William Lobell traversa lentement le living-room en direction de la vaste baie qui ouvrait sur le port. Le mois de septembre était déjà bien avancé et, comme chaque année vers la fin de l’été, San Francisco baignait dans on brouillard tenace qui ne se dissipait parfois que pour céder la place à la pluie.
William regardait sans les voir les toits luisants d’humidité qui descendaient en étages vers l’embarcadère. Le sentiment de malaise qui l’oppressait était sans rapport avec le temps : pour la première fois de sa vie, William Lobell venait de signer un chèque sans provision, un chèque de mille cinq cents dollars.
William Lobell était un beau garçon de trente et un ans, athlétique, brun, avec un visage de boxeur non marqué qui le faisait un peu ressembler à James Cagney, en plus grand. Il était ingénieur en électronique, sous contrat avec la société « Bendix », de Baltimore, spécialisée dans la fabrication d’appareils de radar et de certains mécanismes délicats pour projectiles téléguidés.
Un instant, il pensa à Gladys, sa femme, et à leurs deux enfants, une fille de six ans, un garçon de deux ans. Le rouge lui monta au visage. Pourquoi avait-il fait ça ?
Pourquoi ?
Il tourna le dos à l’immense fenêtre et regarda cet appartement où il n’aurait pas dû être. Le living-room était grand, garni de meubles « fonctionnels » et « d’avant-garde ». Une table à dessin occupait un des angles, près de la façade vitrée. À gauche, le long du mur, un escalier montait droit jusqu’à la loggia qui desservait la chambre et la salle de bains, à mi-hauteur du studio. En bas, à droite, le couloir d’entrée, par où l’on accédait également à la cuisine et à l’office, situés sous la chambre.
C’était un logement très agréable, orienté à l’est, avec une vue magnifique sur la Baie et sur le pont gigantesque conduisant à Oakland.
William Lobell cessa soudain de respirer… Samy venait d’apparaître au sommet de l’escalier et le fixait de son regard phosphorescent et redoutable. Samy était un chat birman, énigmatique et inquiétant. William et Samy se détestaient, mais l’homme craignait le chat, alors que le chat n’avait pas peur de l’homme.
Samy descendait lentement, marche après marche, sans cesser de considérer William avec une expression de haine glacée à donner froid dans le dos. William déglutit péniblement et dut se retenir pour ne pas appeler Mabel qui était en haut, dans la chambre.
Il fit quelques pas à gauche et prit une longue règle sur la table à dessin. Ainsi armé, il se sentit plus à l’aise et attendit le chat d’un pied plus ferme.
L’animal atteignit la dernière marche et s’y arrêta quelques secondes. Pas un seul instant, son regard fascinant où dansaient des lueurs d’or pâle n’avait quitté les yeux de l’homme. Celui-ci frissonna et recula pour s’adosser au mur bas qui supportait la verrière.
Depuis longtemps, depuis le début, il avait pensé que cette horrible bête l’attaquerait un jour. L’un ou l’autre était de trop auprès de Mabel, c’était évident.
Le chat sauta doucement de la dernière marche et se dirigea vers William qui respirait de plus en plus difficilement ; il ne se pressait pas, déjà certain de sa victoire. William voulut crier, mais il ne réussit à produire qu’un son rauque et vague, absolument ridicule.
— Willy ! Chéri !
Le chat s’immobilisa, ses poils se hérissèrent sur son dos soudain arrondi, sa queue plate et courte battit l’air derrière lui. William ferma les yeux, de soulagement, et retrouva son souffle.
— Regarde !
Mabel, à son tour, descendait l’escalier. C’était encore un félin, mais d’un autre genre. Mabel était une grande rousse d’une beauté saisissante ; le genre de femme sur qui les hommes se retournent en écoutant leur cœur sonner le tocsin avec la certitude soudaine et brutale qu’ils ne désirent plus rien d’autre au monde…
Elle avait les plus jolies jambes, les plus jolies hanches, les plus jolis seins que William eût jamais vus… Et le visage le plus bouleversant ; un visage aux pommettes hautes et saillantes, avec d’extraordinaires yeux verts en amande très étirés vers les tempes, avec une grande bouche terriblement sensuelle, une denture sans défaut, avec des cheveux acajou cuivré, coupés court et bouclés, qui étaient à eux seuls un véritable poème.
Elle s’était changée et avait enfilé une robe du soir afin de pouvoir essayer l’étole de vison « pastel » qu’il venait de lui offrir (avec un chèque sans provision, mais le moyen de résister à tant de séduction ?). Elle était merveilleuse et William en oublia d’un coup tous ses soucis, et même son ennemi le chat qui s’était retourné pour admirer lui aussi.
Mabel atteignit le bas de l’escalier, fit encore quelques pas et pivota lentement sur elle-même, avec l’aisance d’un mannequin professionnel.
— Comment me trouves-tu ? questionna-t-elle de sa voix basse, un peu rauque mais cependant d’une étonnante douceur.
Il avala sa salive, péniblement.
— Je ne trouve pas de mots pour le dire, bredouilla-t-il.
Elle souriait, radieuse.
— Oh ! chéri ! C’est le plus beau cadeau qu’un homme m’ait jamais fait, j’en suis très fière !
Elle ouvrit l’étole, découvrant le décolleté de sa robe, un décolleté d’une audace incroyable, dissimulant seulement la partie inférieure des seins et qui lui interdisait de lever haut les bras sous peine de faire jaillir les mamelons à l’air libre.
— Embrasse-moi.
Il la prit dans ses bras.
— Pourquoi trembles-tu ? demanda-t-elle avec un étonnement bien simulé.
Leurs bouches se joignirent. Samy lança un miaulement déchirant, mais William n’y prêta aucune attention. Tout son corps flambait.
Mabel détacha ses lèvres de celles de son amant et lui murmura à l’oreille :
— Si tu venais m’aider à ôter ma robe, hein ? Je ne sais pas si je pourrais y arriver seule…
Elle le prit par la main et l’entraîna vers l’escalier. Le chat se remit à miauler et son cri était presque une plainte humaine. Il monta lentement derrière eux, s’immobilisa sur la plus haute marche et regarda la porte de la chambre se refermer sur le couple.
À cet instant, son regard de feu avait une expression pathétique. Samy était jaloux, jaloux de l’homme qui allait posséder sa trop belle maîtresse…
Samy souffrait. Il resta là sans plus bouger qu’une statue de pierre.
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Ils reposaient, nus, baignant dans leur sueur sur le lit saccagé. Leurs corps étaient encore emmêlés ; William caressait un des seins en poire de Mabel. Il était heureux, physiquement satisfait, incapable de penser à rien d’autre qu’au plaisir qu’elle venait de lui donner.
Le téléphone sonna.
— Zut ! dit la jeune femme.
Elle se détacha de lui, se dressa sur un coude, tendit l’autre bras en arrière pour attraper le combiné. Sa peau ruisselante brasillait sons la lumière.
— Allô, fit-elle. J’écoute.
Elle fronça les sourcils, tourna la tête pour regarder son amant.
— C’est pour toi… Tu as donné mon numéro à quelqu’un ?
Il protesta, surpris.
— À personne. Demande qui c’est.
Elle lui tendit l’appareil.
— Débrouille-toi.
Il se racla la gorge.
— Allô ? Qui demandez-vous ?
— Vous êtes William Lobell ?
La voix était chantante, curieuse, zézayante, inconnue. Il hésita un peu avant de répondre :
— Oui, que désirez-vous ?
— Il faut que vous veniez me voir, monsieur Lobell. J’ai quelque chose à vous proposer.
Le type avait une façon caractéristique de remplacer les « r » par des « l ». William pensa que c’était un Chinois et répliqua sèchement :
— Qui êtes-vous ?
Sans se troubler, l’autre reprit :
— C’est sans importance. Il faut que vous veniez ce soir-même, dans une heure à…
William le coupa, à la fois inquiet et furieux.
— Je n’ai pas l’habitude d’accepter des rendez-vous donnés par des inconnus. Bonsoir, Monsieur…
— Un instant ! Écoutez-moi…
Il y eut quelques secondes de silence pendant lesquelles William regarda Mabel qui montrait un visage perplexe.
— Si vous refusez de venir, j’appellerai Madame Lobell, à Baltimore, et je lui dirai où vous êtes afin qu’elle puisse vous convaincre qu’il vaut mieux m’écouter.
La sueur qui couvrait le corps de William Lobell se glaça subitement. Il frissonna et devint pâle.
— Qu’est-ce… Qu’est-ce que ça signifie ? bredouilla-t-il.
— Cela signifie que nous vous attendrons dans une heure au coin de Lobos Square, du côté de Chestnut Street, à l’angle de Webster Street. Dans une heure, très exactement. Ne nous faites pas attendre, Monsieur Lobell, vous le regretteriez amèrement.
Clac ! Le type avait raccroché. William resta un moment comme hébété.
— Qu’est-ce qui se passe ? questionna Mabel.
Il laissa tomber le combiné sur le lit, entre leurs deux corps.
— Je n’y comprends rien. Je crois que c’est un Chinois, d’après sa façon de parler.
— Il n’a pas dit son nom ?
Elle prit le combiné et le reposa sur son berceau, sur la table de chevet.
— Non.
Il regarda la pendulette sur le téléphone… Déjà huit heures !
— Il veut que j’aille à Lobos Square dans une heure.
Mabel se redressa, tira un coin du drap pour essuyer la sueur qui coulait entre ses seins lourds.
— Tu n’iras pas, c’est une histoire de fou !
Il la considéra d’un œil rêveur.
— Il dit que si je n’y vais pas, il téléphonera à Baltimore pour dire à ma femme que je me trouve ici.
Le beau visage de Mabel se durcit.
— Et alors ? Ça t’embête ?
Il avait très froid et se retenait de claquer des dents. Il attrapa le drap et s’en couvrit.
— Oui, avoua-t-il, je ne voudrais pas que Gladys apprenne.
Il détourna son visage pour éviter le regard de sa maîtresse. Ils restèrent un long moment silencieux, puis la jeune femme demanda d’une voix changée :
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
Il haussa les épaules.
— Je vais y aller. Il faut bien que je sache ce qu’on me veut.
Elle prit une cigarette dans une boîte posée sous la lampe de chevet et l’alluma.
— Je me demande bien comment ils ont su que tu étais ici, chez moi. Tu es sûr de ne l’avoir dit à personne ?
Il protesta avec vivacité.
— Absolument certain !
Et c’était vrai.
— Alors, dit-elle d’une voix unie, ce type s’intéresse à toi depuis un certain temps et il t’a fait filer… Il a même fait faire-une enquête sur toi puisqu’il sait où habite ta femme… Dans quel but ?
Il eut un geste plein de mauvaise humeur.
— Comment veux-tu que je le sache ?
Elle ôta la cigarette de ses lèvres humides et dit pensivement :
— Ne crains-tu pas que cela puisse avoir un rapport avec ton travail ? Je pense que tu devrais prendre des précautions, prévenir le « F.B.I. » peut-être…
Elle venait de formuler ce qui le tenaillait depuis que l’inconnu avait raccroché ; mais il ne voulait pas prévenir qui que ce soit, il ne voulait pas que qui que ce soit apprît ses relations avec Mabel Grove. Un homme dans sa situation n’avait pas le droit de perdre la tête pour une femme…
Il rejeta le drap et se mit debout.
— Je ne risque rien, répondit-il avec une assurance qu’il était loin de ressentir. Je vais y aller pour savoir ce que ce type veut. Après, il sera temps d’aviser.
Le chat miaula à la porte.
— Ouvre-lui, demanda la jeune femme.
Il obéit, ayant oublié son antagonisme avec l’animal. Le chat entra lentement, poussa un cri rauque évoquant le cri d’un enfant égorgé. William, qui ne se méfiait plus, ne put éviter le coup de griffe. Il jura et regarda d’un air stupide la longue estafilade d’où s’échappait un sang épais et foncé, sur toute la longueur du pied.
— Sale bête !
Il le frappa brutalement de l’autre pied. Le chat vola à trois mètres, avec une plainte déchirante.
— Brute !
William se retourna vers Mabel indignée.
— Il m’a griffé, regarde !
Il leva son pied blessé. Le chat revenait vers lui, crachant et sifflant sa fureur. Mabel intervint :
— Samy ! tranquille !
L’animal s’immobilisa, coucha les oreilles, sa queue plate battit la moquette. William et lui se fixèrent avec une haine vibrante.
— Un de nous deux est de trop ici, gronda l’homme qui se sentait des envies de meurtre.