement et dans l’ordre :
a) Un père soupçonneux qui errait dans le parc à la recherche de sa fille (1) disparue.
b) Le pillage de ma réserve de whisky.
c) Quelques bobines de bande magnétique posées bien en évidence sur mon bureau.
Aujourd’hui, dix jours plus tard, le père soupçonneux, ravitaillé par mon jardinier, monte toujours la garde près du grand portail… Ma réserve de whisky n’est pas encore reconstituée… Les bobines de ruban magnétique, par l’intermédiaire de mon magnétophone, m’ont livré cette histoire.
Je n’y ai rien changé. À vous de juger…
Bien cordialement,
Jean BRUCE.
CHAPITRE
1
La porte à double battant s’ouvrit sous l’effet d’un choc brutal. Un homme coiffé d’un calot blanc déboula comme une fusée, sur une trajectoire horizontale, puis atterrit sans douceur sur le ventre et sur le trottoir. Il y eut un éclat de voix à l’intérieur, aussitôt suivi d’un choc sourd. Les deux battants de la porte, qui s’étaient refermés sous l’action des ressorts de rappel, se rouvrirent avec la même violence pour livrer passage à un autre homme qui arrivait en marche arrière, à une vitesse grand « V », les talons décollés du sol. Ce deuxième homme tomba assis sur le dos du premier qui hurla de douleur.
La porte se referma bruyamment. Deux secondes plus tard, elle s’entrebâilla juste assez pour laisser sortir un calot blanc qui, sous l’effet du vent qui soufflait du nord, décrivit un arc de cercle et m’arriva en pleine figure.
Je saisis le calot au vol, alors qu’il retombait, et j’examinai. C’était un calot de marin américain, qui portait le nom d’un destroyer de l’US Navy. J’allais le rendre à son propriétaire lorsque celui-ci, propulsé par un coup de reins de l’autre, se retrouva miraculeusement debout devant moi. Il me traita de son of a bitch, ce qui peut se traduire par « fils de putain », et voulut me frapper au-dessous de la ceinture.
Mes réflexes jouèrent instantanément. Mon bras gauche faucha le bras droit de l’agresseur, déviant le coup vers l’extérieur. Je continuai de pivoter sur le même mouvement tout en levant mon coude droit qui percuta sans douceur le menton du marin.
L’autre, qui achevait de se relever, reçut pour la seconde fois son copain sur le dos. Ils retournèrent ensemble au trottoir.
— Cessez de faire les cons, dis-je gentiment. Je ne suis pour rien dans vos malheurs.
Ils se désempêtrèrent et se retrouvèrent assis l’un près de l’autre, me dévisageant avec surprise. Il faisait assez sombre, malgré l’enseigne au néon allumée au-dessus de l’entrée du dancing. Néanmoins, ils purent se rendre compte qu’ils ne m’avaient jamais vu auparavant.
— Qui c’est, ce type ? questionna l’un d’eux.
— Je vous avais pris pour le taulier, expliqua celui qui avait voulu me frapper.
Je lui lançai son calot. Il l’attrapa, l’enfonça sur son crâne, jusqu’aux oreilles. Puis il se frotta le menton.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Ils se relevèrent en prenant appui l’un sur l’autre. Ils étaient mal assurés sur leurs jambes et tenaient visiblement une sacrée cuite.
— Y avait un mec qui ne nous plaisait pas. Il avait une sale gueule…
Ils prirent tous les deux un air buté et me considérèrent par en dessous, se demandant peut-être si ma tête leur plaisait ou pas.
— Vous êtes un compatriote ? demandèrent-ils ensemble.
— Oui… Je suppose que vous avez fait toutes les boîtes de la ville ?
— Pas toutes. On est arrivés ce matin, alors c’est notre première soirée. On doit rester à Rotterdam pendant toutes les fêtes de fin d’année…
— Vous avez fait des boîtes à strip-tease ?
— Ouais…
— Vous avez peut-être vu une fille qui s’appelle Isa Belle, en deux mots.
Ils se regardèrent, firent la moue.
— Nous, vous savez, les noms, on s’en balance. C’est plutôt les fesses qui nous intéressent.
Je souris.
— Merci quand même, les gars. Et bonne fin de soirée.
— On va essayer.
Ils pivotèrent sur leurs talons et partirent, bras dessus, bras dessous, vers le carrefour de Gravendijkwal et de Rochussen Straat, où se trouvait une station de taxis.
J’eus un frisson, car le vent qui soufflait en rafales était glacé et pénétrant. Une automobile passa, ses pneus chuintant sur l’asphalte humide. Un chien, immobile entre les rails de tramways, au centre de l’avenue, m’observait. Ses yeux étincelèrent comme deux miroirs dans la lumière des phares de la voiture.
Je poussai les battants de la porte et franchis le seuil. J’aperçus un vestibule carré et à droite, au fond, un couloir assez large dont tout un mur était tapissé de portraits d’artistes. Du côté opposé aux portraits, une grosse fille blonde, assise sur un comptoir, bavardait avec le préposé au vestiaire, un type entre deux âges, vêtu de sombre, qui me lança un regard aigu.
Je me mis à regarder les photos. Il y en avait bien une centaine, mais je n’examinai que les plus récentes et seulement celles qui représentaient des femmes, lisant les noms imprimés dessus. Faute de trouver ce que je cherchais, je décidai d’entrer quand même et d’interroger le barman.
Le préposé prit mon manteau et mon chapeau et me donna un ticket. Il n’était pas aimable, mais cela m’était bien égal. J’entrai dans la salle, vaste et sombre. Un orchestre jouait et quelques couples dansaient un cha-cha-cha sur la piste. Le bar était à droite, dans un renfoncement. Je m’y rendis et m’installai sur un tabouret. On voyait peu de monde dans la salle et un seul autre client au bar, qui se disputait avec le barman au sujet d’une addition.
La grosse fille blonde que j’avais vue au vestiaire arriva en roulant de la croupe et vint s’asseoir tout près de moi. Elle était sûrement jeune, mais elle aurait pu perdre une quinzaine de kilos sans faire pleurer personne. Elle parla en hollandais et je compris qu’elle me demandait de lui offrir un verre.
— Do you speak English ?
Elle le parlait suffisamment pour répéter sa requête et même un peu plus.
— Donnez-moi une cigarette, dit-elle.
— Je ne fume pas.
— Alors, offrez-moi un paquet. Vous n’avez qu’à demander au barman.
— Pour quelle raison ?
Elle haussa les épaules. Une autre fille émergea de l’ombre de la salle. Elle était brune, mince, assez jolie. La blonde lui parla de moi et elle vint s’asseoir de l’autre côté. J’étais bien encadré.
— Vous nous offrez un verre ? questionna la brune.
Le barman cessa de se disputer avec l’autre client et vint vers nous.
— Donnez à boire et des cigarettes à ces jeunes filles, dis-je, et un bourbon pour moi, avec de la glace.
Les filles reconnaissantes me saisirent chacune un bras et se serrèrent contre moi : un gros sein mou à gauche, un petit sein dur à droite. Je les repoussai.
— Du calme, recommandai-je. Mon médecin m’a défendu tout excès.
— Vous travaillez sur les bateaux ? demanda la brune en reprenant une position verticale.
— Non. Je suis notaire.
Elles parurent franchement étonnées. Dans ce dancing de troisième catégorie, elles devaient voir plus de matelots que de notaires.
— Je cherche quelqu’un, expliquai-je, pour un héritage.
— C’est peut-être moi, gloussa la grosse blonde.
— C’est une strip-teaseuse qui se fait appeler Isa Belle, en deux mots. On m’a dit qu’elle passait en ce moment dans un cabaret de Rotterdam.
Elles se penchèrent sur le comptoir pour se regarder par-devant moi et se parlèrent en hollandais. Puis :
— De toute façon, reprit la brune, c’est pas ici que vous risquiez de la trouver.
— Pourquoi ?
— Y a pas d’attractions, ici, c’est seulement un dancing.
— Et les photos dans le hall ?
— Un attrape-nigaud, expliqua-t-elle.
Le barman arrivait avec les consommations. La brune lui demanda s’il avait jamais entendu parler d’Isa Belle.
— Oui, dit le barman, pourquoi ?
Je retins ma respiration. La brune lui expliqua que j’étais notaire et que je cherchais Isa Belle pour un héritage.
— Sans blague ? fit le barman.
Je bus une gorgée de bourbon et hochai la tête.
— Sans blague, affirmai-je.
— L’an dernier, reprit-il, à peu près à cette époque, elle passait au Casino de Paris. C’est une grande blonde, bien balancée.
Il dessina des formes suggestives avec ses mains et son regard devint brillant.
— Je ne sais pas, dis-je, je ne l’ai jamais vue. Où est-ce, le Casino de Paris ?
— Dans le Het Park, vous connaissez ?
— Je vais prendre un taxi.
Je bus une seconde gorgée de bourbon.
— C’est marrant, reprit le barman. Vous êtes le deuxième ce soir à me parler d’Isa Belle…
— Ah ! fis-je sans manifester d’autre intérêt bien que ma curiosité fût piquée à vif.
— C’était aussi un notaire ? questionna la blonde avec avidité.
— Je n’en sais rien, répliqua le barman. Il m’a simplement demandé si je savais où passait Isa Belle. Il avait fait toutes les boîtes du coin…