Vilmos Krany s’arrêta au coin de Grant Avenue, regarda une dernière fois derrière lui et s’épongea le front. Cela faisait un quart d’heure qu’il marchait dans la ville chinoise, employant tous les trucs habituels pour dépister une possible filature. Il aillait être midi et demie et une chaleur lourde et humide pesait ce jour-là sur San Francisco.
Vilmos Krany remit son mouchoir dans sa poche et leva la tête pour regarder au-dessus des toits une pile de clochetons aux coins relevés, dressés comme un fer de lance sur le ciel voilé de brume.
Un tramway rouge traversa l’avenue, remontant Sutter street. Vilmos Krany suivit un moment du regard deux jolies jeunes femmes aux yeux bridés, vêtues de robes chinoises fendues sur le côté, qui traversaient le carrefour Elles entrèrent un peu plus loin au Sanghaï Low. Vilmos Krany traversa lui aussi mais dans l’autre sens, et franchit la porte du Lamps of China.
La salle était loin d’être pleine et il trouva sans peine une table relativement isolée. Un garçon d’origine chinoise vint lui présenter le menu et prendre sa commande. Vilmos Krany demanda une salade et un chop suey, avec de la bière. Après quoi, il ôta sa veste, la plia sur une chaise voisine, puis desserra le nœud de sa cravate.
Il était nerveux, un peu angoissé. Il savait que le temps orageux en était pour une part responsable, mais de le savoir ne le soulageait en rien. Il alluma une cigarette et laissa son briquet sur la table. C’était un briquet ordinaire, d’un modèle très répandu. Vilmos Krany l’examina pendant un long moment ; puis, après s’être assuré que personne ne l’observait, il prit le briquet, l’essuya soigneusement pour faire disparaître ses empreintes, le reposa.
Cette précaution, qu’il prenait pour la première fois, lui redonna un certain optimisme. Après tout, il ne connaissait Frank que pour l’avoir vu à deux reprises depuis un mois. Il n’avait donc aucune raison de lui faire confiance. Frank pouvait commettre une erreur, se faire épingler par les agents du « F.B.I. »… Lequel « F.B.I. » possédait dans ses archives les empreintes digitales de Vilmos Krany. Dans ce fichu métier, il fallait toujours penser à tout ; on n’était jamais trop prudent.
Le garçon apporta la salade, où prévalaient les pousses de soja, et la bière. Vilmos Krany se tamponna le visage avec la serviette. Il était en sueur et sa chemise trempée lui collait aux omoplates.
Frank entra. C’était un homme de taille moyenne, avec un visage quelconque et des cheveux châtain clair, sans le moindre signe particulier. Il était vêtu de gris, chaussé de noir et coiffé d’un chapeau de paille tressée à large ruban, comme en portent tous les Américains pendant la saison chaude.
Il accrocha son chapeau au portemanteau, promena tranquillement un regard neutre sur l’ensemble de la salle, comme s’il cherchait où s’installer, puis vint s’asseoir à côté de Vilmos Krany, à la table voisine.
Il examina un court instant Vilmos Krany, sa figure ronde et rouge et ses cheveux blonds clairsemés, puis il tendit la main vers le menu :
— Permettez ?
— Je vous en prie, répondit Krany.
Frank se plongea dans l’étude du menu, puis il toussota, regarda de nouveau son voisin et reprit :
— Je n’ai pas l’habitude de ce genre de restaurant. Puis-je vous demander conseil ?
Vilmos Krany se sentit soudain apaisé. La phrase que Frank venait de prononcer signifiait que tout allait bien, qu’il allait transmettre les documents à Krany qui pourrait partir le soir même pour Berlin, comme prévu, via New York.
— Vous pouvez essayer les langoustines frites et le poulet aux amandes, répliqua-t-il. Tout le monde aime ça…
Le garçon approchait. Frank commanda des langoustines frites et du poulet aux amandes, avec du thé glacé. Ils mangèrent en silence. De nouveaux clients étaient arrivés et la salle était maintenant à demi pleine. Frank sortit une cigarette de sa poche et se pencha vers Vilmos Krany.
— Puis-je utiliser votre briquet ? demanda-t-il.
— Certainement, assura le Hongrois.
Frank prit le briquet sur la table de son voisin et alluma sa cigarette. Personne ne se rendit compte qu’un instant plus tard ce n’était plus le même briquet qu’il remit à la même place. Le briquet qui se trouvait maintenant sur la table de Vilmos Krany était en tous points identique à l’autre, que Frank venait d’empocher avec la dextérité d’un prestidigitateur, à cette exception près que des microfilms se trouvaient adroitement dissimulés dans le double fond du logement de la pierre à briquet.
Quelques minutes plus tard, Vilmos Krany alluma lui-même une cigarette et remit le briquet dans sa poche. Puis, il demanda l’addition, paya, remit sa veste, salua très civilement son voisin qui paraissait apprécier pleinement le poulet aux amandes, et sortit.
Dehors, c’était encore la fournaise et il n’y avait pas d’ombre dans la rue. Malgré cela, Vilmos Krany décida de regagner à pied la chambre qu’il occupait dans une pension de famille de Geary street, au-dessus d’Union Square. Il souriait. Dans quelques heures, il s’envolerait à destination de New York et dès le lendemain il serait à Berlin. Tranquille pour longtemps. On lui avait promis que cette mission là serait la dernière.
Il pensa soudain à Rose Luggett et il ne put retenir un soupir de soulagement. Il n’était pas mécontent de pouvoir mettre dix mille kilomètres entre Rose Luggett et lui. Il commençait à en avoir plein le dos de cette grosse fille blonde et de ses pleurnicheries.
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Allongée nue sur la toile de plastique du lit d’examen, les cuisses ouvertes, Rose Luggett regardait avec anxiété le jeune médecin qui venait de l’explorer.
— C’est grave ? questionna-t-elle.
La voix angoissée. Le médecin ôta le doigtier de caoutchouc qu’il venait d’utiliser et le jeta dans une corbeille métallique déjà aux trois quarts pleine de pansements et de cotons sales, il alla se laver les mains au lavabo qui se trouvait dans un coin de la pièce, puis revint en s’essuyant. Les verres de ses lunettes reflétaient les vitres dépolies de la fenêtre. Il toussota, laissa un instant son regard errer sur les gros seins de la jeune femme, sur les hanches larges, sur le ventre bombé, sur les cuisses fortes, toujours écartées, qui portaient des traces de cellulite.
— Si vous êtes mariée, répondit-il enfin, ce n’est pas grave. Sinon…
Elle comprit instantanément, pâlit et se dressa sur un coude.
— Vous voulez dire que… que je suis enceinte ?
— Exactement.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument. Je peux même vous préciser que cela date d’au moins trois mois.
Elle souffla bruyamment, puis se redressa d’un coup de reins, pivota sur les fesses et se retrouva assise sur le bord du lit, les jambes ballantes.
— Oh ! là là ! gémit-elle. Qu’est-ce qu’il m’arrive !
Les mains sèches, le médecin alla remettre la serviette en place.
— Vous n’êtes pas mariée…
— Non, je ne suis pas mariée. Et c’est un vrai coup dur… Oh ! là là !
— Ce sont des choses qui arrivent quand on ne fait pas suffisamment attention.
Il avait dit cela pour dire quelque chose, mais il cachait mal, soudain, son impatience. D’autres malades l’attendaient et il avait peur des confidences que cette grosse et fausse blonde se préparait, croyait-il, à lui faire.
Rose Luggett se mit debout et s’aperçut que ses jambes tremblaient.
— Il faut m’aider, dit-elle d’une voix mal assurée. Vous devez m’aider… Je ne peux pas garder ça, ce n’est pas possible. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?
Le visage juvénile du médecin se durcit.
— Rhabillez-vous et partez, répliqua-t-il sèchement. Je n’ai rien entendu.
Il s’aperçut que la bouche de sa cliente frémissait convulsivement. Il craignit qu’elle ne piquât une crise de nerfs et ajouta d’un ton agacé :
— Je vais appeler l’infirmière. Elle va vous aider…
Il pivota sur ses talons et voulut gagner la porte, mais Rose Luggett avait bondi et s’accrochait à lui.
— Vous ne pouvez pas me laisser comme ça. Ce n’est pas possible.
Il se retourna, essayant de se dégager, mais elle l’avait pris par le cou et se serrait contre lui, haletante.
— Je ferai ce que vous voudrez. Je paierai ce qu’il faudra, je trouverai l’argent…
Quelqu’un venait de frapper à la porte, mais ni l’un ni l’autre n’avaient entendu. La porte s’ouvrit, poussée par l’infirmière qui ne put retenir un « Oh » de stupéfaction en découvrant son patron dans les bras de cette femme nue. Rose Luggett lâcha prise et recula jusqu’au lit. Furieux, le jeune médecin l’insulta.
— Espèce de folle !
Puis, bousculant l’infirmière médusée, il quitta la pièce, claquant la porte derrière lui.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda stupidement l’infirmière.
Rose Luggett ne répondit pas. Elle commença de se rhabiller, avec des gestes que l’affolement rendait maladroits. Elle partit dès que cela lui fut possible, sans même se rendre compte que la fermeture de sa robe n’était pas remontée dans le dos et que son slip de dentelle noire et l’élastique de son soutien-gorge étaient ainsi visibles dans l’ouverture.
Dans la rue, des passants se retournèrent pour la regarder. Certains s’arrêtèrent. Une femme assez âgée, mais très élégante, la saisit par le bras et l’arrêta.
— Excusez-moi, dit-elle, mais votre robe n’est pas fermée…
Rose Luggett laissa l’inconnue remonter la fermeture à glissière et repartit sans dire merci. Elle ne s’était pas recoiffée et les gens continuaient de se retourner, intrigués par son allure et par ses cheveux en désordre.
Elle entra dans un bar et commanda un Old Forester on the rocks. Elle but d’un trait et, d’un geste trivial du pouce, fit comprendre au barman qu’il devait renouveler la consommation.
— Des ennuis ? s’enquit gentiment le garçon.
Elle ne l’entendit pas. Elle réfléchissait, cherchant dans ses souvenirs qui pouvait bien être le responsable. C’était sûrement ce grand type roux dont elle avait fait la connaissance trois mois plus tôt dans un cinéma de Market street. Il lui avait fait du genou dans le noir et elle avait répondu à ses avances. Le soir même, il l’avait emmenée dans sa voiture sur une plage déserte et ils avaient fait l’amour sur la banquette arrière. Une idiotie. Elle était dans une période dangereuse et elle le savait. Elle avait bien demandé à son partenaire de faire attention, mais il n’en avait pas tenu compte. Et le résultat était là ; elle attendait un gosse que lui avait fabriqué un grand rouquin blagueur dont elle avait oublié jusqu’au prénom, si jamais elle l’avait su, et qu’elle n’avait jamais revu…
C’était vraiment trop bête. Elle but le deuxième verre comme elle avait bu le premier : d’un trait. Puis, elle paya et s’en alla.
La sueur coulait sur son visage, dans le creux de sa colonne vertébrale et entre ses seins. De larges cernes humides s’agrandissaient sous ses aisselles. Elle pensait à Vilmos. Si elle ne trouvait personne pour la faire avorter, elle pouvait toujours se faire épouser par Vilmos. Il avait lui-même parlé mariage à deux ou trois reprises et, bien qu’il eût l’air de plaisanter, elle conservait l’impression qu’il y songeait sérieusement.
Cinquante mètres plus loin, elle monta dans un taxi et donna au chauffeur l’adresse de Geary street.
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Vilmos Krany portait sa veste pliée sur son bras lorsqu’il franchit le seuil de la pension. Il s’épongea le visage et la nuque avec son mouchoir déjà trempé de sueur, puis frappa de l’index à la porte du bureau.
— Entrez !
Il entra, referma derrière lui. Elena Sorgensen, la gérante, écroulée dans un fauteuil de rotin, regardait la télévision. Elle avait retroussé sa robe de coton sur ses cuisses et dégrafé son corsage. Ses cheveux blonds collaient à ses tempes.
— Quelle chaleur, dit-elle d’une voix éteinte. C’est insupportable.
Le Hongrois regarda l’écran. Des cow-boys galopaient derrière un Indien monté sur un cheval blanc.
— C’est formidable, dit encore la gérante.
Sans grande conviction. Vilmos Krany eut un sourire embarrassé. Son regard revint sur la femme, sur les cuisses maigres à demi découvertes, sur le négligé du corsage.
— Je pars ce soir, annonça-t-il. Définitivement.
Une fusillade venait d’éclater sur l’écran et il dut répéter, Elena Sorgensen n’ayant pas entendu.
— Vraiment ? s’étonna-t-elle. Je vous regretterai.
— Je vais vous demander de préparer ma note, enchaîna-t-il. Et puis, je vous avais donné du linge…
— D’accord. Je vous monte ça dans dix minutes. Ça va ?
— Okay, Mrs Sorgensen.
Les cow-boys et l’Indien disparurent brusquement de l’écran, à l’instant où les premiers allaient rattraper le second. Un gros type au visage réjoui prit leur place et se mit à vanter avec une grande conviction les mérites d’un certain laxatif.
— Pas besoin d’en prendre. Ils nous font bien assez… avec leur publicité, remarqua grossièrement la femme.
Vilmos Krany sortit, referma la porte. Il n’aimait pas les femmes vulgaires et il se demanda pour la centième fois comment il avait pu coucher pendant si longtemps avec Rose Luggett.
Dans l’escalier, il toucha le briquet au fond de sa poche. Ce briquet pas comme les autres qu’il était chargé de convoyer jusqu’à Berlin…
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Le taxi s’était arrêté. Rose Luggett fouilla dans son sac à la recherche de monnaie, paya, laissa dix cents de pourboire au chauffeur et descendit. Un Noir superbe, vêtu d’une chemise verte sur un pantalon rose descendait la rue en sifflotant. Rose le suivit un instant du regard, puis elle entra dans la pension de famille.
Elena Sorgensen sortait à ce moment-là du bureau, portant le linge propre et la note réclamés par Vilmos Krany. Elle reconnut Rose Luggett, car elle l’avait vue souvent ces dernières semaines.
— Vous tombez bien, s’exclama-t-elle avec un vif soulagement. Vous allez m’éviter de monter deux étages… Avec cette chaleur !
Elle mit d’autorité le linge et la note dans les mains de Rose Luggett.
— C’est pour M. Krany.
— Il est là ?
— Il vient de rentrer. Il prépare ses valises… Vous partez avec lui ?
— Non, répliqua Rose Luggett.
Brusquement inquiète.
— Alors, c’est la grande séparation ?
— Pourquoi ?
— Dame ! Il m’a dit que c’était définitif, qu’il ne reviendrait pas…
Rose Luggett se sentit blêmir et elle frissonna. Elle se rendait compte à la petite lueur qui brillait au fond des prunelles de son interlocutrice que celle-ci guettait ses réactions et qu’elle éprouvait une joie mauvaise à lui faire du mal. Elle s’entendit répondre machinalement.
— Je le rejoindrai plus tard.
Puis, elle se lança dans l’escalier et monta très vite, se refusant à croire ce que la logeuse venait de lui apprendre. Elle s’arrêta sur le palier du deuxième étage, essoufflée, le cœur battant à se rompre, inondée de sueur. Elle sonna aussitôt. Des pas se firent entendre dans le studio.
— C’est vous, madame Sorgensen ?
Vilmos Krany ouvrit sans attendre de réponse. Son visage souriant apparut. Il reconnut Rose et perdit son sourire. Son regard fit plusieurs fois la navette entre le paquet de linge et le visage ruisselant de sa maîtresse.
— Qu’est-ce que tu fais là ? dit-il enfin.
— Je venais te voir… Mme Sorgensen m’a demandé de te monter ça.
Elle ne pouvait à peine parler. Vilmos Krany fronça les sourcils, ennuyé.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna-t-il. Tu en fais une tête ! Tu as l’air d’une folle.
— Laisse-moi entrer.
Elle le bouscula, fit quelques pas dans le studio, découvrit le placard béant, les valises à demi pleines.
— Tu pars en voyage ? questionna-t-elle.
Il vint lui prendre le linge et la note des mains. Il était de plus en plus ennuyé.