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Plan De Bataille Pour O.S.S. 117

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  COLLECTION JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PLAN
  
  DE BATAILLE
  
  POUR O.S.S. 117
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Alexander Welles alignait des comptes. Mais le cœur n’y était pas. Il était beaucoup trop préoccupé pour se concentrer sur des chiffres. Très vite, il envoya promener les talons de chéquiers et se leva, repoussant la chaise d’une détente de la cuisse.
  
  La veste de son uniforme était restée sur le fauteuil où il l’avait jetée en arrivant. Il pensa qu’il aurait dû la ranger dans la penderie, mais n’eut pas le courage de le faire.
  
  Il sortit par la porte-fenêtre, grande ouverte sur la terrasse de ciment, et regarda sans le voir le jardin luxuriant où les fleurs tropicales posaient un peu partout des taches de couleurs vives. Philip jouait un peu plus bas, le long de la murette de pierres blanches qui séparait le jardin de Lewers Road. Il était assis sur le gazon, les jambes raides, écartées, et s’amusait à démonter le lance-rayon de la mort qui faisait partie de sa panoplie de Martien. Comme d’habitude, sa chemisette, sale et fripée, n’était qu’à demi enfoncée dans son pantalon de toile bleue. Il était presque aussi bronzé qu’un fils de vahiné, mais ses cheveux étaient pareils à la pulpe des ananas que l’on cultivait dans l’île.
  
  Alexander Welles tourna les talons et monta l’escalier. La chambre conjugale était orientée de l’autre côté, à l’est. Il s’approcha de la fenêtre. Les derniers rayons du soleil couchant teintaient de jaune les pentes du Tantalus et du Round Top. À droite, la ligne des grands hôtels de Waikiki cachait Diamond Head.
  
  Il pivota sur lui-même et considéra la chambre, « leur » chambre. Cela ferait bientôt deux ans qu’ils habitaient là, depuis qu’un ordre de mutation tout à fait inattendu l’avait expédié à Honolulu, en qualité de chef du Service de Documentation et Archives du Grand Quartier Général de l’Armée pour l’Océan Pacifique. C’était un poste très important. Alexander, qui était capitaine depuis près de six ans, savait qu’il lui vaudrait bientôt les galons de commandant.
  
  Mais, pour l’instant, il ne pensait pas à cela. Il ne pensait qu’à Jane, la mère de Philip, qu’il avait épousée quelque onze ans plus tôt, en Allemagne, alors qu’il se trouvait en garnison là-bas, dans les troupes d’occupation, jeune sous-lieutenant tout frais émoulu. Et, pour l’instant, Jane lui donnait beaucoup de soucis.
  
  Il était rentré deux jours plus tôt d’un stage de perfectionnement qui l’avait retenu un peu plus de trois mois dans le « Mainland »(1), près de San Francisco. Il avait cru que Jane serait aussi heureuse que lui de voir leur séparation prendre fin…
  
  Il l’avait retrouvée distante, tendue, préoccupée. Elle était par moments d’une exubérance un peu folle ; puis, il la découvrait soudain tassée sur elle-même, avec un petit visage crispé, triste, qui lui faisait pitié. Mais, à peine s’apercevait-elle qu’il l’observait qu’elle se redressait, souriante, le regard vif, la parole facile.
  
  Il lui avait fallu peu de temps pour comprendre que quelque chose s’était passé, quelque chose de grave. Il lui avait demandé ce qui n’allait pas. Elle avait répondu : « Rien ! », avec une pointe de défi dans la voix et dans l’attitude. Il n’avait pas insisté, il ne voulait pas la brusquer. Elle était ombrageuse comme une jeune pouliche et plutôt difficile à manier. Mais ils s’étaient tellement aimés qu’il ne pouvait croire que ce fût fini pour elle, que ce grand amour n’ait pu résister à la première séparation un peu longue…
  
  Non, ce n’était pas possible. Et il la connaissait assez bien pour savoir qu’elle finirait par tout lui raconter, même si elle avait commis des bêtises.
  
  Et puis, il avait été à la banque pour prendre de l’argent et il avait demandé à vérifier son compte, sachant que Jane n’avait jamais été très forte en matière d’additions et de soustractions.
  
  La surprise lui avait coupé le souffle. Il y avait à peu près huit cents dollars de différence entre le chiffre des avoirs marqué sur le petit carnet de position tenu par Jane pendant son absence et l’avoir réel indiqué par la banque. Un trou de huit cents dollars.
  
  Un premier contrôle n’avait rien donné. Par pudeur, il n’avait pas voulu expliquer l’affaire à un employé et il était probablement trop troublé pour y voir clair dans cet imbroglio. De retour à la maison, la veille, il avait profité de l’absence du gosse pour aborder le sujet avec Jane.
  
  Il l’avait fait gentiment, sans se fâcher, suggérant qu’il devait s’agir d’une erreur. Elle avait pris la chose à la légère, répliquant qu’elle ne comprenait rien à tout cela et qu’elle ne voulait même pas y penser. Mais il avait senti que son indifférence était feinte, qu’elle était, en réalité, très inquiète.
  
  Chantage ? Le mot lui était venu automatiquement à l’esprit. Elle avait visiblement des ennuis et une somme relativement importante manquait. Il lui avait posé la question : « Si tu as commis une imprudence et que quelqu’un te fasse chanter, il faut me le dire. Cela fait onze ans que nous vivons ensemble, que nous nous aimons… Je te pardonnerai. Le chantage est une chose très grave. Et je suis le seul à pouvoir t’aider. »
  
  Elle avait paru étonnée, puis lui avait assuré, avec l’accent de la sincérité, que personne ne la faisait chanter. « D’ailleurs, en pareil cas, je n’hésiterais pas à te le dire. Je ne marcherais jamais dans une histoire pareille ! »
  
  Il l’avait crue. Peut-être avait-il eu tort. Elle lui avait parlé ensuite des nouvelles connaissances qu’elle avait faites pendant qu’il n’était pas là. Surtout des garçons, dont toute une équipe de cinéastes venus de Hollywood à la recherche d’extérieurs pour un film qui devait être tourné dans l’île. Elle avait toujours été fascinée par le cinéma et avait toujours eu tendance à se lier avec n’importe qui, le plus facilement du monde.
  
  Elle devait souffrir d’un complexe d’infériorité, qui la poussait à entretenir constamment autour d’elle une cour d’admirateurs sans cesse renouvelée…
  
  Il sursauta, l’enfant appelait d’en bas, du living-room, étonné de trouver la maison vide.
  
  — Aleka ! Kini !
  
  Il sortit de la chambre et cria dès qu’il fut en haut de l’escalier.
  
  — Je suis là, Pipo !
  
  Ils avaient pris l’habitude, dès leur arrivée, de s’appeler tous par les équivalents hawaïens de leurs noms ! Aleka pour Alexander, Kini pour Jane et Pilipo pour Philip ; mais, très vite, Pilipo s’était contracté en Pipo.
  
  Pipo était planté sur ses jambes écartées, les poings sur ses hanches. C’était un gosse magnifique, bâti en force, solide comme un roc. Il gronda :
  
  — J’ai faim, moi !
  
  Welles s’aperçut alors qu’il faisait presque nuit et qu’il allait être sept heures. Que faisait Jane ? Pourquoi n’était-elle pas encore rentrée ? Il avait toujours été difficile de la tenir à la maison et elle semblait n’avoir jamais conscience de l’heure. Le soir, alors que les autres femmes pensaient à regagner leur foyer pour rejoindre les enfants et préparer le dîner, elle cherchait généralement n’importe quelle raison pour retarder son retour, exactement comme si elle avait eu peur de rentrer chez elle…
  
  Welles descendit lentement les marches et s’efforça de sourire à son fils.
  
  — Kini va bientôt rentrer, affirma-t-il. Nous mangerons dès qu’elle sera là.
  
  — Kini exagère ! grogna le gosse. Elle mériterait une bonne fessée !
  
  C’était un peu l’avis de Welles. Quelquefois, il lui arrivait de penser que Pipo, qui n’avait que dix ans, se conduisait plus sagement dans la vie que sa mère, qui en avait trente. Mais il n’en voulait pas à Kini. Il savait qu’elle avait eu une enfance malheureuse et que ses nerfs avaient ensuite sérieusement souffert pendant les bombardements de Berlin. Il essayait simplement de la maintenir entre certaines limites, au-delà desquelles elle aurait porté atteinte à sa dignité d’homme et d’officier.
  
  Il protesta tout de même.
  
  — Pipo, fais attention à ce que tu dis !
  
  Le gamin tourna les talons et retourna dans le jardin en grognant. Maintenant, il faisait nuit. Les rares lampadaires de Lewers Road étaient allumés. Welles marcha jusqu’à la porte et manœuvra les boutons pour éclairer la pièce.
  
  Il s’installa dans son fauteuil, essaya de lire un journal, mais s’aperçut bien vite que son esprit n’enregistrait rien de ce que parcourait son regard.
  
  Kini l’avait-elle trompé ? Il n’ignorait pas qu’elle avait connu d’autres hommes avant lui. Il ne voulait pas savoir combien, mais se doutait qu’il devait y en avoir eu un certain nombre. Lorsqu’il l’avait rencontrée, elle ne lui avait pas caché qu’elle ne vivait pas seule ; mais, avant de lui céder, elle avait téléphoné à l’autre, devant lui, pour rompre, affirmant qu’elle ne pouvait être la maîtresse de deux hommes en même temps.
  
  Ils s’étaient follement aimés et il l’avait épousée quelques mois avant que Pipo vînt au monde.
  
  Et cela avait duré onze ans ; onze ans pendant lesquels leur grand amour les avait aidés à surmonter toutes les difficultés, nées presque toutes du caractère instable de la jeune femme.
  
  Il avait connu des périodes de lassitude, des périodes où il s’était demandé pourquoi il avait épousé une femme pareille ; mais, lorsqu’il établissait le bilan, il ne regrettait plus rien. Dans ses bons moments, Kini était une compagne adorable, tendre et attentive, et une merveilleuse maîtresse. Il connaissait assez les femmes américaines, ses compatriotes, pour comprendre combien il était privilégié sous ces rapports.
  
  Il se rendit compte en bougeant que sa chemise était trempée de sueur et se leva pour aller dans la cuisine. Il tira une bouteille de bière du réfrigérateur et but à même le goulot. Lorsqu’il revint dans la pièce de séjour, Pipo s’était installé dans le fauteuil de sa mère et regardait la télévision qu’il venait d’allumer. Welles alla couper l’éclairage de la pièce pour lui permettre de mieux voir et revint prendre sa place.
  
  Le commentateur, un type jovial au crâne presque chauve, se démenait sur l’écran pour vanter les mérites exceptionnels d’un nouveau laxatif. Welles ferma les yeux et appuya sa nuque sur le dossier du fauteuil.
  
  Kini l’avait-elle trompé ? Elle avait une tendance très forte à provoquer tous les hommes qui lui passaient à portée de la main. Et elle était si jolie qu’elle aurait pu atteindre le résultat cherché en se donnant dix fois moins de mal. Ceux qui ne la connaissaient pas croyaient aussitôt que c’était « arrivé », mais elle se dérobait dès que les propositions précises se trouvaient formulées et n’arrêtait plus alors de parler, en bien, de son mari au malheureux soupirant qui finissait par réaliser que Mrs Jane Welles était simplement une « allumeuse », doublée d’une femme fidèle.
  
  Cela avait été vrai, pensait-il, jusqu’au jour où on l’avait envoyé sur le « Mainland » pour ce stage de perfectionnement qui avait duré un peu trop longtemps…
  
  Il constata soudain qu’il était très malheureux et qu’une sourde angoisse lui triturait l’estomac. Il se leva pour réagir. Il n’aimait pas s’apitoyer sur lui-même. Leur ménage avait connu d’autres crises qu’il était arrivé à résoudre à force de bon sens et de volonté. Il n’y avait pas de raison ? pour que ce fût différent cette fois-ci.
  
  Le téléphone sonna. Il alla décrocher.
  
  — Allô ?
  
  — C’est toi, Aleka ?
  
  Il remarqua aussitôt que la voix de Kini était lasse, très lasse.
  
  — Oui, répliqua-t-il un peu sèchement. Nous t’attendons. Sais-tu l’heure ?
  
  Elle hésita un peu.
  
  — Il doit être aux environs de huit heures, non ?
  
  Il consulta sa montre et vit avec étonnement qu’il était exactement huit heures dix. Le temps avait passé plus vite qu’il ne croyait.
  
  — Huit heures dix. Ne crois-tu pas qu’il serait temps de rentrer ? Le garçon a faim.
  
  — J’arrive, assura-t-elle. Dans dix minutes, je suis là.
  
  — À tout de suite.
  
  Il raccrocha, un peu énervé. Elle ne lui avait donné aucune explication, formulé aucune excuse. Il ne savait toujours pas où elle avait passé son après-midi. Il resta un moment indécis. Pipo, que le spectacle de la télévision ne semblait nullement passionner, se mit à brailler :
  
  — J’ai faim !
  
  — On va manger dans dix minutes. Maman arrive.
  
  — Hurrah !
  
  Welles retourna dans la cuisine. Puisque Kini allait être là dans un instant, il pouvait commencer à préparer le dîner. Comme d’habitude, elle allait rentrer très fatiguée et incapable de s’occuper sérieusement de son fils et de son mari. Tout le monde croyait que les Allemandes étaient d’excellentes femmes d’intérieur. Elle devait être l’exception qui confirme la règle.
  
  On lui avait beaucoup reproché d’avoir épousé une Allemande. Au cours de son dernier séjour dans le « Mainland », il avait appris que les ligues féminines, très puissantes, s’étaient alarmées du nombre sans cesse croissant d’épouses allemandes que les « boys » de l’armée ramenaient avec eux, retour du Vieux Continent. Les Allemandes avaient la réputation d’être douces et soumises, et d’aimer faire l’amour. Tout le contraire en somme, de la femme américaine.
  
  Le dîner était prêt, et sa montre indiquait huit heures et demie. Déjà vingt minutes que Jane avait téléphoné. Elle aurait dû être là. Il sentit l’irritation monter en lui. Il détestait attendre, elle aurait dû le savoir.
  
  Il retourna dans la salle de séjour, regarda un peu la télévision, puis décida :
  
  — Ta mère n’a pas l’air de rentrer. Viens, on va manger tout seuls. Il y a école demain et il faut que tu te couches de bonne heure…
  
  Contrairement aux autres gosses qui traînaient dans la rue très tard le soir, Pipo se couchait tôt. C’était sa mère qui lui avait donné cette habitude, lorsqu’il était encore petit.
  
  Le garçon se leva d’un bond, éteignit la télévision et dit :
  
  — T’as bougrement raison. Jamais rien vu de plus bête !
  
  — Quoi ?
  
  — Ce programme !
  
  Ils marchèrent vers la cuisine, Pipo expliquant à son père qu’il devrait y avoir une chaîne de télévision réservée uniquement aux jeunes. Il semblait nourrir un solide mépris pour les bêtises qui paraissaient intéresser les adultes.
  
  — On dîne ici ? s’étonna-t-il en pénétrant dans la cuisine.
  
  — Oui. Ça nous fera moins de tintouin.
  
  Ils s’installèrent. Welles remplit les assiettes. Ils étaient séparés par le couvert de Jane, c’était la première fois qu’ils mangeaient tous les deux sans l’attendre. Il lui était arrivé de faire dîner l’enfant seul pour l’envoyer au lit, mais il avait toujours attendu Jane…
  
  Il n’avait pas faim, mais s’efforçait de manger pour donner l’exemple à Pipo. Soudain, la bouche pleine, celui-ci déclara :
  
  — Tu sais, quand tu n’étais pas là, Kini rentrait souvent très tard le soir et j’étais drôlement inquiet !
  
  Quelques instants plus tard, il ajouta :
  
  — Même quand y avait pas d’école, elle déjeunait souvent dehors et me disait de me faire inviter chez des copains. Je la voyais plus, quoi !
  
  Le garçon ne disait pas ça méchamment, avec tout juste un peu d’amertume. Il ne jugeait pas sa mère, il l’adorait. Mais, en ce moment précis, il devinait l’inquiétude de son père et se sentait solidaire de lui.
  
  Welles mangeait en silence, nerveusement, le regard sombre et fixe. Les réflexions de son fils avaient achevé de le rendre furieux. Kini dépassait la mesure. Elle aimait beaucoup Pipo, cela ne faisait aucun doute. Alors ? Pourquoi l’abandonner ainsi ? Quelle raison impérieuse pouvait la pousser à laisser son fils seul des journées entières et si tard le soir ?
  
  « J’en ai assez, décida-t-il. Il faut que je mette les pieds dans le plat. Ça ne peut plus durer comme ça ! » Il ne s’apercevait même pas que Pipo traînait en mangeant son « papaya » et ne l’entendait pas davantage raconter comment il avait rossé, à la sortie de l’école, un de ses copains qui « avait colporté sur lui des choses désagréables. »
  
  Il reconnut le bruit de la voiture qui s’arrêtait devant la maison, dans Lewers Road. Son cœur se mit à battre plus vite mais sa colère resta entière.
  
  Elle entra par la salle de séjour, arriva sur le seuil de la cuisine.
  
  — Bonsoir, dit-elle.
  
  Elle avait l’air fatigué. Elle essayait de sourire mais ne pouvait y parvenir. Son joli visage mince était crispé. Elle évita le regard de son mari qui ne disait rien, attendant des explications. Il était neuf heures dix. Cela faisait une heure qu’elle avait téléphoné, promettant de rentrer dans dix minutes. Pipo lança légèrement ;
  
  — Kini, tu mériterais une grosse fessée !
  
  Elle eut un sursaut, comme piquée à vif et demanda d’une voix inhabituelle.
  
  — Je vous dérange, peut-être ?
  
  Par jeu, avec l’inconsciente cruauté de son âge, le garçon répliqua :
  
  — Oui !
  
  Welles questionna, les dents serrées :
  
  — Où étais-tu ? cela fait une heure que tu as téléphoné.
  
  — Et alors ? J’avais une course à faire.
  
  Elle le défiait ouvertement, les narines pincées, la respiration courte. Cela lui avait fait tellement de peine de la voir si lasse, lorsqu’elle était entrée, qu’il lui aurait pardonné si elle avait eu le moindre geste tendre, le moindre mot gentil pour s’excuser. Mais cette attitude de provocation le mit hors de lui.
  
  — Quelle course ? Tu n’as pas de paquets. Qui as-tu rencontré ?
  
  Elle eut une réponse étrange.
  
  — En tout cas « qui » tu crois !
  
  Puis elle enchaîna avec violence :
  
  — Et puis tu m’embêtes ! J’en ai assez d’être surveillée comme ça ! Il n’y a qu’à divorcer.
  
  Chaque fois qu’ils se disputaient, elle parlait de divorcer. Il n’y prêta aucune attention.
  
  — Moi aussi, j’en ai assez ! cria-t-il.
  
  — Eh bien, c’est parfait ! coupa-t-elle en tournant le dos.
  
  Il l’entendit monter l’escalier, marcher dans le couloir, pénétrer dans leur chambre puis dans la salle de bains. Il s’aperçut en même temps qu’il tremblait et que Pipo le regardait. Il fit un rude effort sur lui-même pour recouvrer son sang-froid. Quelques secondes plus tard il fut capable de dire d’un ton presque normal :
  
  — Lorsque maman a demandé si elle nous dérangeait, il ne fallait pas répondre oui. C’est très méchant et tu lui as sûrement fait beaucoup de peine…
  
  Le garçon devint rouge comme une tomate se mit à bredouiller :
  
  — Je… Je n’pensais pas, t’sais.
  
  — Eh bien, puisque tu ne le pensais pas, tu vas monter le lui dire et lui demander pardon. D’accord ?
  
  — Okay ! répondit le garçon en baissant la tête.
  
  Il quitta la cuisine et monta sans se presser Pour s’occuper, Welles entreprit de débarrasser leurs couverts, ne laissant que celui mis pour sa femme. Pipo redescendit.
  
  — C’est fait, annonça-t-il.
  
  — Qu’a-t-elle dit ?
  
  — Rien, répliqua l’enfant très déçu.
  
  — Tu as été très gentil ?
  
  — Oui.
  
  — Qu’est-ce qu’elle fait ?
  
  — Elle s’est déshabillée.
  
  — Elle est au lit ?
  
  — Non.
  
  Welles devina ce qu’elle allait faire. Huit ans auparavant elle avait eu une petite lésion au poumon qui avait nécessité la création d’un pneumothorax. Elle n’avait pas pu supporter l’atmosphère du sanatorium et il l’avait soignée chez eux pendant trois ans jusqu’à complète guérison. Pendant ces trois années et même après, il s’était ingénié à la faire manger parce qu’elle n’avait pas beaucoup d’appétit et que le médecin avait dit qu’elle devait engraisser. C’était devenu pour lui une sorte d’idée fixe : la faire manger à n’importe quel prix.
  
  Elle était beaucoup trop femme pour ne pas comprendre que cela lui donnait une arme efficace contre lui. Par la suite, chaque fois qu’ils se disputaient et qu’elle avait tort, elle allait au lit sans manger. Et il fallait la cajoler jusqu’à ce qu’elle consentît à redescendre. Il n’était pas dupe. Il n’avait jamais été dupe d’aucune de ses manœuvres. L’amour ne l’aveuglait pas ; mais elle aurait été bien étonnée de l’apprendre.
  
  Il se retrouva dans l’escalier, gagna leur chambre dont la porte était restée ouverte, entra…
  
  Elle était couchée et lui tournait le dos, feignant de dormir. Il demanda d’une voix vibrante de colère :
  
  — Tu ne veux pas dîner ?
  
  Elle ne répondit pas. Il pensa qu’elle ne paraissait pas en mauvaise condition physique son poids était satisfaisant – et que cela ne lui ferait pas grand mal de rester une fois sans manger, qu’elle mangerait mieux le lendemain.
  
  — Comme tu voudras ! gronda-t-il. Je commence à en avoir marre de tes histoires !
  
  Et il fit demi-tour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Le téléphone sonna. Welles, qui était revenu dans la salle de séjour, alla décrocher.
  
  — Allô ?
  
  Une voix féminine prononça :
  
  — Ne quittez pas, monsieur. On vous parle… Il répéta.
  
  — Allô ?
  
  Puis il entendit une voix d’homme autoritaire, avec un curieux accent.
  
  — Madame Welles, s’il vous plaît.
  
  — Ma femme est souffrante, monsieur.
  
  — Je voudrais lui parler. Agacé, Welles demanda :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Tortosa.
  
  — Je ne vous connais pas.
  
  — Votre femme me connaît.
  
  Welles eut envie de dire des grossièretés. Il se contenta de grommeler :
  
  — Allez au diable !
  
  — Quand pourrais-je la…
  
  Il avait raccroché, brutalement. Depuis qu’il était rentré, le téléphone avait souvent sonné en l’absence de sa femme, alors qu’il se trouvait là. Et, plusieurs fois, la personne qui appelait n’avait pas estimé utile de dire quoi que ce soit. Plusieurs fois, on avait raccroché à l’autre bout sans prononcer un mot, sans doute parce que ce n’était pas une voix d’homme que l’on s’attendait à entendre. Ces petits incidents avaient d’ailleurs sérieusement ajouté à son énervement.
  
  Celui-là, au moins, ne craignait pas de s’annoncer !… Tortosa ? Welles entendait ce nom-là pour la première fois. Pendant le quart d’heure qui suivit, il aida Pipo à se coucher puis ferma portes et fenêtres. Il se demanda ensuite s’il allait passer quelque temps à regarder la télévision, mais décida de monter se coucher. Inconsciemment, il n’aimait pas laisser Jane toute seule lorsqu’elle se trouvait dans cet état.
  
  Elle semblait n’avoir pas bougé depuis qu’il était venu la voir. Il entendit sa respiration courte, un peu sifflante. Il eut envie d’aller la prendre dans ses bras, afin de la consoler. Elle devait être abominablement malheureuse. Mais un regain de colère le freina. Il en avait assez de toujours céder, de toujours faire les premiers pas, assez de la voir se conduire comme une gamine insupportable.
  
  Il se déshabilla, passa dans la salle de bains, revint quelques minutes après. Elle était toujours dans la même position.
  
  Il alluma sa lampe de chevet, puis alla fermer les volets. Après quoi il se coucha sans l’avoir embrassée. La première fois que cela se produisait.
  
  Il éteignit. Sa colère ne désarmait pas. Il lança soudain :
  
  — Tu ne me demandes pas qui vient d’appeler ?
  
  Il n’obtint aucune réponse.
  
  — C’était pour toi. Un certain Tortosa… M’a tout l’air de très bien te connaître !
  
  Elle ne répondait toujours pas, mais il n’entendait plus le sifflement de sa respiration. Elle devait retenir son souffle. Il s’enfonça dans les draps et ne dit plus rien. Il avait envie de la battre.
  
  Quelques minutes passèrent, puis elle bougea et sortit du lit à tâtons. Il dressa la tête et demanda :
  
  — Où vas-tu ?
  
  Toujours pas de réponse.
  
  — Tu veux que j’allume ?
  
  Elle était déjà dans la salle de bains et refermait la porte. Il prêta l’oreille. Elle fouillait dans l’armoire à pharmacie. Sans doute craignait-elle de ne pouvoir dormir et voulait-elle prendre un somnifère. Il n’était pas encore inquiet.
  
  Elle ressortit presque aussitôt, après avoir éteint. Mais, au lieu de regagner son lit, elle ouvrit la porte du palier et quitta la chambre.
  
  Il l’entendit descendre. Où allait-elle ? Tendu, il écoutait. Le robinet de la cuisine se mit à vrombir. Avait-elle décidé de manger ? L’armoire à pharmacie… Le robinet d’eau froide… Pourquoi n’avait elle pas pris de l’eau dans la salle, de bains ? La gorge un peu serrée, il attendait. La porte du réfrigérateur ne claquait pas. Donc, elle n’était pas descendue pour manger. Une soudaine angoisse l’étreignit. La veille, elle lui avait dit d’un ton désinvolte qu’elle n’avait plus envie de vivre, qu’elle pensait sérieusement au suicide. Il n’avait pas répondu, parce qu’il ne savait quelle attitude prendre en face d’une pareille déclaration. Cela lui paraissait relever de la paire de gifles ou du coup de pied quelque part, mais il ne pouvait la battre et il était resté silencieux.
  
  Il se dressa sur un coude. Elle avait fermé le robinet. Il eut envie de la rejoindre sans plus tarder. Elle était peut-être capable, après tout, de faire une bêtise sur un coup de tête. Elle était tellement impulsive…
  
  Il mit un pied à terre. Il n’arrivait pas à se persuader que cela pût être possible. Il avait peur, en surgissant, soupçonneux, à l’improviste, de lui donner des idées qu’elle n’avait peut-être pas.
  
  Puis il pensa qu’il pouvait toujours prétendre venir la mettre au courant de ce qui restait à manger. L’instant d’après, il fut dans l’escalier, entendit le tintement d’une cuiller dans un verre, pressa le pas.
  
  Elle reposait le verre, vide, lorsqu’il entra. Il aperçut d’abord les deux parties de la petite boîte ronde en plastique, vide, posées l’une près de l’autre sur la table. Puis, la feuille de papier et le crayon…
  
  Elle le regardait, droite, les yeux exorbités, fixes, pleins de défi. Il avait déjà compris ; mais, comme la plupart des hommes, il était incapable de s’installer d’emblée dans le drame. Il bégaya, ayant l’impression qu’il se trouvait la proie d’un affreux cauchemar.
  
  — Tu n’as pas fait ça, hein ? Tu n’as pas fait ça ?
  
  Il l’avait saisie aux bras et la secouait. Elle ne répondait pas, se laissant ballotter.
  
  — Kini ! Tu n’as pas fait ça. Ça n’est pas possible ?
  
  Elle se dégagea, frotta ses bras meurtris avec ses mains et répondit enfin :
  
  — Si. Je t’ai laissé un mot…
  
  Il s’empara du papier. Il n’arrivait toujours pas à ce convaincre de la réalité des faits. Il espérait toujours qu’elle allait se mettre à rire et le rassurer. Ou bien qu’il allait se réveiller. Elle avait écrit :
  
  
  
  PARDON. MAIS PUISQUE TU NE VEUX PLUS T’OCCUPER DE MOI ET QUE TU EN AS MARRE, CE QUE JE COMPRENDS FORT BIEN…
  
  JE VOUS EMBRASSE TOUS LES DEUX.
  
  JANE.
  
  Il rejeta le message, la regarda et eut envie de la gifler. Puis il pensa que cela n’arrangerait rien et la reprit par les bras, véhément.
  
  — Mais tu es folle ! Est-ce que tu penses que tu vas mourir ?
  
  — Bien sûr, répliqua-t-elle avec un sang-froid déconcertant.
  
  Il l’obligea à passer devant lui, puis la poussa vers les toilettes.
  
  — Il faut que tu te fasses vomir ! Vite !
  
  Elle résistait.
  
  — Pourquoi ? Je ne veux pas vomir.
  
  Son calme était invraisemblable. Il s’affolait. Pour la première fois de sa vie, il perdait son sang-froid dans des circonstances graves. Il s’en rendait parfaitement compte, mais n’arrivait pas à se ressaisir.
  
  Il se retrouva dans l’escalier, la traînant de force derrière lui. Il ouvrit la porte de la chambre de leur fils.
  
  — Regarde-le en face, si tu l’oses ! Regarde-le !
  
  Elle protesta :
  
  — Tu ne devrais pas faire ça.
  
  Mais ce n’était pas pour elle qu’elle protestait, c’était pour l’enfant. Pipo, ne comprenant pas ce qui se passait, s’était mis à hurler. Après quelques instants, elle se laissa emmener dans la salle de bains et dit :
  
  — Bon, puisque c’est raté. Je vais vomir…
  
  Il attendit qu’elle essayât vraiment.
  
  — Tu en as pris beaucoup ?
  
  — La boîte était pleine, je crois.
  
  Il redescendit en courant, alla chercher le couvercle dans la cuisine, courut décrocher le téléphone dans la salle de séjour, appela leur médecin, priant Dieu pour qu’il ne fût pas sorti.
  
  Le praticien répondit. Welles expliqua en bégayant ce qui venait de se passer. Le médecin, très calme, questionna :
  
  — Elle en a avalé combien ?
  
  Il lut sur le couvercle de la boîte.
  
  — Cinquante, à peu près.
  
  — Eh bien, mon cher, il faut tout de suite que vous la conduisiez à l’hôpital pour qu’on lui fasse un lavage d’estomac.
  
  — Elle est en train de vomir.
  
  — Cela ne suffit pas. Si on ne lui fait pas tout de suite un lavage d’estomac, dans une heure elle sera dans le coma. C’est clair ?
  
  — Vous ne pouvez pas venir ?
  
  — Cela ne ferait que tout retarder. Emmenez-la tout de suite, de gré ou de force !
  
  Welles raccrocha, remonta en courant, retrouva sa femme dans la salle de bains, courbée en deux et secouée de hoquets. Il lui expliqua ce que le docteur Cowbum venait de lu dire. Elle reprocha, toujours avec le même calme :
  
  — Pourquoi affoles-tu tout le monde ? c’est fini…
  
  — Viens !
  
  — Je n’irai pas.
  
  Il la frappa. Un seul coup. À la pointe du menton. Elle partit à la renverse. Il la rattrapa juste à temps, la souleva dans ses bras, inerte, la porta sur son lit. Il trouva un imperméable dans la penderie, l’enveloppa dedans, puis s’habilla lui-même aussi vite qu’il le put, passant un pantalon et une veste par-dessus son pyjama, enfilant ses pieds nus dans ses chaussures.
  
  Il la chargea sur son épaule et quitta la chambre. Pipo pleurait dans son lit.
  
  — Qu’est-ce qu’elle a, maman ? Dis ?
  
  — Je l’emmène à l’hôpital. Ce n’est pas grave. Je reviens dans une demi-heure.
  
  — Je vais avec toi !
  
  — Non. Tu sais bien qu’on ne laisse pas les enfants entrer dans un hôpital.
  
  Il était dans l’escalier. Il allait se diriger vers le garage où il avait remisé sa voiture, mais se souvint que Jane avait laissé la sienne dans la rue. Il trouva les clés dans la bonbonnière où ils avaient l’habitude l’un et l’autre de les laisser…
  
  Il conduisait comme un fou, brûlant les feux rouges, se faufilant comme une anguille dans la circulation, assez faible à cette heure sur le boulevard. À ses côtés, Jane bougea puis se redressa lentement en se frottant le menton.
  
  — Tu m’as frappée, constata-t-elle d’un ton uni.
  
  Il ne répondit pas. Il ne pensait qu’au temps qui s’écoulait et que chaque minute avait son importance. Elle demanda :
  
  — Où m’emmènes-tu ?
  
  — À l’hôpital.
  
  Elle se contenta de remarquer !
  
  — Tu as de la suite dans les idées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Alexander Welles était debout dans le couloir, ripoliné de blanc. Des infirmières allaient et venaient, l’air affairé, jetant un bref coup d’œil au passage sur ce grand capitaine qui ne les voyait même pas.
  
  Il attendait l’interne de service, qu’un employé était allé chercher. Dehors, le soleil brillait. Par une fenêtre Welles pouvait apercevoir les bananiers et les palmiers agités par la brise soufflant du large.
  
  Il consulta sa montre : onze heures cinq. Pipo allait bientôt rentrer de l’école. Welles s’était arrangé avec une voisine qui devait le faire manger.
  
  Lorsqu’il était rentré de l’hôpital, dans la nuit, l’enfant dormait. Le docteur Cowburn avait rappelé un quart d’heure environ après le drame, afin de s’assurer qu’ils étaient bien partis. Pipo avait répondu et le médecin avait rassuré le garçon qui le connaissait bien, lui affirmant de sa voix tranquille qu’il guérirait sa maman très vite. Après cela, Pipo n’avait plus eu peur.
  
  Welles passa une main sur son visage fatigué. Il n’avait pas dormi une seule minute, écrasé, bouleversé par le drame qui s’était si brutalement abattu sur son foyer. Quelle faillite ! Quel gâchis ! Humblement, il avait fait son examen de conscience, cherchant ses propres responsabilités. Il n’avait pas réalisé, bien sûr, que Jane en était arrivée là ; sinon, il ne se serait pas mis en colère et il ne l’aurait pas privée des attentions qu’elle attendait de lui…
  
  Mais, pour le reste, pour le plus important, il ne pensait pas qu’il eût été un si mauvais mari. Tout ce qu’il pouvait se reprocher était d’avoir été trop faible, de n’avoir pas suffisamment établi son autorité. Jane était parfois si fantasque, si têtue, si impulsive ! Il n’avait pensé qu’à conserver leur foyer en la bridant le moins possible. Mais, dès qu’il avait eu le dos tourné, elle avait brisé les faibles barrières qu’il avait timidement dressées… La voisine, qu’il avait vue le matin au sujet de Pipo, lui avait dit, gentiment, qu’il n’aurait pas dû laisser sa femme si longtemps seule. Il n’avait pas demandé d’explications, mais avait compris que les gens s’étaient aperçus de… l’instabilité de Jane.
  
  Ceux-là, au moins, ne l’accableraient pas de leur mépris ou de leur hostilité comme l’avaient fait les infirmières, la nuit précédente, après que l’interne de service eut pratiqué le lavage d’estomac. Il ne leur en voulait pas. Bien sûr, lorsqu’une femme mariée en vient à se suicider, c’est généralement que le mari s’est conduit comme un salaud. Bien sûr…
  
  Un jeune homme en blouse blanche, un stéthoscope pendu au cou, se trouva soudain devant lui.
  
  — Vous êtes monsieur Welles ?
  
  — Oui.
  
  — Alfred Carbon. Voulez-vous venir avec moi ?
  
  Ils partirent dans le couloir.
  
  — Comment va-t-elle ? questionna Welles.
  
  — Aussi bien que possible. Mais elle est encore assez abattue.
  
  Ils descendirent un escalier. Carbon frappa au carreau dépoli d’une porte, entra, fit signe à Welles de le suivre. Un autre homme en blouse blanche était assis derrière un bureau métallique. Il était massif, avec une grosse tête ronde et des yeux gris, froids, assez déroutants.
  
  — Docteur Bade, psychiatre, présenta Carbon.
  
  Welles savait que cela finirait entre les mains d’un psychiatre. Depuis longtemps, il avait pensé que Jane devait aller en consulter un, afin d’essayer de se débarrasser des complexes qui lui gâchaient l’existence. Mais Jane avait le point de vue européen sur ce problème. Pour elle, il n’y avait que les fous pour avoir affaire aux psychiatres…
  
  Bade demanda à Welles de raconter son histoire. Welles essaya de rassembler ses idées pour être aussi clair que possible, aussi objectif que possible. Il ne fallait absolument pas se laisser entraîner par des griefs personnels. Il fallait oublier le mal qu’elle leur avait fait, à Pipo et à lui, en essayant de mettre fin à ses jours, l’agression (il ne trouvait pas d’autre mot) qu’elle avait commis contre leur foyer. Il fallait aussi faire comprendre à ce type que, malgré ses défauts, Jane était la plupart du temps un être adorable et qu’il l’aimait encore passionnément. C’était bien compliqué.
  
  Il en arriva à la scène de la cuisine, lorsqu’il l’avait trouvée reposant le verre vide, et sa voix se brisa, ses yeux se mouillèrent. Il avala péniblement sa salive et dut attendre quelques secondes avant de pouvoir continuer.
  
  Un long silence s’établit lorsqu’il eut terminé. Puis, Bade se mit à parler.
  
  — Je l’ai déjà interrogée. Elle ne regrette qu’une chose : c’est de n’avoir pas réussi à mourir.
  
  Accablé, Welles ferma les yeux. Ses épaules se tassèrent.
  
  — Elle m’a dit aussi qu’elle vous aimait toujours, mais que cela n’était pas suffisant pour la retenir. Pas plus que son fils ne…
  
  — Mais pourquoi ? coupa Welles. Nous avons tout pour être heureux. Nous nous aimons, nous avons un beau et bon garçon, nous avons de l’argent. Alors ?
  
  Bade ne quittait pas le capitaine des yeux.
  
  — Votre femme est une angoissée, mon vieux. C’est le mal du siècle. Et son angoisse lui vient de complexes qui la rongent. Elle fait d’abord un complexe d’infériorité qui la pousse sans cesse à forcer son talent et surtout à chercher sans arrêt de nouveaux admirateurs. Elle ne peut vivre qu’entourée de louanges. Elle fait de plus un complexe de culpabilité à l’égard de votre fils, car « la fuite en avant » provoquée par son angoisse la pousse à sortir beaucoup pour s’étourdir et donc à délaisser son foyer.
  
  — Il y a déjà longtemps que j’avais compris tout cela, murmura Welles.
  
  Le psychiatre le considéra froidement, puis enchaîna ;
  
  — Maintenant, si vous voulez mon avis, je ne crois pas que ce seul état de choses ait pu l’amener au suicide. Certaines réticences de sa part me font penser qu’elle ne dit pas tout. Comprenez-moi : elle offrait une base des plus favorables, mais il a fallu la goutte d’acide pour déclencher la précipitation.
  
  Welles réfléchissait. Il pensait de nouveau à ce Tortosa qui avait téléphoné la veille. Jane s’était levée quelques instants seulement après qu’il eut prononcé ce nom…
  
  — De toute façon, reprit Bade, nous ne pouvons pas la laisser dans cet état. Elle recommencerait à la première occasion. Aussi bien pour vous que pour elle, car vous ne pouvez pas vivre dans la hantise perpétuelle de la voir faire une nouvelle sottise, il faut agir vite et avec fermeté. Les tranquillisants ne donneraient qu’une amélioration trompeuse. Ils font disparaître l’angoisse, mais à la manière dont l’aspirine efface la douleur sans attaquer la racine du mal. Ils ont, de plus, le grave inconvénient de supprimer à la longue chez le malade tout sens des responsabilités et ce n’est pas le but cherché, bien au contraire.
  
  — Qu’allez-vous lui faire ? demanda Welles, un peu inquiet.
  
  Pudiquement, le praticien répondit :
  
  — Un traitement de narcose, doublé d’un traitement électrique.
  
  Welles comprit immédiatement.
  
  — Électrochocs ? N’est-ce pas dangereux ?
  
  Il avait lu quelque chose à se sujet et se souvenait d’atroces histoires de membres brisés.
  
  — Plus maintenant, mon vieux. Nous endormons le sujet, nous lui faisons une injection de curare qui, vous le savez, paralyse les centres nerveux. Puis, comme le système respiratoire se trouve paralysé, nous donnons de l’oxygène. Après quoi, les électrochocs atteignent uniquement le cerveau. Le patient n’a pas le plus léger sursaut. D’ailleurs, nous ne l’attachons même pas.
  
  Welles resta silencieux.
  
  — Bien entendu, nous ne pouvons rien faire sans votre accord.
  
  — Je voudrais consulter Cowburn, déclara Welles.
  
  — C’est tout à fait légitime.
  
  Bade appela son confrère, lui donna quelques explications, puis passa l’appareil à Welles. Cowburn conseilla aussi les électrochocs, de façon formelle.
  
  Ils se transportèrent tous, ensuite, à l’étage supérieur et entrèrent dans la chambre où reposait Jane. Très ému, Welles pensa qu’elle n’avait pas si mauvaise mine. Elle lui adressa un petit sourire triste, qu’il essaya de lui rendre. Puis il s’approcha et la prit tendrement dans ses bras pour lui demander :
  
  — Tu te sens mieux ?
  
  Elle répondit, d’un ton peu convaincu :
  
  — Oui…
  
  Puis, avec un tranquille reproche.
  
  — Pourquoi ne m’as-tu pas laissée mourir ? Ce serait fini, maintenant…
  
  Il sentit de nouveau sa gorge se serrer. Que pouvait-il faire contre une pareille obstination ? Il se redressa. Son cœur cognait à grands coups. Bade approcha à son tour et se mit à parler, de cette voix impersonnelle qui lui était propre. Il lui expliqua ce dont elle souffrait, lui dit qu’elle était malade mais que ce genre de maladie se guérissait très bien, au même titre que la tuberculose par exemple. Il fallait simplement qu’elle se laissât soigner. Il répéta les termes de « traitement de narcose doublé d’un traitement électrique ».
  
  Elle pâlit et son joli petit visage se crispa.
  
  — Vous n’osez pas dire le mot, à cause de ce qu’il a d’effrayant, n’est-ce pas ?
  
  Doucement, le médecin reprit ;
  
  — Vous pourrez rentrer chez vous. Votre mari vous amènera ici tous les deux jours. Je pense que cinq ou six séances suffiront… Vous ne sentirez absolument rien.
  
  — N’y comptez pas ! siffla-t-elle entre ses dents serrées.
  
  Welles s’aperçut que ses mains tremblaient. Elle allait piquer une crise et rien ne pourrait la retenir. Il essaya de la reprendre dans ses bras, mais elle le repoussa avec violence.
  
  — Ne me touche pas !
  
  — Nous sommes tous vos amis, reprit Bade. Nous sommes là pour vous aider à sortir de cette mauvaise passe. Mais il faut que vous vous montriez compréhensive…
  
  Elle rejeta brutalement les draps. Elle portait une chemise de nuit en toile blanche qui appartenait à l’hôpital.
  
  — Je vous considère comme des ennemis, déclara-t-elle d’un ton farouche. Tous ! Et je ne veux pas vous faire perdre votre temps. Je m’en vais…
  
  Elle était debout.
  
  — Où sont mes affaires ? Donnez-moi mes affaires !
  
  
  
  
  
  Welles les avait ramenées chez eux dans la nuit.
  
  — Elles sont à la maison, dit-il.
  
  — Je m’en vais comme ça.
  
  Il l’attrapa dans ses bras et la serra contre lui. Elle se débattait de toutes ses forces, cherchant à le frapper. Puis, brusquement, comme si un ressort s’était cassé en elle, elle se laissa aller et fondit en sanglots.
  
  Il la tint, un moment, étroitement pressée. Puis, lentement avec des gestes tendres, il l’aida à se recoucher. La tête enfouie dans le creux de l’épaule de sa femme, il lui murmura à l’oreille :
  
  — Si tu ne n’aimes plus, Kini, cela n’a pas d’importance. Je me ferai une raison. Mais nous pouvons continuer à vivre ensemble… pour Pipo.
  
  Elle le serra soudain.
  
  — Oh ! Aleka ! Mais, je t’aime !
  
  Il entendit la porte se refermer et comprit qu’ils étaient seuls. Quelques secondes s’écoulèrent encore, puis elle décida, d’une toute petite voix.
  
  — Je crois qu’il vaut mieux que je te dise tout, je ne veux pas que tu croies que je ne t’aime plus, Aleka.
  
  Il sentait des larmes couler sur ses joues, mais n’avait pas honte de cette faiblesse-là. Il devinait que tout était en train de s’arranger. Elle lui caressait les cheveux.
  
  — Tu ne m’interrompras pas, recommanda-t-elle. Promets-le.
  
  Il promit. Elle se mit à raconter…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Un mois plus tôt environ, dans le « drugstore » qui fait le coin de Lewers Road et de Kalakaua Avenue, elle avait retrouvé Luky.
  
  Elle l’appelait maintenant « Luky », parce que c’était l’équivalent hawaïen de Lucie… Lucie More… Berlin… 1947. Il se souvenait ?
  
  Luky venait d’arriver du « Mainland ». Elle était descendue à l’Halékulani, à deux pas de là. Elle avait entraîné Jane sur la plage de l’hôtel et elles avaient bavardé en dégustant un café glacé au Beach Coffee Shop.
  
  Jane avait toujours eu un faible pour Luky, qui avait été la première, et pendant longtemps la seule Américaine des Services d’occupation de Berlin-Ouest à se montrer aimable avec elle après qu’Alexander l’eût épousée.
  
  Alexander n’aimait pas la jeune femme qu’il trouvait trop libre de mœurs et un peu folle, mais Jane avait toujours estimé que cette attitude était injuste.
  
  Cet après-midi-là, la première, Luky avait raconté à Jane comment elle s’était mariée avec un lieutenant plus jeune qu’elle, comment elle avait divorcé deux ans plus tard après avoir obtenu une « honorable » pension. Elle était maintenant la maîtresse d’un gros banquier de Los Angeles, pas très beau, un peu bedonnant, mais plein de sous. Elle avait aussi un amant de cœur, son cadet de quelques années, poète d’avant-garde et vaguement scénariste, sans un sou, mais beau parleur et se tenant assez bien au lit.
  
  Il était arrivé récemment que Luky en eut assez de ses deux hommes et elle s’était arrangée pour se faire offrir des vacances à Honolulu par son banquier…
  
  Luky et Jane s’étaient revues régulièrement tous les jours sur la plage de l’Halékulani et Jane ne se rappelait plus très bien à quel moment Rodrigo de Tortosa était apparu.
  
  Il était arrivé du large, comme un dieu de la mer, monté sur un « surf-rider », dans un éclaboussement de vagues. Luky l’avait montré à Jane.
  
  — Tu vois ce garçon ? Je l’ai connu au Mexique. C’est un Brésilien ou quelque chose dans ce goût-là. Un garçon follement intelligent, mais complètement fondu… Je vais te le présenter.
  
  Elle l’avait appelé. Il était venu, un peu ennuyé, avait baisé la main de Jane. Il était magnifiquement bronzé, avec un corps d’athlète et des cheveux noirs très frisés, une denture de neige. Il ne se montrait guère bavard. Puis, Luky avait lancé dans la conversation que le mari de Jane, le capitaine Welles, dirigeait à « Fort Shafter » un service tout à fait secret…
  
  Modérément intéressé, il leur avait offert une glace au Beach Coffee Shop. Elles l’avaient écouté car il s’était mis à parler. C’était un garçon très brillant, maniant le paradoxe avec facilité. Jane le trouvait très amusant.
  
  Elle l’avait revu deux ou trois fois en compagnie de Luky, toujours sur la plage de l’Halékulani. Puis, il avait téléphoné (sans doute avait-il cherché le numéro dans l’annuaire) pour lui demander un rendez-vous.
  
  Jane avait accepté le rendez-vous. Ce n’était pas, à son avis, une imprudence ; pour plusieurs raisons. D’abord, Luky lui avait affirmé que Rodrigo était pédéraste et cela était visible Ensuite, il s’était toujours montré d’une correction exemplaire ; jamais le moindre mot ni le moindre geste déplacés.
  
  Jane avait eu dans sa vie plusieurs amis pédérastes et elle n’avait jamais eu à s’en plaindre. Un pédéraste pouvait être un ami délicieux pour une femme. Bref, elle avait dîné avec lui ce soir-là ; et d’autres soirs encore.
  
  À partir de là, ils s’étaient rencontrés généralement en dehors de Luky. Jane voyait toujours Luky, mais Luky s’était révélée un peu mauvaise langue et Jane trouvait la compagnie de Rodrigo plus intéressante.
  
  Un après-midi, il était venu la chercher à la maison. Elle le lui avait reproché, disant que cela pouvait la compromettre. Mais il s’en était amusé, il n’était d’ailleurs pas resté longtemps. Elle souffrait ce jour-là d’un horrible mal de tête. Il lui avait donné un comprimé pris dans un tube qu’il portait sur lui et recommandé de s’allonger sur le divan de la salle de séjour.
  
  Elle s’était endormie. Lorsqu’elle s’était réveillée, il faisait presque nuit et Rodrigo n’était plus là. Pipo jouait encore dans le jardin. Il n’avait vu personne.
  
  Cela se passait le mardi de la semaine précédente. Jane s’en souvenait parfaitement, car ce jour-là avait été le premier sans lettre. Jusque-là, chaque soir, le facteur avait apporté une lettre d’Aleka. À partir de là, et jusqu’au retour il n’y avait plus eu de lettres. Excepté, bien sûr…
  
  Rodrigo de Tortosa était resté quarante-huit heures sans donner de nouvelles. Jane n’y pensait même plus. Puis, il avait appelé, le jeudi soir, à minuit. Ce n’était pas la première fois qu’il téléphonait à une heure aussi insolite. Elle avait déjà dû lui faire des reproches à ce sujet, car il risquait de réveiller Pipo…
  
  Mais, ce soir-là, il semblait avoir perdu son habituelle assurance. Il s’exprimait avec difficulté. Il fallait absolument qu’il lui parle, tout de suite. C’était une affaire très grave. Il ne pouvait pas lui expliquer par téléphone.
  
  Elle n’avait pas voulu le recevoir à la maison au milieu de la nuit, quelqu’un aurait pu le voir entrer. Elle lui avait donné rendez-vous au coin de l’avenue. Il était venu là dix minutes plus tard avec sa voiture.
  
  Il avait pris l’Highway en direction de la pointe Makapuu. Ils avaient roulé en silence jusqu’à hauteur de Kaupo Park. Là, il avait rangé l’auto sur le bas-côté et allumé le plafonnier.
  
  Son visage était grave et il semblait vraiment consterné. Il lui avait exposé que des gens étaient venus le voir et l’avaient contraint à effectuer cette démarche. Elle ne devait surtout pas lui en vouloir ni penser un seul instant qu’il pouvait être complice de ces salopards.
  
  Il lui avait d’abord, donné la lettre. Elle avait, tout de suite reconnu l’écriture d’Aleka, et le papier. Aleka lui disait qu’il était aux mains de gens sans scrupules et qu’elle devait faire tout ce qu’on lui demanderait si elle voulait le revoir sain et sauf et conserver un père à leur enfant.
  
  Affolée, Jane s’était mise à pleurer, puis à poser quantité de questions. Mais Rodrigo ne savait rien. Il n’était qu’un malheureux intermédiaire. On lui avait simplement dit ce que Jane devait faire…
  
  Il y avait, au Service de Documentation et Archives de l’« Headquarters of the U.S. Army in the Pacific » une petite pièce fermée avec une porte blindée. Dans cette petite pièce que l’on appelait la chambre forte, se trouvaient un certain nombre de classeurs métalliques portatifs qui contenaient des archives photographiques. Là, étaient conservées, à l’abri du vol et du feu, et sous un volume extrêmement réduit, toutes les photocopies des dossiers secrets du Grand Quartier Général.
  
  Ces films étaient contenus dans des boîtes métalliques rondes, peintes en gris, de la dimension d’un petit pot de crème de beauté. Il y avait des étiquettes sur ces boîtes. L’une de ces étiquettes portait l’inscription : « PLAN DE BATAILLE ».
  
  Les gens qui détenaient Aleka en leur pouvoir voulaient que Jane leur apportât cette petit boîte, celle qui contenait le « Plan de Bataille ». Lorsqu’ils auraient cette petite boîte en leur possession, avec ce qu’elle contenait, Alexander Welles serait rendu à sa tendre épouse. Si elle refusait, ou si elle jugeait bon d’avertir les autorités, Alexander Welles serait impitoyablement assassiné.
  
  Jane avait protesté qu’il lui était absolument impossible de se procurer cette boîte. Jamais son mari n’avait voulu l’admettre dans ce qu’il appelait le « Saint des Saints ». Lui seul aurait pu l’y faire entrer. Elle ne voyait pas comment…
  
  Mais les autres avaient tout prévu. Ils savaient tout. Même que Hale, le lieutenant Harold Harwood, l’adjoint de Welles, était amoureux de Jane…
  
  Et, précisément, le lieutenant Harwood devait se trouver seul au Service, de permanence, le samedi après-midi qui allait venir…
  
  La mort dans l’âme et toujours sans autres nouvelles de son mari, Jane avait suivi les instructions que Rodrigo lui avait transmises.
  
  Le samedi après-midi, à deux heures cinq, elle avait appelé Hale à Fort Shafter et lui avait annoncé sa visite pour trois heures. Il l’avait reçue dans le bureau d’Alexander, qu’il occupait en l’absence de celui-ci. Elle lui avait dit être sans nouvelles d’Aleka depuis plusieurs jours ; y avait-il une raison à ce silence ? Il avait essayé de la rassurer. Aleka avait probablement autre chose à faire et, de toute façon, il allait bientôt rentrer.
  
  Puis, ce qui était prévu était arrivé. Hale s’était soudain montré entreprenant. Elle l’avait provoqué un peu, juste ce qu’il fallait, puis l’avait laissé s’échauffer. Au bon moment, elle avait demandé à visiter le « Saint des Saints ».
  
  Il avait un peu hésité, lui avait fait jurer de n’en jamais rien dire à son capitaine de mari, puis avait dû penser qu’il risquerait moins, de l’autre côté de la porte blindée, d’être surpris à faire la cour à la femme de son chef de service.
  
  Il avait sorti un trousseau de clés d’un coffre. Ils avaient franchi une première porte d’acier et s’étaient trouvés dans la salle de projections. Au-delà était le laboratoire photographique, avec tous ses appareils mystérieux, sa lampe rouge et son broyeur de documents, que Hale avait fait fonctionner devant elle. Puis le petit bureau, mal éclairé, du chef de laboratoire. Et enfin la fameuse petite pièce où se trouvent les classeurs métalliques…
  
  Le cœur battant la chamade, elle avait voulu voir ce que contenaient les classeurs. Hale avait d’abord refusé. Elle avait dû finalement lui promettre un baiser pour le décider. Il avait voulu se faire payer d’avance et elle avait dû lui donner satisfaction. Il avait même essayé de pousser l’affaire plus avant et elle avait dû lui taper sur les mains.
  
  Il avait ouvert des tiroirs, lui avait montré les petites boîtes de fer gris, lui avait laissé lire quelques étiquettes. Le « Plan de Bataille » était dans le deuxième tiroir. Il en avait ouvert trois en tout.
  
  Le téléphone avait sonné. C’était prévu. Le téléphone qui était dans le bureau du chef de laboratoire. Hale avait été répondre, non sans lui recommander de ne toucher à rien. Lorsqu’il était revenu, la petite boîte contenant le « Plan de Bataille » se trouvait dans le sac à main de Jane.
  
  Il avait refermé les tiroirs à clé, sans s’apercevoir de rien. Puis, il s’était montré grandement désagréable, en ce sens qu’il avait carrément essayé de la violer sur une table. Elle ne s’en était tirée qu’en lui promettant de se donner à lui où et quand il voudrait, à condition qu’il la laissât maintenant tranquille. Il l’avait laissée partir.
  
  Elle était sortie de là malade de honte et de peur, mais heureuse d’avoir réussi à se procurer ce qui devait sauver Aleka. Rodrigo l’attendait à quatre heures dans le hall des boutiques « Hawaïan Village ». Elle n’avait eu que quelques minutes de retard et lui avait remis la petite boîte…
  
  Cela se passait samedi après-midi. Rodriguo lui avait téléphoné deux fois par la suite, le dimanche et le lundi, lui affirmant que tout allait bien. Le mardi, Aleka était rentré et elle avait compris qu’il n’avait jamais été prisonnier de qui que ce soit, que la lettre remise par Rodrigo ne pouvait être qu’un faux et qu’elle s’était fait abominablement rouler. Elle avait compris que la disparition du « Plan de Bataille » ne tarderait pas à être découverte et qu’il serait facile de remonter jusqu’à elle. Aleka compromis, cassé de son grade, mis à la porte de l’armée, peut-être emprisonné avec elle. Tout cela lui était apparu clairement. Alors, par lâcheté, elle avait voulu se tuer…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Welles pensa qu’il était un homme fini. En quelques heures, tout ce à quoi il tenait s’était désagrégé autour de lui. Il ne restait plus que des ruines.
  
  Il éprouva de nouveau de la colère et du ressentiment contre celle qui, par sa légèreté, par son inconséquence, avait permis que cette catastrophe pût se produire. Elle le vit dans son regard et détourna ses yeux pâles.
  
  — Tu ne m’aimes plus et tu as bien raison.
  
  Elle avait une voix et des attitudes de petite fille. Il la traita en lui-même de sale gamine, puis se souvint de ce que lui avait dit le médecin psychiatre. Elle était malade, il ne pouvait lui en vouloir.
  
  Il respira plusieurs fois profondément, se leva et marcha un peu à travers la pièce. Il devait absolument recouvrer son sang-froid et sa faculté de raisonner sainement. Un danger grave, pressant, le menaçait. Il était peut-être trop tard pour redresser la situation, mais il lui fallait essayer. Son tempérament de lutteur l’empêchait de capituler sans combattre.
  
  Il revint s’asseoir près de la tête du lit, prit la main de sa femme et demanda :
  
  — Où habite ce Tortosa ?
  
  Elle haussa légèrement les épaules.
  
  — Je ne sais pas.
  
  Incrédule, il répéta ;
  
  — Tu ne sais pas ? Tu veux dire que tu ne sais plus ?
  
  — Je ne l’ai jamais su, avoua-t-elle.
  
  — Comment ? Tu sortais, tu t’affichais avec ce type, tu le recevais chez NOUS, sans savoir même où il habitait ?
  
  Elle tourna la tête de l’autre côté.
  
  — Il parlait très peu de lui-même. Il était très mystérieux. C’était toujours lui qui téléphonait.
  
  Il se sentait désarmé par tant d’inconscience. Il respira de nouveau à fond.
  
  — Tu lui as certainement posé des questions à ce sujet ?
  
  Elle était trop curieuse pour ne pas l’avoir fait.
  
  — Oui, murmura-t-elle.
  
  — Que t’a-t-il répondu ?
  
  — Qu’il habitait chez des amis qui n’avaient pas le téléphone.
  
  — Il ne t’a pas dit qui étaient ces amis ? Il n’a prononcé aucun nom, jamais ? Dans le hasard de la conversation… Réfléchis bien.
  
  Elle secoua son petit visage aux traits tirés.
  
  — Non jamais.
  
  Il se sentait de nouveau accablé.
  
  — Et Lucie More ? Sait-elle où le joindre ?
  
  — Je ne crois pas. Nous en avons quelquefois parlé. Elle trouvait justement bizarre qu’il n’ait pas d’adresse…
  
  Il passa les doigts de sa main libre dans ses cheveux coupés très courts.
  
  — La lettre, dont tu as cru qu’elle venait de moi, où l’as-tu mise ?
  
  — Celle que Rodrigo m’a montrée ?
  
  — Oui.
  
  — Je la lui ai rendue tout de suite. Cela faisait partie des instructions.
  
  Il ferma les yeux et se mit à jurer silencieusement. On était vendredi. Le lendemain, cela ferait une semaine que le document aurait été remis. Il n’y avait plus une chance sur un million qu’il pût retrouver la piste à temps. La petite boîte grise avait déjà dû quitter l’île, probablement en direction de l’Ouest.
  
  Il essaya de réfléchir posément. Le vol ne risquait guère d’être découvert avant longtemps. Les archives photographiques n’étaient en effet jamais consultées. Leur but était de permettre le sauvetage facile de la totalité des dossiers conservés au Grand Quartier Général. Quelques kilos de photocopies dans un classeur métallique de faible encombrement et muni de poignées pour être facilement transporté par deux hommes en cas d’incendie, de bombardement ou de tremblement de terre, contenaient exactement tout ce qui se trouvait dans les quelques dizaines de tonnes de paperasses classées au Fichier Central ou dans les coffres-forts des divers services. La petite boîte ayant été prise dans un des premiers tiroirs, que l’on n’avait plus, en principe, à ouvrir, des mois pouvaient s’écouler avant que l’on s’en aperçût…
  
  Mais Welles n’avait pas l’intention de laisser s’écouler des mois avant de révéler l’affaire à ses chefs. La sécurité des États-Unis était en jeu et Welles aimait trop son pays pour ne pas s’en soucier.
  
  Le « Plan de Bataille » ! Rien que cela ! Peut-être le document le plus important, le plus secret, pour les États-Majors de tous les pays… Le « Plan de Bataille » réglait dans les moindres détails tout ce qui devait être fait, tant au point de vue militaire que civil, en cas d’attaque brusquée d’un adversaire éventuel. Les mouvements de troupes, les contre-attaques à effectuer immédiatement selon les cas, les mesures de mobilisation, de réquisition, de ravitaillement de l’armée et de la population civile, de protection des bâtiments officiels, les ordres d’opération à donner à l’aviation et à la marine. Tout s’y trouvait minutieusement prévu et expliqué…
  
  Le « Plan de Bataille » des adversaires possibles avait toujours, depuis que l’espionnage existait, représenté l’objectif numéro un de tous les Services Secrets. Et cela était bougrement facile à comprendre !
  
  Tout ce que voulait Welles, c’était quelques heures de délai. Il estimait que sa position serait meilleure s’il pouvait amener lui-même Rodrigo de Tortosa au chef du Contre-espionnage du G.Q.G., auquel il lui faudrait expliquer toute l’affaire.
  
  Jane murmura !
  
  — Aleka !
  
  Il se rapprocha. Elle lui prit la main, le regarda bien en face et dit :
  
  — Aleka, je ne t’ai jamais trompé.
  
  Il avait envie de la croire, mais il y avait la scène qu’elle lui avait décrite avec le lieutenant Harwood.
  
  — Même pas avec Hale ?
  
  Il ferma les yeux, imaginant son jeune adjoint essayant de violer Jane sur la table métallique qu’il connaissait bien.
  
  — Non. Je ne lui avais promis que pour me débarrasser de lui. Mais je n’ai jamais eu l’intention de tenir ma promesse… Tu penses bien que si j’avais voulu te tromper, ce n’est pas lui que j’aurais choisi. J’ai trop de respect pour toi, Aleka, pour faire quoi que ce soit qui puisse te ridiculiser…
  
  Il serra les dents. L’affirmation ne manquait pas de piquant. Sans doute trouvait-elle moins grave de l’avoir déshonoré, d’avoir brisé sa carrière et leur avenir à tous les trois. Il questionna :
  
  — Il a bien essayé, tout de même, de te la faire tenir, cette promesse ?
  
  Les yeux de la jeune femme s’agrandirent.
  
  — Non, je t’assure. Je n’ai même plus entendu parler de lui depuis samedi.
  
  Welles pensa que, ayant cédé à un moment d’égarement, Harwood avait dû ensuite se ressaisir et craindre les conséquences. Il n’en restait pas moins que ce jeune lieutenant s’était conduit comme un salaud. « Je le ferai muter au diable ! » gronda Welles en lui-même. Puis il réalisa avec amertume qu’ils seraient certainement tous les deux, dos à dos, mis à la porte de l’armée.
  
  Il se rendit compte que Jane lui parlait et qu’il n’avait pas entendu, rendu sourd par la fureur jalouse qui venait de le submerger pendant quelques secondes.
  
  — Qu’est-ce que tu dis ?
  
  Elle fit rouler sa tête de l’autre côté. Ses beaux cheveux blonds étaient raides et collés par la sueur.
  
  — Je n’ai plus envie de vivre, répéta-t-elle. Aleka, si tu m’aimes, il faut me laisser mourir.
  
  Il retint son souffle. Ainsi, de lui avoir tout avoué ne l’avait pas guérie. Elle avait toujours envie de mourir. Il ne répondit pas.
  
  — Ne bouge pas, recommanda-t-il. Je reviens tout de suite.
  
  Il l’embrassa sur la tempe et sortit. Une infirmière, qui attendait dans le couloir, le remplaça discrètement auprès de la malheureuse. Il se dirigea vers le bureau du médecin psychiatre.
  
  Le docteur Bade le reçut immédiatement :
  
  — Alors ? questionna-t-il.
  
  Welles refusa la chaise qu’il lui offrait d’un geste. Impassible, il répondit :
  
  — Elle a fait une bêtise, qu’elle vient de m’avouer. Mais elle a toujours envie de mourir.
  
  Bade resta un instant silencieux, puis demanda :
  
  — Avez-vous refusé de lui pardonner ?
  
  — Non. Vous m’avez dit qu’elle était malade, je vous crois. Je le sais d’ailleurs mieux que personne. Je considère donc qu’elle n’est pas responsable de ses actes.
  
  Doucement, le psychiatre s’enquit :
  
  — Vous est-il possible de me dire quel genre de bêtise ?
  
  — Non, répondit sèchement Welles.
  
  — Je n’insiste pas. Êtes-vous toujours décidé à la faire soigner ?
  
  — Certainement. On ne peut pas la laisser dans cet état.
  
  — Bien. Je crois que vous pouvez l’emmener maintenant chez vous. Soyez gentil avec elle, essayez de la remettre en confiance. Elle doit sentir qu’elle peut se raccrocher à vous sans crainte de replonger. Vous donnez d’ailleurs une grande impression de solidité, c’est parfait… Et ramenez-la-moi demain pour la première séance. Elle est encore trop faible pour commencer aujourd’hui. Amenez-la à deux heures. La séance dure environ une heure et vous pourrez la ramener chez vous après. Elle devra avoir l’estomac vide, mais vous pourrez lui donner un peu de thé et quelques toasts pour le petit déjeuner. À demain, mon vieux. Et ne vous en faites pas trop. La vie, c’est comme ça. C’est fait de hauts et de bas.
  
  
  *
  
  * *
  
  Pipo était reparti pour l’école. Ils lui avaient dit, ainsi qu’à la voisine, que Jane avait été victime d’une grave intoxication alimentaire et qu’il avait fallu la transporter à l’hôpital pour lui faire un lavage d’estomac. Welles avait expliqué à son fils qu’il avait dû se fâcher, la veille, parce que sa maman, ne se rendant pas compte de son état, refusait d’aller à l’hôpital. Pipo avait eu l’air de très bien comprendre.
  
  Ils étaient maintenant seuls dans leur chambre, face à face. Welles faisait un effort pour se montrer gentil et affectueux, alors que son esprit se trouvait torturé au sujet du document volé.
  
  Il s’assit au bord du lit et regarda sa femme, bien calée sur les oreillers.
  
  — Où as-tu mis les lettres que je t’envoyais ?
  
  Elle tendit un doigt vers l’armoire.
  
  — Là, à droite.
  
  Il y alla. Elles étaient dans une chemise de carton jaune, rangées par ordre d’arrivée, les dernières au-dessus. Il lui avait écrit tous les jours, numérotant chaque lettre afin de savoir si toutes arrivaient bien. Il savait exactement combien il en avait envoyé : quatre-vingt-dix-sept. Il n’y en avait que quatre-vingt-quinze dans le dossier.
  
  Il les vérifia une à une afin d’être bien sûr, puis annonça :
  
  — Il en manque deux, les deux dernières.
  
  — C’est impossible.
  
  Il revint s’asseoir auprès d’elle.
  
  — J’ai déjà compris que tu n’avais pas reçu la toute dernière, celle où je t’annonçais que j’allais terminer mon stage dans les laboratoires d’une base secrète d’où il me serait impossible de t’écrire pendant une semaine…
  
  Les yeux de la jeune femme s’arrondirent.
  
  — Je n’ai jamais eu cette lettre !
  
  — Je le sais bien. Mais, l’avant-dernière… Attends… Je crois que je te racontais comment j’avais retrouvé Handerson, tu te rappelles ? Qui était au bureau des sauf-conduits à Berlin…
  
  — Celle-là, je l’ai eue.
  
  — Elle n’est plus là.
  
  — C’est impossible !
  
  Elle lui prit le dossier des mains, chercha vainement.
  
  — Peut-être dans un de mes sacs ?
  
  Ils fouillèrent dans tous les sacs, sans plus de succès. Welles reprit :
  
  — Je vais te dire ce qui s’est passé, moi. Le jour où cette petite saloperie de Tortosa est venue ici et qu’il t’a fait prendre ce comprimé pour ta migraine… Eh bien, il t’a simplement fait prendre un somnifère. Tu t’es endormie, tu t’en souviens bien. Pendant ce temps, il a fouillé ici pour prendre une de mes lettres. Il devait déjà avoir intercepté celle où je t’annonçais mon silence pour une semaine et il voulait s’assurer, pour ne rien laisser au hasard, que je ne t’en avais pas parlé dans les lettres précédentes. Et il en a pris une autre, l’avant-dernière, pour donner davantage de matériel au faussaire chargé d’imiter mon écriture. Tu comprends ?
  
  Elle ne disait rien. Il décida :
  
  — Je vais donner un coup de fil. Ne bouge pas.
  
  Il avait vidé, en arrivant, la pharmacie de tout ce qu’elle pouvait contenir de produits dangereux et fait disparaître les quelques lames de rasoir qui traînaient dans la salle de bains. Il avait aussi enfermé son revolver de l’armée. Il descendit et appela le service d’immigration où travaillait un de ses amis. Il lui demanda de chercher si un certain Rodrigo de Tortosa avait quitté l’île au cours de la semaine écoulée. L’autre lui répondit qu’il ne pouvait le savoir que si Tortosa était parti à destination d’un pays étranger. Il n’y avait pas de contrôle entre l’île et le « Mainland ». Welles pensait qu’il y avait bien quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que Tortosa eût quitté le territoire des États-Unis sans espoir de retour.
  
  — Je te rappelle dans une heure, promit son ami.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Le téléphone avait sonné exactement cinquante-cinq minutes plus tard. Maintenant, Welles savait que Rodrigo de Tortosa était arrivé dans l’île un mois plus tôt, venant de Lima par bateau, en possession d’un passeport péruvien et d’un visa touristique valable six mois. Tortosa n’était pas ressorti de l’île à destination d’un pays étranger, mais il pouvait fort bien avoir gagné le « Mainland » sans qu’on le sût. Lors de son débarquement, il avait annoncé son intention de résider à l’hôtel Halékulani.
  
  L’hôtel Halékulani était composé de petits bungalows disséminés au milieu des bananiers et des cocotiers, le long de la plage de Waikiki. Il était possible d’y mener une vie complètement indépendante en évitant de se montrer au bâtiment central où se trouvaient concentrés le bureau, la réception, les salons et salles à manger. Nombre d’Américains qui avaient beaucoup voyagé affirmaient que l’Halékulani pouvait figurer parmi les plus agréables hôtels du monde entier.
  
  L’infirmière que Welles avait demandé à une entreprise spécialisée, arriva quelques minutes en avance sur l’heure dite. Welles lui expliqua ce qu’il attendait d’elle, se recommanda de l’amitié du docteur Cowburn, que la jeune femme connaissait bien, et sortit.
  
  Il avait déposé son uniforme trop voyant pour enfiler un pantalon de toile légère et une chemise hawaïenne convenablement bariolée. Il ressemblait ainsi à tout le monde et c’était exactement ce qu’il désirait. Il pensait qu’il disposait de bien peu de temps, jusqu’au lundi matin, moment où expirerait sa permission exceptionnelle de retour de stage, pour faire ce qu’il avait décidé de faire. Bien peu de temps…
  
  Il suivit Lewers Road, traversa l’avenue et continua jusqu’à l’hôtel Halékulani. Il entra dans le hall de la réception et demanda s’il pouvait voir M. de Tortosa.
  
  Un grand et jeune garçon brun lui répondit que M. de Tortosa avait quitté l’hôtel depuis exactement une semaine. Il était parti le vendredi précédent, sans laisser d’adresse.
  
  Welles, très déçu, insista :
  
  — Alors, il a dû laisser un message pour moi.
  
  — À quel nom, monsieur ?
  
  Welles donna le premier qui lui passa par la tête.
  
  — Henderson.
  
  Un homme, grand et blond, bâti en force, de type européen s’approcha soudain.
  
  — Je suis le manager, dit-il. M. de Tortosa n’a laissé aucun message pour personne.
  
  Welles n’avait pas besoin de se forcer pour prendre un air ennuyé.
  
  — Je ne comprends pas. Il m’avait pourtant dit… Il est sans doute parti pour le Mainland. Savez-vous quel avion ou quel bateau il a pris ?
  
  Le manager répondit :
  
  — M. de Tortosa a refusé la limousine que nous lui proposions pour le conduire au port ou à l’aérodrome. Il a préféré les services d’un chauffeur de taxi qu’il a frété lui-même.
  
  — Peut-être quelque employé de l’hôtel connaît-il ce chauffeur de taxi. Excusez-moi d’insister, mais c’est pour moi une question vitale…
  
  Le manager semblait plein de bonne volonté.
  
  — Je n’en doute pas, monsieur. Mais M. de Tortosa occupait le pavillon 34-2, sur Kalia Road. Et j’ai su en écoutant parler les garçons qu’il n’avait appelé aucun d’eux pour l’aider à charger ses bagages… Personne ne l’a vu partir. Peut-être pourriez-vous utilement consulter les agences de voyage ?
  
  — Je vais voir de ce côté, répliqua Welles. Je vous remercie beaucoup.
  
  — Je vous en prie.
  
  Welles ressortit et se retrouva dans l’air surchauffé. En quittant la cour de l’hôtel, il tourna à droite dans la partie de Kalia Road qui se termine en cul-de-sac, à quelques mètres de la plage. Le pavillon 34-2 était à cent mètres sur la gauche. Un gamin suçait une glace, appuyé de l’épaule contre le compteur de stationnement planté au bord du trottoir. Tout était tranquille.
  
  Welles franchit un portillon, à droite de la rue, qui donnait accès à un chemin serpentant au milieu des bungalows de l’hôtel, enfouis dans une végétation désordonnée. Il marcha jusqu’au Beach Coffee Shop et avança sur le mur bordant la plage.
  
  Il y avait là le lot habituel de vieilles femmes richissimes, venues tremper leurs diamants dans l’eau bleue des mers du sud et réchauffer leurs horribles chairs croulantes au soleil tant vanté des Hawaï. Il y avait aussi quelques vieux messieurs, en minorité. Deux ou trois pin-up, pas plus, juste ce qu’il fallait pour ne pas faire mentir les affiches de propagande des agences de voyages ; quelques éphèbes douteux. Pas un seul gosse.
  
  Il y avait aussi une jolie femme brune d’une trentaine d’années, très bronzée et suffisamment bien roulée pour se faire remarquer.
  
  Welles sauta dans le sable et alla se placer entre le soleil et la jeune femme qui semblait dormir. Elle n’avait guère changé depuis dix ans. Son corps était resté ferme et jeune. Juste quelques petites ridelles au coin des yeux et sur le front…
  
  Elle se réveilla.
  
  — Dites donc, vous !
  
  Éblouie, elle ne le reconnaissait pas. Il s’assit auprès d’elle, sur un coin de la grande serviette bleue qui lui servait de tapis de sol.
  
  — Je suis Alexander Welles…
  
  — Oh ! Aleka !
  
  Elle se troubla et ajouta vivement :
  
  — Excusez-moi, mais j’ai tellement pris l’habitude d’entendre Kini vous appeler ainsi…
  
  — C’est sans importance, dit froidement Welles.
  
  Il regarda autour d’eux afin de s’assurer que personne ne pouvait les entendre. Il était décidé à ne pas y aller par quatre chemins.
  
  — Comment va Kini ? demanda la jeune femme. Elle n’est pas avec vous ? Il y a plusieurs jours que je ne l’ai vue.
  
  Il répondit :
  
  — Kini a essayé de se suicider. Je l’ai sauvée de justesse.
  
  Lucie More avait pâli. Elle resta un instant le souffle coupé, puis :
  
  — Qu’est-ce que vous me racontez là ? Ce n’est pas possible !
  
  — C’est l’absolue vérité. Elle a avalé cinquante comprimés de barbiturique et il a fallu lui faire un lavage d’estomac.
  
  — Mon Dieu ! Pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ? Elle avait l’air si gaie, si heureuse !
  
  — Elle l’a fait et je cherche à savoir pourquoi. Précisément.
  
  Elle avait senti la menace dans le ton et se raidit. Elle le considéra attentivement et s’enquit :
  
  — Pensez-vous que j’aie une responsabilité dans tout cela ?
  
  Il soutint son regard.
  
  — Je ne pense rien encore. Parlez-moi de Tortosa.
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Tortosa ?
  
  — Oui, Tortosa.
  
  Elle réfléchit quelques secondes, puis décida en se levant.
  
  — Venez chez moi. Nous serons plus tranquilles.
  
  Il se mit debout. Elle ramassa ses affaires et le précéda pour quitter la plage. La vendeuse du « Resort Shop », spécialité de « bathing suits, aloha shirts, and women’s apparel », adressa un sourire à Lucie More qui ne le vit même pas.
  
  Elle occupait la moitié d’un bungalow situé assez près de la rue. Welles ne put s’empêcher de regarder autour d’eux pour voir si quelqu’un le voyait entrer chez la jeune femme. Celle-ci s’en aperçut et eut un rire amer.
  
  — Ne vous en faites pas, ma réputation n’a plus rien à perdre, et puis toutes ces vieilles garces sont sur la plage. Vous les avez admirées, j’espère.
  
  Elle referma la porte, puis baissa les stores à lamelles métalliques.
  
  — Asseyez-vous. Voulez-vous boire quelque chose de frais ?
  
  — Si vous voulez.
  
  Il y avait un petit réfrigérateur de location dans un coin de la pièce. Welles s’assit dans un des fauteuils de rotin, à côté d’une petite table qui supportait le bulletin journalier de l’Halékulani et un gros cendrier de verre. Lucie More ouvrit deux boîtes de bière.
  
  — J’en suis toute bouleversée, assura-t-elle.
  
  — Parlez-moi de ce Tortosa, reprit Welles.
  
  Elle s’assit en face de lui, but quelques gorgées de bière et commença :
  
  — Je connais Tortosa depuis longtemps. Cinq ou six ans, peut-être. J’avais passé des vacances au Mexique. Il était directeur d’une boîte de nuit à Monterrey, réfugié du Paraguay à la suite de je ne sais plus quelle révolution. Il s’occupait beaucoup de politique.
  
  Elle but une nouvelle gorgée de bière. Welles questionna, assez peu diplomate :
  
  — Il a été votre amant ?
  
  Elle le toisa.
  
  — Peut-être. Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
  
  — Kini m’a dit qu’il était pédéraste.
  
  — C’est très possible. C’est elle qui le dit. Elle m’a même traitée de folle parce que cela ne me sautait pas aux yeux.
  
  — Quel genre de type est-ce ?
  
  Elle prit son temps pour continuer et il craignit un moment qu’elle ne l’envoyât promener.
  
  — Un type assez extraordinaire, mais pas fréquentable. Un phénomène, comme on en trouve dans les zoos. J’avais prévenu Kini : c’est le genre de loustic qu’il est amusant de regarder pendant une heure à travers un mur de verre. Rien de mieux…
  
  — Kini l’a beaucoup fréquenté.
  
  — Nous l’avons vu deux ou trois fois sur la plage.
  
  — Elle l’a rencontré en dehors de vous.
  
  Lucie More parut stupéfaite.
  
  — Non ! Je ne vous crois pas !
  
  — C’est elle qui me l’a dit. Ils avaient des rendez-vous presque tous les jours.
  
  Circonspecte, la jeune femme questionna :
  
  — Voulez-vous dire que… qu’elle vous a trompé avec lui ?
  
  — Je n’en sais rien. Elle me jure que non et je serais assez tenté de la croire, encore que le mari est toujours le dernier à savoir ce genre de chose…
  
  Lucie More trancha, catégorique :
  
  — C’est impossible. Elle a une véritable vénération pour vous. Même si elle est sortie seule à seul avec Tortosa, je suis certaine qu’elle n’a rien fait de mal.
  
  Welles pensa que c’était déjà une imprudence suffisante en soi, que les gens qui les connaissaient ne devaient pas se priver de jaser. Déjà, le médecin psychiatre Bade était convaincu, de la façon dont il avait dû lui présenter l’affaire, qu’il était un mari trompé. Il allait devoir s’habituer à la situation de cocu ; même si ce n’était pas vrai.
  
  Il se mit à expliquer à la jeune femme comment, à son avis, Tortosa avait pu se montrer dangereusement nuisible pour Jane. Celle-ci était fatiguée, désemparée, incapable de résister victorieusement à son angoisse en l’absence de son mari. Elle cherchait à s’étourdir et elle avait toujours préféré la compagnie des hommes à celle des femmes. Tortosa l’avait amusée, puis littéralement fascinée et, inconsciemment, elle s’était mise à croire aux théories stupides qu’il professait, peut-être par jeu, peut-être par réelle révolte contre la société.
  
  — Vous avez sans doute raison, approuva Lucie More. C’est un anarchiste et un aigri. Il est toujours en train de crier contre la société, de hurler son mépris pour la famille, pour l’amour… Il dit que chacun doit faire dans la vie exactement ce qu’il lui plaît, même si cela empoisonne les autres. Je cite ses propres paroles. Il prétend que personne n’a de responsabilités envers qui que ce soit…
  
  — Nous y voilà, dit Welles. Jane en est arrivée à une perte totale de la conscience de ses responsabilités envers son foyer, envers Pipo et envers moi.
  
  — Je n’aurais jamais cru que Kini puisse se montrer perméable à de pareilles inepties, murmura Lucie More. Dieu sait que je ne suis pas une sainte, mais les théories de Tortosa m’ont toujours fait rigoler.
  
  — Il faut que je mette la main sur ce type reprit Welles. J’ai besoin de savoir jusqu’à quel point il est responsable de ce gâchis.
  
  — Je vous comprends, assura-t-elle en se levant.
  
  — Il habitait ici jusqu’à la semaine dernière. Il est parti sans laisser d’adresse…
  
  Elle était debout devant lui, bien moulée dans son maillot bleu ciel.
  
  — Je l’ai aperçu au début de cette semaine, dit-elle lentement. Attendez que je me souvienne…
  
  Il retint sa respiration. Le sang battait à ses tempes, mais ce n’était pas la proximité de cette jolie fille qui en était la cause.
  
  — C’était mardi, continua-t-elle en fermant à demi les yeux. Je me rendais au golf avec un ami…
  
  — Quel golf ?
  
  — Ala Wai… J’avais une course à faire sur l’Avenue et nous avions pris ensuite Liliuokalani. Au coin de la dernière rue, à gauche…
  
  — Tusitala ?
  
  — Peut-être, il y a une petite maison assez jolie avec des animaux de céramique sur le toit…
  
  — Je vois.
  
  — Tortosa sortait de cette maison. Je ne l’avais pas reconnu tout d’abord car il avait rasé sa moustache. Mais je me suis retournée dans la voiture et, lorsque je l’ai vu de dos, je n’ai plus eu le moindre doute.
  
  — Vous pensez qu’il habitait là ?
  
  Elle eut un mouvement d’épaules.
  
  — Je n’en sais rien.
  
  — Je vais aller voir ça. Pouvez-vous me dire à quoi il ressemble ?
  
  — À un Sud-Américain. Il est… Attendez, je puis vous donner mieux qu’un signalement.
  
  Elle fit glisser de côté une des portes de la penderie et prit sur l’étagère un sac de plage dans lequel elle se mit à fouiller.
  
  — Un jour que nous étions tous les trois sur le sable, un photographe nous a pris ensemble. Je dois encore avoir le ticket…
  
  Elle était penchée vers lui. Le haut de son maillot sans bretelles avait glissé et l’auréole brune d’un sein petit et ferme émergeait au-dessus du tissu. Welles avait trop de soucis en tête pour penser à la bagatelle, mais le désir obéit à des lois mystérieuses et il fut tout étonné de le sentir monter en lui comme une vapeur brûlante.
  
  — Le voilà ! s’exclama-t-elle.
  
  Elle vint tout contre lui pour lui montrer le ticket. Les clichés devaient être retirés chez un photographe de Kalakaua Avenue.
  
  — Je crois que ce doit être à peu près en face du Moana, ajouta la jeune femme.
  
  Elle dut se rendre compte que l’attention de Welles se trouvait détournée, baissa les yeux, recouvrit la pointe de son sein qui allait émerger et remonta vivement le bonnet baleiné qui s’était déplacé.
  
  — Oh ! Excusez-moi, dit-elle avec une confusion qui n’était pas feinte.
  
  Il prit le papier sans répondre. Une tension nouvelle s’était établie entre eux. Elle restait immobile près de lui, comme si elle avait craint que le plus léger mouvement ne déclenchât quelque chose contre lequel ils ne pourraient rien.
  
  « C’est complètement idiot ! » pensa Welles. La gorge serrée, il se leva et voulut dire merci. Mais le mot refusa de sortir. Il se racla la gorge. Lucie More le regardait avec une expression nouvelle ; ses beaux yeux sombres étaient dilatés et elle venait de mouiller ses lèvres avec sa langue.
  
  — Kini m’a tellement parlé de vous, dit-elle sourdement que j’ai l’impression de vous connaître aussi bien qu’elle. Elle me rabâchait tellement les oreilles à votre sujet qu’il m’arrivait d’en rêver…
  
  Elle baissa pudiquement les paupières, comme pour bien lui faire comprendre de quel genre de rêves il s’agissait. Il savait que Kini était très fière de leur entente physique et de ses performances à lui dans ce domaine. Elle avait lu dans une revue médicale une étude sur la fréquence des rapports sexuels et lui avait dit, triomphante, qu’ils se conduisaient toujours, après dix ans de vie commune, comme des jeunes mariés « au cours de la première semaine ». Il savait aussi qu’elle en parlait volontiers autour d’elle, ce qui ne laissait pas de l’agacer. Elle avait dû faire ses confidences à Lucie More.
  
  — Elle est très bavarde, répliqua-t-il, assez mal à l’aise.
  
  Elle le regarda de nouveau et il eut l’impression qu’elle s’offrait.
  
  — Y a-t-il quelque chose d’autre que je puisse faire pour vous, Aleka ? Je voudrais tellement vous aider… Vous devez être si malheureux…
  
  « Elles sont toutes les mêmes, se dit-il. Dès qu’elles sentent un homme malheureux, elles veulent absolument le consoler. Celle-là est prête à me voir poser ma tête sur son sein, en attendant autre chose. » Il répondit assez sèchement :
  
  — Je m’en tirerai.
  
  Elle lui sourit, un sourire grave et triste.
  
  — Je vous admire beaucoup, murmura-t-elle.
  
  Il se rappela le mépris hostile des infirmières de l’hôpital pour « l’homme dont la femme avait voulu se suicider ». L’attitude de Lucie était plus agréable. Il fit un effort.
  
  — Je dois partir, assura-t-il. Je vous remercie beaucoup…
  
  Elle leva les bras et posa ses mains sur les épaules de Welles.
  
  — Je voudrais vous embrasser, Aleka. Vous permettez ?
  
  Il n’eut pas le temps de répondre. Deux lèvres chaudes et humides s’étaient posées sur les siennes, des doigts experts remontaient dans le creux de sa nuque. Il se sentit perdre pied. Elle le lâcha, alors qu’il allait l’enlacer, peut-être la pousser vers le lit tout proche.
  
  — Bon après-midi, dit-elle. Et bonne chance !
  
  Elle ouvrait la porte.
  
  — Et revenez me voir. N’hésitez pas à me demander n’importe quoi…
  
  Il s’entendit la remercier et se retrouva dehors, étourdi et furieux contre lui-même. N’avait-il pas été à deux doigts de tromper Kini avec cette fille, alors que la situation était si dramatique ? Il ne se cherchait pas d’excuses, mais savait néanmoins que les émotions de ces derniers jours l’avaient profondément atteint dans sa force morale et qu’il était plus accessible aux émotions qu’en temps normal. Et puis, il avait beau jouer au dur, il y avait tout au fond de lui-même, bien caché mais réel, un besoin enfantin d’être consolé…
  
  Il retrouva sa voiture au bout de Lewers Road, fit demi-tour et prit l’avenue à droite. Il y avait peu de circulation. On était au mois d’avril, entre deux saisons touristiques.
  
  Il arrêta l’auto en face du « Moana », traversa la chaussée et pénétra dans la boutique du photographe. Il donna son ticket. L’employé fouilla dans une boîte, en sortit une enveloppe et la tendit à Welles.
  
  — Regardez si c’est ça.
  
  Tortosa était assis sur le sable entre Kini et Lucie More. Ils riaient. Seule, Lucie avait eu les yeux braqués sur l’objectif. Tortosa et Kini étaient tournés l’un vers l’autre. La photo était bonne. Le profil de Tortosa parfaitement net, d’autant plus qu’il tenait ses lunettes solaires à la main, sans doute pour les nettoyer.
  
  — C’est bien ça.
  
  Il paya et repartit. Un peu plus loin, il tourna à gauche dans Liliuokalani. Il ne pensait plus à Lucie. Une rage froide et meurtrière le gonflait à la seule idée de pouvoir se trouver face à face avec Rodrigo de Tortosa.
  
  La maison était facile à identifier. Un propriétaire aux idées originales avait fait monter sur le toit de gros animaux de céramique : un éléphant blanc, une grenouille verte, un crocodile bleu, un chat noir dont la queue dressée dessinait un point d’interrogation sur le bleu ardent du ciel sans nuage.
  
  Welles arrêta l’auto un peu plus loin et revint à pied. L’endroit était tranquille. De belles villas paraissant somnoler à l’ombre des cocotiers, de magnifiques pelouses entretenues à grands frais.
  
  Les volets étaient fermés, mais cela ne voulait rien dire. Welles appuya son pouce sur le bouton de cuivre encastré dans le mur, à gauche de la porte… Il attendit une vingtaine de secondes et recommença, insistant plus longuement. Pas de réponse. Aucun bruit. Il sonna une troisième fois, sans plus de résultat.
  
  Il redescendit les quelques marches du perron et entreprit de contourner la maison. Il y avait un garage accolé derrière, fermé lui aussi. Welles jeta un coup d’œil par une petite fenêtre grillagée. Une Ford 1955, jaune et noir, se trouvait à l’intérieur.
  
  — Vous cherchez quelqu’un ? demanda une voix derrière lui.
  
  Il se retourna, avec l’impression d’être pris en faute. Un Japonais (2), armé d’un râteau, s’approchait lentement, l’air méfiant. Welles décida aussitôt de le bluffer.
  
  — Oui, mon vieux, je cherche quelqu’un. Je cherche TOUJOURS quelqu’un.
  
  Le bonhomme se méprit, comme Welles l’avait espéré, et porta un doigt sale à son vieux chapeau de paille effrangé sur les bords.
  
  — Mille excuses, Chef ! Si je peux vous être utile…
  
  Welles sortit de sa poche la photo qu’il venait d’obtenir et la montra au jardinier en pointant Tortosa avec l’ongle de son pouce.
  
  — Connaissez-vous ce citoyen ?
  
  Le Japonais repoussa son chapeau sur sa nuque, essuya d’un revers de main la sueur qui coulait sur son front, puis s’appuya sur le manche de son râteau.
  
  — … l’impression de l’avoir vue quelque part…
  
  — Il a rasé sa moustache, précisa Welles.
  
  — Ah ! bon… Je m’disais aussi. C’est le nouveau locataire d’ici, M. Belmonte.
  
  Tortosa n’avait pas seulement changé de domicile, mais aussi de nom.
  
  — Moi, je travaille pour le propriétaire, M. Scott, de Dallas. C’est moi qui loue la bicoque en dehors de la saison d’été. Parce que, pendant l’été, le patron vient avec toute sa smala.
  
  — Belmonte ! répéta Welles que le reste laissait absolument froid. Il est là en ce moment ?
  
  — Ah ! non. Il est parti mardi dernier faire un tour dans les îles, avec les « Aloha Airline ». Doit rentrer demain dans l’après-midi.
  
  — Depuis combien de temps a-t-il loué, ici ?
  
  — Il a loué jeudi de la semaine dernière, et il s’est installé le lendemain. Qu’est-ce que vous lui reprochez ? Si c’est un bandit, faut que j’annule la location. M. Scott serait pas content…
  
  — Gardez-vous bien de lui dire quoi que ce soit. Jusqu’ici, ce n’est pas grave. Une petite histoire avec l’immigration. Je reviendrai demain après-midi. Mais, je compte sur vous, ne le prévenez pas !
  
  — Je dirai rien, Chef ! Pouvez compter sur moi.
  
  — Okay. Comment vous appelle-t-on ?
  
  — Mon nom est Saburo Tachibana, Chef. Mes parents sont venus s’établir à Honolulu en 1898. C’est pas d’hier, hein ?
  
  — En effet. Eh bien, Saburo, je vous fais confiance.
  
  — Vous pouvez, Chef.
  
  Welles quitta ce Japonais si bien américanisé et rejoignit sa voiture. Ce contretemps était fâcheux, mais il avait tout de même retrouvé la piste en un temps record et le gibier rentrait le lendemain, s’il fallait en croire le bonhomme. Le lendemain était samedi et Welles avait jusqu’au lundi matin pour…
  
  Il rentra chez lui par Ala Wai Boulevard, sans accorder la moindre attention aux joueurs de golf qui s’affrontaient sur le terrain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Alexander Welles essayait vainement de s’intéresser aux nouvelles du jour. Il reposa bientôt le journal sur la table voisine et consulta sa montre. Il allait être trois heures. Cela faisait cinquante-cinq minutes qu’il attendait le retour de sa femme dans cette pièce ripolinée de vert, meublée de chrome et de nylon.
  
  La porte s’ouvrit. Le docteur Bade entra, visage sérieux.
  
  — Tout va bien, assura-t-il. Elle va bientôt descendre. Faites-la coucher en rentrant chez vous et donnez-lui à boire et à manger si elle en a envie. Vous la ramènerez lundi à la même heure…
  
  Welles pensa qu’il serait obligé de s’arranger pour avoir suffisamment de temps libre en début d’après-midi. Il ne pouvait laisser à personne d’autre le soin de l’amener ici. Elle pouvait fort bien regimber et il était le seul à pouvoir lui faire entendre raison.
  
  — J’avais oublié de vous dire, continuait le médecin, de ne pas vous inquiéter si elle manifeste certains troubles de la mémoire. C’est tout à fait normal et sans aucune importance.
  
  Welles essaya de sourire. Il tenait à faire bonne figure devant les gens et son caractère ne le prédisposait d’ailleurs pas à se complaire dans le drame.
  
  — Pourvu qu’elle n’oublie pas les choses essentielles, répliqua-t-il. Pourvu qu’elle ne m’oublie pas, moi…
  
  Le médecin eut un petit rire bref.
  
  — Aucun danger. Vous verrez : elle n’oubliera que des faits récents. Bon ! excusez-moi, un autre malade m’attend…
  
  Il s’éclipsa. Welles se mit à marcher de long et large dans la pièce. La matinée lui avait au moins apporté quelque chose d’agréable : il avait découvert l’origine du « trou » dans le compte en banque. Kini avait tout simplement inscrit deux fois un même chèque à encaisser, à huit jours d’intervalle. C’était bien d’elle !
  
  Il pensait à Tortosa et se demandait pourquoi ce salopard n’avait pas essayé de quitter les îles pour gagner un pays étranger avant que l’affaire ne fût découverte. Peut-être savait-il que la disparition de la petite boîte pouvait très bien n’être constatée qu’après un très long temps et peut-être était-il certain que Jane ne dirait rien…
  
  Puis, un détail lui revint en mémoire : Tortosa, ou quelqu’un se faisant passer pour lui avait appelé le jeudi soir, quelques instants avant que Jane n’essayât de se suicider ! Décidément, il avait grand besoin, lui aussi, de se faire soigner ! Comment avait-il pu ne pas se souvenir de cet appel lorsque le bonhomme Saburo lui avait affirmé que le Sud-Américain était parti depuis le mardi précédent faire le tour des îles ! L’appel ne venait pas de l’extérieur, il en était sûr.
  
  Il entendit marcher, puis la porte s’ouvrit, maladroitement poussée. Soutenue par un jeune interne, Jane Welles fit son entrée.
  
  Elle titubait. Ses yeux étaient gonflés et rouges. Un vague sourire un peu crispé retroussait les commissures de ses lèvres. Welles approcha vivement et la prit sous le bras.
  
  — Il vaudrait mieux qu’elle se repose dix minutes dans un fauteuil, avant de partir, conseilla l’interne.
  
  Elle secoua doucement la tête et dit d’une voix curieusement étouffée, avec une évidente difficulté d’élocution :
  
  — Je préfère rentrer maintenant.
  
  — Tu peux marcher ? s’inquiéta Welles.
  
  — Oui.
  
  Il lui passa un bras autour de la taille et la soutint solidement. L’interne leur ouvrit la porte. Ils sortirent lentement. Il l’installa précautionneusement dans la voiture et remarqua alors deux petites taches brunes sur les tempes, de la grandeur d’une pièce de cinquante cents. L’emplacement des électrodes, sans doute.
  
  — Ça va ?
  
  Elle essaya courageusement de sourire.
  
  — Ça va.
  
  Il prit le volant et démarra lentement pour ne pas la secouer. Elle parla très peu durant le trajet, se plaignant seulement d’avoir des nausées et mal partout. Lorsqu’il l’aida à se déshabiller pour la mettre au lit, elle lui dit qu’il était un « véritable amour » et lui raconta, qu’en se réveillant elle ne savait plus du tout où elle était ni pourquoi elle y était.
  
  Il lui donna deux comprimés d’aspirine, puis l’embrassa tendrement. Il ne lui en voulait plus du tout. Elle était malade et avait besoin de lui. Il avait envie de la protéger et de la sortir de là.
  
  — L’infirmière va revenir tout de suite, dit-il.
  
  Elle marqua de l’étonnement.
  
  — Quelle infirmière ?
  
  — Mais, celle qui était là déjà hier, et ce matin.
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Comment est-elle ? C’est idiot… Une infirmière ?
  
  — Elle est grande et blonde, avec des lunettes, et elle parle avec l’accent texan…
  
  — Oui ?
  
  — Tu la reconnaîtras quand tu la verras, ne te fais pas de soucis.
  
  Il se demandait s’il devait la prévenir, maintenant, qu’elle allait souffrir de pertes de mémoire. Elle risquait de prendre cela très mal et d’en faire une montagne. Il décida de l’informer…
  
  
  *
  
  * *
  
  La porte s’ouvrit et Welles se trouva soudain en face de Tortosa.
  
  — M. Belmonte ? questionna-t-il.
  
  — Oui.
  
  — Je suis l’assureur de M. Scott. Vous ne voyez pas d’inconvénients à ce que je jette un coup d’œil ?… Ils ont fait récemment des travaux d’électricité et ça demande à être vérifié…
  
  Il avait préparé sa petite histoire en venant. Il avait peur que, s’il se présentait sous son vrai nom, Tortosa lui fermât la porte au nez et qu’il fût obligé de faire du scandale.
  
  — Entrez, dit l’autre d’un air vaguement ennuyé.
  
  Welles entra et attendit que Tortosa eût refermé la porte.
  
  — Je ne suis pas assureur, commença-t-il. Je…
  
  — Je sais, coupa paisiblement le Sud-Américain. Vous êtes Alexander Welles.
  
  Il eut un mince sourire devant la mine ahurie de son interlocuteur et montra la porte voûtée qui donnait accès au salon.
  
  — Entrez, je vous en prie.
  
  Welles sentait le sang battre à ses tempes. Il serra les dents, décidé à conserver coûte que coûte son sang-froid.
  
  — Il y a une très bonne photo de vous dans votre chambre, reprit Tortosa, sans doute pour expliquer comment il avait pu l’identifier.
  
  Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. À l’idée que ce bellâtre qui s’était affiché avec sa femme ait pu mettre les pieds dans leur chambre, Welles vit rouge. Son poing partit avec la rapidité de la foudre et la force d’un marteau-pilon. Il avait beaucoup pratiqué tous les sports de combat dans l’armée et s’était plus ou moins spécialisé dans la boxe, où il avait remporté quelques succès.
  
  Tortosa n’était pas une mauviette, mais le coup l’avait complètement surpris. Il tomba en arrière, sur un fauteuil qui se renversa, et se retrouva les quatre fers en l’air dans une position des plus ridicules.
  
  Il se redressa lentement, frotta sa mâchoire endolorie et dit d’une voix unie, en butant un peu sur les mots :
  
  — Je pourrais vous faire payer ça très cher, Welles. Je sais me battre aussi bien que vous… Mais je pense que nous n’avons rien à gagner, ni l’un ni l’autre, à des exercices de ce genre. Asseyez-vous.
  
  Déconcerté par cette attitude, Welles grommela qu’il ne s’assiérait pas. Tortosa alla ouvrir un petit meuble réfrigérateur en acajou et sortit une bouteille et des verres.
  
  — Je vous comprends parfaitement, reprit-il. Vous me prenez pour le dernier des salauds…
  
  Il se redressa, regarda Welles bien en face et termina :
  
  — Eh bien, vous avez tort.
  
  Il se servit un verre de bière, but goulûment et dit après s’être essuyé les lèvres avec son mouchoir :
  
  — Quand vous aurez soif, vous n’aurez qu’à vous servir.
  
  Welles était de plus en plus déconcerté, Tortosa ne manifestait aucune crainte. Il décida d’attaquer :
  
  — Je suis venu vous chercher, gronda-t-il entre ses dents. Vous allez venir avec moi. Je vous emmène.
  
  — Où ? questionna tranquillement Tortosa.
  
  — Voir les gens du contre-espionnage, à Fort Shafter.
  
  Le Sud-Américain se versa un autre verre de bière.
  
  — J’allais justement m’y rendre, affirma-t-il. Les grands esprits se rencontrent !
  
  Welles pensa qu’il bluffait et qu’il était probablement en train de lui préparer un tour à sa façon. Il sortit brusquement son P.38 de l’armée et ricana :
  
  — Ne me prenez pas pour un idiot, mon vieux. Allons-y !
  
  Tortosa regarda le revolver et parut plus peiné qu’effrayé. Il répliqua sans bouger :
  
  — Je n’ai été dans cette malheureuse affaire qu’un pauvre intermédiaire et tout à fait contre mon gré. J’ai surtout agi pour vous rendre service. Votre femme est très sympathique, j’ai beaucoup d’affection pour elle et « ils » avaient menacé de la tuer. J’ai pensé que l’État-major pouvait toujours refaire un plan de bataille aussi bon que celui volé ; mais que personne ne pourrait vous redonner une femme comme Kini.
  
  — Ne l’appelez pas Kini, grogna Welles.
  
  — De toute façon, enchaîna l’autre. « Ils » viennent de me redonner signe de vie. Il semble que je me sois trompé sur leur compte et qu’aucune nation étrangère ne soit dans le coup. « Ils » veulent négocier la restitution du plan et ils entendent que je leur serve une fois encore d’intermédiaire. Ils en veulent cinq cent mille dollars. À mon avis, ce n’est pas cher…
  
  Welles n’y comprenait plus rien. Il ne croyait pas du tout que ce type pût être sincère, mais il ne comprenait pas davantage où il voulait en venir…
  
  Le téléphone sonna.
  
  — Ne bougez pas, ordonna Welles. Je vais répondre.
  
  Il se déplaça, sans cesser de menacer son adversaire avec le P.38, décrocha l’appareil et dit « allô » en imitant la voix de Tortosa autant qu’il lui était possible de le faire.
  
  — C’est vous, mon vieux ? demanda une voix qui lui parut familière.
  
  — Sûr ! répondit-il sur le même ton.
  
  — Dites donc, je viens d’apprendre que la petite Welles a essayé de se suicider. Je crains qu’elle n’ait tout raconté ensuite à son mari. À mon avis, il ne faut plus perdre de temps… Allô ! vous m’entendez ?
  
  
  
  WELLES SAVAIT MAINTENANT QUI TÉLÉPHONAIT. IL NE POUVAIT PAS SE TROMPER. MAIS LA SURPRISE ÉTAIT SI FORTE QU’IL CESSA UNE SECONDE DE SURVEILLER TORTOSA.
  
  
  
  Une fatale seconde.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  La pendulette, sur un coin du vaste bureau, indiquait minuit et quelques minutes. M. Smith ôta ses lunettes et tira de la poche de son gilet une petite peau de chamois. Son visage boursouflé était pâle et fatigué, mais le colonel Hubert Bonisseur de la Bath, qui venait de s’installer confortablement dans un des fauteuils de cuir réservés aux visiteurs, ne l’avait jamais vu autrement.
  
  M. Smith nettoyait tranquillement les verres de ses lunettes, sans dire un mot. C’était une de ses tactiques habituelles de laisser ainsi les gens sur le gril. Il y avait bien longtemps que cette façon de faire n’impressionnait plus Hubert, en admettant qu’elle l’eût jamais impressionné !
  
  — Mon cher 117, prononça-t-il enfin, en remettant ses lunettes en place, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
  
  Hubert dressa l’oreille. Le Grand Patron n’avait pas l’habitude de sacrifier au règlement qui prescrivait de ne jamais appeler un agent par son nom véritable et de toujours utiliser le pseudonyme du moment ou le numéro matricule. Hubert Bonisseur de la Bath figurait sur les registres de la « C.I.A. » sous le matricule de « O.S.S. 117 ». Il avait été, pendant la guerre, un des premiers agents de l’« O.S.S. »(3) qui avait été dissous depuis et remplacé par la « C.I.A. »(4).
  
  Il attendit sans broncher la bonne nouvelle.
  
  — Le Département d’État, continua M. Smith en frottant l’une contre l’autre ses mains grasses et blanches de prélat, en reconnaissance des services rendus, est disposé à vous élever au grade de général de brigade et à vous confier un poste de direction très important dans la maison.
  
  M. Smith lança vers Hubert un coup d’œil parfaitement hypocrite et s’enquit avec un sourire rusé :
  
  — J’espère que cela vous fait plaisir. Je leur avais bien dit que vous sauteriez au plafond de joie, que c’était assurément votre plus cher désir…
  
  Hubert restait de glace. M. Smith attendit vainement une réaction pendant une vingtaine de secondes, ce qui leur parut à tous deux très long, puis reprit d’un ton faussement désinvolte :
  
  — Je leur ai dit aussi de ne rien faire avant que je ne vous aie consulté. Je vous connais mieux que personne… Le décret de nomination n’est pas encore signé. Ils attendent de moi un simple accord téléphonique…
  
  Hubert sortit enfin de son mutisme et répliqua, de cette voix trop douce qui trahissait chez lui la colère :
  
  — Dites-leur qu’ils peuvent se le foutre quelque part et que je leur souhaite d’en crever ! Dites-leur…
  
  — Allons ! Allons ! coupa vivement M. Smith. Ne devenez pas grossier ! S’il est une chose que j’apprécie en vous, c’est bien votre bonne éducation…
  
  — Dites-leur qu’ils me font ch…
  
  — Hubert !
  
  — … chialer avec leurs étoiles, qu’ils peuvent se les coller où je pense et que ça leur donnera peut-être l’air intelligent ! Je crois aux miracles.
  
  — D’accord, se dépêcha de conclure M. Smith, je vais leur dire tout ça.
  
  — Ça m’étonnerait !
  
  — L’équivalent, tout au moins. Bon ! N’en parlons plus. Vous n’êtes pas encore mûr pour chausser les pantoufles et vous préférez continuer dans le service actif. C’est entendu.
  
  Il respira un grand coup, puis hocha pensivement la tête.
  
  — Dommage, vous auriez été un des plus jeunes généraux de l’armée.
  
  — Je n’en ai rien à foutre !
  
  — D’accord. On n’en parle plus.
  
  Il attira vers lui un dossier jaune marqué « TOP SECRET » et dit en l’ouvrant :
  
  — Puisque c’est comme ça, que diriez-vous d’un petit voyage à Honolulu ?
  
  — En cette saison, il n’y a que des vieilles rombières.
  
  — Je n’ai rien de mieux à vous offrir.
  
  — Alors, allons-y !
  
  M. Smith ouvrit le dossier et feuilleta quelques pages.
  
  — Il y a deux semaines de cela, commença-t-il, un lundi matin, on a découvert le corps d’un homme dans une plantation d’ananas, au-dessus de Wahiawa, dans l’île d’Oahu, à une quinzaine de milles au nord-ouest de la ville d’Honolulu. Cet homme était mort. Il tenait dans sa main droite un P.38 de l’armée, avec lequel il s’était vraisemblablement suicidé. On l’identifia très rapidement : il s’agissait du capitaine Alexander Welles, chef du Service de Documentation et Archives de l’Armée, à Fort Shafter.
  
  — Au Grand Quartier Général ?
  
  — Oui. Les premières constatations semblèrent confirmer qu’il s’agissait bien d’un suicide. La balle qui fut retirée du cerveau était bien sortie du canon du P.38 personnel du capitaine. Une seule fausse note, mais de taille : la voiture du capitaine avait été retrouvée à proximité, dans un bosquet, hors de vue de la route. Mais des amoureux qui étaient venus passer là l’après-midi de dimanche certifièrent que la voiture ne s’y trouvait pas à ce moment-là. Or, le médecin-légiste est formel : lorsque son corps fut découvert, le capitaine Welles était mort depuis au moins trente-six heures, c’est-à-dire depuis le samedi soir, sans pouvoir préciser l’heure exacte…
  
  M. Smith fit une pause et regarda Hubert qui écoutait avec beaucoup d’attention. Il reprit :
  
  — L’enquête en était là lorsque les enquêteurs apprirent que la femme du capitaine, Jane Welles, née Lindermann, d’origine allemande, avait essayé de se suicider le jeudi précédent et que son mari ne l’avait sauvée qu’en la conduisant d’urgence à l’hôpital pour un lavage d’estomac. Le médecin psychiatre qui l’avait prise en charge avait diagnostiqué une dépression nerveuse très grave, aboutissement d’un état d’angoisse permanent provoqué lui-même par des complexes d’infériorité et de culpabilité dont la malade n’aurait pu se défaire. On lui avait déjà fait une séance d’électrochocs lorsque son mari fut retrouvé mort. On l’hospitalisa le lundi, sans lui apprendre le grand malheur qui la frappait et le médecin continua de lui faire des électrochocs, craignant qu’elle n’essayât encore de mettre lin à ses jours lorsqu’elle apprendrait la mort tragique de son mari… J’ai oublié de vous dire que, vers sept heures le samedi soir, l’infirmière qui assurait la garde de Jane Welles avait reçu une communication téléphonique du capitaine Welles qui lui avait fait savoir qu’il ne rentrerait pas avant le lundi matin et qui lui recommandait de bien veiller sur sa femme. Il avait refusé d’être mis en communication avec celle-ci. L’infirmière assure avoir trouvé cela bizarre. Elle n’avait jamais entendu auparavant la voix de Welles au téléphone…
  
  M. Smith prit un cigare dans une boîte en bois de cèdre qui se trouvait à portée de sa main et l’alluma sans se presser. Il réussit quelques ronds de fumée bleue et continua :
  
  — Je ne vous raconte pas les faits par ordre chronologique, ou du moins pas tout à fait, mais je pense que cela vous paraîtra plus clair ainsi – Ce même lundi matin, à peu près au moment où le corps de Welles était découvert entre deux rangées d’arbres à ananas, un certain Rodriguo de Tortosa demandait à être reçu par le colonel Barnes, chef des services de contre-espionnage à Fort Shafter. Rodriguo de Tortosa apprit à Barnes que la photocopie du « Plan de Bataille » pour le Pacifique avait été volée au Service de Documentation et Archives. Tout d’abord, Barnes le prit pour un mauvais plaisant et voulut le jeter dehors. Puis, impressionné par l’assurance du type, il fit faire une vérification. Le « Plan de Bataille », c’est-à-dire sa photocopie, avait bel et bien disparu du classeur métallique transportable dans lequel il était conservé avec la reproduction de tous les autres dossiers plus ou moins secrets du « G.Q.G. ».
  
  — Seigneur ! fit Hubert qui saisissait parfaitement toute la gravité de l’affaire. C’est une catastrophe !
  
  M. Smith secoua sa grosse tête.
  
  — Cela aurait pu être une catastrophe, en effet. Mais Rodrigo de Tortosa était venu pour expliquer que les responsables du vol n’avaient aucunement l’intention de céder le « Plan de Bataille » à un autre pays. Ils étaient prêts à restituer leur butin contre une somme de cinq cent mille dollars…
  
  — Merde ! gronda Hubert. Une paille !
  
  — Cela nous aurait coûté bien plus cher s’il avait fallu refaire un nouveau plan, sans parler de ce que le nouveau n’aurait jamais valu l’actuel, qui représente évidemment ce qui peut se faire de mieux…
  
  — Mais comment savoir s’il n’avait pas été copié ?
  
  — Nous pouvions le savoir. Les photocopies sont placées dans des boîtes en fer qui sont scellées avec une sorte de colle de composition spéciale et mise en place mécaniquement. La boîte ne pouvait avoir été ouverte puis refermée sans que les gens de nos laboratoires puissent s’en apercevoir. À coup sûr. Les voleurs étaient d’ailleurs au courant de cela et Tortosa le mettait en avant…
  
  — Mais comment diable voulaient-ils opérer l’échange ?
  
  M. Smith se gratta pensivement le bout du nez.
  
  — C’est là que le bât blesse. Le plan proposé par Tortosa parut si enfantin au colonel Barnes et à l’Amiral Commandant-en-Chef, qu’ils décidèrent de l’accepter. Les voleurs voulaient être payés en coupures de vingt dollars et cinq cent mille dollars en coupures de vingt, cela fait un joli paquet, exactement vingt-cinq mille billets. On ne peut pas trimbaler ça dans ses poches. Il faut une malle…
  
  — Sûrement !
  
  — Les voleurs savaient bien que notre premier soin serait de relever les numéros des billets. Ils ne pouvaient donc, disaient-ils par la bouche de Tortosa, penser à les écouler à Hawaii. Ils seraient obligés de les négocier dans un pays neutre. Ils proposaient donc que l’argent fût remis à Tortosa qui ramènerait le document une heure après. Si le document n’était pas remis ou si son emballage avait été violé, les gens de Fort Shafter pourraient non seulement se venger sur Tortosa, mais aussi empêcher l’argent de sortir, les moyens de quitter l’île d’Oahu n’étant pas si nombreux ni si difficiles à contrôler. Le colonel Barnes, après avoir examiné tous les moyens dont il disposait, se faisait fort, DE TOUTE FAÇON, d’empêcher les cinq cent mille dollars de quitter l’île. Il fut donc décidé de jouer le jeu comme les voleurs l’avaient proposé. On remit cinq cent mille dollars à Tortosa, qui revint une heure après avec la petite boîte contenant le document. Absolument intacte.
  
  M. Smith se tut, pensif. Hubert questionna :
  
  — Je ne comprends pas très bien. Où ces types d’Honolulu ont-ils trouvé cinq cent mille dollars ? Disposent-ils de fonds spéciaux si importants ?
  
  Un vague sourire éclaira le visage mou et fatigué de M. Smith.
  
  — Je savais que vous alliez tiquer… Avez-vous entendu parler de l’affaire Cicéron (5) ?
  
  — Compris. Ils ont payé en monnaie de singe.
  
  — Exactement ! Hitler avait aussi fait imprimer des faux dollars, que nous avons récupérés en grande partie. C’était une occasion unique de les utiliser…
  
  — Voulez-vous dire que vous avez été mis au courant de cette affaire avant sa conclusion ?
  
  — Oui… Je continue. Aucune banque au monde, même pas de l’autre côté du rideau de fer, ne voudra accepter ces billets qui sont bien connus. Et cela fait que nous avons la quasi-certitude d’être informés par un de nos innombrables agents répartis à travers le monde, au premier essai de négociation.
  
  — Bon, admit Hubert. Ce Tortochose a reçu cinq cent mille faux dollars et a rendu ensuite le document intact dans son emballage. D’accord. Que s’est-il passé ensuite ?
  
  — Rien. Il ne s’est rien passé. Tortosa est toujours à Honolulu, à l’Halékulani Hôtel, où il mène semble-t-il une existence exemplaire de touriste fortuné mais sans plus. Les gens de Barnes ne le quittent pas d’une semelle, mais sans aucun résultat. Les petits futés de Fort Shafter commencent à se demander si c’est du lard ou du cochon, comme disent les Français. Et ils se disent aussi que s’ils ne découvrent pas rapidement comment le document a pu être volé, il n’y a pas de raisons pour que ça ne recommence pas… Bref, ils nous appellent à l’aide et commencent à se mordre les doigts d’avoir voulu jouer aux grands garçons…
  
  Hubert fit claquer sa langue.
  
  — C’est une histoire de fous ! Pourquoi n’ont-ils pas arrêté de Tortochose aussitôt après avoir récupéré le document ? Ils n’avaient qu’à le chatouiller un peu pour lui faire cracher le morceau. Qu’ils aient donné leur parole de lui foutre la paix ne les engageait à rien. Depuis quand se met-on à jouer fair-play en espionnage ? Dans notre business, tous les coups sont permis et tout le monde le sait. Pas de surprise !
  
  M. Smith tira quelques bouffées de son cigare, l’éloigna de sa bouche et le considéra avec une fausse attention.
  
  — Certains éléments de l’affaire permettent de penser qu’elle n’a pas été montée par des professionnels. Il y a des naïvetés, dans tout ça, de grandes naïvetés, et les gens de Fort Shafter n’avaient pas tort de croire que Tortosa, s’il était dans le coup, ne manquerait pas de se livrer rapidement à quelque excentricité… Il faut une grande force de caractère pour enterrer cinq cent mille dollars et attendre à côté sans même y jeter un coup d’œil de temps en temps.
  
  — Sûrement, approuva Hubert. Mais, excusez-moi, existe-t-il une chance pour que ce Tortochose ne soit pas dans le coup ?
  
  M. Smith haussa les épaules.
  
  — C’est possible. Je n’en sais rien. Je ne connais l’affaire que par le dossier. Tortosa s’est présenté comme un intermédiaire forcé. Il raconte qu’il a trouvé quelqu’un, un soir, dans sa voiture et que ce quelqu’un lui a proposé le marché. Tortosa est une sorte de réfugié politique. Il prétend que sa tête a été mise à prix dans son pays et que certaines gens paieraient cher pour savoir où il se cache. L’inconnu aurait été au courant de cette histoire et l’aurait menacé de le dénoncer à ses ennemis s’il refusait de servir d’intermédiaire…
  
  — Bon, coupa Hubert. Il a donc vu le type, c’est toujours ça.
  
  — D’après lui, le type s’était camouflé en enflant un bas de femme sur son visage, ce qui, vous ne l’ignorez pas, défigure complètement. Il avait également des gants et parlait avec une pièce de monnaie dans la bouche pour travestir sa voix.
  
  Hubert ricana.
  
  — Nous voilà en plein roman feuilleton !
  
  M. Smith soupira.
  
  — Vous n’avez peut-être pas tort. Mais vous savez mieux que moi que rien de tout cela n’est impossible.
  
  — Pour être complet, il n’avait plus qu’à fourrer des lentilles dans ses chaussures pour changer sa démarche, insista Hubert avec une certaine mauvaise foi.
  
  La vérité était qu’il n’aimait pas reprendre une affaire déjà « sabotée » par les gens de l’armée.
  
  — Bref, poursuivit M. Smith imperturbable, Tortosa n’a pu mieux faire qu’accepter, certain qu’il n’allait pas manquer de s’attirer de sérieux ennuis avec les gens de Fort Shafter, mais préférant cela aux balles de ses adversaires politiques.
  
  — Et comment s’est déroulé l’échange ? questionna Hubert qui commençait à s’énerver.
  
  — Aussi simplement que possible. L’argent étant faux et le colonel Barnes absolument convaincu de pouvoir retrouver le fil quand il le voudrait, ils ont vraiment laissé partir Tortosa sans essayer de le suivre et ont attendu tranquillement qu’il revienne…
  
  Hubert soupira et leva les yeux au plafond.
  
  — Difficile d’être plus tarte, hein ?
  
  — Oahu est une toute petite île…
  
  — Quatre cent mille habitants, tout de même !
  
  — Ouais ! Bref, le colonel Barnes se demande si le capitaine Welles n’est pas à l’origine de l’affaire ce qui expliquerait le suicide manqué de Jane Welles et la mort tragique du mari. Le document a été volé au service que dirigeait Welles, ce qui établit le rapport. Welles avait été près de quatre mois absent, venu faire un stage sur le « Mainland ». Il était rentré le mardi précédant sa mort et avait été faire un tour à son bureau le mercredi matin. Il était en congé d’après-stage et devait reprendre son poste le matin où il a été retrouvé mort…
  
  — A-t-on cherché à établir s’il lui avait été possible de prendre le document le mercredi matin pendant sa visite à ses bureaux ?
  
  — Évidemment. Il paraît à peu près établi qu’il n’est pas entré dans la chambre forte où se trouve le fameux classeur.
  
  — Alors ?
  
  M. Smith fit un geste évasif.
  
  — Alors, je vous laisse le dossier. Étudiez-le soigneusement et puis partez pour Honolulu. Voyez le service des missions pour les questions matérielles, comme d’habitude…
  
  M. Smith referma le dossier. Hubert se leva.
  
  — Okay, monsieur. Encore quelque chose à vous demander, tout de même… A-t-on interrogé Jane Welles ?
  
  — Non. Elle était à l’hôpital, en traitement. Le médecin s’y opposait. Elle a subi six séances d’électrochocs et il paraît que ces trucs-là provoquent de sérieuses pertes de mémoire. Même si elle se rappelait quelque chose, son témoignage ne vaudrait absolument rien devant un tribunal pour peu qu’un bon avocat soit dans le coup.
  
  — C’est gai !
  
  — Démerdez-vous, mon vieux !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Hubert bonisseur de la Bath examinait d’un air détaché le tas de paperasses qu’un employé de l’Halékulani venait de lui apporter. Il saisit un signet de carton jaune qui portait un texte imprimé complété à la machine à écrire :
  
  
  
  NAME : Daniel H. Perry.
  
  ROOM N® : 34-2. ROOM RATE : $ 12.
  
  This is the spelling of your name and the rate you are being charged for your room as they appear on our records. Also your réservation has been made for the period from…
  
  
  
  Il rejeta le signet sur la table, entre le menu et le bulletin journalier de l’Halékulani. Ainsi, il s’appelait maintenant Daniel H. Perry, Dan pour les intimes, et il était censé venir de Las Vegas. Profession : tenancier de maisons de jeux.
  
  Il s’aperçut dans le miroir, au-dessus du petit bureau et eut du mal à se reconnaître. Il s’était fait une très jolie cicatrice au collodion sur la joue droite et portait d’énormes lunettes à grosses montures d’écaille. Une « jaquette d’or » amovible, œuvre d’un spécialiste de la « C.I.A. » recouvrait sa canine droite. Un énorme diamant de six carats, monté sur chevalière, brillait à l’annulaire de sa main gauche. Il était vêtu de façon voyante et coûteuse, comme devait l’être un ancien membre du « Syndicat du Crime » maintenant rangé des voitures à Las Vegas où l’exploitation de trois ou quatre cents « Jacks-pots », machines à sous, lui procurait de substantiels revenus…
  
  Il n’était pas venu seul. Un homme comme Dan Perry ne pouvait se déplacer sans garde du corps, cela n’aurait pas fait sérieux. Le pavillon n® 34 étant divisé en deux logements avec entrées indépendantes, il en occupait une partie. Dans l’autre se trouvait José Ballester, qui avait lui aussi changé d’identité et s’appelait maintenant Carlo Bellini.
  
  Ballester était un type sûr, dans la mesure où son chef de mission était capable de le tenir bien en main et de l’empêcher de donner libre cours à son imagination débridée qui laissait généralement peu de part au bon sens le plus élémentaire.
  
  Hubert consulta sa montre : sept heures et quelques minutes. Il décida qu’il était temps d’y aller et frappa à la cloison qui séparait les deux chambres. Deux coups discrets lui répondirent. Il éteignit toutes les lampes et sortit.
  
  La voiture qu’ils avaient louée en arrivant : une Pontiac noire de l’année précédente, était rangée sur un petit terre-plein jouxtant leur pavillon, ce qui leur évitait d’avoir à gaspiller leurs « dîmes » dans le compteur de stationnement planté devant leurs portes.
  
  José le rejoignit presque aussitôt. Il avait une chemise hawaïenne très sombre, sur un pantalon bleu foncé, et passait presque inaperçu lorsqu’il était dans l’obscurité.
  
  — Vous conduisez, dit Hubert.
  
  Ils montèrent dans la voiture. José mit en marche arrière, recula dans la rue.
  
  — Où va-t-on ?
  
  — Vous prenez Lewers Road, la première à droite.
  
  La Pontiac repartit doucement en avant et vira cent mètres plus loin. Des gens dînaient dans la minuscule salle à manger du Coconut Grove. Hubert ne les vit pas. Il pensait à Rodrigo de Tortosa et aux moyens qu’il allait devoir employer pour faire rendre gorge à ce petit malin ; car il était bien persuadé que Tortochose, comme il s’obstinait à l’appeler, en savait beaucoup plus long qu’il ne voulait en dire.
  
  Hubert occupait le logement dans lequel Tortosa avait séjourné jusqu’au jour où il avait changé de nom pour aller habiter dans une villa de Liliuokalani Road. Interrogé sur ces faits, il avait répondu qu’il espérait ainsi échapper à ses tourmenteurs, mais que ceux-ci l’avaient aisément retrouvé. Depuis la « conclusion » de l’affaire, il était revenu à l’Halékulani et résidait au 35-2, pavillon voisin de celui loué par Hubert et José, également sur Kalia Road et du côté opposé au bloc principal de l’Halékulani.
  
  Ils étaient arrivés sur Kalakaua Avenue.
  
  — À droite ? À gauche ? questionna José, arrêtant la voiture au feu rouge.
  
  — Tout droit, répondit Hubert.
  
  Il avait bien étudié le dossier de l’affaire avant de décider de quelle façon il allait attaquer. Et, tout bien pesé, il allait voir Jane Welles et lui apprendre la mort tragique de son mari, avec l’espoir que le choc l’amènerait à dire ce qu’elle savait ou tout au moins ce dont elle pouvait encore se souvenir…
  
  Cruel ? Sans aucun doute. Mais il pensait que les ménagements n’étaient plus de mise dans une pareille affaire. Le document secret probablement le plus important de tous ceux conservés à Fort Shafter, le « Plan de Bataille » pour le Pacifique en cas d’agression d’un éventuel ennemi avait été volé et personne ne savait encore comment cela s’était fait. Cela pouvait donc se reproduire à n’importe quel moment. Dès que les voleurs se seraient aperçus que les billets qui leur avaient été remis ne valaient rien, ils pourraient remettre ça, voler de nouveau le « Plan de Bataille » et aller le proposer cette fois aux Russes, par exemple, qui ne les paieraient pas en monnaie de singe.
  
  Cela signifiait la possibilité d’un nouveau « Pearl Harbor », la perte certaine en cas de guerre de milliers de vies humaines qui auraient pu être épargnées et peut-être la perte de la guerre elle-même. Si, en 1941, les Japonais avaient été empêchés de détruire la flotte U.S. ancrée dans Pearl Harbor, la guerre du Pacifique aurait sûrement duré beaucoup moins longtemps…
  
  — Arrêtez-vous ici, ordonna Hubert.
  
  — Bien, Chef !
  
  José s’était déjà mis dans la peau du garde du corps d’un « Big Boss ». Il rangea la Pontiac le long du trottoir et demanda :
  
  — Qu’est-ce que je fais ?
  
  — Tu attends ?
  
  — Okay, Chef !
  
  
  
  Hubert retira le diamant de sa main gauche, puis ôta la jaquette d’or qui recouvrait sa canine droite. Il mit tout ça dans sa poche, descendit de voiture et marcha vers la maison des Welles. Avant de franchir les limites du jardin, il enleva également ses grosses lunettes. Il n’avait pas l’intention d’effrayer Jane Welles, tout au moins pas en jouant les voyous.
  
  Les portes-fenêtres étaient ouvertes entre deux massifs d’hibiscus fleuris, La télévision fonctionnait. Hubert s’arrêta sur le seuil et vit une petite tête blonde émerger au-dessus du dossier d’un fauteuil canné.
  
  — Bonsoir, dit le gosse.
  
  Hubert pensa que ce devait être Philip Welles.
  
  — Bonsoir, ta maman est rentrée de l’hôpital ?
  
  — Oui. Elle est rentrée ce soir.
  
  — Je voudrais la voir.
  
  — Elle est dans la cuisine.
  
  — Veux-tu aller lui dire…
  
  — Des nèfles ! Le film m’intéresse !
  
  Et le gamin se retourna délibérément vers l’écran sur lequel couraient une dizaine de chevaux montés par des cow-boys. Hubert retint un sourire et laissa l’enfant à son western. La cuisine ne devait pas être difficile à trouver…
  
  Jane Welles était occupée à moudre des carottes dans un « mixer » et Hubert fut étonné de la découvrir si jolie. Il ne l’avait pas imaginée ainsi.
  
  Elle était très blonde, très svelte, mais bien proportionnée, avec un joli visage mince aux pommettes saillantes et des cheveux blond pâle ramenés sur la nuque en une sorte de rouleau vertical. Elle portait une robe bleu ciel festonnée de blanc, largement décolletée, et se tenait suffisamment penchée pour offrir à Hubert le spectacle ravissant de deux seins spirituels, en forme de citrons, d’un volume qu’il estima tout à fait idéal.
  
  — Bonsoir, madame, lança-t-il.
  
  Elle sursauta, le considéra en fronçant les sourcils, arrêta le grondement du « mixer » et demanda en saisissant un torchon pour s’essuyer les mains.
  
  — Excusez-moi, je vous connais ?
  
  — Non, répondit-il avec un sourire rassurant. Et c’est à moi de me faire excuser… Philip était passionné par la télé !
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Je viens de Washington. Vous pouvez m’appeler Dan. Tout le monde m’appelle Dan…
  
  — De Washington ? répéta-t-elle avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
  
  Puis, reposant son torchon :
  
  — Mais, je ne peux pas vous recevoir ici. Allons au salon…
  
  — Philip…
  
  — Philip n’aura qu’à monter. Il y a un autre poste dans notre chambre…
  
  Elle passa devant lui, éclaira la salle de séjour.
  
  — Pipo, j’ai besoin de parler avec monsieur. Monte et fais marcher le poste de notre chambre, veux-tu ?
  
  — Oui, d’accord !
  
  Le gamin se leva en roulant des épaules, jeta un regard agacé vers Hubert et se lança en courant dans l’escalier. Jane Welles tourna un bouton sur l’appareil et le cow-boy qui s’apprêtait à tuer un Peau-Rouge disparut de l’écran. Hubert pensa que le Peau-Rouge l’avait échappé belle. Il s’assit.
  
  — Depuis combien de temps n’avez-vous plus de nouvelles de votre mari ? demanda Hubert d’un air grave.
  
  Le joli petit visage se crispa.
  
  — Je… je ne sais pas. Quinze jours, je crois, peut-être plus. Venez-vous m’en apporter ? Je suis si inquiète !
  
  — Peut-être…
  
  — Pourquoi ne m’écrit-il pas ? Où est-il ? l’a-t-on renvoyé faire un stage dans un endroit secret ?
  
  — Vous rappelez-vous la dernière fois que vous l’avez vu ?
  
  Elle baissa la tête et il eut l’impression qu’elle luttait contre une forte envie de pleurer.
  
  — Non. Il faut que je vous dise… J’ai fait une dépression nerveuse, assez grave semble-t-il…
  
  — Je sais, dit Hubert pour l’aider. On vous a fait des électrochocs et vous avez oublié beaucoup de choses à la suite de ce traitement…
  
  Elle se prit la tête entre ses poings serrés.
  
  — Oui, c’est affreux. Vous ne pouvez pas savoir. À chaque instant, je me butte contre un mur. Par exemple, la robe que je porte en ce moment, impossible de me souvenir de l’endroit où je l’ai achetée…
  
  — Ça, ce n’est pas grave…
  
  — Mais si ! On a dû me donner des instructions de lavage ou de repassage et je les ai oubliées. Tout à l’heure, j’ai retrouvé avec étonnement une montre en or dans mon coffre à bijoux. Je ne savais plus que j’avais une montre en or.
  
  — Il ne faut surtout pas vous crisper, conseilla Hubert. Ne vous mettez pas martel en tête pour si peu de chose…
  
  Il pensa qu’il avait beau jeu de l’inciter à se relaxer, alors qu’il se préparait à lui porter un coup terrible.
  
  — Vous me parliez de mon mari, reprit-elle de nouveau suspendue à ses lèvres.
  
  Il évita son regard, mit ses doigts en dôme et répliqua d’un ton brusquement assourdi :
  
  — Ce n’est pas une tâche agréable… Mais nous pensons que vous êtes maintenant en état de supporter le choc… et puis, nous avions peur que vous ne l’appreniez brutalement, par la lecture d’un vieux journal, par exemple…
  
  Il lui jeta un bref coup d’œil. Elle se tenait très droite, les mains crispées sur les accoudoirs du fauteuil. Elle était livide et ses lèvres pâles tremblaient convulsivement.
  
  — Il… lui est… arrivé… quelque chose ? demanda-t-elle en buttant sur les mots.
  
  Hubert se contenta de hocher affirmativement la tête. Elle tendit le cou pour avaler sa salive. Un cerne noirâtre venait d’apparaître sous ses yeux.
  
  — G… Grave ?
  
  Hubert confirma de nouveau d’un simple signe de tête.
  
  — Très… grave ?
  
  Hubert ne la perdait plus de vue. Elle respirait avec difficulté et les jointures de ses mains fines étaient devenues bleues.
  
  — Très grave.
  
  Elle ne voulait pas encore admettre l’évidence.
  
  — On le sauvera, n’est-ce pas ?
  
  Elle avait presque crié les derniers mots. Il resta silencieux, soutenant son regard affolé. Il vit la jolie bouche se tordre. Elle se souleva un peu sur les bras.
  
  — Mort ? Il est mort ?
  
  Hubert se leva, marcha vers elle.
  
  — Soyez courageuse, dit-il. Je comprends votre peine, mais…
  
  Elle s’était évanouie et ne pouvait plus l’entendre. Il la souleva dans ses bras et la porta sur le canapé où il l’installa confortablement. Puis il se rendit dans la cuisine et revint avec un cube de glace et un verre à demi plein de gin.
  
  Il lui promena le cube de glace sur le visage. Elle tardait à revenir. Il la souleva, descendit la fermeture-éclair de la robe dans le dos, dégrafa le soutien-gorge bustier qui la serrait et pouvait l’empêcher de respirer, s’assura qu’elle n’avait pas de porte-jarretelles et que l’élastique de sa culotte n’était pas trop tendu. Il la recoucha, fit couler un peu d’alcool entre les dents serrées, lui donna quelques gifles…
  
  Elle reprit enfin connaissance. Il se prépara à la crise de larmes, mais elle ne se mit pas à pleurer. Aussi pâle qu’une morte, elle regarda Hubert et demanda :
  
  — Je veux savoir comment cela s’est passé.
  
  Ses yeux étaient sans expression et leur fixité, presque effrayante. Il attira un siège contre le canapé, s’assit et prit la main de la jeune femme dans la sienne.
  
  — Il a été assassiné…
  
  Et il raconta tout ce qu’il savait sur la mort du capitaine Welles. Elle l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, sans le quitter des yeux. Elle lui serrait tellement la main qu’elle arrivait à lui faire mal. Mais il se gardait bien de bouger. Lorsqu’il eut terminé, elle resta silencieuse un bon moment, puis d’une voix glacée, elle assura :
  
  — C’est moi qui l’ai tué.
  
  Hubert crut qu’elle avait pour de bon perdu la tête. Il attendit quelques secondes pour protester :
  
  — Vous étiez ici sous la garde d’une infirmière. Vous ne vous êtes pas absentée et vous n’étiez pas en état physique de l’emmener là-bas en voiture et de revenir par vos propres moyens.
  
  Un vague étonnement perça dans son regard.
  
  — Je voulais dire que je suis responsable de sa mort. C’est à cause de moi qu’il s’est fait tuer. Je suis responsable…
  
  Il eut, bêtement, envie de lui rappeler qu’elle avait un fils et qu’elle ne devait rien dire qui pût servir à l’incriminer. Il s’en voulut pour cela. Allait-il se mettre à faire du sentiment ?
  
  — Vous savez qui l’a tué, suggéra-t-il.
  
  Elle respira profondément.
  
  — Oui.
  
  Elle serra les dents, puis lança :
  
  — Rodrigo de Tortosa. C’est ainsi qu’il s’appelle…
  
  — Hubert pensa « Nous y voilà… ». Il lui caressa doucement l’avant-bras et l’encouragea :
  
  — Vous pouvez tout me dire…
  
  Elle lui retira brusquement sa main et fondit en larmes.
  
  — C’est affreux ! J’ai oublié tant de choses ! Tant de choses !
  
  — Dites-moi ce qui vous reste à l’esprit. Ce sera peut-être suffisant…
  
  Il lui donna son mouchoir. Elle se tamponna les yeux, puis se moucha, et s’inquiéta :
  
  — Mon rimmel a coulé ?
  
  Il avait un peu coulé, mais Hubert n’allait pas se laisser ennuyer par des détails de ce genre.
  
  — Pas du tout, affirma-t-il.
  
  Elle réunifia.
  
  — Il y a une histoire de lettres, commença-t-elle. Il a dû voler des lettres de mon mari pour en fabriquer une autre…
  
  Hubert suggéra :
  
  — Racontez-moi d’abord comment vous l’avez connu.
  
  Elle le regarda, sourcils froncés.
  
  — Comment je l’ai connu…
  
  Tous les muscles de son visage se crispaient dans l’effort.
  
  — Je ne sais pas… Vous allez faire croire que je fais l’idiote.
  
  — Bon, coupa-t-il d’un ton rassurant, ne vous occupez pas de moi. Racontez ça exactement comme ça vous vient…
  
  Elle se moucha de nouveau, et reprit ;
  
  — Il y a eu la lettre…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  La pontiac avait dépassé Fort Shafter et roulait maintenant le long des jardins Moanalua. La nuit était douce, le ciel plein d’étoiles. Une belle nuit des mers du Sud. Aloha !
  
  — J’ai fini par comprendre, expliquait Hubert qui tenait le volant, que Tortosa avait dû intercepter une lettre dans laquelle le capitaine Welles informait sa femme qu’il resterait une huitaine de jours sans lui écrire, pour raisons de service. Il avait l’habitude de lui écrire tous les jours…
  
  — Un bon mari, remarqua José, sans la moindre ironie.
  
  — Dès le lendemain soir, évidemment, elle a commencé à s’inquiéter. Au bout de quarante-huit heures, elle entrevoyait déjà les pires catastrophes. Alors, Tortosa est revenu et lui a montré une lettre qui lui a semblé avoir été écrite par Welles. Cette lettre disait qu’il était entre les mains de gens pas commodes et qu’elle devait faire ce qu’on allait lui demander si elle tenait à le revoir vivant…
  
  — Un faux ?
  
  — Probablement.
  
  Ils avaient laissé derrière eux « Tripler General Hospital » et arrivaient au sommet de Red Hill d’où ils pouvaient voir les lumières de Pearl Harbor. Hubert conduisait en souplesse, sans dépasser les vitesses imposées.
  
  — Après cela, elle se souvient avoir été trouver le lieutenant Harold Harwood, « Haie » pour les intimes, qui dirigeait le Service de Documentations et Archives en l’absence de Welles.
  
  — Où ?
  
  — À Fort Shafter, un samedi après-midi, croit-elle, car il n’y avait personne en dehors de Harwood dans le service. Elle se souvient parfaitement que Harwood lui a fait visiter les locaux interdits aux visiteurs et qu’il a même essayé de la violer sur une table métallique. Elle n’a pas oublié ce détail, sans doute à cause de la sensation de froid sur ses cuisses… Elle se rappelle aussi qu’elle est repartie avec une petite boîte de fer gris dans son sac, petite boîte qu’elle a du remettre ensuite à Tortosa.
  
  — Bon sang ! gémit José. C’est elle qui a fauché le truc !
  
  — Ne nous emballons pas, reprit Hubert en esquissant un virage. Tout ça est très nébuleux et manque terriblement de précision. Tel quel c’est inutilisable. Elle ne tiendrait pas le coup dans une confrontation…
  
  — Et alors ?
  
  — Eh bien, nous allons de ce pas demander quelques petits renseignements au lieutenant Harwood. Ce qui m’étonne, si l’histoire est vraie, c’est que Harwood n’ait pas parlé de cette visite lorsqu’il a été interrogé par les enquêteurs. J’ai lu sa déposition. Il s’est contenté d’affirmer qu’il ne comprenait absolument pas comment la petite boîte avait pu être volée et d’insister sur le sérieux avec lequel il avait appliqué les consignes de sécurité pendant son consulat, laissant d’ailleurs sous-entendre que le même sérieux n’était peut-être pas de mise sous la direction du capitaine Welles. Et pour autant que l’on en savait, le vol pouvait fort bien avoir été commis quatre mois plus tôt, alors que Welles se trouvait encore là !
  
  José grogna.
  
  — S’il y a vraiment eu une désagréable histoire de fesses entre eux ce jour-là, cela peut expliquer pourquoi ce Harwood aurait gardé le silence…
  
  — Nous allons bien voir…
  
  Ils traversaient maintenant des plantations de cannes à sucre que les phares éclairaient durement. Hubert fit ralentir la voiture, puis l’engagea soudain dans un chemin empierré qui devait conduire à une ferme.
  
  — Stop !
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? s’étonna José.
  
  — Il faut que je me change, dit Hubert. Nous allons aux « Schofield Barracks » et il est préférable que je sois en uniforme.
  
  Il descendit et alla chercher dans la malle une valise qu’il avait déposée là pour une éventualité de cet ordre. Son enquête devait être menée sous diverses faces, simultanément, et il lui fallait aborder chacun des personnages impliqués dans l’affaire sous l’étiquette qui pouvait lui assurer le maximum de chances de succès.
  
  Trois minutes ne s’étaient pas écoulées lorsqu’il reprit le volant, revêtu de son uniforme de colonel.
  
  — Un vrai Fregoli ! essaya de plaisanter José.
  
  Hubert ne répondit pas et resta impassible. Il savait qu’il devait conserver ses distances avec Ballester, s’il voulait que celui-ci continuât à lui obéir scrupuleusement… Il connaissait quelques chefs de mission, à la « C.I.A. », qui ne pouvaient plus employer le phénomène simplement parce qu’ils s’étaient montrés trop familiers avec lui.
  
  Ils arrivèrent rapidement. Hubert arrêta l’auto sous le portique qui marquait l’entrée du terrain militaire, la sentinelle, voyant son uniforme, lui fit signe de passer. Pourquoi l’aurait-elle retenu alors que les touristes entraient là librement durant la journée ?
  
  Ils passèrent devant le quartier des ingénieurs puis devant les bureaux du Quartier Général et atteignirent à droite le quartier des officiers.
  
  — Je croyais que Harwood était à Fort Shafter, réalisa soudain José.
  
  — Il y était. Mais, après cette histoire, il fallait bien prendre quelques sanctions. Il est maintenant ici, affecté à l’instruction des jeunes recrues.
  
  Il arrêta la voiture devant un bloc, serra le frein, coupa le contact.
  
  — Qu’est-ce que je fais ? questionna José.
  
  — Vous gardez la voiture.
  
  — Je m’en doutais.
  
  Hubert descendit et pénétra dans le bâtiment. Il était un peu plus de neuf heures. Il savait que Harwood était aux arrêts et qu’il devait être chez lui.
  
  Il se renseigna auprès d’un planton et monta au deuxième étage. Le lieutenant Harwood ouvrit la porte de son appartement au premier coup de sonnette. Il rectifia la position, pria le colonel de l’excuser pour sa tenue.
  
  — C’est sans importance, assura Hubert. Je suis le colonel Perry et je viens de Washington, à cause de cette foutue affaire…
  
  Il entra dans la salle de séjour, lutta contre l’envie qu’il avait de tomber la veste et s’assit dans un des fauteuils.
  
  — Personne ne peut nous entendre ? questionna-t-il.
  
  Le lieutenant Harwood était très jeune, avec un air de gamin têtu et des taches de rousseur autour du nez.
  
  — Non, assura-t-il, si nous ne parlons pas trop fort.
  
  — Alors, nous parlerons doucement, reprit Hubert en souriant.
  
  Harold Harwood s’installa à son tour, en face de son visiteur. Il paraissait crispé, mais son regard ne quittait pas celui d’Hubert.
  
  — J’ai lu votre déposition, attaqua celui-ci. Vous avez oublié de signaler quelque chose…
  
  Le jeune lieutenant se figea.
  
  — Oublié ?
  
  Hubert souriait toujours.
  
  — Oui. Vous avez oublié de signaler que Jane Welles était venue vous voir, alors que vous étiez seul de permanence, le samedi après-midi précédant le retour du capitaine Welles, et que vous lui aviez fait visiter, malgré les consignes, tous les locaux du service, y compris la chambre forte.
  
  Harwood contrôlait visiblement sa respiration, mais il soutenait toujours le regard d’Hubert. Il parut réfléchir quelques instants, puis se décida :
  
  — C’est exact, monsieur, et je reconnais mes torts. Mais, j’espère que vous comprendrez mes raisons…
  
  Hubert, assura, très bienveillant :
  
  — Je ne demande qu’à comprendre. Nous ne sommes que des hommes et il nous est permis d’avoir des défaillances… Je vous écoute.
  
  Harwood se pencha en avant, posa ses avant-bras sur ses cuisses et ne cessa plus, le temps qu’il parla, de regarder fixement ses mains pendantes entre ses genoux.
  
  — Kini m’avait téléphoné vers deux heures, cet après-midi-là.
  
  — Kini ?
  
  — Nous l’appelons ainsi. C’est l’équivalent hawaïen de Jane.
  
  — Continuez.
  
  — Elle voulait me voir. Elle est arrivée au bureau vers trois heures. Elle m’annonça qu’elle n’avait plus reçu de lettres de son mari depuis près d’une semaine et me demanda si je pouvais me renseigner à ce sujet ou tout au moins lui donner des nouvelles du capitaine Welles… Je savais que le capitaine effectuait un stage dans une base secrète et que c’était pour cela qu’il n’écrivait plus. Mais je n’estimai pas utile de la renseigner puisque lui-même n’avait pas jugé devoir la mettre au courant, ou pas été autorisé à le faire. Je la rassurai du mieux que je pus…
  
  Il s’interrompit, comme s’il hésitait à poursuivre. Pendant un court instant, le ronronnement lointain d’un avion leur fut perceptible. Puis une voiture passa au pied de l’immeuble.
  
  — Ensuite ? questionna Hubert.
  
  — Eh bien, cela m’ennuie beaucoup de raconter cela, mais je pense qu’il me faut maintenant dire toute la vérité… Kini s’est mise à me faire du charme. Elle est déjà très provocante de nature… Et, lorsqu’elle en rajoute… Bref, je me suis enflammé, je le reconnais. Elle est très jolie, vous devez l’avoir vue. Très appétissante.
  
  Conciliant, Hubert remarqua, de l’indulgence dans la voix :
  
  — Et puis, cela ne vous déplaisait pas de lutiner un peu la femme de votre chef hiérarchique.
  
  Harwood parut embarrassé et détourna un instant la tête vers le poste de télévision portatif surmonté d’une antenne en « V ».
  
  — Je ne dis pas non. Le capitaine Welles n’a pas toujours été très chic avec moi.
  
  — Continuons. Elle vous a provoqué. Bon. Vous l’avez prise dans vos bras et vous avez essayé de l’embrasser, j’imagine ?
  
  Harwood confirma d’un hochement de tête, puis enchaîna :
  
  — Elle m’a résisté. Cela m’énervait. Puis, elle m’a promis un baiser si je lui faisais visiter le « Saint des Saints ». Son mari le lui avait toujours refusé, mais j’estimais qu’il avait tort. C’était tout de même sa femme. J’ai pesé les risques. Si je ne la quittais pas, il n’y en avait aucun. D’ailleurs, il ne me serait jamais venu à l’idée qu’elle pût m’avoir demandé cela pour une autre raison que de simple curiosité…
  
  — Vous avez accepté.
  
  — Oui. Je lui ai fait visiter la salle de projection, le laboratoire de photographie, puis la chambre forte où sont conservées les archives photographiques. Là, elle a recommencé à…
  
  — À vous provoquer ?
  
  — C’est ça. Je la… désirais. J’ai tenté ma chance…
  
  Il était écarlate. Hubert se demandait si s’était la confusion ou simplement le souvenir précis de la scène qui le brûlait.
  
  — Avez-vous réussi ? demanda-t-il comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde.
  
  — Non. Je vous l’ai dit, c’est une allumeuse. Elle m’a laissé aller aussi loin que possible, puis elle a fait marche arrière et m’a calmé en me faisant des promesses. Je l’ai ramenée dans le bureau et elle a prétexté un rendez-vous urgent pour prendre brusquement congé. Voilà !
  
  Hubert resta un moment silencieux. Puis il s’enquit :
  
  — Pourquoi n’avez-vous pas signalé ce petit… incident aux enquêteurs de Fort Shafter ?
  
  Harwood haussa les épaules avec lassitude.
  
  — Lorsque nous avons découvert la disparition du « Plan de Bataille », l’idée ne m’a jamais effleuré que Kini pût être dans le coup. Et puis, c’était la femme de mon chef de service. Après avoir bien réfléchi, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il était absolument impossible qu’elle eût trempé dans une aussi vilaine affaire et qu’il valait donc mieux ne pas parler de sa visite. Vous connaissez les femmes. Si on l’avait interrogée à cause de moi, Dieu sait ce qu’elle aurait pu inventer ; que j’avais essayé de la violer ou quelque chose dans le même goût.
  
  — Je comprends, assura Hubert. Vous ne pouviez soupçonner la femme de César et vous aviez peur que César vous cherchât des ennuis s’il apprenait votre conduite…
  
  — César ? s’étonna Harwood.
  
  Hubert sourit, à peine ironique.
  
  — Je voulais dire : Welles.
  
  — Exactement.
  
  Hubert se leva et marcha vers la fenêtre ouverte. Un groupe de jeunes officiers discutaient en bas, autour d’une voiture de sport de marque anglaise. Il se retourna vers Harwood qui n’avait pas bougé. Il avait changé d’expression et toute bonhomie avait disparu de son dur visage de prince pirate.
  
  — Je crois que vous ne m’avez pas tout dit, lieutenant. Je voudrais que vous réfléchissiez bien avant de me répondre : Jane Welles a-t-elle eu, à un moment quelconque pendant que vous vous trouviez dans la chambre forte, l’occasion ou la possibilité de s’emparer du « Plan de Bataille » ?
  
  Harwood prit un air effaré.
  
  — Vous… Vous la soupçonnez ?
  
  Hubert le considéra d’un œil glacé.
  
  — Réfléchissez bien. Jane Welles a essayé de se suicider…
  
  — Quand ? je n’en savais rien !
  
  — Ensuite, on a retrouvé le corps du capitaine Welles dans un champ d’ananas. Assassiné.
  
  Harwood semblait tomber des nues.
  
  — Les journaux avaient parlé de suicide ?
  
  — Les journaux disent ce qu’ils veulent. Moi, je vous dis la vérité. Ne trouvez-vous pas tous ces malheurs étranges ? Répondez maintenant à la question que je vous ai posée.
  
  Harwood se prit la tête dans les mains pour mieux réfléchir.
  
  — Voyons… Comment aurait-elle pu ?… Non, je suis toujours resté avec elle.
  
  — Lui avez-vous montré le contenu des classeurs, avez-vous ouvert le tiroir où se trouvait le « Plan de Bataille » ?
  
  — Certainement pas !
  
  — Bon. Examinons toutes les possibilités. Aviez-vous sur vous les clés permettant d’ouvrir ces classeurs ?
  
  Il hésita un peu avant de répondre.
  
  — Je crois, oui. Elles font partie d’un trousseau que j’avais pris.
  
  — Bien. Jane Welles a-t-elle eu la possibilité de prendre ces clés dans une de vos poches sans que vous vous en aperceviez ?
  
  Il baissa la tête, puis la secoua négativement.
  
  — Non. Je m’en serais aperçu.
  
  Hubert eut un rire sarcastique.
  
  — En êtes-vous bien sûr ? Expliquez-moi un peu jusqu’où vous avez été dans votre flirt avec elle…
  
  — Assez loin…
  
  — Mais encore ? Comment étiez-vous placés ?
  
  Il baissa la tête et murmura :
  
  — Je l’avais coincée contre la table métallique qui se trouve au centre de la pièce.
  
  — L’aviez-vous renversée dessus ?
  
  — Je… je crois.
  
  — Elle se défendait ?
  
  — Pas au début. Mais, quand elle a senti… enfin, compris que j’allais arriver à mes fins, elle s’est débattue farouchement. Nous avons lutté un moment, puis elle m’a supplié de ne pas lui faire ça à cet endroit. Elle m’a promis d’être à moi où et quand je voudrais, mais pas là. Je l’ai laissée aller…
  
  — Et alors ? s’étonna Hubert. Vous croyez que lorsqu’un mâle se trouve dans l’état où vous deviez être, il peut s’apercevoir qu’une main agile fouille sa poche. Répondez !
  
  — Si c’est la poche du pantalon, peut-être.
  
  — Les clés se trouvaient-elles dans une poche de votre pantalon ?
  
  — Non, dans ma veste.
  
  — Alors !
  
  Hubert fit quelques pas de long en large puis reprit :
  
  — Il est donc établi que Jane a pu s’emparer des clés. Pour lui donner la possibilité de s'en servir, il a fallu que vous vous absentiez un instant…
  
  Il se planta devant le jeune lieutenant.
  
  — Excusez-moi, mais nous sommes entre hommes… Après votre tentative ratée, n’avez-vous pas éprouvé le besoin d’aller vous isoler un petit moment ?
  
  Harwood devint écarlate.
  
  — Monsieur ! protesta-t-il.
  
  — Non ? Voyons autre chose… Le téléphone a pu sonner.
  
  Harwood eut un léger sursaut, ses yeux brillèrent, puis il porta une main à son front.
  
  — C’est effrayant, gémit-il, comme on peut oublier des choses. Le téléphone ! Mais oui, le téléphone a sonné. Je m’en souviens très bien, maintenant. Je suis allé répondre…
  
  — Où ?
  
  — Dans le bureau du chef de labo.
  
  — Donc, Jane Welles est restée seule dans la chambre forte ?
  
  Il admit avec difficulté.
  
  — Ou… Oui.
  
  — Combien de temps ?
  
  — Pas longtemps.
  
  — Qui avait appelé ?
  
  — Je ne sais pas. Une espèce de fou, qui me parlait d’un gala au profit des veuves de guerre habitant l’île. Je n’ai jamais pu arriver à lui faire dire son nom. Finalement, j’ai raccroché alors qu’il parlait encore…
  
  — Que faisait Jane Welles lorsque vous êtes revenu vers elle ?
  
  — Elle se repoudrait.
  
  — Vous avez alors rejoint votre bureau et elle vous a quitté.
  
  — Oui.
  
  — Avec la promesse qu’elle vous avait faite, je pense qu’elle n’a pu refuser de vous embrasser avant de partir ?
  
  — Nous nous sommes embrassés, reconnut-il.
  
  — Elle a donc pu remettre les clés dans votre poche.
  
  Harwood soupira. Hubert reprit sa casquette d’uniforme et dit :
  
  — Que tout ceci reste entre nous pour le moment. C’est une affaire très grave. Vous êtes aux arrêts ?
  
  — Oui, monsieur.
  
  — Parfait. Ne bougez pas d’ici.
  
  Harwood demanda d’un ton mal assuré.
  
  — Pensez-vous que je serai durement sanctionné ?
  
  — Le Conseil de Discipline décidera, répliqua sèchement Hubert. Bonne nuit, mon vieux.
  
  Il sortit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Elle était dans l’obscurité, assise dans un fauteuil orienté vers la porte-fenêtre ouverte en grand sur le jardin plein d’odeurs et de bruissements d’insectes.
  
  Il entra sans bruit et dit ;
  
  — C’est une très belle nuit, n’est-ce pas ?
  
  Elle répondit d’une voix sans timbre :
  
  — Ma nuit, à moi, est affreuse et elle ne finira jamais.
  
  Elle ne pleurait pas. Hubert en fut contrarié. Il aurait préféré la retrouver en larmes. Ce désespoir muet et farouche ne lui disait rien qui vaille.
  
  — Pipo est couché ? questionna-t-il dans le dessein de lui rappeler les choses essentielles.
  
  — Oui, je pense qu’il dort.
  
  — Lui avez-vous dit que…
  
  — Il le savait déjà et il était incapable de ne rien montrer. Il adorait son père et il ne pleure même pas. Il me fait peur.
  
  — Pipo est déjà un petit homme, essaya d’expliquer Hubert. On lui a dit qu’il ne devait pas montrer sa peine à cause de vous… Il ne faut pas avoir peur de lui, il faut au contraire essayer de le retrouver, penser que vous avez maintenant un grand chemin à parcourir ensemble…
  
  Il attira une chaise et s’assit près d’elle.
  
  — Je viens de voir Harwood, annonça-t-il. Il m’a raconté une histoire qui cadre dans les lignes avec le peu de choses dont vous pouvez vous souvenir… Il dit que, lorsque vous étiez tous les deux dans la chambre forte, le téléphone a sonné dans le bureau du chef de laboratoire et qu’il est allé répondre, vous laissant seule un moment… Vous rappelez-vous ?
  
  L’obscurité était trop dense pour qu’il pût voir l’expression de son visage. Il lui prit la main, afin de lui donner confiance, et aussi de sentir ses réactions. Il ne croyait pas qu’elle fût maintenant capable de lui mentir, mais il ne voulait pas pécher par excès de confiance. Elle répondit, après avoir longuement réfléchi :
  
  — Je ne m’en souviens pas. C’est terrible ! Je suis devant un mur. Je revois certaines choses et d’autres m’échappent complètement. Ma mémoire est comme un morceau de gruyère… Des trous, des trous partout. Jamais je n’aurais dû les laisser me faire ces électrochocs !
  
  — Ne vous contractez pas comme ça, laissez-vous aller… Il dit que vous étiez en train de vous repoudrer lorsqu’il est revenu, après avoir répondu au téléphone…
  
  — Je ne sais pas.
  
  — Je suis navré de vous embêter avec ça, mais c’est très important. Je pense que cet appel téléphonique n’était pas le fait du hasard, qu’il était précisément destiné à vous donner la possibilité d’agir. Tortosa avait dû vous dire que vous deviez vous arranger pour vous trouver dans la chambre forte à un moment précis et qu’il appellerait à ce moment-là. Il devait y avoir un minutage.
  
  — Je ne sais pas, répéta-t-elle avec une grande lassitude.
  
  Puis, elle lui ôta sa main et se frappa le front avec ses poings.
  
  — C’est effrayant de perdre la mémoire comme ça. Je vais devenir folle ! Je sens que je vais devenir folle !
  
  Il employa les cinq minutes qui suivirent à la calmer, à la raisonner.
  
  — Il faut que vous teniez le coup, au moins jusqu’à ce que votre mari soit vengé.
  
  — Arrêtez Tortosa tout de suite et torturez-le jusqu’à ce qu’il avoue !
  
  — Nous ne pouvons pas faire ça, vous le savez bien…
  
  Il parvint à lui faire jurer sur la tête de Pipo qu’elle serait raisonnable et essaierait de dormir. Elle se souvint que le médecin lui avait donné un calmant sous forme de piqûres. Il n’avait pas voulu, bien sûr, lui redonner des pilules ! Seulement, elle ne pouvait pas se piquer elle-même et n’osait pas demander aux voisines, qui la regardaient maintenant comme une pestiférée…
  
  Il lui fit sa piqûre et la quitta pour rejoindre José qui attendait toujours dans la voiture.
  
  — Pas trop ennuyé ? questionna Hubert.
  
  — Plutôt, grogna José, de très mauvaise humeur. Si c’était uniquement pour garder votre voiture, un bon chien aurait pu faire l’affaire.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Ne vous énervez pas. Les réjouissances vont commencer.
  
  — Pas trop tôt !
  
  Hubert pris le volant, fit faire demi-tour à la Pontiac et tourna à gauche dans l’Avenue. Il s’arrêta devant le premier grand hôtel et dit :
  
  — À vous de jouer. Appelez l’Halékulani et demandez ce cher Rodrigo de Tortosa. À seule fin de savoir s’il est là. S’il répond, raccrochez sans lui parler.
  
  — Okay !
  
  José était déjà dehors. Hubert, qui avait quitté son uniforme en revenant des « Schofield Barracks », remit son diamant à sa main gauche, recouvrit sa canine droite de la jaquette en or, et ressortit ses lunettes à grosse monture d’écaille. Il était de nouveau Dan Perry, de Las Vegas.
  
  José revint trois minutes plus tard et annonça en remontant dans la voiture :
  
  — Pas là. Pas encore rentré.
  
  — Okay !
  
  Hubert démarra, tourna dans l’Avenue et revint en trombe jusqu’à Lewers Road. Vingt secondes plus tard, il rangeait la Pontiac sur le terre-plein jouxtant leur bungalow.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda José.
  
  — Nous allons nous rendre coupables d’un enlèvement, mon cher !
  
  — Vous connaissez la loi sur le kidnapping ?
  
  Hubert se mit à rire doucement.
  
  — Ne me faites pas mal au ventre, José.
  
  Ils descendirent, la rue était déserte, mal éclairée. Quelques lumières brûlaient encore çà et là dans le bungalow, la brise qui soufflait du large agitait les amples feuilles des bananiers. Plus haut, les branches des cocotiers remuaient doucement, frottement de mains rêches les unes contre les autres.
  
  — Qu’est ce que l’on fait ? répéta José.
  
  — Nous allons l’attendre chez vous, tous feux éteints.
  
  Ils entrèrent au 34-1. Hubert dévissa l’ampoule extérieure au-dessus de la porte qu’il referma ensuite. José arrangea les stores à lamelles des deux grandes baies de façon qu’ils puissent surveiller la rue et le pavillon voisin.
  
  — On peut s’asseoir, proposa José. On jettera un coup d’œil chaque fois qu’il arrivera une bagnole.
  
  — Et s’il rentre à pied sur des semelles de crêpe ? objecta Hubert. Nous l’entendrons juste refermer sa porte et il sera trop tard.
  
  Ils décidèrent de rester debout à tour de rôle. Puis Hubert enchaîna :
  
  — Il faut maintenant que je vous donne quelques tuyaux sur ce Tortochose. La « Grande Maison » a fait faire une petite enquête à son sujet. Écoutez-moi bien, car c’est à vous qu’il incombera de lui servir ça tout chaud…
  
  
  *
  
  * *
  
  La Ford jaune et noire arriva silencieusement quelques minutes après une heure, alors qu’ils commençaient à s’endormir. José, qui montait la garde, donna l’alerte :
  
  — Le voilà !
  
  Hubert se trouva instantanément sur ses pieds, frais et dispos. Ils prirent les armes qu’ils avaient préparées et sortirent sans bruit.
  
  Rodrigo de Tortosa descendit de voiture sans les voir. Il se disposait à enfoncer la clé dans la serrure de la portière quand José susurra doucement en espagnol :
  
  — Inutile de fermer, cher ami. Nous allons faire un petit tour, vous et nous !
  
  Rodrigo de Tortosa se retourna lentement. Hubert nota pour sa gouverne que ce garçon-là n’était pas particulièrement émotif et que n’importe quel bluff aurait du mal à prendre avec lui.
  
  — Vous devez faire erreur, messieurs ! répliqua Tortosa en examinant d’un regard rapide les deux revolvers braqués sur lui.
  
  — Sûrement pas ! répondit Hubert d’un ton aussi neutre que possible.
  
  Agile comme un danseur, José avait déjà contourné l’adversaire et le palpait d’une main experte.
  
  — Rien ! annonça-t-il.
  
  — Les chaussettes, indiqua Hubert.
  
  José plia les genoux et trouva un couteau fixé avec du sparadrap sur le mollet droit de Tortosa.
  
  — Bien, reprit Hubert. Examine maintenant les sièges et la boîte à gants de la voiture.
  
  José ouvrit la portière et fit ce que Hubert lui demandait. Tortosa ne bougeait pas. Il semblait fasciné par le canon de l’arme que Hubert tenait fermement braquée sur ses tripes. Il suggéra soudain, sans grande conviction :
  
  — Je pourrais appeler au secours.
  
  — Si vous pensez que c’est une bonne idée, répliqua Hubert d’une voix dangereusement unie, ne vous en privez pas.
  
  José ressortit et annonça que tout était « propre ». Il ouvrit la portière arrière et tint leur victime en respect pendant que Hubert s’installait. Puis il poussa Tortosa pour le faire asseoir près d’Hubert, referma la portière et prit le volant.
  
  — Où allons-nous ? demanda Tortosa, sans inquiétude apparente.
  
  — Faire une petite promenade.
  
  — Je doute que cela puisse m’intéresser, répliqua Tortosa. Je connais déjà l’île comme le fond de ma poche.
  
  — J’ai aussi une histoire à vous raconter, dit Hubert.
  
  — J’adore les histoires.
  
  — Et une proposition à vous faire.
  
  — Si elle est honnête, je l’examinerai… Je pensais que vous aviez l’intention de m’assassiner.
  
  — Pas encore, rétorqua Hubert. Nous ne sommes pas des sauvages.
  
  La voiture atteignit l’Avenue, prit à droite et accéléra. Hubert attendait qu’ils fussent sortis de l’agglomération de Waikiki pour se présenter ;
  
  — Mon nom est Dan Perry. Je tiens habituellement une maison de jeux à Las Vegas. Ce garçon-là est Carlo Bellini. Il était déjà du corps au « Syndicat ».
  
  — Enchanté de vous connaître, ironisa le Sud Américain. Mon nom est Rodrigo de Tortosa.
  
  — Nous le savons.
  
  — Je sais, maintenant, les noms que je donnerai à la police lorsque je porterai plainte pour « kidnapping ».
  
  Hubert eut un petit rire très doux.
  
  — Si ça vous amuse, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai. J’ai déjà eu pas mal de plaintes aux fesses depuis que j’ai l’âge de tenir un « Colt ». Je ne m’en porte pas plus mal. Pour l’instant, nous faisons tous les trois une petite promenade amicale dans votre voiture. Il n’y a aucun mal à cela.
  
  
  
  Rodrigo de Tortosa laissa tomber le sujet et proposa, toujours très à son aise !
  
  — Si vous me racontiez votre histoire ?
  
  Ils roulaient le long de la baie Maunalua. Des lumières brillaient devant eux sur les flancs de Kojo Head. Hubert commença d’un ton léger :
  
  — Dans ma profession, vous devez vous en douter, nous voyons beaucoup de gens de toutes sortes. Carlo, qui surveille habituellement les salles de jeu, a toujours l’oreille tendue… C’est comme ça qu’il lui est arrivé d’en entendre une bien bonne à votre sujet… Deux gars qui venaient d’ici et qui avaient tout l’air de militaires en civil. L’un d’eux racontait à l’autre comment un certain Rodrigo de Tortosa avait palpé cinq cent mille dollars dans une affaire de vol de documents. Carlo avait déjà entendu parler de vous…
  
  Hubert qui ne cessait de surveiller le Sud-Américain le vit se raidir et en conclut qu’il n’était pas aussi invulnérable qu’il essayait de le paraître.
  
  — Il a donc écouté l’histoire avec une attention toute particulière. Cela l’intéressait. Il est venu m’en parler et nous avons décidé de prendre l’avion pour Honolulu. Nous avions justement besoin de vacances, ça tombait bien.
  
  Rodrigo de Tortosa restait muet, mais l’atmosphère, dans la voiture, s’était brusquement chargée d’électricité. José lança sans se retourner :
  
  — Suis sûr que vous préférez avoir affaire à nous plutôt qu’à vos petits amis du Paraguay. Entendu dire qu’y en avait deux ou trois qui donneraient cher pour se faire livrer vot’peau. Paraît qu’ils veulent se faire faire des abat-jour avec… Amusant, hein ?
  
  José se mit à rire. Un rire sinistre. Hubert demanda :
  
  — Qu’en pensez-vous, caro amigo ?
  
  Tortosa avait croisé les bras sur sa poitrine. Il souleva une épaule :
  
  — Suis-je vraiment obligé d’en penser quelque chose ?
  
  — Sûrement, dit Hubert.
  
  — Bon, reprit le Sud-Américain sans se compromettre. Maintenant que vous avez raconté votre histoire, passons aux propositions…
  
  Hubert eut un silence féroce.
  
  — Moitié-moitié, prononça-t-il lentement.
  
  Il y eut un silence, puis Tortosa questionna :
  
  — Moitié-moitié de quoi ?
  
  — Des cinq cent mille dollars. Deux cent cinquante pour toi et deux cent cinquante pour nous. C’est simple, non ?
  
  Tortosa avala sa salive et Hubert entendit le bruit de la déglutition par-dessus le ronronnement doux du moteur de la Ford. Ils avaient dépassé le phare de Mokapu. Après un court instant, Tortosa répliqua avec une nonchalance affectée.
  
  — Un seul ennui dans tout cela, vos renseignements sont incomplets. Si je peux encore me promener en liberté ici, c’est que les gens du contre-espionnage sont bien certains que je n’ai pas gardé un cent pour moi dans cette affaire. Je n’ai fait que servir d’intermédiaire. On m’a forcé la main…
  
  — Garde tes salades pour les enfants de chœur, riposta durement Hubert. Nous, on te propose moitié-moitié. Si tu ne marches pas, on te liquide et on mettra le temps qu’il faudra pour retrouver l’oseille. L’île n’est pas si grande…
  
  — Faites comme vous voudrez, répondit Tortosa avec lassitude.
  
  La route s’élevait en lacets, s’éloignant de la côte. Hubert dit ;
  
  — Le premier chemin tranquille que tu trouveras, Carlo. Je crois qu’il va falloir lui mettre les points sur les « I ».
  
  — Okay !
  
  — Vous pouvez me faire ce que vous voudrez, cela n’y changera rien.
  
  — Écoute, ballot, lança Hubert. Je me doute que tu es emmerdé pour sortir les fafiots d’ici. Tu me donnes la moitié et je t’aide à faire sortir celle qui te reste. Quand tu voudras, on n’est pas pressé. Nous autres, dans le « gambling » on a des combines, tu dois t’en douter. Je peux faire passer le magot à Hong-Kong, par exemple. Rien de plus simple…
  
  Tortosa ne répondit pas. José freina brusquement, éteignit les phares et fit entrer la voiture au ralenti dans un chemin de montagne profondément encaissé. Il dut bientôt mettre sur « Low » tant la pente était raide. Hubert craignit un moment qu’il ne se fût engagé dans une impasse, mais ils débouchèrent bientôt sur une sorte de plate-forme volcanique, avec une vue splendide sur l’océan et sur Mokapu…
  
  José serra le frein, coupa le contact et descendit. Il ouvrit la portière du côté de Tortosa et ordonna :
  
  — Amène-toi.
  
  Le Sud-Américain se plia en deux pour mettre pied à terre. Hubert le poussa d’un violent coup de pied aux fesses, José le reçut d’un coup de genou en pleine face. Il roula sur le sol dur. José attendit qu’il essayât de se redresser pour lui expédier la pointe de son soulier dans les côtes.
  
  — Ça va finir par lui faire mal, constata Hubert en sortant à son tour de la Ford.
  
  Ils se mirent à le frapper du pied, chacun de son côté, méthodiquement, aux endroits où ils savaient le faire le plus souffrir. Lorsqu’il commença à hurler, incapable de dominer plus longtemps sa douleur, Hubert cessa de cogner et fit un geste de la main pour inviter José à l’imiter.
  
  — Cinq cent mille dollars, mon petit vieux, c’est une jolie fortune. Encore faut-il pouvoir en profiter. Si tu meurs cette nuit, ce sera bien dommage de t’être donné tant de mal… Crois-moi, vaut encore mieux être vivant avec deux cent cinquante, que d’être mort avec cinq cents…
  
  Tortosa avait roulé sur le sol. Il respirait avec difficulté, sérieusement sonné. Hubert pensa que José ne lui avait laissé aucune chance.
  
  — Réfléchis bien. Tu nous donnes la moitié, mais on te fait sortir la tienne en toute sécurité. Avec toutes garanties, tu peux avoir confiance.
  
  Tortosa cracha, puis réussit à articuler :
  
  — Et si je n’étais pas seul ?
  
  « On y arrive » exulta Hubert intérieurement.
  
  — Si t’étais pas seul, mon gars, répliqua-t-il froidement, on peut toujours s’arranger. T’as qu’à nous dire qui sont les autres et on s’en occupera de telle façon qu’ils puissent plus rien dire. Tu me comprends ?
  
  Tortosa se mit assis. Il soufflait comme un phoque.
  
  — Écoutez, reprit-il, vraiment, je ne suis pas dans le coup. Mais je connais quelqu’un que votre proposition de sortie du fric peut intéresser.
  
  Ce quelqu’un a un associé dont il voudrait bien se débarrasser, parce qu’il le croit dangereux. Il m’a fait des propositions en ce sens, mais j’ai refusé. Pas mon genre, j’ai jamais tué personne et c’est pas maintenant que je vais commencer. Surtout surveillé comme je suis… Mais la proposition est bonne pour vous. Supprimez cet associé et vous avez sa part, c’est-à-dire ce que vous réclamez.
  
  — Comment sera-t-on payé ? questionna Hubert qui refrénait son impatience.
  
  — Je me porterai garant. Si l’autre essayait de vous rouler, vous vous paieriez sur moi.
  
  Hubert ne voulut pas discuter davantage.
  
  — Ça va, mon gars. Donne le nom et on s’en occupe…
  
  Tortosa se laissa retomber en arrière et Hubert craignit de le voir tourner de l’œil. Il mit un genou à terre près de lui, après avoir fait signe à José d’avoir à le surveiller attentivement.
  
  — J’écoute, mon gars.
  
  — C’est une femme, murmura Tortosa.
  
  — On adore les femmes, tous les deux. Comment s’appelle-t-elle ?
  
  Tortosa hésita encore une seconde, puis lâcha :
  
  — Jane Welles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Hubert consulta sa montre : cinq heures.
  
  — Il faut que je rappelle Fort Shafter, dit-il.
  
  Installé en tailleur sur un des lits, José était occupé à nettoyer les armes. Hubert décrocha le téléphone et demanda le 83.211. La standardiste de l’hôtel le lui passa aussitôt.
  
  — Fort Shafter ? Colonel Barnes, s’il vous plaît.
  
  Quelques secondes d’attente, puis il eut le chef du « C.E. » du « G.Q.G. » au bout de la ligne.
  
  — Aimez-vous les cœurs de laitue sauce française ? questionna-t-il.
  
  — Je préfère la salade de crabe, répondit l’autre. Attendez une minute, voulez-vous ?
  
  — J’attends.
  
  Il avait été prévu que Hubert pût avoir besoin des services du colonel Barnes pour effectuer certains contrôles. Le chef du « C.E. » de Fort Shafter avait été prévenu et informé des phrases de reconnaissance, Hubert préférant éviter tout contact direct autant que cela serait possible.
  
  Le matin même, Hubert avait appelé Barnes pour lui demander d’où provenait l’appel téléphonique qui avait été branché sur le bureau du chef de laboratoire, vers trois heures et demie, le samedi qui avait précédé le retour du capitaine Welles.
  
  Barnes revint en ligne.
  
  — Excusez-moi, mon cher. Il y avait quelqu’un dans mon bureau et je voulais m’en débarrasser…
  
  — J’avais compris. Avez-vous trouvé quelque chose ?
  
  — Hélas ! non. Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que cet appel n’est pas venu de l’extérieur, car il n’a pas été enregistré. S’il a vraiment existé, il n’a pu provenir que d’un poste intérieur. Nous avons l’automatique pour le trafic interne.
  
  — Rien à faire, alors ?
  
  — Je regrette. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ? J’aimerais bien vous rencontrer…
  
  — Je vous verrai probablement demain, répondit Hubert.
  
  — Voulez-vous que nous prenions rendez-vous maintenant ?
  
  Hubert ne put s’empêcher de sourire. Barnes tenait beaucoup à le voir, surtout pour essayer de savoir où il en était afin de prendre sa part du succès en cas de réussite.
  
  — Il m’est impossible de vous fixer avant demain.
  
  Barnes laissa percer sa déception dans le son de sa voix.
  
  — Laissez-moi au moins votre numéro de téléphone, que je puisse vous appeler si j’avais du nouveau.
  
  — Pour ne rien vous cacher, je n’ai pas encore de domicile fixe. Excusez-moi, et merci pour le renseignement. Ah ! j’y pense… Voulez-vous faire établir une liste de tout le personnel qui assurait la permanence cet après-midi-là ? Je l’enverrai chercher demain matin. Merci, à bientôt !
  
  Hubert raccrocha et regarda José qui remontait un des revolvers.
  
  — L’appel a été fait de l’intérieur, cela ne nous arrange pas.
  
  — Je ne suis pas sorcier, répliqua pensivement José, mais je crois que ce coup-là n’a pu être monté que par un gars vachement informé. C’est pourquoi je pense que la petite Welles est bien dedans jusqu’au cou !
  
  Hubert ne répondit pas. À travers les lamelles métalliques des stores, il regardait le bungalow voisin où Rodrigo de Tortosa était couché, pas encore remis de la correction qu’il avait reçue la nuit précédente. José insista :
  
  — Son histoire de suicide peut très bien n’avoir été qu’une comédie, juste pour obtenir de se faire faire des électrochocs. Ce serait tout de même pas couillon, ça ! hein ? On lui pose des questions après et elle répond : « Excusez-moi, mais j’ai perdu la mémoire ; demandez au toubib si vous ne me croyez pas. » Et le toubib confirme. Et le tour est joué !
  
  Hubert le considéra d’un air pensif.
  
  — J’ai déjà pensé à ça, assura-t-il. Il me semble qu’il y a beaucoup trop de petits malins dans cette histoire, et ce qui me fait dire ça, c’est que tout le monde est trop gentil avec nous. Ils ne demandent tous qu’à dire la vérité. Même Tortosa, qui ne s’est pas beaucoup fait prier pour lâcher le morceau…
  
  — Vous n’étiez pas à sa place, grogna José. Je vous assure qu’il a souffert.
  
  — Sûrement ! mais pas assez pour deux cent cinquante mille dollars.
  
  Il y eut un silence, seulement troublé par le cliquetis des pièces métalliques que José rassemblait. Hubert regardait deux vieilles dames sans pudeur qui revenaient de la plage sans avoir mouillé leurs maillots. Il remarqua que l’une d’elles avait une perruque ; l’autre se rattrapait avec un surcroît de varices. Il décida :
  
  — Je vais voir la petite Welles.
  
  José grogna.
  
  — J’ai l’impression qu’on se laisse manœuvrer.
  
  Hubert le considéra froidement.
  
  — C’est moi qui mène la barque, répliqua-t-il. Ceci dit, je suis de votre avis… Mais il me plaît de leur laisser croire que nous nous laissons manœuvrer. Cela va leur donner confiance et ils vont bien finir par faire quelques conneries.
  
  — Espérons que nous n’en ferons pas les frais, riposta José décidément de mauvaise humeur.
  
  — Ouvrez l’œil, conseilla Hubert. Surveiller la cage de l’oiseau. Je m’en vais.
  
  — Vous prenez la voiture ?
  
  — Non. Je vais à pied. Un peu de marche ne me fera pas de mal.
  
  — Oui, siffla José entre ses dents, ça vous éclaircira les idées.
  
  Hubert était à la porte. Il se retourna et dit de cette voix unie qui ne laissait jamais rien présager de bon :
  
  — À votre place, José, je déciderais de la boucler avant qu’il ne soit trop tard. Je n’ai pas du tout l’intention de me laisser enquiquiner par un tordu de votre espèce. Compris ?
  
  José soupira longuement pour se donner le temps de réfléchir, puis s’obligea à rire.
  
  — Y a plus moyen de plaisanter ? questionna-t-il d’une voix mal assurée.
  
  Il remonta la mèche folle qui pendait sur son front et descendit du lit en regardant avec attention du côté du bungalow de Tortosa. Hubert sortit et partit sans se presser, La chaleur était encore assez forte et il n’avait pas envie de se mettre en sueur.
  
  
  *
  
  * *
  
  Jane Welles n’était pas seule. Une jolie brune, vêtue d’une robe blanche très élégante, était assise à côté d’elle sur le banc-balançoire installé dans un coin ombragé du jardin. Jane sourit à Hubert et présenta sa compagne :
  
  — Lucie More, une vieille amie.
  
  — Dan Perry, dit Hubert.
  
  Ils échangèrent quelques considérations sur le temps, puis Lucie se rappela qu’elle avait une course à faire et prit congé non sans avoir gratifié Hubert d’un de ces regards appuyés dont elle avait le secret.
  
  — Vous lui avez plu, constata Jane Welles quelques instants plus tard.
  
  — Vous croyez ?
  
  — Dame ! fit-elle avec un léger sourire. Lucie a toujours eu un faible pour les beaux garçons !
  
  — Vous allez me faire rougir. Si nous allions à l’intérieur ? J’ai deux ou trois petites choses importantes à vous dire…
  
  Il lui donna la main pour l’aider à se lever. Ils marchèrent vers la maison.
  
  — Qui est cette Lucie More ? demanda-t-il.
  
  — Elle vous intéresse, hein ? Elle n’est pas inaccessible, vous savez. C’est une femme libre. Une vieille amie. Nous nous sommes connues à Berlin, il y a de cela une dizaine d’années. Elle est en vacances ici.
  
  — Quel hôtel ?
  
  — Halékulani.
  
  — Tiens ! Quel bungalow ?
  
  Elle chercha deux ou trois secondes.
  
  — Je l’ai oublié. Est-ce important pour vous ?
  
  — Non.
  
  Ils entrèrent dans la salle de séjour et s’installèrent face à face dans les fauteuils cannés. Hubert la regarda.
  
  — Comment vous sentez-vous, Jane ?
  
  — Comme ci, comme ça, Dan. Mais, appelez-moi Kini.
  
  — Okay, Kini.
  
  — Dan…
  
  — Oui ?
  
  — Je me suis souvenue, pour le téléphone. Cette idée ne m’a pas lâchée depuis hier soir et je me rappelle, maintenant. Je revois très bien la scène. Le téléphone a sonné alors que Harwood venait d’ouvrir les tiroirs du classeur pour me montrer ce qu’ils contenaient. Il est allé répondre et c’est alors que j’ai pris la petite boîte marquée « Plan de Bataille » pour la mettre dans mon sac à main.
  
  Hubert ne la quittait pas des yeux. Son histoire ne cadrait pas avec celle de Harwood. Mais le lieutenant avait intérêt à ne pas avouer l’ouverture des tiroirs, s’il l’avait réellement fait ; et elle ne tenait probablement pas à raconter comment elle avait dû se laisser à moitié déshabiller et presque violer sur une table pour arriver à prendre les clés dans la poche du lieutenant, si cela s’était bien passé comme ça. Elle avait l’air sincère, mais cela ne signifiait rien. Hubert avait connu dans sa vie de fameux petits démons femelles à qui le plus méfiant des inquisiteurs aurait donné le Bon Dieu sans confession.
  
  — Nous verrons cela, dit-il simplement. Il y a quelque chose de plus grave et de plus urgent, Kini. Certaines gens désirent votre mort…
  
  Elle sursauta et devint pâle.
  
  — Comment ?… Mais… Mais pourquoi ? Que leur ai-je fait ?
  
  — Vous en savez trop au sujet de cette histoire. Eux savent peut-être que vous avez en partie perdu la mémoire, mais ils préfèrent vous la faire perdre complètement… Ce n’est pas plus compliqué que ça.
  
  — Mais, comment avez-vous su ?
  
  — Peu importe. Je suis en mesure de vous protéger. Mais il faudra que vous m’obéissiez aveuglément.
  
  Elle eut un élan vers lui.
  
  — J’ai confiance en vous, Dan. Et je sais que je ne peux pas me tromper. C’est mon instinct qui parle et mon instinct ne me trompe jamais.
  
  « Au diable les femmes avec leur fameux instinct ! » pensa Hubert. Il sourit et reprit :
  
  — Je vais vous expliquer comment cela va se passer. Écoutez-moi bien, c’est très important…
  
  — Je vous écoute, Dan.
  
  — Savez-vous nager ?
  
  — Oui.
  
  — Très bien nager ?
  
  — Je suis une bonne nageuse.
  
  — Vous pouvez nager sous l’eau ?
  
  — J’ai pratiqué la chasse sous-marine avec Aleka…
  
  — Parfait. Eh bien, voilà…
  
  
  *
  
  * *
  
  Six heures trente. Hubert, ayant repris l’aspect du Dan Perry de Las Vegas, pour le cas où Rodrigo de Tortosa eût surveillé la rue par une des larges baies de sa chambre, frappa à la porte du 34-1. José vint ouvrir.
  
  — L’oiseau n’a pas bougé, annonça-t-il. Il s’est fait apporter du thé cinq minutes après votre départ.
  
  — Parfait. Du côté de la petite Welles, tout est paré. Elle connaît son rôle par cœur.
  
  — J’espère qu’elle le jouera bien, et qu’elle n’emploiera pas des dés pipés.
  
  Hubert sourit en décrochant le téléphone.
  
  — Nous en employons bien, nous !
  
  La standardiste dit « allô ». Hubert demanda :
  
  — Passez-moi mademoiselle Lucie More, s’il vous plaît.
  
  — « Madame » Lucie More ?
  
  — Comme vous voudrez. Beauté. Madame ou mademoiselle, quelle différence, hein ?
  
  — Votre éducation me paraît un peu sommaire, riposta l’employée.
  
  — Voulez-vous me donner des leçons ? Je suis un élève très doué.
  
  — Je vous passe madame More, coupa la jeune femme.
  
  Il entendit vibrer la sonnerie d’appel, puis une voix agréable résonna dans l’écouteur.
  
  — Allô ?
  
  — Madame Lucie More ?
  
  — Oui. Qui est à l’appareil ?
  
  — Dan Perry !
  
  — Oh ! quelle surprise ! Je ne pensais pas vous retrouver si tôt !
  
  Il y avait de l’ironie dans le ton. Hubert s’en moquait bien.
  
  — Je voudrais vous voir maintenant pour vous parler de notre amie commune. Elle m’inquiète beaucoup et…
  
  — Je comprends, coupa-t-elle. Où êtes-vous ?
  
  Il mentit.
  
  — Dans le hall de l’Halékulani.
  
  Elle hésita un peu, puis proposa :
  
  — Voulez-vous venir chez moi, nous serons plus tranquilles pour bavarder. C’est le bungalow 23-2. Vous saurez trouver ?
  
  — J’ai un flair infaillible. À tout de suite.
  
  Il raccrocha. José questionna, d’un ton faussement indifférent :
  
  — Jolie ?
  
  — Très jolie.
  
  — Vous m’emmenez ?
  
  — Pas aujourd’hui. Demain, si vous êtes sage.
  
  Il sortit, traversa la rue, franchit le portillon et se mit à chercher le bungalow 23 dans le labyrinthe des sentiers. Il trouva facilement. Lucie More, qui devait le guetter, ouvrit la porte sans qu’il eût besoin de frapper. Elle portait un pyjama d’intérieur en soie blanche qui lui allait plutôt bien.
  
  — Excusez-moi, dit-elle, je viens de prendre une douche. Je prends toujours une douche avant de m’habiller pour le dîner.
  
  — C’est une très bonne habitude, approuva Hubert.
  
  Elle ferma les stores à lamelles, puis descendit un peu le volet mobile du panneau supérieur de la porte afin de profiter de la lumière de la lampe fixée au-dessus de l’entrée, à l’extérieur.
  
  — Je n’allume pas, expliqua-t-elle, à cause de toutes ces vieilles rombières qui occupent les bungalows voisins et qui passent leur temps à me surveiller.
  
  Il pensa que si les vieilles rombières l’avaient vu entrer, elles allaient se faire bien davantage d’idées en les sachant dans l’obscurité. Mais il se garda bien de le dire.
  
  — Elles vous envient, répliqua-t-il. Elles regrettent en vous leur jeunesse et leur beauté perdues.
  
  — Je n’arrive pas à m’imaginer qu’elles aient pu être jeunes et belles. C’est trop horrible de les voir maintenant. On devrait leur interdire de se montrer en public, surtout leur interdire l’accès des plages !
  
  — Les hôteliers d’Honolulu feraient faillite. Je me suis laissé dire que l’âge moyen de la clientèle, dans l’ensemble des hôtels, était à peu près de soixante ans.
  
  — Je cesserai de venir ici après la quarantaine, décida-t-elle.
  
  Elle parut brusquement découvrir qu’ils étaient debout.
  
  — Oh ! excusez-moi. Je suis une bien mauvaise maîtresse de maison. Asseyez-vous !
  
  — Qui est « Maison » ? questionna-t-il.
  
  Elle pouffa. Elle avait un rire de gorge, sensuel, qui chatouillait l’épiderme des hommes. Il se dit qu’elle n’était pas difficile à divertir et qu’il n’aurait pas besoin de se mettre en frais le jour où…
  
  — Vous êtes drôle ! dit-elle en se laissant tomber sur un des deux lits.
  
  Sans façon, il s’assit sur l’autre. Un bref silence les sépara. Puis, elle entra dans le vif du sujet :
  
  — Vous vouliez me parler de Kini ?
  
  — Oui.
  
  — Que faites-vous dans la vie, Dan ? Kini m’a parlé de vous, mais elle a été incapable de me dire quelles étaient vos occupations.
  
  — C’est sans importance. Pour l’instant, mes occupations consistent à rechercher le ou les assassins du capitaine Welles et à aider Kini à se sortir du marasme dans lequel elle s’est fourrée.
  
  Elle hocha doucement la tête.
  
  — Vous avez bien dit. Elle a vraiment fait tout ce qu’il fallait pour s’y mettre. Je ne suis pas une sainte et j’ai fait pas mal de bêtises dans ma vie, mais je n’ai jamais vu quelqu’un se détruire avec autant d’inconscience.
  
  — Elle est malade et c’est l’affaire du psychiatre. Vous est-il arrivé, récemment, de la voir en compagnie d’un bellâtre qui s’appelle ou se fait appeler Rodrigo de Tortosa ?
  
  Elle répéta lentement :
  
  — Rodrigo de Tortosa… Kini vous a dit que je le connaissais ?
  
  — Pourquoi ? Vous le connaissez réellement ?
  
  — Je ne sais pas. Je connais beaucoup de gens.
  
  — Cela ne vous dit rien, de prime abord ?
  
  — Je ne vois pas.
  
  Il avait l’impression qu’elle n’était pas à son aise et il alla jusqu’à se demander s’ils étaient bien seuls dans le bungalow. Il se leva, alla jeter un coup d’œil dans la salle de bains, puis dans la penderie. Les châssis des lits étaient trop bas pour que quelqu’un pût se glisser dessous.
  
  — Que faites-vous ? questionna-t-elle sans pouvoir dissimuler l’inquiétude qu’elle éprouvait.
  
  — Je crains les oreilles indiscrètes.
  
  Il revint et s’assit auprès d’elle, sur le même lit.
  
  — Vous connaissez Kini depuis une dizaine d’années, n’est-ce pas ? Répondez-moi franchement : pensez-vous qu’elle soit capable d’une malhonnêteté, d’une grosse bêtise, s’il y avait beaucoup d’argent en jeu.
  
  Elle hésita, puis :
  
  — Qu’appelez-vous « beaucoup d’argent » ?
  
  — Deux cent cinquante mille dollars, peut-être le double.
  
  Elle haussa les épaules, puis coinça ses mains jointes entre ses genoux serrés.
  
  — Vous savez… Il faut tout d’abord bien vous mettre dans la tête que, concernant l’honnêteté et l’honneur, une femme a presque toujours des conceptions fort différentes de celles d’un homme. La femme est amorale par nature et… deux cent cinquante mille dollars, cela fait vraiment beaucoup d’argent.
  
  Elle soupira, puis ajouta :
  
  — Je ne sais même pas moi-même de quoi je serais capable pour une pareille somme. Et vous, le savez-vous ?
  
  — Très bien, assura Hubert.
  
  — Les hommes savent toujours ce qu’ils veulent. Vous êtes des êtres merveilleux !
  
  — Une autre question, reprit Hubert, Kini vous donne-t-elle l’impression d’avoir essayé de se suicider uniquement parce qu’elle n’avait plus envie de vivre, ou bien parce qu’elle ne voulait plus assumer la responsabilité d’une grosse bêtise qu’elle aurait pu faire ?
  
  Elle s’écarta de lui, d’un simple mouvement du buste, qui n’engageait pas le corps, et demanda :
  
  — Dites donc, vous ! Cherchez-vous vraiment à aider Kini, ou bien seulement à lui coller quelque chose de moche sur le dos ?
  
  — Je cherche vraiment à l’aider, croyez-moi… et répondez à ma question.
  
  Elle dit, baissant la voix :
  
  — J’ai pas mal vu Kini dans les temps qui ont précédé sa tentative de suicide, je n’ai pas eu l’impression qu’elle était déprimée au point de vouloir en finir avec la vie sans autre raison.
  
  — Bon. Pensez-vous qu’elle ait pu seulement faire semblant de se suicider ?
  
  — Il faudrait savoir où finit le « faire semblant » et où commence la résolution ferme. Je n’ai aucune expérience en la matière, mais il me semble avoir lu quelque part que neuf sur dix ou à peu près, des femmes qui en arrivent au suicide, font seulement « semblant ».
  
  Hubert approuva d’un mouvement de tête.
  
  — Vous êtes une psychologue très avertie. Félicitations. Vous devriez installer un cabinet de psychanalyse, je serais votre premier client.
  
  — Vous ne vous sentez pas bien ?
  
  — Je me sentirais encore mieux si j’étais assuré de pouvoir passer chaque jour une heure en tête à tête avec vous.
  
  — Farceur !
  
  Elle se mit à rire et posa une de ses mains sur la cuisse d’Hubert qui ne put réprimer un frisson.
  
  — Vous avez froid ?
  
  — Je serais plutôt en train de prendre feu !
  
  — Soyez raisonnable !
  
  Il l’avait déjà renversée sur le lit. Elle se débattit juste ce qu’il fallait, mais elle en avait autant envie que lui. Le pyjama de soie blanche alla bientôt voler sur l’autre lit, aussitôt rejoint par une succession de vêtements d’hommes. Quelques minutes s’écoulèrent encore dans un silence à peine troublé, puis les quelques vieilles dames qui prêtaient l’oreille aux alentours en eurent enfin pour leur argent…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  La Pontiac cahotait durement en se rapprochant de la mer à travers une sorte de prairie qui se terminait en surplomb à cinq ou six mètres au-dessus de la plage étroite. José conduisait. À côté de lui, Rodrigo de Tortosa, les bras croisés, ne disait rien. Derrière, couchée sur la banquette et paraissant dormir, se trouvait Jane Welles.
  
  Tortosa s’était tout d’abord étonné de voir José venir seul au rendez-vous ; mais celui-ci lui avait aimablement expliqué que ce vieux renard de Dan Perry et lui-même n’avaient pas l’habitude de mettre leurs œufs dans un même panier et qu’il convenait qu’un des deux restât non seulement vivant mais libre afin de pouvoir venger l’autre dans le cas où Tortosa s’aviserait de vouloir jouer au petit soldat.
  
  Le Sud-Américain avait protesté de sa bonne foi et assuré que le mystérieux personnage auquel il servait d’intermédiaire était d’accord pour céder au « Groupe Perry » la part de Jane Welles dès que celle-ci serait rayée du nombre des vivants. Tortosa était chargé de s’assurer que le « Groupe Perry » remplissait bien sa part du contrat.
  
  La voiture s’arrêta. José descendit le premier. Tortosa, à peine capable de se remuer, ne pouvait lui être d’aucune utilité. Il ouvrit la portière arrière et tira vers lui le corps inerte de la jeune femme qu’il chargea sur son épaule.
  
  Tortosa avait mis péniblement pied à terre. Il entreprit de suivre José qui descendait déjà par un escalier taillé dans le roc volcanique. Ils arrivèrent sur une étroite bande de sable battue par les vagues. À cinquante mètres de là, dans une petite crique naturelle un gros canot automobile attendait.
  
  José posa la jeune femme inanimée sur la banquette de moleskine rouge, puis aida Tortosa à embarquer et à s’asseoir devant. Il prit lui-même le volant, actionna le démarreur. Le gros moteur se mit à ronronner doucement. José détacha les amarres, donna un peu de gaz et piqua directement vers le large. Le canot filait bon train, sans trop de bruit. La silhouette trapue d’une île se profila bientôt légèrement à droite. La mer, sous le clair de lune, prenait parfois des couleurs de mercure…
  
  Ils avaient parcouru deux bons milles, lorsque Tortosa, qui se retournait de temps à autre pour surveiller leur victime, jeta un cri d’alarme.
  
  José lâcha le volant et se retourna. Jane Welles était debout sur l’arrière du canot et leur tournait le dos, comme s’apprêtant à plonger. Vif comme l’éclair, José sortit son « 38 » et fit feu.
  
  Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! Quatre fois, le corps svelte de la jeune femme accusa durement les chocs. Puis, comme par mégarde José donna un violent coup de volant qui la fit tomber de côté, dans une gerbe d’écume qui jaillissait de part et d’autre du canot.
  
  — Vous n’auriez pas dû tirer ! reprocha Tortosa. Vous deviez lui briser le crâne. On a pu entendre les détonations depuis la côte…
  
  — J’ai eu peur qu’elle ne nous échappe, répliqua José un peu confus. Et puis, elle a son compte. Elle les a toutes prises !
  
  Il fit décrire une large courbe au canot et réduisit les gaz.
  
  — J’espère qu’elle a coulé à pic ! grogna-t-il. Les poissons vont se régaler. Une petite poulette comme ça ? hein ? J’en mangerais bien une tous les matins, moi !
  
  Il tourna quelques minutes en resserrant de plus en plus les cercles. Ils ne retrouvèrent aucune trace de Jane Welles.
  
  — Dieu ait son âme, murmura hypocritement José.
  
  Tortosa ne disait rien, mais José s’aperçut soudain qu’il souriait. Un sourire qui ne lui plut pas.
  
  — On rentre, décida-t-il. Faut pas s’attarder par ici.
  
  
  *
  
  * *
  
  Cinq minutes s’écoulèrent encore, puis un canot léger arriva silencieusement sur les lieux, venant du large. Il voguait au ralenti et son pilote, à demi dressé sur son siège, scrutait avec beaucoup d’attention la surface de la mer. Un léger appel vola soudain à la surface de l’eau. Le moteur hors-bord du canot cessa presque de se faire entendre. Le cri se répéta deux fois. Le moteur repartit et le canot vira de quarante-cinq degrés à gauche.
  
  Quelques instants plus tard, Hubert, qui tenait la barre du canot, aperçut une tête et un bras levé au sommet d’une vague, à quelques encablures, droit devant. Il manœuvra adroitement pour se rapprocher. Deux mains agrippèrent le plat-bord. Il aida Jane Welles à embarquer.
  
  — Alors ? questionna-t-il. Comment ça s’est-il passé ?
  
  L’aventure avait dû l’amuser. Elle riait.
  
  — Merveilleusement ! assura-t-elle.
  
  Elle eut un geste charmant pour tordre ses cheveux.
  
  — Vos vêtements secs sont dans le sac, derrière vous, indiqua-t-il. Avec la serviette.
  
  — Je vais me changer tout de suite. Ne regardez pas !
  
  Hubert se garda bien de promettre quoi que ce soit. Il redonna des gaz au moteur et s’orienta sur le feu d’un phare voisin qui lançait des éclairs réguliers au-dessus de l’océan.
  
  Jane Welles fit passer sa robe par-dessus sa tête, puis ôta son soutien-gorge. Le clair de lune était suffisant pour que Hubert ne perdît rien du spectacle. Elle avait des seins merveilleux, pleins d’esprit, d’une forme conique assez peu commune, avec de larges auréoles bien lisses. Il se sentit sérieusement perturbé lorsqu’elle retira son slip, s’appuyant alternativement à gauche et à droite du canot avant de lever la jambe opposée. Elle sortit une serviette éponge du sac imperméable et entreprit de se frictionner :
  
  — Voulez-vous que je vous aide ? proposa aimablement Hubert.
  
  — Je croyais vous avoir demandé de ne pas regarder ! s’exclama-t-elle.
  
  — Oh ! Pardon ! j’avais oublié.
  
  Elle se cacha derrière la serviette déployée et se tourna légèrement vers lui.
  
  — Vous regardez encore !
  
  — Maintenant que le mal est fait !
  
  Elle parut en prendre son parti et il devina que cela ne lui était pas désagréable de se sentir ainsi observée. Elle se frotta longuement… Puis enfila sans se presser les dessous et les vêtements secs qu’elle tirait du sac à mesure des besoins.
  
  Quand ce fut terminé elle se frotta vigoureusement les cheveux avec la serviette, puis se donna quelques coups de peigne. Enfin, assise bien sagement devant Hubert, dont la température commençait à redescendre, elle proposa :
  
  — Vous voulez que je raconte ?
  
  — Je n’attends que ça !
  
  Il avait été convenu avec Tortosa que José, alias Carlo Bellini, entrerait seul dans la maison, qu’il chloroformerait la jeune femme endormie, qu’il lui enfilerait une robe pour le cas où ils seraient arrêtés par quelque patrouille de police, puis qu’il la sortirait et la porterait dans ses bras jusqu’à la voiture.
  
  Tortosa ne voulait pas se mouiller, n’étant qu’un simple « observateur » ; et il était d’autre part bien trop ankylosé, des suites de la correction reçue, pour rendre le moindre service.
  
  Jane Welles raconta comment elle avait enfilé elle-même la robe, puis comment « Bellini » avait renversé un peu de chloroforme sur cette robe, juste pour l’odeur.
  
  — Je ne croyais pas que c’était si difficile de rester volontairement inerte. J’avais toujours envie de me rattraper à quelque chose ou de me protéger avec mes bras lorsque j’avais l’impression qu’il allait me cogner quelque part…
  
  — Avez-vous bien encaissé les balles ?
  
  — Je crois. C’était d’ailleurs facile. Les détonations me donnaient de véritables chocs. Mais j’avais tellement peur de tomber dans le sillage de l’hélice !
  
  — Carlo a manœuvré juste à temps ?
  
  — Comme un maître !
  
  Elle éternua.
  
  — C’est lui, en fait, qui m’a projetée dans l’eau. J’ai plongé profondément en veillant bien à ne pas m’écarter, puisque c’était Carlo qui devait leurrer Tortosa. Ce que j’ai pu m’amuser quand je suis remontée pour respirer ! Le canot tournait en rond au moins à cinquante mètres de là…
  
  — On pouvait faire confiance à Carlo. Le danger eût été que Tortosa voulût prendre le volant, mais il était trop mal en point.
  
  — J’entendais tout ce qu’ils disaient, c’était très drôle. Tortosa reprochait à Carlo d’avoir tiré. Il aurait préféré qu’il m’eût fracassé le crâne !
  
  Elle se passa les deux mains sur le visage et dit :
  
  — Mon Dieu ! que je suis fatiguée tout d’un coup !
  
  Hubert venait d’infléchir la course du canot vers la terre.
  
  — J’ai vu Lucie More, après vous avoir quittée, annonça-t-il.
  
  — Ce soir ?
  
  — Hier soir. Il est une heure et demie du matin. Vous lui avez dit que vous aviez essayé de vous suicider ?
  
  — Non, elle le savait. Aleka le lui avait dit.
  
  — Aleka ?
  
  — Mon mari. J’ai cru comprendre qu’il avait été la voir le samedi où il a dû être tué.
  
  « Tiens ! pensa Hubert. Pourquoi cette petite garce ne m’a-t-elle pas parlé de ça ? »
  
  — Pourquoi avait-t-il été la voir ?
  
  — Je ne sais pas. Il voulait, je suppose, lui tirer les vers du nez au sujet de mon comportement pendant son absence.
  
  — Connaît-elle Tortosa ?
  
  — Je crois… C’est-à-dire… Je ne sais pas. C’est idiot !
  
  Elle se tenait légèrement penchée en avant, sourcils froncés par l’effort, regard fixe.
  
  — Je ne peux pas vous dire, soupira-t-elle. Je suis désolée !
  
  Il cessa de l’interroger. Ils allaient bientôt aborder. Hubert réussit à accrocher le léger canot sur un rouleau et réduisit les gaz à fond. La lame les emporta comme un « surf-rider »(6)…
  
  Il remit les gaz au dernier moment pour se dégager, puis releva le moteur hors-bord en coupant le contact. La quille glissa sur le sable. Jane sauta rapidement et courut pour éviter de se faire attraper par la vague qui arrivait. Hubert qui ne pouvait abandonner le canot, reçut un paquet d’embruns. Il tira l’embarcation au sec et rejoignit la jeune femme qui attendait plus loin, tenant à la main le sac dans lequel elle avait mis sa robe et son linge mouillés.
  
  Il lui prit la main et l’entraîna vers un sentier qui rejoignait la route invisible. Une Chevrolet décapotable qu’il avait louée l’après-midi précédent au « Taylor’s U-Drive », dans Kalakaua Avenue se trouvait rangée là, derrière une haie de lauriers-roses. Il aida Jane Welles à monter dedans, puis se glissa sous le volant.
  
  — Où m’emmenez-vous ?
  
  — Je vous ai loué un petit appartement, très confortable. Vous y serez très bien. Mais, défense de mettre le nez dehors ! Jusqu’à nouvel ordre, vous n’êtes plus de ce monde. Il y a des provisions dans le réfrigérateur pour au moins une semaine. Vous n’aurez qu’à regarder la télévision.
  
  — Une semaine !
  
  — J’espère que tout sera fini demain, c’est-à-dire aujourd’hui. Je passerai vous voir dans la matinée.
  
  — Et Pipo ?
  
  — À quelle heure se lève-t-il ?
  
  — Sept heures et demie.
  
  — J’irai le réveiller. Carlo a toujours la clé ?
  
  — Oui.
  
  La Chevrolet démarra. Hubert la remit sur la route et appuya sur l’accélérateur…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert jeta un rapide coup d’œil sur la montre du tableau de bord. Trois heures. Il appuya davantage. La voiture bondit. Il s’était mis en retard et les deux autres devaient l’attendre.
  
  Jane avait fait tout ce qu’elle avait pu pour le retenir. Ce n’était pas qu’elle eût envie de coucher avec lui, il ne le croyait pas. Elle avait tout simplement peur de rester seule…
  
  Les pneus hurlèrent dans un virage, l’arrière de la Chevrolet dérapa. Hubert contra légèrement au volant, puis le laissa revenir et redonna un peu de gaz dès que la voiture se fut retrouvée dans l’axe de la route. Après quoi, il décida que mieux valait arriver en retard que ne pas arriver du tout.
  
  Ils avaient rendez-vous du côté de la pointe Kahuku, après la station de transmission « R.C.A. », au bord de l’océan. À partir de là, Rodrigo de Tortosa devait les conduire à un endroit où ils devaient en principe rencontrer « l’homme qui tirait les ficelles » et, de toute façon, toucher les deux cent cinquante mille dollars qu’ils venaient de « gagner ».
  
  D’un mouvement du bras, Hubert tâta le « 38 Spécial » qui se trouvait suspendu sous son aisselle gauche. Il ne se faisait aucune illusion et pensait qu’il existait à peu près une chance sur dix pour que tout se passât ainsi. Comme l’avait si bien dit Lucie More « Deux cent cinquante mille dollars, ça fait vraiment beaucoup d’argent », et des quantités de meurtres avaient déjà été commis pour beaucoup moins…
  
  Il avait dépassé la station et se trouvait à hauteur du terrain de golf de Kahuku. Trois cents mètres plus loin, en sortant d’un virage, il aperçut la Pontiac arrêtée sur le bas-côté, tous feux éteints.
  
  Il freina brusquement puis engagea la Chevrolet sur la banquette de terre, l’arrêtant à deux mètres de l’autre voiture. José apparut :
  
  — On croyait qu’il vous était arrivé un accident, grogna-t-il. Ça fait bientôt une heure qu’on attend et le zigoto, là, n’est pas particulièrement marrant.
  
  — Mon réveil n’a pas sonné, répondit Hubert en mettant pied à terre. Je suis navré. Tout s’est bien passé ?
  
  José laissa échapper un rire cruel.
  
  — À l’heure qu’il est, les poissons doivent être en train de se régaler. Vachement !
  
  Hubert resta impassible. Assis dans la Pontiac, Tortosa le regardait.
  
  — Ne perdons pas davantage de temps. Allons-y !
  
  — Vous nous suivez, dit José qui avait eu tout le temps de régler les détails avec l’autre.
  
  Ils remontèrent dans les voitures qui repartirent l’une derrière l’autre.
  
  
  *
  
  * *
  
  La maison, construite en lave, avait un aspect farouche. Elle dominait l’océan sur un éperon rocheux et sans doute avait-elle appartenu jadis à quelque pirate ou quelque contrebandier.
  
  Les trois hommes se retrouvèrent devant la porte. Hubert, ne voyant pas d’autre voiture, s’étonna :
  
  — Votre type est venu à pied ?
  
  Tortosa grogna :
  
  — Il s’est peut-être fatigué d’attendre.
  
  Il poussa la porte, qui s’ouvrit en grinçant sinistrement.
  
  — Non. Il n’est pas reparti. Sinon il aurait refermé.
  
  — À qui appartient cette maison ?
  
  — Je n’en sais rien. Elle a une mauvaise réputation et il est impossible de la louer, paraît-il.
  
  Il sortit une lampe de sa poche, éclaira une grande pièce nue dont le carrelage était en très mauvais état.
  
  — Pas d’électricité ? s’étonna Hubert qui venait de s’assurer discrètement que son « 38 Spécial » jouait librement dans son holster.
  
  — Coupée depuis longtemps.
  
  — Allez voir si votre gars est là. Nous attendons ici…
  
  Tortosa hésita, puis s’éloigna en claudiquant, précédé par le faisceau de lumière jaune que projetait sa lampe. Il franchit une porte entrebâillée au fond de la pièce et disparut.
  
  — Ouvrez l’œil ! murmura Hubert.
  
  José ressortit et s’adossa au mur pour surveiller les approches de la maison. Hubert avait pris son « 38 Spécial » en main. Il n’entendait pas se laisser surprendre. Le temps passait. Tortosa ne revenait pas. Aucun bruit ne trahissait sa présence dans la maison. Hubert commençait à se sentir nerveux. Il eut envie d’aller voir ce qui se passait, mais pensa que c’était peut-être exactement ce que désirait l’adversaire.
  
  Il consulta sa montre. Il y avait bien trois ou quatre minutes que Tortosa les avait quittés. Pourquoi ne revenait-il pas ? Le « tireur de ficelles » refusait-il de se montrer ? Était-il en train de réunir leur part du butin pour la leur apporter ? Hubert n’avait rien à faire de deux cent cinquante mille faux dollars et il n’était pas convaincu du tout que le « tireur de ficelles » ne fût pas tout simplement Rodrigo de Tortosa. Il leur avait demandé d’assassiner Jane Welles à seule fin sans doute de supprimer un témoin gênant. Et il devait être maintenant en train de leur préparer un tour à sa façon…
  
  Hubert, abdiquant toute prudence, décida brutalement :
  
  — On va voir ce qu’il fabrique !
  
  José approuva d’un signe de tête. Trois nouvelles minutes s’étaient écoulées depuis que Hubert avait consulté sa montre. Il sortit de sa poche une minuscule lampe qui avait la forme d’un crayon et l’alluma. Ils partirent sur les traces de Tortosa…
  
  Ils passèrent dans un couloir. Surprise, une souris se sauva, un instant poursuivie par le mince rayon de lumière. Des portes, de tous les côtés, les unes entrouvertes, les autres fermées. Un escalier de bois au fond, avec des toiles d’araignées lourdement chargées de poussière entre les barreaux de la rampe. Hubert se dit que cette baraque était décidément fort inattendue dans l’île d’Oahu et que les gens d’Hollywood auraient trouvé à l’employer dans un film d’épouvante situé en Écosse ou sur les côtes de la Nouvelle Angleterre.
  
  Il fit un signe à José qui sortit son arme et resta immobile, en couverture, cependant que lui-même poussait les portes du pied, une à une, s’attendant chaque fois à recevoir une volée de « pruneaux » et découvrant chaque fois une pièce vide plus ou moins délabrée.
  
  Le rez-de-chaussée ne leur ayant rien livré, ils décidèrent silencieusement de monter à l’étage. José rejoignit Hubert qui lui signifia d’avoir à laisser une certaine marge entre eux.
  
  Hubert se mit à monter. Les marches grinçaient effroyablement, si effroyablement qu’ils ne pouvaient plus espérer n’avoir pas été entendus. Hubert appela :
  
  — Tortosa ! Où êtes-vous ?
  
  Ils s’étaient immobilisés pour attendre la réponse, mais ils attendirent en vain. Hubert répéta son appel, en élevant la voix, sans plus de résultat.
  
  Hubert se sentait de plus en plus mal à l’aise. Pour tout dire, il n’aimait pas ça. Tortosa était peut-être embusqué dans le couloir de l’étage, attendant qu’ils paraissent pour les truffer de plomb. Il ne fallait surtout pas lui laisser l’occasion de les avoir tous les deux en même temps…
  
  — Restez ici, ordonna Hubert. Ce n’est pas la peine de se faire tuer ensemble.
  
  — J’veux pas rester seul, m’sieur ! J’ai peur dans l’noir ! gémit comiquement José.
  
  Hubert ne put s’empêcher de rire.
  
  — Vous n’avez qu’à fermer les yeux, conseilla-t-il.
  
  Il continua de monter. De la place qu’il occupait, José pouvait à la fois surveiller le haut et le bas. C’était parfait. Des marches faisaient tellement de bruit que Hubert pensa soudain que Tortosa ne pouvait les avoir escaladées sans qu’ils l’aient entendu, la porte entre la pièce d’entrée et le couloir étant restée entrebâillée. Pourtant, Tortosa n’était pas en bas.
  
  Il atteignit le palier, promena lentement le rayon de sa lampe sur les murs, à droite puis à gauche. Des portes, en plus ou moins mauvais état, des murs lépreux, une vieille caisse de bois défoncée qui avait contenu autrefois des boîtes de « Pine apple juice »…
  
  Il recommença à pousser les portes. La seconde ne résista pas au coup de pied qu’il lui donna et s’écroula dans un bruit d’enfer.
  
  — J’arrive ! hurla José qui s’était mépris.
  
  — La ferme ! riposta durement Hubert, lui-même surpris.
  
  Puis, la seconde d’après, il expliqua :
  
  — C’est une porte qui s’est trouvée mal. Excusez-moi, mon vieux !
  
  — Y a pas d’offense, m’sieur ! répondit José d’une voix flûtée.
  
  Hubert enjamba les débris vermoulus. Une épaisse poussière flottait maintenant autour de lui, lui excitant la gorge. Sa lampe éclaira une vieille armoire ornée de ferrures, dont un pied avait été remplacé par deux briques empilées l’une sur l’autre. Rien d’autre. Il marcha vers l’armoire, essaya de l’ouvrir…
  
  Les portes résistaient. Il donna un coup dans la serrure avec le canon de son « 38 ». Tout s’écroula, mais sans bruit, ou presque, la chute des ferrures ayant été amortie par la poussière de bois. « Rongée par les termites ! » pensa Hubert qui ne voyait plus qu’une grande tache blanche rectangulaire sur le mur, là où cinq secondes plus tôt se dressait une imposante armoire.
  
  Il fit demi-tour, trouva un squelette d’oiseau de proie dans la pièce suivante, puis le cadavre desséché d’un chat sur la bordure d’une fenêtre.
  
  — Ça va ? cria José.
  
  — Oui. Toujours rien.
  
  Il termina la visite. Bredouille. Que signifiait cette histoire ? Tortosa était-il ressorti par une fenêtre ouvrant sur l’arrière de la maison ? C’était la seule explication possible. Mais pourtant leur aurait-il faussé compagnie ?
  
  « C’est lui le « tireur de ficelles » pensa Hubert. Il croit que le seul témoin à charge susceptible de le confondre a maintenant disparu et il nous a amenés ici pour se donner le temps de jouer la fille de l’air. »
  
  Autrement dit, ils s’étaient laissé posséder. Comme des gamins. Hubert rejoignit José dans l’escalier, furieux.
  
  — Il a dû filer par derrière, gronda-t-il. Nous aurions dû y penser.
  
  — C’est curieux, répliqua José. Il avait pourtant l’air de vouloir qu’on l’accompagne…
  
  — Ce type-là est rusé comme un bataillon de singes ; vous ne l’avez pas encore compris ? Il ne contre jamais. Il fait semblant de céder et vous entraîne ailleurs sur votre lancée. Comme au judo !
  
  — Le judo mental… Très drôle !
  
  Hubert retourna dans chacune des pièces du rez-de-chaussée situées sur le derrière de la maison. Un rapide examen le convainquit qu’aucune fenêtre n’avait été ouverte depuis fort longtemps de ce côté-là. Et les quelques brèches résultant de vitres brisées n’étaient pas assez larges pour permettre à un grand corps de passer…
  
  — Mystère et boule de gomme ! dit José. Le disparu de Kahuku ! Grand film dramatique, avec le célèbre et l’inoubliable Rodrigo de Tortochose, dans le rôle du disparu, Dan Perry, la coqueluche de Las Vegas, dans celui de…
  
  — La ferme ! gronda Hubert qui n’avait pas du tout envie de rire. Ce n’est pas drôle !
  
  Il réfléchissait. Tortosa était FORCÉMENT quelque part dans cette baraque, si l’on admettait qu’il n’avait pu en sortir.
  
  — Dites donc ? demanda-t-il soudain. Avez-vous souvent vu des bicoques comme celles-ci sans cave ?
  
  José resta muet quelques secondes, puis répondit ;
  
  — Dan ! Mon cher Dan ! je crois que vous avez mis le doigt dessus !
  
  Il fila comme un lapin. Hubert devina ce qu’il allait faire et attendit. Puis il pensa qu’il y avait une lampe-torche dix fois plus puissante que la sienne dans la boîte à gants de la Chevrolet et il sortit à son tour.
  
  José était à quatre pattes devant un soupirail et lançait des cailloux par l’ouverture.
  
  — Y a bien une cave, annonça-t-il en reconnaissant le pas d’Hubert derrière lui. Je peux même vous dire qu’elle est cimentée.
  
  Hubert alla chercher la torche. Ils rentrèrent ensemble dans la maison.
  
  — Ah ! s’exclama José. Cette fois, on y voit clair !
  
  Ils trouvèrent la porte sous l’escalier. Elle était rigoureusement plate et avait été autrefois recouverte de papier. Il n’y avait plus de poignée. La lumière pauvre de sa petite lampe n’avait pas permis à Hubert de l’apercevoir…
  
  Elle résista à la poussée et un cliquetis caractéristique lui apprit qu’un verrou était poussé à l’intérieur.
  
  — Bizarre !
  
  Il recula et l’enfonça d’un violent coup de pied. Un escalier de pierre descendait, tournant à angle droit à faible distance.
  
  — Tortosa ? Êtes-vous là ?
  
  Silence complet.
  
  — Il essaie de nous faire peur, murmura José qui se mit ensuite à claquer volontairement des dents.
  
  Hubert descendit lentement, fit une pause à l’angle, puis continua. Il atteignit le sol de la cave sans ennui. C’était une grande cave, aérée par quelques soupiraux très étroits, semblables à des meurtrières… Elle avait dû abriter aussi un meurtrier, très peu de temps auparavant, car la victime se trouvait encore là, pas encore refroidie.
  
  Hubert siffla pour attirer José et marcha vers le corps étalé bras en croix au centre de la cave. Rodrigo de Tortosa était encore chaud, mais bien mort. Il avait été étranglé…
  
  — Dieu ait son âme ! murmura benoîtement José qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable.
  
  Hubert regardait maintenant une grosse porte en bois de forme romane qui se trouvait près d’un angle de la cave. Il alla l’ouvrir. Les verrous étaient à l’intérieur et bien tirés. Il découvrit un passage, certainement aménagé dans une faille naturelle du sous-sol. Des marches avaient été creusées à la pioche. José, qui l’avait rejoint, siffla entre ses dents.
  
  — Eh bien ! le scénario se corse. Où est-ce que ça peut bien mener, hein ?
  
  — À la mer, sûrement. Nous sommes dans un ancien repaire de contrebandiers, je le parierais.
  
  — Le type doit être loin.
  
  — On va tout de même visiter ce truc.
  
  Ils s’engagèrent dans le boyau naturel, formé probablement par le caprice d’une poche de gaz dans un écoulement de lave. La descente était facile sur les marches bien taillées. À certains endroits, le passage avait dû être élargi ou surélevé.
  
  Ils débouchèrent les pieds dans l’eau, au centre d’une crique naturelle bordée de hauts rochers à pic, inaccessible de la terre. La sortie du passage, disposée de biais, devait être invisible de la mer.
  
  Ils remontèrent, silencieux. Il n’y avait plus rien à dire. Le coup était dur, en apparence irrémédiable. Hubert sentait une sourde colère monter en lui. Il laissa José fouiller les poches de Tortosa. Elles avaient déjà été vidées.
  
  — Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda José. On le laisse là ?
  
  — Il est très bien ici, qu’il y reste et que les rats le bouffent ! gronda Hubert. Voilà ce qui arrive quand on se croit trop malin !
  
  Ils remontèrent, regagnèrent leurs voitures et repartirent l’un derrière l’autre pour Honolulu…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Les voitures rangées sur le terre-plein, ils marchèrent vers le pavillon. Il était un peu plus de quatre heures et demie, la lune continuait de briller dans le ciel bleu sombre constellé d’étoiles. Ils n’entendaient que le bruit léger de leurs pas et celui du vent qui sifflait doucement dans les hautes branches des cocotiers.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ? questionna José. On dort ?
  
  — Allez dormir. J’ai une visite à faire…
  
  — À cette heure-ci ? Ce n’est pas très convenable…
  
  Hubert ne répondit pas. Il traversa la rue. Le portillon était fermé. Il passa par-dessus, en souplesse, jeta un regard en arrière. José le regardait. Il lui fit un signe de la main et s’enfonça dans le dédale des sentiers qui serpentaient autour des bungalows.
  
  Il allait frapper discrètement lorsqu’il s’aperçut que la porte n’était pas fermée, mais simplement tirée. La jeune femme attendait-elle quelqu’un ? Il poussa et entendit quelque chose qui lui glaça le sang.
  
  Il sortit sa lampe, poussa le contact. Lucie More était dans son lit, la bouche grande ouverte, râlant, les yeux exorbités, déjà vitreux. Le manche d’un poignard, qui avait été enfoncé à travers le drap, se dressait bien droit au-dessous de son sein gauche. Elle tenait ses mains crispées autour de l’arme meurtrière.
  
  Hubert se pencha sur elle et constata qu’elle vivait encore. Il éclaira son propre visage avec sa lampe pour se faire reconnaître, si elle était encore capable de le voir.
  
  — C’est moi, Dan. Pouvez-vous parler ?
  
  Il vit les veines de son cou se gonfler sous l’effort et tendit l’oreille vers sa bouche dont les lèvres s’agitaient.
  
  — Dan… Pas tout dit… Aleka venu me voir… cherchait Tortosa… donné adresse. Liliuokalani… maison… animaux céramique sur le toit… Retrouvé mort…
  
  — Qui vous a frappée ?
  
  Elle laissa rouler sa tête de côté et murmura :
  
  — Tortosa…
  
  Une mousse rosâtre se mit à bouillonner au coin de sa bouche. Il vit qu’elle avait perdu connaissance et que la fin était proche. Il sortit son mouchoir et s’en servit pour décrocher le téléphone. Le gardien de nuit mit un certain temps à répondre. Hubert l’informa, d’une voix basse et uniforme, qu’une femme venait d’être assassinée au 23-2 et qu’il était peut-être encore possible de la sauver en faisant vite.
  
  Il raccrocha, éteignit sa lampe et sortit. Vingt secondes plus tard, il démarrait au volant de la Chevrolet. Il n’y avait déjà plus de lumière chez José, qui avait dû se jeter tout habillé sur son lit et s’endormir aussitôt.
  
  Hubert savait qu’une course de vitesse était maintenant engagée et qu’il partait lui-même avec un sérieux handicap. Le « cerveau » de l’affaire était tout simplement en train de liquider l’un après l’autre tous ceux qui étaient susceptibles de faire orienter l’enquête dans sa direction.
  
  Hubert s’était laissé surprendre, soit. Mais il conservait tout de même des atouts dans sa manche, dont le principal pouvait être Jane Welles. Et ce qui se passait maintenant, il avait délibérément essayé de le provoquer. Il fallait que le « cerveau » eût sérieusement pris peur pour se mettre ainsi à supprimer tout le monde. Et, s’il avait peur, c’était qu’il se sentait vulnérable…
  
  Hubert trouva facilement la maison dont lui avait parlé Lucie More. Les animaux de céramique se découpaient sur le fond plus clair du ciel. Hubert arrêta l’auto un peu plus loin et revint sur ses pas.
  
  S’il fallait en croire la jeune femme, elle avait envoyé le capitaine Welles ici, sur la piste de Tortosa, et personne ensuite n’avait revu le capitaine Welles vivant. Hubert connaissait l’existence de cette maison. Il avait lu dans le dossier que Tortosa prétendait être venu se réfugier là sous le nom de Belmonte dans l’espoir d’échapper à ses « tourmenteurs ». Mais il n’y avait pas accordé beaucoup d’importance. Probablement pas assez…
  
  Il pénétra sur les pelouses, peu soucieux de faire crisser sous ses pas le gravier des allées et entreprit de faire le tour de la villa en se tenant au large afin d’en saisir une vue d’ensemble. Il ne savait même pas si elle était habitée, ou non.
  
  De toute façon, Tortosa, l’ayant louée, avait dû se préoccuper de ne laisser aucun indice derrière lui lorsqu’il l’avait quittée pour retourner à l’Halékulani.
  
  Arrivé derrière, Hubert aperçut une lumière qui brillait un peu en retrait derrière une haie de lauriers-roses. Il marcha prudemment dans cette direction afin de savoir à quoi s’en tenir et découvrit une petite maison de gardien, bâtie dans les limites de la propriété. Il pensa que, si gardien il y avait, celui-ci pourrait peut-être lui fournir quelques renseignements sur ce qui s’était passé pendant le séjour de Tortosa…
  
  La lumière passait par la porte d’entrée dont le battant était entrouvert. Hubert pensa que le gardien était peut-être sorti pour satisfaire un besoin naturel. Il existait des gens qui aimaient beaucoup se soulager en plein air, en regardant les étoiles. Des poètes…
  
  Hubert fit une pause, prêtant l’oreille. Il n’entendit que le léger murmure des branches agitées par le vent et le bruissement obsédant des insectes.
  
  Il reprit sa progression, atteignit la porte, frappa puis poussa le battant avec son coude. Il ne put ouvrir complètement, quelque chose de mou gênait derrière. Il entra. Le corps d’un vieux Japonais était là, étendu sur le ventre, simplement vêtu d’une chemise de jour très usagée, les jambes nues. Il avait le crâne horriblement défoncé. L’arme du crime, un marteau, se trouvait sur son dos, entre ses omoplates. Une touffe de cheveux y restait collée. Hubert se pencha, toucha une jambe, encore chaude. L’assassin n’était pas passé depuis bien longtemps…
  
  Hubert se redressa, ayant acquis la certitude qu’il ne pouvait plus rien pour le pauvre homme. Trois meurtres en moins de deux heures, cela faisait un joli score. Il éteignit la lumière, pensant que quelque insomniaque pourrait le voir ressortir, et quitta la petite maison. Il éprouvait une sorte de curieux détachement, comme une vacance intérieure, et n’arrivait plus à se persuader que tout cela pût le concerner…
  
  Il retourna vers sa voiture, avec l’intention inavouée de rentrer se coucher, de tout laisser tomber. Il ne savait plus comment continuer. Aucun indice, rien. Absolument rien…
  
  Il prit le volant, démarra sans hâte, prit à gauche le boulevard Ala Wai, le long du terrain de golf. Puis, brusquement, un déclic joua dans son cerveau engourdi. La seconde d’après, son pied enfonça l’accélérateur. Il savait ce qu’il devait faire et qu’il n’avait pas une à minute perdre…
  
  Il changea de direction à Kau Kau Korner et entra dans la ville basse par le boulevard Kapiolani. Quelques instants plus tard, il arrêta la Chevrolet devant un grand immeuble neuf dont le crépi rose bonbon permettait de penser qu’il appartenait à M. Kayser (7).
  
  Il avait gardé un jeu de clés, afin qu’elle n’eût jamais besoin d’ouvrir elle-même la porte et que personne ne pût se faire passer pour lui. Il pénétra dans l’immeuble, prit l’ascenseur, s’arrêta au onzième étage.
  
  Le couloir était recouvert d’un tapis de caoutchouc qui amortissait le bruit des pas. Il arriva devant la porte, glissa la clé dans la serrure, ouvrit silencieusement.
  
  Il alluma dans le vestibule. Il ne voulait pas lui faire peur, ses pauvres nerfs étaient bien assez malades comme ça. Il ouvrit la porte du living-room, manœuvra l’interrupteur et resta figé, le souffle coupé…
  
  Le lit, défait, était vide. Il retrouva rapidement son sang-froid, fonça vers la salle de bains. Vide. Vers la cuisine, également vide. Ouvrit les placards, regarda sous le lit, derrière les fauteuils.
  
  Jane Welles avait disparu.
  
  La première chose que fit Hubert fut d’examiner les fenêtres. Il lui avait demandé de les fermer soigneusement, quelqu’un pouvant monter à l’extérieur par l’escalier d’incendie. Aucune d’elles n’avait été ouverte. La jeune femme était donc sortie par la porte.
  
  Il s’intéressa ensuite aux vêtements. Elle était partie avec ceux qu’elle avait revêtus dans le canot, après son bain forcé.
  
  Où était-elle ? Pourquoi était-elle partie ? Il lui avait suffisamment expliqué que sa vie était en danger et qu’il importait beaucoup qu’on la crût bien morte.
  
  Il sortit de l’appartement, referma la porte et commença à se demander si Rodrigo de Tortosa n’avait pas dit la vérité lorsqu’il avait désigné Jane Welles comme associée à demi-part dans l’affaire. Ils pouvaient avoir combiné cela tous des deux, en plein accord. Jane, en tant qu’épouse du chef du Service de Documentation et Archives de « Fort Shafter », pouvait en savoir assez pour régler elle-même tous les détails.
  
  Il eut une idée, rentra dans l’appartement, décrocha le téléphone et appela le numéro de la maison des Welles. Si Pipo était seul et qu’il vînt répondre, il se ferait reconnaître et le rassurerait…
  
  La sonnerie résonna longuement. Il allait raccrocher et rappeler lorsqu’il entendit un déclic, suivi d’un « allô ? » ensommeillé et circonspect. Il reconnut sa voix.
  
  — Dan, ici. Je suis à l’appartement. Pourquoi êtes-vous retournée chez vous ?
  
  Il y eut un silence.
  
  — Répondez ! lança-t-il brutalement.
  
  — Ne vous fâchez pas, Dan. Je ne pouvais pas rester là-bas en sachant Pipo tout seul ici. Ce n’était pas possible. J’ai été prise soudain d’une angoisse terrible… Je… Je n’ai pas réfléchi. Je me suis habillée et je suis partie.
  
  Disait-elle la vérité ? Son histoire était plausible. Mais comment savoir ? De toute façon, il ne fallait pas encore lui laisser supposer qu’il la soupçonnait. Pas encore…
  
  — Écoutez-moi bien, ordonna-t-il. Trois meurtres ont été commis cette nuit : Tortosa, Lucie More et le gardien d’une maison où Tortosa avait habité après le vol du document…
  
  — Oh ! fit-elle.
  
  Vous m’entendez ?
  
  — Oui, je vous entends. Mais, pourquoi Lucie More ? Pourquoi ?
  
  Elle paraissait affolée.
  
  — Je vais venir vous voir. Je serai chez vous dans cinq minutes, dix au maximum. Lorsque je sonnerai, vous entrebâillerez une fenêtre sur le devant. Je sifflerai alors cet air-là…
  
  Il se mit à siffler les premières mesures d’une vieille chanson de cow-boy qu’il connaissait bien.
  
  — Vous la reconnaîtrez ?
  
  — Oui.
  
  — Après cela, vous m’ouvrirez. Mais surtout, surtout ! n’ouvrez à personne d’autre, même s’il s’agit de quelqu’un que vous connaissez très bien Compris ?
  
  — Je vous le promets.
  
  — À tout de suite.
  
  Il raccrocha. Deux minutes plus tard, il fonçait sur le boulevard désert au volant de sa Chevrolet. L’horizon commençait à s’éclairer. Le jour n’allait pas tarder à se lever. Il arriva très vite dans Lewers Road, laissa sa voiture le long du trottoir, entra dans le jardin, pressa le bouton de sonnette.
  
  Elle devait l’attendre car il entendit aussitôt la fenêtre s’ouvrir. Il siffla l’air convenu. Elle descendit lui ouvrir. Il referma lui-même le volet de fer de la porte-fenêtre.
  
  — Je peux allumer, maintenant ? demanda-t-elle.
  
  — Si vous voulez.
  
  La lumière inonda la pièce. Il regarda la jeune femme. Elle ne portait qu’une chemine de nuit de léger coton blanc, très plissée au-dessous de la taille très haute et fort généreusement décolletée. Elle avait dû se recoiffer en l’attendant car ses cheveux n’étaient pas du tout en désordre. Elle avait l’air épuisé, de larges cernes mauves soulignant ses yeux.
  
  — Vous pouvez vous vanter de m’avoir donné des sueurs froides ! reprocha-t-il.
  
  — Excusez-moi ! bredouilla-t-elle d’un ton de petite fille prise en faute.
  
  — Vous n’êtes qu’une sale gamine ! Vous mériteriez une fessée !
  
  — Vous n’oseriez pas.
  
  Il la considéra froidement.
  
  — Ne me provoquez pas.
  
  Elle soutint son regard, puis demanda plutôt sèchement :
  
  — Et maintenant, que faisons-nous ?
  
  — Rien. Vous allez vous coucher et je vais veiller sur votre sommeil. Comment va Pipo ?
  
  — Il dort. Même un tremblement de terre ne pourrait pas le réveiller. Je n’ai jamais vu quelqu’un avoir le sommeil aussi dur !
  
  — Tant mieux ! Montons.
  
  Elle eut un mouvement vers l’escalier, puis se ravisa :
  
  — Je voulais vous dire… En vous attendant, je me suis souvenue : c’était Lucie More qui m’avait présenté Tortosa.
  
  Il digéra l’information.
  
  — Voilà sans doute pourquoi elle a été assassinée cette nuit !
  
  Elle pâlit et frissonna.
  
  — Elle… Elle est morte ?
  
  — Je ne sais pas. Elle vivait encore quand je l’ai trouvée. Elle a pu encore me dire quelques mots…
  
  Elle sursauta.
  
  — Elle vous a parlé ? Que vous a-t-elle dit ?
  
  — Ça ne vous regarde pas.
  
  Elle se figea, ferma à demi les yeux.
  
  — Vous vous méfiez de moi ?
  
  — Pas du tout. Mais c’est une règle dans le métier de garder ses informations pour soi.
  
  — Vous êtes un agent du Contre-espionnage, n’est-ce pas ? Du « C.I.C. », de la « C.I.A. » ou de quelque chose comme ça ?
  
  — Vous pouvez imaginer ce que vous voulez, toutes les suppositions sont permises. En attendant, allez vous coucher.
  
  Elle obéit. Il la regarda se mettre au lit, puis s’allongea lui-même sur la couche de feu le capitaine Welles.
  
  — Je peux éteindre ? demanda-t-elle.
  
  — Certainement.
  
  L’obscurité se fit. Il se mit à réfléchir sérieusement…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Pipo acheva de manger son porridge. Une tache de soleil couronnait, ses cheveux blond pâle. Il leva vers Hubert son nez taché de son et demanda :
  
  — Ça va être toi mon nouveau papa ? Hubert sourit.
  
  — Non, mon vieux Pipo. Et je le regrette beaucoup.
  
  — Moi aussi, assura le gamin, la bouche pleine. Tu fais très bien la cuisine !
  
  Il s’essuya les lèvres avec le dos de sa main, dédaignant sa serviette, et reprit :
  
  — C’est toi qui m’as réveillé, cette nuit ? Hubert n’était pas entré dans la chambre du garçon, Jane lui ayant assuré que tout allait bien, de ce côté-là.
  
  — Non. Ce devait être ta mère.
  
  Le gosse secoua vigoureusement sa tête blonde.
  
  — Non. C’était un homme. Il m’a parlé.
  
  — Ah ! Et que t’a-t-il dit ?
  
  — Il a parlé de la femme de César. Puis, il m’a dit de dormir.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Tu es sûr ?
  
  L’enfant prit un air offensé.
  
  — J’ai pas l’habitude de mentir ! Dis donc, qui c’est, César ?
  
  Hubert pensait que Pipo ne pouvait avoir inventé un tel détail.
  
  — Un grand chef blanc qui faisait la guerre en Europe, autrefois.
  
  — Ah !
  
  — Dis donc, fiston, tu n’as aucune idée de qui ça pouvait bien être, le type de cette nuit ?
  
  — Sais pas. L’impression que c’était un ami de la famille. Je me suis rendormi.
  
  Hubert n’insista plus. Il expédia le gamin à l’école, puis monta à l’étage et dit à Jane qui s’étirait languissamment dans son lit.
  
  — Debout ! Nous avons à sortir, ce matin.
  
  Elle se dressa sur un coude, rejeta ses cheveux en arrière et s’inquiéta :
  
  — Vous avez vraiment dormi ici ?
  
  — Je n’ai pas dormi. J’ai veillé sur vous.
  
  Elle fit une moue.
  
  — Je dois être affreuse, quand je dors.
  
  Elle voulait entendre le contraire, bien sûr.
  
  — Il faisait noir, dit-il. Allez, dépêchez-vous. La salle de bains est libre.
  
  Il tourna les talons et redescendit lentement l’escalier. Il s’était laissé gagner de vitesse au cours de la nuit et il ne lui restait plus qu’une chose à faire. S’il n’en sortait rien, il n’aurait plus qu’à envoyer à M. Smith le premier rapport négatif de sa carrière et à lui dire qu’il acceptait les étoiles, étant tout juste bon pour la retraite.
  
  Il fit une affreuse grimace, décrocha le téléphone et appela le colonel Barnes…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il était neuf heures trente lorsque la Chevrolet franchit les portes de « Fort Shafter ». Vêtue d’une robe de lin blanc, Jane Welles était assise à côté d’Hubert qui, pour la circonstance, sachant que les militaires n’aiment pas voir des civils se mêler de leurs affaires, avait revêtu son uniforme de colonel.
  
  — Vous êtes vraiment très beau comme ça, assura la jeune femme pour la dixième fois. Vous me plaisez !
  
  Hubert pensa qu’il lui plairait peut-être moins avant longtemps. Il rangea la voiture dans le parc de stationnement, puis entraîna sa compagne vers le bâtiment qui abritait, entre autres, le Service de Documentation et Archives.
  
  — Je me demande bien ce que vous espérez trouver ici, murmura la jeune femme qui trottinait à côté de lui.
  
  — La vérité. Ou, tout au moins, le chemin qui y conduit.
  
  Elle ne dit plus rien. Elle semblait mal à l’aise, inquiète ; mais Hubert se gardait bien d’en tirer des conclusions. Ils pénétrèrent dans l’immeuble prirent l’ascenseur. Elle le suivit dans les couloirs.
  
  Un sous-lieutenant du service de sécurité occupait seul le bureau qui avait été celui du capitaine Welles. Jane trébucha en entrant et Hubert remarqua qu’elle avait la gorge serrée et qu’elle faisait effort pour ne pas pleurer. Il salua le sous-lieutenant d’un signe de tête et dit à Jane :
  
  — Les portes sont ouvertes en notre honneur. Montrez-moi le chemin.
  
  Elle le regarda, n’ayant pas l’air de comprendre.
  
  — Où allons-nous ?
  
  — Dans la chambre forte.
  
  Elle fronça les sourcils et eut un mouvement sec de la tête.
  
  — Je ne sais pas si je vais me souvenir. Je n’ai aucun sens de l’orientation… Par ici, sans doute ?
  
  Il n’y avait qu’une autre porte en plus de celle qui leur avait donné accès. Elle ne risquait pas de se tromper. Ils quittèrent le bureau, sous l’œil impassible du sous-lieutenant qui avait dû recevoir des ordres…
  
  Elle se trompa bientôt et entra dans la réserve de films, où se trouvaient également entreposés les appareils de grande valeur.
  
  — C’est idiot ! Quand quelqu’un me conduit quelque part, je ne fais jamais attention ; et si je suis obligée de revenir, je ne retrouve jamais mon chemin. Vous devez penser que je suis idiote !
  
  — Je pourrais aussi penser que vous n’êtes jamais venue ici, lança-t-il d’un ton léger.
  
  Elle se figea, retenant sa respiration.
  
  — Vous croyez que je vous ai menti ? questionna-t-elle enfin. Dans quel but ?
  
  Il se composa un sourire jaune et répondit d’un ton embarrassé :
  
  — Je ne sais pas. Je plaisantais…
  
  — Vous me surprenez ! rétorqua-t-elle sèchement.
  
  Elle passa devant lui, arriva dans le laboratoire.
  
  — Ah ! Ici, je me reconnais. La chambre forte, c’est là !
  
  — Non, madame, dit un homme en blouse blanche qu’elle n’avait pas vu immédiatement. Ici, c’est la porte de mon bureau. La chambre forte, la voici…
  
  Il montrait une autre porte, sur le mur opposé. Jane Welles s’immobilisa. Un léger tic nerveux agitait son visage. Puis, elle s’exclama, avec une fausse gaieté :
  
  — C’est tout de même effrayant d’avoir aussi peu de mémoire !
  
  Hubert lui montra la porte de la chambre forte.
  
  — Entrez là et attendez-moi. Je reviens tout de suite.
  
  Elle hésita.
  
  — Je voudrais bien savoir ce que tout ça signifie, dit-elle avec mauvaise humeur.
  
  — J’espère que vous le saurez bientôt.
  
  Il la poussa, la fit entrer et referma lui-même la porte.
  
  — Je croyais qu’on avait donné des ordres pour que je puisse disposer seul des locaux, murmura-t-il à l’intention du chef du laboratoire.
  
  — C’est possible, répondit l’homme. Mais le Pacha a eu besoin d’un travail urgent. J’en ai encore pour un quart d’heure.
  
  Hubert haussa les épaules et s’éloigna sans insister. Le Pacha, c’était l’Amiral Commandant en Chef les forces armées du Pacifique. Pas moyen de lutter contre ça.
  
  Il retourna dans le bureau du chef de service et s’assit dans un fauteuil sans se préoccuper du jeune sous-lieutenant qui se mit bientôt à regarder par la fenêtre d’un air détaché. Dix minutes s’écoulèrent ainsi, puis des pas résonnèrent dans le couloir. Le lieutenant Harold Harwood entra.
  
  — Bonjour, monsieur, dit-il en saluant Hubert. On m’a donné l’ordre de venir ici me mettre à votre disposition. On m’a prié également de vous remettre ceci.
  
  Il tendit à Hubert une enveloppe jaune, vierge de toute inscription. Hubert la prit et la décacheta.
  
  — C’est la liste de tous les gens qui se trouvaient ici de permanence ce fameux samedi après-midi, indiqua-t-il. L’appel téléphonique qui vous a fait quitter la chambre forte pour quelques minutes ne venait pas de l’extérieur. Il n’a pas été enregistré. Il a donc été lancé sur le circuit automatique intérieur…
  
  Harwood restait impassible. Toute cette histoire semblait l’ennuyer prodigieusement. Hubert déploya la feuille.
  
  — Bigre ! fit-il. Je ne pensais pas que ça ferait tant de monde !
  
  Il replia le papier et le mit dans sa poche.
  
  — Venez avec moi, ordonna-t-il. Je veux que vous me précisiez certains détails. Passez devant.
  
  Ils marchèrent sans s’arrêter jusqu’au laboratoire, dont le chef, invisible, devait s’être réfugié dans son bureau. Hubert reprit la tête et ouvrit la porte de la chambre forte.
  
  — Nous allons pouvoir faire une reconstitution, annonça-t-il.
  
  Jane Welles était debout de l’autre côté de la table. Le lieutenant s’immobilisa net en l’apercevant et devint très pâle.
  
  — Ce… Ce n’est pas possible ! bredouilla-t-il.
  
  Hubert, qui l’observait avec beaucoup d’attention, demanda :
  
  — Qu’est-ce qui n’est pas possible ?
  
  Harwood avala péniblement sa salive, fit un effort visible et réussit à bredouiller de nouveau :
  
  — Vous… Vous ne pouvez pas nous imposer cela…
  
  — C’est pourtant bien mon intention, affirma Hubert.
  
  Jane Welles était pâle, elle aussi, mais à un degré moindre. Hubert la regarda.
  
  — Honneur aux dames. À vous de commencer. Vous veniez d’entrer ici, Harwood vous avait expliqué ce que contenaient ces classeurs portatifs (il les montra). Vous lui avez demandé d’ouvrir quelques tiroirs… Qu’a-t-il répondu ?
  
  La jeune femme baissa les yeux. Elle s’appuyait sur la table avec ses poings serrés.
  
  — Il a refusé, dit-elle d’une voix sourde. J’ai insisté. Alors il m’a demandé un baiser en échange…
  
  Hubert reporta son attention sur Harwood. Le lieutenant, qui paraissait changé en statue, regardait Jane Welles comme s’il ne l’avait jamais vue.
  
  — J’ai accepté, continua-t-elle avec difficulté. Il… Il a voulu se faire payer d’avance. J’ai été obligée de… de…
  
  Il y avait des mots qui ne voulaient pas passer. Elle respira profondément et enchaîna :
  
  — Il a voulu en profiter et il a fallu que je me défende… Après cela… Il a ouvert des tiroirs.
  
  — Combien ?
  
  Elle dit avec fermeté.
  
  — Trois. Je me souviens très bien. Je les revois très nettement.
  
  — Lesquels ?
  
  Elle fit quelques pas jusqu’au classeur et les montra du doigt.
  
  — Ceux-ci.
  
  — Dans lequel le « Plan de Bataille » se trouvait-il ?
  
  — Dans celui du milieu.
  
  — Dans le second en partant du haut ?
  
  — Oui.
  
  Hubert se tourna vers Harwood.
  
  — Exact ?
  
  Le lieutenant sursauta.
  
  — Oui, admit-il. Mais, je n’ai jamais ouvert ces tiroirs en présence de… de cette femme.
  
  Hubert l’apaisa d’un geste de la main.
  
  — Vous donnerez votre version tout à l’heure, laissez-la exposer la sienne. Ensuite ?
  
  Jane Welles était restée près du classeur. Elle se tordait les doigts avec nervosité.
  
  — Le téléphone a sonné. C’était une chose que j’avais oubliée, mais qui m’est revenue hier en mémoire. Je me rappelle même maintenant que c’était une chose convenue. Rodrigo de Tortosa m’avait dit qu’à un certain moment le téléphone sonnerait et que Hale… le lieutenant Harwood, serait obligé d’aller répondre et qu’il me laisserait seule, de cette façon, dans la chambre forte…
  
  — Attention ! coupa Hubert. Je pense que c’est là quelque chose de TRÈS important. Tortosa vous avait dit qu’un appel téléphonique vous libérerait de la présence de Harwood, le temps nécessaire pour vous permettre de vous emparer de la boîte. Comment pouvait-il savoir que vous vous trouveriez à ce moment-là dans la chambre forte ? Il avait dû vous imposer un horaire, vous dire : soyez dans la chambre forte avant tel moment précis. Il devait exister un minutage.
  
  Jane Welles se prit la tête dans ses mains et ferma les yeux.
  
  — Je ne sais pas. Je ne crois pas. Il me semble que je m’en souviendrai.
  
  — Réfléchissez. C’est impossible autrement !
  
  — Un complice a pu nous espionner, suggéra soudain Harwood. Puisque l’appel a été lancé de l’intérieur de Fort Shafter.
  
  — Vous aviez fermé les portes ?
  
  — Oui.
  
  — On pouvait, du couloir, vous entendre quitter votre bureau, mais on devait ensuite en être réduit aux suppositions…
  
  — Le capitaine Welles emmenait couramment chez lui les clés du bureau. Cette femme a pu les faire copier.
  
  — Il faudrait admettre une préméditation de longue date.
  
  — C’était le premier samedi que j’assumais une permanence. Je n’y étais pas astreint en tant que chef de service intérimaire. Je l’avais fait pour remplacer un sous-lieutenant qui était invité à un mariage…
  
  — Vous voulez dire qu’elle aurait attendu que vous vous trouviez seul de permanence ici parce qu’elle savait que vous aviez un faible pour elle et qu’elle pensait pouvoir vous manœuvrer, vous, et pas un autre ? Je trouve ça dur à avaler. Pas vous ?
  
  Harwood ricana :
  
  — On ne doit pas soupçonner la femme de César, hein ?
  
  Hubert plissa les yeux. Il répliqua d’une voix unie, un peu trop douce, qui fit tressaillir Jane Welles.
  
  — Il semble qu’on ait potassé ses classiques depuis notre dernière entrevue, hein ? Curieux… Un petit garçon m’a raconté ce matin qu’il avait été réveillé cette nuit par un homme qui lui avait également parlé de la femme de César…
  
  Harwood s’était arrêté de respirer. Il allait répliquer lorsqu’une sorte de sonnerie aigrelette se fit entendre.
  
  — Le téléphone ! dit impulsivement Jane Welles.
  
  — Non, rectifia Harwood, c’est la minuterie du labo.
  
  Il regarda de nouveau Hubert et lança, agressif :
  
  — Qu’est-ce que…
  
  — Je suis sûre que c’est le téléphone, coupa la jeune femme.
  
  Hubert eut mie sorte d’éblouissement.
  
  — Vous voulez dire que c’est cette sonnerie-là que vous avez entendue et que vous avez prise pour le téléphone ? Et que c’est sur cette sonnerie-là que Harwood s’est déplacé pour aller répondre ?
  
  — Oui.
  
  — Elle est folle ! protesta le lieutenant. Ce que vous venez d’entendre est une minuterie dont les laborantins se servent pour ne pas oublier le moment de retirer certains films des bains…
  
  — C’est cela que j’ai entendu. Je me souviens parfaitement avoir pensé que c’était une curieuse sonnerie pour un téléphone.
  
  — Nous allons demander à quelqu’un de nous appeler sur le poste du chef de laboratoire pour être tout à fait sûr, proposa Hubert en se déplaçant vers la porte. Et après, nous poserons quelques petites questions indiscrètes au lieutenant Harwood concernant son emploi du temps de la nuit dernière…
  
  Harwood ce trouvait entre lui et la porte. Il était livide. Hubert comprit qu’il allait faire une bêtise. Trop tard. La gueule noire du Colt le menaçait déjà. Jane Welles poussa un cri. Hubert pensa en même temps qu’il se trouvait à bonne distance, mais que la jeune femme risquait d’encaisser. Il passa tout de même à l’action, sans une seconde de retard, car il n’y avait vraiment rien d’autre à faire.
  
  Sa main gauche largement ouverte frappa le poignet armé du lieutenant avec une force terrible et le saisit. Le coup partit, mais Hubert ne se trouvait plus sur la trajectoire. Il tira le bras en avant pour déséquilibrer l’adversaire puis opéra une rapide volte-face pour son élan, tenant cette fois le poignet de l’autre à deux mains. Il entendit les os craquer, puis le hurlement de Harwood, enfin, le choc du revolver sur le carrelage.
  
  Il lâcha prise, fit face au salopard qui tenait son bras brisé dans sa main valide et l’acheva d’un terrible coup de pied dans le bas-ventre.
  
  — De la part de Lucie More, précisa-t-il.
  
  Lorsqu’il se retourna, Jane avait disparu. Il la retrouva derrière la table, évanouie, sans une égratignure. Il releva la tête et vit le trou fait par la balle, dans le mur. Elle n’avait pas dû passer bien loin d’une jolie tête blonde…
  
  Il entendit la porte s’ouvrir derrière lui.
  
  — Qu’est-ce qui se passe, ici, questionna fébrilement le chef de laboratoire.
  
  — Rien de grave, répondit Hubert. Ces jeunes gens sont tellement impulsifs…
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Ils se servirent eux-mêmes de la salade et du pain « français », puis allèrent s’installer à une table au fond de la salle pour y attendre leurs steaks. Ils avaient choisi ce restaurant parce qu’il se trouvait dans Lewers Road, et aussi parce que Hubert connaissait Paul, le patron.
  
  Paul était un type de taille moyenne, mince et nerveux, ex-pilote de chasse qui avait servi pendant la dernière guerre mondiale dans une escadrille française basée en Angleterre ; Quelques années plus tôt, il avait monté à Honolulu cette boîte qui débitait uniquement des steaks (à quatre dollars la portion) et il était en train de faire rapidement fortune.
  
  — Comment vous sentez-vous ?
  
  Hubert avait posé sa main sur celle de Jane qui répondit par une moue suivie d’un léger haussement d’épaules. Paul vint vers eux et dit à Hubert :
  
  — Alors ? mon petit vieux, ça boume ?
  
  Il parlait français comme un titi de Belleville. Hubert lui répondit dans la même langue et lui demanda s’il avait un vin « buvable ». Paul lui recommanda un « petit bordeaux, un vrai, pas un de Californie » qu’il partit chercher lui-même. André apporta les steaks dans des plats de céramique aux formes étranges et aux couleurs vives. André était un Français, jeune, venu de Haïti sur un minuscule voilier qu’un typhon avait écrasé dans le port. Ils bavardèrent un peu, puis Paul apporta la bouteille de bordeaux « de derrière les fagots ».
  
  Jane et Hubert se retrouvèrent enfin seuls.
  
  — Vous comprenez le français ? demanda Hubert.
  
  — Non, j’aimerais bien.
  
  — Nous pouvons parler allemand, si cela vous fait plaisir.
  
  — Vous connaissez combien de langues ?
  
  — Je ne sais pas. Cinq ou six très bien et une dizaine passablement…
  
  — C’est merveilleux !
  
  — Non, c’est beaucoup de travail !
  
  Elle sourit. Il attaqua son steak et enchaîna !
  
  — Vous vouliez me poser un certain nombre de questions dans la voiture et je vous avais promis d’y répondre maintenant. Allez-y, finissons-en et n’en parlons plus.
  
  Elle s’essuya la bouche, but une gorgée de vin et demanda :
  
  — Je voudrais bien savoir comment Tortosa et Harwood se sont connus ?
  
  — À Monterrey, au Mexique, voici deux ans. Cette année-là, Harwood avait passé des vacances là-bas… Il avait perdu au jeu et Tortosa l’avait dépanné.
  
  — Qui a eu l’idée de monter l’affaire ?
  
  — Tortosa. Harwood lui avait fait certaines confidences concernant le « Service de Documentations et Archives ».
  
  Elle respira profondément, faisant effort pour classer ses idées et poser des questions précises.
  
  — Qui a fabriqué la fausse lettre ?
  
  — Tortosa, toujours. Harwood avait appris à une conférence de chefs de service que votre mari allait effectuer un dernier stage de huit jours dans une base secrète d’où il lui serait interdit d’écrire. Il se doutait qu’il vous préviendrait de ce contretemps dans la dernière lettre qu’il pourrait vous envoyer. Vous pouvez reconstituer la suite. Tortosa a déjà été condamné dans sa jeunesse pour faux, faux chèques principalement.
  
  Elle baissa les yeux. Sa voix se fit plus sourde.
  
  — Pourquoi ont-ils tué Aleka ?
  
  — Votre mari avait intercepté une communication téléphonique destinée à Tortosa. Il avait reconnu la voix de Harwood et ce qu’avait dit celui-ci ne pouvait plus lui laisser aucun doute. Tortosa était obligé de le tuer.
  
  Il crut qu’elle allait lui demander les détails sur la mise en scène qui avait suivi, mais elle sauta plus loin :
  
  — Pourquoi Harwood a-t-il tué Tortosa ?
  
  — C’est Tortosa qui avait eu l’idée de vous faire supprimer par nous. Il avait peur que vous ne puissiez tout de même témoigner contre lui. Il mit Harwood au courant seulement après avoir tout machiné. Après s’être assuré de votre mort, il devait nous emmener dans cette maison isolée, au nord de l’île, où nous devions être assassinés, mon camarade et moi, par Harwood, Tortosa étant physiquement incapable de nous faire le moindre tort. Mais, quand nous sommes arrivés, Harwood, qui se trouvait dans la cave, a reconnu le son de ma voix. Il a craint un piège et son esprit militaire se refusait d’autre part à entrer en lutte ouverte avec la « C.I.A. ». Il a préféré tuer Tortosa, qui lui avait lui-même donné l’idée de supprimer l’associé pour s’approprier la part de celui-ci. Harwood nous a ensuite échappé. Il savait que c’était alors une question de vitesse entre lui et nous et il s’est mis à supprimer rapidement tous ceux qu’ils pensaient pouvoir fournir des renseignements aux enquêteurs : Lucie More, parce qu’il craignait que Tortosa, la connaissant depuis longtemps, n’ait été imprudent avec elle ; le jardinier japonais parce que celui-ci l’avait vu, une nuit, venir rendre visite à Tortosa. Il est ensuite passé chez vous, car il pensait bien que nous ne vous avions pas réellement supprimée. Heureusement que vous n’êtes pas rentrée une heure plus tôt. Il vous aurait tuée, vous aussi.
  
  Ils se regardèrent.
  
  — Maintenant, mangez votre steak. Il va être froid.
  
  — Et c’est Harwood qui avait combiné le coup de la minuterie ?
  
  — Oui. Il lui fallait trouver un prétexte valable pour vous laisser seule après avoir ouvert les tiroirs. Il a remonté cette minuterie avant que vous n’arriviez et c’est lui, ensuite, qui a minuté l’opération.
  
  Elle soupira, leva lentement un morceau de viande vers sa bouche et demanda encore :
  
  — Une dernière question : avez-vous retrouvé l’argent ?
  
  — Pas encore. Il refuse de dire où il est caché, espérant le conserver pour ses vieux jours s’il échappe à la chaise électrique. Mais, nous arriverons bien à lui faire cracher le morceau. Nous ne sommes pas pressés. De toute, façon, les billets sont faux…
  
  Ils mangèrent en silence. Quand ils eurent fini, Hubert s’enquit en allemand :
  
  — Quels sont vos projets ?
  
  Elle serra les dents et lutta contre les larmes qui montaient irrésistiblement à ses yeux.
  
  — J’essaierai de me racheter. Je suis responsable de tout cela. J’étais inconsciente, je ne voulais accepter aucune contrainte. J’ai compris. Pipo a perdu son père à cause de moi. Je me dois maintenant à lui, complètement… Pour commencer, il faut que je me délivre de cette angoisse qui me rongeait. Les électrochocs m’ont fait beaucoup de bien, je m’en rends compte ; mais cela revient parfois. C’est terrible !
  
  Hubert lui prit la main par-dessus la table.
  
  — Je vais vous parler comme un grand frère, Kini, et j’espère que vous m’écouterez. Les « Huiles » vont vous chercher des ennuis. C’est vous qui avez « volé » le document, peu importe pour quelles raisons. Suivez mon conseil, faites-vous admettre par Bade, votre médecin, dans une maison de santé et restez-y le temps nécessaire pour que tout ça soit un peu oublié. Je verrai moi-même Bade et lui dirai ce qu’il faut faire pour que l’on vous fiche la paix.
  
  — Je ferai ce que vous voudrez, Dan. Vous êtes très chic !
  
  Elle chercha un mouchoir dans son sac pour essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues. Il se racla la gorge et répliqua :
  
  — Je n’aime pas que les histoires dont je m’occupe finissent trop mal. Et ne vous faites pas de mauvais sang pour Pipo, on trouvera bien une solution.
  
  Il se leva, laissa un billet sur la table et reprit !
  
  — Allez le rejoindre, maintenant, puis allez voir Bade demain matin à la première heure. Bonne chance, Kini.
  
  Il sortit sans se retourner et prit la direction de l’avenue, avec l’intention d’aller rassurer José qui devait se morfondre dans le bungalow. Il était au carrefour lorsqu’une longue Cadillac blanche découverte s’arrêta près de lui. Une rousse splendide était au volant, seule.
  
  — Pouvez-vous m’indiquer le chemin d’Hawaïan Village, s’il vous plaît ?
  
  Il répondit sans hésiter.
  
  — Vous ne trouverez jamais toute seule, il faut que je vous accompagne.
  
  Il ouvrit la portière et monta, un large sourire découvrant sa denture de loup…
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Le Grand Pays. C’est ainsi que les Américains vivant en dehors du territoire des U.S.A. appellent leur pays.
  
  2 Les Japonais sont très nombreux à Honolulu. Ils sont de nationalité américaine, la plupart depuis plusieurs générations, et très estimés par le reste de la population.
  
  3 Bureau des services stratégiques.
  
  4 Agence Centrale de Renseignement, sous la dépendance directe du Département d’État.
  
  5 Célèbre affaire d’espionnage qui eut pour cadre l’ambassade de Grande-Bretagne à Ankara, pendant la dernière guerre. Le valet de chambre de l’ambassadeur vendit aux Allemands la photocopie d’un document contenant le détail des projets alliés de débarquement en Europe. Les Allemands payèrent leur informateur en fausses livres sterling et, fort heureusement, ne prirent pas l’information au sérieux.
  
  6 Sorte de planche profilée sur laquelle on se laisse emporter, venant du large par le « rouleau », lame spéciale aux îles des mers du Sud que ceinturent des récifs coralliens.
  
  7 M. Kayser, le grand industriel américain, fabricant d’automobiles, a investi depuis quelques années d’énormes capitaux à Honolulu. Il affectionne particulièrement un certain rose bonbon que l’on appelle là-bas le rose « Kayser ». Tout ce qui lui appartient, hôtels, voitures, bateaux, est peint de ce rose-là. Il porte lui-même, au moins lorsqu’il se trouve à Honolulu, des pantalons et des chemises rose « Kayser ».
  
  
  
  
  
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