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Les îles de la mort

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  Titre original américain :
  
  
  
  WAR FROM THE CLOUDS
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1980.
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  ISBN : 0-441-87192-5
  
  ISBN : 2-258-01252-X
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Pas de doute, c’est bien un fusilier marin cubain. À quoi je vois ça ? Simple comme bonjour. Un fusilier marin cubain, ça se reconnaît : 1) à son incroyable aplomb, 2) à sa démarche de conquérant. Même quand ça se croit tout seul, comme en ce moment, même quand ça sue sang et eau sur un sentier de montagne ou que ça se taille un chemin dans la jungle à coups de machette. Et puis, il faut bien le dire, quand ça porte un uniforme cubain, un uniforme de fusilier marin en plus, ça réduit pas mal les hypothèses…
  
  Je lui file discrètement le train depuis une dizaine de kilomètres. La nuit est chaude. On vient de s’offrir une balade dans les rocailles volcaniques de Monte Toro, puis une excursion à travers une portion de forêt tropicale, et je commence à en avoir plein les bottes. Ah, le voilà quand même qui s’arrête pour souffler un brin avant d’attaquer l’ascension d’Alto Arete.
  
  Alto Arete est un pic qui s’élève à un peu plus de mille mètres au-dessus de la jungle. Au sommet, sur un étroit plateau, se dresse une vieille abbaye protégée comme une forteresse. C’est le repaire de don Carlos Italla, un moine pas comme les autres, une espèce d’homme-dieu sanguinaire qui recrute des guérilleros et fait tout son possible pour empêcher la paix de s’installer dans la petite île de Nicarxa.
  
  Et les fusiliers marins cubains sont là pour appuyer les projets de ce vilain frocard. Disons qu’ils lui servent de bras gauche.
  
  Quel est mon rôle dans tout ça ? me demanderez-vous. Eh bien voilà : ma mission consiste à renverser l’homme-dieu, à virer les Cubains et, ensuite, à ramener les autres moines à la raison ou, sinon, à les éliminer. En un mot, je viens rétablir la paix sur Alto Arete et dans la vallée de la Reina qui s’étend en contrebas.
  
  Mais d’abord, les présentations, pour ceux qui ne sont pas au courant. Mon nom ? Nick Carter. Mon job ? Pour le moment, renverser don Carlos Italla.
  
  Voici ce que m’a dit David Hawk, mon boss :
  
  — Nick, nous venons de mettre la dernière touche au traité de paix qui marquera la fin de la guerre entre le Nicarxa et Alpaca.
  
  Il y a en permanence douze à quinze petites guerres dans le vaste monde mais c’est toujours les gros conflits qui ont droit à la publicité. Pour être honnête, je ne savais même pas qu’il y avait la guerre entre ces deux petites républiques insulaires situées au sud de Cuba. J’ai quand même pris mon air averti et j’ai demandé :
  
  — Les deux pays sont d’accord pour signer, Sir ?
  
  — Oui, a répondu Hawk. Toutes les parties concernées veulent la fin des hostilités, à l’exception de don Carlos Italla. Il s’est juré de faire tomber le pouvoir en place au Nicarxa. Pour des raisons de divergences religieuses, essentiellement. En outre, certaines rumeurs prétendent que lui, ou peut-être des membres de sa famille, auraient été victimes d’atrocités dans ce pays. Je ne connais pas les détails. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il faut ramener don Carlos sur le sentier de la paix, avec ou sans son consentement. Vous sentez-vous à la hauteur de cette tâche, Nick ?
  
  Un autre m’aurait posé cette question et il aurait sûrement fait connaissance avec mon direct du droit. Mais c’était Hawk, mon boss.
  
  — Certainement, Sir, je lui ai répondu. Cela me paraît enfantin.
  
  Si j’aurais su… je me serais tu. Ou, tout au moins, je n’aurais pas répondu avec une naïveté aussi pyramidale.
  
  Maintenant que je suis là, je m’aperçois que j’en ai encore un bon bout à apprendre. Et mon petit doigt me dit que, quand je l’aurai appris, il y a peu de chances pour que je me mette à sauter à pieds joints en poussant des cris de joie. Ma seule certitude, à présent, c’est que don Carlos et ses lieutenants sont barricadés sur ce sommet que j’aperçois là-haut, coiffé d’une grande perruque de nuages noirs. Ils sont armés jusqu’aux dents et, pour les atteindre, il n’y a qu’un chemin : un raidillon coupé en plusieurs endroits par d’énormes failles. Naturellement, les accès sont gardés du haut en bas. Le pied, quoi !
  
  Heureusement qu’il y a le fusilier cubain. Parce que, il l’ignore encore, mais il va me raconter tout ce que je veux savoir.
  
  Ce que je veux savoir, c’est combien d’hommes défendent le pied et le sommet de ce pic. Ce que je veux savoir, c’est aussi ce qu’ils ont installé comme protections le long de la montagne : champs de mines, clôtures électrifiées, chausse-trapes, chiens de garde, et tutti quanti.
  
  Je profite de la halte pour me rapprocher du Cubain. Je suis à moins de cent mètres de lui, maintenant. Il ne m’a toujours pas vu. Il exécute quelques flexions des genoux, deux ou trois torsions du buste puis se croise les doigts derrière la nuque et s’assouplit les épaules en tirant les coudes le plus loin possible en arrière. Ensuite, il souffle un bon coup et redémarre sans prévenir.
  
  À mon avis, il nous reste encore trois bonnes bornes avant d’atteindre le bas du sentier qui grimpe presque verticalement jusqu’au sommet ourlé de cumulus. Le fusilier mène une cadence d’enfer et je transpire comme un eunuque invité à un five o’clock privé par quelques dames du sérail. Il me distance, bon Dieu ! Je me mets à crapahuter comme un G.I. qui entend dans son dos le moteur de la voiture-balai et, ça y est, je comble l’écart.
  
  On arrive en vue d’une petite ferme nichée au pied des hauteurs. Quelques moutons font des heures supplémentaires et broutent tranquillement dans un pré séparé de nous par un petit torrent tarabiscoté. Aussi serein qu’un téléspectateur qui descend une canette de bière en visionnant un face-à-face électoral sur son petit écran, mon Cubain quitte le sentier et met le cap sur la maison.
  
  J’attends qu’il ait traversé le torrent et je vérifie mon arsenal. Dans son holster, au creux de mes reins, se trouve Wilhelmina, ma petite chérie à la crosse vierge. S’il fallait que je taille une encoche chaque fois que mes fonctions me contraignent à refroidir l’un de mes contemporains, mon pauvre Lüger aurait la tronche d’un Scarface à la puissance dix.
  
  Enveloppée dans une pochette de laine, Pierre, ma petite bombe à gaz en forme d’œuf, tient sagement compagnie aux délices de ces dames. C’est un trio indissociable que je dissimule pudiquement jusqu’à ce que vienne le moment de s’agiter et de s’en servir. Mais, en toute franchise, je ne saurais dire laquelle de ces trois petites boules m’est la plus précieuse.
  
  Et puis il y a Hugo, mon fidèle stylet à détente automatique, sanglé à mon avant-bras dans un étui de chamois, et qui n’attend qu’une torsion de poignet pour sauter dans ma main et me prêter son concours.
  
  Je me cache derrière un bananier. Tout en surveillant l’arbre d’un œil pour éviter une mauvaise rencontre avec les scorpions grand format qui raffolent de bananes vertes, je regarde le Cubain disparaître sous la véranda de la fermette. Je vois la porte s’ouvrir sous le clair de lune et une coulée de lumière jaune s’étale sur le seuil comme une omelette baveuse. Même quand on est cubain et fusilier marin, on doit avoir la gorge en parchemin après une virée pareille. Le bel athlète va se faire offrir un verre d’eau, ou peut-être un petit coup de vino.
  
  Le hurlement suraigu que j’entends presque aussitôt me dit que j’ai dû me tromper quelque part dans mes déductions. C’est une femme qui a poussé ce cri. Deux hypothèses de substitution fusent immédiatement dans ma bouillonnante cervelle : soit mon Cubain ne sait pas s’y prendre pour demander poliment à boire, soit il demande autre chose qui n’emporte pas l’agrément de son hôtesse.
  
  D’un coup de poignet, je fais sauter Hugo au creux de ma paume et je démarre sur la pointe des pieds. Pas question d’utiliser Wilhelmina. Le détachement de fusiliers marins est stationné à trois kilomètres. Un seul coup de feu, et ça débarque en quatrième vitesse.
  
  Les gueulements, eux, ne devraient pas les empêcher de dormir. C’est presque devenu un bruit de fond habituel dans cette petite île paradisiaque depuis que don Carlos les a appelés à la rescousse. Surtout les gueulements de femmes. Moi, c’est un truc qui me hérisse le poil.
  
  Un soir, à l’heure du digestif, Hawk m’a fait une confidence :
  
  — Vous voulez savoir ce que je pense de vous, Nick ?
  
  — Certainement, Sir.
  
  — Je vous fais totalement confiance lorsque je vous envoie combattre les ennemis les plus durs à cuire ou les plus retors. Je suis convaincu que pas un ne parviendra à vous surclasser. À mon avis, c’est par surprise que vous tomberez, au moment où vous vous y attendrez le moins.
  
  — Comment, Sir ?
  
  — En suivant le jupon d’une femme.
  
  Sacré lui. Je n’ai pas osé répondre que les femmes ne portaient plus de jupons depuis belle lurette, tout au moins celles que je suis. Détruire gratuitement les illusions d’autrui, ça n’est pas mon truc. Mais, pour le reste, il m’arrive parfois de me demander s’il n’avait pas raison…
  
  Un bond de félin – superbe, sans me vanter – me permet de franchir le torrent sans même mouiller mes semelles. La porte de la ferme est close, maintenant. Un autre cri, moins distinct, éclate dans la nuit. Effrayé, un gros oiseau s’envole du bananier et s’enfuit dans un flappement d’ailes avec des hululements qui me donnent la chair de poule. Et puis c’est le silence. Je n’entends plus que le clapotis du torrent.
  
  J’entre dans l’ombre de la fermette en contournant prudemment la véranda qui chapeaute le seuil. Un coup d’œil par les trois premières fenêtres ne m’apprend rien de bien passionnant : une chaise renversée, une cruche brisée, un tapis de travers et tout froissé. Apparemment, il y a eu de la bagarre dans la pièce principale, mais c’est ailleurs que se déroule le deuxième round. Par la quatrième fenêtre, je vois le fermier et sa femme, tassés l’un contre l’autre dans un coin de leur lit. Autant le dire tout de suite, ce n’est pas pour se tenir chaud. Ils sont attachés ensemble, ficelés comme des saucissons.
  
  Un coup d’œil par la cinquième fenêtre me fait découvrir un adorable tendron, nue comme un ver et recroquevillée au bout d’un petit lit. Ça me permet d’établir une chronologie succincte des événements : le Cubain est entré, il a trouvé les vieux paysans avec leur fille et il les a ligotés pour s’offrir un tête-à-tête avec la jouvencelle. Mais, visiblement, ce n’est pas de son plein gré qu’elle s’est déshabillée. Le soudard lui a donné un coup de main. Des vêtements gisent à droite et à gauche dans la chambrette, certains en très piteux état. Il devait être pressé, le camarade barbudo. Et sincèrement, mis à part que, moi, je n’ai pas l’habitude de faire ça sans demander la permission, je le comprends un peu. Si on ne regarde pas trop les grosses larmes qui roulent sur ses joues, la demoiselle est divine. Comment la décrire ? À croquer, je vous dis. Belle comme une orchidée sauvage. Elle a un visage fin, encadré par de longs cheveux très noirs qui ruissellent en cascade jusqu’à ses seins hâlés. C’est une luxuriance de charmes que, malgré tous ses efforts, elle ne parvient pas à dissimuler. La tâche est insurmontable pour ses gracieuses petites menottes.
  
  Les larmes, moi j’en connais des que ça stimule et, à le voir se démener pour enlever son pantalon, le Cubain doit être de ceux-là. Il tire la langue en salivant, le gros dégueulasse, savourant à l’avance le festin qu’il va s’offrir. Mais ça, c’est de la confiture pour les cochons. Mon vieux Nick, il va falloir que tu fasses quelque chose. Je vois le barbudo, les yeux à moitié sortis de la tête. Il promène un regard lubrique sur la poitrine bronzée, redescend lentement le long du ventre, s’attarde un moment sur la petite toison lustrée puis caresse les longues cuisses d’airain sur lesquelles la flamme vacillante de la lampe à pétrole fait danser des luisances diaprées.
  
  Hop ! le pantalon tombe. Le Cubain l’expédie négligemment à l’autre bout de la pièce. Je pose les mains sur le rebord de la fenêtre en serrant Hugo entre mes dents. Je pousse sur la fenêtre. Elle ne veut rien savoir. Je pousse un peu plus fort. Rien.
  
  La veste de treillis va rejoindre le falzar. J’avais déjà remarqué que le soldat cubain n’était pas un gringalet mais, là, je vois que c’est une force de la nature. Il a des épaules et des biceps à la Cassius Clay. Il a l’air content de lui. Un grand sourire Gibbs fleurit sur son visage, entre barbe et moustache. Puis il passe les pouces dans la ceinture de son slip et se tourne de l’autre côté pour l’enlever. Je vois d’abord une paire de miches fermes et charnues puis les muscles de son dos qui se gonflent lorsqu’il se redresse et envoie le calbar valser au loin. La fille, elle, a vue sur le côté face et, à ses prunelles noires dilatées de terreur, je devine que l’instrument est proportionné au reste de l’individu.
  
  C’est à ce moment-là qu’elle me donne l’occasion d’intervenir sans attirer l’attention du Cubain ni celle de ses copains qui roupillent à trois kilomètres. Le gars est tellement confiant dans sa supériorité qu’il a peinardement calé son fusil au pied du lit. Brusquement, la fille se détend et plonge vers l’arme.
  
  C’est une rapide, la mignonne. Elle a déjà la main sur le canon quand le barbudo réagit. Moi, je profite de l’agitation pour serrer mes deux poings ensemble et je cogne d’un coup sec au milieu de la fenêtre. La crémone cède.
  
  La fille est en train de rugir comme une tigresse. Le type empoigne son fusil par la crosse et hurle en égrenant tous les gros mots de son répertoire. Ça me permet d’enrichir au passage mon petit vocabulaire espagnol. Si vous connaissez un peu les Latino-américains, essayez d’imaginer la scène et vous comprendrez pourquoi ils ne m’ont pas entendu. C’est seulement quand je me relève au milieu de la pièce que le fusilier cubain se rend compte de ma présence. Il retrousse les babines et montre les crocs, comme un chien acculé dans un coin et prêt à vendre chèrement sa peau.
  
  — Que pasa ? jappe-t-il rageusement. Quien es ?
  
  C’est plus fort que moi, je ne résiste pas à un petit vanne :
  
  — Simplement un empêcheur de culbuter en rond.
  
  Dommage qu’il ne parle pas l’anglais. Mais si. Je vois son rictus s’étirer. Le coin de sa bouche se met à trembler nerveusement. Il a compris.
  
  On se guette. On s’observe. Du regard, je lui dis : « Si tu ne bouges pas, je ne bouge pas. Mais, si tu tentes quoi que ce soit, alors, là, ça va dégringoler ! » Enfin, quelque chose dans ce goût-là, quoi.
  
  C’est alors que la fille lâche le fusil et retourne s’installer sur son petit lit.
  
  On est bien tous les mêmes… On ne peut pas s’en empêcher, ni lui ni moi. Nos deux têtes pivotent vers elle et on reluque. Son anatomie nous aimante. C’est une bombe anatomique. Bien sûr, la jolie s’en aperçoit et, pour qu’on n’oublie pas de s’entretuer, la voilà qui se recouvre d’un drap. Aussitôt, nos têtes se retournent l’une vers l’autre. On est nez à nez, les yeux dans les yeux. Quel est le plus étonné des deux ?
  
  J’ai Hugo dans la main. Il a son fusil dans la main.
  
  — Who are you ? qu’il dit.
  
  Sa rapière est en berne, maintenant. Je préfère, ça commençait à me gêner. Je pointe Hugo sur le membre flasque et je me présente :
  
  — Je m’appelle Nick Carter, fais-je poliment, également connu sous le nom de N3, agent numero uno de l’AXE. Est-ce que ça éclaircit les choses ?
  
  Tout doucement, tout doucement, le barbudo approche un doigt du pontet de son fusil. Ses grands yeux bleus sont rivés sur mes grands yeux bruns. Et, pourtant, je sais qu’il crève d’envie de se payer un coup de mirettes vers le lit, histoire de voir si la beauté n’a pas trouvé qu’il faisait un peu trop chaud sous le drap. Je le sais parce que, moi aussi, j’en crève d’envie…
  
  Mais je sais me raisonner quand il le faut. Avec l’autorité dont je suis capable de faire preuve en cas de besoin, j’ordonne :
  
  — Baisse ton arme ou je te fais bistou-bistou !
  
  — Bistu-bistu ?
  
  — Bistou-bistou, c’est bistouri-bistouriquette, ma botte spéciale. Ça fait très très bobo. Mais, si tu veux que je te montre…
  
  — No hablo inglés, assure le barbudo.
  
  Bizarre. Moi, j’aurais juré le contraire. En tout cas, il est gonflé. La pointe de Hugo est presque au contact de son membre viril. Son doigt glisse encore d’un demi-centimètre vers le pontet et, brusquement, il avance un pied en levant son arme. D’un rapide coup de poignet, j’abaisse Hugo vers la droite. Une toute petite entaille apparaît sur le zizi du monsieur, juste à l’endroit où il disparaît dans une épaisse touffe de poils noirs crêpelés. Le type hurle dans le langage universel de la douleur. La fille hurle dans celui de la terreur.
  
  Le doigt du Cubain passe du pontet à la détente. Slash ! Hugo fend l’air en remontant vers le danger. Bien visé. Je sens le raclement de l’os sous la lame. Je lui ai presque sectionné l’index.
  
  Le fusil fait une pirouette dans la pièce, comme prévu. La fille se remet à hurler, comme prévu. Le castriste semi-castré porte une main sanglante à son sexe sanglant, comme prévu. Décidément, je prévois tout. Et, ce coup-ci, tout a marché comme prévu. C’est rare, alors j’apprécie.
  
  Lorsque j’ai délivré le vieux couple de fermiers et utilisé les cordes pour ligoter mon virtuose du fusil et de l’arbalète, je passe aux questions.
  
  Les braves paysans s’appellent Jorge et Mélina Cortez. Leur fille, Elicia. Elle n’a que dix-sept ans. Ils ont aussi un fils de dix-neuf ans, Antonio, qui a été enrôlé dans les guérilleros d’Italla. Ça fait un an et, depuis, aucune nouvelle de lui.
  
  Ce que j’apprends ensuite me donne envie de vomir. De vomir et aussi de cogner.
  
  Elicia a perdu sa fleur il y a trois mois quand les fusiliers marins sont arrivés de Cuba. Ça s’est passé à peu près comme ça allait se passer ce soir si je n’étais pas intervenu. Un jour, un fusilier cubain plein comme une barrique a vu la fille passer à cheval dans la campagne. Comme le coup d’œil en valait la peine, il a voulu voir si le reste aussi. Il a suivi Elicia jusque chez elle et, après avoir attaché les parents, il l’a violée. Apparemment, ça lui a bien plu et, comme il était collectiviste convaincu, il s’est empressé de faire circuler l’information parmi ses collègues.
  
  — Et boilà, me dit le vieux Jorge. Céla doure commé ça dépouis trois mois. Presqué tous les soirs, un Cubano vient à la casa. Chaqué fois c’est la mêmé chosse. Il nous ligote et il arrache les vêtéments dé la notré fille pour la bioler.
  
  — Vous devriez acheter une arme pour vous défendre.
  
  — Vous n’y pensez pas, señor. Si yé fais ça, ils ont promis dé nous massacrer. Ensuite, ils bioleront Elicia tous, l’un après l’autre, en lui faisant soubir des sébices qué yé n’oserais pas bous raconter.
  
  — Et Italla tolère ce genre d’agissements ?
  
  — Señor, me répond le paysan avec une sagesse infinie, don Carlos a bésoin des fousiliers marins. Il n’a pas bésoin d’un couple de bieux fermiers et de leur fille.
  
  Il a raison. Mais une autre chose m’étonne. Je demande :
  
  — Et pourquoi don Carlos persiste-t-il à faire la guerre alors que les deux gouvernements veulent la paix ?
  
  Cette question, je l’ai posée à Hawk, je l’ai posée au Président, même. Je n’ai eu que des réponses évasives, entourées de fioritures verbales diplomatiques. Du blabla, quoi.
  
  — Parce que c’est un homme de Satan, señor, pas un homme de Dieu.
  
  C’est d’une simplicité sidérante, poignante presque. Mais c’est la première fois que quelqu’un ne répond pas à côté de la question. Et, sans être superstitieux pour deux ronds, j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de réel là-dessous. Par contre, quand le bonhomme me fait la description de don Carlos Italla, je me surprends à souhaiter intérieurement qu’elle soit exagérée.
  
  — Il est monstroueux, señor. Ennormé. Il mésoure plous dé deux mètres dix et il pèse plous dé cent cinquante kilos. Il a des yeux commé des braises, qu’on dirait dou phosphore en fousionne. Abec ses grosses mains, il peut prendré ouné poutre en acier et la casser en millé morceaux. Et sa boix, señor, sa boix ! Elle est terriblé ! Quand il parle, on croirait qué grondé lé tonerre !
  
  Brrr ! À vous coller des frissons dans le dos. Visiblement, don Carlos est devenu l’ogre de cette petite île. Les légendes naissent facilement et circulent vite dans ces contrées.
  
  Elicia a été très ébranlée par ma petite prise de bec avec le Cubain. Elle est en état de choc. Sa mère l’a baignée puis elle l’a enroulée dans un poncho et l’a reconduite dans sa chambre. Maintenant, elle la berce sur ses genoux en lui chantant une vieille chanson où il est question de princes charmants qui mènent la vie de château en Espagne. Elle la dorlote comme une gosse. Parce que c’est une gosse. Malgré son corps de femme, elle n’était pas mûre pour encaisser ce qu’elle a subi, surtout de la façon dont le lui ont fait subir ces sabreurs pourris venus de l’autre côté des Caraïbes.
  
  Chaque nouvelle parole du père Cortez me fait bouillir de colère. Et le barbudo écoute ça, tranquillement, un demi-sourire sur les lèvres. Pour lui, il n’y a apparemment pas de quoi fouetter un chat.
  
  De temps en temps, il esquisse quand même une grimace et presse les mains sur son arbalète meurtrie. Quand je pense que je ne me suis même pas senti le cœur de les lui ficeler dans le dos… Carter, tu es presque con à force d’être bon. Si j’avais su, je lui aurais tout coupé. Les mains et le reste.
  
  Je me lève et je m’approche de lui.
  
  — Debout !
  
  — No entiendo, fait le Cubain en me regardant d’un œil goguenard.
  
  — Je sais que tu comprends, fumier !
  
  Il aurait intérêt à faire gaffe, l’ami. Il m’a déjà assez échauffé comme ça et, s’il me pousse vraiment à bout, ça va faire très très mal pour son matricule.
  
  D’un geste catégorique, je lui donne l’ordre de se lever et il obtempère, cette fois. Je l’attrape par le col et je le pousse à l’extérieur, en direction de l’écurie. Dans la main droite, j’ai toujours Hugo et, dans la gauche, la lampe-tempête que m’a prêtée le vieux paysan nicarxain.
  
  J’en profite pour introduire ici une parenthèse qui ne manquera pas d’intérêt pour les lettrés. Est-ce que les habitants du Nicarxa s’appellent bien les Nicarxains ? Point d’interrogation. À mon avis, la question mériterait d’être débattue par une commission linguistique des Nations Unies. Et, s’il n’y avait qu’eux. Mais, avec l’accession à l’indépendance, ça ne va pas en s’arrangeant. Regardez le Sri Lanka, par exemple. Avant, c’était Ceylan et ses habitants s’appelaient les Cingalais. Simple comme bonjour. Moyennant quelques coups de règle sur les doigts, les élèves des écoles arrivaient à se faire entrer ça dans le crâne. Mais, maintenant, comment on dit ? Les Srilancatins ? Ça fait un peu drôle, non ?
  
  Et le Zimbabwe, tiens. Comment ils s’appellent, les habitants du Zimbabwe ? Les Zimbabouins ? Hein ! Pas simple, pas simple, tout ça. En tout cas, jusqu’à nouvel ordre, les habitants du Nicarxa, pour moi, ce sera les Nicarxains et ceux d’Alpaca, ce sera les Alpacains. Vu ? Ceux qui ne sont pas d’accord n’ont qu’à aller feuilleter leur atlas. Fermez la parenthèse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Pistola – c’est le nom de la jument – nous regarde entrer avec des yeux pleins de terreur. Est-ce que j’ai l’air si méchant que ça ? Probable. Parce que, dès qu’on a posé un pied dans la vieille écurie délabrée, le fusilier marin cubain se met à siffloter d’un air détaché. Mais il ne me la fait pas. Ça, c’est le système pour oublier qu’on crève de trouille.
  
  Et il n’a pas tort de les avoir à zéro. Vu ce que j’ai l’intention de faire maintenant, je ne peux pas me permettre de le laisser en circulation. Sitôt qu’il a les mains déliées, sa langue se délie aussi. Il se montre très coopératif.
  
  Le barbudo – qui a le grade de sergent et porte le nom de Luis Pequeño – m’apprend que le contingent cubain est sous les ordres d’un certain colonel Ramón Vasco lequel, à ce que je peux comprendre, est tout aussi dingue et fanatique que Carlos Italla. Vasco est né à New York et ce n’est qu’en 1957 qu’il est rentré à Cuba pour rejoindre le maquis de Castro. Tout ce qui, de près ou de loin, touche aux États-Unis lui inspire une haine féroce.
  
  — Il nous a dit, me déclare Pequeño, que, si nous rencontrions des Américains dans cette île, il fallait les étriper et les donner en pâture aux cochons.
  
  — O.K., je ferai attention quand je croiserai tes companeros. Maintenant, raconte-moi un peu comment ça se passe sur Alto Arete.
  
  — C’est absolument imprenable, m’assure non sans fierté le grand Pequeño. Le seul côté accessible est celui du Monte Toro, mais il y a des failles dans le chemin et il faut des cordes pour les franchir. C’est une idée du colonel Vasco. Il a fait dynamiter le passage à plusieurs endroits et a placé des postes de surveillance au-dessus des trous.
  
  Il m’explique très précisément le processus. Lorsque quelqu’un arrive, les soldats commencent par vérifier s’il est bienvenu. Si oui, ils lui lancent des cordes pour lui permettre de franchir la faille. Sinon, c’est des rochers qu’ils lancent, et le pauvre type n’a aucune chance de s’en tirer. Les postes de surveillance sont creusés dans la paroi de la montagne. On ne les voit pas. Donc, impossible de tirer sur les sentinelles pour les déloger.
  
  Mais ça, ce n’est que la dernière étape du voyage. Avant d’atteindre le bas du sentier, il faut traverser le camp des fusiliers marins, au pied du Monte Toro. Aux dires du sergent Pequeño, environ un millier d’hommes y bivouaquent. Ça fait beaucoup de monde et les consignes de sécurité sont extrêmement rigoureuses. Jusqu’à présent, personne n’a réussi à franchir ce premier barrage.
  
  De plus, en admettant qu’un visiteur indésirable parvienne à sortir vivant et du camp cubain et du chemin – qui, soit dit en passant, est parsemé de pointes d’acier enduites de curare –, il rencontrera un joli petit champ de mines juste avant le sommet d’Alto Arete. Si, par un coup de chance pas croyable, il arrive encore à sortir de là en un seul morceau, il trouvera, un peu plus loin, une haute clôture métallique sous tension de dix mille volts. Imaginons que, contrairement à toutes les règles de la vraisemblance, il parvienne à franchir cette clôture sans être transformé en jambon braisé, il lui faudra alors faire face à une centaine de moines fanatisés et armés de pied en cap, sans parler des meutes de chiens délibérément contaminés par l’ultravirus de la rage.
  
  L’attaque par voie aérienne est aussi exclue que le reste. Le périmètre d’Alto Arete est entièrement truffé de canons de D.C.A. contrôlés par ordinateurs. Cette défense implacable ne fait aucune différence. Ce qui s’approche trop de la sacro-sainte couronne de nuages est abattu sans sommation. Toute l’aviation de la résistance a déjà été décimée et plusieurs appareils civils imprudents en ont aussi fait les frais.
  
  Comme si le tableau n’était pas encore assez déprimant, Pequeño ajoute :
  
  — Don Carlos prévoit de lancer son offensive révolutionnaire dans six jours. Il a des partisans dans la capitale et entretient un contact radio permanent avec eux. Un groupe d’alliés alpacains doit venir lui rendre visite prochainement au sommet de sa montagne. S’il obtient leur soutien inconditionnel, il passera à l’action. Avec notre aide, ses guérilleros anéantiront toute forme de résistance gouvernementale. Nous devons même supprimer les membres de la commission qui essaient d’élaborer le traité de paix entre les deux pays.
  
  Le reste, il n’a pas besoin de me le raconter, je suis au courant, et mes informations me viennent directement du président des États-Unis. Italla deviendra le chef incontesté des deux petites îles. À elles deux, sous la férule de ces dingues assoiffés de sang et de pouvoir, les républiques de Nicarxa et d’Alpaca entameront une série de conquêtes qui pourrait bien servir de détonateur au troisième conflit mondial.
  
  À ma connaissance, je suis aussi le seul Américain dans l’île de Nicarxa. En dehors de lui-même et de sa bande de malades mentaux, je suis le seul à connaître les projets d’Italla. Moralité, N3, tueur d’élite de l’AXE, est le seul ici à pouvoir lui mettre des bâtons dans les roues.
  
  Seulement, il y a un hic, et un gros. Comment faire un boulot pareil avec pour seules armes ma cervelle, mon corps d’athlète grec et mon petit arsenal personnel ?
  
  Le sergent cubain sourit. Il a l’air content de lui. Il n’a plus peur pour deux ronds. Maintenant qu’il m’a gentiment raconté tout ce qu’il savait, il pense que je dois être débordant de gratitude.
  
  — Retourne-toi, lui dis-je. Ouvre la porte du box et entres-y. Je vais simplement t’attacher et te prendre ton uniforme. J’en ai besoin. Tu seras bien ici. Il fait chaud même la nuit. Je dirai aux fermiers de t’apporter à boire et à manger.
  
  Il entre dans le box, tranquille comme Baptiste. Je vois la peau de la jument tressaillir nerveusement sur son dos. Elle s’ébroue, effrayée par la lumière de la lanterne et par cette intrusion dans son intimité. Pequeño est détendu, confiant. Il sait bien qu’un bon Yankee nourri de Bible et de pop-corn ne peut pas avoir le courage d’éliminer froidement un adversaire gênant. Il sait aussi que presque chaque soir, un de ses copains vient rendre visite à Elicia et qu’il sera bientôt libre. Je ne cherche pas à le détromper. Autant le laisser quitter ce monde l’âme sereine.
  
  — Ah ! un dernier renseignement, fais-je en sortant un carnet et un crayon. Je voudrais que tu me fasses un plan des fortifications qui se trouvent au sommet d’Alto Arete. Ensuite, je te laisse tranquille. D’accord ?
  
  Il me faut un certain temps pour obtenir un croquis acceptable. Peut-être dans un sursaut de remords, Pequeño essaie maintenant de m’embrouiller. Mais il m’en a trop dit. Je relève les contradictions et j’insiste jusqu’à ce qu’il me ponde quelque chose de cohérent. Lorsque c’est fait, j’annonce d’un ton pépère :
  
  — Bien. Merci pour tout. Maintenant, je vais te laisser.
  
  Il me regarde avec un grand sourire. Je prends mon air de « Allez, sans rancune… C’est pas parce qu’on est dans des camps adverses qu’il faut se faire la gueule… » Puis je lève la main, comme pour lui donner une petite claque sur l’épaule.
  
  Mais c’est le centre nerveux que je vise, juste à la base du cou. Je serre les doigts de toutes mes forces. Pequeño perd immédiatement connaissance et s’écroule. Il a encore son grand sourire béat figé sur les lèvres quand je lui plonge Hugo dans la poitrine et que je lui tranche le cœur comme une pastèque.
  
  Il meurt en moins d’une seconde, sans s’être rendu compte de rien. Du boulot très propre. À peine une petite tache de sang dans la paille. J’attrape une pelle et j’enterre bien soigneusement feu Luis Pequeño. Le climat et le purin de Pistola auront vite raison de ses restes.
  
  
  — Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe !
  
  Non, ce n’est pas une variation sur le thème de Cielito lindo que pousse l’adorable Elicia. C’est des cris de panique. Encore blottie dans les bras de sa mère, elle regarde la porte, les yeux dilatés, le visage livide.
  
  — Allons, allons, dis-je. Du calme. Je ne suis pas le Cubain. Je lui ai juste emprunté son uniforme. Vous voyez bien que je n’ai pas de barbe !
  
  Le vieux Jorge et sa femme s’approchent de moi. Lorsqu’ils me reconnaissent dans la lumière jaune, leurs visages ridés s’éclairent de grands sourires qui me révèlent des dents régulièrement brossées à coups de caña.
  
  Le paysan se tourne vers la fille.
  
  — C’est vrai, niña, fait-il en espagnol. C’est l’homme qui t’a sauvée, pas l’autre. Mais… le Cubain. Qu’en avez-vous fait ?
  
  Je n’ai aucun intérêt à leur mentir. Je leur raconte la vérité, en glissant sur les détails, naturellement. De nouveau, l’horreur et l’inquiétude apparaissent dans leurs yeux. Je leur explique qu’ils n’ont rien à craindre, que les autres ne trouveront pas le cadavre.
  
  — Si je l’avais laissé en vie, il aurait été beaucoup plus dangereux pour vous. Il aurait tout dit. Évidemment, ses amis vont revenir voir Elicia et ils vont le chercher. Il faut que nous partions tous maintenant et que nous cherchions un endroit sûr dans les montagnes. Je vais essayer de…
  
  — Non, coupe Jorge en secouant énergiquement la tête. C’est ici que je suis né, c’est ici que je mourrai. Prenez Elicia avec vous et conduisez-la chez mon cousin dans les collines. Elle vous montrera la route. Ensuite, essayez de retrouver Antonio. Il vous aidera. Nous, nous restons !
  
  — Jorge, supplie Mélina en serrant sa fille sur son opulente poitrine. Elicia, ma petite Elicia, je ne veux pas qu’elle s’en aille…
  
  — Basta ! aboie le bonhomme en se tournant vers elle. Elle en a déjà assez vu comme ça ! C’est sa vie qui est en danger, maintenant ! Emmenez Elicia, señor. Emmenez-la vite.
  
  On organise une petit table ronde et on se met rapidement d’accord. Quand les Cubains viendront aux renseignements, les fermiers leur diront que Pequeño s’est pointé, qu’il a violé Elicia et qu’il l’a kidnappée. Bien sûr, ils feront des recherches. Mais j’ai enseveli le cadavre en profondeur et, vu l’odeur qui règne dans l’écurie, même les chiens ne retrouveront rien.
  
  Dix minutes plus tard, je récupère mon petit sac à dos en contrebas de la fermette. Je dissimule mon émetteur radio et je le laisse sur place pour plus tard puis je m’enfonce dans la nuit tropicale sur les talons d’Elicia. Il fait noir comme dans un four et, de temps en temps, il m’arrive de la frôler ou de la bousculer involontairement. À chaque fois, elle sursaute et se raidit comme si je l’avais poignardée. Dur dur, ça me met très mal à l’aise. Ce n’est pas le genre de réaction que je suscite habituellement chez les bipèdes du beau sexe.
  
  Au bout d’une heure environ, elle s’arrête brusquement sur une corniche qui surplombe la vallée. Boum ! c’est la collision inévitable contre son pare-chocs arrière. Honnêtement, je ne peux pas dire que la rencontre soit douloureuse. C’est chaud, doux et ça amortit remarquablement bien. En fait, ça a l’air d’avoir été conçu juste pour ça. Je me recule vivement, prêt à encaisser une réaction violente. Mais non, rien du tout. Au contraire, je sens son doigt qui se pose sur mes lèvres.
  
  — Chut ! fait-elle. Il y a un endroit dégagé devant nous. On peut voir leur camp mais il faut faire attention à ne pas être repérés !
  
  C’est la première fois que je l’entends s’exprimer autrement que par des cris de frayeur. Sa voix est mélodieuse, satinée. Une vraie caresse pour les oreilles. Je comprends qu’elle est enfin rassurée, qu’elle a cessé de me confondre avec les malfrats qui viennent régulièrement s’offrir un peu de bonheur à sens unique entre ses draps.
  
  On avance tout doucement et, effectivement, on trouve un endroit dégagé de végétation qui nous permet de voir clairement la vallée de la Reina. Enfin, quand je dis clairement, c’est une façon de parler dans cette nuit d’anthracite. J’aperçois les silhouettes sombres de petites habitations. Il n’y a pratiquement pas de lumières aux fenêtres. Depuis trois mois, les habitants se soumettent d’eux-mêmes à un genre de couvre-feu pour éviter de se signaler à l’attention dévastatrice des Cubains. Au fond de la vallée serpente un petit ruban moiré : le fleuve qui recueille l’eau des torrents et des ruisseaux en provenance du Monte Toro.
  
  En levant les yeux, je vois une grosse colonne noire qui s’élève vers le ciel. Alto Arete. On dirait une immense cheminée plantée dans la masse du Monte Toro. C’est la première fois que je peux l’admirer d’un point de vue aussi favorable. Le barbudo n’avait pas menti, ça a l’air imprenable. Je n’ai pas l’habitude de me laisser impressionner mais, vraiment, ça fait un drôle d’effet. Même si je ne savais pas ce qu’il y a en haut, je crois que je trouverais ça sinistre.
  
  On tire sur ma manche, ou plutôt sur la manche de Luis Pequeño. C’est Elicia. Décidément, elle devient de moins en moins farouche, la petite biche des tropiques.
  
  — Venez voir, dit-elle en m’attirant tout au bord de la corniche. Là-bas, à gauche, le reflet de lumière.
  
  Je me penche, prenant conscience d’être carrément au-dessus du vide et je vois le reflet. Une seconde plus tard, mes yeux se sont habitués et je comprends d’où il vient. Des dizaines de feux de camp sont allumés. Les points lumineux s’étendent le long d’une ravine adjacente à la vallée et autour de la montagne. Sur le fond de cette masse sombre, on dirait une guirlande électrique décorant un gros tronc calciné.
  
  À cet instant, je remercie ma bonne étoile qui m’a fait suivre la piste du fusilier marin cubain. Sans lui, je n’aurais jamais trouvé la famille Cortez ni Elicia. Et, sans Elicia, je n’aurais sans doute jamais trouvé ce sentier qui permet d’atteindre le camp cubain par les hauteurs opposées au Monte Toro. Je me serais peut-être jeté tête baissée dans la gueule du loup. J’aurais peut-être été étripé et donné en pâture aux cochons, ou encore aux chiens enragés qui gardent le sommet.
  
  — Derrière ce campement, murmure Elicia de sa petite voix décidément adorable, il y a celui des guérilleros qui soutiennent don Carlos. Personne n’ose s’en approcher. Mais je suis souvent venue à cheval jusqu’ici pour observer et je suis sûr que Antonio y est.
  
  — Si près de chez vous ! Je ne comprends pas pourquoi il n’a pas essayé de s’enfuir pour regagner la ferme.
  
  Je distingue mal l’expression de son visage mais je vois bien ses yeux brillants. Elle me regarde comme si j’étais le gringo le plus truffe qu’elle ait jamais rencontré. Puis elle répond d’un ton légèrement condescendant :
  
  — Les déserteurs sont abattus. Et leur famille aussi jusqu’aux cousins, femmes et enfants compris.
  
  — Charmant. O.K., allons chez votre cousin. Je reviendrai ici pour attendre le jour.
  
  — Pourquoi revenir ? Vous pourriez très bien vous cacher là-haut, vous aussi.
  
  — Non, Elicia. Je ne suis pas venu de si loin pour me cacher.
  
  Elle me touche le bras pour la deuxième fois. Ça me fait un petit frisson.
  
  — Bon, déclare-t-elle. Je ne me cache pas non plus. Je vais attendre ici avec vous.
  
  Je n’ai ni le temps ni l’envie de lui expliquer que j’envisage de m’infiltrer dans le camp grâce à l’uniforme du sergent Pequeño. Je la prends par le poignet et je la ramène sur le sentier. Elle se laisse faire sans rouspétance. J’annonce fermement :
  
  — Écoutez, Elicia. On va faire ce que je dis. Vous allez vous cacher chez votre cousin et moi, je reviens ici.
  
  — Ce sont toujours les étrangers qui donnent les ordres au Nicarxa, lance-t-elle d’un ton presque revêche.
  
  Puis elle pousse un long soupir. Je la regarde et, dans la clarté diffuse renvoyée par les feux de camp, je vois un petit sourire furtif traverser sa frimousse. Je pige que, pour une fois, elle est d’accord pour recevoir les ordres d’un étranger.
  
  Il nous faut encore trois heures pour atteindre la maison de son cousin, qui s’avère être une masure plantée sur le versant nord du Monte Toro. On a traversé le rio de la Reina et la vallée du même nom au moins trois ou quatre fois et je suis à moitié déboussolé. Pour tout dire, je me demande si je vais être capable de faire le chemin en sens inverse pour retrouver le poste de guet.
  
  On s’arrête sur la route poussiéreuse qui mène à la bicoque. Elicia vient tout près de moi. Elle sent la fleur d’oranger. Elle sort un sautoir de sa poche et me le colle dans la main.
  
  — C’est Antonio qui me l’a offert l’année dernière pour mes seize ans, chuchote-t-elle. Vous le lui donnerez et il saura que vous êtes un ami.
  
  — Ça, ça n’est pas évident, dis-je. Il pourra penser que je vous l’ai pris de force.
  
  — Non, répond Elicia d’un air futé. Avant de partir de chez mes parents, j’ai écrit un petit mot que j’ai enfermé dans le médaillon.
  
  Ça alors ! J’en reste comme deux ronds de flan. Donc elle m’a fait confiance dès le début. Les gestes de recul, les sursauts, les crispations, ça n’était pas pour moi. En fait, après avoir vécu ce que lui ont infligé ces gros porcs, elle aurait de quoi être dégoûtée des jules jusqu’à la fin de ses jours.
  
  Mais, vu la façon dont elle me sourit, ça a l’air de se dissiper assez rapidement. J’ai bien l’impression que la glace est brisée. Faut dire que, dans l’ensemble, et sans me lancer de fleurs, ces dames restent rarement insensibles à mon charme viril, auquel s’ajoute un tact indiscutable.
  
  Tiens, si je m’écoutais, je l’embrasserais pour lui dire au revoir. Finalement, je me ravise. Elle doit être encore un peu trop échaudée et, comme dit l’autre, il ne faut pas trop tirer sur la ficelle. Je suis en train de me tenir ces pertinentes réflexions quand je vois Elicia se dresser sur la pointe des pieds. Avant que j’aie eu le temps de dire ouf, elle me dépose un baiser furtif sur les lèvres puis fait demi-tour et file vers la petite maison.
  
  Je reste planté là, bras ballants, bête comme un collégien amoureux, essayant de distinguer le plus longtemps possible la forme de son corps qui disparaît dans les ténèbres. Vous me la copierez, celle-là.
  
  C’est presque à contrecœur que je retourne sur mes pas pour tenter de retrouver le poste d’observation qu’elle m’a montré.
  
  Lorsque j’y parviens, l’aube commence à éclaircir les cimes. J’ai encore devant les yeux l’image délicieuse d’Elicia en m’allongeant sur le sol, la tête à ras de l’abîme. Je me marre intérieurement en me disant qu’il ne faudrait pas trop me pousser pour que j’y plonge à corps perdu avec elle.
  
  Bien vite, mon sens du devoir reprend le dessus. La luminosité est bientôt suffisante pour me permettre une observation correcte. Je sors mes jumelles et mon sac et j’étudie le campement. Comme je m’y attendais, rien ne me permet d’identifier les compagnies. Pequeño m’a dit qu’il faisait partie de la compagnie B du Deuxième bataillon. Celui-là, il va falloir que je l’évite comme la peste. Ça doit déjà faire quelques heures qu’il a été porté manquant à l’appel et je n’ai aucune envie de me faire arrêter pour désertion et de finir avec une dragée de plomb entre les deux yeux.
  
  Avec un peu de chance, l’uniforme et ma pratique de la langue de Cervantès devraient me permettre d’entrer dans le camp sans trop attirer l’attention. Ensuite, il me faudra trouver l’endroit où bivouaquent les guérilleros et faire une enquête discrète sur un nommé Antonio Cortez.
  
  Je planque mon sac à dos dans la végétation tropicale et je choisis un chemin qui a l’air de conduire à l’endroit où la concentration de troupes est la moins dense. Quand je traverse le fleuve et que j’arrive en bordure du camp, le soleil est déjà relativement haut à l’est. Les feux de la nuit sont éteints. Des hommes s’affairent autour d’autres feux pour préparer le repas du matin. Je repère une sentinelle qui a l’air de roupiller, avachie contre le tronc d’un gros arbre. La pancarte de fortune que j’aperçois dans son dos m’indique qu’il est censé surveiller le poste de commandement de la compagnie Z.
  
  J’approche, l’air dégagé.
  
  D’une voix de rogomme, le type braille :
  
  — Atención !
  
  Puis il rectifie la position et s’installe dans un garde-à-vous très approximatif.
  
  Je contracte mon estomac et je parviens à lâcher un rot retentissant. Je sors ensuite le sourire le plus gland de ma panoplie et, en prenant soin d’entrecouper mes phrases de hoquets sonores, j’explique que je suis le sergent Luis Pequeño, de la compagnie B, et que je viens de passer une nuit pas possible avec la petite paysanne la plus experte de l’île. J’ajoute en baissant le ton :
  
  — Je suis passé par là pour rejoindre discrètement la compagnie avant l’heure du réveil. Tu comprends, je ne voudrais pas avoir de pépins avec le lieutenant. Si tu veux bien me laisser entrer sans faire trop de foin, je te revaudrai ça à la première occasion. Promis.
  
  Le gars me balance un clin d’œil complice, bâille à se décrocher les mandibules et me fait signe de passer rapidement.
  
  Me voilà dans la place.
  
  Deux cents mètres plus loin, je tombe sur la pancarte de la compagnie B. Je m’engage sur un versant abrupt pour contourner prudemment et, quand je redescends, je constate que je suis sur le secteur de la compagnie J, la plus proche du chemin qui conduit vers Alto Arete. Je m’offre un tour d’horizon, histoire de voir comment c’est gardé, puis je retourne vers la compagnie Z dans l’idée de dénicher quelque chose à me mettre sous la dent. Car les odeurs de boustifaille qui planent sur le campement viennent de me faire prendre conscience d’une dure réalité : je n’ai rien avalé depuis environ dix-huit heures.
  
  En effet, hier soir, je traînais dans la capitale, cherchant un endroit pour manger un morceau, quand j’ai repéré le sergent Pequeño. Je l’ai tout de suite pris en filature. Entre nous et le portier de l’hôtel, je ne regrette pas vraiment de l’avoir suivi car il m’a permis de trouver un uniforme à ma taille, des informations passionnantes et la maison d’Elicia, avec Elicia dedans. Mais, quand même, à cette heure, ça commence à manifester sérieusement au niveau de mon estomac et, de temps en temps, j’ai la tête qui se met à tourner.
  
  Tranquillement, je m’approche d’une table grossière où trois cuistots, tout aussi grossiers, sont en train de débiter des poulets. Ils balancent les morceaux dans un gros chaudron qui fume sur un feu de bois en se racontant leurs prouesses avec les gagneuses de La Havane. Je commence par leur expliquer que je suis envoyé en mission spéciale auprès du colonel Vasco. Ça a l’air de faire très grosse impression. Ensuite, je leur sers quelques histoires croustillantes sur mes prétendues aventures avec les petites pouffiasses de la région et, tout naturellement, on m’offre de quoi me restaurer.
  
  Accroupi au pied d’un arbre, je me casse une solide croûte en gardant un œil ouvert à cause des scorpions. Légère erreur, c’est les cuistots que j’aurais dû surveiller. L’un d’eux s’éclipse. Je viens tout juste de faire mon petit rot quand je le vois rappliquer, suivi d’une sorte d’orang-outan médaillé. Je songe intérieurement qu’il doit être champion de poids et haltères pour pouvoir trimballer une quincaillerie pareille sans plier les genoux. Il est à la fois grand et râblé. Il doit avoir à peu près quarante-cinq ans. Avec une épaisse tignasse noire qui, comme à regret, laisse par endroits place à quelques cheveux blancs, il a la gueule du monsieur à qui il ne faut pas marcher sur les pieds, même sans le faire exprès. Je le fiche tout de suite dans la catégorie des baroudeurs qui tirent d’abord et qui discutent ensuite. Naturellement, c’est vers moi qu’il s’avance. Son sourire me fait froid dans le dos. Bêtement, je ne saurais expliquer pourquoi, je pense immédiatement au sourire de Nicholson dans Shining. Si vous n’avez pas vu le film, allez-y. Vous comprendrez de quoi je cause.
  
  — Su nombre y jefe, por favor.
  
  Je me lève. Je mesure pas loin du mètre quatre-vingt-dix, mais c’est quand même moi qui regarde en l’air. Ça me fait drôle, je n’ai pas l’habitude. Un coup d’œil aux pattes d’épaule et aux médailles me permet de comprendre que je suis devant le colonel Vasco. Il vient de me demander mon nom et celui de mon commandant d’unité.
  
  — Sergent Luis Pequeño, je réponds, figé dans un garde-à-vous irréprochable. Mon chef, le capitaine Rodriguez, m’envoie du campement des guérilleros pour vous avertir qu’un espion américain s’est probablement infiltré dans nos positions.
  
  Mon gigantesque congénère m’examine un moment avec l’air de se demander si je suis un imposteur ou un déplafonné. Je sors ma plus belle gueule d’emplâtre pour essayer de lui faire choisir la seconde hypothèse. Je mets le paquet et ça a l’air de vouloir payer. Le plus duraille dans ma petite histoire, c’est le coup du capitaine Rodriguez. Mais je me dis que, dans un détachement d’un millier de Cubains, ce serait bien le diable s’il n’y avait pas un capitaine Rodriguez.
  
  — Mais qu’est-ce que Rodriguez fabrique chez les guérilleros ? s’enquiert le colonel d’un ton peu aimable. Il fait partie de la compagnie Q, me semble-t-il. Et, en principe, il devrait se trouver ici, au pied de la montagne.
  
  J’ouvre ma boutique à solutions, je fouille rapidement dedans, et je trouve. Encore faut-il que ce qu’on m’a raconté au sujet du jeune Cortez arrive assez fréquemment.
  
  — J’ai été détaché sous ses ordres avec quelques autres pour aller mater un soulèvement de paysans recrutés de force et qui prétendaient rentrer chez eux.
  
  La grosse brute me regarde toujours. Il a l’œil perplexe, cette fois.
  
  — Tiens, tiens…, fait-il en s’égratignant sauvagement le cuir chevelu. Je ne me souviens pas d’avoir modifié les instructions de Rodriguez…
  
  — Je crois que c’est votre aide de camp qui l’a envoyé, mon colonel. Mais je n’en suis pas sûr.
  
  Tu parles. Je ne suis même pas sûr qu’il ait un aide de camp.
  
  — Mmmouais…, lâche-t-il finalement. Très bien. Allez dire à Rodriguez que son message a été transmis. Un Américain a été signalé sur l’île, c’est vrai. Mais, la dernière fois qu’il a été vu, c’était à Ciudad de Nicarxa. Il est absolument impossible qu’il entre ici, et encore moins dans le camp de guérilleros. J’en mettrais ma tête à couper.
  
  Pari tenu, mon pote. Et je me ferai un plaisir de te faire payer ton gage. Mais on verra ça plus tard. Pour l’instant, je suis un peu débordé.
  
  — Maintenant, ajoute Vasco, filez regagner votre poste !
  
  Je salue et je me tire rapidement. C’est drôle mais je n’ai pas envie de lier plus ample connaissance avec ce mec. Je ne vais pas bien loin. Brusquement, le voilà qui me rappelle d’une voix claquante :
  
  — Pequeño ! Halte !
  
  Merde ! qu’est-ce qui lui prend ? A-t-il flairé quelque chose de louche ? J’hésite entre obéir et déguerpir comme un chat errant qui vient de recevoir une volée de plomb dans les fesses. C’est alors que l’énorme coffre de Vasco s’ébranle avec des trépidations hallucinantes. Un rire gras me secoue les conduits auditifs. Au moins cinq ou six sur l’échelle de Richter.
  
  — Pas par là, imbécile ! aboie le colosse en se tire-bouchonnant de plus belle. À moins que tu n’aies envie de sauter dans le champ de mines inférieur. Moi, à ta place, je reprendrais le chemin par lequel je suis venu…
  
  Heureusement que j’ai joué les imbéciles et qu’il a mordu parce qu’il continue à se boyauter en tendant le doigt dans la bonne direction. Je ne me vois pas, mais je sens que je suis tout blanc. Et ce n’est pas à cause du gros Vasco qui se gondole. C’est à cause de ce qu’il a appelé le champ de mines inférieur. Because c’est par là que je suis venu.
  
  Cette fois, je file dans la bonne direction. Vous trouvez ça drôle, vous ? Moi pas. Lui si. Il rigole et il rigole à s’en faire péter les veines du cou.
  
  Dans la bonne direction, dans la bonne direction… C’est vite dit. Je me chausse le chemin qui permet de sortir de la principale dépression de terrain seulement, au bout de deux cents mètres de grimpette, plouf ! plus de chemin. Je me retrouve face à une muraille de lianes inextricables, enchevêtrées entre les arbres. Je suis sur le point de faire demi-tour pour essayer de voir où j’ai bien pu me tromper quand voilà-t-il pas que j’entends un grincement et qu’un grand panneau de végétation se met à coulisser devant mes yeux ébahis. Un type grisonnant, habillé en paysan, apparaît dans l’ouverture. Il porte à l’épaule un fusil soviétique, un XZ-47.
  
  — Alors, sergent, fait-il en espagnol et avec un grand sourire. On est perdu ?
  
  Ça bouillonne sous le frontal, ça usine sous le pariétal, ça virevolte sous l’occipital, ça se synchronise au niveau du cogitoergosum et hop, ça sort, génial ! J’annonce tout de suite le résultat avant de l’avoir oublié :
  
  — Voilà. J’avais un sacré paquet de messages à transmettre. Ça m’a pris toute la nuit. Je n’ai pas eu le mot de passe pour aujourd’hui parce que j’étais en train de crapahuter quand ils l’ont fait passer. Je n’osais pas appeler parce que j’avais peur de me faire descendre, tu comprends…
  
  Tiens, ça n’a pas l’air de le satisfaire. Pourtant, ça me paraissait pas mal trouvé. Le voilà qui attrape le XZ-47 dans son dos et qui se le met à la hanche en me zyeutant d’un air pas accueillant du tout.
  
  — Comment tu connais cette entrée ? fait-il, menaçant. Il n’y a que les chefs et quelques soldats d’élite qui soient au courant.
  
  — C’est le colonel Vasco qui me l’a indiquée.
  
  Paf ! bien jeté. Ça, ça doit le convaincre. Ben non. Un vrai saint Thomas, ce type-là.
  
  — Ah oui, et comment ça se fait qu’il ne t’ait pas donné le mot ?
  
  Ce coup-ci, je prends un air exaspéré.
  
  — Je viens de t’expliquer. J’ai passé ma nuit à cavaler. Comment voulais-tu qu’il me donne le mot de passe de ce matin ?
  
  Il me frime de la tête aux pieds, examinant en particulier mon uniforme. Les frusques de Pequeño ont l’air d’avoir été coupées sur mesure pour ma pomme. Mais, visiblement, ça ne lui suffit pas.
  
  — Et qu’est-ce que tu veux ? s’informe-t-il.
  
  — Je viens chercher un certain Antonio Cortez pour le conduire au Q.G. Ordre du colonel Vasco.
  
  Le nom du redoutable colonel semble ne lui faire ni chaud ni froid. C’est un coriace.
  
  — Pourquoi ? fait-il en s’avançant de quelques pas.
  
  Je regarde derrière lui et je vois qu’il est seul. Le panneau de lianes et de buissons est monté sur de gros pneus qui roulent sur une plate-forme de bois. Exactement comme une porte coulissante. Aussi simple qu’efficace.
  
  Je réponds :
  
  — Je n’en sais rien. Je suis courrier, moi. J’exécute les ordres, c’est tout.
  
  Ça le fait marrer. Puis il se racle le gosier et balance un glaviot musclé qui décrit une savante parabole avant de se poser sur ma godasse droite. Machinalement, je baisse le regard en me demandant s’il l’a fait exprès. Quand je le relève, c’est trop tard. Je vois la crosse de son fusil puis un éclair rouge, puis le projo s’éteint.
  
  Je me réveille presque aussitôt avec une bielle de machine à vapeur dans le crâne et un rideau de larmes devant les yeux. Si je m’écoutais, je demanderais de l’aspirine. Mais ça n’a pas l’air d’être de circonstance. Le garde me colle le canon de son flingue sur la gorge et ricane :
  
  — Tu croyais m’avoir, hein ? Gros malin ! Quand un courrier part en mission le soir, le colonel lui donne toujours le mot de passe du lendemain. Ceux qui partent pour plusieurs jours apprennent par cœur jusqu’à sept ou huit mots de passe. En plus, si tu venais du Q.G., tu saurais que Cortez est au trou et qu’il doit être fusillé à midi avec vingt-deux autres fauteurs de troubles et déserteurs.
  
  Il accentue la pression de son fusil sur mon cou. J’ai du mal à respirer et j’ouvre la bouche comme un poisson qui manque d’oxygène.
  
  — Maintenant, reprend-il, tu vas me dire qui tu es et ce que tu viens faire ici. Grouille-toi et pas de salades, cette fois. Sinon, tu vas servir de casse-croûte aux scorpions, aux fourmis et aux asticots qui habitent cette forêt.
  
  Je vais pour lui demander pourquoi il compte priver les cochons d’une chair aussi délicate que la mienne, mais, finalement, je garde ça pour moi. D’abord, il risque de ne pas trouver ça drôle. Ensuite il ne sait pas encore que je suis américain. Et pourquoi ne pas le lui dire, dans le fond ? C’est peut-être un moyen de gagner du temps. De toute manière, je ne peux rien faire. Je sens la gueule de son fusil sur ma trachée, il a le doigt sur la détente. Impossible de faire un geste pour sortir l’une de mes armes. Et l’idée de servir de hors-d’œuvre aux insectes ne m’enchante pas vraiment. Allez, je me lance :
  
  — Je suis l’Américain que tout le monde cherche, dis-je en prenant un bel accent gringo pour être plus crédible. Il faut que je voie le colonel Vasco. Les États-Unis préparent une attaque et j’ai des renseignements pour lui.
  
  Il me regarde avec l’œil sidéré d’un toutou à sa mémère qui vient de prendre un coup de pied au cul par le facteur. Mais il n’écarte pas son fusil. La surprise passée, il plisse les paupières et annonce avec un sourire vicelard :
  
  — J’ai reçu l’ordre de…
  
  J’avale péniblement une goulée d’air et je le coupe :
  
  — Je connais tes ordres : étriper tous les Américains et les jeter en pâture aux cochons. Seulement j’ai des informations intéressantes pour le colonel. Si tu fais ça, tu risques de sacrés ennuis.
  
  — Admettons, grommelle le vieux guérillero. Mais alors pourquoi tu m’as raconté cette salade à propos de Cortez ?
  
  Comme il écarte un peu le canon de son XZ-47, j’en profite pour m’asseoir et pour respirer un bon coup tout en agitant mes molécules cérébrales. Je me dis que, de toute façon, puisqu’ils ont décidé de le fusiller, le frère d’Elicia est dans la merde jusqu’au cou. Alors, un peu plus ou un peu moins, qu’est-ce que ça change pour lui ? J’expose :
  
  — Antonio Cortez est le principal agent de liaison pour les Américains qui doivent débarquer au Nicarxa. J’ai besoin de lui pour éclaircir certaines choses.
  
  — Debout ! ordonne l’autre. Doucement ! Pas de mouvements brusques ! On va aller voir le chef, c’est lui qui décidera.
  
  Je me lève doucement. En faisant semblant de m’épousseter, je donne un tout petit tour de poignet et voilà Hugo au creux de ma paume. On franchit l’ouverture pratiquée dans le rideau végétal. Une fois que le panneau coulissant sera refermé, je sais que mes carottes seront cuites. La première chose que fera le chef de ce type sera d’envoyer un appel radio au colonel Vasco. Et, à moins d’être aussi hermétiquement bouché qu’un bocal de fayots, Vasco fera tout de suite le rapprochement entre l’intrus du camp des guérilleros et l’énergumène qu’il a croisé dans le sien.
  
  Le gars se coince le flingue sous le coude et attrape une grosse poignée pour remettre la porte de verdure en place. C’est le moment, c’est l’instant. D’un coup de poing vers le bas, je fais tomber l’arme par terre et, dans le même mouvement, je lui plonge mon stylet dans la carotide. Le bonhomme avale son bulletin de naissance sans avoir eu le temps d’en sentir le goût, ce qui atténue considérablement mes remords.
  
  Je traîne le corps sur le chemin puis je choisis un coin de jungle bien touffu et je le cache. Ensuite, je remets tout bien en place. On jurerait que personne n’est passé par là depuis au moins un siècle.
  
  Je rentre rapidement dans l’enceinte. Toujours personne. Bon Dieu ! Le fusil ! Je l’adopterais bien mais il risque d’être un peu encombrant pour la suite des événements. Je le ramasse et je retourne en vitesse le planquer près de son propriétaire.
  
  Plus de traces gênantes, cette fois. Je referme la porte coulissante et je m’avance dans le camp. Le petit problème, c’est que je ne sais absolument pas où se trouve la prison ni combien de guérilleros je vais rencontrer sur mon chemin. Une fois de plus, il va falloir que je fasse confiance à mon pifomètre.
  
  Ça ne marche pas trop mal. Il me faut environ une demi-heure pour trouver ce que je cherche. Il faut dire que, maintenant que je suis dans la place, avec mon bel uniforme de sergent cubain, personne ne se risque à me chercher des poux dans la tête. De vous à moi, même s’ils en cherchaient, je ne pense pas qu’ils en trouveraient.
  
  Pas trop difficile de repérer la prison. C’est une petite enceinte à ciel ouvert entourée de barbelés et clôturée par une barrière visiblement bricolée à la va-vite. Naturellement, il y a des gardes armés.
  
  J’avance, d’un pas assuré, avec l’air de savoir parfaitement où je vais. D’ailleurs je sais. Surprise : au moment où j’arrive près d’eux, les quatre gardes se mettent au garde-à-vous. C’est un petit bonus auquel je ne m’attendais pas. Toujours bon à prendre. Je sors mon accent cubain le plus recherché et j’ordonne :
  
  — Amenez-moi le prisonnier Antonio Cortez. Il a des renseignements concernant un Américain qui aurait débarqué sur l’île.
  
  Les quatre types se regardent, l’air pas trop pressé d’obéir.
  
  — Alors, grouillez-vous ! Vous voulez que j’appelle le colonel Vasco pour qu’il vienne chercher lui-même les informations qu’il demande ?
  
  Là, c’est la bousculade. Il y en a même un qui finit de déchirer ses hardes en s’accrochant dans les barbelés. De l’intérieur, quelques têtes aux prunelles hagardes se tournent vers nous. La barrière s’ouvre. Trois gardes entrent en braquant leurs armes sur le troupeau de détenus. À leur allure et à leurs pauvres vêtements, je vois que ce sont presque tous des paysans du coin. L’un des guérilleros attrape par le bras un grand gamin brun aux yeux noirs et le pousse vers la sortie. C’est le portrait craché d’Elicia. À deux détails près : il la domine nettement en stature ; en revanche, pour le périmètre thoracique, il peut aller se faire voir.
  
  Il se plante devant moi, apparemment prêt à me cracher à la figure. Je ne lui en veux pas. Mais ça m’ennuierait qu’il le fasse, je serais obligé de lui mettre mon poing sur la figure pour ne pas trahir ma couverture de sous-off cubain.
  
  Je dégaine le 45 du sergent Pequeño et je le pointe sur lui.
  
  — Suis-moi.
  
  Les gardes font une drôle de tête. J’ajoute vivement :
  
  — J’ai ordre de l’interroger en tête à tête. Ne vous inquiétez pas, s’il arrive quelque chose, j’en prends l’entière responsabilité.
  
  Ça n’a pas l’air de les enchanter mais ils referment quand même la barrière et saluent en claquant les talons. Excellent, le coup de l’uniforme cubain. Ça marche comme sur des roulettes. Pour l’instant…
  
  Dès qu’on est hors de portée de voix des gardes, je leur tourne le dos pour qu’ils ne puissent pas lire sur mes lèvres au cas où l’envie leur en prendrait.
  
  — N’aie pas l’air surpris, Antonio, dis-je. Écoute ce que je vais te dire sans desserrer les dents et fais celui qui me boufferait s’il le pouvait. Tu piges ?
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Un ami. Je suis américain et c’est ta sœur qui m’envoie.
  
  Il écarquille les yeux et un petit sourire éclaire son visage.
  
  — Ne change pas d’expression, je te dis ! Les gardes nous surveillent, bon Dieu !
  
  Immédiatement, il reprend son expression féroce.
  
  — Qu’est-ce qui me prouve que vous dites la vérité ?
  
  Il commence à m’agacer. Je réponds, d’un ton un peu plus sec :
  
  — Tu dois me croire. Tu n’as pas le choix. Je vais leur dire que je te conduis chez Vasco et tu vas me suivre, à moins que tu ne préfères rester ici…
  
  — C’est ça, ricane le jeune Antonio d’une voix grinçante. Et, dès qu’on sera sortis du camp, vous me tirerez une balle dans le dos. Je connais le coup.
  
  — Ne fais pas l’imbécile. Si je voulais te tuer, je pourrais aussi facilement le faire ici et encore plus facilement en te laissant jouer ton rôle dans la petite fête qui doit se dérouler à midi, si mes renseignements sont exacts.
  
  Et puis, il était temps, je me souviens de la chaîne d’Elicia. Je la sors de ma poche et j’ajoute :
  
  — Regarde ça. Il y a un mot pour toi dans le médaillon. Seulement, tu ne peux pas le lire ici. Ce serait trop risqué. Attends qu’on soit dehors et tu verras.
  
  En fait, j’aurais mieux fait d’oublier la chaîne. Ses yeux se posent dessus et il explose :
  
  — Salaud ! Tu l’as tuée ! Tu lui as piqué sa chaîne et tu viens me la montrer pour essayer de me tirer les vers du nez. Ordure !
  
  Je commente à être au bout de mes réserves de patience. Et j’espère que les gardes sont un peu durs d’oreille. Sinon, ils ne vont pas tarder à réagir.
  
  — Elicia est vivante et en parfaite santé, dis-je. Je l’ai conduite à l’abri chez votre cousin. C’est elle qui m’a donné cette chaîne. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus ?
  
  — Le nom du cousin !
  
  — Domingo Acuña.
  
  Précieuse Elicia. Heureusement qu’elle a eu l’idée de me le dire. Ça, c’est l’argument choc. Sûr qu’il va la boucler, maintenant. Eh bien non. Il secoue la tête comme un bouvillon entravé et lance avec hargne :
  
  — C’est les flics de don Carlos qui te l’ont dit ! Ils connaissent ma famille et, dès qu’ils m’auront exécuté, ils iront abattre tout le monde.
  
  J’entends les gardes s’agiter dans mon dos. Je lève la main pour essayer de faire taire cette tête de mule, mais peau de balle. Il continue de plus belle.
  
  — Bande de crapules abjectes ! Vous avez tué ma sœur ! Et, avant, vous l’avez déshonorée, hein ? C’est comme ça que vous faites d’habitude. Mais elle sera vengée. Même si moi j’y passe. La rébellion est en marche. Elle vous écrasera tous jusqu’au dernier. Et la terre du Nicarxa sera lavée dans votre sang !
  
  Maintenant c’est des pas que j’entends, et des culasses qui claquent. Les gardes arment leurs fusils. L’animal ! S’il ne la ferme pas tout de suite, ils vont l’abattre. Ensuite, ils me conduiront à leur chef et là, il faudra bien que je m’explique.
  
  Je bondis en avant et, d’un coup de boule, j’envoie le jeune Nicarxain dinguer sur le cul. Je me retourne vers les gardes. Dans la main droite, j’ai le 45 du sergent Pequeño et, de la gauche, je dégaine Wilhelmina. Ils s’arrêtent, hésitants, l’air de se demander sur qui ils doivent tirer. Sur moi ou sur Antonio, qui gigote à terre en hurlant des blasphèmes qui me donneraient envie de me boucher les oreilles si j’avais les mains libres.
  
  Ils hésitent un tout petit peu trop longtemps. Deux coups de feu à droite, deux coups de feu à gauche, et les quatre gardes s’écroulent comme des dominos.
  
  Je n’ai pas le temps de me féliciter pour ce coup de maître. Une immense clameur s’élève dans le camp. D’autres gardes rappliquent de derrière la prison. J’attrape Antonio par la main et je l’aide à se relever en criant :
  
  — Suis-moi. Avec un peu de chance, on va s’en sortir. Maintenant, si tu ne me fais toujours pas confiance, démerde-toi tout seul. Moi, je débarrasse le plancher.
  
  Façon de parler, naturellement, car de plancher, il n’y a pas plus que de beurre en branche.
  
  Je commence à cavaler, espérant retrouver la porte de verdure qui m’a permis de venir me fourrer dans ce sac de merde.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Impossible d’utiliser ma bombe à gaz. Ce serait la mort sûre pour les copains engrillagés d’Antonio. Et ils sont nombreux. Beaucoup plus que je ne l’aurais cru au premier abord. Je les vois, attirés par le bruit, sortir par dizaines des cabanes branlantes qui leur servent d’abri. Et voilà que ça me donne une autre idée.
  
  Le baraquement, derrière la prison, crache un flot de guérilleros et de soldats cubains qui foncent dans notre direction.
  
  Je pique un sprint vers la barrière qui ferme l’enclos de barbelé en gueulant à Antonio :
  
  — Récupère les fusils et les pistolets des gardes. Dépêche-toi !
  
  J’ouvre la barrière. Les prisonniers sortent et cavalent vers les armes. Antonio a un Volska automatique à la main. Il l’arme rapidement et le pointe vers les gardes.
  
  On ouvre le feu tous les deux en même temps. Antonio avec son Volska, moi avec Wilhelmina et le 45. Les guérilleros plongent à plat ventre. Il y en a même quelques-uns qui font demi-tour et détalent comme des lapins. Mais les fusiliers cubains, mieux entraînés et sans doute plus motivés, continuent à avancer.
  
  Juste au moment où je pense qu’on l’a dans l’os, six prisonniers prennent position sur notre droite et arrosent les Cubains. Les trois Volska et les trois 45 aboient. Grand fouillis de terre et de corps projetés en arrière par l’impact des balles.
  
  Cette fois, même les Cubains se jettent au sol. Ils savent faire la différence entre courage et suicide. Ils ne doivent pas ignorer que le meilleur soldat est un soldat vivant.
  
  Je profite du répit pour rejoindre Antonio. Je l’attrape par la manche et je l’entraîne dans la direction présumée de la sortie tout en hurlant pour que ses copains m’entendent :
  
  — On va se replier par vagues successives. Continuez à les tenir en respect. Dès qu’on aura pris position à l’entrée du chemin, on vous couvrira et vous viendrez nous rejoindre.
  
  Quelques prisonniers particulièrement gonflés se précipitent sur les Cubains tués pour rafler leurs armes.
  
  On est à l’entrée du chemin. Deux autres rebelles nous prêtent main-forte. Pendant qu’on canarde comme des fous, une douzaine de prisonniers armés défilent devant nous et vont s’installer sur une petite hauteur d’où ils mitraillent les Cubains et les guérilleros. Quand tout le monde est passé, les armés et les sans arme, je crie :
  
  — À notre tour, maintenant ! On va les rejoindre !
  
  — Non ! réplique Antonio. Je reste ici jusqu’à ce qu’ils soient tous morts.
  
  Pas le temps de prendre des gants. Je pointe mon Lüger sur lui :
  
  — Écoute, champion, si tu n’as pas bougé ton cul dans une seconde, je t’y fais un deuxième trou avec ça.
  
  Ses yeux jettent des éclairs meurtriers. Je me demande un instant s’il ne va pas me tirer dessus. Finalement, il décharge son agressivité d’une longue rafale nerveuse en direction des Cubains. Excellente initiative. Tout le monde se remet à plat ventre, là-bas.
  
  — Allez, amène-toi ! dis-je. Dans deux minutes, Vasco sera ici avec tout son bataillon. Tu crois qu’on a le temps de rigoler ?
  
  Il démarre tête baissée sur le chemin. Je fonce sur ses talons. On atteint vite le point élevé. Je fais signe aux rebelles de continuer. À cet instant, les fusiliers et les guérilleros nicarxains se regroupent à l’entrée du chemin. Ça sent très mauvais parce que, malgré notre courte avance, on a un sérieux handicap : le manque de munitions. C’est le moment où jamais d’utiliser Pierre. Je le dégoupille et je l’expédie avec précision en direction du rassemblement. La petite bombe à gaz voltige en tournoyant par-dessus les bouquets de plantes tropicales et atterrit au milieu du groupe. Elle pète en touchant le sol et, instantanément, les hommes titubent dans le nuage bleu. Antonio me regarde. Son air furibard fait place à une expression ahurie, puis à un sourire.
  
  — Bravo ! s’exclame-t-il. Vous les avez tous tués !
  
  Je rectifie :
  
  — Sûrement pas tous. Il doit y en avoir d’autres derrière. Et, maintenant, pas de discussion, il faut déguerpir au plus vite, sinon le vent va rabattre les gaz sur nous.
  
  Ils ne se le font pas dire deux fois. Vite fait, ils s’engagent dans l’étroit chemin bordé de verdure. Mais, arrivés au bout, ils se cassent le nez sur la fausse muraille de lianes. Tout le monde se retourne vers moi et un grondement menaçant s’élève. Ils pensent que je les ai entraînés dans un piège. J’arbore mon plus beau sourire et je lève les bras pour les apaiser en disant :
  
  — Du calme, du calme, messieurs. Il y a une sortie de ce côté. L’ennui, c’est que les chefs la connaissent aussi. Il nous reste donc très peu de temps. Mais rassemblez-vous d’abord et écoutez-moi.
  
  Rapidement, je leur propose de former un groupe de résistance contre don Carlos. Je leur indique l’emplacement de la corniche qui surplombe le camp des fusiliers marins. Ils la connaissent presque tous. Je conclus :
  
  — Ce sera notre point de ralliement. Rendez-vous là-haut à trois heures cet après-midi.
  
  Apportez toutes les armes que vous trouverez et, naturellement, recrutez le plus grand nombre possible de volontaires. Maintenant, on se disperse par petits groupes.
  
  Chacun hoche la tête pour exprimer son accord. Je fais glisser le panneau mobile. Les hommes me regardent, bouche bée. Dès que c’est ouvert, la petite troupe se précipite à l’extérieur.
  
  Tac, ratatatac, tac !
  
  Vasco et ses hommes sont déjà là. C’est une boucherie. J’en ai les intérieurs retournés de penser que c’est moi qui ai conduit les Nicarxains à ce massacre. Savoir que, de toute façon, ils auraient fini fusillés ne me réconforte pas vraiment.
  
  Il ne reste plus qu’Antonio et moi à l’intérieur. Je cède à un instant de panique. Puis j’aperçois deux bandes de cartouches abandonnées par l’un des rebelles. Je les ramasse et j’agrippe Antonio par la manche.
  
  — Viens ! On reprend le chemin en sens inverse !
  
  Il me regarde d’un air sceptique mais il me suit sans se faire prier en raflant un Volska de rechange au passage.
  
  En arrivant, j’ai repéré deux points où le rempart végétal paraissait moins dense qu’ailleurs. C’est l’idée. Dès qu’on y est, on écarte les feuilles et les lianes et on se blottit dans une niche. On s’est à peine posé les fesses sur l’humus noir et moite que j’entends un bruit de cavalcade dans le passage.
  
  Les gaz de Pierre se sont dissipés et les guérilleros remontent. À mesure que ça se rapproche, je perçois plus nettement. Ils sont en train de charcuter à coups de machette les parois vertes du chemin.
  
  — Il est encore dans le camp ! Vous vous êtes tous fait baiser comme des bleus par ce putain de gringo ! Trouvez-le-moi et amenez-le-moi ! Sinon, croyez-moi, vous le regretterez ! Est-ce que vous avez compris ?
  
  Ça, c’était la charmante voix du colonel Ramón Vasco. Bon Dieu ! On a dû l’entendre dans toutes les Caraïbes !
  
  Je jette un coup d’œil pour voir s’il y a moyen de s’extraire de ce cul-de-sac. Apparemment pas. Il faudrait des machettes. Et encore, même si on en avait, le bruit aurait vite fait de nous trahir.
  
  Vasco continue à pousser ses hurlements hystériques. Le tchac-tchac des machettes progresse rapidement vers nous. On est bel et bien coincés. Comme des rats dans leur trou.
  
  Des grattements bizarres m’attirent l’oreille. Je me retourne. Antonio s’est levé. Il farfouille dans le sol avec le canon de son Volska.
  
  — Qu’est-ce que tu fais ?
  
  — Regardez, señor. La terre est très meuble. Les tiges et les lianes sont peut-être infranchissables mais il y a un point faible : les racines.
  
  Il n’est pas bien, le pauvre gamin. Ça va nous prendre des heures, peut-être des jours, pour faire quelques mètres sous terre au milieu de cet enchevêtrement. Mais, juste au moment où je me dis ça, Antonio soulève un gros paquet de terre et de racines, passe par-dessous et s’apprête à remettre la motte en place. Je me dépêche de le suivre. C’est fantastique, ça marche ! Et c’est presque silencieux, à part un léger bruit de grattement. De toute façon, vu le merdier qu’ils tapent avec leurs beuglements et leurs machettes, ils ne risquent pas de nous entendre.
  
  Ça va très vite et c’est d’une facilité déconcertante. Ça me rend presque euphorique. J’imagine qu’on est deux gamins à la plage, en train de faire joujou à creuser le sable.
  
  Le claquement des machettes atteint l’endroit de notre première cachette mais on a déjà progressé d’une vingtaine de mètres. On entend un Cubain jurer :
  
  — Merde ! J’étais sûr qu’ils se planquaient ici ! Mais c’est juste une petite ouverture. Ça ne peut conduire nulle part.
  
  — Alors inutile de traîner là ! répond la voix glapissante de Vasco. Avancez, nom de Dieu ! Cherchez d’autres ouvertures et trouvez-moi ce gringo ! Ils sont forcément dans le coin.
  
  Le tchac-tchac s’éloigne. Quelques minutes plus tard, Antonio recommence à arracher des mottes.
  
  — Où vas-tu ?
  
  — On va regagner le chemin, fait-il. Je crève, ici.
  
  — Attends. C’est en retournant sur le chemin maintenant que tu risques de crever…
  
  Et j’ai raison. On entend bientôt des bruits de broussailles en provenance du chemin. Les hommes de Vasco font le ménage. Ils ramènent les cadavres des paysans abattus près de la sortie.
  
  Antonio se tourne vers moi, l’air nettement radouci.
  
  — Je crois que j’ai intérêt à vous écouter, señor.
  
  Je souris.
  
  — Je le crois aussi. À force de foncer dans le tas comme tu le fais, tu vas finir par te faire griller la cervelle.
  
  — Vous avez raison, admet-il. C’est à cause de moi que nous avons été condamnés à mort. J’ai voulu lancer l’action trop tôt. Nous n’étions pas encore prêts.
  
  Je n’étais pas au courant mais ça ne m’étonne pas. Je coupe court aux confidences d’Antonio en tirant de ma poche le sautoir d’Elicia. Il me l’arrache pratiquement des mains et ouvre le médaillon. Il approche le billet à quelques centimètres de son nez afin de pouvoir le déchiffrer dans la lumière glauque. À mesure qu’il lit, je vois son visage s’éclairer puis s’assombrir tour à tour.
  
  — Je dois vous remercier de ce que vous avez fait pour elle, dit-il finalement. Et merci aussi de l’avoir conduite là-haut. Mais… mes parents ?
  
  — Ils ont refusé de quitter leur ferme. Mais je ne pense pas que les Cubains leur chercheront des ennuis. Ils sont vieux et bien inoffensifs. D’ailleurs, personne n’a rien à leur reprocher.
  
  — C’est que vous connaissez mal les Cubains ! siffle Antonio, les traits presque décomposés par l’inquiétude. Ils font des projets à long terme. Quand don Carlos sera au pouvoir, ils viendront s’installer ici en foule. Il leur faudra des terres. Certains de leurs chefs l’ont bien compris. Ils chassent les paysans de leurs terres et les réquisitionnent pour les revendre plus tard à leurs compatriotes. De belles affaires en perspective. Et savez-vous quel est le meilleur moyen de chasser un paysan de sa terre, señor ? C’est de l’ensevelir dessous.
  
  Il a le sens de la formule, le petit. C’est un peu dur mais très clair.
  
  — Raison de plus pour les expulser d’ici, dis-je. Mais, pour être efficace, il faut frapper à la tête. Et la tête, c’est Italla.
  
  — C’est vrai, approuve Antonio. Et, comme je vois que vous avez plus d’expérience que moi, à partir de maintenant, je vous suivrai sans discuter.
  
  Hou là là, mes chevilles ! Enfin, malgré les souffrances que ça inflige à mon immense modestie, je préfère quand même voir Antonio comme ça. Et, pour inaugurer mes nouvelles fonctions de chef, je commence par lui imposer de poireauter une heure dans notre terrier humide.
  
  Ensuite, sûr que plus personne ne nous cherche dans, le coin, je décide de vider les lieux. On y va par le même chemin en remettant soigneusement en place, chaque plante, chaque liane qu’on a déterrée. On n’a plus vraiment de raison de faire disparaître les traces de notre passage mais ça me fait marrer d’imaginer Vasco en train de se gratter la tignasse pour essayer de comprendre comment on a bien pu se tirer. Qu’il me prenne pour un sorcier, ce n’est pas plus mal. L’ennemi qui vous surestime se rend tout aussi vulnérable que celui qui vous sous-estime.
  
  Sur le coup de midi – l’heure à laquelle Antonio aurait dû se faire trouer la peau –, on débarque sur la corniche où j’ai planqué ma radio et quelques munitions, en contrebas de la ferme des Cortez. Première chose : passer un message à l’AXE.
  
  En principe, un appel urgent de N3, le tueur d’élite le mieux noté de la maison, obtient toutes les priorités. Dès que j’ai les bureaux de Dupont Circle, à Washington, je demande immédiatement Hawk, le boss.
  
  — Pas libre, N3, me répond une voix métallique. Que désirez-vous ?
  
  Pour une douche froide, c’est une douche froide. Jamais Hawk ne m’a laissé en plan. Que je demande un avion, un sous-marin atomique, n’importe quoi, il me l’envoie toujours sur-le-champ. Je repense à ce coup fumant que j’ai fait dernièrement pour sortir de Mandchourie. Il avait carrément mis à ma disposition un porte-avions de la Navy avec tous ses appareils.
  
  Essayant de cacher ma colère, je raconte ce qui m’est arrivé jusqu’à présent et ce que j’ai appris de neuf. J’ai à peine terminé que la voix anonyme répète au milieu d’un paquet de parasite :
  
  — Que désirez-vous ?
  
  — Un minimum, mon pote ! Qu’on me parachute de la bouffe et des munitions à un endroit que je vais vous indiquer. Et, si ce n’est pas trop exiger de votre bonté, qu’on m’envoie un petit détachement de Blue Light Commandos pour m’aider à neutraliser…
  
  — Un instant, N3, coupe le type.
  
  Il commence à me plaire, celui-là. Ça va fumer, si ça continue comme ça. Leur mission, ils vont pouvoir se la coller où je pense ! En plus, il dure une éternité son « instant ».
  
  — Allô ! N3 ?
  
  — Ah ! Quand même ! Tu as été faire tes courses depuis tout à l’heure ou quoi ?
  
  — J’ai un message personnel du Président pour vous.
  
  — Accouche, mon pote ! Si ça continue comme ça, on y sera encore à l’heure du thé !
  
  — Calmez-vous, N3, je vous prie. Et accrochez-vous bien. Ça va sans doute être un peu dur à gober.
  
  — Merde ! mais qu’est-ce qui se passe ?
  
  — Je l’ignore, je suis là pour transmettre les consignes, pas pour les donner, réplique sèchement mon interlocuteur. Il n’y aura aucune intervention supplémentaire dans cette affaire. Ni parachutage de quoi que ce soit, ni envoi de renforts. Vous devez accomplir votre mission seul et ne plus nous contacter sous aucun prétexte. Sauf, naturellement, pour nous faire parvenir votre rapport final.
  
  — Quoi ! Qu’est-ce que c’est que cette salade ? Je viens à peine d’arriver et ma couverture est déjà naze ! Ils savent que je suis américain et que je cherche à faire tomber Italla ! Ils savent…
  
  — C’est votre problème, N3. Ordre du grand manitou.
  
  Quelques bzzitt, scratch, scratch, et c’est terminé. Il a coupé la liaison. Ben v’là aut’ chose ! Ils me plaquent, les enfoirés ! Si je m’écoutais, je balancerais cette saloperie de radio dans le ravin. Mais Antonio me regarde. Il épie mes réactions. J’essaie de me calmer un brin en me disant qu’ils doivent avoir une raison d’agir comme ça et je laisse tomber platement :
  
  — Tu as entendu, Antonio. Il faut qu’on se débrouille seuls.
  
  Il va me répondre quand on entend des craquements derrière nous.
  
  — Chut ! fais-je dans un souffle presque inaudible.
  
  Il se tait.
  
  Ça continue à craquer. On a deux Volska chargés mais on a balancé les 45 dans la nature. On n’avait plus de munitions pour eux, et ils étaient trop lourds à trimballer.
  
  Antonio s’est allongé sur le ventre. Il pointe son fusil en direction des craquements. Je range rapidement mon émetteur-récepteur dans sa cachette entre trois rochers, j’empoche deux chargeurs de rechange pour Wilhelmina et je vais le rejoindre.
  
  Planqués sur notre corniche, on est pas mal placés pour accueillir une attaque. Pour autant que les attaquants ne soient pas trop nombreux. Les bruits ont cessé. On attend peut-être trois ou quatre minutes. On entend seulement les oiseaux qui s’appellent dans la forêt et le vent qui siffle en bas, dans la vallée de la Reina. Antonio s’apprête à se relever quand les craquements recommencent. Des bruits de pas. Nombreux. Ça devient dingue. La vache ! c’est au moins un bataillon entier qui débarque. Mais comment ont-ils fait pour nous retrouver ?
  
  Pas le temps d’agiter la question. Et impossible de les contenir. On ne tiendrait pas dix secondes. À l’autre bout de la corniche, la chute doit faire entre six et sept mètres. Et ça dégringole à pic. En admettant même qu’on arrive à sauter sans s’écraser en bas comme bouses de vaches sur route de campagne, il nous faudrait encore cavaler sur quatre ou cinq mètres dans la caillasse avant d’atteindre l’abri de la forêt.
  
  On n’a pas le choix. Ça n’arrête pas de rappliquer par la colline. D’après ce que j’entends, ils sont en train de se positionner pour nous prendre sous un feu croisé. Quand tout ce monde-là va se mettre à tirer en même temps, même les fourmis n’auront aucune chance de s’en sortir indemnes.
  
  Je suis sûr qu’ils nous voient ou qu’ils nous ont repérés avant. Ils avancent en quart de cercle. Je fais signe à Antonio de me suivre et je me mets à ramper en me propulsant à l’aide des coudes. Du côté bas de la corniche, la chute est moins abrupte et plus courte. C’est par là que je vais.
  
  En se collant à la paroi, on se laisse glisser par-dessus le rebord et on roule jusqu’en bas. Il était moins une. J’entends ce bon colonel Vasco aboyer :
  
  — Feu ! Feu ! Feu ! Pulvérisez-le !
  
  Tiens, il a changé d’idée. Il renonce à utiliser mes intestins pour améliorer l’ordinaire de ses gorets. Ça se met à canarder aussi sec. Et ils y vont à cœur joie, les barbudos. On voit bien que, pour eux, les munitions ne sont pas comptées. En quelques secondes, il ne reste plus un rocher intact à l’endroit où on se tenait. De gros éclats voltigent partout, passent au-dessus de nos têtes, roulent autour de nous et paf ! c’est la tuile. Je m’en ramasse un dans la cheville. Si je n’étais pas le super-agent mondialement connu pour son courage, je crois que je crierais « maman » tellement ça fait mal. Non, tout bien pesé, je crois que je me retiens de gueuler pour ne pas donner ce plaisir à ce fumier de Vasco.
  
  En plus, je viens de trouver un truc pour finir de le convaincre que je suis un sorcier.
  
  Je démarre vers les arbres, en boitant un peu, avant même que les fusiliers n’aient cessé le feu. Antonio est sur mes semelles. Dès qu’on est à couvert, je lui dis :
  
  — Tu te tires à gauche, moi à droite. On longe la lisière le plus rapidement possible. Ils vont se regrouper ici et s’imaginer qu’on s’est enfoncés dans la forêt. Pigé ? Dès qu’ils nous auront dépassés, on ressort et on se retrouve sur la corniche qui surplombe leur camp en face du Monte Toro.
  
  Je me tais parce qu’on ne s’entend plus. Une nouvelle salve déchiquette l’écorce des arbres au-dessus de notre tête. Antonio file dans la direction que je lui ai indiquée, moi dans l’autre. Le temps qu’ils arrivent et on sera loin.
  
  Je cavale en clopinant et en me marrant de ma bonne blague lorsqu’un coup de poignard me déchire le côté droit. La douleur est atroce. Ma cheville, de la rigolade à côté ! Le pire, c’est que j’ai presque vu le projectile arriver. Enfin je l’ai entendu parce qu’il a ricoché sur un rocher qui borde la forêt. Mais j’ai l’impression que c’est aussi grave que s’il m’avait frappé en tir direct. Je serre les dents et je continue à courir. Je sais que, si je flanche maintenant, je suis foutu.
  
  J’arrive à parcourir à peu près trois cents mètres avant de m’écrouler. Ça me cogne dans la cheville. La douleur me remonte jusqu’à la cuisse. Quant à mon côté, n’en parlons pas, ça pisse le sang et ça me brûle. J’ai l’impression d’avoir été mordu par un épaulard. Je sens que je m’affaiblis. Il faut que je me repose.
  
  Ça ne tire plus là-haut. Ça hurle. Je les entends descendre. La plupart des hommes s’enfoncent au cœur de la jungle, comme prévu. Seulement Vasco se méfie de mes ruses de Sioux, maintenant. Il a aussi envoyé quelques soldats se promener le long de la lisière. Ils ne sont pas nombreux mais, dans l’état où je suis, ils n’ont pas besoin d’être en force pour m’avoir.
  
  C’est marche ou crève. Je me relève et je me traîne encore sur cinq ou six cents mètres puis je bifurque vers le bas de la vallée pour m’enfoncer au cœur de la végétation. Là, je crois que ça me donne un peu plus de chances. Parce que ça leur fait un bon bout de forêt à ratisser.
  
  Au bout d’une heure de marche, je suis complètement perdu, et je m’en fous. Je ne pense plus qu’à la douleur. Elle ne se limite plus à ma cheville et à mon côté. Elle m’a envahi tout le corps. Plus je cavale et plus je m’affaiblis. J’ai l’impression que le délire commence à me prendre. J’ai la fièvre. Tous les passages se ressemblent, ils ont l’air de se croiser et de s’entrecroiser n’importe comment. Combien ai-je traversé de ruisseaux et de torrents caillouteux ? Impossible de le dire. Chaque fois que j’en franchis un, j’ai l’impression que c’est le même que celui d’avant. Les rochers… Impossible de se repérer aux rochers. Qu’est-ce qui ressemble plus à un rocher qu’un autre rocher ? Je jette un coup d’œil à ma montre. Ma vue est trouble. Impossible de lire l’heure. J’ai l’impression d’avoir l’ascension de l’Everest dans les pattes. On doit bien être au milieu de l’après-midi, maintenant.
  
  Je m’arrête un peu au bord d’un petit cours d’eau pour essayer de récupérer. Ça ne sert à rien. C’est un lit d’hôpital qu’il me faudrait. Bêtement, je me remets en marche en rêvant à une infirmière en blouse blanche avec de grosses doudounes. Et puis c’est le visage d’Elicia qui passe devant mes yeux. Elle se hisse sur la pointe des pieds et elle m’embrasse comme hier soir avant de me quitter.
  
  Mon pied bute contre quelque chose. Un élancement abominable me déchire la cheville, remonte le long de ma jambe, puis de ma colonne vertébrale et explose dans ma nuque. Un éclair vermillon emplit ma vue. Tout me paraît irréel, le torrent qui coule très loin au-dessous de mes pieds, le ciel plein de petits nuages blancs qui gambadent comme des agneaux nouveau-nés.
  
  Ils courent, ils courent, ils défilent sur leur grand drap turquoise. C’est la cavalcade, maintenant, le steeple-chase, la grande roue. C’est seulement en sentant mon crâne et mes mains racler contre les cailloux que je comprends : je suis tombé. De quelle hauteur ? Je ne sais pas. Je ne sens pratiquement plus rien. Déjà la nuit s’étend sur moi et, avec elle, s’approchent d’énormes gueules béantes aux intérieurs verts, rouges, jaunes. Les gueules des monstrueux serpents tropicaux qui viennent me dévorer.
  
  
  Les serpents… les petits nuages blancs qui dérivaient dans le ciel turquoise… Où sont-ils ? Je ne vois plus qu’une espèce de grillage verdâtre. J’essaie de me relever pour faire le point. Impossible. Je suis étendu sur le dos, bras et jambes écartés et immobilisés.
  
  Allons, allons, Carter, on se calme ! On attend que son petit ordinateur incorporé ait ajusté la distance focale et on regarde. Ça y est, je pige. J’ai les chevilles et les poignets liés à des pieux plantés dans le sol. Je suis couché sous une minuscule hutte faite de lianes tressées. Je ne souffre plus.
  
  Je n’ai plus peur mais presque envie de rire. Dans cette cabane modèle réduit, je me fais l’impression d’être Gulliver capturé par les Lilliputiens.
  
  Je me sens faiblard mais, dans l’ensemble, plutôt calme. En fait, j’ai du mal à regarder droit et je me demande si je n’ai pas été drogué. Qui a bien pu me faire subir un traitement aussi bizarre ? Ah ! Tiens ! Voilà sans doute la réponse. Une grande ombre s’étale à l’entrée de la hutte.
  
  Une hure énorme s’encadre bientôt dans l’ouverture de la porte, velue, hideuse. La trouille revient. Elle me crispe les boyaux. Le visiteur est d’une taille phénoménale. Je n’ai jamais vu ça. Ses deux yeux luisants me scrutent comme un scanner.
  
  Les paroles du vieux Jorge tournent dans ma tête : « Il est monstroueux, señor. Ennorrmé. Il mésouré plous dé deux mètres dix et il pèse plous dé cent cinquante kilos. Il a des yeux commé des braises, qu’on dirait dou phosphore en fousionne… »
  
  Italla ! C’est don Carlos Italla !
  
  Ses hommes ont dû me trouver au fond du ravin, ils m’ont ramené là, ils m’ont ficelé et drogué pour que je me tienne tranquille. Tout s’explique. Sauf une chose, peut-être : pourquoi ils ne m’ont pas tué purement et simplement.
  
  Oh, ce n’est probablement que partie remise. Et, maintenant que j’ai compris, je n’ai plus peur. C’est quand même une drôle de chose la résignation quand on sait que tout est cuit. Si, finalement, j’ai quand même un petit regret. Celui de n’avoir jamais réalisé un rêve que je caresse depuis quelque temps : acheter une exploitation maraîchère dans l’Ohio, le long d’une petite route peinarde…
  
  Tant pis. Bye bye, exploitation maraîchère. Et bientôt bye bye, Nick Carter. On essaiera de faire mieux dans une autre vie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Je prends mon ton le plus guilleret et j’envoie :
  
  — Alors, don Carlos, vous en êtes réduit à pratiquer vous-même vos interventions chirurgicales ? Les temps sont difficiles.
  
  Le géant ne répond rien. Je vois qu’il a quelque chose dans la main. Un flingue ? Le scalpel avec lequel il va m’étriper ? Dans le fond, je ne suis pas tellement pressé de le savoir. Il se met à quatre pattes et avance lentement jusqu’à moi. Malgré l’effet apaisant de la drogue, mon cœur se met à me marteler la poitrine comme un moteur le ventre d’un bateau de pêche.
  
  Une odeur dégueulasse m’emplit les narines. On jurerait qu’un troupeau de boucs vient d’entrer dans la hutte. Non, erreur, c’est pire encore qu’un troupeau de boucs. J’essaie de voir d’où ça vient mais c’est difficile. Je ne peux pratiquement pas bouger la tête. Et puis je comprends. Incroyable ! C’est lui qui pue comme ça. C’est la meilleure, celle-là ! Je ne savais qu’en plus de toutes ses qualités, don Carlos était allergique au savon.
  
  — Mangez, mon ami, dit le géant. Mangez puis dormez. La nuit tombe et, la nuit, je ne parle jamais.
  
  Puis il se tait et s’agenouille près de moi. C’est un bol qu’il a dans la main. Un bol tout bête, avec de la soupe dedans. Avec ses énormes mains, le géant plonge à même le bol et fait couler l’épaisse mixture entre mes lèvres. Ça a l’air d’être à base de légumes. Ça a un goût très fort mais pas désagréable. Ces doigts qui me nourrissent n’ont probablement pas été lavés depuis des lustres mais je n’y pense même pas. J’ai tellement faim que je mangerais avec une pelle à ordures.
  
  La soupe contient sûrement une drogue car j’ai à peine avalé le contenu du bol que je m’endors comme un nourrisson après la tétée.
  
  Quand je me réveille, un soleil éclatant filtre à travers les croisillons de la hutte. Je vois des mouches et des araignées qui se baladent au plafond.
  
  Revoilà le géant. Il s’agenouille à l’entrée et me regarde. Je ne devais vraiment pas être bien hier soir. Maintenant que je le vois mieux, je me demande comment j’ai pu prendre ce type-là pour don Carlos. Évidemment, il est grand mais sec comme un coup de trique. Il a un vieux visage boucané, ridé comme la croûte d’un livarot, avec une barbe grise mitée qui me fait penser à une broussaille grillée par le soleil.
  
  Mon premier réflexe est de m’enquérir de son identité.
  
  — Je pense que ce serait plutôt à vous de vous présenter d’abord, señor, fait l’inconnu. Je vous ai trouvé inconscient sur la piste, la tête dans les feuillages et le corps brûlant de fièvre. Vous ne portiez rien sur vous qui m’ait permis de vous identifier.
  
  — Et, sans savoir qui je suis, vous me ficelez comme une bestiole ?
  
  — Rien ne me permet de penser qu’un homme blessé et perdu dans la forêt est nécessairement un ami. Vous pouvez venir des montagnes. Vous pouvez avoir été blessé par un de ses ennemis. Tant que je ne saurai pas qui vous êtes, vous resterez attaché. Comme une bestiole, puisque cette image semble vous plaire.
  
  Je respire déjà plus librement. C’est à don Carlos et à Alto Arete qu’il vient de faire allusion, c’est évident. Et il n’aime pas don Carlos, c’est encore plus évident. De plus, chose étrange mais très rassurante, cette espèce de vieux sauvage puant et mal rasé parle un espagnol très académique qui dénote une certaine culture.
  
  Pourquoi lui servir des boniments ? Je n’en vois pas l’intérêt. Je lui raconte tout. Qui je suis. Ma mission. Ma rencontre avec la famille Cortez. Comment je me suis retrouvé blessé et perdu dans la jungle. Il m’écoute attentivement, accroupi à l’entrée de la petite hutte en me fixant de ses yeux noirs étincelants, la seule chose qui fasse un peu jeune dans son visage parcheminé. Son odeur ne me dérange presque plus. Je dois y être habitué.
  
  — Vous voyez bien que je ne suis pas un ennemi, dis-je. Et j’ai besoin que vous m’aidiez. Il ne me reste plus que six jours avant que don Carlos ne mette le pays à feu et à sang.
  
  — Quatre jours, rectifie le vieil homme. Vous avez dormi pendant quarante-huit heures.
  
  — Vous m’avez drogué. Mais pourquoi ?
  
  Il sourit et ses joues se rident encore un peu plus.
  
  — Pour la cicatrisation. J’ai posé un emplâtre souverain sur vos blessures mais vous ne cessiez de gesticuler à cause de la fièvre. Cela risquait d’anéantir tout l’effet bénéfique des herbes. Grâce au peyotl que je vous ai administré, vos muscles se sont décontractés.
  
  — Maintenant que vous savez qui je suis, voulez-vous me libérer, s’il vous plaît ? Il faut absolument que je rattrape le temps perdu.
  
  — Le temps que l’homme consacre à renouveler les forces de son corps n’est jamais perdu, réplique le vieux sage. Il n’est pas question que je vous délivre si c’est pour que vous alliez immédiatement vous jeter sur les pistes. Vous risqueriez d’y perdre la vie, cette fois. Il vous faut encore une journée de repos au minimum pour assurer une cicatrisation satisfaisante.
  
  Je comprends qu’il faut ruser, alors je ruse.
  
  — Mais il faut que je bouge. Si vous me laissez encore ligoté comme ça pendant vingt-quatre heures, je ne pourrai plus du tout me servir de mes muscles.
  
  Il fronce les sourcils, semblant peser le bien-fondé de mon argument. Finalement, il a l’air de le trouver suffisamment lourd. Il s’approche de moi et dénoue les lianes qui m’immobilisaient. Je m’assieds tout doucement. J’ai l’impression de flotter comme un bouchon sur la mer. Il faut plusieurs minutes avant que ça se stabilise un tantinet. Ensuite, je fais fonctionner mes bras et mes jambes pour rétablir la circulation. Ça me prend encore un bon bout de temps. Une journée de plus dans cette position et j’aurais été incapable de faire un clin d’œil sans mijoter mon coup une demi-heure à l’avance.
  
  À l’extérieur, je n’arrive d’abord pas à ouvrir les yeux à cause de la luminosité. Je plisse les paupières et, peu à peu, ça devient supportable. Je fais le tour du propriétaire. On se trouve sur un plateau élevé, près du sommet d’une montagne.
  
  Le bonhomme commence à me raconter son histoire. Une histoire fantastique, incroyable. Si je lisais un truc pareil dans un roman, je me dirais que l’auteur ne manque pas d’imagination.
  
  Il s’appelle Pico. Pico comment ? Je ne sais pas. Il ne le dit pas. Bon, je me contente de Pico tout court. Ça fait trente ans qu’il est arrivé ici et qu’il a défriché cette petite clairière pour en faire son refuge. Un refuge qui ne peut être vu ni d’en haut ni d’en bas. On n’y accède que par une étroite piste qu’il se donne la peine de reboucher à l’aide de plantes fraîches après chacun de ses passages.
  
  — Je vous ai trouvé tout en bas de ma piste, m’explique-t-il. J’allais faire provision de fruits. Il ne pousse rien de comestible à cette altitude.
  
  Il me tend un bol de bouillie que je dévore avec un appétit féroce. Pas mauvais, ma foi. Je reconnais des morceaux de mangue et de noix de coco. Tout en mangeant lui-même, Pico reprend son récit.
  
  Je ne m’étais pas trompé, c’est bien quelqu’un de cultivé. Professeur d’anthropologie, siou-plaît ! Dans sa jeunesse, il a été directeur du département de civilisation indienne à l’université de Ciudad de Nicarxa. C’est alors qu’il a participé à une insurrection contre le dictateur de l’époque. Il a été grièvement blessé et toute sa famille a été massacrée. Sans domicile, sans emploi, il a cherché refuge dans la jungle. Là, il a été capturé par les Indiens nincas qui vivent à quelques kilomètres de sa clairière. Il a vécu quelque temps avec eux et s’est lié d’amitié avec un jeune guerrier qui prétendait détester les combats et vouloir devenir moine.
  
  — Notre amitié n’a guère duré, me dit le vieil homme. Bien vite, Ancio – c’est ainsi qu’il se nommait – s’est mis à afficher toutes les caractéristiques du fanatisme. D’autres Nincas m’ont raconté qu’avec un groupe de disciples, il pratiquait des sacrifices rituels sur le Monte Toro. À cette époque, Alto Arete était totalement inhabité. Ancio et ses compagnons avaient découvert une ancienne caverne. C’était là qu’ils rendaient leur culte à leur divinité.
  
  Je suis fasciné, pendu à ses lèvres craquelées. Il n’y a plus de mission, plus de don Carlos, plus de colonel Vasco. Il y a Pico qui parle et Nick qui écoute comme un gamin étonné. Je demande :
  
  — Ils sacrifiaient des animaux ?
  
  Le vieux Pico observe un long silence puis ferme les paupières et répond. Ce qu’il m’apprend me fait dresser les cheveux sur la tête.
  
  — D’après les rumeurs, ils sacrifiaient des enfants de la tribu ninca. Leur propre tribu ! D’après ce que racontaient les autres, Ancio et ses amis conduisaient les enfants dans la caverne et les brûlaient sur un autel de pierre.
  
  Il ouvre des yeux flambants comme des braises, les darde sur moi et enchaîne :
  
  — Au début, je me refusais à croire ces racontars. J’ai découvert la vérité lorsque, une nuit, ma propre fille a disparu.
  
  — Je croyais que toute votre famille avait été tuée dans l’insurrection.
  
  Pico esquisse presque un sourire.
  
  — C’était ma première famille. Durant mon séjour chez les Indiens, j’ai pris une épouse qui m’a donné une fille. Elle était âgée de onze ans lorsqu’elle a disparu. Inquiété par ce que colportaient les autres membres de la tribu, je suis allé trouver Ancio et je lui ai demandé s’il savait où était ma fille. Il m’a répondu qu’il ne savait rien. Mais, dans son regard, j’ai vu qu’il mentait. C’est pourquoi je l’ai suivi. Je ne m’étais pas trompé. Il mentait.
  
  — Ils faisaient des sacrifices humains !
  
  Pico ne répond pas. Il poursuit son récit comme si je n’avais rien dit.
  
  — Je les ai suivis, lui et ses amis, sur une piste difficile conduisant au Monte Toro. Arrivés à un endroit dont je ne garde qu’un souvenir diffus, ils ont descendu des marches de pierre. Je les ai descendues aussi, sans me montrer. Nous sommes arrivés dans une sorte de puits sans eau. Et c’est là que j’ai tout vu.
  
  Je le presse, prévoyant à l’avance l’horreur de sa découverte.
  
  — Qu’avez-vous vu ?
  
  — C’était terminé, répond-il. Je ne pouvais plus rien faire. Ma fille était déjà morte depuis plusieurs jours et, pourtant, ils continuaient à dégrader son corps sans vie. Pendant que je les observais, ils ont versé des huiles sur les cadavres mutilés de plusieurs jeunes filles et y ont mis le feu…
  
  Pico se tait et, de nouveau, ferme les yeux. Je ne dis rien non plus. Je pense qu’il n’y a rien à ajouter. Mais, quelques instants plus tard, il reprend d’une voix tremblante :
  
  — J’en ai éprouvé une violente colère. Trop violente, peut-être. Je me suis enfui de cette caverne puis j’ai remonté les marches du puits à sec et j’ai erré toute la nuit sur les pistes de la forêt. Lorsque le jour s’est levé, le chagrin m’avait plongé dans une sorte de transe. J’ai décidé de fuir pour toujours la compagnie de mes semblables. Contre Ancio, je n’ai rien voulu faire. Si un dieu existe là-haut, c’est à lui de le châtier. En revanche, avant de partir, j’ai cherché cette sinistre caverne pour en rendre l’accès impossible afin que lui et ses disciples ne puissent plus y célébrer leurs immondes cérémonies. Je ne l’ai jamais retrouvée. J’ai fini par aboutir ici et j’ai décidé que c’était là que j’achèverais mes jours. Vous êtes le premier être humain auquel je parle depuis trente ans.
  
  Un ermite. Un vrai. C’est la première fois que j’en rencontre un en chair et en os. Plutôt en os, d’ailleurs. J’ai entendu dire que certains faisaient vœu de silence. Visiblement ça n’a pas l’air d’être le cas du vieux Pico. Il semble prêt à parler pendant des heures et des jours. Il faut dire qu’après trente ans, je le comprends un peu. D’ailleurs son histoire me passionne, mais je viendrais bien un autre jour pour entendre la fin. Je n’ai pas que ça à faire pour l’instant. Il ne me reste plus que quatre jours pour accomplir une mission pratiquement impossible.
  
  — Une chose vous intéressera peut-être parmi les rumeurs qui couraient. Je ne sais pas si cela vous sera utile mais sait-on jamais ? Les Indiens racontaient que la fumée des feux sacrificiels ne ressortait jamais de l’ouverture de la caverne. D’après eux, plusieurs jours après les cérémonies, on pouvait voir de minces filets de fumée s’échapper du sommet d’Alto Arete.
  
  Là, j’ai un sérieux regain d’intérêt.
  
  — Il y a certainement une sorte de cheminée qui monte jusqu’au sommet, déduis-je finement.
  
  — C’est ce que les Indiens disaient. Mais il ne faut jamais faire entièrement confiance aux rumeurs, philosophe le vieillard.
  
  
  Je passe le reste de la journée à me promener à petits pas dans la clairière, histoire de réhabituer mes jambes à la marche. De temps en temps, je m’aventure un peu sur la piste escarpée mais je remonte rapidement. Pico a raison, je ne suis pas assez solide pour repartir. Mais, si je m’exerce bien, peut-être que ce soir…
  
  Pendant les haltes, je retourne m’accroupir auprès du vieil ermite et je le questionne. Cette histoire de cheminée m’intéresse diablement. C’est peut-être le moyen de déjouer les défenses d’Italla. Malgré ses efforts et sa bonne volonté, Pico ne parvient pas à me situer, même approximativement, l’emplacement de la caverne. Mais il me reste encore une ressource : trouver les Nincas. Eux doivent savoir.
  
  J’ai promis de rester au moins jusqu’à demain midi mais, sitôt la nuit tombée, je m’éclipse. Je n’ai plus de temps à perdre et je me sens nettement mieux.
  
  Le jour commence à pointer lorsque j’arrive en vue de la corniche qui surplombe la vallée de la Reina et le camp des fusiliers marins cubains. Je pensais être là beaucoup plus tôt mais je me suis perdu sur la piste farfelue de Pico.
  
  Ça n’a pas été une promenade d’agrément, inutile de le préciser. Je recommence à avoir des douleurs un peu partout et je suis plus claqué que les chevaux de l’écurie des Peter Sisters. Enfin, le remède de Pico a l’air d’avoir fait des miracles. Ma plaie me fait bobo mais elle est toujours bien fermée.
  
  J’écarte tout doucement les feuilles et je balance un coup de sabord vers le terrain découvert. Il y a du monde. Deux formes allongées. Mais ça roupille comme des souches. Antonio a au moins trouvé un copain pour nous épauler. C’est maigre, bien sûr, mais il faut faire avec ce qu’on a…
  
  Au fait, si ça n’était pas Antonio ? Après tout, rien ne me dit qu’il ne s’est pas fait prendre et qu’il n’a pas craché le morceau sous la torture. C’est peut-être le comité d’accueil, fatigué d’attendre, qui a décidé de s’octroyer une petite ronflette.
  
  Le Volska calé au creux de mon bras droit, je dégaine Wilhelmina de la main gauche et je m’avance d’un pas de greffier vers les dormeurs emmitouflés dans des couvrantes. Je pointe le fusil sur l’un, le Lüger sur l’autre et je fais :
  
  — C’est moi ! Debout, là-dedans !
  
  D’un bond, la souche de gauche est sur ses pieds. Il faut voir les quinquets de la môme Elicia quand elle se retrouve face au regard cyclopéen de ma bonne Wilhelmina. Ronds comme des soucoupes !
  
  Elle explose d’une voix rauque. La pétoche autant que la surprise, j’imagine.
  
  — Señor Carter ! Qu’est-ce que ça signifie ? Mais… nous vous croyions mort !
  
  — La prudence, Elicia, dis-je d’un ton rassurant. Je ne pouvais pas prendre de risques.
  
  Donc l’autre forme est Antonio. Il remue en gémissant. Il doit être blessé, lui aussi. Mais non. Sa sœur lui balance un petit coup de coude dans les côtes, il s’étire et s’assied en se frottant les calots. Il a simplement le sommeil un peu lourd. Et il doit être crevé.
  
  Je leur fais part de ce qui m’est arrivé depuis l’attaque des hommes de Vasco. Elicia boit mes paroles. Insensiblement, elle se rapproche de moi comme si j’étais un feu de camp et qu’elle avait besoin de se réchauffer. Quand j’ai fini mon histoire, Antonio, qui a enfin les yeux normalement ouverts, prend la parole.
  
  — On a souvent entendu parler de l’ermite du Monte Toro. Mais, depuis qu’il s’est installé là-haut, tu es le premier homme à l’avoir vu et à être revenu en parler – Tiens, je note au passage qu’on devient carrément familier. – D’après ce qu’on raconte, il fait cuire et il mange tous ceux qui s’approchent de sa grotte.
  
  — Eh ben on raconte n’importe quoi. Pico est végétarien. Il refuse de tuer les animaux, que ce soit pour se nourrir ou pour s’habiller. Deuxièmement, ce n’est pas dans une grotte qu’il vit mais dans une hutte de lianes qu’il a construite lui-même. Maintenant, parlez-moi un peu de vous. Comment vous êtes-vous retrouvés tous les deux ? Et où sont tes amis, Antonio ?
  
  Les visages des deux jeunes gens s’assombrissent. Elicia garde les yeux vissés sur le sol. Elle pose la main sur mon genou et je sens sa petite cuisse tiède qui se colle contre la mienne. S’il n’y avait pas son frère et, surtout, si je n’étais pas au courant des brutalités qu’elle a subies depuis quelques mois, je crois que je ne pourrais pas me retenir et que je lui ferais un sort sur-le-champ.
  
  Antonio vient interrompre mes élucubrations muettes. Il s’éclaircit la gorge et répond à ma question. Ce qu’il dit me coupe instantanément tous mes effets.
  
  — Mes amis, parlons-en…, commence-t-il d’une voix lugubre. Je n’en ai retrouvé qu’un. Blessé. Il errait dans la jungle en délirant. Je n’ai même pas eu le temps de le charger sur mes épaules pour aller le faire soigner. Il est mort dans mes bras.
  
  Finalement, il est retourné à la ferme de ses parents, espérant que, peut-être, certains de ses compagnons auraient laissé un message là-bas.
  
  — J’aurais mieux fait de ne pas y aller, poursuit-il la gorge nouée. Ce que je craignais le plus était arrivé. Je me suis approché silencieusement de la maison. Mes parents n’étaient plus là et une bande de soldats cubains occupaient les lieux. J’ai interrogé les voisins. Tout ce qu’ils ont pu me dire c’est qu’ils avaient entendu des cris et des coups de feu dans la nuit d’avant-hier. Puis plus rien. Mais moi, je sais que nos parents sont morts et que leur propriété appartient désormais au colonel Vasco.
  
  J’interviens :
  
  — Les ordures ! Je comprends votre douleur et votre révolte à tous les deux. Malheureusement, il faut oublier vos pauvres parents pour le moment. Vous les pleurerez plus tard. La situation nous oblige à continuer et nous devons faire vite. Notre seule chance, maintenant, c’est de trouver la tribu ninca, de se renseigner sur la caverne sacrificatoire et de voir si la cheminée est assez large pour servir de passage.
  
  — Tu as raison, acquiesce Antonio. Je connais un raccourci pour atteindre le territoire des Nincas. Est-ce que tu te sens en état de faire le trajet ?
  
  — J’ai marché toute la nuit. Mais j’avais roupillé pendant deux jours. Je pense que ça ira.
  
  — Je vais porter ton fusil, décide Elicia. Ça te soulagera.
  
  Tiens, tiens… Voilà qu’on se lance dans le tutoiement, de ce côté-là aussi. Je me tourne vers elle et je lis dans ses yeux qu’elle serait prête à me porter sur ses épaules si c’était possible, et même à beaucoup plus que ça pour me soulager.
  
  Plus on avance sous les ombrages de la forêt tropicale et plus ça m’apparaît clairement : j’ai un ticket pas possible avec la señorita. Elle me couve du regard, elle me bichonne, elle minaude. Chaque fois qu’elle trouve une raison valable de me toucher, elle se jette dessus comme la vérole sur le bas clergé.
  
  Vers midi, on fait halte près d’un petit ruisseau aux eaux fraîches et limpides. Je sais que je suis dans un sac de nœuds inextricable, que c’est presque foutu d’avance et, pourtant, je n’aurais pas besoin de faire trop d’efforts pour rêver que je suis en pique-nique avec des copains. La berge rocheuse est dégagée de végétation, les nuages habituels des climats tropicaux ne se sont pas encore amoncelés dans le ciel. Je jette la tête en arrière et je me laisse un instant caresser par le soleil. Pourquoi ne pas glaner un peu de bon temps quand on en a l’occasion ? Hein ? Vous avez quelque chose contre, vous ? Moi pas.
  
  On dirait qu’Elicia non plus. Elle s’approche de moi d’une démarche de chatte et me tend une gourde pleine d’eau. Je me désaltère. Je sens les glouglous bienfaisants laver ma gorge sèche puis descendre lentement et m’inonder l’estomac. C’est extra. Quand j’ai bu à satiété, je pose la gourde et je tourne la tête. Elicia est près de moi, assise sur un rocher, le regard planté dans le mien. On est seuls tous les deux. Antonio est descendu un peu plus bas dans la vallée chercher des fruits pour le déjeuner. Elle me regarde en silence pendant encore un long moment puis elle finit par ouvrir sa délicieuse petite bouche :
  
  — Je ne t’ai pas encore remercié de m’avoir sauvé la vie, dit-elle.
  
  — N’exagérons rien, Elicia, je ne t’ai pas sauvé la vie. J’ai simplement empêché ce gros porc d’abuser de toi une fois de plus.
  
  — Si, insiste-t-elle en me posant sur la cuisse une petite main douce et dorée. Tu m’as sauvé la vie. Depuis trois mois que ça durait, je n’en pouvais plus. J’étais à bout. Ce n’était plus possible de continuer à vivre comme ça. J’avais décidé que c’était fini de me faire violer, que si les Cubains revenaient, je me tranchais la gorge. C’était tout ce que j’avais trouvé pour leur échapper. Le couteau était sous mon oreiller.
  
  — La virginité est une chose importante pour toi, n’est-ce pas ?
  
  Elle contemple un instant le bout de ses pieds. Je sens sa menotte se crisper sur ma cuisse. Puis, brusquement, elle relève la tête et, de nouveau, plonge son regard au fond du mien.
  
  — La virginité…, murmure-t-elle. Oui, c’est important. La liberté aussi.
  
  Un tout petit sourire effleure ses lèvres puis s’enfuit comme un oiseau de passage. Et elle reprend, d’un souffle presque imperceptible :
  
  — Tu sais, depuis un certain temps, avant l’arrivée des soldats cubains, j’avais, comment dire… certaines pensées, certaines sensations incontrôlables. Évidemment, il y a eu une longue parenthèse dans tout ça. Tu dois comprendre pourquoi. Mais, maintenant que je me sens libérée de cette obsession, de ces souillures, j’ai l’impression que ça recommence.
  
  — Bien sûr que je comprends. Tu es une femme. Ça se voit, tu peux me croire. Ce sont des choses naturelles qui arrivent à tout le monde. Le contraire serait plutôt alarmant.
  
  — Arrête de te moquer. Ce n’est pas gentil ! J’ai beaucoup souffert pendant ces trois mois où j’ai été salie presque tous les soirs. Et je crois que pas mal de choses ont été définitivement cassées. Tu comprends, je comptais me garder intacte, pouvoir choisir moi-même celui à qui je donnerais mon corps pour la première fois.
  
  Aïe ! Ça commence à sentir très mauvais. La psychologie, ce n’est pas mon rayon, mais alors là, pas du tout ! Je l’aime bien, cette petite Elicia. Pour être honnête, je dirais même qu’elle me botte. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Lui fabriquer une fleur artificielle ? Plutôt duraille. J’avoue que j’ai un instant de panique. Puis, tout à coup, je sors bêtement :
  
  — Mais, ton corps, tu ne l’as donné à personne. On te l’a pris de force. Pour moi, tu es toujours vierge.
  
  Qu’est-ce que je n’ai pas dit là, mes aïeux ! On dirait qu’Elicia se raccroche à mes paroles comme à une bouée de sauvetage. Elle rayonne de l’intérieur. Un grand frisson lui traverse tout le corps et je sens ses ongles s’enfoncer dans ma viande.
  
  — C’est vrai ? Tu le penses ? demande-t-elle, les yeux humides, la voix enrouée par l’émotion.
  
  — Bien sûr.
  
  — Jure-le !
  
  Ouille ! Ouille ! Ouille ! Là, ça devient carrément très très grave. Je crois que, si j’avais un bigophone sous la main, j’appellerais police-secours.
  
  — Jure-le, insiste Elicia. Donne-moi ta parole. Je la veux !
  
  Je suis coincé. Et pas fiérot. Je capitule.
  
  — Mais, oui, je te le jure…
  
  Elle se rapproche. Elle se serre contre moi. Je sens sa chaleur et je sens aussi ce qui va venir.
  
  — Eh bien, fait-elle, puisque tout ça c’est naturel et que je suis toujours vierge, comme tu le dis, c’est à toi que je veux me donner pour la première fois.
  
  Pan ! Attrape ça dans les gencives ! Ça, ça m’apprendra. La prochaine fois, j’attendrai mon avocat avant de causer.
  
  Et voilà le tableau. Le beau Nick qui en a connu, des nanas, durant ses périples sur les cinq continents. Des brunes, des blondes, des grandes, des petites, de tous les goûts et de toutes les couleurs… Eh bien le beau Nick, il s’écrase. Il se dégonfle devant une petite paysanne de dix-sept printemps qui lui offre une virginité de seconde main. Il faut me comprendre aussi, vous êtes marrants ! Elle se serait balancé dans mes bras, viens voir par ici, mon gros loulou, allez, hop, on fait ça sans chichis, j’aurais été le premier à sauter sur l’occase. Mais là, franchement, c’est quand même pas pareil.
  
  Je ne réponds rien. Je me tais. Je ne suis foutu de dire ni oui ni non.
  
  — Tu penses que je suis une enfant, fait-elle, me coupant dans mes cogitations.
  
  — Mais non, ce n’est pas ça…
  
  — Figure-toi que j’ai beaucoup grandi depuis trois mois. Et, si tu veux tout savoir, j’ai eu dix-huit ans hier. Je suis vraiment une femme, même légalement.
  
  — Bon anniversaire, Elicia.
  
  — Oh, ça va comme ça avec les moqueries ! Je ne trouve pas ça drôle. Bon, d’accord ! S’il n’y a pas moyen de te convaincre par des paroles, je ferai mes preuves autrement !
  
  Sur ces bonnes paroles, elle se lève et part à la rencontre de son frère qui revient avec une musette débordante.
  
  L’après-midi, j’ai un mal fou à marcher. Elicia, comme promis, fait tout pour me prouver qu’elle est une femme. Quand je suis derrière elle, elle tortille du valseur à m’en empêcher de regarder droit. Quand je remonte à son niveau, elle se frotte contre moi en me donnant des petits coups de hanche qui manquent me faire sortir de la piste, ou bien elle déboutonne un peu son corsage et tire dessus comme pour se rafraîchir. Naturellement, c’est pour me montrer ses flotteurs. Il me resterait bien une solution : marcher devant. Mais, pour la distancer avec ma patte folle, je peux aller me rhabiller. Elle a une forme olympique, la petite demoiselle. À elle seule, elle coltine plus de la moitié de notre barda, y compris les armes de rechange récupérées par Antonio. La halte du soir arrivée, elle a quand même l’air un peu moins faraude. Elle est lessivée, clair comme un coup de pied dans un carreau. Mais je crois qu’elle préférerait crever que de me le montrer. Je la regarde avec un tout petit brin d’ironie. Elle fait semblant de prendre ça pour un sourire et me montre deux rangées de petites quenottes qui ont l’air de me dire : « Tu ne perds rien pour attendre, mon mignon. On est décidée à te croquer et on te croquera. »
  
  Cinq minutes plus tard, pendant qu’Antonio prépare la tortore, je descends faire la cueillette dans un petit bosquet de bananiers. Celle-ci ? Non. Un peu trop blette pour mon goût. Celle-là ? Humm, pas assez mûre. Ah ! En voilà une belle, bien grosse et juste à point. C’est super. Je prends mon pied. Un peu mieux que de faire ses courses dans un supermarché, croyez-moi ! Je m’amuse un moment à rêver que je suis un pionnier, un découvreur de terres vierges, peuplées de vierges, naturellement, et splendides, naturellement aussi.
  
  Tiens, quand je parle de vierges… Voilà justement la voix d’Elicia qui vient me verser du miel dans les oreilles. Les notes toutes fraîches semblent s’échapper de sa gorge et flotter dans la touffeur de la jungle comme une envolée de bulles de savon.
  
  Ensorcelé comme Ulysse par le chant des Sirènes, j’écarte les grandes feuilles en éventail et je me dirige vers le ruisseau. C’est de là que ça vient.
  
  Oh, la chipie ! Si elle ne l’a pas fait exprès, je veux bien être changé en brontosaure ! Elle est là. Mais pas au bord du ruisseau. Au milieu, vêtue d’un costume d’Ève qui lui sied à ravir. Elle rigole en voyant ma tête, puis recommence à chanter joyeusement en s’aspergeant à tour de bras.
  
  Ese lunar que tienes
  
  Cielito Lindo, junto a la boca,
  
  No se lo des a nadie,
  
  Cielito Lindo, que a mί me toca.
  
  Aïe, aïe, aïe, aïe, canta y no llores…
  
  Si vous ne connaissez pas, ça parle d’une petite dame qui a un grain de beauté sur la lèvre et le monsieur lui dit qu’il ne faut le donner à personne, qu’elle doit le garder pour lui. Il y aurait une petite allusion destinée à ma personne que ça ne m’étonnerait qu’à moitié.
  
  Qu’est-ce que j’ai dans le cigare, des fois ? Je me le demande. Je me sens bête comme un adolescent, face à cette gamine nue qui se marre et chante en pataugeant dans l’eau. Je ne trouve rien de mieux à faire qu’un demi-tour sur place et je vais rejoindre Antonio.
  
  Quand Elicia revient de sa toilette, on casse une croûte pantagruélique. Elle sent bon la fleur d’oranger. Je me demande où elle a bien pu en dégotter mais je suis sûr qu’elle s’en est frictionné tout le corps. J’avoue que j’ai du mal à la quitter des yeux pendant qu’elle avale son repas, souriante, enjôleuse, prête à tout pour arriver à ses fins. Un petit quelque chose, tout au fond de moi, me dit qu’elle va peut-être y arriver dans pas trop longtemps…
  
  Ensuite, on se repose deux heures. Elicia, comme de bien entendu, se couche près de moi. Son contact me titille de partout et, malgré la fatigue, je mets au moins dix minutes à m’endormir.
  
  Quand ma Rolex à affichage numérique sonne le signal du réveil, on repart, un peu plus frais. Je suis complètement largué. Je ne sais plus de quel côté du Monte Toro on se trouve. Mais Antonio marche devant. Il a l’air de connaître la forêt par cœur et je me fie à lui.
  
  J’ai réussi à passer devant Elicia. Si vous croyez que ça la dérange. Même par-derrière, elle trouve le moyen de me prouver qu’elle est une femme. Il ne se passe pas cinq minutes sans qu’elle se cogne contre moi. Le plus souvent, c’est son avant-scène qui s’écrase délicatement contre mon dos. Parfois, feignant d’avoir été surprise par le noir, elle met carrément les mains en avant et ne se gêne pas pour les laisser traîner un tout petit peu plus longtemps que ne le voudraient les convenances.
  
  Autour de minuit, Antonio s’arrête brusquement et lève une main pour nous indiquer de faire silence. On fait silence et on s’accroupit. Je tends l’oreille. Pas la peine de tendre l’œil parce qu’il fait noir comme dans… comme dans… Disons qu’il fait très noir, voilà tout. Je m’apprête à interroger Antonio sur le pourquoi de cette halte, quand un authentique tremblement de terre se déchaîne.
  
  J’ai l’impression qu’un troupeau de bêtes énormes nous rapplique dessus. On jurerait des buffles ou des éléphants. Je hurle :
  
  — Grimpez aux arbres !
  
  Je n’ai même pas le temps d’esquisser l’ombre d’un semblant de geste que la jungle s’embrase et qu’une foule de silhouettes glapissantes et gesticulantes se mettent à tourner autour de nous.
  
  Antonio se met en position de tir. Il est aussitôt immobilisé. Je porte la main à Wilhelmina. Trop tard. On me verrouille les bras dans le dos. Un genre de sac ou de cagoule s’enfonce sur ma tête puis une corde se noue autour de mon cou. Un tout petit peu trop serré pour que ce soit confortable. Des mains me palpent un peu partout, que c’en est indécent. Et ce ne sont pas celle d’Elicia, ça je peux vous le dire ! Aïe ! Les vaches, ils me font un mal de chien en tripotant le pansement qui couvre mon bobo.
  
  Brusquement, le boucan s’arrête. Les cris cessent. On dirait que quelqu’un vient d’éteindre la télé en plein milieu du western. Des hommes, je présume, nous chargent sur leur dos. C’est le seul truc appréciable de l’aventure parce que je commençais à en avoir sacrément ras le bol de me trimballer à pinces. On nous fait tourner en rond pendant au moins une heure, visiblement pour nous empêcher de repérer le chemin. De toute façon, moi, j’étais déjà largué.
  
  Et puis, fin du voyage. Boum. On me laisse tomber sur le sol comme un sac de patates. Ensuite, on me relève avec un manque d’égards inadmissible pour une personnalité de mon rang, on m’arrache le sac que j’avais sur la tête et je m’aperçois que je suis ficelé à Elicia et Antonio. On se trouve à l’intérieur d’une grande case faite de branchages et de lianes et toiturée de larges feuilles. Ça me rappelle un peu la cagna de Pico, mais en plus décoré, plus spacieux et nettement plus élaboré côté architecture. Les lieux sont éclairés par des torches fixées à bonne distance des murs et du plafond. Pour éviter les feux de joie malvenus, je suppose.
  
  On est entourés d’un groupe d’hommes presque nus. Un paroissien à côté duquel Oliver Hardy – paix à ses cendres – aurait pu passer pour un gringalet se détache du cercle. Parole de moi, jamais de ma vie, je n’ai vu tant de chair sur tant d’os. Passé la tête, au type indien très marqué, ça ne ressemble plus à rien. C’est couche sur couche de replis graisseux qui dégoulinent jusqu’au bas-ventre. Entre deux bourrelets, on aperçoit un minuscule chiffon jaune vif strié de rayures noires qui doit être là pour cacher l’endroit stratégique. Le monsieur est coiffé d’une couronne de plumes et sa couenne est ornée de motifs colorés. Un notable, sûrement.
  
  — Je suis Botussin, annonce-t-il d’une voix profonde, très grave, un tout petit chouïa grondante. Chef des Nincas.
  
  Puis il indique un jeune homme svelte, coiffé d’une seule plume, beau à m’en rendre presque jaloux. Pas la beauté grecque, bien sûr, la beauté indienne. Des traits fins, allongés, légèrement durs. Un corps musclé, noueux, un teint très mat. Lui, ses parties stratégiques sont simplement habillées d’un sac en peau de je ne sais quoi. Le nommé Botussin reprend :
  
  — Voici Purano, mon fils, futur chef des Nincas. Maintenant, vous allez dire vos noms et expliquer ce que vous faisiez sur le territoire des Nincas. Ensuite, je vous remettrai aux lanceurs de sagaies pour l’exécution.
  
  Il pointe sur moi un doigt de la taille d’une andouille de Vire. Pourquoi moi en premier ? Sûrement parce que je suis le plus vieux. C’est vexant, à la fin ! Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ? Mes problèmes avec Italla et les Cubains ? Il n’en a sûrement rien à cirer. Je sens le corps d’Elicia qui tremble contre le mien. Ça me secoue, au physique comme au mental. Elle en aura vu, la pauvrette… Je sais que le salut est entre mes mains, comme diraient les gens qui savent causer. Il faut que je trouve un truc. Tout bien réfléchi, pourquoi ne pas y aller franco ? Ce n’est peut-être pas la plus mauvaise tactique. Je respire un grand coup. Une, deux, trois, top, j’y vais :
  
  — Nous recherchons la caverne dans laquelle Ancio faisait des sacrifices il y a une trentaine d’années.
  
  Ça a l’air de jeter un froid. Pourtant, le plantureux se colore comme un fer dans la forge d’un savetier pour dadas. Son fils, lui, se raidit et me balance un regard noir anthracite.
  
  — Qu… quoi ! cacafouille le mastodonte. Comment connaissez-vous l’existence de cette caverne et celle de ce vautour d’Ancio ?
  
  J’ai commencé, alors je continue. Je raconte tout. Ma rencontre avec Pico. Ce qu’il m’a appris et tout et tout. Quand j’en arrive aux micmacs entre Alpaca et le Nicarxa, à la révolution complotée par Italla et à ma mission, je glisse sur les détails et je schématise au maximum. J’ai peur que Gras-du-bide ait des problèmes pour digérer la complexité de l’affaire. Mais, apparemment, ce n’est pas une cervelle de mouche qui se loge dans son énorme hure. Au propre comme au figuré, il a l’air capable d’assimiler des tas de choses. Quand je termine ma belle histoire, chacun a repris sa couleur d’origine et semble s’être considérablement apaisé.
  
  Le chef adresse un petit signe à son héritier. Immédiatement Purano quitte la case et revient bientôt chargé d’un genre de tabouret de bois. Botussin se pose. Ça fait d’abord « sbrouf ! ». Ça, c’est le déplacement d’air. Ça fait ensuite « scrac ! ». C’est les gémissements du tabouret qui, mystérieusement, tient le coup mais disparaît sous la masse du gigantesque pétoulet. Je le plains de toute mon âme. L’oxygène doit faire sacrément défaut, là-dessous.
  
  — Les paroles de Pico sont justes, commence le chef, de sa voix grave, à la fois grondante et veloutée. Bien qu’il ne soit pas ninca, Pico sera toujours le bienvenu s’il désire revenir parmi nous.
  
  Ça, c’est une excellente chose. Je m’empresse de signaler à l’honorable personnage que je suis en très bons termes avec Pico.
  
  — Les amis de Pico ne sont pas les ennemis des Nincas, décrète-t-il.
  
  Ben voilà. Tout s’arrange. Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat.
  
  — Mais, reprend Botussin, Pico ignore ce qui est arrivé après son départ. Je vais vous l’apprendre.
  
  Et il nous l’apprend. Avec un sens de l’image et du drame dignes d’un vieux conteur qui aime faire frémir les jeunes guerriers le soir à la veillée.
  
  Il en ressort qu’Ancio avait retrouvé une carte établie très longtemps par des ancêtres oubliés. Lorsque la tribu a cessé de pratiquer les sacrifices humains, il y a plus de deux cents ans, les hommes ont condamné l’entrée de la caverne et détruit tout ce qui pouvait permettre de la retrouver, cartes, descriptions de son emplacement, etc. Même les récits concernant ce qui s’y était déroulé ont été proscrits.
  
  Mais, chez les Indiens, la tradition est la tradition. Un ancien avait gardé une carte détaillée et, secrètement, le document s’est transmis de génération en génération parmi sa descendance. Il y a un peu plus de trente ans, un vieillard sur son lit de mort a fait appeler Ancio.
  
  Il n’avait plus d’héritier et il lui a donné la carte en lui interdisant, sous peine de mort, d’en parler à qui que ce soit ou de s’en servir pour retrouver la caverne. D’après les croyances actuelles des Nincas, quiconque s’approche de la caverne maudite – même par accident – sera immédiatement réduit en cendres.
  
  Dès que le vieil homme est mort, Ancio a filé visiter la caverne. Comme il n’a pas été carbonisé, il s’est rapidement pris pour un dieu et a décidé de restaurer les anciennes croyances et la pratique du sacrifice humain. Ayant réussi à faire quelques adeptes, il s’est mis à enlever de jeunes enfants, des filles de la tribu, généralement. Après avoir abusé d’elles de toutes les façons possibles et imaginables, Ancio et ses amis les brûlaient en hommage aux dieux de jadis. Aux esprits malveillants, comme le dit Botussin.
  
  Au début, les Nincas ne savaient pas à quoi attribuer les disparitions. Ce sont les fumées filtrant par le haut d’Alto Arete qui leur ont mis la puce à l’oreille. Quand Pico a découvert la caverne, il ne l’a dit à personne. Il s’est enfui et, pendant assez longtemps, tout le monde a cru qu’il avait, lui aussi, été victime d’Ancio et de ses dingues.
  
  Mais, une nuit, une vingtaine de gamines ont disparu d’un seul coup du campement. Parmi elles, il y avait deux filles de Botussin. Dix et douze ans. La plus âgée des deux a eu l’idée de déchirer de petits morceaux de son vêtement qu’elle a laissé tomber derrière elle en cours de route. Les guerriers de Botussin ont suivi la piste jusqu’au Monte Toro. C’était là qu’Ancio avait installé son Q.G. Quand ils sont arrivés sur place, le grand prêtre et ses copains s’y étaient arrêtés pour se donner du bon temps avec les fillettes avant d’aller les sacrifier.
  
  La bataille a été meurtrière. De nombreux amis d’Ancio y ont trouvé la mort. L’infâme individu et quelques-uns de ses fidèles ont néanmoins réussi à prendre la fuite. Trop occupés de soigner les enfants et de les rapatrier au camp, les Nincas ne les ont pas pris en chasse. Naturellement, après cette déculottée ni Ancio ni ses copains n’ont remontré le bout de leur nez.
  
  — S’ils reviennent, c’est la mort, conclut le chef. Le conseil des sages les a condamnés au bannissement.
  
  Je demande :
  
  — Et la carte ? A-t-elle été détruite ?
  
  Le vieux chef se gratte longuement les plumes avant de répondre. Lentement, il fait le tour de l’assemblée. Je suis incapable de lire quoi que ce soit sur les visages indéchiffrables. Finalement, son regard s’arrête sur Purano. Le jeune homme hoche la tête. Botussin se tourne vers moi.
  
  — Mon père était chef de la tribu quand Ancio a été banni et condamné à mort en cas de retour, dit-il. Il a décidé de conserver la carte. À sa mort, il me l’a confiée et, à mon tour, je la confierai à Purano, mon fils.
  
  — Pouvons-nous la voir ?
  
  Je sens la respiration d’Elicia se bloquer net. Elle doit me trouver un peu gonflé de demander ça vu les croyances qui sont attachées à la caverne. Moi aussi, à vrai dire, je me trouve un peu gonflé. J’en suis presque étonné. Mais, au point où on en est…
  
  De nouveau, le chef scrute les visages des membres du conseil. De nouveau, Purano donne son consentement d’un hochement de tête. Botussin lui fait alors un signe et il s’éclipse. Puis Botussin appelle deux guerriers qui gardent l’entrée de la case.
  
  — Tranchez leurs liens ! ordonne-t-il. Ce sont des amis.
  
  Les yeux d’Elicia cherchent les miens et s’y attardent longtemps. Ce que j’y lis me chatouille la moelle épinière de la nuque aux lombes. Apparemment, je suis devenu le héros des héros. Malgré ma grande modestie, là, je dois bien l’admettre, je lui ai sauvé la vie. Le petit sourire qui s’allume sur ses lèvres me dit que, d’accord ou pas d’accord, j’ai décroché le gros lot et que, tôt ou tard, il faudra que j’accepte ma récompense.
  
  Mais, trêve de balivernes, on est encore en train de se frotter les poignets et les chevilles pour chasser les fourmis quand Purano fait son entrée. D’un signe de tête, Botussin congédie tout le monde sauf nous.
  
  Dès qu’on est seuls, le jeune homme déroule sur le sol un parchemin en peau de vache couvert de signes pictographiques complètement incompréhensibles. En plus, la carte a mal supporté le vieillissement. Il en manque un morceau en haut à droite. Quant au plan proprement dit, il est complètement délavé, illisible.
  
  — Aucun de nous n’est capable de lire la carte, m’avoue Botussin. Le vieillard qui l’avait léguée à Ancio en connaissait le secret et le lui a transmis. Il est le seul à le connaître.
  
  Ça n’arrange pas mes affaires. Mais voilà Antonio qui s’accroupit et qui commence à s’intéresser aux petits dessins.
  
  — Vous connaissez cette écriture ? questionne le gros chef.
  
  — On a appris un peu de civilisation indienne à l’école, répond Antonio, et ces signes me sont familiers. Pouvons-nous prendre la carte ? J’aimerais l’étudier. Peut-être qu’en cherchant bien… et avec votre aide…
  
  Botussin laisse échapper un profond soupir.
  
  — Vous demandez beaucoup, dit-il. Je comprends votre désir d’en finir avec cet ignoble don Carlos. Je vous prêterais bien des guerriers. Malheureusement, je ne puis prendre cette responsabilité. Votre lutte est sans espoir. Déjà, l’un des principaux chefs religieux d’Alpaca, un moine cupide du nom d’Etasor, est arrivé au Nicarxa pour rencontrer don Carlos. Sa caravane a quitté la capitale et se dirige vers le pied du Monte Toro. Il est entouré d’une multitude de gardes et de soldats. Je ne veux pas risquer la vie de mes guerriers en les entraînant dans une opération impossible. Vous devez comprendre pourquoi. Notre tribu est peu nombreuse. Ancio et ses fanatiques ont décimé une grande partie de nos forces vives. L’année où Purano a vu le jour, nous avons eu beaucoup d’enfants mâles. Aujourd’hui, mon fils est largement en âge de prendre femme mais il ne trouve pas de future épouse digne de lui.
  
  — Mais ces jeunes filles qui avaient été enlevées, elles ont bien été sauvées ?
  
  — Oui, répond Botussin, mais elles avaient été souillées avant que nous ayons atteint le campement d’Ancio. Il est impossible de les prendre pour épouses et, donc, elles ne peuvent produire de descendance. Tout au moins pour un fils de chef.
  
  Là, je me demande si le gros vieux bonhomme n’est pas un peu cinglé. Surtout que j’ai noté la manière dont Purano détaille Elicia. Il l’a littéralement passée aux rayons X depuis qu’on est ici. S’il savait… Mais bon, je ne suis pas là pour m’immiscer dans les affaires culturelles de la tribu et je laisse tomber.
  
  — Et la carte, dis-je. Pouvons-nous au moins prendre la carte ?
  
  Encore une fois, Purano hoche la tête et Botussin acquiesce.
  
  — Prenez-la. Ensuite, qu’elle vous permette ou non d’atteindre votre but, détruisez-la. Je ne veux pas qu’elle puisse à nouveau tomber entre des mains malfaisantes.
  
  Antonio est littéralement courbé en deux devant l’énorme personnage pour lui signifier sa reconnaissance, quand une idée me frappe soudainement.
  
  — Vous avez bien dit qu’un important chef religieux d’Alpaca était en route pour rendre visite à don Carlos ?
  
  — Oui, fait Botussin. Il se nomme Etasor.
  
  — Mais comment le savez-vous ?
  
  — Nous avons nos sources. Nous surveillons de très près les activités de don Carlos Italla. Ses complots peuvent signifier la mort de la tribu ninca.
  
  — Et ce fameux Etasor se déplace seul ?
  
  — Non, répond l’obèse. Il a une cohorte de moines avec lui.
  
  Je crois que je viens de trouver le moyen de franchir les défenses d’Italla. Je suis sur le point de prendre mes jambes à mon cou pour quitter le village lorsque le chef reprend :
  
  — Cette rencontre peut être le point de départ de l’anéantissement des Nincas.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que don Carlos nous hait. Il veut nous tuer tous. Si vous trouvez un moyen d’atteindre sain et sauf le sommet d’Alto Arete, alors je vous prêterai des guerriers. Dans le cas contraire, nous devrons garder nos hommes ici pour défendre le village lorsque les troupes de don Carlos viendront pour nous exterminer.
  
  Ça me laisse un peu baba, cette histoire d’extermination, et le vieux bonhomme n’a pas l’air de vouloir s’expliquer plus clairement. Je m’informe :
  
  — Pourquoi s’en prendrait-il à vous en particulier ? Pourquoi pensez-vous qu’il veut vous exterminer ?
  
  — Parce que c’est l’un des nôtres, laisse tomber Botussin d’un ton théâtral. Don Carlos est un Ninca.
  
  Ça m’assied et ça doit se voir à ma tête. Le chef soupire encore une fois, semble dégouliner de plus belle sur son siège et, de nouveau, tourne les yeux vers son fils. Purano, dont on n’a pas encore entendu la voix, hoche la tête. La voix grave et profonde de Botussin se fait légèrement rauque quand il déclare :
  
  — Don Carlos Italla et celui que vous connaissez sous le nom d’Ancio sont un seul et même homme.
  
  
  
  
  
  Chapitre V
  
  
  Je sais que je dois y aller seul. Non seulement c’est trop dangereux, surtout pour Elicia, mais c’est un boulot qui doit se réaliser en solo. Un boulot pour le tueur d’élite N3, le plus beau et le plus efficace des agents de l’AXE.
  
  — Alors, Nick, qu’est-ce qu’on fait ? questionne Antonio dès que Botussin et son fils ont quitté la case.
  
  J’évite son regard. C’est drôle, il est tellement naïf, presque candide, que j’ai du mal à lui raconter des bobards. La mode des économies d’énergie a dû toucher la tribu des Nincas car ils ne nous ont laissé qu’une seule torche. Dans sa lumière dansante, je regarde Elicia qui s’allonge sur sa paillasse, tout près de moi, naturellement.
  
  Antonio demande qu’on laisse allumé pour qu’il puisse étudier la carte un moment avant de dormir. Je vois une sacrée déception traverser les yeux de sa frangine. Tu parles, sûr qu’elle attendait l’obscurité pour se glisser avec moi sous ma coubarde : elle me mange du regard. Sa poitrine se lève et s’abaisse au rythme d’une respiration un peu saccadée. Elle soupire.
  
  Je repense à son chant de bulles de savon, tout à l’heure dans la jungle, à son corps superbe, ruisselant d’eau. Ça me fait des tas de belles choses à me mettre dans la tête pendant que je m’endors.
  
  Je ferme les yeux. Je me suis programmé pour trois heures de sommeil. Enfin, pour être vraiment honnête, des fois ça marche, des fois pas.
  
  Cette nuit-là, ça marche au quart de poil. Trois heures pile plus tard, je me réveille. La torche est éteinte. Antonio ronfle légèrement. Du côté de la gironde Elicia, pas un bruit. Je ne vais quand même pas aller la toucher pour la réveiller ou lui donner des idées. Est-ce qu’elle m’épie ? Est-ce qu’elle ne va pas se lever derrière moi et me suivre en douce ? J’écoute. Elle respire paisiblement. À mon avis, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’elle roupille.
  
  Je sors et je me propulse, silencieux comme une petite fourmi, vers la case de Purano. Je sais qu’elle se tient à main droite de celle du papa. Et celle du papa n’est pas difficile à repérer, c’est la plus balèze et la plus décorée du village.
  
  J’entre et, tout doucement, je tapote l’épaule du beau fils du gros chef. Ça grogne. Ah ! Espoir ! Il n’est pas complètement muet. Est-ce qu’il sait parler ? Ça, c’est une autre paire de bretelles…
  
  Je murmure :
  
  — Purano ! Purano ! C’est moi, Nick Carter !
  
  Ça regrogne. J’en déduis qu’il doit être éveillé.
  
  — Je dois descendre dans la vallée pour effectuer un travail très dangereux. Je ne voulais pas déranger votre père mais je tiens à ce que vous me fassiez une promesse en son nom.
  
  Je sens qu’il s’assied et je pourrais jurer qu’il hoche au moins trois fois la tête.
  
  — Quelle promesse ? demande-t-il d’une voix presque inaudible.
  
  Enfin. Il a une voix. Ça me rassure.
  
  — Il faudrait que vous gardiez Antonio et Elicia avec vous. Ils ne doivent en aucun cas me suivre. S’ils le font, cela risque d’être fatal et pour eux et pour ma mission.
  
  — Qu’allez-vous faire ? questionne le jeune homme d’une voix nettement plus sonore.
  
  Mais ça fonctionne très bien, ça, madame ! Parfait. Le tout c’est de s’en servir.
  
  — Je vais me joindre à la colonne d’Etasor pour tenter de monter chez don Carlos-Ancio. À mon avis, nous n’avons pas le temps de rechercher la caverne. Il faut que je trouve un autre moyen.
  
  — Vous allez monter sur Alto Arete ? fait Purano, ahuri.
  
  — J’en ai l’intention. Si je réussis, je reviendrai les chercher. Si j’échoue, je pense que vous serez rapidement informés, vous et tous les habitants de l’île. Maintenant, je dois y aller. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait. Transmettez aussi mes remerciements à votre père.
  
  Il ne répond pas, cette fois. Mais mes yeux se sont accoutumés au noir. J’aperçois le mouvement approbateur de sa tête. Je quitte la case et je m’élance rapidement dans la jungle.
  
  *
  
  * *
  
  Ça n’a pas été une sinécure mais j’ai réussi à retrouver la corniche qui nous sert de repère. J’ai une vue imprenable sur la vallée de la Reina. Les feux des fusiliers marins cubains sont en train de s’éteindre. Leurs braises me font penser à de grands yeux rouges. Mais c’est un peu plus loin, à environ six ou sept kilomètres de leur camp, que je trouve ce qui m’intéresse.
  
  Là-bas, les feux brûlent à tire-larigot. Mes jumelles me permettent de voir les silhouettes sombres de moines, vêtus de longues robes de bure. Au milieu de cet autre camp, se trouve une immense tente, couverte de broderies et de dorures éclatantes qui rougeoient dans la clarté dansante des flammes. Il faudrait que j’aie complètement perdu le flair qui a fait ma renommée pour ne pas savoir que c’est la tente d’Etasor, le chef de la délégation religieuse alpacaine.
  
  J’ai pratiquement oublié ma blessure. Je me répète peut-être, mais l’emplâtre du vieux Pico fait vraiment des merveilles. Je caresse un instant l’idée de lui demander sa recette. Il y aurait de l’or à se faire en commercialisant ça à mon retour aux States. Et puis je me dis que non. En admettant même que l’Ordre des médecins américains ait des scrupules à m’intenter un procès, de toute façon, ils me casseront mon coup en criant sur tous les toits que c’est un remède de charlatan.
  
  Avant de repartir, je contrôle mon attirail personnel. Wilhelmina a l’air en pleine forme. Elle est chargée jusqu’à la gueule, ma bibiche. J’ai six chargeurs de rechange, que je glisse contre mon flanc, entre bandage et emplâtre. Un petit coup de poignet. Youp-là ! Hugo bondit joyeusement dans ma main. Parfait. Je le replace dans son étui de chamois et je recommence plusieurs fois de suite. Aucune bavure. Pierre aussi veille au grain. Il prend le chaud où je vous ai déjà dit. Pour lui prêter main-forte en cas de besoin, je me suis sanglé quatre autres bombes à gaz à l’intérieur des cuisses.
  
  Je suis paré comme jamais. Je m’offre encore une petite minute de détente en grillant une cigarette puis je l’éteins et j’enterre le mégot. Prudence élémentaire. Il ne faudrait pas qu’un petit curieux soit intrigué par les lettres NC sur le filtre doré.
  
  Je reprends mes jumelles. Il n’y a pas une sentinelle. Juste des hommes qui alimentent les feux dans un va-et-vient perpétuel entre la forêt et le camp. Un liséré rose commence à souligner le contour des crêtes. L’aurore ne va pas tarder. Je n’ai pas de temps à perdre.
  
  Quand faut y aller, faut y aller. C’est parti mon kiki.
  
  Il n’y a pas un cri. Juste un petit grognement gargouillant au moment où la lame d’Hugo plonge dans la gorge du moine. Le stylet y découpe un large abreuvoir à mouches et je sens du sang tiède me gicler sur la poitrine. Il ne me faut que quelques minutes pour l’entraîner un peu plus loin dans l’épaisseur de la jungle et pour lui emprunter sa robe. Pendant que j’y suis je lui fauche aussi ses nu-pieds. Par contre, je lui laisse la croix de bois brut qu’il porte au cou attachée à une petite chaîne de pacotille. Elle est toute gluante de sang. Beurk ! Je lui laisse également son slip. D’abord, c’est plus convenable, ensuite, moi, les calbards des autres, ça ne m’inspire pas confiance. Même celui d’un moine. Je dirais même plus, surtout celui d’un moine…
  
  Je retourne à la lisière et je ramasse les bouts de bois qu’il a laissé tomber en rendant l’âme. Heureusement, ça faisait une paye que j’observais ses allers et venues, même que j’en avais des crampes dans les mollets, et j’ai repéré le feu dont il avait la charge. J’enfonce le capuchon au maximum. Ça me bouche un peu la vue, évidemment, mais ça cache ma belle gueule d’apôtre. Lorsque, avec une extrême circonspection, je m’avance vers le feu pour le charger, je jette un coup d’œil vers la tente d’Etasor. Une pâle lueur vacille derrière la toile. On dirait que le saint homme vient de s’éveiller.
  
  — Alors, Balpo ! Tu en as mis un temps ! Dépêche-toi un peu ! s’exclame une voix sur ma gauche. Il faut que nous ravivions les feux pour le petit déjeuner ! Oh ! là là là là ! Quel empoté tu fais !
  
  Je me tourne juste ce qu’il faut pour voir qui me parle : un petit moine courtaud et râblé qui entasse du bois sur le feu voisin. Je distingue un morceau de bouille rondelette. L’homme me sourit.
  
  — Bon bon, très bien, Balpo. Continue à ce rythme-là et le Révérend aura un petit déjeuner froid. Et tu seras bon pour récurer les gamelles pendant un mois quand on sera rentrés.
  
  Il ne sourit plus. Il se boyaute énergiquement. « Drôles de moineaux que ces moines-là », me dis-je intérieurement. Mais juste intérieurement. J’aime autant me taire. Pourquoi ? Parce que je ne connais pas la voix de feu Balpo. J’aurais bonne mine de répondre normalement, s’il zozotait, par exemple. Ou s’il parlait du nez. Et il était peut-être muet, après tout. Ça peut arriver à n’importe qui, même à un moine, ce genre de truc.
  
  Près de la route, d’autres moines préparent deux chariots auxquels sont attelées deux paires de bœufs. Autour de la grande tente du Révérend, quelques-uns s’affairent à plier des tentes plus petites qu’ils vont charger dans le chariot de tête. J’observe soigneusement tout ce petit monde pour voir si certains religieux ont l’air d’avoir des armes. Je n’en vois pas.
  
  Ah ! Voilà le fameux Etasor qui sort. C’est un petit bout d’homme minuscule et insignifiant, haut comme trois pommes à genoux et maigre comme un clou. Il fait glisser son capuchon sur ses épaules comme pour bien me montrer sa trombine. Ça, c’est gentil, mon Révérend. Il est complètement chauve, ou tondu – je ne suis pas assez près pour m’en rendre compte et il serait sans doute légèrement imprudent de sortir les jumelles pour vérifier ce genre de détail sans intérêt. D’ailleurs, je me demande pourquoi j’en parle… Alors passons à autre chose. Il a une tête archi-banale, au teint terreux, qui se distingue simplement par un énorme pif et de grands yeux noirs où brillent la cupidité et la malveillance.
  
  Une demi-heure plus tard, le camp est plié. Le Révérend Etasor a un petit déjeuner de plus au fond de l’estomac et tout le monde se met en branle.
  
  — Allez, Balpo ! magne un peu ! Tu vas encore être à la bourre, comme d’habitude !
  
  Je crois que j’ai pigé au moins une particularité du défunt Balpo : il avait tout de la limace.
  
  Le premier chariot à bœufs démarre. Derrière lui, le grand chariot décoré d’Etasor. Et, derrière encore, les moines se mettent en route, en rang par deux. Ceux qui avaient la charge des feux ont l’air de prendre l’arrière-garde. Moi, pour rester fidèle à l’image de marque de celui que je double, je prends l’arrière-garde de l’arrière-garde.
  
  Le soleil est déjà bien haut quand notre caravane atteint le camp de base. Les sentinelles cubaines laissent passer les attelages. Puis un groupe d’officiers sort du bâtiment principal pour donner le bonjour à Etasor. Et devinez un peu qui est là, en tête du groupe. Mais oui, mon vieux poteau, le colonel Ramón Vasco.
  
  Réflexe bien naturel, je palpe mes armes sous ma robe du bure. Malgré la sueur qui me dégouline sur le corps, tout mon petit monde a l’air d’être bien en place.
  
  On repart bientôt très peinardement. J’ai l’impression que je me fais du souci pour pas grand-chose. Cette robe épaisse me planque tout de même très bien. Au bout d’environ une heure, les chariots doivent faire demi-tour. Plusieurs moines préparent un palanquin pour porter le Révérend Etasor. Carrément. Je vois qu’on a le sens de la hiérarchie dans les ordres alpacains. D’ailleurs, si ça s’appelle les ordres, c’est sûrement pas pour rien, hein ? On crapahute encore un petit moment puis le chemin devient trop raide et trop tortueux. Il faut laisser tomber le palanquin itou. Le saint homme est obligé de mettre le pied dans la poussière. Mais attention, il a quand même un moine de chaque côté, qui lui tient le coude et l’aide à marcher.
  
  Ça cogne dur là-haut et même la brise océane n’apporte pas tellement de fraîcheur. Je vois devant moi des moines qui ont les aisselles trempées. D’autres ont carrément la robe collée au derche. Les fusiliers cubains qui tiennent le poste de garde transpirent abondamment, eux aussi.
  
  Un mouvement en l’air me fait lever la tête et je vois des moines en robes rouges et capuchons verts qui descendent un panier attaché à des cordes. Ils sont quatre autour d’un palan qui permet de hisser le panier sur une petite corniche qui nous domine d’une trentaine de mètres. Sur la corniche, il y a les inévitables gardes cubains. Je les regarde sortir d’une petite construction et j’observe le processus. Ce qui m’intéresse essentiellement, c’est de savoir s’ils fouillent les arrivants. Non, pas de problème, ils ne fouillent pas.
  
  Le premier à être hissé, c’est naturellement Etasor. Puis vient le tour des hauts dignitaires de sa suite. Puis celui des moines puis, en dernier, celui de Balpo, la limace. Six gardes cubains contrôlent la partie basse du chemin. Ils soulèvent légèrement mon capuchon, comme ils l’ont fait avec tout le monde, excepté le Révérend. Ils me défriment et je leur balance un sourire béat de moine béat. Ça ne m’inquiète pas. Personne ne connaît ma tronche. Ils me font signe de prendre place dans l’ascenseur.
  
  En fait, l’engin est d’une conception très simple. Il s’agit d’un fauteuil en rotin dont on a scié les pieds. Une barre transversale se rabat par devant pour empêcher le voyageur de se casser la figure. L’un des Cubains lève la main.
  
  C’est le signal. En haut, les moines commencent à actionner leur palan.
  
  Je décolle. Ça fait un effet bœuf. On se croirait presque en hélico, moins le bruit, et plus le vent qui souffle à décorner des buffles. On a une vue fantastique sur le paysage. Si je ne savais pas ce que je fais là, je me laisserais presque glisser dans la griserie. Un coup d’œil au sud me permet de voir Ciudad de Nicarxa, la capitale, à je ne sais combien de kilomètres. À l’est et à l’ouest, c’est la mer des Caraïbes, de chaque côté de l’île. Quand je me suis élevé d’une quinzaine de mètres, j’aperçois le campement des Cubains au pied de la montagne. Ça souffle de plus en plus fort. Mes jupes s’envolent autour de mes jambes et je les remets en place comme une nana prude. Ça me donne envie de rigoler.
  
  Je lève les yeux et, à travers le réseau de cordages, je vois les moines en rouge et vert qui me font grimper. Ils me sourient, contents sans doute de savoir que je suis le dernier et qu’ils vont pouvoir se reposer quand je serai arrivé à bon port.
  
  Puis, tout à coup, mon capuchon se gonfle de vent et se rabat sur mes épaules en claquant.
  
  Le palan s’arrête.
  
  Je me recoiffe rapidement et je regarde en haut, me demandant ce qui arrive. Les quatre moines discutent avec animation en me montrant du doigt. Qu’est-ce qui leur prend ? Ce ne sont pas mes collègues, ils ne peuvent pas connaître la tête de Balpo ! Alors ? Et puis, ça y est, je pige. Etasor, tondu. Balpo, tondu aussi. Nick Carter, pas tondu.
  
  Ça continue à jacter ferme, là-haut. Ils ont l’air de se demander ce qu’ils doivent faire. Apparemment, ils ne sont pas habilités à prendre eux-mêmes des décisions. Je les entends rappeler les moines de la suite d’Etasor. À tous les coups, c’est le moine trapu qui va arriver le premier au bord de la corniche, c’est lui qui est grimpé juste avant moi. Il va immédiatement s’apercevoir que je ne suis pas Balpo.
  
  Je suis sacrément coincé. Comme un dingue, j’examine la paroi rocheuse à quelques mètres de mon panier. Il y a bien quelques saillies mais il y a aussi des tas de petites pointes métalliques. Et je me rappelle les révélations de Pequeño : elles sont enduites de curare. Ça commence à s’agiter en bas aussi. Les gardes cubains ont dû comprendre qu’il se passait quelque chose de pas normal. Je me lève, j’attrape les cordes et je pousse sur les pieds, comme un gamin qui veut donner de l’élan à sa balançoire. Ça me rapproche du rocher.
  
  Au septième coup d’élan, je suis assez près d’une corniche d’environ un mètre de profondeur sur trois de large. Avant de sauter, j’envoie valser les nu-pieds dans le vide. Ils risqueraient de me faire glisser. Je jette un coup d’œil en bas. Les Cubains pointent leurs fusils dans ma direction. Je retrousse mes jupes, et hop, me voilà Icare.
  
  Les projectiles claquent sur le flanc de la montagne. Je replie les doigts de pied pour me donner meilleure prise et c’est l’atterrissage. Vivement, je plie les genoux et, dans un mouvement pivotant, je me laisse tomber sur le dos. Ouf ! C’était moins une. J’ai failli me fracasser le crâne sur le rocher. Je ne l’avais pas remarqué, mais la corniche est située juste au-dessous d’un gros renflement. Ça réduit mon espace vital mais ça représente un très net avantage : celui de me dissimuler à la vue des moines et des sentinelles cubaines qui entourent le poste de garde.
  
  Heureusement, il n’y avait pas de pointes de ferraille à l’endroit où mes pieds se sont posés. Je remercie ma bonne étoile pour ce superbe coup de chance. Par contre, j’en ai senti des tas et des tas qui s’enfonçaient dans mes vêtements. Mais la grosse robe de bure, sous laquelle j’ai gardé mes frusques personnelles, m’a bien protégé. Aucune pointe n’est parvenue à percer jusqu’à la peau. Le renflement de rocher, au-dessus de ma tête, m’offre une bonne garantie contre ceux d’en haut. Mais, contre ceux d’en bas, c’est une autre histoire. Leurs balles crépitent dessus et m’arrosent de petits éclats de cailloux. Si l’une d’elle ricoche, je suis bon. M’est avis qu’il faut trouver un moyen de filer d’ici au plus vite.
  
  Tout doucement, je m’avance jusqu’au bord de l’étroite corniche en arrachant les pointes empoisonnées que je trouve devant moi. Je les jette dans le vide en espérant que les Cubains en prendront quelques-unes sur la gueule.
  
  Au moment où je viens de trouver et d’arracher le dernier bout de métal, le feu cesse. Je m’allonge sur le ventre et je jette un coup d’œil. J’aperçois le toit du petit poste mais pas de soldats cubains. Je sais qu’ils ont déjà dû donner l’alerte par radio et que leurs copains ne vont pas tarder à débarquer en force.
  
  Il y a une autre corniche, à environ quatre mètres en contrebas et à gauche du poste de garde. Je l’examine minutieusement. Le soleil me renvoie l’éclat des petites pointes acérées et vicieuses dont elle est couverte. Je n’ai pas de sandales et inutile de compter deux fois de suite sur une intervention aussi incroyable de ma bonne étoile. Ce serait du suicide de sauter nu-pieds.
  
  Et puis une idée germe dans ma fertile cervelle. J’enlève la robe de Balpo et je la déchire en lanières. Je m’emmaillote soigneusement les pieds, les jambes et les mains. Je me couvrirais bien tout le corps comme ça mais, malheureusement, je n’ai pas assez de tissu.
  
  Allez Carter, croise les doigts. Ça y est, je fais le grand plongeon. La vache ! je sens quelque chose s’enfoncer dans ma pantoufle gauche. Vite, je relève le pied et je me laisse tomber en avant. J’ai eu chaud. Une longue pointe est restée plantée dans mon paquet de tissu. Je l’extirpe et je la pose sur la corniche. Pas question de la balancer dans le vide. Ça me trahirait. Et je sais que les Cubains me croient toujours sur mon premier point de chute parce qu’ils se sont remis à tirer sporadiquement vers le gros surplomb rocheux.
  
  En un quart d’heure, je me farcis comme ça quatre petites corniches et je me retrouve sur une arête rocheuse à neuf mètres au-dessus du chemin et à un peu plus de cent mètres du poste de garde cubain. Les fusiliers continuent à mitrailler de temps en temps la première corniche. Les quatre moines sont en train de faire redescendre le panier dans lequel ils ont placé un gros rocher. Puis ils tirent sur les cordes pour lui donner un mouvement de balancier. L’idée est claire : ils pensent que je suis encore là et ils essaient de m’écrabouiller. Je me félicite d’avoir si rapidement changé d’adresse.
  
  À ce que je peux voir, Etasor et son groupe ont repris leur progression vers Alto Arete. Avec mon intrusion manquée et la mort de Balpo, je ne me fais aucune illusion sur ce qui va ressortir de la discussion avec Italla. Il aura l’appui qu’il demande et, dans deux jours, il lancera son offensive sanglante.
  
  Ça n’a l’air de rien mais cette petite séance de voltige m’a crevé. Je ne suis pas un bouquetin des montagnes, moi. Je me repose un peu, allongé sur mon arête. La pente qui relie mon rocher au bas du chemin n’est pas trop abrupte. En me débrouillant bien, je devrais pouvoir y arriver sans sauter.
  
  Un raffut assez intéressant vient m’interrompre dans mes supputations. Je regarde en bas. Vasco se pointe, à la tête d’une troupe de fusiliers marins. Ils commencent à grimper le chemin. Je me fais le plus petit possible, tassé contre la paroi de mon abri et je les laisse passer. S’ils ne sont pas plus bouchés que la moyenne, je sais ce qu’ils vont faire, maintenant. Ils vont demander aux moines de baisser leur panier, ils vont y faire grimper un homme armé et ils vont aller me déloger. Et quand ils s’apercevront que je ne suis plus là-haut, ça va être le ratissage en règle de tout le secteur. Je n’aurai pratiquement aucune chance de leur échapper. Au bruit, ils doivent être plus de cent sur le chemin. Et je suis à peine à deux cents mètres du poste de garde.
  
  Je reste planqué, sans même oser regarder ce qu’ils manigancent. J’en entends un qui repasse en sens inverse. On l’a sans doute envoyé chercher du matériel d’escalade. J’attends encore cinq minutes et je commence à descendre.
  
  Cinq pointes s’accrochent à mes emballages de pieds. Je les arrache et je les jette. Ça y est, je suis sur le chemin. Personne ne m’a vu, j’en suis sûr. Il nous a fallu environ deux heures avec les moines d’Etasor pour arriver là. Je suppose qu’en courant dans le sens de la pente, je peux atteindre le camp de base en un quart d’heure environ. Je me trompe.
  
  En débouchant d’un tournant, une apparition me fait stopper net. Le colonel Vasco. Une cigarette au bec, le cul sur un gros roc, il me regarde d’un air goguenard. Il peut se permettre : le Volska qu’il a calé au creux de sa hanche est braqué droit sur moi.
  
  — Buenos dίas, señor Carter, ricane-t-il avec cette espèce de sourire hideux qui me donne la chair de poule. Hé oui, je sais qui vous êtes, maintenant. Inutile de vous fatiguer à m’inventer une mission spéciale confiée par le capitaine Rodriguez. Et, cette fois, je ne suis pas décidé à vous laisser filer.
  
  Je fais semblant d’accepter le coup en bon perdant.
  
  — Ça me paraît clair, dis-je.
  
  Mais, en dedans, c’est la cavalcade. Ça turbine à cent à l’heure sous le dôme du beau Nick. Wilhelmina ? Impossible de m’en servir avec mes mains bandées. Pierre ? Trop long. Ça donnerait dix fois le temps à Vasco d’appuyer sur la détente de son fusil automatique. Il ne me reste que Hugo. J’ai eu la bonne idée de le coincer entre mes doigts avant de m’envelopper les mains comme celles d’une momie. L’ennui, c’est que Vasco est beaucoup trop loin pour que je sois sûr de faire mouche. Et, avec le stylet, il n’y a pas de coup de rechange. Il faut que je trouve un moyen de me rapprocher. Je demande :
  
  — Alors, qu’est-ce qui vous retient ? Pourquoi ne tirez-vous pas ?
  
  Son sourire s’élargit. Ça devient carrément du Nosferatu.
  
  — Patience, patience, monsieur Carter, répond Vasco en me regardant droit dans les yeux. Vous avez été capable d’en faire grandement preuve pour vous infiltrer parmi mes hommes puis au milieu de ces humbles hommes de Dieu. Soyez tranquille, je vais vous éliminer. Mais, auparavant, je tiens à vous poser quelques questions…
  
  Parfait. Je ne demande pas mieux que de discuter, moi.
  
  — Posez, posez, fais-je en avançant d’un pas.
  
  — Ne bougez pas. Sinon, tant pis pour le questionnaire. Une seule balle de cette arme et votre corps sera projeté au pied de la montagne ! Vous allez être interrogé mais par des spécialistes. Et je puis vous garantir que, jamais de votre vie, vous n’aurez été aussi bavard !
  
  — Je vois. Vous devez avoir des experts.
  
  — Absolument. Maintenant, avancez tout doucement et passez devant moi en longeant le bord du chemin. Nous allons au camp de base.
  
  Je m’informe :
  
  — Mais comment saviez-vous que j’étais resté sur cette arête ?
  
  — Je ne savais pas. Je suis revenu ici par pure précaution. Vous m’aviez suffisamment échaudé avec vos précédents tours de passe-passe. Je ne voulais prendre aucun risque.
  
  Au premier tournant du chemin, je vois un détachement de fusiliers marins, devant nous. On va les rattraper dans un petit moment. Là, ce sera foutu. Il faut que je tente quelque chose avant. Je trébuche et je m’arrête. Vasco s’arrête derrière moi.
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  Je me retourne et je lui montre le sang de Balpo sur ma poitrine. Puis je m’appuie au flanc de la montagne et je fais semblant d’être au bout de mon rouleau.
  
  Le souffle court, haletant, je lui explique :
  
  — En sautant sur une corniche, j’ai été blessé par une pointe métallique. Je me sens faible. J’ai la tête qui tourne.
  
  Vasco pousse un juron. L’idée d’être privé d’un interrogatoire puis d’une exécution à sa manière n’a pas l’air de le rendre heureux. Il jouissait à l’avance en m’imaginant gueuler sous la torture puis finir, à demi mort sans doute, d’une balle dans le crâne. Ou mieux, étripé et jeté en pâture aux cochons. Qui, c’était certainement ça qu’il me réservait.
  
  Je titube en tendant la main en avant, comme si je cherchais à retrouver mon équilibre. Vasco s’avance pour prendre ma main.
  
  — Fumier ! grogne-t-il, d’un ton frustré. Tu ne vas pas crever ici ! Ah non, tu…
  
  Il n’achève pas sa phrase. La lame de Hugo étincelle sous le soleil. Le fusil de Vasco voltige et retombe avec un bruit de ferraille. Il pousse un long hurlement qui doit s’entendre jusqu’aux plages de Miami. Les bouts de tissus enroulés autour de ma main m’ont empêché de bien viser. Sa gorge n’est qu’à moitié tranchée. Je récupère vivement mon arme et je porte un second coup.
  
  En plein cœur, cette fois. Une grosse bulle rouge enfle entre les lèvres de Vasco puis explose, lui éclaboussant le visage de postillons de sang. Les yeux révulsés, il pousse un petit cri éraillé et s’écroule pour de bon.
  
  Ça y est. Il a payé son gage. J’essuie Hugo sur ses vêtements et je me retourne. Les soldats ont entendu le hurlement de leur chef. Ils rappliquent sur moi en quatrième vitesse. Deux d’entre eux mettent un genou en terre et visent.
  
  Je n’ai pas le choix. Je saute par-dessus le rebord du chemin et je me laisse glisser sur le ventre jusqu’à la jungle en sachant très bien que le parcours est truffé de pointes de ferraille trempées dans le curare.
  
  
  
  
  
  Chapitre VI
  
  
  Les projectiles balaient la pente en rafales crépitantes. Je fonce tête baissée vers la végétation. Je sais que les arbustes de la lisière me dissimulent à la vue des soldats mais ils ne me protègent pas contre leurs balles. Une grêle de feuilles et d’écorce déchiquetées me dégringole sur le crâne.
  
  Détail un peu grinçant, c’est le champ de pointes empoisonnées qui me permet d’échapper aux Cubains. Ils ne sont pas cinglés, eux, ils restent prudemment sur le chemin. Dès que je suis à l’abri, je m’assieds pour me reposer au bord d’un ruisseau. La blessure de mon flanc s’est rouverte et ça me fait un mal de chien. Je me nettoie un peu les mains et le visage puis je regarde mon pansement. Il est rouge de sang, mais je n’ose pas l’enlever de peur de perdre ce qui reste de l’emplâtre magique appliqué par Pico.
  
  Quelque chose me pique au talon droit. Je défais mes bandelettes de bure en espérant trouver un gravier. Pourvu que ce ne soit pas une de leurs saloperies de bouts de ferraille ! Je ne trouve rien. Ouf.
  
  Je repars en suivant le soleil que j’aperçois par intermittence entre les cimes des arbres. Je sais que le village des Nincas doit se trouver vers l’ouest. Si je ne me fous pas dedans, j’y serai peut-être pour la tombée de la nuit.
  
  Au bout de quelque chose comme deux kilomètres, je rencontre un autre cours d’eau. Je reconnais le petit bouquet de bananiers et l’endroit où Elicia s’est baignée. Je suis sur la bonne route. Seulement, il y a un problème : ça me fait de plus en plus mal au talon droit. Mon pied est bourré de terre grasse. Je le trempe dans l’eau. Waouh ! J’ai l’impression qu’on vient de m’y appliquer un fer rouge. Je regarde. Le talon est bleu et enflé et, au milieu, il y a un petit point rouge. J’ai compris…
  
  Je me laisse aller à la panique. Je vais y passer. Il n’y a rien à faire ! Ça va commencer par une tête lourde, puis l’engourdissement progressif de tous mes muscles, puis plus rien. La fin.
  
  Comme je suis vachement souple, je suce le petit point rouge puis je recrache dans l’eau. Ça ne marche pas terrible. Il n’y a presque pas de sang. J’ai une autre idée. Je sors Hugo et je taille une croix dans la peau de mon talon. Là, le sang se met à pisser. Je recommence à sucer et à cracher jusqu’à la nausée. C’est trop tard. Je sens déjà l’effet du poison qui remonte le long de ma jambe.
  
  Autre idée. Je suis déjà à moitié dans les vapes mais je réussis à débander mon côté et à en retirer l’emplâtre de Pico. Ça a une drôle d’allure. On dirait que c’est à moitié pourri. De toute façon, il vaut mieux essayer ça que ne rien faire. Je l’applique tant bien que mal sur mon pied. Puis, mi marchant, mi titubant, je reprends ma route vers le village ninca.
  
  Lorsque j’y arrive, mort de douleur et d’épuisement, je vois l’image floue de Purano et de deux guerriers qui s’avancent vers moi. Ils ont des sagaies à la main. Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Est-ce qu’ils ont changé de disposition à notre égard ? Oh, et puis je m’en fous, je suis à bout. Je peux crever, ça m’est égal. Que ce soit d’un coup de sagaie ou par le poison, c’est le cadet de mes soucis.
  
  
  J’ouvre un œil. Une torche brûle dans la grande case. Je tourne la tête. Elicia est assise en tailleur près de moi, un linge humide à la main. Puis je vois deux autres têtes, celles de Purano et d’Antonio. Tout le monde me regarde avec l’air de se demander si je vais parler ou pousser mon dernier soupir.
  
  Je suis vivant, bon Dieu ! Vivant. Malgré mon manque de coopération, la médecine de Pico a fait son œuvre. Mais je me sens incapable de me lever.
  
  Contre l’avis d’Elicia, Antonio et Purano m’aident à m’asseoir. Voilà Botussin qui entre dans la case. Il prend place sur son pauvre tabouret.
  
  Au prix d’un gros effort, je raconte ce qui s’est passé. Quand j’ai fini, tout le monde est persuadé qu’on n’a plus une chance de réussir. Antonio est le premier à prendre la parole :
  
  — J’ai compris un certain nombre de symboles qui figurent sur la carte. Avec Purano et quelques guerriers, nous sommes parvenus à gagner l’endroit approximatif où se trouve la caverne. Mais nous n’avons pas pu poursuivre nos recherches. Tout le secteur est quadrillé par les Cubains et les guérilleros. Nous avons failli tomber entre leurs mains une bonne demi-douzaine de fois. À mon avis, il n’y a rien à espérer de ce côté-là. D’abord, c’est trop dangereux, ensuite, vu le nombre d’anfractuosités qu’il y a dans la montagne, ça peut nous prendre des jours et des jours avant de découvrir la bonne.
  
  — Peut-être qu’en cherchant toute la nuit. Si on a un peu de chance…
  
  — De la chance ? ricane le jeune homme. Vu la façon dont elle nous a aidés jusqu’à présent, je n’y crois plus.
  
  Botussin intervient :
  
  — Je vais placer un groupe de guerriers sous les ordres de Purano. Ils vous aideront dans vos recherches. J’estime que cela vaut la peine d’essayer à nouveau.
  
  Elicia ne dit rien. C’est drôle, elle ne me dévore plus des yeux comme avant mon départ. Elle ne s’amuse plus à m’agacer de ses allusions et de ses frôlements. Je ne tarde pas à me faire une petite idée du pourquoi de la chose. Purano est assis tout près d’elle. Il la couve comme un petit animal fragile. O.K., une idylle est en train de se nouer.
  
  Je me rappelle les paroles du vieux Botussin qui déplorait le manque d’épouse convenable pour son fils. Bien que n’étant pas indienne, Elicia a dû taper dans l’œil de Purano et de son paternel. Elle a tout ce qu’il faut pour ça.
  
  « Ah, le cœur des adolescentes est bien volage », me dis-je intérieurement en écrasant un petit pincement de jalousie.
  
  Les hommes s’en vont et elle reste près de moi à m’éponger le front pendant que je me repose. Ses yeux, habituellement à l’affût de la moindre de mes réactions, semblent me fuir. Finalement, je décide de mettre un terme à son malaise.
  
  — Allons, Elicia, ne fais pas cette tête. Ce sera beaucoup mieux avec Purano.
  
  La réplique tombe assez sèchement :
  
  — Vous allez un peu trop vite en besogne, monsieur Carter. Je n’ai pas encore donné mon consentement.
  
  — En paroles, d’accord. Mais tes yeux lui ont déjà dit « oui ». Pas besoin d’être devin pour s’en rendre compte. Allez, vis ta vie avec lui, Elicia. Et cesse de te faire croire que tu m’aimes.
  
  Elle regarde par terre pendant un long moment puis relève les yeux. Ils ne sont pas tellement limpides. Apparemment, ma petite tirade n’a pas atteint le résultat escompté.
  
  — Mon problème, dit-elle, c’est que je vous aime tous les deux.
  
  Ça, pour un problème, c’est un problème. Comme je ne trouve rien à lui répondre, je me tais. Lentement, le sommeil vient. Avant de plonger dans les bras de Morphée, je sens la fraîcheur du linge qui se pose sur mon front puis quelque chose de tiède qui mouille mon torse nu. Elle pleure.
  
  
  Antonio et Purano me réveillent avant le point du jour. Il nous reste douze heures pour arrêter don Carlos. Si on ne trouve pas l’entrée de la caverne ou s’il n’y a pas de cheminée permettant de grimper jusqu’à Alto Arete, tout est cuit. Et même en admettant que j’arrive là-haut, je ne sais pas encore ce que je vais pouvoir faire pour intervenir efficacement.
  
  Près de moi, sur le sol de la case, se trouve mon petit sac à dos. Je comprends que Botussin a envoyé un homme le rechercher sur la corniche face au Monte Toro. Je regrette de ne pas lui avoir parlé de ma radio, planquée près de chez les Cortez. Et puis non. À quoi me servirait-elle, puisque Washington refuse d’entendre parler de moi ?
  
  Ce sac, en revanche, est une véritable aubaine. J’ai une paire de pompes de rechange à l’intérieur. Je me chausse. Le sommeil a fait tomber la fièvre. Je sens que j’ai retrouvé mes forces. Elicia ne s’est pas éveillée et j’en remercie le ciel. Je n’ai pas envie de revoir son regard troublé hésiter entre Purano et moi.
  
  À l’extérieur, nous attendent une douzaine de guerriers armés de sagaies primitives. L’aube commence à montrer le bout de son nez et on décolle rapidement en direction du Monte Toro.
  
  Arrivés dans les parages de la caverne, on tombe sur une petite troupe de guérilleros qui, effectivement, sillonnent le secteur. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, on déblaie la piste de tout ce beau monde. Enfin presque. Il y a un survivant. Naturellement on interroge le bonhomme mais il n’a jamais entendu parler de la caverne. Comme on n’est pas des assassins, on le ligote solidement à un arbre pour que les serpents ou les fourmis – ou les deux successivement – fassent le boulot à notre place.
  
  On repart. On marche encore un bon moment, l’œil et l’oreille aux aguets. On est en train de s’approcher d’une grande anfractuosité quand Purano lève la main. En un quart de demi-seconde, on est tous planqués dans la jungle, les armes prêtes à entrer en action. Au passage, je signale que la rencontre avec les guérilleros m’a permis de découvrir une chose : malgré leurs armes rudimentaires – sagaies et genre de coupe-coupe –, les guerriers de Botussin ne sont pas des rigolos.
  
  Maintenant, chacun peut entendre ce qui a alerté le jeune Indien. Ceux qui se pointent vers le pied du Monte Toro sont aussi discrets qu’une horde d’éléphants. Wilhelmina bien calée au creux de ma paume, j’attends, accroupi derrière une grosse plante verte qui ferait sûrement très bien dans mon appartement de Washington. Bon Dieu, quel merdier ! C’est sans doute tout un régiment de Cubains qui débarque. Ça claque, ça tranche, ça coupe, ça écarte les feuilles et ça approche à une allure stupéfiante.
  
  J’aperçois un bout de vêtement. Je pointe mon Lüger, attendant que ça réapparaisse entre les branches. Je vais me faire l’homme de tête. Ça permettra aux autres de surprendre le gros de la troupe par-derrière. Revoilà les vêtements. Je vise soigneusement pour ne pas louper mon coup, je rattrape lentement le jeu de la détente.
  
  J’ai presque atteint le point de non retour quand je distingue nettement ma cible. Dans le mouvement brutal que je fais, Wilhelmina pirouette en l’air et retombe avec un plotch, dans la terre molle. Une fraction de seconde de plus et la jolie Elicia était transformée en viande froide.
  
  Elle est seule, l’air hagard. Ma parole mais elle a oublié tout ce qu’on lui a dit sur la manière de se promener dans la forêt tropicale ! Elle a failli en perdre la vie. Et par une balle de ma Wilhelmina. J’en tremble encore en écartant les feuilles de ma plante verte pour la rattraper sur la piste.
  
  — Señor Carter ! s’écrie-t-elle. Euh… enfin…, Nick ! Ah ! Que j’ai eu peur ! J’ai entendu la fusillade. J’ai cru que tu… que vous étiez morts…
  
  Elle se jette entre mes bras et, malgré ma barbe de trois jours, elle me couvre le visage de gros baisers mouillés. Je pense à Purano. S’il juge que ce sont des baisers volés, ça risque de faire très mal avec les douze guerriers qui l’accompagnent. Je le regarde par-dessus l’épaule d’Elicia. Non, il se pointe, le sourire aux lèvres.
  
  Elicia se retourne et le voit aussi. Sa réaction est légèrement différente de la mienne. Elle devient brun foncé et je devine qu’elle est en train de piquer un fard terrible sous son bronzage. Elle jette un coup d’œil mal à l’aise au jeune Indien puis se plonge dans la contemplation de ses souliers.
  
  — J’ai eu très peur pour toi aussi, dit-elle. Je suis heureuse de voir que tu n’as rien.
  
  Ça a l’air de lui convenir. Lui aussi considère d’un œil intéressé les chaussures d’Elicia puis il prononce le plus long discours de sa carrière :
  
  — Ça me fait plaisir de te voir contente. Moi aussi, j’ai eu peur pour toi et je suis très heureux de voir que tu n’as rien.
  
  Pas l’imagination qui l’étouffe, le joli. Je me recule un peu pour voir la tête d’Elicia. Ça a l’air de lui aller. Elle se repique un petit fard et sa poitrine se gonfle de contentement.
  
  Malgré mon émotion, je me dois de mettre un terme à ces déclarations passionnées. Je questionne :
  
  — Pourquoi es-tu venue nous rejoindre, Elicia ?
  
  Au prix d’un effort gigantesque, elle arrache son regard du sol et lève les yeux vers moi.
  
  — L’ermite est venu au village avertir Botussin qu’Etasor était favorable à une révolution simultanée à Alpaca et au Nicarxa. L’offensive sera lancée ce soir à la tombée de la nuit. Dès que don Carlos aura donné le signal, un contingent spécial de guérilleros doit descendre au village ninca pour massacrer toute la population, hommes, femmes et enfants.
  
  — Mais comment Pico est-il au courant ?
  
  Antonio et les autres ont fait cercle autour de nous. Ils écoutent avec intérêt.
  
  — Il possède une radio, nous apprend Elicia. De temps à autre, il fait une entorse à sa vie d’ermite et, vêtu d’un habit de moine, il va acheter des piles et quelques autres articles à Ciudad de Nicarxa. Il a capté une communication codée entre don Carlos et les Cubains. Depuis le temps qu’il intercepte la fréquence d’Alto Arete, il a réussi à percer le code à jour. Don Carlos doit donner le signal en tirant une fusée éclairante.
  
  J’attrape Elicia par le bras. Il faut absolument que je mette la main sur le vieil ermite. Lui seul peut encore faire quelque chose.
  
  — Où est Pico ?
  
  — Il est resté auprès de Botussin, répond la jeune fille. Il veut aider les Nincas à défendre le village lorsque les soldats d’élite descendront de la montagne pour le génocide.
  
  — Est-ce qu’il sait où nous sommes et ce que nous cherchons ?
  
  — Ah ça… Tout ce que je sais, c’est ce qu’il a dit au chef. Quand je suis partie, Botussin l’invitait à un grand festin au cours duquel ils devaient discuter de la stratégie de défense du village.
  
  Sacré Botussin ! même dans les moments les plus dramatiques, il faut qu’il trouve un moyen de bouffer. Il n’a sûrement pas dit à Pico qu’on recherchait l’entrée de la caverne.
  
  — Vite, dis-je. Antonio et Purano, venez avec moi. On retourne au village à fond la caisse ! Toi, Elicia, tu nous rejoins avec les guerriers.
  
  — Mais… mais…
  
  — Fais ce que je te dis ! Il faut absolument que je voie Pico. Il n’y a pas une seconde à perdre et je n’ai pas le temps de discutailler.
  
  Ça n’a pas l’air de plaire. Elle fait une tronche de six pieds de long. Mais je ne m’attarde pas à ce détail. Je suis déjà en train de cavaler sur la piste avec Antonio et Purano sur les talons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Ma seconde rencontre avec Pico est un mélange de plaisirs et de déceptions ou, comme le dirait un commentateur de journal télévisé, un composé de bonnes et de mauvaises nouvelles.
  
  Pour commencer, il me passe un savon de première. Il n’est pas content, mais alors là, pas content du tout que je lui aie faussé compagnie sans dire au revoir. Il est accroupi au milieu des petits Indiens, sans doute pour ne pas trop les dominer de sa stature girafesque.
  
  Je me défends comme je peux. Comme il n’a pas le fond mauvais, il finit par sourire.
  
  — En tout cas, señor Carter, j’exige une promesse : que vous ne disiez jamais à personne comment vous avez quitté mon campement. Cela fait des années que je me donne un mal de chien pour en dissimuler l’accès.
  
  Je promets solennellement :
  
  — Promis, Pico.
  
  Pour tout avouer, je serais incapable de retrouver le chemin de son repaire. Il faisait noir comme dans un four la nuit où j’ai filé à la manière de mes ancêtres britanniques. Pico a l’air content. Maintenant qu’il a eu sa promesse, il me demande ce que je lui veux.
  
  Je lui fais un rapide résumé de ce qu’il m’a dit sur Ancio, les sacrifices humains et la caverne, puis je conclus :
  
  — Je voudrais que vous me racontiez tout ce que vous vous rappelez de cette nuit où vous les avez suivis. Ce que vous avez vu, ce que vous avez entendu. Absolument tout. Je sais que c’est un souvenir douloureux pour vous mais il est vital que vous fassiez cet effort. Je ne vous torturerais pas ainsi s’il s’agissait de balivernes, comprenez-le bien. Ensuite, lorsque vous m’aurez fait part de tous vos souvenirs, je vous montrerai une chose très importante.
  
  Il a l’air étonné. Les autres aussi. Mais personne ne l’ouvre. D’une vieille main ridée aux ongles incroyablement longs, Pico gratte ses cheveux filasse qui n’ont pas dû voir l’ombre d’un shampooing depuis plusieurs siècles. Il réfléchit. Il se creuse le cigare à tel point qu’on le voit presque fumer. Moi, j’ai l’impression d’entendre les secondes s’égrener. Tic-tac. Tic-tac. La journée va passer comme un éclair. C’est la dernière. Si ce soir, je n’ai pas la solution, ma mission vire en eau de boudin. Et ça, ce n’est pas le genre de la maison Carter.
  
  Au bout de ce qui me semble être une éternité, la voix grave et rauque du vieil homme s’élève sur la place du village. Toutes les oreilles se tendent.
  
  — Comme je vous l’ai dit, je me rappelle très peu de choses. J’ai vu la caverne. J’ai reconnu le corps de ma fille au collier de coquillages que je lui avais fait. Elle était nue et morte.
  
  La voix rauque se brise. Pico se tait. C’est justement là que je voulais qu’il s’arrête. Je veux qu’il se rappelle tout. Les détails de l’intérieur de la caverne. La scène d’horreur à laquelle il a assisté. Il faut que les engrenages s’enclenchent. Ensuite il se souviendra sans doute naturellement de ce qui s’est passé après sa sortie. La psychologie n’est pas mon fort mais, en psychanalyse, je crois que je fais des progrès.
  
  Son sinistre récit achevé, il me regarde, l’œil vide. Il cherche. Il faut que ça se débloque. Je le pousse un peu :
  
  — Avez-vous des souvenirs, même de points de détail, du moment où vous avez suivi Ancio et ses fidèles jusqu’à la caverne ?
  
  Pico observe un long silence. Ça dure, ça dure. Ça fait boum-boum dans ma poitrine. C’est mon palpitant qui marque le suspense. Tout à coup, j’ai une idée. Je me tourne vers Antonio.
  
  — Veux-tu montrer la carte à Pico ?
  
  — Mais, s’étonne le jeune homme, les indications sont données dans une écriture indienne datant de deux cents ans ! Même les Nincas d’aujourd’hui sont incapables de les lire. Comment veux-tu que…
  
  — Pico a été professeur d’anthropologie à l’université de Ciudad de Nicarxa. Directeur du département de civilisation indienne, si je me souviens bien. C’est ça, Pico ?
  
  Le vieil ermite à l’air mité hoche la tête. Immédiatement, Antonio sort le parchemin qu’il portait dans une sacoche de cuir. Il le déroule précautionneusement et le montre à Pico. Ce dernier se penche sur le document et l’étudie pendant un temps interminable.
  
  Je commence à monter comme une soupe au lait. Si ça dure comme ça à chaque phase de l’enquête, on risque encore d’y être dans six mois. Le soleil cogne comme un nerf de bœuf. Les mouches s’autorisent des familiarités avec mes pansements. Je sens qu’il ne faudrait pas me balancer une vanne en ce moment. Finalement, Pico relève les yeux, fait lentement le tour de l’assemblée et pose son regard sur moi. Il me fait un immense sourire chicot eux.
  
  — Allons, señor Carter, ne vous énervez pas ainsi ! Le signal ne sera donné qu’au coucher du soleil. En cette saison, il se couche à plus de huit heures et demie. Vous avez tout votre temps.
  
  Je jette un coup d’œil à ma tocante. Elle dit 12 h 22. Il me reste une huitaine d’heures. C’est plus que je ne pensais. Mais, de toute façon, il me manque encore un éclaircissement essentiel.
  
  — Pouvez-vous déchiffrer les hiéroglyphes ?
  
  — Naturellement, affirme Pico. Seul dans ma montagne, j’en ai, du temps à tuer. J’ai emporté avec moi des traités d’écriture pictographique. Il y a peu de signes indiens, d’Amérique centrale ou d’Amérique du Sud, de quelque époque qu’ils datent, qui aient encore des secrets pour moi. Je comprends tout ce qui figure dans ce document. Cependant…
  
  Tout le monde retient son souffle.
  
  — Cependant, enchaîne Pico, les points fondamentaux de la description sont pratiquement effacés. La carte donne le détail d’une piste partant d’un ancien campement situé dans cette direction – il tend un doigt vers l’ouest – et aboutissant au point de rencontre de sept vallées – il tend le doigt vers le nord-est – mais il y a toute une partie concernant les cuvettes qui est illisible. Cela me paraît sans espoir.
  
  Mauvaises nouvelles, en un mot. Quand même, un truc me turlupine. Je l’expose :
  
  — Ce que je ne comprends pas, c’est comment Ancio, ou don Carlos, si vous préférez, a pu se servir de cette carte pour trouver la caverne.
  
  — Comme l’a expliqué le chef Botussin, répond Pico, il a reçu des indications orales du vieillard qui lui a remis le document. De plus, les souillures de ce parchemin me paraissent assez récentes. Elles sont vraisemblablement dues aux mauvais traitements que lui a fait subir cet ignoble individu. En outre, il disposait de tout le temps nécessaire pour mener ses recherches alors que le nôtre est bigrement limité.
  
  Un silence épais tombe sur l’assemblée. Pico fait un tour d’horizon des têtes consternées puis se replonge dans l’étude de la carte. Les minutes passent. Je zyeute ma montre. 12 h 36. Moins de huit heures devant nous. J’ai calculé qu’il nous faudrait au moins deux heures pour atteindre l’entrée de la caverne. Et encore, en comptant juste. Ça peut être plus long, si elle se trouve dans une cuvette difficile d’accès. Et encore plus long si on rencontre encore des guérilleros. La grimpette par la cheminée devrait prendre environ quatre heures. Ça nous laisse deux heures de battement. Deux heures pour percer le mystère de la carte. Ça ne fait pas gras.
  
  Pico se trémousse ; il lève la carte vers le soleil pour l’étudier sous un autre angle. Tout le monde le regarde faire, attendant que Botussin en ait sa claque et déclare que la séance est levée. Il compte faire émigrer tout le village sur les lieux de l’ancien campement et je sais qu’il a hâte d’aller préparer ses défenses. Ça y est, le voilà qui ouvre la bouche pour donner l’ordre à ses hommes de se disperser. À cet instant Pico demande le silence d’un geste de la main. Est-ce qu’il a une idée ? On dirait que oui.
  
  — Au-dessus de mon plateau, déclare-t-il, pousse une plante, le pitacocha. J’en tire une décoction que je fais bouillir et qui me permet de raviver les couleurs de l’encre de mes vieux livres. Bien sûr, il est possible que cette préparation détruise à tout jamais le vieux parchemin. Il est également possible que son application ne donne rien. Mais, à mon avis, cela vaut la peine d’essayer.
  
  Tu parles. Un peu que ça vaut la peine. Ce que je me demande, c’est combien de temps ça va lui prendre.
  
  — Combien de temps cela va-t-il vous prendre ?
  
  Pico hausse légèrement les épaules.
  
  — Il ne faut pas espérer réaliser des miracles express, énonce-t-il d’un ton fataliste. Cela prendra le temps que cela prendra. Si je réussis, je reviendrai vous aider à chercher la caverne. Si j’échoue, je reviendrai aussi vous aider, mais à défendre le village…
  
  Sans rien ajouter, le voilà qui se lève et démarre vers la sortie du village. Je me doute que le corps d’élite a déjà pris position dans le secteur, attendant le signal d’Italla. Je sais aussi que les guérilleros vont organiser des recherches pour retrouver ceux qui ont tué leurs camarades. Je dis :
  
  — Il faut qu’un certain nombre d’entre nous vous accompagnent, Pico. C’est trop important. Nous ne pouvons pas nous permettre de vous voir périr dans une embuscade.
  
  — Très bien, admet Pico à ma grande surprise. J’accepte une escorte jusqu’à un certain point. Mais il n’est pas question que vous en fassiez partie, monsieur Carter.
  
  — Pardon ?
  
  — C’est une condition sine qua non, cher monsieur. Si nous découvrons l’entrée de la caverne et que vous voulez escalader la cheminée jusqu’au sommet, vous aurez besoin de toutes vos forces. J’estime que vous les avez déjà trop mises à contribution jusqu’à présent. Si vous ne restez pas ici, je refuse de tenter l’expérience. C’est à prendre ou à laisser.
  
  Je n’hésite pas très longtemps avant de décider de prendre. Il a l’air inébranlable comme un roc.
  
  De la place du village, je regarde l’immense silhouette de l’ermite s’éloigner. Il est flanqué d’Antonio et de Purano. Une vingtaine de guerriers les suivent, sagaie à la main.
  
  Le chef Botussin se lève de son siège. Je constate avec stupéfaction qu’il n’est pas en mille morceaux. Les pieds ne se sont même pas enfoncés dans le sol de terre battue.
  
  — Allez vous reposer, me dit le gros homme en indiquant la case du conseil. Des serviteurs vont chasser les mouches et voiler les ouvertures pour que vous ayez de l’ombre et de la tranquillité. Vous avez bien deux heures avant le retour de Pico. Bon sommeil.
  
  Je réponds machinalement :
  
  — Merci.
  
  Et puis je me dis quand même qu’ils sont un peu gonflés de vouloir tous m’envoyer au dodo comme un gosse. Non mais des fois ! Juste à ce moment-là, je me mets à bâiller comme un crocodile. Mmmouais, finalement, ils ont peut-être raison…
  
  J’attends que l’équipe de démouchisation ait fini son travail et j’entre dans la case. S’il faut deux heures à Pico pour revenir avec la solution, il ne restera que six heures. Ça ne fait pas bézef de marge pour les erreurs. Je m’allonge sur une paillasse et, l’esprit en proie à des pensées plutôt pessimistes, je me sens lentement glisser dans le sommeil. Chacun sait que roupiller est un remède souverain contre pas mal de choses.
  
  Déjà un rêve sympa arrive pour me changer les idées. Je suis à Paris, à l’hôtel George-V. Face à moi, il y a Diane Northrup, une gazelle avec qui j’ai eu une liaison de première. Tiens, si vous êtes sages, je vous raconterai peut-être ça une autre fois. Elle me sourit et porte une coupe de champagne à ses lèvres. L’orchestre est en train de jouer notre air favori. Diane se penche vers moi et m’embrasse. Long baiser sensuel. Près de mes oreilles, une petite voix cristalline fredonne :
  
  Ese lunar que tienes
  
  Cielito Lindo, junto a la boca
  
  No se lo des a nadie,
  
  Cielito Lindo, que a mί me toca…
  
  Tiens, mais que vient faire Elicia à l’hôtel George-V ? Non, il y a un couac, Diane, ça colle avec le cadre mais Elicia, pas du tout.
  
  Quelque chose de doux se pose sur ma poitrine. Quelque chose d’encore plus doux se blottit au creux de mon épaule. Ça sent la fleur d’oranger. Des jambes nues se collent contre les miennes. Elles se mettent à me caresser voluptueusement.
  
  J’ouvre les yeux et je sors de mon rêve sympa pour entrer dans une réalité encore plus sympa.
  
  Elicia est près de moi sur la paillasse, in naturalibus. Elle vient sûrement d’aller se baigner dans le ruisseau. Ses cheveux sont tout mouillés. Elle a encore déniché des fleurs d’oranger et s’en est frictionné le corps. Je regarde ses yeux et l’invitation que j’y lis achève de me convaincre : je ne rêve pas. Elle pose ses lèvres sur les miennes. Sans même m’en être rendu compte, je m’aperçois que j’ai passé un bras autour de ses épaules et commencé à caresser sa peau douce et parfumée. Ma main glisse vers le bas de son dos. Elle soulève légèrement les fesses pour la laisser passer. Je sens une érection de toute beauté s’épanouir à l’endroit où s’épanouissent habituellement les érections. Non, décidément, ce n’est pas un rêve.
  
  — Dis, Elicia, tu sais bien ce que tu fais ?
  
  Un doigt embaumé se pose sur mes lèvres pour me faire taire.
  
  — Chut ! Je ne suis pas venue pour parler mais pour faire l’amour. L’amour et rien d’autre.
  
  O.K. On ne pourra pas m’accuser de ne pas avoir essayé de me comporter en vrai gentleman.
  
  Ces quelques jours d’abstinence et de tentations répétées m’ont sacrément secoué la libido. Mon érection n’est pas un petit truc banal de tous les jours. C’est un animal musclé, coriace, inflexible. Je sais qu’au prix du plus gros effort de volonté, je ne pourrais pas lui faire plier l’échine. Elicia sent cette efflorescence magistrale et, sans demander la permission, l’enveloppe dans sa petite menotte.
  
  Je repense aux brutalités qu’elle a subies et je me dis que, si je la brusque, c’est le fiasco. Je commence pianissimo, avec toute la délicatesse que je suis capable de déployer quand je m’applique bien. Ça a l’air de plaire. Je m’agenouille sur les talons, près d’elle, et je regarde ces seins superbes qui m’ont donné tant d’idées quand elle me les montrait par l’échancrure de son corsage. J’embrasse les petites pointes dressées, d’abord en les picorant doucement du bout des lèvres, puis avec un peu plus d’insistance. Progressivement, je me laisse aller et voilà que je me retrouve en train de téter comme un gros poupon. Aux grands délices d’Elicia. Elle halète, se tend, cambre les reins et soulève son pubis vers moi. Je l’enjambe, je plaque ma raideur sur son petit mont de Vénus et je commence un massage subtil qui ne tarde pas à lui arracher des gémissements. Elle n’en peut plus, elle laisse échapper un cri rauque et me mord une oreille.
  
  — Ça suffit, Nick ! soupire-t-elle sans cesser de me grignoter le lobe. Prends-moi vite ! Maintenant ! Fais-moi connaître l’amour, le vrai. Je veux être à toi !
  
  Quand on me parle comme ça, moi, je suis incapable de refuser. C’est mon point faible, qu’est-ce que vous voulez. Je la pénètre lentement et, presque aussitôt, je sens son spasme.
  
  Elle pousse un long râle de volupté. Déjà fini ? Zut ! Moi qui avais l’intention de faire un peu durer le plaisir. Je me sens presque frustré par la rapidité de son orgasme.
  
  Mais non, elle en veut encore. Elle se détend quelques secondes, fermant les yeux pour s’emplir totalement de chaque sensation, puis recommence à onduler avec une fougue décuplée. J’ai l’impression de sentir les ondes de plaisir monter en elle. Ses hanches heurtent les miennes, elle m’avale, elle m’aspire puis elle se retire une fraction de seconde et revient avec encore plus d’ardeur. Je me retiens au maximum. Je savoure, je bois du petit lait. Il n’y a plus de problèmes de temps, plus d’Ancio-Italla, plus de rivalité avec Purano, plus de mission. Il y a seulement Nick et Elicia qui s’envoient en l’air comme des bêtes. Je me retiens tant et si bien qu’elle s’offre encore trois orgasmes avant que je n’explose en elle. Elle sent mes contractions, ça la stimule et, hop, elle s’en paie encore un de plus. Ça, c’est le gros avantage des femmes sur les hommes. Nous, quand on a atteint le point de non retour, il faut attendre que la mécanique soit remontée avant de remettre ça. Elles non. Elles peuvent continuer presque indéfiniment. Parfois, il m’arrive de les envier sur ce plan-là. Pour le reste, ça va très bien, merci.
  
  Lessivés. On est lessivés. Pantelants, trempés de sueur, on se laisse retomber sur la paillasse. Elicia pose une main sur ma poitrine et s’amuse à me triturer les poils. Elle respire posément, maintenant. Elle ne dit rien, elle ne bouge plus. Je crois qu’elle s’est endormie. Je me trompe.
  
  — Tu vas sans doute me trouver bizarre, finit-elle par dire. Tu veux savoir pourquoi je suis venue faire l’amour avec toi ?
  
  — Ma foi…
  
  — C’était une façon de te faire mes adieux.
  
  — Tes adieux ? Comment ça ?
  
  — Oui. Dans deux semaines, j’épouse Purano et je viens vivre dans la tribu. Je lui ai parlé. Je lui ai dit ce que je ressentais pour toi. Il sait qu’on est ensemble en ce moment.
  
  — Quoi ! Et il est d’accord ?
  
  — Complètement. Il sait que, si je ne l’avais pas fait, j’aurais passé ma vie à me demander ce que ça aurait pu être. J’avais décidé de te donner la primeur de mon corps. C’est fait. C’était aussi une façon de laver ce que j’ai vécu avec ces ignobles soldats. Et Purano le comprend. Est-ce que tu comprends, toi aussi ?
  
  Franchement, j’en ai vu de toutes les couleurs au cours de mes balades par le vaste monde. J’ai connu toutes sortes de gens, toutes sortes de cultures. J’ai compris des choses que je me serais cru incapable de comprendre. J’ai admis des choses que je me serais cru incapable d’admettre. Mais là, franchement, il y a un truc qui m’échappe. Mais alors totalement. Purano est resté célibataire parce qu’il n’y avait pas de fille convenable pour lui dans la tribu. Elicia s’est fait violer je ne sais combien de fois. Elle ne doit pas le savoir, elle-même. Elle n’est pas indienne. Et pourtant Purano va l’épouser. En plus, non content de ça, il lui permet d’aller se faire reluire dans les bras du beau Nick ! Non, je suis complètement dépassé. Oh, et puis après tout, c’est leurs oignons, pas les miens. Si tout le monde y trouve son compte… Moi, en tout cas, j’y ai trouvé le mien. Je prends ma voix la plus innocente, celle qui m’a moult fois permis d’obtenir le bon Dieu sans confession, et je réponds :
  
  — Mais oui, bien sûr. Je comprends.
  
  — Bien. Tu sais, c’est très important. Pour Purano et pour moi.
  
  Grand bien leur fasse. Sur ces bonnes paroles, on s’endort. Quinze ou vingt minutes plus tard, je me réveille. Je suis encore en train de chercher le pourquoi du comment de ce soi-disant geste d’adieux. Hé oui, finalement, malgré mon refus d’y réfléchir, ça me travaille inconsciemment. Sentant que je m’agite, Elicia s’éveille à son tour. Elle va peut-être m’apporter un complément d’explication. Tu parles ! Ce qu’elle apporte, c’est un double point d’interrogation. Et là, je renonce définitivement à piger. Parce que le geste d’adieux une fois, d’accord. Mais deux fois, il y a de quoi y perdre son latin. Ça commence à ressembler aux adieux de certains artistes de music-hall que je m’abstiendrai de nommer car personne ne me verse un sou pour la pub.
  
  Elle se jette sur moi comme un fauve sur sa proie. Je me laisse dévorer avec une complète résignation. Quand on a fini, Elicia m’explique avec une naïveté touchante que, cette fois-là, c’était pour se préparer à toute une vie de bonheur avec l’homme qu’elle a choisi d’épouser.
  
  Moi je veux bien. Je suis même tout prêt à lui donner d’autres coups de main dans ses préparatifs.
  
  Un cri retentit à l’extérieur. Sereine comme c’est pas permis, Elicia se lève et va écarter le rideau de la porte pour voir ce qui se passe. Il se passe, m’apprend-elle, que Pico et son groupe viennent de rentrer. Je regarde ma montre. Ils ont mis à peine plus d’une heure. S’ils ramènent quelque chose de constructif, on est dans les temps.
  
  On se refrusque en vitesse et on sort sur la place. Je passe les visages en revue, me demandant si les autres sont au courant de nos frasques et du curieux marché conclu entre Elicia et son futur. S’ils sont au courant, ils n’en montrent rien.
  
  Un nouveau cercle se forme. Tout le monde se tourne vers Pico.
  
  — Nous avons gagné du temps, annonce-t-il. Il me restait une bouteille de décoction de pitacocha et je n’ai pas eu besoin d’en préparer. Il a fallu trois applications pour obtenir quelque chose mais le résultat est là. Comme vous pouvez le voir, l’entrée de la caverne se situe au-dessus de la cinquième cuvette en venant de l’ouest ou de la troisième en venant de l’est.
  
  Je reconsulte ma montre. 2 h 26. C’est tout bon, pourvu qu’on n’ait pas de problème.
  
  — En redescendant de mon plateau, ajoute l’ermite, nous avons repéré un groupe de guérilleros vêtus de chemises rouges. Ils se dirigeaient vers le secteur des cuvettes. Ce sont les commandos d’élite de don Carlos. Ils étaient une centaine. Si nous les croisons en chemin, nous n’avons aucune illusion à nous faire sur ce qui nous attend…
  
  Hé là ! Il voudrait ratatiner le moral des troupes qu’il ne s’y prendrait pas mieux. J’interviens en choisissant le ton le plus guilleret de mon éventail de tons. (Pour ne pas dire de ma boîte de tons.)
  
  — Eh bien, on s’arrangera pour ne pas les rencontrer, voilà tout ! Maintenant, à moins que Pico ait quelque chose à ajouter, je propose que nous partions sans plus attendre.
  
  Il n’a rien à ajouter mais on doit quand même attendre un peu avant de partir. J’ai en effet l’honneur d’assister à la première scène de ménage entre le fils du chef et la future madame Purano. Elicia veut venir avec nous. Purano ne veut pas. Finalement, c’est Botussin qui tranche. Il décrète que, si les Nincas veulent apprendre à vivre dans le XXe siècle, ils doivent commencer par accepter l’émancipation de la femme. Et paf ! mets ça dans ta poche, jeune homme. Purano finit par consentir d’un hochement de tête mais, à ses yeux, je vois qu’il en a gros sur la patate.
  
  Notre escorte se compose de douze guerriers armés de sagaies et de coupe-coupe. Avec Pico, Purano, Antonio, Elicia et moi, ça fait dix-sept si je compte bien. Au moment où on sort du village, j’interroge brièvement ma montre. Elle me répond 2 : 32.
  
  Les Indiens prennent la tête. Purano connaît une piste qui nous fera sans doute perdre quelques minutes mais sur laquelle on a peu de chances de rencontrer des guérilleros. En chemin, on aperçoit pourtant les chemises rouges des troupes d’élite une bonne demi-douzaine de fois.
  
  En arrivant à la quatrième cuvette, on ne voit pas l’ombre d’un guérillero. Bizarre, bizarre. En revanche, on trouve des restes de feux de camp, visiblement récents, et des emplacements défrichés où des soldats ont dû dormir.
  
  Quand on atteint le haut de la cuvette, on est quand même assez crevés. On a une heure de marche rapide dans les gambettes et tout le monde a des chaussures d’une tonne. En ce qui me concerne, je ne parle pas de mes récents ébats avec la douce Elicia. Sûr que c’est bien bon, ces choses-là. Mais ça vous vide son bonhomme, si j’ose dire… Pico juge utile de faire une petite halte. Personne ne rouspète. Elicia et Purano s’asseyent dans l’herbe et, selon leur habitude, se lancent dans une passionnante conversation, les yeux rivés sur leurs doigts de pieds. Quand je les regarde et que je pense qu’ils ont pour mission de perpétuer la race des Nincas, je me demande comment ils vont s’y prendre. Enfin, passons, ce ne sont point mes oignons.
  
  Je sors la carte tracée par le sergent Pequeño sous l’arbitrage impartial de la jument Pistola et je me rafraîchis la mémoire sur la disposition des lieux, là-haut, sur Alto Arete. C’est un tracé simplissime fait de carrés et de rectangles qui me donne grosso modo les délimitations des principaux corps de bâtiments, du dortoir des moines, des champs de mines, etc. Plus je la regarde et plus elle me paraît bidon. Si ça se trouve, il m’a complètement roulé, le barbudo, et je suis en train de me fatiguer pour rien.
  
  On repart. À quatre heures moins le quart, Pico repère un profond ravin qui sépare la quatrième et la cinquième cuvette. On dévale la pente abrupte presque sur les fesses, on remonte péniblement de l’autre côté et, après avoir passé un mur de lianes, on débouche dans une clairière à peu près grande comme un gymnase d’école.
  
  Il règne un calme presque inquiétant ici. Pas un chant d’oiseau. On n’entend même pas le bruit du torrent qui coule au fond du ravin. Pico nous montre une éminence rocheuse, à l’autre bout de la clairière.
  
  — D’après mes calculs et les quelques souvenirs qui me restent, dit-il, ce devrait être l’entrée du puits.
  
  J’ai un rouleau de corde de nylon dans mon sac. Purano et ses guerriers ont apporté une importante longueur de corde de chanvre soigneusement tressée. On a de quoi faire de ce côté-là. Le taciturne Indien commence à grimper vers les rochers, la corde à la main. D’un pas étonnamment alerte pour son âge, Pico le suit. Ce tas de rochers ne m’inspire pas confiance. Je reste à l’arrière et je fais signe à Antonio de le surveiller. Il place un genou en terre et épaule son fusil automatique Volska. Elicia n’a pas remarqué notre vigilance. Elle s’élance derrière les guerriers.
  
  J’avais raison de me méfier. Pico n’a pas fait la moitié du chemin, qu’un paquet de guérilleros sort de chaque côté des rochers. Ils ouvrent le feu. Le grand ermite est le premier à tomber. Les guerriers poussent des cris de guerre qui me percent les tympans comme une mèche de 6, et lancent leurs sagaies. Les malheureuses armes se fracassent contre la caillasse. Les guérilleros s’avancent en tirant et taillent les Indiens en pièces.
  
  À côté de moi, Antonio semble sur le point de devenir cinglé. Il veut tirer et je dois le retenir sans cesse. Elicia a vu les guérilleros. Elle a foncé dans la jungle sur sa droite.
  
  Elle est provisoirement hors de danger. Je regarde les guérilleros assassiner les Indiens désarmés. C’est un massacre.
  
  — Attends, Antonio. Notre seule chance, c’est de les avoir par surprise, ils ne savent pas qu’on est là.
  
  D’un signe, je lui ordonne d’aller se poster de l’autre côté de la clairière. Les guérilleros se sont arrêtés et regardent les Indiens, allongés sur le ventre dans l’herbe. J’en compte six, tous armés jusqu’aux dents, puis je démarre vers le côté gauche de la clairière. Quand je me retourne, ils sont toujours en haut de la pente, guettant tout signe de vie chez les Indiens tombés. Je pense que toute notre escorte a été tuée, Pico et Purano compris, et ça me fait une grosse boule dans l’estomac. Tout doucement, les guérilleros se mettent à descendre pour aller examiner leurs victimes. Au moment où je me dis qu’ils ont eu bien tort et que je m’apprête à donner à Antonio l’ordre de tirer, quatre autres hommes débouchent en tirant de derrière les rochers.
  
  S’ils avaient attendu une seconde de plus, on était, Antonio et moi, pris au piège. J’attends que les dix hommes se soient bien regroupés et je tire dans le paquet, donnant ainsi à Antonio le signal de m’imiter. Il ne se fait pas prier et canarde de bon cœur. Le groupe de guérilleros se disloque. Deux d’entre eux continuent à descendre, l’arme à la hanche en mitraillant. Je les nettoie proprement puis je cavale après ceux qui cherchent à se réfugier derrière les rochers. Mais il y en a quatre qui tiennent ferme sur leur position. Accroupis derrière les cadavres des Indiens, ils arrosent Antonio d’un feu nourri. S’ils arrivent à le mettre hors de combat, je sais qu’ils vont se retourner vers moi et que ça va être ma fête. Je plonge sur ma gauche dans la muraille de verdure, espérant y trouver un point protégé qui me permettra de dominer la clairière. Je suis en train de me battre contre les lianes et les branchages quand j’entends un long hurlement :
  
  — Antoooonio !
  
  C’est la voix d’Elicia. Ça y est, le gamin a dû morfler. Si ces salauds lui ont réglé son compte, ils vont me le payer. Et cher. Impossible de me frayer un chemin. La végétation est trop épaisse. Je repère une ouverture, je fonce et je débouche à nouveau dans la clairière.
  
  Quatre guerriers indiens se sont relevés. Ils sont en train de se battre au corps à corps avec les guérilleros. Plus loin, je vois Antonio, allongé dans l’herbe. Elicia est en train de courir vers lui.
  
  Je reporte mon regard sur la lutte entre les Nincas et les guérilleros. Je ne pourrai rien faire de bon au fusil automatique. Si j’ouvre le feu dans le tas, je vais dégringoler mes potes en même temps que mes ennemis. Je recule et je dégaine Wilhelmina.
  
  Agenouillé, je choisis mon guérillero, je le vise soigneusement et pan ! mouche, comme à l’exercice. Je renouvelle l’opération cinq fois de suite et cinq bonshommes s’écroulent. Si je compte les deux que j’ai liquidés tout à l’heure, ça fait sept. Ils étaient dix. Donc il en reste trois quelque part. Mais où ?
  
  Prudemment, je m’avance vers le milieu de la clairière en gardant un œil sur les alentours.
  
  C’est un carnage. Sur les douze guerriers que nous a donnés Botussin, huit sont morts. Purano s’est mangé une balle dans l’épaule. Pico est légèrement blessé à la cuisse et au bras gauche. Ils sont tous les deux capables de marcher mais pas question qu’ils se lancent dans l’ascension de la cheminée conduisant à Alto Arete. Si cheminée il y a.
  
  Pendant que Pico et Purano nettoient leurs blessures, les quatre guerriers survivants se lancent à la poursuite des guérilleros. Moi, je vais voir comment ça se passe du côté d’Antonio. D’après ce que je distingue de loin, ça n’a pas l’air beau. Et, plus j’avance, plus mes tripes se nouent. Penchée sur lui, Elicia lui serre la tête entre ses bras. À dix pas, je vois qu’il est mort.
  
  Son corps a été complètement déchiqueté par la grêle de projectiles. Je ne peux m’empêcher de frissonner de la tête aux pieds en pensant que, si je n’avais pas plongé dans la forêt, je serais probablement réduit, moi aussi, à un état à peu près identique.
  
  Je m’agenouille près d’Elicia.
  
  — On reviendra le chercher. On l’emmènera au village et on lui fera un enterrement décent.
  
  Sans mot dire, elle se relève et disparaît dans la forêt. J’attends en regardant les minutes filer sur le cadran de ma montre à affichage numérique. Il est 4 h 20. Il nous reste dix minutes pour trouver l’entrée de la caverne si on ne veut pas prendre de retard sur notre programme.
  
  Mais la mort a ce pouvoir suprême d’arrêter le temps. Je ne peux pas bousculer Elicia et l’empêcher de donner libre cours à sa douleur.
  
  Pour tout arranger, les quatre guerriers reviennent et vont faire un rapport négatif à Purano. Ils n’ont pas retrouvé les fuyards. J’évalue la distance qui nous sépare du camp de guérilleros le plus proche et je calcule qu’on a largement le temps de déguerpir avant qu’ils donnent l’alerte. Évidemment, il y a les chemises rouges du corps d’élite, mais, en principe, ils devraient avoir d’autres chats à fouetter. Ils ne m’inquiètent pas. Enfin, je décide de ne pas m’en inquiéter.
  
  Cinq minutes s’écoulent encore et Elicia réapparaît, un bouquet d’églantines à la main. Elle croise les bras de son frère et lui pose les fleurs sur la poitrine. Elle me regarde. Elle a les yeux secs.
  
  — Il faut qu’on arrive en haut de cette montagne, Nick ! On ne peut pas laisser vivre cette bête malfaisante.
  
  Aucune trace des trois guérilleros qui ont échappé à la mort. M’est avis qu’ils sont allés voir si c’était plus bath ailleurs… Je rejoins Pico qui est déjà près du tas de rochers. Tout le monde se met au boulot pour dégager ce qui devrait être l’entrée du puits. Même Purano, de son bras valide, fait rouler de grosses roches en contrebas, dans la jungle.
  
  Sous les rochers, une épaisse dalle de pierre couvre le trou du puits. Il faut en mettre un sacré coup pour arriver à la faire glisser, centimètre par centimètre, et à ménager une ouverture susceptible de laisser passer un homme. Lorsque c’est fait, Pico ramasse une pierre et la laisse tomber.
  
  Moins d’une seconde plus tard, on entend un plouf. Le vieil ermite secoue la tête.
  
  — Mauvais, très mauvais, commente-t-il. Aucun doute possible, c’est le bon endroit. Et pourtant je suis sûr qu’il n’y avait pas d’eau lorsque je suis venu autrefois. Il doit exister un système de remplissage et d’écoulement. Seulement il nous faudra des heures – peut-être des jours – pour le trouver. Je me souviens d’avoir rampé dans un tunnel pour passer du puits à la caverne. Tout cela doit être rempli d’eau. Qui sait même si la caverne n’est pas inondée, elle aussi.
  
  On est là, accoudés à la margelle, les yeux fixés sur ce trou noir. Ce trou plein de flotte. Je ne peux pas m’empêcher de penser à tous ces gens qui sont morts pour rien. Et à tous ceux qui vont encore mourir parce qu’on ne peut pas descendre.
  
  Je suis vraiment très très près de la crise de déprime.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Bon, on ne va pas en rester là. Ce serait indécent. Il faut à tout prix que ma matière grise en état de grâce quasi perpétuel conçoive quelque chose.
  
  Mais, au fond, ce n’est que de l’eau. De l’H20, toute bête. Stagnante, en plus. Il n’y a qu’à faire comme à la piscine.
  
  — Allez ! lance l’inflexible Nick Carter d’une voix encourageante. Tout le monde au travail. On retire complètement la dalle.
  
  Ça me paraît, en effet, plus judicieux que de la crever.
  
  Han ! Han ! On en bave des ronds de chapeaux mais on finit par y arriver. Quand elle est tombée, je prends ma corde de nylon et je m’assure solidement sous les aisselles.
  
  — Vous avez descendu combien de marches avant de trouver ce tunnel, Pico ?
  
  — Je ne me souviens pas. Peu, me semble-t-il.
  
  — Bon, dis-je. Vous allez laisser filer la corde. Je pars faire un tour de reconnaissance. Quand je tirerai deux coups, vous me remonterez. Vu ?
  
  — Vu, acquiesce le chœur de mes compagnons.
  
  — O.K. Ne laissez pas filer plus de dix mètres de corde. Par contre, laissez-la filer aussi rapidement que je pourrai descendre. Toi, Elicia, prends ma montre et chronomètre soixante secondes à partir du moment où ma tête disparaîtra sous l’eau. Si, au bout des soixante secondes, je n’ai pas tiré sur la corde, hissez-moi le plus vite possible.
  
  Ces diverses consignes distribuées, je prends une grosse pierre, je m’assieds sur la margelle et je me laisse glisser dans l’eau. Brrr ! Ça saisit. Bon Dieu ! Elle n’est vraiment pas chaude. Je pose une main contre la paroi glissante du puits et, banzaï, je me laisse couler. À mesure que je descends, j’essaie de regarder de mon mieux les parois du puits. Pas de fissure, pas de trou et, surtout, bizarre, bizarre, pas de marches.
  
  Ah si, voilà des marches. Mais je suis déjà à plus de sept mètres. Je regarde en haut, et je pige tout. Les marches supérieures ont été virées au burin. Je vois qu’avant de se faire baptiser don Carlos et de s’envoler vers son nid d’aigle dans les nuages, Ancio a fait un sérieux nettoyage derrière lui.
  
  Je continue à descendre en comptant dans ma tête. Je suis à plus de quarante. Je décolle ma main de la paroi pour couler plus vite. Toujours pas de trou pouvant ressembler à l’entrée d’un tunnel. Je ne vois que la lueur glauque qui existe au fond de tous les puits. Quoique… Je lui trouve quand même un petit quelque chose de particulier mais que je serais incapable de définir avec précision.
  
  Il y a un choc. La minute est écoulée. Ils me remontent. C’est là que je capte la différence, cette petite particularité dans la luminosité du fond. Et je comprends d’où ça vient. Il n’y a plus de marches au-dessus de moi. Mais celles-là, elles n’ont pas été supprimées, elles n’ont jamais existé. C’est la fin de l’escalier. En remontant, je me crève les yeux pour bien regarder. Oui. Je le repère, à environ dix-huit mètres de la surface. Un gros rond noir dans la paroi. L’entrée du tunnel.
  
  — Alors ? questionne Pico en m’aidant à prendre appui sur la margelle. Vous avez trouvé ?
  
  — Je crois bien que oui. C’est à peu près à dix-huit mètres de profondeur. Ça a l’air de s’enfoncer vers le bas de la montagne, sur la gauche. Est-ce que tout le monde sait nager ?
  
  Il y a des questions complètement idiotes. Et celle-là en est une pour des gens qui sont nés et ont toujours vécu sur une petite île perdue en mer. On me regarde comme si j’étais la dernière des andouilles. Bon, j’ai pigé, ils savent nager. Je me redonne une contenance en me lançant dans une description détaillée de l’endroit où j’ai découvert le trou, juste au-dessous de la dernière marche.
  
  Finalement, on décide que Pico et Purano vont rester à l’extérieur. Ils remettront les rochers en place pour faire croire que personne ne les a touchés. Pico n’a pas grand-chose mais ils sont quand même blessés tous les deux et ce serait un tantinet risqué de les entraîner dans cette équipée. Pour être franc, l’idée d’emmener Elicia ne m’enchante pas non plus. Mais, c’est une grande fille maintenant. Elle a pris sa décision. Et je n’ai pas envie de me faire servir sa tirade sur les droits de la femme. Je ne suis pas le fiancé, moi.
  
  Quand ils ont compris mon projet, les guerriers nincas prennent Purano à part et font quelques minutes de messe basse dans leur langage. Ce dernier revient vers moi, le front barré par une ride soucieuse.
  
  — Ils ne veulent pas descendre dans la caverne, me dit-il. Ils ont peur de la malédiction.
  
  Je m’y attendais un peu. Mais j’espérais qu’ils allaient passer par-dessus. J’essaie de trouver un argument de poids et je le balance de ma voix la plus méchante :
  
  — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de malédiction ? Premièrement, il n’y a pas plus de malédiction que de puits de pétrole dans cette caverne. Deuxièmement, huit de vos frères sont déjà morts pour nous permettre d’arriver jusqu’ici. Si vous refusez de venir, ce n’est pas le mauvais sort que vous aurez à redouter, c’est l’extermination pure et simple par les tueurs de don Carlos ! Vous avez compris ?
  
  Ça a l’air de faire son effet. Un à un, les quatre Indiens hochent la tête à la mode Purano. Ouf ! Ils viennent.
  
  J’enferme Wilhelmina et ma montre dans une pochette étanche. Puis, le plus rapidement possible, je leur enseigne le maniement du fusil automatique. Heureusement qu’ils sont doués. Ils assimilent à l’allure grand V, comme dirait l’autre. Il s’agit de se grouiller, maintenant. J’ajoute :
  
  — Je descends le premier. Et, cette fois, je ne fais rien pour ralentir ma chute. Si je retrouve l’ouverture, que j’arrive à la franchir et qu’il y a moyen de mettre le pied sur le sec, de l’autre côté, je tire trois fois sur la corde. Vu ?
  
  — Vu.
  
  — Si, au bout des soixante secondes, je n’ai pas donné signe de vie, vous me hissez. Si, en ramenant la corde, vous ne trouvez rien au bout, vous saurez que j’ai bu la grande tasse. Vous direz une petite prière pour le repos de mon âme et vous foncerez aider Botussin à préparer la défense du village.
  
  Cette fois, je prends une pierre carrément maousse. En descendant dans le puits, je me retourne pour faire un petit sourire à Elicia. On ne sait jamais… Et, comme je n’ai pas eu le temps de lui donner ma photo, autant qu’elle garde l’image d’un sourire. Je prends un grand bol d’air et puis glouglou. La chute est tellement rapide que j’ai à peine le temps de voir défiler les marches. Dès que le gros rond noir arrive à hauteur de mes yeux, je lâche ma pierre, je tends les mains et je m’agrippe de mon mieux. Le choc est sévère. Malgré mon fort coefficient de flottabilité, je me suis pratiquement arraché les doigts. Saisissant mon courage à deux mains, je me hisse vers cette grande gueule béante et, n’écoutant que lui – mon courage, toujours –, je me laisse engloutir par la sombre opacité de ses entrailles. L’obscurité est si parfaite que j’ai l’impression de voguer dans le grand trou noir de l’espace. Heureusement, il y a assez de place pour nager.
  
  Je compte les secondes. Arrivé à cinquante, je commence à sentir une sale douleur dans les poumons. Hé ! Carter ! C’est pas le moment de craquer ! Tais-toi et nage ! O.K., je nage, je nage. Soixante secondes. Soixante et une. La corde se resserre sous mes aisselles. Il y a un à-coup. Ils ont commencé à tirer, là-haut.
  
  Je vais faire demi-tour et me laisser hisser, quand j’aperçois une tache lumineuse vers l’avant et plus haut que la paroi supérieure du conduit. Un lac ? Impossible. On est beaucoup trop bas sous la montagne.
  
  Pourtant j’ai bien vu quelque chose briller. Ça vaut le coup d’aller regarder de plus près. Je tire trois fois sur la corde. Elle se relâche presque tout de suite. Ils font bien leur boulot, là-haut. Ils réagissent parfaitement au signal. Le seul ennui, c’est que, maintenant, je suis livré à moi-même. Si cette lumière n’est pas la surface d’un lac ou n’importe quoi d’autre qui me permette de respirer avant peu, ça peut me faire tout drôle.
  
  Je racle le fond de mes alvéoles. Plus un gramme d’air. La douleur de mes poumons commence à s’irradier dans mes membres. Chaque cellule de mon corps semble crier : « Au secours ! De l’air ! » Ça cogne contre mes tempes, pire que le ramdam d’un marteau-piqueur. Malgré mes bras gourds, je continue à nager. Si je pouvais faire « ksss ! ksss ! » à cette lumière pour qu’elle vienne me lécher le nez comme un chien !
  
  Et puis ça y est. Elle est là. Je remonte. Ma tête crève la surface. J’avale une énorme goulée d’oxygène. Il était temps.
  
  L’éclairage, légèrement bleuâtre, est très tamisé par rapport à l’extérieur. Je me trouve au milieu d’un plan d’eau souterrain. Sur le bord, il y a de gros rochers noirs tout partout. Au-dessus de ma tête, la voûte forme un genre de coupole assez régulière avec, d’un côté, près d’une grappe de saillies rocheuses un point où filtre un rayon de lumière.
  
  Je nage jusqu’aux rochers et je me laisse tomber, anéanti, sur ce qui a dû être jadis le sol du sanctuaire sacrificiel. Quelques minutes plus tard, je viens juste de récupérer et je commence à faire le tour des lieux quand, plop, une tête jaillit hors de l’eau. C’est Elicia. Elle se dirige vers moi puis semble faiblir. Ses cheveux noirs forment une corolle autour d’elle puis, soudain, je ne vois plus qu’eux, puis plus rien. Je plonge à fond la caisse et je la récupère in extremis.
  
  L’une après l’autre les têtes des guerriers nincas sautent à la surface comme des bouchons de champagne. J’ai pigé le coup avec Elicia et je vais les aider à gagner le sec avant qu’ils ne boivent le bouillon.
  
  Après l’arrivée du dernier, j’attends cinq minutes puis je ramène la corde. Tout va bien, Pico et Purano nous ont fait suivre six fusils automatiques, comme prévu. On a un flingue par tête, ce qui est rassurant. Ce qui l’est moins, c’est qu’on a aussi les deux bouts de la corde. Donc, plus de moyen de se faire remonter. Il faut qu’il y ait une cheminée et qu’on puisse l’escalader, sinon on est cuits.
  
  Je vérifie les fusils et ma Wilhelmina pour m’assurer qu’ils n’ont pas souffert du bain puis on se met à explorer la caverne. Le rayon de lumière provient d’une fissure dans le dôme. L’ennui, c’est que c’est très haut perché et qu’il n’y a pas l’ascenseur. Il n’y a apparemment pas moyen de gagner la fissure. On poursuit nos recherches, ce qui nous amène au milieu de l’immense grotte. Il y a une partie surélevée, un peu comme une grande estrade. On grimpe dessus pour voir ce que ça raconte. En dépit de la pénombre, on ne tarde pas à se rendre compte qu’on foule des monceaux de cendres et de débris calcinés. Curieuse, Elicia ramasse un truc presque intact par terre. Elle pousse un hurlement et le jette aussitôt. C’est un fémur humain, de petite dimension.
  
  Tout le monde a compris de quoi il s’agissait. Je ne peux pas m’empêcher de penser que, dans ce tas de cendres, il y a les restes d’une gamine de onze ans, la fille de Pico. Dans un sens, je ne regrette pas trop que le vieil ermite ait été blessé. Ça lui a évité ça. Moi, qui ne suis pas dans le coup, ça m’est déjà assez pénible de me promener au milieu de ces sinistres détritus.
  
  Quand on a atteint ce qui nous paraît être le centre de la vaste plate-forme, on s’arrête et on regarde en l’air. Il y a de grosses taches noircies un peu partout sur le plafond. Un des Nincas se met soudain à baragouiner quelque chose en tendant le doigt vers un petit paquet de stalactites situé au milieu du dôme. Tout le monde regarde et qu’est-ce qu’on voit ? Une ouverture, cerclée de noir de fumée. Il y a bien une cheminée dans la montagne, et c’est là qu’elle démarre. Ce serait vraiment l’idéal pour atteindre Alto Arete, si un homme pouvait y passer et, surtout, si on avait pensé à apporter une grande échelle. Parce que c’est situé à une dizaine de mètres de haut.
  
  On se pose, le nez levé vers ce trou qu’on est incapables de gagner. Les plus déprimés ont l’air d’être les guerriers de Botussin. Ils entonnent un genre de complainte lugubre. Une lamentation sans doute. Ça m’en donne des frissons partout.
  
  Bon, essayons de faire le point. Il faut continuer. On ne va pas se laisser crever lentement de faim dans cette espèce de cave malsaine. Déjà, en découvrant l’eau dans le puits, on croyait tous que c’était foutu. Et puis, grâce à la corde, on a réussi à passer.
  
  La corde !
  
  Mais oui. Je fonce la chercher et j’y fais un nœud coulant sous le regard désabusé des Nincas. Une lueur traverse celui d’Elicia. Elle a pigé. Puis elle secoue la tête et soupire :
  
  — Tu rêves. Tu n’y arriveras jamais.
  
  — Attends un peu. Tu vas voir ce que tu vas voir !
  
  J’ai fait mumuse au rodéo quand j’étais gamin, moi. À une époque, c’était un de nos passe-temps favoris avec mes potes. C’est le moment de voir si je n’ai pas trop perdu la main. Je saisis mon lasso et, youpi ! je le fais tournoyer au-dessus de ma tête. Les guerriers me reluquent comme si j’étais un extra-terrestre. Je crois que s’ils connaissaient l’adresse d’un hôpital psychiatrique, ils me l’indiqueraient illico.
  
  Je lance ma boucle un premier coup. Raté. Pas assez haut. Il en faut plus pour me décourager. Surtout que je sens que ça revient. Le lasso, c’est comme la bicyclette, ça ne s’oublie pas.
  
  Les yeux des Nincas s’agrandissent. Ils cessent de chanter leur sinistre ritournelle. Ça y est. Ils ont compris, eux aussi.
  
  Deuxième essai. La corde claque sèchement contre la saillie que je visais. Elle retombe. Encore loupé. Au troisième coup, ça y est ! Je suis bon ! Je resserre prudemment le nœud. Ça a l’air de vouloir tenir. Je tire un coup sec pour voir si c’est costaud. On dirait que oui. J’entame ma grimpette.
  
  J’arrive au trou. C’est assez grand pour laisser passer un homme. Et, même, ça s’évase, ce qui me permet de m’asseoir à l’intérieur. Elicia vient bientôt me rejoindre. Je la tire par la main et je la fais passer au-dessus de moi. Quelle idée elle a eu de mettre une jupe ! Ça va provoquer des accidents. Je lui pousse sur les fesses pour l’aider à monter et je lui dis :
  
  — Va t’installer un peu plus haut pour laisser de la place aux autres.
  
  Un, puis deux, puis trois Nincas suivent et s’entassent dans le conduit. Le quatrième décolle. On va bientôt pouvoir attaquer le plat de résistance ; l’ascension. Pourvu que ça ne se rétrécisse pas avant le sommet.
  
  Je suis en train d’envoyer un télex à ma bonne étoile pour lui demander de faire en sorte que ce ne soit pas le cas lorsque j’entends un craquement inquiétant. Je baisse les yeux. C’est la stalactite qui est en train de céder. Le quatrième guerrier tend la main. Je croise son regard terrifié. Je me baisse au maximum et j’essaie de l’attraper. Impossible il est encore trop bas.
  
  — Montez ! Vite ! Dépêchez-vous.
  
  Il se hisse vivement du bras droit, toujours en me tendant l’autre main. Trop tard. La jonction ne s’opère pas. Un long hurlement résonne entre les parois de la caverne. Suivi d’un bruit mat.
  
  Un gros champignon de cendres s’élève à près de trois mètres de hauteur. Les trois Nincas m’ont rejoint sur le rebord du trou. Quand la poussière est retombée, ils contemplent d’un œil hagard le corps disloqué de leur ami.
  
  Puis je vois leurs lèvres remuer. Ils doivent adresser une prière à leurs dieux. T’attends qu’ils aient terminé puis je déclare :
  
  — Laissez-moi passer, maintenant. Je prends la tête.
  
  — Il nous reste combien de temps ? demande Elicia lorsque j’arrive à son niveau.
  
  Je sors ma breloque de son emballage étanche. Elle marche toujours et elle dit 5 h 32.
  
  — Trois heures pile. On n’a pas le temps de lambiner.
  
  Je m’engage dans l’étroit conduit et je vois bientôt qu’il se sépare en deux. Les deux branches sont à peu près de dimensions égales. J’entends une espèce de bourdonnement au-dessus. Puis des craquements étranges. Ça vient du conduit de gauche. J’allume ma torche et je balaie les parois. Je ne vois que de la suie. Je passe de l’autre côté. Suie itou. Moralité : les deux boyaux débouchent sur l’extérieur. Comme il n’y a pas de bruit dans le conduit de droite, c’est celui-là que je choisis.
  
  Je progresse d’environ deux mètres pour m’apercevoir que ça se rétrécit. Mes épaules coincent. Impossible d’aller plus loin par là. Je redescends. Arrivé à la jonction, je constate qu’un des guerriers a pris l’initiative d’aller inspecter le boyau de gauche. Je vois encore son pied, accroché à un petit gratton couvert de suie.
  
  — Attention ! dis-je. Il vaudrait mieux essayer d’identifier ce bruit avant de monter.
  
  — Ce n’est rien, señor, me répond le gars d’une voix assourdie par l’étroitesse du tuyau. Simplement des mouches qui ont dû se nicher dans un trou. Je vais vous nettoyer ça.
  
  Des mouches… Ou peut-être des espèces de taons. Ce pays en est bourré. Je m’installe auprès des autres dans l’espace relativement large de la bifurcation et on attend que l’intrépide guerrier ait effectué le nettoyage promis.
  
  Le bourdonnement s’amplifie. Il doit être en train de déloger les bestioles. C’est drôle j’ai l’impression d’entendre un genre de cric-crac, cric-crac. Tout à coup, le guerrier pousse un juron étouffé, puis un cri affreux.
  
  — Aouh !
  
  Tout le monde sursaute.
  
  Je lève les yeux et je vois les pieds de l’Indien qui gigotent frénétiquement. Il glisse. Je le reçois presque sur la figure. Je le rattrape et je le plaque contre la paroi pour l’empêcher de tomber plus bas.
  
  — Des scorpions ! crie l’homme entre deux hurlements de douleur. Un nid de scorpions ! Ils m’ont attaqué !
  
  Je le regarde. Trois bestioles énormes sont encore accrochées à sa poitrine. Je les vire d’un coup de crosse puis, avec l’aide d’Elicia, je coince le guerrier en l’adossant au rocher. Il ne hurle plus. Ses lèvres tremblent comme s’il avait un Parkinson. Une espèce de râle sourd continue à s’échapper de sa gorge. Son visage se boursoufle. Sa poitrine, ses bras et son ventre gonflent à vue d’œil.
  
  Je grimpe de quelques centimètres pour essayer de localiser le nid. Le venin d’un seul scorpion ne suffit pas à tuer un être humain. Mais le Ninca, lui, est couvert de piqûres depuis la tête jusqu’à la ceinture. C’est la poisse ! Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? Impossible de l’évacuer et impossible de l’emmener avec nous. Elicia l’examine en lui murmurant des paroles apaisantes. Il n’a même plus la force de râler. Un silence effrayant s’installe dans la niche. Elicia lève la tête vers moi. Elle est livide malgré son hâle.
  
  — Il est mort, annonce-t-elle.
  
  Sa petite main est encore posée sur le front de l’Indien. Effectivement, il ne bouge plus les lèvres. Il ne respire plus.
  
  — Qu’est-ce qu’on va faire, Nick ? demande Elicia. On ne peut pas passer par ce boyau et on ne peut pas redescendre !
  
  Elle a raison. Et c’est justement mon problème. Je n’ai aucune solution miracle sous la main. Pour la deuxième fois, je me sens sur le point de craquer. Le stress et l’épuisement physique m’ont lessivé. J’ai de plus en plus mal aux mains. Si on reste encore longtemps immobiles dans ce trou à se meurtrir sur les rugosités de la roche, on va finir par lâcher prise et par faire le grand saut comme le premier Ninca.
  
  Une idée folle me traverse la tête. Si je sautais ? Si j’allais rejoindre les ossements des victimes d’Ancio ? Si j’en finissais une bonne fois pour toutes pour trouver la paix, la sérénité ?
  
  Elicia me dévisage. Elle lit dans mes yeux l’acceptation de la défaite.
  
  — Nick ! hurle-t-elle d’un ton proche de l’hystérie. Il faut trouver quelque chose. Je vais lâcher. Je ne peux plus tenir immobile comme ça.
  
  — Il n’y a rien à faire, Elicia. Les seules armes qui pourraient nous permettre de détruire les scorpions sont mes bombes à gaz. Mais elles nous détruiraient en même temps qu’eux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  — Nick ! Je sens que je glisse ! Je n’en peux plus !
  
  O.K. Je ne peux rien faire mais tout le monde attend que je fasse quelque chose. Elicia attend. Les deux Nincas attendent. À Washington, sans même le savoir, David Hawk aussi attend. J’ai une idée. Tant pis si c’est une connerie. Je ne vois rien d’autre.
  
  — D’abord, dis-je en montrant le cadavre, il faut laisser tomber celui-là. Il nous encombre. Et ça ne changera rien pour lui. Lâchez le corps et laissez-le dégringoler dans la cheminée.
  
  Ils sont tous les trois atterrés par ma décision et ça se voit sur leurs visages. Mais, finalement, ils comprennent que j’ai raison. Elicia laisse glisser le cadavre. Les deux autres Nincas l’attrapent, le maintiennent une minute au-dessus du trou puis, visiblement à contrecœur, le lâchent en fermant les yeux.
  
  Les mâchoires se crispent. Les dents grincent. On entend distinctement les heurts du corps contre les parois de l’étroite cheminée. Les membres se disloquent. Le crâne se fracasse. On entend même le boum amorti puis un claquement de ferraille au moment où l’homme et son fusil atterrissent, soixante mètres plus bas, sur l’autel des sacrifices.
  
  Et maintenant, la deuxième phase du projet. La plus risquée.
  
  — Redescendez d’une trentaine de mètres, dis-je. Et attendez-moi.
  
  — Mais, proteste Elicia, ça va nous faire perdre un temps fou.
  
  — Tant pis pour le temps. C’est ça ou les scorpions !
  
  Dès qu’Elicia et les deux guerriers sont hors de vue, je tire un petit Pierre du sac que je me suis sanglé à l’intérieur des cuisses. Je prends ensuite un bout de corde de chanvre tressée par les Indiens et je sépare les torons. Ça me fait une longue ficelle que je noue à la goupille de la bombe à gaz. Ensuite, je cale la bombe dans un trou en la coinçant bien pour être sûr qu’elle ne retombera pas.
  
  Je redescends d’une quinzaine de mètres. Je trouve une petite saillie formant tablette dans la roche. C’est juste ce qu’il me faut. Je m’installe dessus et je vide mes poches. Tout y passe, portefeuille, papiers divers, notes. J’ajoute mon carnet personnel que j’avais mis dans le sac étanche avec Wilhelmina puis la carte d’Alto Arete tracée par le sergent Luis Pequeño. Je vide mon portefeuille, je déchire les papiers, je les froisse et j’en fais un petit tas.
  
  Cela fait, je dégaine Hugo et je m’attaque à la crosse du fusil soviétique. Je constate avec plaisir qu’ils ont eu la bonne idée de la faire en bois de mauvaise qualité. À l’odeur, je pense que ce doit être du cèdre. Ça devrait bien brûler. Je dispose les morceaux de bois sur le tas de papier en y ajoutant des tronçons de corde qui devraient faire un combustible acceptable. Je trouve aussi deux boîtes d’allumettes, je les vide dessus, mon dernier paquet de N.C. – c’est le plus dur –, puis j’ouvre une douzaine de cartouches et j’éparpille la poudre sur le tout.
  
  J’examine mon œuvre. Ça me paraît correct. Je vais m’installer sous la tablette pour que la poudre ne me grille pas les cheveux, je gratte une allumette et je la jette par-dessus ma tête.
  
  Moins d’une minute plus tard, je commence à sentir le courant d’air qui monte vers la sortie. C’est là-dessus que je comptais. J’attends encore un peu, jusqu’à ce que les flammes aient atteint leur hauteur maximum. Dès que je suis sûr que le tirage est suffisant, je tire sur la ficelle. L’explosion de la bombe à gaz fait à peine vaciller les flammes et je sais que c’est bon.
  
  Dans ce conduit étroit, le feu crée un courant ascendant suffisant pour entraîner les gaz vers le haut. Ils vont s’infiltrer dans le nid de scorpions et, à moins que les bestioles n’aient l’idée de retenir leur respiration pendant plusieurs minutes, elles vont y passer.
  
  Ce qui m’inquiète, c’est ce qui va se passer au sommet de la montagne quand ils vont voir la fumée blanche et le nuage de gaz bleu. Enfin, c’était ça ou rien.
  
  Je laisse encore le feu brûler pendant cinq minutes pour plus de sécurité et je rappelle Elicia et les deux guerriers. Au moment où la voix d’Elicia me répond, je sens quelque chose me tomber sur l’épaule. Je m’apprête à balayer cette chose avec ma main quand je me dis qu’il vaut peut-être mieux regarder de quoi il s’agit. J’éclaire d’un coup de torche. Il s’agit d’un scorpion.
  
  Il est aussi mort qu’un lièvre en civet.
  
  — Qu’est-ce que tu as fait ? demande Elicia en se glissant près de moi sous la tablette.
  
  — Puisque les lieux sont consacrés aux sacrifices, j’en ai fait un pour mon compte personnel, réponds-je en pensant aux papiers et surtout aux billets de banque que j’ai fait brûler.
  
  J’éteins le feu pour qu’on puisse passer. Puis j’attends encore un petit peu avant d’aller déblayer le nid de scorpions. J’explique mon astucieux stratagème à Elicia. Elle me regarde avec des yeux débordants d’admiration. Je ne dis rien des compliments dont elle me couvre. Question de modestie. En revanche, je me demande ce que dira Hawk quand je lui raconterai ça dans mon rapport. Non, à vrai dire, je ne me le demande pas. Je l’entends comme si j’y étais. « Procédure classique. Comment se fait-il que vous n’y ayez pas pensé plus tôt ? »
  
  Notre seul handicap, ensuite, c’est le temps. On grimpe, on grimpe, comme des forcenés, les genoux râpés, les mains écorchées. On rencontre bien quelques araignées et autres menues saloperies mais, après les scorpions, ça nous ferait presque rigoler. De temps en temps, il y a un endroit plat qui nous permet de souffler un peu. On souffle, et on repart.
  
  Ça se rétrécit de plus en plus. Je me demande si ça ne va pas se terminer sur un cul-de-sac. Il arrive souvent que ce genre de cheminées naturelles se ramifient à leur sommet en une multitude de petites fissures. C’est ce que je redoute.
  
  Ce que je redoute arrive. Mes épaules sont coincées. Je m’arrête.
  
  — Quelle heure est-il, Nick ? questionne Elicia.
  
  Je regarde ma montre. 8 h 15.
  
  — Presque 8 heures.
  
  Mensonge pieux pour ne pas l’inquiéter.
  
  — Avance. On a encore le temps d’intervenir mais il ne faut pas traîner !
  
  Ça va être dur de lui mentir plus longtemps. On est voués à crever ici. Ça faisait partie des risques qu’on a acceptés. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de me demander comment on va passer les quelques heures qui nous restent à survivre. Est-ce qu’on va discuter pour se soûler en attendant la fin. Est-ce qu’on va essayer de redescendre dans la caverne et de subsister quelque temps en bouffant des chauves-souris, voire les cadavres des deux Nincas. Puis la folie ?
  
  Puis le plongeon dans le lac souterrain pour en finir ?
  
  Est-ce que quelqu’un retrouvera un jour nos restes ?
  
  Non. Ce n’est pas comme ça que j’envisage de finir mes jours. J’avais prévu quelque chose de plus pompeux.
  
  — Il y a un problème, hein ?
  
  Je sens la panique monter dans la voix d’Elicia.
  
  C’est alors que mes doigts trouvent une légère dépression dans la roche. Je tâte. Ce n’est pas un piton et c’est nettement insuffisant pour servir de point d’appui.
  
  — Réponds-moi, Nick ! On est bloqués ? C’est ça ?
  
  Que veut-elle que je lui réponde ? Je continue à palper cette étrange cavité. Ça a l’air d’être à peu près rectangulaire. Tiens, il y a une rainure dans l’angle du bas.
  
  — Bon, fait Elicia. Pas la peine de me répondre. Ton silence en dit assez long.
  
  J’essaie de la rassurer.
  
  — Écoute… Laisse-moi réfléchir.
  
  Je pousse sur la paroi. Ça ne bouge pas. Du bout des doigts, je suis le pourtour. Le fond du trou est à angle droit et toute la dépression est entourée par une rainure identique à celle que j’ai trouvée en bas. J’enfonce un ongle dedans. C’est friable.
  
  Du mortier ? J’en mets un peu sur le bout de ma langue. Pas fameux. Ensuite, je lèche la roche naturelle. Pas fameux non plus mais ça a un goût différent.
  
  Il y aurait une ouverture scellée en haut de cette cheminée naturelle ? Mais qu’y a-t-il derrière ce pan de rocher fixé à l’aide de vieux mortier poussiéreux ? De toute façon, ça ne peut pas être pire que ce qui nous attend si on reste dans ce trou à rats. D’un petit coup de poignet, je fais sauter Hugo dans ma main et je lui souffle à voix basse :
  
  — Tu m’excuseras, vieux frère, je sais bien qu’en principe, ça n’est pas ton boulot mais j’ai oublié de prendre un ciseau à froid.
  
  Au-dessous de moi, Elicia s’est mise à sangloter. Elle a dû me voir dégainer Hugo car elle demande d’une voix étranglée :
  
  — Qu’est-ce que tu comptes faire ? Tailler ton chemin dans le rocher avec ce poignard ?
  
  Cette fois-ci, je ne lui mens pas.
  
  — Exactement, ma biche. C’est ce que j’ai l’intention de faire.
  
  Elle se met à pleurer de plus belle. Un peu plus bas, les deux Nincas échangent quelques paroles parmi lesquelles il me semble bien entendre « loco ».
  
  De mon côté, l’espoir renaît. Je sais que je vais pouvoir gratter le mortier pourri et, peut-être, faire tomber cette grosse pierre rectangulaire.
  
  Seulement, où est-ce que ça va nous mener ?
  
  Même si don Carlos n’a pas déjà donné le signal de la guerre, que pourront faire un gringo, une nana et deux Indiens contre l’armée de moines vivant dans la véritable forteresse que m’a décrite le sergent Luis Pequeño ?
  
  Bon, arrêtons de nous creuser le cigare pour rien. D’abord, essayer de sortir. Ensuite, on verra en fonction de la situation. Chaque chose en son temps.
  
  Lorsque la fine lame de Hugo ne trouve plus de mortier à curer, je le range dans son étui puis je me recule le plus possible de la dalle. Je pose les deux mains dessus et je pousse de toutes mes forces. Ça ne bouge pas d’un poil. Ç’aurait été trop beau… Je jette un coup d’œil à ma montre. 8 h 20. Plus que dix minutes. C’est comme si c’était cuit mais il faut quand même essayer. Je pousse encore. Rien. J’ai beau m’acharner dessus comme une bête, cette saloperie de dalle ne veut rien savoir. Je suis claqué. Je me repose un instant et j’en profite pour regarder une nouvelle fois ma montre. 8 h 24. Je ne sais pas pourquoi je pense à ça mais je me dis que je dois être mignon avec la bouillasse de sueur, de suie et de toiles d’araignées qui me couvre le visage et les mains.
  
  J’entends un léger bruit métallique, de l’autre côté de la pierre. La pierre se met à bouger sous mes mains. Prenant appui contre la paroi avec mes pieds, je balance un énorme coup d’épaule dans la dalle. Pop ! Elle saute à l’intérieur comme un bouchon de champagne.
  
  Juste au moment où elle tombe, je vois une ombre s’écarter vivement de sa trajectoire. J’entre dans un grand local mal éclairé, Wilhelmina au poing. La porte s’effondre sur le sol et je découvre un petit moine rondouillard. Il a encore dans la main la poignée sur laquelle il tirait. Assis sur le derrière, il lâche la poignée et me regarde, l’œil dilaté de terreur.
  
  — El diablo ! s’exclame-t-il.
  
  — Pas du tout, mon vieux, mais si vous n’acceptez pas immédiatement de coopérer, le résultat pourrait bien être le même pour vous…
  
  J’entends Elicia et les deux guerriers nincas entrer dans le local sombre. C’est une immense cave à vins. Les yeux du moine s’écarquillent encore plus, comme s’il voyait arriver de nouveaux démons. C’est vrai qu’avec nos gueules couvertes de noir de fumée, on doit être assez impressionnants.
  
  Je colle le canon de mon Lüger sur sa tempe et je demande :
  
  — Est-ce que don Carlos a déjà donné le signal ?
  
  — Quel signal, señor ?
  
  — Attention, je ne plaisante pas. Tu sais très bien de quel signal je veux parler ! Réponds ou j’appuie sur la détente !
  
  Le bonhomme se trémousse. De grosses gouttes de sueur roulent sur son visage poupin. Puis, brusquement, il regarde l’un des deux Nincas, plisse les yeux et sa grimace de frayeur se transforme en sourire.
  
  — Uturo ? fait-il.
  
  Le guerrier hoche la tête.
  
  — Oui, je suis Uturo. Comment le savez-vous ?
  
  — Je suis Segacio, ton oncle, le frère de ton père !
  
  — Non, répond le Ninca, Segacio a été tué quand j’avais dix ans.
  
  — C’est ce qu’on vous a raconté, dit le gros moine. C’est un mensonge. Une nuit, j’avais bu trop de vin, j’étais ivre, et j’ai rencontré des membres de la tribu qui avaient rejoint don Carlos et sa bande de crapules. Ils m’ont fait prisonnier et m’ont amené ici. J’y suis depuis douze ans.
  
  Le jeune homme examine longuement le visage du moine puis il lui prend la main et lui relève la manche. Une grosse cicatrice apparaît, juste sous le biceps.
  
  — C’est Segacio, c’est mon oncle, déclare le guerrier en souriant. Il a été blessé au cours d’une chasse. Je m’en souviens très bien.
  
  Le vieux Segacio se relève, louche légèrement sur Wilhelmina puis, comme je ne dois plus avoir l’air très menaçant, se met à raconter sa vie. Je juge bon d’intervenir, sinon on peut rester là jusqu’au déluge.
  
  — On n’a pas de temps à perdre. Est-ce que don Carlos a lancé le signal ?
  
  — Non. Le temps est à l’orage et toute la montagne est couverte de nuages. Don Carlos est furieux. Il doit attendre. Mais, apparemment, l’orage est en train de s’éloigner vers le sud-ouest. Dès que les plus gros nuages seront passés, il tirera la fusée.
  
  Je m’informe :
  
  — Mais que faites-vous ici ? Vous avez encore l’intention de vous soûler ?
  
  — Non. Je suis venu chercher du vin pour don Carlos. Il est hors de lui depuis le début de l’orage et il ne cesse de boire.
  
  — Mais, s’il ne vous voit pas revenir rapidement avec son vin, il sera encore plus furieux.
  
  Segacio a l’air mal à l’aise puis il m’adresse un regard entendu.
  
  — J’avais l’intention de m’échapper. Beaucoup ont compris que don Carlos Italla n’était pas un homme de Dieu mais un suppôt de Satan. Nous sommes nombreux à vouloir fuir.
  
  — Et tout le monde connaît l’existence de cette sortie sur la caverne ?
  
  — Oui. Mais don Carlos effraie les hommes en leur racontant que la cheminée et la caverne sont habitées par des démons.
  
  — Pensez-vous que nous pourrons trouver des alliés ?
  
  — Des alliés ? Pour quoi faire ? interroge Segacio étonné.
  
  — Nous sommes venus empêcher don Carlos de donner le signal de l’offensive.
  
  Segacio nous regarde. Il a l’air d’évaluer intérieurement la force qu’on représente et de la comparer à celles de don Carlos.
  
  Je lui explique qu’on était plus nombreux au départ mais qu’il nous est arrivé des pépins en cours de route.
  
  — Que voulez-vous ? demande-t-il finalement. Nous vous aiderons.
  
  Je commence à dessiner dans la poussière du sol le plan que Pequeño m’a croqué dans l’écurie des Cortez. Mais il fait très sombre. Segacio va décrocher une torche du mur et l’approche.
  
  — Est-ce que ce plan des lieux est fidèle ?
  
  — On dirait, répond le moine. Le sous-sol est occupé par de vastes caves à vins. Par là, au bout de ce couloir, se trouve l’arsenal central. – Il pointe un doigt vers un genre de tunnel creusé à même la pierre. – Don Carlos possède beaucoup de munitions. Du T.N.T. et de la dynamite. Par là, ajoute-t-il en indiquant un escalier, c’est le poste de garde principal. Il y a en permanence des dizaines d’hommes en armes.
  
  — O.K., dis-je. Voilà ce que vous allez faire. Portez le vin à don Carlos puis retournez au poste de garde. Si vous y trouvez des amis, prenez-les à part et dites-leur d’essayer de distraire l’attention des autres gardes. Qu’ils évacuent le poste. On va passer devant, essayer d’atteindre le palais et de prendre don Carlos en otage. Si on réussit, ses alliés ne pourront rien faire. Quant à vous, vous allez rassembler vos amis pour essayer de les empêcher d’intervenir. Pensez-vous pouvoir le faire ?
  
  — Il me faut une arme.
  
  Sans hésiter, je lui tends le fusil soviétique dont j’ai largement entamé la crosse pour faire mon petit feu tout à l’heure. Il le prend et un sourire de fierté illumine son visage. Je regarde ma montre. Il est 8 h 37.
  
  — On sort dans dix minutes. Tâchez d’avoir fait votre travail d’ici là.
  
  — Ce sera fait, assure Segacio.
  
  Je suis en train de dresser le plan avec les autres quand une porte s’ouvre derrière nous. En un éclair, on s’éparpille derrière les casiers à bouteilles. Quatre gardes armés de fusils entrent dans la cave. L’un d’eux se dirige vers le casier le plus proche.
  
  — Laisse ça, lui dit l’un de ses compagnons. C’est la saloperie pour les moines. On va chercher les bouteilles réservées à don Carlos.
  
  Ils s’avancent vers le casier où je suis planqué avec Uturo. Je me demande où sont passés Elicia et l’autre guerrier dont je n’arrive pas à enregistrer le nom.
  
  J’attends. Wilhelmina, dans mon poing est prête à intervenir. L’un des hommes s’engage dans la travée centrale. Je presse la détente. J’ai le temps de voir un morceau de son crâne voler dans les airs avant d’entendre Uturo mitrailler les trois autres. Sur ma droite, un autre fusil automatique se met à parler. Deux hommes tombent. Le dernier fonce vers les marches de pierre qui conduisent au poste. Je vise. Je tire. Il continue à courir mais je suis sûr de l’avoir atteint. Je crie :
  
  — Vite ! On file avant que ça rapplique.
  
  Dans l’escalier je me retourne. Uturo et l’autre Ninca suivent. Mais pas d’Elicia. Mes tripes se nouent. Ça a canardé sec dans la cave et j’espère qu’elle n’a pas pris une balle perdue. En haut de l’escalier, il y a deux portes ouvrant sur un étroit corridor. Presque dans le fond, sous une torchère qui surplombe une entrée de porte, je vois une silhouette recroquevillée. Le quatrième garde. Il a réussi à se traîner jusque-là avant de mourir mais n’a pas pu donner l’alerte. La cave est tellement profonde et tellement isolée que personne n’a dû entendre les échos de notre fusillade.
  
  On regagne rapidement la cave en tirant le cadavre derrière nous. Le sol est couvert de pinard et d’éclats de verre. J’appelle Elicia. Silence. Je suis de plus en plus inquiet mais on n’a pas le temps de se lancer dans des recherches. La cave est trop grande et trop obscure.
  
  Une silhouette se découpe dans l’ouverture de la porte. Quatre armes se pointent sur elle.
  
  — Ne tirez pas ! crie Segacio.
  
  — Pourquoi êtes-vous revenu ici ? fais-je. Vous deviez créer une diversion chez les gardes.
  
  — Il n’y a personne dans le poste. J’ai porté le vin à don Carlos et je l’ai trouvé dans une fureur noire. L’orage est passé mais les nuages restent sur Alto Are te. Ils ne bougent pas. Le vent semble avoir cessé de souffler. S’il tire sa fusée personne ne pourra la voir. Le risque c’est que, si ça ne se dégage pas rapidement, il envisage de donner le signal par radio.
  
  En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, on a revêtu les vêtements des soldats tués et on fonce vers le poste de garde. Effectivement il est vide. Je passe les râteliers d’armes en revue. Il y a aussi de grands placards contenant des mortiers et des grenades. J’empoche rapidement deux grenades et je jette un coup d’œil dans la cour.
  
  De l’autre côté, le palais de don Carlos a l’air d’un château de conte de fée au milieu de la brume et des nuages. Des torches luttent vaillamment mais sans beaucoup d’efficacité contre les ténèbres. J’en vois suffisamment pour constater qu’il n’y a aucun garde ni dans la cour ni à la porte du palais. Je lève la main pour signaler aux autres qu’on peut y aller.
  
  — Segacio, passez devant. Quand vous serez arrivé au milieu de la cour, nous nous suivrons.
  
  Le gros moine n’a pas l’air rassuré mais il relève sa robe de bure sous laquelle il a dissimulé le fusil et s’avance au milieu des nappes de brume. Je le regarde progresser sur le sol pavé.
  
  Un coup de feu claque sèchement. J’essaie de voir d’où il a pu être tiré. Impossible. Il fait trop noir. Segacio aussi essaie de voir. Il lève les yeux vers les nuages.
  
  Second coup de feu. Cette fois, je repère la petite flamme crachée par la gueule de l’arme. Ça vient du toit du palais.
  
  Segacio ne regarde plus en l’air. Il fait demi-tour et revient vers nous. Je le vois tendre ses mains potelées et les joindre comme pour me supplier de le croire qu’il ne nous a pas trahis.
  
  Puis il s’écroule, le visage contre les pavés. Bien mort.
  
  Puis j’ai l’impression qu’un orage explose au sommet de la montagne. Des grêles de balles s’abattent sur la cour. Les vitres du poste volent en éclats. La cour s’emplit d’ombres armées de fusils qui tirent dans notre direction.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Le feu est implacable. On jurerait que tous les fusils possédés par don Carlos Italla sont braqués sur nous. En quelques secondes, les fenêtres sont réduites à l’état de confetti de verre et de bois. Des éclats de pierre volent partout au milieu d’une pluie de projectiles et d’un nuage de plâtre. Dans quelques minutes il ne restera rien du bâtiment.
  
  C’est à cet instant, alors que la fusillade bat son plein, que je décide de passer à l’action. Je coince un fusil au creux de mon bras, Hugo entre mes dents, j’empoigne Wilhelmina et je fais signe aux guerriers de me suivre. La seconde d’après, on est en train de cavaler en zigzag dans la cour.
  
  C’est la dernière chose à laquelle pouvaient s’attendre les hommes d’Italla. On canarde comme des fous les petites flammes sèches qui trahissent les tireurs. C’est un sprint suicide mais je préfère ça à une attente suicide dans le poste.
  
  On arrive sans encombre près du corps de Segacio. Je suis sûr que Wilhelmina a allumé au moins deux ou trois tireurs. D’après les cris que j’entends en provenance d’autres points, je comprends qu’Uturo et son copain ont aussi fait du bon boulot.
  
  On se regroupe et, sans cesser de tirer, on repart en direction de la grille d’entrée. Je la traverse comme un éclair et je plonge dans un buisson. Comme je m’y attendais, le feu cesse immédiatement derrière nous. Uturo atterrit à côté de moi. Je vois l’autre guerrier. Il s’est accroupi derrière une fontaine de pierre. Le seul danger, maintenant, vient des soldats postés sur le toit.
  
  J’engage un nouveau chargeur dans mon Lüger et, méthodiquement, je vise et je descends les hommes que j’ai repérés. Lorsque cinq d’entre eux se sont écroulés devant la façade du château, un silence presque magique tombe sur le jardin. Je gueule :
  
  — On fonce sur la porte. Maintenant !
  
  Les deux guerriers se relèvent, l’arme prête. On n’a pas fait deux pas en direction de la porte que j’entends un sifflement dans la nuit puis je sens comme un courant d’air me balayer le visage. Le filet nous enveloppe si nettement, avec une précision telle, qu’on est emberlificotés dedans avant même d’avoir compris ce qui nous tombait dessus.
  
  Une corde de nylon se serre autour de mon cou. Elle m’étrangle. J’essaie de pointer Wilhelmina vers le grand garde qui se tient devant la porte. Je vais tirer quand le filet se tend autour de mes bras, rabattant mon pistolet vers le sol. La corde qui m’entoure le cou ne cesse de se resserrer. Hugo, que j’avais coincé entre mes dents, tombe avec un claquement métallique.
  
  Une voix d’outre-tombe se met à gronder dans le silence :
  
  — Abandonnez vos armes et vous aurez la vie sauve. Si vous les gardez, vous mourrez étranglés.
  
  J’essaie de tourner la tête pour voir qui a parlé mais les cordelettes me mordent la chair. Je ne peux plus bouger et je sais qu’Uturo et son compagnon ont abandonné la lutte. J’ai entendu le bruit de leurs fusils tombant sur le sol. Je me sens sur le point de perdre connaissance. Des gardes semblent sortir de partout. J’essaie une fois de plus de tirer sur ce grand soldat mais je suis à bout de résistance. J’ai une seconde d’étourdissement. Quand je reviens à moi, je sens que quelqu’un est en train de me prendre mon arme. Je suis incapable de l’en empêcher.
  
  Des hommes commencent à nous dégager du filet. Le grand garde qui me narguait sur le seuil s’avance vers nous. À mesure qu’il approche, je le vois grandir, grandir, on dirait que ça n’en finira pas. Non seulement il est grand mais il est énorme. Il doit mesurer entre deux mètres vingt-cinq et deux mètres trente et peser plus de cent cinquante kilos. À son uniforme chargé de dorures et de médailles, je sais que ce n’est pas un garde ordinaire. Avant même qu’il se présente, j’ai compris.
  
  — Je suis don Carlos Italla, dit-il en nous regardant avec morgue de toute sa hauteur. Soyez les bienvenus dans mon petit pied-à-terre au milieu des nuages.
  
  — Ça doit vous changer de votre case quand vous habitiez encore avec vos frères nincas, Ancio, fais-je en m’asseyant et en massant mes membres meurtris par les liens de nylon.
  
  L’emploi de son véritable nom semble lui faire l’effet d’une bombe. Il se raidit, rouge de fureur, et je vois une lueur meurtrière briller entre ses paupières plissées.
  
  — Je suis don Carlos Italla ! rugit-il d’une voix assourdissante. Ancio n’existe plus et, croyez-moi, vous feriez bien de ne pas l’oublier !
  
  Je m’apprête à lui demander à quelle sauce il compte nous manger si je continue à l’appeler Ancio mais il ne m’en laisse pas le temps. Convoquant ses gardes d’un claquement de doigts, il leur ordonne de nous conduire dans « la salle ».
  
  La salle en question est une immense pièce au plafond en voûte. En y mettant les pieds, je ne peux m’empêcher de reconnaître au moins une qualité à Ancio-Italla : il ne manque pas de goût ni de sens du décorum. Le sol de marbre est couvert de tapis persans qui se vendraient à prix d’or à New York ou à Washington. Des tentures de soie ornent les fenêtres et toutes les ouvertures. Mais, le plus époustouflant, ce sont les tableaux : Degas, Monet, de Vinci, Michel-Ange. Il y a même quelques Picasso. Et, dans le fond, sur un piédestal de marbre, un trône immense, à la taille de son occupant habituel, tapissé de velours grenat.
  
  Derrière le trône, sur un pan de mur percé de deux grandes portes, je reconnais la Cène de Léonard de Vinci. Pendant un instant, je suis convaincu qu’il s’agit de l’original puis je me souviens qu’il se trouve au Vatican. En tout cas, c’est la reproduction la plus parfaite que j’aie jamais vue.
  
  Avec majesté, don Carlos Italla prend place sur son trône, sous les yeux de Jésus. Il nous a fait installer, les deux guerriers et moi, sur un divan bas placé juste au pied des marches. Ça nous oblige à nous tordre le cou pour le regarder. Ce qui a l’air de lui procurer une jouissance rare. Ses yeux s’illuminent d’une brillance démoniaque, et il commence :
  
  — Sachez, monsieur Nick Carter, que je suis heureux de voir que vous n’avez pas été tué au cours de ce voyage mouvementé qui vous a conduit ici. Hé oui, je connais votre nom. En fait je vous connais depuis que vos maîtres impérialistes vous ont envoyé sur le sol sacré du Nicarxa. J’ai suivi vos exploits avec grand intérêt. De nombreuses fois, j’ai donné l’ordre de vous tuer. Ceux qui ont essayé de le faire ont échoué. Ils ont tous été exécutés.
  
  Il avale une goulée d’air, lâche un rot tonitruant puis porte à ses lèvres l’une des bouteilles de vin qu’a été lui chercher Segacio.
  
  — J’admire votre résistance, reprend-il. Mais vous étiez condamné dès le début. Je savais que, si vous ne parveniez pas à m’atteindre par un autre moyen, vous utiliseriez la cheminée partant de la caverne. Et c’est Segacio qui vous a trahi. Je connaissais son penchant à manipuler cette porte donnant sur la cave. Je l’ai envoyé chercher du vin délibérément, à l’heure probable de votre arrivée. Oh, ce n’est pas volontairement qu’il vous a trahi, c’est à l’air radieux qui éclairait son visage lorsqu’il est venu me rapporter les bouteilles que j’ai compris. Je savais que vous étiez arrivé et qu’il vous avait vu. C’est pourquoi j’ai ordonné à mes gardes d’abandonner leur poste et de prendre position à des points stratégiques. Je n’ignore pas qu’en partant vous étiez accompagné par le fils de Botussin, Pico, le vieil ermite, et plusieurs autres guerriers. Me ferez-vous la faveur de répondre à une question ? Que sont-ils devenus ?
  
  Je lui raconte. Je ne vois pas l’intérêt de lui mentir.
  
  — Et la fille ?
  
  Là, je vois l’intérêt de lui mentir. Et j’espère que c’est un mensonge.
  
  — Elle a été tuée. Quatre gardes ont fait irruption dans la cave, probablement pour voler du vin, il y a eu une fusillade et elle a reçu une balle perdue.
  
  Le géant me fixe un long moment puis fait un petit geste de la main droite. Je note qu’il a de gros diamants à tous les doigts, même au pouce. Je me retourne et je vois qu’un garde est en train de quitter la salle du trône.
  
  — Si vous dites vrai, nous retrouverons son corps et nous lui donnerons une sépulture décente. Nous ne sommes pas des sauvages, monsieur Carter.
  
  Sur ces paroles magnanimes, l’énorme créature descend les marches de son piédestal et avance jusqu’à une fenêtre. Deux hommes écartent les tentures en faisant une petite révérence.
  
  — Ah ! Je vois que les nuages se dissipent, constate-t-il.
  
  Il se retourne et fait un nouveau signe à un moine qui se tient près du trône.
  
  — Allez me chercher la caisse contenant le lance-fusées et les fusées, ordonne-t-il.
  
  Puis il se tourne vers moi.
  
  — Cela vous intéressera peut-être, monsieur Carter, de savoir quel sort je vous réserve.
  
  — Éventuellement.
  
  — Dès que les nuages se seront éloignés, dans quelques minutes, à mon avis, je donnerai le signal de la révolution. Ensuite, je vous ferai tout simplement précipiter du sommet d’Alto Arete. Si la chute ne vous tue pas, ce qui m’étonnerait, vous mourrez déchiqueté ou empoisonné par les pointes de métal qui hérissent les flancs de la montagne. Au cas, encore moins probable, où vous en réchapperiez, des fusiliers marins cubains vous attendent en bas.
  
  Les miracles n’ont qu’un temps que voulez-vous. Ah, mais voici les fusées.
  
  Le moine revient, portant une caissette revêtue de cuir. Il s’approche du trône et la tend respectueusement à son maître. Si ça pouvait être un Ninca, un ami de Segacio… S’il avait piégé le coffret ? Non, il ne faut pas pousser le rêve trop loin.
  
  Une chose m’intrigue. Hawk m’a dit que don Carlos avait subi des atrocités au Nicarxa, mais qu’il ne savait pas quoi au juste. J’ai demandé à Botussin. Pas au courant. À Pico. Pas au courant non plus. J’ai envie de poser la question. De toute façon, ça nous fera gagner un peu de temps. Je sais bien que c’est sûrement pour rien, mais…
  
  Je lui demande.
  
  Il en sursaute sur son trône et la secousse fait sortir un énorme rot de son estomac d’ogre.
  
  — Vous êtes le premier à m’interroger sur cette injustice odieuse ; répond-t-il. Le ciel n’est pas encore tout à fait clair. Je vais donc prendre le temps de satisfaire votre curiosité.
  
  Et il me raconte. Quand il avait seize ans, il a décidé d’aller à la capitale avec une bande de copains nincas pour visiter les monuments. Passant dans une rue, il a eu l’imprudence de sourire à une jeune fille qui n’était pas indienne. Un prêtre à moitié ivre s’est approché de lui et l’a tabassé jusqu’au sang. Les policiers ont laissé faire sans intervenir et, lorsque le jeune Ancio eut pris une raclée de première, ils l’ont viré de la ville avec ses amis.
  
  — C’est depuis ce jour que j’ai conçu une haine féroce pour tout ce qui était indien, avoue don Carlos, parce que les persécutions étaient dues au fait que j’étais indien. Je me suis aussi mis à haïr les non-indiens parce que c’étaient eux qui m’avaient persécuté. Mais j’en ai également tiré un enseignement important sur la puissance des prêtres et c’est pour cette raison que j’ai pris le froc. J’ai décidé de me venger de l’affront subi ce jour-là, et le moment est bientôt venu.
  
  Il se tait. J’attends qu’il reprenne sa respiration ou qu’il rote encore un coup avant de continuer mais ça a l’air d’être terminé. C’est dingue. Tout ça, cette révolution, ces morts, ce bain de sang qui va bientôt inonder le Nicarxa à cause de quelques baffes administrées à un jeune Indien par un curé raciste et à moitié bourré ! Je crois que si je n’avais pas déjà le cul posé sur le divan, ça m’assiérait.
  
  La voix grondante de don Carlos me coupe dans mes réflexions :
  
  — Surveillez-les pendant que je vais donner le signal. S’ils ont le malheur de cligner une paupière…
  
  Il ne va pas plus loin. Une explosion titanesque déchire les entrailles de la terre au-dessous de nous. Le palais est secoué comme une paillotte dans un ouragan. Les vases, les lustres, les meubles, se brisent ou se renversent. Derrière le trône, la Cène se décroche et tombe par terre, drôle de scène. Les tentures de soie se mettent à claquer dans le vent.
  
  Don Carlos est debout, les yeux ronds, l’air hagard. Puis il y a une seconde explosion. Celle-ci nous soulève proprement de notre banquette et nous expédie, à travers une porte ouverte, dans une pièce voisine. Je me relève pour voir une colonne de flammes monter près de la sortie de la salle du trône. Gardes et moines, les vêtements en feu, hurlent en se précipitant vers le couloir.
  
  Don Carlos est intact. Il a sa boîte sous le bras et fonce vers le balcon. Je bondis derrière lui. Au moment où j’atteins la fenêtre, il vient d’armer le lance-fusées et le lève vers le ciel.
  
  Je plonge les deux mains en avant. Boum ! En plein dans les épaules du géant.
  
  Une seconde plus tard, on est en train de voler tous les deux. Je me rappelle alors que les techniciens de l’AXE n’ont pas encore inventé d’ailes rétractables pour ce genre de circonstance et j’ai un instant de panique. Ça ne dure pas longtemps parce qu’aussitôt une autre préoccupation vient absorber mon esprit. Je me demande comment j’ai pu atterrir sans mal. Je regarde. Il y a un énorme coussin au-dessous de moi : don Carlos. C’est le gras de son bide qui a amorti le choc. Il a l’air un peu estourbi mais encore entier. Le balcon donne sur un jardin et il a eu la bonne idée de se poser au milieu d’un grand buisson.
  
  Ah ! Il y a erreur. J’ai dû rêver. C’est maintenant que je viens d’atterrir, et sur la tête par-dessus le marché. Une douleur abominable explose dans mon crâne. Et puis je pige en voyant arriver le deuxième coup de poing. C’est don Carlos qui me cogne.
  
  Pour un gros tas pareil, il ne manque pas de souplesse. Je me baisse juste à temps. Si celui-là avait fait mouche, j’avais mon compte. Don Carlos pirouette sur place emporté par son élan. Dès qu’il se rend compte qu’il m’a raté, il prend ses jambes à son cou et file vers une corniche qui domine la vallée de la Reina. Je le rattrape. Il s’arrête. Je m’arrête aussi, prêt à parer un autre coup.
  
  Non, ce n’est pas moi qui l’intéresse. C’est sa boîte à munitions qu’il a perdue dans la bagarre. Je me demande pourquoi il y tient tant puisqu’il a déjà chargé son lance-fusées. Son crochet m’a surpris et je reste un instant planté sur place. Je me retourne et je le vois s’emparer d’une autre fusée dans la boîte.
  
  Le lance-fusées dans une main, la fusée de rechange dans l’autre, il cavale vers un autre point de la corniche. Je fonce sur ses talons.
  
  Il s’arrête au bord du précipice, laisse une fois de plus tomber sa fusée de rechange. Quand j’arrive sur lui, il est penché en avant, le lance-fusées dans une main, cherchant de l’autre son engin sur le sol. Je baisse la tête et je place un coup d’épaule dans le fessier d’éléphant qui me masque l’horizon.
  
  Il est déséquilibré mais il a réussi à ramasser sa fusée. Je le regarde osciller, hésitant entre le vide et la corniche. Ses bras font des moulinets fantastiques dans les airs et je me tiens à distance. Si j’en prends un coup dans la tête, je risque de faire le grand plongeon et ça ne fait pas partie de mes projets immédiats.
  
  À ce moment, j’entends crépiter une rafale d’arme automatique. Visiblement, Uturo et son ami n’ont pas perdu leur temps. Je jette un coup d’œil rapide vers le palais. Pourvu qu’ils aient réussi à recruter quelques partisans.
  
  Quand je me retourne vers don Carlos, il semble être en train de gagner sa bataille forcenée contre l’appel du vide. Les moulinets de ses bras sont moins anarchiques. Ses talons ont l’air d’avoir retrouvé une prise sur le bord de la corniche. Je fais un pas en avant et je lui botte l’arrière-train de toutes mes forces.
  
  Le mastodonte plonge. Je l’entends pousser un sinistre hurlement.
  
  C’est fini pour lui.
  
  Puis j’entends le « plop » mat du lance-fusées. Il a tiré ! Dément jusqu’à la fin, don Carlos Italla avant de mourir a donné le signal de la révolution sanglante. La fusée s’élève et je la vois tracer un grand arc sur le ciel sombre.
  
  Je me maudis, je me collerais des baffes ! Pourquoi l’ai-je poussé sans songer à lui arracher son lance-fusées des mains ? Ah ! il est beau, le grand N3, de ne même pas avoir pensé à un truc aussi simple. Et puis je me trouve un tout petit soupçon d’excuse. Je n’avais pas vraiment le choix. Il était trop balèze. C’était lui qui m’aurait balancé dans le vide.
  
  De toute façon, ça ne change rien de se morfondre. Le coup est parti, le mal est fait. Il ne me reste plus qu’à voir si je peux quelque chose pour sauver les meubles. Notre peau, en l’occurrence. Et, sans grand espoir, tenter de retrouver Elicia.
  
  Un sac de plomb au fond de l’estomac, je retourne vers le palais. Arrivé dans la cour, je trouve l’un des gardes que j’ai dégommés du toit. Je lui fauche son flingue et je fonce vers la porte d’entrée pour prêter main-forte à Uturo.
  
  Mais on n’a plus besoin de moi. Mes yeux balaient la cour, en quête d’un ennemi à descendre lorsque plusieurs gardes sortent d’un bâtiment, les mains au-dessus de la tête. Ils crient :
  
  — Ne tirez pas ! Nous nous rendons !
  
  D’autres gardes émergent des buissons puis de derrière le mur de pierre qui ferme la cour. Les mains levées, eux aussi. Lorsque vingt-cinq ou trente gardes se sont rassemblés au milieu de la cour, Uturo et son copain, accompagnés d’une foule de moines en armes, sortent d’une petite dépendance. Je vois que, même sans l’aide de Segacio, ils ont réussi à trouver les opposants à don Carlos Italla. C’est une maigre consolation.
  
  On a gagné la bataille au sommet de la montagne, mais on l’a perdue dans tout le reste du pays. Et j’ai aussi perdu Elicia. Pour qu’elle n’ait encore été retrouvée par personne, c’est sûrement qu’elle est morte dans la cave. Sinon, elle aura été tuée par les gardes d’Italla. À moins qu’elle n’ait été déchiquetée par l’explosion.
  
  Cette explosion, d’ailleurs… Comment a-t-elle pu éclater ? Je me doute bien qu’elle venait de l’arsenal près de la cave à vins. Qui l’a fait sauter ? Fausse manœuvre ou quoi ? De toute façon, si Elicia se trouvait encore dans la cave à ce moment-là, elle n’a pas pu en réchapper.
  
  Je ne me sens pas très glorieux en m’approchant d’Uturo et de l’autre Ninca. Ils se retournent et me regardent, le sourire aux lèvres.
  
  Je m’approche d’Uturo et je murmure :
  
  — Don Carlos est mort. Mais il a eu le temps d’envoyer le signal. J’ai bien peur que cette victoire ne soit que provisoire. À moins que nous ne puissions utiliser son repaire pour monter une contre-offensive et chasser les Cubains de File. Mais ça me paraît plutôt douteux…
  
  Le sourire se change en moue déprimée. Uturo passe en revue la collection de prisonniers qui continue à grossir au milieu de la cour et secoue la tête.
  
  — Un si beau combat, fait-il d’une voix amère. Nous nous sommes défendus comme des lions sous votre commandement. Et tout ça pour rien…
  
  Pendant qu’on est là à échanger ces joyeuses paroles, une porte s’ouvre près du poste de garde et un groupe de moines en sort. Je reconnais leur habit pour l’avoir porté moi-même quelque temps sous le pseudonyme de Balpo-la-limace. Ce sont les gens de la suite d’Etasor, l’allié de don Carlos Italla.
  
  Uturo pivote sur place, prêt à faire feu. Je l’arrête d’un geste vif. Je viens de repérer au milieu des moines une silhouette étrange. Ça s’approche un peu. Oui, je ne me suis pas trompé. Il faut dire qu’avec ses rondeurs et son balancement de hanches, il faudrait être bigleux pour confondre Elicia et un moine. Je cours jusqu’à elle.
  
  — Je croyais que tu étais morte. Comment as-tu fait pour t’en sortir et pour capturer ces moines alpacains ?
  
  — Attends un instant, Nick. Je te raconterai plus tard. Parce que, maintenant, je crois que je vais m’évanouir.
  
  Et pouf, elle tourne l’œil. Je la rattrape juste à temps, avant la chute sur les pavés. Je la traîne jusqu’à une banquette criblée de balles. Elle est pâle comme la mort. Je m’apprête à lui arracher ses vêtements – non, pas pour ce que vous pensez, pour chercher une blessure – quand Uturo entre dans le poste de garde avec le chef religieux alpacain.
  
  — Cet homme a une chose très importante à vous apprendre, annonce Uturo. Je pense que vous devriez l’écouter.
  
  Je me tourne vers le petit homme sec au crâne rasé et aux énormes yeux avides. Je regarde par-dessus son épaule. Ses subordonnés arrivent derrière lui. Eh oui, il est là. Je reconnais le moine trapu qui ne cessait de me passer des savons quand je m’appelais Balpo. Il ne semble pas me reconnaître. Mais, c’est vrai, il n’a jamais vu ma tête.
  
  Etasor a l’air d’être un homme très cérémonieux. Pendant que je tapote Elicia pour essayer de la ranimer, il s’assied, raide comme la Justice, à l’autre bout de la banquette et, d’une voix très posée, entame son laïus :
  
  — Nous avions conclu un accord avec don Carlos. Aujourd’hui, à la tombée du jour, nous devions lancer le signal d’une guerre sainte visant à purger nos deux pays de leurs dirigeants corrompus. Je jugeais qu’il s’agissait là du meilleur moyen – du seul moyen – d’accomplir les desseins de Dieu. Je voulais en finir avec la dégradation des mœurs, la tyrannie, et aussi avec la pauvreté et l’insalubrité des conditions de vie. Je pensais que cet objectif était juste. Je pensais aussi que don Carlos Italla poursuivait de justes objectifs.
  
  — Hé oui, dis-je en frictionnant les bras d’Elicia, c’est le problème universel. Chacun pense qu’il a raison et emploie n’importe quels moyens pour le démontrer aux autres. En fait, don Carlos était un tyran beaucoup plus redoutable que les hommes qui dirigent actuellement le Nicarxa et Alpaca.
  
  — Je m’en suis rendu compte trop tard, me confesse Etasor. Lorsque j’ai percé à jour la monstruosité de don Carlos, j’ai voulu lui retirer mon appui. Il nous a emprisonnés pour envoyer le signal contre mon consentement. Mais vous devez savoir…
  
  Elicia s’agite sur la banquette. Je lève la main pour faire taire le saint homme. Ses confidences m’intéressent à peu près autant que ma première couche-culotte. De toute manière, il est trop tard pour faire quoi que ce soit et ce ne sont sûrement pas ses blablas qui vont y changer quelque chose. Il aurait mieux fait d’y réfléchir plus tôt, le tondu. Je donne une petite claque à Elicia.
  
  — Debout. Réveille-toi.
  
  Sa tête roule sur le côté et je vois une légère coloration revenir sur ses joues. Je respire plus sereinement. Mais on ne peut pas vraiment dire que ce soit la grande joie. Quand elle aura ouvert les yeux, il faudra lui annoncer que sa tribu est en train de se faire massacrer en bas.
  
  Elle revient à elle, tout doucement. Ses paupières papillotent un moment puis, comme quelqu’un qui se réveille en sursaut, elle se dresse brusquement sur la banquette. Etasor, décidément très comme-il-faut, se lève poliment en faisant une courbette.
  
  Il s’éloigne de quelques pas mais reste planté là, les bras croisés. Il a vraiment l’air décidé à me prendre pour confesseur. Il tient à me la raconter, sa vie. Ma parole, il va prendre racine dans le poste de garde tant que je ne l’aurai pas vidé par le truchement de ma semelle sur son vénérable postère. Mais, pour l’instant, j’ai d’autres chats à fouetter que les miches étiques du Révérend. Elicia ouvre les lèvres.
  
  — Excuse-moi, souffle-t-elle d’une petite voix balbutiante. J’ai tout fait pour ne pas m’écrouler mais trop, c’est trop. Je n’ai pas pu tenir le coup.
  
  — Mais qu’est-ce qui t’est arrivé, bon Dieu ? Raconte ! Je me suis fait un sang d’encre !
  
  Elle m’interrompt en me posant un doigt sur la bouche. Il a beau être sale comme pas permis, je le trouve délicieux.
  
  — Attends, dit-elle. Doucement. Je vais te raconter mais laisse-moi le temps de me remettre. Tu ne voudrais pas me trouver quelque chose à boire ? J’ai l’impression d’avoir du papier mâché dans la bouche.
  
  Uturo s’éclipse en quatrième vitesse et revient deux minutes plus tard avec une bouteille de don Pérignon provenant de la cave de Dom Carlos. Euh, pardon, de Dom Pérignon provenant de la cave de don Carlos. Il aurait pu trouver mieux pour désaltérer une jeune fille mais il a sûrement cru bien faire et il a l’air si heureux en faisant sauter le bouchon que je n’ose pas intervenir. Il nous sert dans deux verres douteux puis s’enfile une grande gorgée au goulot. Il s’étouffe et ne doit la vie qu’à l’intervention remarquablement prompte d’Etasor qui lui fait lever un bras en l’air en lui assenant de grandes claques entre les omoplates. Du coup, il lui passe la bouteille. Il crache encore quelques lambeaux de poumons puis semble se calmer et s’assied en tailleur devant la banquette.
  
  Tout le monde attend qu’il ait fini de tousser puis prête une oreille attentive à Elicia qui commence son récit.
  
  — Quand les quatre gardes sont entrés dans la cave et que la fusillade a commencé, je me suis enfuie dans le corridor qui conduisait à l’arsenal. Tu ne te rappelles pas ? Je m’étais cachée tout près de la sortie.
  
  — Non. Je ne t’avais pas vue.
  
  — J’ai trouvé une grosse porte en fer. Elle était ouverte. Je suis entrée et je l’ai claquée derrière moi. Ensuite, impossible de sortir. J’ai tapé sur la porte à me démolir les poings. Mais personne ne m’a entendue. Il n’y avait pas d’aération. Peu à peu, j’ai commencé à suffoquer. J’étais presque inconsciente quand quelqu’un a ouvert la porte.
  
  — Je sais qui c’était. Un homme que don Carlos avait envoyé pour chercher ton corps. On te croyait morte.
  
  — Quand il a vu que j’étais vivante et même pas blessée, il a voulu abuser de moi, exactement comme les Cubains. Il m’a raconté que don Carlos était sur le point de lancer le signal, que les nuages étaient partis et que vous étiez prisonniers, toi, Uturo et Gronigo.
  
  — Gronigo ? Qui c’est ça, Gronigo ?
  
  — L’autre guerrier, l’ami d’Uturo. Enfin, peu importe. Cet homme m’a dit que, de toute manière, c’était fini pour nous, que don Carlos projetait de nous exécuter en nous faisant tomber du sommet de la montagne. Oh, Nick…
  
  Elle se met à sangloter. Je lui caresse les mains en lui murmurant de petits mots doux dont j’ai le secret. Je prends son verre et je la fais boire un peu. Elle cesse de pleurer.
  
  — Hummm, c’est bon ça ! fait-elle en prenant une seconde gorgée. Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Du champagne.
  
  — Je n’en avais jamais goûté.
  
  — Continue, s’il te plaît, je voudrais savoir.
  
  — J’étais très affaiblie et cet infâme pourceau était robuste. Il m’a sauté dessus en disant que, mourir pour mourir, j’aurais tort de ne pas prendre un peu de bon temps avant. Ça, il n’en était plus question. Je me suis battue, comme j’aurais dû me battre contre les fusiliers cubains. Il a réussi à me faire tomber et a essayé de m’assommer avec sa carabine. J’ai évité le coup, j’ai attrapé la crosse et j’ai tiré.
  
  — Tu l’as tué ?
  
  — Oui. Je ne l’ai pas vraiment fait exprès. Je me serais contentée de le blesser ou de le menacer si j’avais eu le temps de viser ou de réfléchir. Mais il était juste devant quand le coup est parti et il est tombé mort. Je savais que je n’avais pas le temps ni la possibilité de faire quelque chose pour vous délivrer. C’est là que je me suis souvenue du plan que tu as tracé dans la poussière pour Segacio. Et je me suis rappelé que l’arsenal était situé juste sous l’arrière du palais.
  
  — Et tu l’as fait sauter. Mais comment tu t’es débrouillée ?
  
  — J’ai été dans la cave à vin. On y avait laissé le deuxième rouleau de corde. Je l’ai déroulé de la cave à l’arsenal, je l’ai imbibé de cognac. Ensuite, j’ai allumé la mèche et je suis partie me réfugier dans le poste de garde. J’ai entendu l’explosion, c’était énorme et j’ai vu une colonne de feu s’élever au-dessus de toit du palais. À ce moment-là, j’ai bien cru que je vous avais tous tués. Et puis j’ai entendu des coups de feu dans la cour. Presque aussitôt, les moines alpacains sont entrés en trombe dans le poste pour se protéger. J’avais encore la carabine de l’homme qui avait voulu me violer. Je l’ai braquée sur eux, je leur ai dit de ne pas bouger avant que… avant que…
  
  Elle retombe dans les pommes. Je me demande si c’est l’épuisement ou le champagne. Sacrée petite bonne femme ! Elle ne manque pas de cran, en tout cas. Et Dieu sait qu’il va lui en falloir tout à l’heure, quand elle va se réveiller et que je vais lui dire que tout est raté, que c’est le massacre dans son pays en ce moment même et, surtout, dans la tribu de Purano…
  
  Je balance un coup d’œil circulaire dans le poste de garde dévasté. Mon regard se promène sur Uturo, assis par terre, qui toussote encore par intermittence, puis sur Etasor qui a compris trop tard que don Carlos-Ancio n’était qu’une crapule. Si j’avais le cœur à ça, je crois qu’il me ferait marrer avec sa bouteille de Dom Pérignon à la main. On dirait une poule qui a trouvé un couteau. Mais je n’ai vraiment pas envie de rigoler. La tête basse, je ne peux pas m’empêcher de murmurer pour moi-même plutôt que pour les autres :
  
  — Quelle gabegie ! Tous ces gens qui se sont fait trouer la peau pour rien. Et quand je pense qu’il s’en est fallu d’un cheveu…
  
  Etasor fait presque un bond en avant. Je le braque. Ce n’est pas parce qu’il est soi-disant revenu de son alliance avec l’abominable homme des nuages que je l’ai fiché dans le catalogue des amis. Mais son attaque est purement verbale.
  
  — L’heure des lamentations n’a pas encore sonné, entonne-t-il avec l’emphase d’un homme habitué à prononcer des sermons. Vous vouliez empêcher don Carlos de lancer le signal ? Vous avez tout lieu de vous féliciter.
  
  — Pardon ?
  
  — La révolution que vous vouliez arrêter n’a pas commencé, fait-il d’une voix assurée. Et elle n’aura jamais lieu. À l’heure qu’il est, les fusiliers marins cubains sont en train d’évacuer l’île et les insurgés ont déjà dû se rendre aux forces gouvernementales.
  
  — Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer ça ? Vous êtes en liaison radio avec quelqu’un d’en bas ?
  
  — C’est beaucoup plus simple, monsieur Carter. Combien de fusées don Carlos a-t-il tirées ?
  
  — Une. Mais vous devez le savoir. Je suppose que vous l’avez vue, comme tout le monde.
  
  — Je le sais, fait Etasor, et mon cœur s’en réjouit. J’ai essayé de tout expliquer à cette jeune femme tout à l’heure lorsqu’elle nous a faits prisonniers. Mais, à la lueur féroce de son regard, j’ai vite compris qu’elle n’était pas en mesure de m’entendre.
  
  — Moi, dis-je, je suis en mesure de vous entendre. Et j’ai même très envie d’en savoir plus.
  
  Un espoir fou renaît en moi mais j’essaie de le tasser de mon mieux. On ne sait jamais. Le rusé Etasor est peut-être en train de me balancer une salade pour essayer de minimiser son rôle dans l’affaire. Mais, ma parole, s’il me monte un bateau comme ça, je l’envoie rejoindre son gros collègue dans la vallée de la Reina !
  
  Il s’éclaircit la voix et reprend d’un ton presque guilleret :
  
  — D’après le plan, don Carlos devait tirer deux fusées pour annoncer qu’il avait notre appui. Et tout le monde savait qu’il ne pouvait agir seul. Sans mon aide, l’entreprise était vouée à l’échec. Deux fusées, monsieur Carter ! Le signal de l’offensive, c’était deux fusées ! S’il ne lançait qu’une fusée, cela signifiait que nous n’étions pas parvenus à un accord. En fait, je me suis vite rendu compte que les pourparlers n’étaient qu’une pantomime. Dès le début, don Carlos avait l’intention de tirer les deux fusées.
  
  Je n’arrive pas à le croire. Il me faut encore un peu de temps pour m’habituer.
  
  — Une seule fusée voulait dire qu’il ne fallait rien faire ?
  
  — Exactement. Mais, comme je vous l’ai dit, que je réponde « oui » ou « non », il avait, de toute manière, l’intention d’en tirer deux. Lorsqu’il nous a emprisonnés, j’ai réussi à envoyer un homme hors de la pièce où il nous détenait avec pour mission de lui voler ses fusées de réserve. Cet homme a été découvert et tué. Croyez-moi, j’ai fait tout mon possible pour arrêter ce projet. Et je suis heureux qu’il ait été arrêté, même si ce n’est que par accident.
  
  — Non, dis-je. Ce n’était pas par accident.
  
  Je me rappelle maintenant. Et je comprends pourquoi Italla voulait à tout prix remettre la main sur sa deuxième fusée alors que sa vie était en danger. Je me souviens de m’être demandé pourquoi il n’avait pas tiré plus tôt. Très simple, il fallait qu’il envoie les deux fusées coup sur coup.
  
  Je prends Elicia dans mes bras et je la porte dans la cour. Cette fois, je ne redoute plus son réveil. J’ai de bonnes nouvelles à lui apprendre. Et j’ai même quelques petits projets annexes. Les gardes de don Carlos sont assis sur le sol pavé. Gronigo et les moines les tiennent en respect. Je les dépasse et je gravis les marches du palais. Dans mes bras, j’ai une tant belle fille, lonla…
  
  Un serviteur, aussi obséquieux que terrorisé s’avance vers moi en se tordant nerveusement les doigts.
  
  — Puis-je faire quelque chose pour vous être agréable, monsieur ?
  
  — Un peu, mon neveu. Conduis-moi à la chambre du maître. Tu me laisseras tranquille une dizaine de minutes, le temps que je remette cette demoiselle sur pied, puis tu nous apporteras à boire et à manger. Et essaie de faire ça bien. Je sais qu’il y a de quoi ici. Ensuite, je ne veux être dérangé sous aucun prétexte. Vu ?
  
  Le larbin hoche la tête et s’engouffre dans l’escalier principal comme un chien de chasse bien dressé qui mène son maître au gibier.
  
  Quelques minutes plus tard, allongée sur le grand lit carré, Elicia ouvre les paupières. Je m’empresse de lui donner les bonnes nouvelles. Elle m’écoute en me mangeant de ses grandes prunelles noires. Quand j’ai terminé mon récit, j’ajoute :
  
  — En principe, je devrais chercher la salle radio d’Alto Arete et envoyer immédiatement un message à mon service et au président des États-Unis. Il faudrait peut-être aussi informer le président du Nicarxa pour lui dire qu’il n’a plus rien à craindre de ses ennemis et qu’il va facilement avoir raison de la guérilla… Oh, et puis merde, ils attendront ! Une nuit de plus ou de moins, ça ne compte pour personne !
  
  — Sauf pour toi et moi, me répond Elicia avec un petit sourire.
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer le 26 août 1983
  
  sur les presses de l’Imprimerie Bussière
  
  à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
  N® d’édition : 4731 – N® d’impression : 1667
  
  Dépôt légal : septembre 1983.
  
  
  
  Imprimé en France
  
  
  
  
  
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