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Oss 117 franchit le canal

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  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  FRANCHIT LE CANAL
  
  
  
  
  
  ÉDITIONS FLEUVE NOIR
  
  6, rue Garancière -PARIS VIe
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  M. Smith, tout seul dans son grand bureau fraîchement repeint en rouge orangé, lisait attentivement le bulletin de synthèse journalier qui venait de lui être apporté, comme chaque matin.
  
  M. Smith n’était pas gai. Les traits de son visage gras et mou étaient orientés vers le bas, trahissant l’impression pessimiste que le chef de la C.I.A. (1) tirait de la lecture des renseignements secrets arrivés depuis la veille de tous les coins du monde.
  
  Le monde était de nouveau malade. Les Hongrois s’étaient révoltés contre leur régime et le Moyen-Orient bougeait. Des agents européens signalaient une soudaine et importante augmentation des échanges télégraphiques entre Paris et Israël. Quelque chose de pas très catholique était en route par là, mais les Français, et leurs associés anglais dans l’affaire de Suez, avaient promis au Président de ne rien faire avant les élections…
  
  M. Smith continua de lire, mouillant de temps à autre un de ses doigts boudinés pour tourner une page. Ses petits yeux de myope étaient à peine visibles derrière les verres épais de ses lunettes.
  
  De Hongrie, en plus des nouvelles sur la révolte, on signalait que des soldats russes musulmans gardaient l’aérodrome secret d’Ujkigyos, construit pour les bombardiers atomiques soviétiques, et que l’on avait observé depuis le 15 août, à partir de ce terrain, un trafic intense d’avions de transport à destination de l’Égypte…
  
  Un agent permanent en Afghanistan révélait qu’une brigade de parachutistes musulmans avait été constituée par les Russes en Tadjikie (2) et que des tracts distribués à ces soldats d’élite leur promettaient des primes importantes s’ils acceptaient de partir comme volontaires pour certains pays arabes du Moyen-Orient.
  
  À la page suivante, M. Smith lut qu’un court entrefilet relevé dans la revue Soviet Flotte confirmait que Crabb, l’homme-grenouille anglais, avait bien trouvé la mort en espionnant l’Ordionikidze…
  
  La sonnerie de l’interphone se déclencha. M. Smith allongea le bras, pressa un bouton sur un tableau de bakélite noire et dit :
  
  — J’écoute.
  
  Une voix nasillarde sortit d’un haut-parleur invisible :
  
  — O.S.S. 117 est là, monsieur.
  
  — Bien, faites-le entrer.
  
  M. Smith pressa de nouveau le bouton afin de couper la communication. Puis il tira de son gousset une petite peau de chamois, ôta ses lunettes, souffla sur les verres et se mit à les nettoyer. Il n’avait pas encore terminé cette délicate opération lorsque la porte glissa silencieusement de côté pour laisser entrer le visiteur.
  
  Grand, solidement bâti, la lèvre supérieure ornée d’une moustache, le regard bleu et froid, Hubert Bonisseur de la Bath, alias O.S.S. 117, correspondait assez bien à l’image que chacun peut se faire d’un de ces condottieri du Moyen ge pour qui l’aventure était la seule raison valable de vivre, et de mourir.
  
  Il salua familièrement son chef d’un geste de la main.
  
  — Hello !
  
  Et se laissa tomber dans un des fauteuils de cuir disposés en demi-cercle devant le bureau. M. Smith remit lentement ses lunettes en place et regarda Hubert.
  
  — Comment va, vieux garçon ?
  
  — Très bien, merci. L’œil est vif et les urines sont claires.
  
  M. Smith consentit à sourire. Il demanda, de sa voix onctueuse de prélat :
  
  — Que pensez-vous de la situation internationale ?
  
  Hubert fit une affreuse grimace.
  
  — Je pense qu’un certain nombre de gens importants, sur cette planète, sont en train d’accumuler les âneries et que tout ça risque de se terminer plutôt mal. Je pense aussi que ce n’est pas encore demain qu’il y aura du chômage dans la profession !
  
  M. Smith hocha silencieusement sa grosse tête pour exprimer son accord, et reprit :
  
  — Êtes-vous prêt à partir ?
  
  — Je suis toujours prêt, monsieur. Vous le savez bien.
  
  Il y eut un bref silence. Hubert risqua :
  
  — La Hongrie ?
  
  — Non, vieux garçon. Nous avons là-bas tous les observateurs qu’il nous faut et nous ne pouvons rien faire… Non ! Vous allez en Égypte.
  
  — Aïe ! fit Hubert, à qui le mot rappelait de pénibles souvenirs (3).
  
  M. Smith fit semblant de n’avoir pas entendu et poursuivit :
  
  — Ce n’est pas une mission facile que je vais vous confier. M. Nasser, à plusieurs reprises, s’est référé dans ses conversations avec des représentants de l’O.N.U. à un accord secret qui aurait été signé par Chepilov et par lui-même en février dernier. Nous avons d’abord cru à un bluff, mais divers recoupements sont venus confirmer la chose et nous sommes certains, maintenant, que la Russie et l’Égypte sont bien liées par un traité clandestin. Il nous faut le texte de cet accord afin de pouvoir ajuster notre politique au Moyen-Orient. Il nous le faut le plus rapidement possible…
  
  — Okay ! répliqua simplement Hubert. Je vais m’en occuper… Si vous croyez que je suis le type qu’il faut pour réussir ça…
  
  M. Smith avait choisi un cigare dans un coffret de bois de cèdre. Il l’alluma sans se presser, souffla un nuage de fumée vers le plafond et dit :
  
  — Vous êtes le type qu’il nous faut et je vais vous expliquer pourquoi… Vous souvenez-vous de Leïla Hassani ?
  
  Hubert fronça les sourcils. Le nom lui rappelait vaguement quelque chose.
  
  — Leïla ?…
  
  M. Smith précisa, avec une pointe d’irritation dans la voix :
  
  — Vous l’avez connue à Suez, à une époque où vous trouviez plaisant de couper les oreilles de gens que vous preniez à tort pour des adversaires. Rappelez-vous : j’avais été obligé de vous mettre à pied, sans solde, et vous en avez profité pour vous rendre au Liban avec cette jeune femme. Vous êtes resté trois semaines avec elle et, si mes renseignements sont exacts, vous couchiez dans le même lit…
  
  Hubert leva la main.
  
  — N’en jetez plus. Je m’en souviens parfaitement. Excusez-moi, je n’ai pas la mémoire des noms. Dans ce fichu métier, tout le monde change de nom comme de chemise ; alors, on finit par n’y plus accorder d’importance.
  
  — Pourvu que vous ayez la mémoire des visages, cela suffit. Dans quels termes vous êtes vous quittés, Leïla et vous ?
  
  Hubert haussa lentement les épaules et fit la moue.
  
  — Eh bien… je ne me rappelle plus très bien, mais je suppose que j’ai dû lui raconter que j’étais obligé de partir et que je ne pouvais pas l’emmener, mais que je reviendrais sûrement la chercher avant peu…
  
  — Ouais ! fit M. Smith. Elle vous a attendu deux mois à Beyrouth, puis elle a repris le chemin du Caire en pleurant. Il y a trois ans de cela. Elle s’est consolée depuis… Elle s’est même mariée…
  
  — Ah ! fit Hubert. J’espère qu’elle est heureuse. Elle le mérite…
  
  M. Smith haussa les épaules.
  
  — Jésuite, va !… Il semble qu’elle ait fait un mariage de raison. Vous vous rappelez qu’elle était veuve et qu’elle avait une fille d’un premier mariage ?
  
  — C’est vrai, oui.
  
  — Son nouveau mari est fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, au Caire. Assez bien placé…
  
  — Je commence à voir clair…
  
  — Bien sûr ! Vous allez partir pour Le Caire et reprendre contact avec Leïla…
  
  — Je lui dirai que j’ai été retenu plus longtemps que je ne pensais et je lui reprocherai de ne pas m’avoir attendu…
  
  — Vous vous débrouillerez comme vous voudrez, mais vous avez compris que cette jeune femme représente le premier maillon de la chaîne qui doit vous conduire au texte de l’accord secret russo-égyptien…
  
  — Okay ! Si mes souvenirs sont bons, c’est un très joli maillon. J’espère seulement qu’elle n’a pas engraissé de vingt kilos. Avec ces Égyptiennes, on ne sait jamais…
  
  — Je peux vous rassurer tout de suite, répliqua M. Smith en ouvrant un dossier à portée de sa main. Voici une photo d’elle, prise la semaine dernière…
  
  Hubert se leva pour saisir la photo que lui tendait M. Smith. Il reconnut tout de suite la très jolie jeune femme brune, photographiée à son insu, marchant sur un trottoir inondé de soleil. Elle était vêtue d’une robe blanche et paraissait aussi mince, aussi remarquablement faite que trois ans plus tôt.
  
  — Elle n’a pas changé, dit-il. J’accepte la mission…
  
  — Eût-elle engraissé de trente kilos, rétorqua froidement M. Smith, le coup eût été le même.
  
  Hubert leva les yeux au plafond.
  
  — Allah est bon pour moi ! soupira-t-il.
  
  — J’en ai l’impression.
  
  — Elle habite toujours le même appartement ?
  
  — Oui, pourquoi ?
  
  — Je reconnais l’endroit. Le coin de Shari Salâh El Dîn et de Shari El Gabalâya, dans l’île de Gézira.
  
  — Oui, l’appartement de son mari était plus petit et moins cossu que le sien. Ils se sont installés chez elle.
  
  — Comment s’appelle-t-elle, maintenant ?
  
  — Son mari s’appelle Ahmed Rahman.
  
  — Quel âge a-t-il ?
  
  — Cinquante-deux ans. Grosse fortune.
  
  — Bon. Je pars quand ?
  
  — Demain. Il faut faire vite. Ça sent le brûlé, là-bas. Israël est en train de mobiliser discrètement. Nous recevons journellement des rapports à ce sujet. Des écoles, des boutiques ferment parce que l’instituteur ou le commerçant a été rappelé. Ils essaient encore de tenir ça secret, mais ce n’est déjà plus possible…
  
  — En ce qui me concerne, assura Hubert, je ne verrai pas d’un mauvais œil que le père Nasser se fasse flanquer une raclée.
  
  — Le Pentagone (4) non plus. Mais le département d’État est d’un avis différent. La politique a ses raisons, que la raison ignore…
  
  — Okay ! Je pars donc demain. Avec quelle couverture ?
  
  — Nous en avons préparé deux. Nous choisirons au dernier moment, selon l’évolution des événements. Il peut se passer bien des choses d’ici demain… Allez toujours préparer vos valises. Howard vous remettra demain matin vos instructions détaillées…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Le soleil brillait haut dans le ciel et il faisait encore très chaud pour la saison. Au volant d’une Ford jaune décapotable qu’il venait de louer, Hubert tourna à gauche, juste avant le pont El Zamâlik et s’engagea dans Shari El Gabalâya.
  
  Les eaux limoneuses du Nil brasillaient à droite. Un bateau plat lourdement chargé glissait dans le courant ; les hommes qui le montaient s’affairaient fébrilement à descendre le double mât en forme de « V » pour franchir le pont. Amarrées tout le long des deux rives, les dahabièh (5) semblaient monter une garde silencieuse. Hubert arrêta sa voiture dans l’ombre des flamboyants plantés sur le trottoir du côté de l’eau et coupa le contact. De cet endroit, il pouvait surveiller l’entrée du grand immeuble ultramoderne, bordé derrière par Shari Salâh El Dîn et Shari Shagaret El Durr.
  
  C’était dans cet immeuble qu’habitait Leila Hassani, devenue maintenant Mme Rahman.
  
  Hubert consulta sa montre : une heure et demie. Arrivé le matin même par avion, il avait été surpris de trouver Le Caire aussi calme alors que, sans aucun doute, de graves événements se préparaient et que la tension ne cessait de monter avec Israël.
  
  Les « instructions détaillées » qu’Hubert avait reçues avant son départ indiquaient, entre autres choses plus ou moins importantes, que Leïla et son mari avaient coutume de se rendre chaque jour au Gézira Sporting Club, aussitôt après le déjeuner, et d’y rester jusque vers quatre heures et demie. Presque toute la haute société du Caire faisait de même, les bureaux ne rouvrant leurs portes qu’à cinq heures. Et, alors que leurs maris allaient travailler, ces dames se retrouvaient de nouveau dans d’autres clubs, peu sportifs ceux-là, pour jouer au bridge ou à la canasta. Curieuse existence !
  
  Un domestique nubien, vêtu d’une longue robe blanche serrée à la taille par une large ceinture rouge, et coiffé d’un fez, apparut soudain sur le trottoir, venant d’une dahabièh amarrée en contrebas. Il regarda de part et d’autre de la rue, comme s’il attendait quelqu’un, eut son attention retenue quelques instants par Hubert, puis tourna les talons et redescendit vers la maison flottante.
  
  Un moment plus tard, un gros camion bâché passa en trombe, chargé de militaires. Puis deux couples sortirent ensemble de l’immeuble surveillé par Hubert et montèrent dans une De Soto couleur café qui démarra aussitôt.
  
  Il n’était pas tout à fait deux heures lorsque Leïla apparut, suivie d’un gros homme vêtu de gris. Leïla était une petite femme mince, adorablement faite, très brune, le teint mat, avec de grands yeux de biche et des gestes vifs et gracieux. Elle portait une très jolie robe bleu clair, avec des chaussures, un sac et des gants assortis. Hubert la trouva ravissante et ne s’étonna plus d’être resté trois semaines avec elle à Beyrouth ; ce qui constituait, dans sa vie amoureuse, une sorte de record.
  
  Le couple monta dans une énorme Cadillac noire découverte. L’homme prit le volant, jeta un bref regard en arrière et démarra. Les cheveux noirs et courts de Leïla dépassaient tout juste au-dessus du dossier de cuir de la banquette.
  
  Hubert lança le moteur de la Ford et partit doucement derrière eux, à une centaine de mètres de distance. Ils passèrent devant l’Aquarium. Ahmed Rahman conduisait lentement, un bras appuyé sur la portière. Il tourna bientôt à gauche.
  
  Hubert s’arrêta alors, certain qu’ils allaient bien au club, afin de leur laisser le temps de garer la voiture et d’entrer. Il attendit trois minutes, puis repartit.
  
  On lui avait remis une carte d’invité, contresignée par un membre du club. Jusqu’à ce que leur gouvernement eût reconnu l’indépendance de l’Égypte, les Anglais n’avaient jamais admis aucun native sur les pelouses du Gézira Club, créé à leur usage exclusif. Maintenant, les Égyptiens, qui en avaient pris possession, admettaient difficilement les Européens.
  
  Hubert se présenta au bureau et tendit sa carte au secrétaire qui ouvrit son registre.
  
  — M. Franck Adler, de Hambourg… Invité de M. Ratli.
  
  — Exact, dit Hubert en allemand.
  
  — Vous pouvez entrer, monsieur Adler.
  
  — Merci.
  
  Hubert remit sa carte en poche et passa. En fin de compte, les spécialistes de l’organisation des missions à l’étranger de la C.I.A. avaient décidé de lui donner une identité allemande. Les Allemands jouissaient toujours en Égypte d’un prestige intact et, si les choses se gâtaient, un passeport du gouvernement de Bonn vaudrait certainement beaucoup plus qu’un passeport U.S.
  
  Hubert était donc devenu le Herr Doktor Franck Adler, représentant d’une grande fabrique hambourgeoise de produits chimiques. Sa parfaite connaissance de la langue allemande et le fait qu’il avait passé plusieurs mois à Hambourg après la guerre devaient lui permettre de tenir son rôle sans ennuis.
  
  Il aperçut Ahmed Rahman qui se dirigeait vers le terrain de golf avec ses clubs sous le bras, en compagnie d’un grand type aux cheveux noirs frisés qui parlait avec de grands gestes. Leïla n’était plus avec son mari.
  
  Il se dirigea vers le restaurant-bar, puis s’arrêta au seuil de la terrasse, devant la piscine. Quelques tables étaient occupées, protégées du soleil par des parasols. Hubert découvrit Leïla qui lui tournait le dos, assise en compagnie d’une autre femme, également très jolie mais plus ronde, et d’un homme au visage fin et triste orné d’une mince moustache noire.
  
  Hubert avança vers la piscine, dont les eaux bleues étaient d’un calme parfait, et s’assit à une table de façon que Leïla pût le voir.
  
  Un garçon vint lui demander s’il attendait quelqu’un. Il répondit non et commanda un café. Leïla parlait avec sa volubilité coutumière, en s’adressant plus particulièrement à l’homme. Hubert remarqua que celui-ci semblait fasciné par le regard de la jeune femme.
  
  Leïla tourna soudain la tête vers la piscine et aperçut Hubert. Il avait des lunettes noires et elle ne dut pas le reconnaître immédiatement, car elle porta son attention un peu plus loin sans marquer la moindre émotion. Mais, quelques instants plus tard, elle le regarda de nouveau.
  
  Lentement, il ôta ses lunettes et soutint son regard. Alors, elle le reconnut et une grande surprise s’inscrivit sur son joli visage. À ce moment, le garçon revint avec le café et se plaça en écran, si bien que Hubert perdit Leïla de vue pendant près d’une demi-minute. Lorsqu’il put de nouveau la voir, elle fixait l’homme qui lui parlait. Puis soudain, elle éclata de rire et se leva.
  
  — Excusez-moi, dit-elle, il faut que j’aille voir Ahmed. Quelque chose d’important à lui dire, que j’avais oublié.
  
  Ils parlaient en français, comme beaucoup de gens de la haute société cairote. Elle se glissa entre les tables, se dirigeant vers Hubert, et murmura en passant derrière lui :
  
  — Polo.
  
  Elle quitta la terrasse par le côté. Hubert remua consciencieusement son café, puis le but sans se presser. Les deux autres ne parlaient plus, comme si le départ de Leïla leur eût coupé toute inspiration. Hubert se demanda s’il s’agissait d’un couple, puis appela le garçon, paya sa consommation et s’en alla dans la direction opposée à celle que Leïla avait prise.
  
  Deux équipes s’entraînaient sur le terrain de polo. Hubert suivit lentement la piste cavalière en regardant les joueurs évoluer sur leurs chevaux. Il arriva bientôt en vue d’une sorte de tribune rudimentaire, de dimensions restreintes, où se trouvaient quelques personnes intéressées par le polo.
  
  Hubert s’assit en bas, sur un banc de bois et attendit. Cinq minutes s’écoulèrent. Puis une robe bleu clair apparut à gauche et Leïla se trouva soudain près de lui.
  
  — Bonjour, murmura-t-elle, que fais-tu au Caire ?
  
  — Je suis venu te voir.
  
  — Vraiment ?
  
  Il y avait un sarcasme dans sa voix.
  
  — Oui, dit Hubert. Quand je suis retourné à Beyrouth où je t’avais laissée, voici trois ans, tu étais partie. Tu ne m’avais pas attendu…
  
  — Quel toupet ! grinça-t-elle.
  
  — Ne commence pas à être de mauvaise foi, menaça-t-il, ou je te colle une fessée devant tout le monde !
  
  Elle se recula vivement.
  
  — Ne fais pas l’idiot ! Je suis mariée.
  
  — Avec ce gros poussah ?
  
  Elle baissa la tête, vexée.
  
  — Tu l’as vu ?
  
  — Oui.
  
  — Il est très gentil, affirma-t-elle.
  
  — D’accord. Mais ce n’est pas une raison. Tu aurais pu m’attendre.
  
  — Tu ne t’es pas beaucoup pressé de venir me retrouver. De Beyrouth au Caire, ce n’est pas si loin !
  
  — J’ai été très occupé. Je suis venu aussi vite que j’ai pu. Mais, je t’en prie, ne nous disputons pas. Je suis si heureux de te retrouver… Tu es toujours aussi jolie, peut-être davantage. J’avais si peur que tu aies changé !
  
  Elle sourit.
  
  — Tu restes longtemps, au Caire ?
  
  — Je suis venu en mission… Dès que j’ai entendu dire qu’il y avait quelque chose à faire ici, j’ai sauté dessus. Ce n’était pas trop tôt.
  
  — Tu fais toujours le même métier ? Je croyais qu’on t’avait mis à la porte ?
  
  — Ça n’a pas duré longtemps.
  
  Elle tourna lentement la tête afin de s’assurer que les gens assis plus haut dans la tribune ne les observaient pas. Mais les évolutions des chevaux sur le terrain retenaient toutes les attentions. Hubert reprit :
  
  — Mon nom actuel est Franck Adler. Je suis représentant d’une usine de produits chimiques, de Hambourg.
  
  — Encore Allemand ! constata-t-elle.
  
  — Que veux-tu, les Allemands sont si bien vus dans ce pays… Il faut que je te rencontre en dehors d’ici, chérie. Il le faut absolument, et le plus vite possible.
  
  Elle hésitait, ou bien elle réfléchissait. Un pli de préoccupation barrait son joli front.
  
  — Tu ne manques pas de toupet ! reprocha-t-elle. Tu me laisses tomber pendant trois ans et puis maintenant tu es pressé…
  
  — N’est-ce pas normal ? C’est long, trois ans, tu sais !
  
  — Veux-tu que je te dise, Hubert ? Tu es un joli petit salaud !
  
  — Mais non, mon cœur ! Tu sais très bien que ce n’est pas vrai. Mon temps ne m’appartient pas. Je suis obligé d’obéir aux ordres que l’on me donne…
  
  Elle soupira.
  
  — C’est un rendez-vous que tu me demandes ?
  
  — Oui.
  
  — Eh bien… viens donc à la maison vers six heures. Je t’offrirai un whisky.
  
  — Sois sérieuse, mon cœur. Nous n’avons pas besoin de témoins.
  
  — J’éloignerai les domestiques, si tu le veux.
  
  — Et ton mari ?
  
  — Il sera au ministère. Il est chef de service aux Affaires étrangères.
  
  — Je sais, dit-il pour la préparer.
  
  Elle lui lança un regard curieux.
  
  — Tu sembles savoir beaucoup de choses.
  
  — C’est mon métier, de tout savoir.
  
  Elle se leva, défroissa sa robe à grandes tapes et répéta :
  
  — À six heures, à la maison.
  
  Puis partit à grands pas en direction du bar. Hubert la regarda s’éloigner, gracieuse et vive. S’était-elle moquée de lui en fixant ce rendez-vous chez elle ? Croyait-elle qu’il ne viendrait pas ? Hubert fit une grimace et reporta son attention sur les joueurs de polo qui se poursuivaient sur le gazon au galop de leurs chevaux. De toute façon, cette première entrevue ne s’était pas trop mal passée. Leïla n’avait même pas essayé de le gifler.
  
  
  *
  
  * *
  
  La nuit tombait. Hubert rangea sa Ford dans Shari Salâh El Dîn, descendit et revint à pied vers El Gabalâya. Les derniers rayons du soleil couchant faisaient étinceler la coupole d’or d’un minaret, de l’autre côté d’El Bahr El A’ma, le plus étroit des deux bras du Nil qui cernent l’île de Gézira.
  
  Par habitude, Hubert prit le temps d’examiner les environs afin de s’assurer qu’aucune silhouette suspecte ne déparait le paysage. Il ne craignait rien encore, mais savait par expérience que l’on ne prend jamais trop de précautions. Leïla n’ignorait pas qu’il travaillait pour la C.I.A.
  
  Il pénétra dans le hall de l’immeuble, immense et planté de colonnes de marbre, et marcha vers les ascenseurs. La lecture des « instructions détaillées » lui avait rappelé que l’appartement se trouvait au septième étage. Il se fit monter jusque-là et déboucha sur le vaste palier en rotonde qu’il connaissait bien. C’était à droite. Il marcha jusqu’à la porte et sonna. Sa montre indiquait très exactement six heures.
  
  Une dizaine de secondes s’écoula, puis la porte s’ouvrit, tirée par Leïla. Elle portait maintenant une robe noire assez habillée, avec un ravissant décolleté. Un collier de perles courait sur la peau mate de son cou. Elle sourit à Hubert, un sourire légèrement contraint, et dit de sa belle voix basse et douce :
  
  — Toujours ponctuel !
  
  — Toujours, répliqua Hubert. Je ne fais jamais attendre les jolies femmes.
  
  — Et les autres ?
  
  — Les autres ? Je ne les rencontre jamais.
  
  Elle eut un petit rire, un peu forcé, et pivota rapidement sur ses talons. Sa jupe s’épanouit un instant comme une corolle, puis retomba.
  
  — Venez par ici, dit-elle en le précédant.
  
  Il prit note du vouvoiement subit, mais se garda d’en tirer des conclusions. Elle tourna à gauche et il reconnut le grand salon, largement ouvert sur un autre plus petit qui donnait de plain-pied sur la terrasse surplombant le Nil. Elle continua et ouvrit la porte de son boudoir, qui était une petite pièce ronde, très intime, délicieusement meublée, tout en bleu clair.
  
  — Je vous présente mon mari, dit-elle brusquement en anglais.
  
  Hubert n’eut pas trop de toute sa maîtrise de soi pour ne pas trahir sa surprise. Ahmed Rahman était debout devant lui, gras, souriant, la main tendue. Très à son aise, Leïla ajouta :
  
  — Ahmed voulait absolument vous connaître et je crois que vous pourrez très bien vous entendre, tous les deux.
  
  « Quelle petite garce ! » pensa Hubert.
  
  Ils prirent place sur un divan en arc de cercle et Hubert remarqua que la fenêtre était fermée. Leïla ferma aussi la porte et regarda Hubert.
  
  — Nous avons expédié les domestiques. Ainsi, nous serons tranquilles pour parler… Whisky ?
  
  Tout était prêt sur une petite table basse et ronde à dessus de verre, même les cubes de glace.
  
  — Volontiers, dit Hubert.
  
  Leïla et lui, au temps qu’ils filaient le parfait amour à Beyrouth, avaient pris l’habitude de parler français, qui est une langue généreuse pour les amants, riche en possibilités d’expression et jamais ridicule. Leïla imposait maintenant l’anglais, sans doute pour ne pas courir le risque de tutoyer Hubert, par inadvertance, devant son mari. Elle servit les whiskies. Hubert ne disait rien, attendant que les autres dévoilent leurs batteries. Ahmed Rahman leva son verre en direction de Hubert.
  
  — À la paix ! dit-il.
  
  — Mach’allah ! répondit Hubert sans se compromettre. Comme Dieu voudra…
  
  Leïla s’assit en face d’eux, sérieuse et attentive. Rahman reprit d’un ton aimable :
  
  — La situation n’est pas brillante.
  
  — Vraiment ? dit Hubert. Je suis arrivé ce matin et je ne suis pas au courant des dernières nouvelles…
  
  — Hier soir, Ben Gourion a annoncé que la mobilisation partielle était décrétée en Israël. Il a prétendu qu’il s’agissait d’une simple mesure de précaution pour protéger la sécurité des frontières menacées par les concentrations de forces irakiennes et jordaniennes ; mais l’on s’attend à des événements graves d’un jour à l’autre…
  
  — Tout le monde pense que la situation est explosive, répliqua Hubert. Mais il ne faut pas uniquement jeter la pierre à Israël. Nasser n’a pas cessé de faire tout ce qu’il fallait pour les pousser à bout. Excusez-moi de vous dire cela…
  
  L’autre le regarda bien en face et dit lentement :
  
  — Je suis absolument de votre avis.
  
  C’était un appel du pied non déguisé, mais Hubert connaissait le prix de la prudence. Il ne répondit rien et but deux gorgées de whisky. Rahman reprit :
  
  — Les troupes franco-anglaises de Chypre sont en état d’alerte, et votre président, Eisenhower, a adressé un grave avertissement à Ben Gourion.
  
  — Il faut espérer que chacun conservera son sang-froid, répliqua Hubert.
  
  — J’occupe aux Affaires étrangères un poste assez important et je sais bien des choses. M. Nasser ne paraît pas se rendre très bien compte de la gravité des événements. Malgré les rapports alarmants que nous recevons journellement, il persiste à croire que les Israéliens n’oseront jamais nous attaquer. Nous sommes quelques-uns à n’être pas de son avis…
  
  Hubert suggéra prudemment :
  
  — Peut-être base-t-il sa confiance sur les armes soviétiques que vous avez reçues ?
  
  Ahmed Rahman but une gorgée de whisky et répondit en fixant le cube de glace qui reflétait la lumière dans son verre :
  
  — Nous avons reçu un certain nombre d’avions à réaction et d’armes ultramodernes. Mais nos hommes ne savent pas piloter ces avions, ni utiliser les appareils de réglage de tir automatique des canons de D.C.A. ; ce pays manque terriblement de techniciens. Notre religion ne fait pas bon ménage avec la science. Quand une machine cesse de fonctionner, le mécanicien arabe chargé de son entretien pense que c’est la volonté d’Allah et ne fait rien pour la réparer, ce qu’il ne saurait d’ailleurs pas faire…
  
  — Nasser doit savoir cela ?
  
  — Je me demande parfois s’il n’est pas arrivé à se suggestionner. Il se prend pour un grand homme d’État et se met à défier tout le monde…
  
  — Du côté occidental seulement…
  
  Ahmed Rahman regarda Hubert avec une soudaine acuité, puis approuva :
  
  — C’est juste.
  
  Leïla intervint doucement :
  
  — Vous avez compris, Franck…, que mon mari est opposé au régime actuel. Comme d’ailleurs toute l’intelligentsia égyptienne…
  
  — Nous avons l’impression que Nasser mène le pays à sa perte.
  
  Hubert pensa qu’ils regrettaient surtout les privilèges dont ils jouissaient sous le règne de Farouk.
  
  — Et le flirt constant avec les Russes nous effraie. Il ne se rend pas compte du danger… Il faut reconnaître que votre gouvernement a commis une grande faute en refusant les crédits pour le barrage du Nil.
  
  Hubert risqua :
  
  — Qui vous dit que nous ne les avons pas refusés justement à cause des sympathies de Nasser pour tout ce qui se trouve à l’Est ? Admettez que nous ayons fourni les milliards nécessaires et que ce pays soit soudain passé sous l’influence de nos adversaires. De quoi aurions-nous eu l’air ?
  
  Ahmed Rahman vida son verre d’un trait et dit en regardant sa femme :
  
  — Nasser est un élément explosif sur l’échiquier du Moyen-Orient. Il faudrait l’en retirer. Un grand pays comme les États-Unis pourrait aider à cela… Quelques Égyptiens influents sont prêts à prendre la relève… et à donner les garanties nécessaires.
  
  Hubert pensa soudain que la conversation prenait un tour intéressant. Vraiment intéressant. Il décida de lâcher le paquet :
  
  — La politique de mon pays à l’égard de l’Égypte est actuellement hésitante et le restera tant que nous ne serons pas en possession d’une information tout à fait essentielle.
  
  Leïla et Rahman le regardèrent avec curiosité.
  
  — De quoi s’agit-il ? questionna l’Égyptien.
  
  — De l’accord secret qui a été conclu entre Chepilov et Nasser. Nous avons l’impression que Nasser appuie toute sa politique de provocation envers les Occidentaux sur la certitude que les Russes le soutiendront à fond quoi qu’il arrive…
  
  — Actuellement, les Russes sont occupés en Hongrie. Les satellites bougent…
  
  — La Hongrie ne requiert que quelques divisions. Il nous faut le texte de cet accord russo-égyptien. Si nous tenons la preuve que Nasser a dépassé les limites, nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour le mettre à bas de son piédestal, et il y aura alors des places à prendre pour ceux qui nous aurons aidés… Pour des hommes comme vous, par exemple. Et vous savez que vous n’avez rien à craindre de nous en ce qui concerne l’indépendance de votre pays…
  
  Ahmed Rahman réfléchissait.
  
  — Je ne peux malheureusement rien faire à ce sujet. Je connais l’existence de cet accord, mais les membres du gouvernement sont seuls à savoir ce qu’il contient. Il doit y en avoir au moins une copie dans le coffre du ministre, aux Affaires étrangères, mais je n’y ai pas accès…
  
  Il y eut un silence. Hubert laissait l’autre réfléchir. Leïla suggéra soudain :
  
  — Mahmoud ?
  
  Ahmed Rahman sursauta et regarda sa femme en fronçant les sourcils. Leïla expliqua à l’intention de Hubert :
  
  — Mahmoud Ferdane est une de nos relations. Il a épousé une nièce de Nasser, qui le pousse dans la carrière. Il est chef du bureau des traductions et je présume qu’il a dû avoir connaissance de cet accord… Il a bien fallu en établir deux versions : une en russe, l’autre en arabe. Et Mahmoud connaît parfaitement le russe, avec une demi-douzaine d’autres langues.
  
  Ahmed Rahman intervint :
  
  — Tu as raison, Leïla. D’ailleurs, je m’en souviens, Mahmoud a assisté à toutes les conversations entre Chepilov et Nasser.
  
  Hubert demanda :
  
  — Existe-t-il un moyen de l’amener à servir nos plans ?
  
  Rahman haussa les épaules.
  
  — À priori, je ne le crois pas. C’est Nasser qui fait sa fortune, parce qu’il aime beaucoup cette nièce que Mahmoud a épousée. Trahir Nasser serait se trahir soi-même. Un nouveau régime l’écarterait automatiquement comme suspect.
  
  — On pourrait essayer de le convaincre du contraire, non ?
  
  — Dès les premiers mots, il irait prévenir son protecteur.
  
  Hubert fit la grimace. Leïla alluma une cigarette. Rahman reprit :
  
  — Il faut trouver un autre moyen…
  
  Hubert le regarda.
  
  — Je suis obligé de m’en remettre à vous. Vous le connaissez et moi pas. Y a-t-il quelque chose dans sa vie privée qui pourrait être matière à pression ? Se drogue-t-il ? A-t-il des mœurs contre nature ? Ou plus simplement une liaison clandestine qui pourrait prendre de l’importance du fait qu’il est marié avec la nièce du colonel et que sa carrière en dépend ?
  
  L’Égyptien se pencha en avant pour reposer son verre sur la table ronde.
  
  — Je ne vois rien de semblable à lui reprocher…
  
  Leïla souffla un nuage de fumée bleue vers le plafond et toussota.
  
  — Il me fait la cour, annonça-t-elle. Une cour assez pressante…
  
  Ahmed Rahman devint écarlate.
  
  — Quoi ? fit-il avec colère.
  
  Leïla baissa pudiquement les yeux.
  
  — Oui, Ahmed. Depuis longtemps déjà. Je ne disais rien pour ne pas créer d’histoires. Je sais combien tu es violent et je craignais que tu ne fasses un éclat dont ta carrière aurait pu souffrir…
  
  Hubert suggéra avec prudence :
  
  — Il y aurait peut-être là…
  
  Mais Leïla le coupa.
  
  — Il faudrait avant toute chose que nous sachions bien quel pourrait être l’intérêt d’Ahmed dans tout cela. Il veut le ministère des Affaires étrangères dans le gouvernement qui succédera à celui de Nasser…
  
  Hubert sourit largement.
  
  — Mais, cela me semble aller de soi.
  
  — Il nous faudrait une garantie.
  
  — Je pense pouvoir vous la donner…
  
  Ahmed Rahman ne disait plus rien, mais il se voyait déjà ministre des Affaires étrangères ; la tête légèrement rejetée en arrière, le regard protecteur et un peu vague… Hubert reprit :
  
  — Je vais contacter notre ambassadeur dès ce soir. Mais il me faut un plan précis à lui proposer…
  
  Leïla, les yeux baissés, proposa :
  
  — Je pourrais accepter un rendez-vous de Mahmoud, dans une villa isolée et vous interviendriez aussitôt… Sa femme est très jalouse et je pense qu’il sera disposé à faire n’importe quoi pour éviter le scandale…
  
  Rahman protesta :
  
  — Cette histoire ne me plaît pas du tout.
  
  Mais sa voix manquait de conviction et Hubert riposta :
  
  — Personne n’en saura rien et il faut bien faire quelques sacrifices pour devenir ministre…
  
  Leïla se leva.
  
  — Un autre whisky ?
  
  — Volontiers.
  
  Elle fit le service. Hubert leva son verre plein.
  
  — À la réussite de notre projet !
  
  — Mach’allah ! répondirent les autres.
  
  Hubert but quelques gorgées et reprit :
  
  — Résumons-nous : je vais dès ce soir trouver notre ambassadeur pour lui demander un accord à votre sujet. Il sera probablement obligé d’en référer à Washington, mais nous pourrons de toute façon obtenir une réponse dans les vingt-quatre heures. Pour ne pas perdre de temps, car nous risquons d’être pris de vitesse par les événements, je suggère que… Mme Rahman mette déjà l’affaire en train avec Mahmoud Ferdane, quitte à annuler ensuite le rendez-vous si quelque chose ne vous plaisait pas… Il faudrait que cela puisse se faire demain soir.
  
  — Je suis d’accord, répondit Leïla, si Ahmed l’est aussi.
  
  Rahman hésitait encore, ou faisait semblant.
  
  — Je veux bien, dit-il enfin.
  
  Hubert vida son verre, puis se leva.
  
  — Je vais prendre congé. Peut-on user du téléphone sans danger ?
  
  — Oui. Je ne pense pas que notre ligne soit surveillée.
  
  — Il faudra prendre certaines précautions…
  
  Ahmed Rahman haussa les épaules.
  
  — Leïla m’a dit que vous aviez une identité allemande. Ici, les Allemands ne sont pas suspects, au contraire. Vous pouvez donc venir nous voir sans danger…
  
  — Bien. De toute façon, nous nous inspirerons des événements.
  
  Leïla se leva à son tour.
  
  — Je vais vous raccompagner, dit-elle.
  
  Ahmed Rahman fit un mouvement, qui se trouva interrompu par la sonnerie du téléphone. Leïla décrocha un appareil qui se trouvait sur une tablette, écouta une seconde et dit à son mari :
  
  — Pour vous.
  
  Il se leva et alla prendre le combiné des mains de sa femme.
  
  — Allô ! Ahmed Rahman écoute…
  
  Il prêta l’oreille une dizaine de secondes, puis répondit en arabe, visiblement très ému :
  
  — Bon ! Bon ! J’arrive tout de suite. Dans un quart d’heure, je serai là…
  
  Il raccrocha, très pâle, et se tourna vers les deux autres :
  
  — L’armée israélienne a franchi la frontière sur un front de cinquante kilomètres au nord d’Eilat. C’est la guerre. Tous les directeurs sont convoqués d’urgence au ministère. Il faut que j’y aille… Excusez-moi.
  
  Il quitta aussitôt la pièce. Quelques instants plus tard, Hubert et Leïla entendirent claquer la porte du palier. Ils se regardèrent. La jeune femme était pâle.
  
  — C’est terrible, murmura-t-elle.
  
  — Cela devait arriver, répliqua Hubert. Nasser a trop joué avec le feu… Mais cela peut servir nos projets…
  
  — Tu crois que nous serons battus ?
  
  Elle s’exprimait de nouveau en français.
  
  — Je regrette de décevoir ton orgueil national, mais cela ne fait aucun doute. L’armée égyptienne va encore recevoir une raclée dont elle se souviendra longtemps…
  
  Ils restèrent silencieux quelques secondes, puis Hubert reprocha :
  
  — Dis donc, chérie… Tu n’aurais pas pu me prévenir que ton mari m’attendait ici ?
  
  Elle rougit.
  
  — J’avais peur que tu refuses. Je savais qu’il pouvait t’être utile… Il pense depuis longtemps que notre pays aurait intérêt à s’entendre avec les États-Unis…
  
  — N’en parlons plus.
  
  — Je verrai Mahmoud demain, annonça-t-elle. Tu as dû l’apercevoir cet après-midi. J’étais avec eux sur la terrasse du restaurant quand je t’ai aperçu.
  
  — Le moustachu ?
  
  — Oui. Avec sa femme. Nous nous rencontrons tous les jours au club.
  
  — Avec ces événements, il ne viendra peut-être pas demain.
  
  — Cela m’étonnerait. Mais alors, je m’arrangerai… Appelle-moi demain vers six heures. Si tu as l’accord de ton gouvernement pour Ahmed.
  
  Hubert sourit.
  
  — Ambitieuse ?
  
  — Peut-être…
  
  Elle le raccompagna jusqu’à la porte.
  
  — Au revoir, dit-elle.
  
  — Tu ne m’embrasses pas ?
  
  Elle fit un pas en arrière.
  
  — Non ! répliqua-t-elle sèchement. C’est fini entre nous, depuis longtemps.
  
  — Pour toi, peut-être… Mais pas pour moi. Bonsoir, mon cœur…
  
  Elle ouvrit la porte et le regarda sortir. Son joli visage était froid et impassible. Elle referma lentement. Hubert attendit le claquement du pêne dans son logement pour tourner les talons et marcher vers les ascenseurs. Il souriait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Bug était assis dans un fauteuil à pivot, les pieds posés sur le bureau. Sans cesser de mâcher son éternel chewing-gum, il lança :
  
  — Hello ! Vieux frère ! Comment va ?
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Décidément, tu vas toujours de pair avec les ennuis. Les Égyptiens auraient dû se méfier quand ils t’ont vu arriver !
  
  — Tu peux parler !
  
  Il ôta ses pieds de sur le bureau et se leva. Le col de sa chemise était ouvert et le nœud de sa cravate desserré. Son immuable complet de gabardine beige aurait eu besoin d’un sérieux coup de fer. Il tendit la main à Hubert et dit :
  
  — Je n’ai pas dormi depuis quarante-huit heures. Quelle histoire !
  
  — Et alors ? fit Hubert. C’était à prévoir, non ? Il y avait assez longtemps que le père Nasser les emmerdait.
  
  Bug se gratta la nuque.
  
  — C’est vrai que tu n’es pas au courant de la dernière ; les Français et les Anglais viennent d’envoyer un ultimatum aux deux belligérants. Ils leur demandent de se retirer de la zone du canal et de laisser débarquer leurs troupes à Port-Saïd, pour assurer la liberté de navigation. Douze heures pour répondre.
  
  — Merde ! Qu’est-ce que ça va donner ?
  
  — Je n’en sais rien. Mais ça barde au département d’État. Ni Mollet, ni Eden n’ont consulté Ike. Ils ne l’ont même pas prévenu. D’un autre côté, ça sent de plus en plus le coup monté. Il y a eu de nombreux contacts entre Israéliens et Français ces derniers temps et nous venons maintenant d’apprendre que l’aviation française aide l’armée israélienne dans le désert. Si tu veux mon avis, les Israéliens vont bientôt annoncer qu’ils acceptent l’ultimatum franco-anglais. Ils ont d’ailleurs pratiquement atteint leurs objectifs. Les Égyptiens se sauvent comme des lapins…
  
  — Eh bien, espérons que nos petits amis russes vont rester tranquilles. S’ils prennent sérieusement la mouche, nous sommes bons pour un casse-pipes général.
  
  — Nasser vient de décréter la mobilisation. Ce matin, il s’était contenté de faire rappeler les soldats et officiers en congé. Tu as vu les journaux ?
  
  Il montra d’un geste un lot de quotidiens éparpillés sur le bureau. Hubert les avait déjà vus affichés sur les kiosques, avec leurs gros titres : Israël attaque, Israël commence la guerre, Israël prend l’initiative.
  
  — Le plus drôle, continua Bug, c’est l’éditorialiste de Al Akhbar qui déclare sérieusement que, d’après la déclaration tripartite de 1950, les États-Unis, l’Angleterre et la France doivent stopper l’agression israélienne !
  
  — J’ai entendu dire que nos ressortissants foutaient le camp ?
  
  — Oui. Nous avons été surpris ce matin par la brusque interruption du trafic sur l’aérodrome du Caire. Ils n’ont donné qu’un préavis de cinq minutes. Cet après-midi, nous avons dirigé six cents compatriotes sur Alexandrie où ils doivent embarquer à bord de l’Exochorda, de l’American Export Line. À ce propos, j’ai vu les instructions te concernant, tu as une couverture allemande ?
  
  — Oui. Franck Adler, de Hambourg.
  
  — Alors, tu ne risques rien. Mais prends garde tout de même qu’on ne te voie pas trop aller et venir par ici. En principe, la rancœur des Égyptiens ne doit pas nous atteindre, mais on ne sait jamais…
  
  — Fais-moi confiance.
  
  — Bon ! Si nous parlions un peu de ton histoire ? Harry est avec le Pacha chez Nasser et je le remplace pendant ce temps. Il m’a mis au courant.
  
  Harry, c’était l’attaché militaire en titre de l’ambassade des États-Unis au Caire, et le Pacha, l’ambassadeur. Bug ouvrit un dossier, marqué top secret, et reprit :
  
  — Je regrette, mon vieux, mais la réponse de Washington est formelle : pas question de s’engager vis-à-vis d’Ahmed Rahman. Il est trop marqué politiquement. Il était ambassadeur sous Farouk et il a fait des platitudes pour ne pas se faire virer. Plus récemment, il a eu des contacts, de sa propre initiative, avec un agent de l’I.S (6). à qui il a soumis le plan d’un coup d’État dirigé contre Nasser. Le truc n’a pas marché. Ce n’était pas assez sérieux. Rahman est un peu mélomane sur les bords et il a en ce moment un sérieux besoin de fric, ce qui le rend dangereux.
  
  Hubert fit une affreuse grimace.
  
  — Ça ne m’arrange pas, répondit-il.
  
  — Je m’en doute.
  
  — Écoute, Bug. En matière d’espionnage, tu sais aussi bien que moi que la fin justifie les moyens. Je vais lui dire que c’est d’accord. Il pourra toujours gueuler après, personne ne l’écoutera…
  
  — S’il peut se contenter de ta parole, je n’y vois pas d’inconvénients. Mais je ne le crois pas con à ce point-là.
  
  Hubert grogna. Bug avait raison. Il le regarda bien en face.
  
  — Tu ne pourrais pas me servir de caution ? Je te l’amène ici. Tu lui dis deux mots et le tour est joué.
  
  — Non, Hube. Je ne peux pas jouer à ça. La maison a encore des principes.
  
  Hubert se mit en colère.
  
  — Mais comment veux-tu que je fasse ? Si ça ne marche pas avec Rahman, il ne me reste plus qu’à cambrioler le ministère des Affaires étrangères. Et je ne sais même pas dans quel coffre se trouve ce sacré truc ! Seigneur ! Il me semble tout de même qu’il y a une sacrée urgence à mettre la main sur ce sacré papelard ! Ça doit quand même intéresser M. Dulles de savoir si les Russes vont se mêler ou non de cette affaire.
  
  Bug se mit à rire. Il cracha sa gomme avec précision dans une corbeille à papier située à trois mètres de là, puis répliqua :
  
  — Te fâche pas ! Ça peut s’arranger. Nous avons les preuves des tractations qui ont eu lieu entre ton gars et ceux de l’I.S. ; tu n’as qu’à le faire chanter avec ça : « Fais ce que je dis ou j’envoie le dossier au père Nasser ! ». Il marchera, tu sais.
  
  Hubert respira plus librement.
  
  — Bon ! J’aurais préféré l’autre manière à cause de la petite. Mais puisqu’on n’a pas le choix… Allons-y comme ça. Montre-moi ce dossier que je sache de quoi je parle…
  
  Bug contourna le bureau, sortit une chemise rouge marquée simplement Confidential et la donna à Hubert.
  
  — Tiens ! Vas-y.
  
  Hubert s’installa dans un fauteuil et ouvrit le dossier. C’était un compte rendu précis des rencontres qui avaient eu lieu entre Ahmed Rahman et un agent de l’Intelligence Service désigné sous le pseudonyme de William. Les heures et les jours des rendez-vous étaient notés avec précision, ainsi que les endroits ; il y avait même une sténographie d’un de leurs entretiens, écouté à l’aide d’un micro. Le tout était d’une parfaite netteté et ne laissait aucun doute sur les intentions qui avaient animé Ahmed Rahman. Il y avait là de quoi le faire fusiller dix fois.
  
  Hubert nota les points essentiels sur une feuille de papier et les apprit par cœur. Après quoi, il détruisit la feuille et décrocha le téléphone.
  
  — Tu permets ? demanda-t-il à Bug qui s’était replongé dans la lecture des journaux.
  
  — Tu rigoles !
  
  Hubert forma le numéro des Rahman et attendit quelques instants. Ce fut Leïla qui répondit.
  
  — Bonsoir, mon cœur. C’est Franck qui te parle…
  
  — Oh ! Bonsoir… Comment allez-vous ?
  
  Elle avait répondu en anglais et il sut ainsi qu’elle n’était pas seule.
  
  — Quelle nouvelles ? demanda-t-il.
  
  — Eh bien, j’ai rendez-vous ce soir avec notre ami. Il faudrait que nous nous voyions maintenant.
  
  — Très bien, madame. Je serai chez vous dans vingt minutes.
  
  — À tout à l’heure.
  
  — À tout à l’heure.
  
  Il raccrocha. Elle ne lui avait même pas demandé s’il avait réussi de son côté à obtenir ce qu’ils avaient exigé. Indifférence, ou trop grande confiance en soi ?
  
  — Ça marche ? questionna Bug.
  
  — Très bien. Le premier acte est pour ce soir.
  
  La porte s’ouvrit et une tête fatiguée apparut dans l’entrebâillement.
  
  — Nasser a rejeté l’ultimatum ! annonça le type d’une voix lugubre.
  
  Le battant se referma. Hubert regarda Bug.
  
  — Qui est ce zèbre ?
  
  — L’attaché culturel. Il a l’air complètement idiot, mais ce n’est qu’une façade.
  
  — Je l’espère pour lui. Eh bien, je pense que demain matin à la première heure les paras franco-anglais vont tomber comme des grêlons tout le long du canal !
  
  — Ça n’ira peut-être pas si vite que ça, riposta Bug d’un air sceptique.
  
  — Si j’avais eu la responsabilité de l’opération, c’est pourtant comme ça que j’aurais fait. Et ce n’est pas douze heures que je leur aurais laissées pour réfléchir, mais une heure. Pourquoi leur laisser le temps de se retourner et de fourbir leurs canons de Port-Saïd à Suez ? C’est complètement fou !
  
  Bug décortiqua une tablette de chewing-gum et la fourra dans sa bouche d’un geste vif.
  
  — J’ai l’impression que ça doit faire du bruit dans Washington ! murmura-t-il en rigolant.
  
  Hubert consulta sa montre et dit :
  
  — Je file. À bientôt !
  
  — Si tu as besoin de moi, je couche ici. Tu peux toujours me demander à n’importe quelle heure.
  
  — Okay ! Tu sais que je suis descendu au Metropolitan.
  
  — Oui, oui ! je sais.
  
  — Bye ! bye !
  
  Hubert quitta la pièce, descendit au rez-de-chaussée, quitta l’ambassade par une porte de service et fila par les jardins, après s’être assuré qu’aucun regard indiscret ne s’intéressait à lui.
  
  La nuit était douce, le ciel pur et étoilé. Il était difficile d’imaginer que la guerre grondait à deux heures d’auto.
  
  
  *
  
  * *
  
  Comme la veille, ce fut Leïla qui ouvrit la porte. Elle était vêtue d’une robe bleu nuit très chic et montrait un visage sérieux.
  
  — Bonsoir, dit-elle de sa belle voix grave. Vous êtes ponctuel.
  
  — Toujours ponctuel ! répliqua Hubert en s’inclinant.
  
  — Ahmed est là, prévint-elle. Il s’est échappé un instant du ministère pour venir vous voir.
  
  — C’est très gentil de sa part.
  
  Ils traversèrent les deux salons et pénétrèrent dans le boudoir bleu. Ahmed Rahman était debout en train de lire les dernières nouvelles. Il posa son journal et salua Hubert.
  
  — Vous m’excuserez, dit-il, de ne pouvoir vous consacrer beaucoup de temps. Mais vous savez sans doute que les Anglais et les Français nous ont envoyé un ultimatum qui expire demain à l’aube. Et cet ultimatum a évidemment déclenché une grande activité diplomatique…
  
  — J’en ai entendu parler au bar du Metropolitan, répliqua Hubert. Je me demande ce que cela va donner…
  
  — Nasser a déjà reçu des assurances de l’ambassadeur U.S. qui est venu lui apporter un message du président Eisenhower. Non seulement les Américains ne bougeront pas, mais ils vont s’opposer par tous les moyens légaux à l’action de leurs alliés européens.
  
  Hubert eut un sourire ambigu.
  
  — N’ayez crainte. C’est une attitude qui changera vite lorsque le texte de l’accord secret russo-égyptien sera entre les mains de Ike.
  
  — Ou de son remplaçant. Les élections sont pour bientôt.
  
  — Ike sera réélu, croyez-moi. Il ne risque rien.
  
  Hubert se tourna vers Leïla et ajouta :
  
  — Chère madame, j’ai quelque chose à dire à votre mari et je me suis engagé à le faire sans témoins. C’est ce qu’on peut appeler un secret d’État.
  
  Leïla fronça les sourcils, vexée.
  
  — Ahmed et moi n’avons pas de secrets l’un pour l’autre, protesta-t-elle.
  
  — J’en suis certain, répondit Hubert avec le sourire, et il sera libre de vous mettre ensuite au courant de notre conversation. En ce qui me concerne, j’aurai respecté mes instructions…
  
  — Si c’est ainsi, je vous laisse.
  
  Elle sortit et referma la porte. Hubert regarda Ahmed que ce préliminaire semblait intriguer, puis marcha silencieusement vers la porte qu’il ouvrit d’un mouvement sec. Il n’y avait personne derrière. Leïla respectait les règles du jeu. Il referma doucement et revint vers son interlocuteur.
  
  — Je ne vais pas prendre de détours, commença-t-il. Le gouvernement U.S. refuse de vous donner les garanties que vous réclamiez. En d’autres termes, il n’est pas disposé à appuyer votre candidature au poste de ministre des Affaires étrangères, en cas de changement de régime dans ce pays.
  
  Ahmed Rahman se crispa.
  
  — Pourquoi ? demanda-t-il d’un ton pincé.
  
  — Mettons que vous n’êtes pas persona grata.
  
  — Je ne comprends pas !
  
  Hubert eut un sourire ambigu.
  
  — Nous autres, Américains, attachons beaucoup d’importance aux questions morales. Parfaitement… Nous voulons bien faire certaines choses, mais à condition que certaines règles soient respectées.
  
  — Eh bien, riposta l’autre, restons-en là. Je vais dire à Leïla que rien ne va plus…
  
  Il esquissa un mouvement en direction de la porte. Hubert le retint par la manche.
  
  — Un instant, je n’ai pas terminé. Que nous ne voulions pas cautionner vos ambitions ne signifie nullement que vous ne puissiez les réaliser vous-même. Vous serez toujours assuré de notre neutralité…
  
  — Cela ne suffit pas ! gronda Ahmed Rahman qui ne semblait nourrir aucune illusion sur ses capacités personnelles.
  
  — Eh bien, reprit doucement Hubert, si cela ne suffit pas je vais employer d’autres arguments. À mon grand regret, croyez-le. J’ai beaucoup d’estime pour votre femme et j’aurais préféré ne pas être obligé d’en venir là…
  
  — Que voulez-vous dire ? questionna l’Égyptien avec une soudaine inquiétude.
  
  Hubert prit son temps, en bon comédien ménageant ses effets.
  
  — Vous vous souvenez de William, bien entendu ?
  
  Ahmed Rahman changea de couleur et ne trouva rien à dire. Hubert continua, sur un ton de conversation courante :
  
  — Nous possédons un petit dossier là-dessus, à l’ambassade. J’en ai pris connaissance avant de venir, ce soir. C’est très intéressant. Voulez-vous que je vous dise à quels endroits et à quels moments vous avez rencontré William ? Je peux aussi vous réciter presque par cœur le texte pris en sténo d’une de vos conversations… Par exemple : celle qui eut lieu dans la chambre 74, au Sémiramis, le 18 mars de cette année, à dix heures le soir…
  
  Le visage naturellement sombre de l’Égyptien avait pris une teinte plombée. Il parvint à articuler :
  
  — Où voulez-vous en venir ?
  
  — À ceci : vous nous aidez autant qu’il est en votre pouvoir de le faire, ou bien nous envoyons le dossier à M. Nasser… Votre femme fera un très jolie veuve. Le noir lui va très bien…
  
  Une lueur meurtrière éclaira soudain les yeux marron de Rahman et Hubert recula prudemment d’un pas, n’ayant aucune envie de se colleter avec lui.
  
  — Soyez raisonnable, mon vieux. Quand on joue avec le feu comme vous le faites depuis longtemps, on finit toujours par se brûler. Remerciez Allah que ça puisse encore s’arranger comme ça. Dès que nous aurons le texte de l’accord, nous vous remettrons le dossier…
  
  — Il me faut une garantie.
  
  — Je regrette, mais vous serez obligé de vous contenter de ma parole. C’est à prendre ou à laisser. Et à votre place, je prendrais…
  
  Ahmed Rahman serra les poings.
  
  — Vous me paierez ça, gronda-t-il. Par Allah, vous me paierez ça !
  
  — Mais non, répondit négligemment Hubert. Soyez beau joueur. De toute façon, vous savez que vous pouvez toujours compter sur moi pour vous aider. Je vous l’ai dit : j’ai beaucoup d’estime pour votre femme…
  
  — Je vous défends de parler d’elle !
  
  — Bon ! Bon ! comme vous voudrez ! Whisky ? Ça vous fera le plus grand bien…
  
  La bouteille et les verres étaient sur la petite table ronde à dessus de glace. Hubert fit le service lui-même et tendit un verre à son interlocuteur.
  
  — Ne soyez pas amer. La politique n’est pas un jeu d’enfant, vous devriez le savoir. À notre réussite !
  
  Il choqua son verre contre celui de l’autre et but quelques gorgées. Après un instant, Ahmed Rahman en fit autant.
  
  — Je rappelle votre femme ? demanda Hubert. Le temps passe…
  
  — Faites comme vous voulez.
  
  — Attention ! menaça Hubert. Ne faites pas l’imbécile. Vous allez lui dire que nous sommes pleinement d’accord et vous allez le lui dire avec le sourire. J’y tiens beaucoup !
  
  Ils se défièrent du regard pendant quelques secondes, puis l’Égyptien baissa les yeux.
  
  Hubert alla ouvrir la porte et appela Leïla. La jeune femme arriva bientôt, gracieuse et jolie comme un Saxe.
  
  — Nous sommes d’accord, affirma Hubert. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
  
  Leïla consulta son mari du regard. Hubert fixa durement celui-ci qui s’obligea à sourire.
  
  — Tout va bien, chérie.
  
  Hubert servit un William Lawson’s pour Leïla, qui s’était assise sur le sofa-symphonie-en-bleu, et le lui donna.
  
  — Maintenant, dit-il, c’est à vous de parler. Nous vous écoutons…
  
  Ahmed Rahman intervint :
  
  — Il faut que je parte. Je vous laisse discuter…
  
  Il sortit sans prendre congé. Leïla, étonnée par son comportement, s’inquiéta :
  
  — Qu’est-ce qu’il a ?
  
  — Il est un peu nerveux, répondit Hubert. Il a trop pensé à devenir ministre et maintenant que cela peut devenir une réalité, il est tout bouleversé.
  
  Elle parut satisfaite de l’explication et annonça :
  
  — J’ai rendez-vous avec Mahmoud Ferdane à neuf heures sur une dahabièh au 36. C’est à l’autre bout de l’île, du côté du pont El Galâ, sur Shari Hasan Pasha Sabri.
  
  — Je vois, dit Hubert. Comment cela s’est-il passé ?
  
  — Le plus naturellement du monde. Il n’y avait pas de jour qu’il ne me supplie de lui accorder un rendez-vous. Aujourd’hui, j’ai cédé…
  
  — Les événements ne risquent-ils pas de le retenir au ministère ?
  
  — Je ne sais pas. Il y a cette histoire d’ultimatum qui est intervenue depuis. Mais je crois qu’il se débrouillera et qu’en tout cas il me préviendra par téléphone…
  
  — Pourquoi neuf heures le soir ? N’es-tu pas habituellement avec ton mari à cette heure-là ?
  
  — Oui, mais il m’a dit qu’il organiserait une conférence à laquelle Ahmed serait tenu d’assister…
  
  — Enfin, dit Hubert, nous verrons bien. Donne-moi les détails.
  
  — Eh bien, voilà…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Il allait être neuf heures. L’avenue bordant le bras occidental du Nil était déserte. Hubert avait rangé sa voiture du côté opposé au fleuve, le long du trottoir bordant le terrain boisé du Gézira Club. Il s’était arrêté entre deux réverbères, dans un coin d’ombre. Tassé sur la banquette, sa tête dépassant à peine au-dessus du dossier, il surveillait l’autre trottoir.
  
  Il avait changé ses vêtements et ses chaussures de fabrication allemande contre d’autres, achetés l’après-midi même dans Qasr El Nil. Il n’avait pas l’intention de se montrer à visage découvert et ne voulait pas que Mahmoud Ferdane pût l’identifier ensuite à un détail vestimentaire s’il leur arrivait de se rencontrer fortuitement ailleurs.
  
  Une grosse Oldsmobile arriva soudain, venant de la pointe sud de l’île, et se rangea cinquante mètres plus loin. Hubert pensa que ce devait être Mahmoud Ferdane qui, s’il venait du ministère des Affaires étrangères, n’avait eu qu’à traverser le pont El Khideiwi Ismail.
  
  C’était bien lui. Hubert reconnut sa silhouette, bien éclairée par la lumière d’un lampadaire. Mais il n’était pas seul, une sorte de géant en galabièh (7) bleu foncé, coiffé d’un bonnet rond, l’accompagnait. Son garde du corps, probablement. Hubert fit la grimace. L’affaire se compliquait. Si le géant se mettait en faction devant la passerelle, il serait difficile de pénétrer sur la dahabièh sans attirer l’attention.
  
  Les deux hommes traversèrent la chaussée et disparurent de l’autre côté, dans l’ombre épaisse des grands arbres plantés sur le trottoir. Il n’y avait plus qu’à attendre Leïla.
  
  Elle arriva quelques minutes plus tard, à pied, et traversa la rue sous un lampadaire, ainsi que Hubert le lui avait demandé.
  
  Le moment était venu de passer à l’action. Hubert ouvrit la boîte à gants de la voiture et en sortit trois accessoires indispensables pour la réussite de sa mission : un masque noir pour cacher son visage, une casquette pour dissimuler ses cheveux et un petit appareil photographique « Robot » à recharge automatique pourvu d’un film ultra-rapide Tri-X permettant de prendre des photos sans flash avec l’éclairage normal d’un appartement. Il en fit la mise au point préalable, avec une marge de sécurité suffisante, remonta le mécanisme et glissa l’appareil dans la poche droite de son pantalon. Il mit le masque de tissu et la casquette dans les poches de son veston, puis fouilla de nouveau dans la boîte à gants et en tira un rouleau de sparadrap et une lampe de poche.
  
  Ainsi équipé, il descendit du côté du trottoir, referma la portière sans faire de bruit, et traversa tranquillement la chaussée à l’endroit le moins éclairé. Leïla devait déjà subir les assauts de Mahmoud Ferdane et il ne fallait pas la laisser trop longtemps dans cette situation, qui pouvait devenir rapidement intenable.
  
  Arrivé sur le trottoir le long du fleuve, Hubert se mit à marcher d’un pas normal. La présence d’un garde du corps bouleversait tous ses plans et il était maintenant obligé de se fier à son intuition et à sa chance.
  
  Il arriva devant le 36 et s’arrêta carrément pour regarder le numéro au moyen de sa lampe allumée. Il y avait une petite barrière, entre deux montants qui, se rejoignant au-dessus en berceau, étaient garnis de rosiers grimpants. Il vit soudain une silhouette massive monter à sa rencontre l’escalier aménagé au flanc de là berge. C’était bien un Soudanais, avec un large visage noir et brillant. Hubert dit en allemand, d’un ton très aimable :
  
  — Excusez-moi. Je cherche la dahabièh de M. Ratli…
  
  Le Soudanais ne paraissant pas comprendre, il répéta la même phrase en anglais, mais avec un accent germanique très prononcé.
  
  — Pas ici, répondit le géant d’un ton rébarbatif.
  
  Il fallait absolument le faire approcher. Impossible de rien tenter tant qu’il resterait à cette distance, avec cette barrière entre eux. Hubert abaissa le faisceau de sa lampe et reprit, très ennuyé :
  
  — J’ai dû me tromper. Je ne suis pas très familiarisé avec les chiffres arabes… Pouvez-vous me lire cette adresse, s’il vous plaît ?
  
  Il sortit un papier de sa poche et se plaça de biais par rapport à la porte, afin d’inciter l’autre à venir contre lui. Après un bref instant d’hésitation, le géant approcha. Son bras toucha l’épaule de Hubert qui leva sa lampe au-dessus du papier et la laissa aussitôt échapper. La lampe tomba de l’autre côté de la barrière, aux pieds du Soudanais.
  
  — Excusez-moi, dit Hubert. Je suis vraiment très maladroit.
  
  Le Soudanais se baissa pour ramasser la lampe. Hubert y alla de tout son poids. Comme un marteau, le tranchant de sa main droite s’abattit sur la nuque du géant qui poussa une sorte de grognement et mordit instantanément la poussière. D’un bond, Hubert franchit la barrière et tomba sur son adversaire qui essayait de se relever. Son bras droit se glissa sous le cou du Soudanais et vint former une tenaille avec son bras gauche. Une simple pesée, pas trop accentuée… Toute arrivée de sang frais au cerveau coupée par le blocage des veines essentielles, l’homme perdit connaissance en quelques secondes et devint complètement mou.
  
  Hubert se redressa sur un genou, récupéra sa lampe sous le corps, l’éteignit, puis s’assura rapidement que tout restait tranquille alentour. L’avenue était déserte, la dahabièh silencieuse et obscure. Ferdane et Leïla devaient sans doute se trouver dans une pièce située de l’autre côté, sur le fleuve.
  
  Hubert sortit de sa poche le rouleau de sparadrap et entreprit de rendre son adversaire inoffensif pour un bon moment. Deux morceaux en croix sur la bouche pour l’empêcher de hurler quand il se réveillerait, un pour chaque œil. Puis les poignets, bien serrés dans le dos. Enfin, les chevilles.
  
  Hubert tira ensuite le corps derrière les buissons de lauriers-roses qui bordaient le trottoir.
  
  Puis il descendit vers la passerelle qui reliait la berge à la dahabièh.
  
  Les eaux du fleuve en décrue roulaient avec force en dessous. La dahabièh était du type fixe, montée sur caissons et peinte en blanc. Ce n’était rien d’autre qu’une maison de bois carrée posée sur une plate-forme qui débordait largement de chaque côté. On pouvait donc en faire le tour sans y pénétrer, en suivant cette espèce de pont promenade, couvert et encombré de fauteuils de rotin et de chaises longues.
  
  Hubert posa prudemment le pied sur la passerelle. S’il voulait éviter que ses mouvements soient transmis à l’ensemble flottant, ce qui ne pourrait manquer d’alerter Ferdane, il devait agir avec une lenteur calculée et n’avancer qu’à pas glissés.
  
  Il atteignit le pont. L’eau noire bouillonnait à cinquante centimètres en dessous. Hubert pensait que Ferdane, fort de la protection de son garde du corps, n’avait probablement pas fermé la porte de l’intérieur. De toute façon, s’il l’avait fait, il était convenu que Leïla s’arrangerait pour la rouvrir.
  
  Hubert arriva devant le battant. Leïla devait trouver le temps long. La présence du Soudanais avait dû la surprendre et elle devait se demander si Hubert en viendrait à bout.
  
  Il tourna la poignée et poussa doucement. La porte s’ouvrit, mais se mit à grincer. Les gonds souffraient de l’humidité. Un moustique piqua cruellement Hubert dans le cou et il dut faire un violent effort sur lui-même pour ne pas le tuer d’une claque retentissante. Il s’arc-bouta sur la porte et la souleva pour la faire pivoter. Tout se passa bien. Dès que le passage fut suffisant, il entra et avança dans le couloir central en laissant le battant comme il était.
  
  Un bruit de voix, haletantes, passionnées. Un filet de lumière provenant d’une porte mal fermée, au fond et à gauche, éclairait un peu le couloir. C’était là que le couple devait se trouver.
  
  Il reconnut soudain la voix de Leïla qui suppliait :
  
  — Oh non ! Mahmoud ! Pas maintenant ! Pas aujourd’hui ! Je vous en prie…
  
  « Hé ! hé ! » pensa Hubert. Il arrivait à temps. Il enfila son masque de tissu noir sur son visage, coiffa sa casquette et prit en main son appareil photographique « Robot », avec lequel il pouvait prendre une photo à la seconde, le réarmement automatique étant assuré par un ressort.
  
  Mahmoud Ferdane parlait à son tour, mais en arabe, avec une passion brûlante. Hubert atteignit l’entrebâillement de la porte et risqua un œil.
  
  C’était une chambre à coucher. Leïla et Mahmoud étaient sur le lit et la jeune femme se trouvait presque en aussi mauvaise posture que l’armée égyptienne dans le désert du Sinaï. Mahmoud, qui se conduisait comme un hussard, avait réussi à lui bloquer les bras derrière le dos avec une de ses mains et de son autre main s’occupait activement de réduire une à une les défenses de la place. Corsage ouvert, seins à l’air, Leïla serrait désespérément les cuisses. Sa jupe se trouvait remontée jusqu’à la taille et Mahmoud, sans souci de la résistance qui lui était opposée, essayait de faire glisser le slip de soie blanche qui représentait le dernier bastion.
  
  Hubert était magnifiquement placé pour opérer, l’homme lui tournant le dos. Il poussa un peu plus la porte. La lumière du plafonnier était suffisante pour la rapidité du film et le réglage prévu. Il leva l’appareil jusqu’à son œil droit. Distance correcte. Il appuya. Le déclic ne dérangea personne.
  
  Le dernier bastion s’effritait rapidement sous les efforts de l’assaillant. La résistance mollissait. Hubert prit une autre photo, dont le déclic fut couvert par un bruit de soie déchirée. Toutes les défenses emportées, Mahmoud Ferdane se prépara à investir la place, ce qui eut pour effet de donner un regain d’énergie à Leïla. Hubert prit encore un cliché puis décida que l’épreuve était suffisante.
  
  — Merci ! lança-t-il d’une voix claironnante. C’était formidable !
  
  Mahmoud Ferdane se releva d’un bond et fit face, sans souci de sa tenue grotesque. Leïla s’était redressée sur les coudes, jambes écartées, poitrine offerte. Hubert ne put résister.
  
  — Ne bougeons plus ! cria-t-il.
  
  Et il prit un dernier cliché.
  
  — Oh ! fit Leïla, scandalisée.
  
  Elle se mit debout, rabattit sa jupe sur ses jambes et tourna le dos pour réparer le désordre de son corsage. Mahmoud Ferdane restait comme pétrifié. L’événement le dépassait. Il se mit à bégayer :
  
  — Qui… qui êtes-vous !
  
  — Je vais vous expliquer, assura Hubert en anglais. Mais…, reboutonnez-vous, je vous en prie.
  
  L’Égyptien devint écarlate et obéit sans rien dire. Hubert avait remis son appareil photographique dans la poche de son pantalon.
  
  — Si vous le voulez bien, reprit-il, nous allons laisser cette charmante jeune femme s’en aller. Ce que j’ai à vous dire ne peut souffrir de témoins…
  
  Il regarda Leïla en souriant. La jeune femme lui tournait toujours le dos, certainement malade de honte. Quand il reporta son attention sur Ferdane, Hubert vit que celui-ci tenait un automatique dans sa main droite et se demanda d’où il l’avait sorti.
  
  — Les mains en l’air ! tonna l’Égyptien, la voix tremblante de rage contenue.
  
  Hubert leva les bras, et se vota mentalement une motion de censure pour son imprévoyance.
  
  — Ah ! Ah ! fit l’autre, débordant soudain d’une satisfaction indécente. Nous allons savoir qui vous êtes ! Ôtez votre masque !
  
  — Venez l’ôter vous-même, répliqua froidement Hubert.
  
  Ferdane était suffisamment ému et furieux pour abdiquer toute prudence. Il avança. Et c’était exactement ce que désirait Hubert. Pour un homme comme lui, rompu aux techniques de self-défense, un adversaire armé n’était dangereux qu’à une certaine distance.
  
  Mais Ferdane s’immobilisa à deux mètres et ordonna :
  
  — Tournez-vous face au mur !
  
  Hubert regarda Leïla qui observait la scène avec un désarroi visible, puis pivota lentement sur ses talons, les bras toujours haut levés.
  
  — Je vous en prie, dit-il d’une voix volontairement mal assurée, ne faites pas de bêtises ! Je vais vous expliquer…
  
  Donner à l’adversaire l’impression qu’il avait peur… Ferdane s’approcha.
  
  — Ne bougez pas ! ordonna-t-il. Au moindre mouvement vous êtes mort !
  
  Hubert pensa que si l’Égyptien n’était pas complètement idiot, il allait d’abord le palper afin de voir s’il était armé ou non. Il sentit le canon de l’automatique s’enfoncer sur ses côtes, du côté droit. La main libre de Ferdane le tâta à gauche, puis passa à droite. C’était le moment ! Avec la rapidité de l’éclair, Hubert pivota à gauche, abattant son bras comme une faux. Ferdane pressa la détente, mais Hubert n’était plus dans la trajectoire et la balle se perdit dans la cloison. Déjà le bras de Hubert s’était enroulé autour du bras armé de Ferdane. Une prise imparable ! Ferdane hurla de douleur et lâcha le pistolet qui tomba sur le parquet avec un bruit mat. Hubert arrêta son effort avant que les os ne cèdent. Puis il lâcha Ferdane, recula d’un pas et le sonna d’un coup terrible du tranchant de la main en travers du visage. L’Égyptien hurla de nouveau, et partit à la dérive à travers la pièce pour aller finalement s’abattre sur le lit en pleurant.
  
  Hubert se baissa, ramassa l’automatique encore fumant et dit d’un ton désinvolte :
  
  — Vous avez encore beaucoup à apprendre, monsieur Ferdane, avant de pouvoir jouer au petit soldat avec un minimum d’efficacité.
  
  Il marcha vers le lit, tâta rapidement les poches de son malheureux adversaire, puis recula de quelques pas et dit en s’inclinant vers Leïla qui avait fini de remettre sa toilette en ordre :
  
  — Je suis navré, madame, de vous avoir imposé pareille épreuve. Croyez bien que c’est à mon corps défendant, si j’ose dire. Vous êtes libre, madame. Je suis certain que M. Ferdane et moi allons très bien nous entendre. Vous n’avez donc aucun souci à vous faire quant aux clichés que j’ai pris, à moins que vous ne parliez de cette histoire à quelqu’un… Vous pouvez disposer. Je ne veux même pas savoir votre nom !
  
  Leïla, visage fermé, tête haute, marcha vers la porte. Ses talons claquèrent dans le corridor, puis sur la passerelle. Hubert referma la porte et choisit un emplacement d’où il pouvait à la fois surveiller l’entrée de la pièce, les fenêtres aux volets fermés, et son interlocuteur.
  
  — Maintenant, causons ! décida-t-il.
  
  Mahmoud Ferdane se redressa péniblement sur le lit et resta en position assise. Il se massait tour à tour le bras droit et le visage, tous deux endoloris.
  
  — Vous me paierez ça ! gronda-t-il. Je vous ferai jeter en prison, je vous ferai torturer, je vous…
  
  Hubert le coupa, très amusé.
  
  — Tt ! Tt ! Tt ! vous ne ferez rien de tout ça, et je vais vous expliquer pourquoi… Il y a longtemps que je vous surveille, monsieur Ferdane. Vous êtes l’époux d’une femme charmante qui a la grande qualité, ou le grand défaut, tout dépend du point de vue, d’être la nièce de ce cher colonel. Et nous savons que ce cher colonel aime beaucoup sa nièce, votre épouse… Partant de là, une idée nous est venue.
  
  Hubert fit une pause. Mahmoud Ferdane l’écoutait maintenant avec beaucoup d’attention.
  
  — Nous avons besoin de connaître le texte de l’accord signé en février dernier entre Chepilov et Nasser et nous croyons que vous êtes l’homme capable de nous rendre ce service.
  
  Mahmoud Ferdane avait eu un haut-le-corps.
  
  — Vous êtes fou ! protesta-t-il.
  
  — Tt ! Tt ! Tt ! fit Hubert avec une indulgence amusée. Vous allez nous rendre ce petit service. Une photocopie suffira. Quoi de plus facile à faire qu’une photocopie, hein ?
  
  Indigné, Mahmoud se leva brusquement.
  
  — C’est infâme ! Vous êtes un espion ! Un sale espion !
  
  — Tt ! Tt ! Tt ! Allons, ne nous énervons pas. Rasseyez-vous, s’il vous plaît !
  
  Ferdane obéit à contre cœur. Hubert reprit :
  
  — Vous n’avez rien compris, je cherchais depuis longtemps la faille dans votre vie privée, qui me permettrait d’exercer sur vous la pression suffisante. J’ai fini par trouver, tant il est vrai que la patience est toujours récompensée. Eh oui, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les progrès de votre flirt avec cette charmante jeune femme qui vient de nous quitter… Bref ! Je vous propose un marché : vous me livrez demain soir une photocopie de l’accord secret dont je vous ai parlé, ou je fais tenir à votre charmante épouse quelques photographies… qui pourraient la pousser à se plaindre de votre conduite auprès de son oncle. Et ce brave colonel n’a pas la réputation d’être tendre avec ceux qui le trahissent, lui ou les siens. Allah seul sait ce qu’il imaginera pour vous punir !
  
  Mahmoud Ferdane était devenu gris-vert. La perspective que venait d’ouvrir Hubert lui paraissait sans doute des plus sérieuses. Il protesta sans grande conviction :
  
  — Mais s’il apprend que j’ai livré des documents secrets, ce sera bien pis encore !
  
  — Il n’en saura jamais rien. Vous n’êtes pas le seul à pouvoir atteindre ces documents. Il doit bien y avoir une demi-douzaine de personnes dans ce cas. Et, de toute façon, les accords secrets finissent toujours par être connus, d’une façon ou d’une autre. Vous n’aurez fait que hâter la chose.
  
  Mahmoud Ferdane le regarda par en dessous.
  
  — Vous travaillez pour le compte de qui ?
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — C’est moi qui pose les questions, ici. Pas vous. Êtes-vous prêt à me donner satisfaction, ou bien dois-je envoyer les photos développées à Mme Ferdane ?
  
  Mahmoud Ferdane ne répondit pas. Il semblait accablé. Hubert craignait qu’il ne s’enlisât dans l’indécision et trancha pour lui :
  
  — De toute façon vous n’avez pas le choix et vous le savez bien. Je vous attendrai donc demain soir à sept heures ici même, avec la photocopie. Et n’essayez pas de me tendre un piège, cela vous coûterait vraiment trop cher, croyez-moi. Bonsoir, et navré d’avoir interrompu un tête-à-tête aussi prometteur ; mais vous savez comme moi que la raison d’État a ses raisons que le cœur ignore… Mach’Allah !
  
  Il sortit à reculons, referma la porte, la rouvrit et dit :
  
  — J’oubliais. Votre Soudanais se trouve dans la haie de lauriers-roses, à droite en sortant. J’espère qu’il n’aura pas trop de mal. Demain, venez sans lui. Bye ! bye !
  
  Il sortit définitivement, prit quelques précautions avant de passer la porte d’entrée, jeta l’arme de Ferdane dans le Nil, escalada la berge, ôta son masque avant de franchir la petite barrière et partit à droite sur le trottoir.
  
  Une auto passa lentement, en code. Il traversa la chaussée un peu plus loin et monta dans sa voiture. Leïla s’y trouvait, blottie contre la portière. Il la regarda et demanda doucement :
  
  — Tu veux que je te reconduise ?
  
  Elle répliqua d’une voix glacée :
  
  — Donne-moi ce film tout de suite.
  
  C’était pour ça qu’elle l’avait attendu. Il soupira, et se mit à surveiller l’endroit de la chaussée où Ferdane et son garde du corps devaient réapparaître.
  
  — C’est impossible, mon cœur. Pas maintenant. Demain soir, quand tout sera terminé.
  
  — Tout de suite. Il n’en saura rien. Ce qui compte c’est qu’il croie que tu l’as toujours.
  
  — Non, répliqua tranquillement Hubert. N’insiste pas.
  
  Elle demanda d’une voix frémissante de colère.
  
  — Tu vas le faire développer ?
  
  — Pas si tout va bien. Seulement si Ferdane ne m’apporte pas le document demain soir.
  
  — Et… (Sa voix était devenue sifflante.) tu enverrais ces ordures à sa femme ?
  
  — Oui, mon cœur. Mais je découperai ton visage avant, afin qu’on ne puisse te reconnaître. On est galant homme ou on ne l’est pas…
  
  — Salaud !
  
  Il sentait qu’elle avait envie de lui sauter dessus et de lui arracher les yeux et il se tenait sur ses gardes, sans cesser de surveiller l’avenue. Quelques secondes s’écoulèrent en silence. Des myriades de minuscules insectes dansaient sous les réverbères. Puis Ferdane et le Soudanais sortirent de l’ombre, à cent mètres de là, et traversèrent la chaussée. Ils n’avaient, ni l’un ni l’autre, l’air particulièrement brillant. Le géant marchait en arrière, la tête basse. Sans doute Ferdane venait-il de lui dire le fond de sa pensée, sans fioritures inutiles.
  
  Ils montèrent dans la voiture qui démarra aussitôt. Ferdane fit demi-tour sur l’avenue et accéléra brutalement.
  
  — Enfonce-toi ! dit Hubert.
  
  Il se tassa sur le siège et obligea Leïla à faire de même. L’Oldsmobile passa près d’eux en trombe. Hubert se redressa, lança le moteur, embraya et vira sec pour prendre la chasse. Il n’avait pas allumé les lanternes.
  
  — Où m’emmènes-tu ? s’inquiéta la jeune femme.
  
  — Je veux savoir où il va.
  
  Ils le virent tourner à gauche, contre le parc des expositions. Hubert suivit le mouvement et alluma enfin les feux de sa voiture, peu soucieux de se faire siffler par quelque patrouille.
  
  Le pont du Khédive Ismaïl. De l’autre côté, l’Oldsmobile ralentit et se rangea devant le ministère des Affaires étrangères. Ferdane retournait à son bureau.
  
  Hubert tourna à gauche, sur Midan el Hurriya. Ils passèrent le long du musée, puis derrière la cathédrale de tous les saints, pour rejoindre le bord du fleuve. Shari Maspero. La circulation était presque nulle, mais il n’y avait pas encore de couvre-feu, bien que le pays fût en guerre. M. Nasser ne craignait pas que Le Caire pût être bombardé.
  
  — Comment a-t-il réagi ? questionna Leïla d’un ton soudain très las.
  
  — Il n’avait pas le choix. Il a une trouille bleue de ce qui pourrait arriver si sa femme allait se plaindre à son oncle de ce qui est arrivé ce soir…
  
  — En parlant d’arriver, coupa-t-elle avec rancœur, tu aurais pu venir un peu plus tôt. Il ne m’a même pas laissé le temps de respirer et je n’en pouvais plus… Quel sauvage !
  
  — Il me fallait le temps de neutraliser le Soudanais, protesta Hubert. Ce n’était pas un bonhomme facile. Je t’assure que j’ai fait aussi vite que j’ai pu. La simple idée que ce salaud était en train de te caresser me faisait voir rouge.
  
  Elle haussa les épaules et ironisa :
  
  — Raconte ça à d’autres !
  
  Il vira à gauche pour passer le pont Fouad Ier et reprit d’une voix sourde, car il savait bien ce qui la tracassait :
  
  — Tu es libre de ne pas me croire, mais je te jure que j’ai été content qu’il sorte son pétard parce que ça me permettait de le corriger un peu… Quand je suis entré, j’ai eu envie de le tuer !
  
  — Il aurait pu tirer tout de suite !
  
  — Pas en ta présence. Il ne pouvait pas se le permettre.
  
  — J’ai eu grand-peur. Je ne savais que faire…
  
  — Tu as bien fait de ne pas intervenir.
  
  — Tu crois qu’il ne me soupçonne pas ?
  
  — Penses-tu ! Il est bien trop vaniteux pour imaginer que tu as pu accepter son rendez-vous pour autre chose que pour ses beaux yeux !
  
  — Si jamais il apprenait !
  
  — Il ne saura jamais ; fais-moi confiance.
  
  La voiture roulait maintenant dans Shari Shagaret. Leïla intervint :
  
  — Ne va surtout pas me poser devant ma porte.
  
  — Derrière l’immeuble, ça va ?
  
  — Oui.
  
  Elle soupira et finit par avouer.
  
  — Tu avais l’air de tellement t’amuser, tu étais tellement cynique ! Je t’aurais tué !
  
  — Il le fallait chérie. Il ne devait pas soupçonner la moindre collusion entre nous.
  
  Il arrêta la voiture et se tourna vers la jeune femme.
  
  — Regarde-moi… Il faut que tu me croies ! Je l’aurais étranglé pour avoir osé te toucher avec ses vilaines pattes !
  
  Elle le regarda profondément, ne sachant quel parti prendre, mais il avait un air si sincère qu’elle finit par le croire.
  
  — Je préfère ça ! murmura-t-elle.
  
  Il l’attira contre lui et l’embrassa gentiment sur la tempe.
  
  — Rentre chez toi, bois un bon whisky, prends un bain et colle-toi au lit. Demain, il fera jour.
  
  Elle ouvrit la portière et soupira :
  
  — Ce salaud m’a déchiré ma culotte.
  
  — Je t’en offrirai une autre, promit Hubert, avec un panneau de sens interdit au bon endroit.
  
  Elle rit.
  
  — Il y a beaucoup de gens qui ne connaissent pas le code de la route ; prends garde !
  
  Puis elle descendit et s’enfuit en courant. Il la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu au tournant, et redémarra sans hâte, un sourire amusé au coin de ses lèvres sensuelles.
  
  Un moment plus tard, il arrêta sa voiture à l’endroit même où avait stationné celle de Ferdane, le long du parc du Gézira Club. Il laissa passer deux camions russes, chargés de soldats égyptiens, puis traversa l’avenue, franchit la barrière du 36, prêta l’oreille un instant.
  
  Tout était tranquille. Les dahabiehs voisines étaient toujours obscures et silencieuses, comme celle de Ferdane. Hubert descendit prudemment. La nuit était assez claire pour qu’il pût se passer de lampe. Il prit pied sur la dahabièh et en fit lentement le tour sur le pont de lattes.
  
  Il attaqua la serrure de la porte qui se trouvait du côté du fleuve, à l’autre extrémité du couloir, afin de ne pas risquer d’être surpris par un passant, bien que les piétons fussent particulièrement rares sur Shari Hassan Pasha Sabri. En quelques minutes, il en vint à bout sans avoir rien cassé et pénétra pour la seconde fois dans la place.
  
  Là, il fut obligé d’allumer sa lampe, mais il en rabattit la lumière vers le parquet avec sa main mise en coquille. Il savait ce qu’il cherchait et ne perdit pas de temps. Il commença par visiter toutes les pièces afin d’avoir une idée précise de la disposition des lieux, puis pénétra dans la cuisine.
  
  Ce qu’il avait espéré existait : une trappe dans le plancher, ouvrant directement sur l’eau, à usage évident de vide-ordures…
  
  Il l’ouvrit. Sa lampe fit étinceler l’eau boueuse qui coulait en dessous. Il se redressa, chercha un balai, en trouva un dans un réduit et utilisa le manche pour sonder le fond. Un mètre vingt-cinq, pas plus. C’était parfait.
  
  Il referma, remit le balai où il l’avait pris et quitta la dahabièh. Quelques instants plus tard, il roulait de nouveau dans le centre avec l’intention de regagner son hôtel, de boire un dernier whisky au bar où les stratèges de café du commerce devaient s’en donner à cœur joie, puis de se mettre au lit.
  
  Une patrouille de la police militaire l’arrêta dans Shari Soliman Pasha. Il tendit son passeport de la République de Bonn et tout s’arrangea instantanément.
  
  — Vous avez des nouvelles du front ? ne put s’empêcher de questionner Hubert.
  
  Le sous-officier répondit en allemand, cherchant ses mots :
  
  — Terrible ! Monsieur ! Des Juifs… morts… partout… Nos tanks… nos avions… les écrasent comme des mouches. Une débandade, monsieur. Ils étaient fous de… attaquer nous. Et notre marine, monsieur… Coulé deux croiseurs anglais et trois gros bateaux français !
  
  Hubert eut un large sourire.
  
  — Eh bien ! vous êtes de rudes gaillards, dites donc !
  
  L’autre prit un air modeste :
  
  — Avec le matériel que nous ont envoyé les Russes, monsieur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Bug répondait au téléphone, sans cesser pour autant de mastiquer son éternel chewing-gum. Hubert approcha de la fenêtre. Le soleil était en train de se coucher, teintant le ciel de rose. Une épaisse fumée s’élevait tout droit au-dessus des palmiers qui masquaient l’ambassade britannique située de l’autre côté de la rue. Bug reposa le téléphone. Hubert entendit le déclic et dit :
  
  — Dis donc ! Y a le feu chez les Anglais.
  
  — Non, répondit Bug toujours flegmatique. Ils brûlent leurs archives secrètes. Ça dure depuis ce matin. Paraît que les Français en font autant.
  
  — Quelles sont les nouvelles ?
  
  — Ça va de plus en plus mal. Les Russes évacuent la Hongrie et montrent les dents. La Maison-Blanche déclare que notre engagement pris en 1950 d’assister tout pays victime d’une agression au Moyen-Orient sera respecté.
  
  L’Égypte étant considérée comme victime, nous allons peut-être nous trouver demain en conflit avec nos alliés traditionnels.
  
  — Quel salade ! fit Hubert.
  
  — Et tout le Moyen-Orient se met à bouger. Le Liban, la Jordanie, l’Irak, la Syrie, font assaut de déclarations de solidarité avec Nasser. Nous avons de bonnes raisons de croire qu’ils s’en tiendront à des discours, mais on ne sait jamais…
  
  Machinalement, Hubert avait tourné le bouton d’un poste de radio posé sur une table. La voix d’un speaker arabe s’éleva dans la pièce : Comment l’Égypte pourrait-elle ne pas défendre ses territoires ? L’Égypte qui a fait l’expérience de l’impérialisme pendant de longues années et qui en est arrivée à connaître ses complots, ne cédera pas un pouce de son territoire. Les Égyptiens combattront comme un seul homme pour défendre leur terre avec leur sang !…
  
  Hubert tourna le bouton, Bug se mit à ricaner.
  
  — C’est une position tout à fait estimable. Mais ils se sauvent comme des lapins devant les Israéliens. Ils abandonnent leurs chaussures pour courir plus vite… Les Russes leur ont donné des avions, des tanks et des canons dernier modèle, mais ils ne savent pas s’en servir. Ils ont oublié le mode d’emploi !
  
  Hubert accrocha soudain Radio Tel-Aviv. Un commentateur expliquait avec passion : Nous ne ressentons pas d’hostilité envers le peuple égyptien. Nous croyons que le peuple égyptien a le même désir que nous de vivre en paix avec ses voisins. L’action militaire déclenchée par Israël est seulement dirigée contre les assassins guidés par le colonel Nasser !…
  
  Hubert coupa.
  
  — Tous ces gens-là parlent beaucoup. Que font les armées franco-anglaises ?
  
  — On ne signale toujours aucune action de leur part. Pourtant, l’ultimatum est expiré depuis ce matin et Nasser l’a repoussé. Je pense que Washington doit exercer de sérieuses pressions sur Londres et sur Paris.
  
  — Ils ne sont quand même pas fous, dit Hubert. Ils se rendent bien compte que nous ne les empêchons d’agir que pour prendre leurs places.
  
  Bug se mit à rire.
  
  — Gardez-nous de nos amis ! Bon, parlons de ton histoire. J’ai réfléchi à ce que tu m’as demandé et je peux mettre une dahabièh à ta disposition en amont de celle de Ferdane. C’est ce que tu voulais ?
  
  — Oui.
  
  — Voilà les clés.
  
  — Quel numéro ?
  
  — 13 bis. Es-tu superstitieux ?
  
  — Je m’en défends. Il me faut autre chose.
  
  — Quoi ?
  
  — Une voiture avec des vêtements et ses clés de contact au tableau, rangée du côté de l’eau en face de l’Aquarium.
  
  — Compris. Tu n’as pas l’intention de remonter le courant après avoir vu Ferdane.
  
  — J’y arriverais peut-être, mais je n’ai pas l’intention de me crever inutilement.
  
  — O.K. ! C’est tout ce que tu veux ?
  
  — C’est tout. Voyons les détails.
  
  Ils discutèrent pendant près de dix minutes. Puis Hubert prit congé de son ami et descendit par un escalier de service afin de quitter l’ambassade sans se faire remarquer. Le grand hall était envahi par une foule de gens, Américains, Anglais et Français, qui venaient demander à être évacués. Le bruit s’était répandu en ville que des navires de l’escadre américaine en Méditerranée allaient venir toucher Alexandrie pour embarquer tous ceux qui désiraient quitter l’Égypte.
  
  Hubert s’arrêta un instant dans le couloir mal éclairé pour écouter la rumeur inquiétante que produisait cette foule en proie à la peur. Puis il sortit sans bruit du côté des jardins et se glissa dans l’ombre des palmiers qu’une légère brise agitait.
  
  
  *
  
  * *
  
  La dahabièh que Bug avait mise à la disposition de Hubert était à peu près semblable à celle de Ferdane. Quelques détails firent penser à Hubert que cette dahabièh devait être louée par un membre de l’ambassade.
  
  Il s’installa dans la chambre et se déshabilla. Quelques moustiques lui donnèrent aussitôt l’assaut et il se dépêcha de se frictionner avec une lotion spéciale qui était censée immuniser contre les piqûres de ces sales bestioles. Il enfila ensuite un slip de bain, fixa un poignard de chasse sous-marine à sa ceinture et chaussa des palmes de caoutchouc. Puis il vérifia le contenu d’un sac étanche dans lequel se trouvaient divers accessoires, dont un pistolet 22 long rifle avec un chargeur plein, une lampe électrique de poche, une vrille munie d’un solide manche de bois, un couteau à lames multiples, et le masque dont il s’était déjà servi la veille, enveloppé dans un mouchoir.
  
  Il consulta sa montre étanche : six heures cinquante minutes. C’était le moment de partir. Il ferma soigneusement le sac étanche et le fixa à sa ceinture. Puis il quitta la pièce sans oublier de couper l’électricité, et sortit de la dahabièh par-derrière, du côté de l’eau. La nuit était complète. De l’autre côté du bras du Nil, les réverbères de Shari El Bahr formaient une guirlande lumineuse. Tout était calme, étrangement silencieux. Il était difficile de penser que l’Égypte était en guerre, que son armée refluait en déroute dans le Sinaï et que des bombardiers chargés de mort pouvaient à chaque instant apparaître dans le ciel.
  
  Hubert se laissa glisser dans l’eau boueuse, s’éloigna de la ligne des dahabiehs en quelques brasses vigoureuses, puis se laissa emporter par le courant.
  
  Sa grande expérience des affaires d’espionnage lui avait appris qu’on ne prenait jamais trop de précautions et qu’il fallait toujours réduire le plus possible la part des capacités et de la chance personnelles. Théoriquement, Mahmoud Ferdane était coincé et devait mettre les pouces. Théoriquement, d’après ce qu’en savait Hubert… Mais certains facteurs restés inconnus pouvaient jouer. Hubert se souvenait trop bien de certaines actions qu’il avait crues réglées à l’avance, comme du papier à musique, et qui lui avaient réservé de fameuses surprises !
  
  Il nageait dans le courant, à l’indienne, regard braqué sur l’alignement des dahabièhs qui défilaient une à une et qu’il comptait soigneusement. Quelques-unes étaient éclairées, mais il n’y avait personne sur les ponts à prendre le frais.
  
  Il se rapprocha soudain et vint s’accrocher à la dahabièh précédant celle de Mahmoud Ferdane. L’eau était assez fraîche, mais très supportable. Il leva son poignet gauche à hauteur de ses yeux ; le cadran lumineux de sa montre indiquait six heures cinquante-cinq. L’horaire était respecté.
  
  Il se laissa glisser tout doucement le long de la dahabièh jusqu’à ce qu’il pût voir les ponts de la suivante. Un peu de lumière filtrait à travers les fentes horizontales d’une persienne. Ferdane devait être là. Ferdane ou un autre…
  
  Hubert attendit d’être bien certain qu’aucun guetteur ne se trouvait en faction sur le pont. Si Ferdane lui avait tendu un piège, ce devait être sur la berge ou à l’intérieur de la maison.
  
  Il se laissa couler, après avoir noté la direction à prendre, et se mit à nager entre deux eaux. Très vite, sa main toucha un des caissons sur lesquels flottait la dahabièh. Il se laissa remonter, visage tendu vers le ciel, respira profondément, s’orienta de nouveau, puis se glissa entre deux caissons, sous le pont de la dahabièh.
  
  Il éprouva quelques difficultés à la recherche de la trappe, mais parvint finalement à la découvrir. Il ne pouvait s’éclairer et l’endroit était noir comme le fond d’une mine de charbon.
  
  Il prit pied sur le fond de vase. Les palmes qu’il avait chaussées étaient davantage destinées à lui donner une meilleure assiette sur la boue qu’à l’aider à nager. Il enfonça, mais le niveau de l’eau s’arrêta sous ses aisselles.
  
  Les bras levés, il délimita avec ses doigts les contours de la trappe. Il se souvenait parfaitement de quel côté étaient les charnières. Il attendit un peu avant de pousser, l’oreille tendue guettant le bruit de pas qui aurait pu trahir une présence dans la cuisine.
  
  Rien. Tout était tranquille. Il posa ses deux mains à plat au bon endroit et poussa doucement. Le seul résultat qu’il obtint fut de s’enfoncer profondément dans la vase. L’effort à fournir était trop grand pour la résistance du sol. Il avait prévu cette éventualité.
  
  Il décrocha le sac de sa ceinture, l’ouvrit au-dessus de l’eau et en sortit la vrille qu’il garda entre ses dents pendant qu’il remettait en place le sac soigneusement refermé.
  
  Puis il entreprit de visser la vrille dans le bois du pont, à dix centimètres environ du bord de la trappe. C’était une entreprise facile. La vrille d’acier pénétrait le bois humide sans demander de grands efforts. Quand il estima que c’était suffisant, Hubert assura solidement sa main droite sur la poignée, tira dessus et poussa en même temps sur la trappe. Cette fois, il ne pouvait plus s’enliser et ce fut le lourd panneau de bois qui céda, non sans grincer quelque peu.
  
  Il n’y avait pas de lumière dans la cuisine. Dès qu’il en fut assuré, Hubert poussa carrément sur la trappe. Celle-ci ne pouvait se renverser complètement et se bloquait d’elle-même après avoir dépassé la verticale, bois contre bois. Hubert la conduisit jusqu’à cette position, puis se hissa par l’ouverture. Ses pieds échappèrent à l’emprise de la vase, peuf ! peuf ! Il opéra un rétablissement et se trouva bientôt à pied sec dans la cuisine.
  
  Premier soin ; ouvrir son sac étanche afin de pouvoir en sortir immédiatement sa lampe et son automatique selon les besoins. Puis, à tâtons, il referma doucement la trappe.
  
  Quelques secondes d’écoute. Quelqu’un s’était mis à marcher. Ferdane, sans doute. Hubert prêta un instant l’oreille. C’était un homme et il marchait en rond. Pas dangereux.
  
  Une faible clarté pénétrait dans la pièce par les fentes des persiennes. Les yeux de Hubert s’y habituèrent très vite et il fut bientôt capable de distinguer les contours des objets.
  
  Il se débarrassa de ses palmes qui étaient maintenant gênantes, les posa sur la table. Puis il se couvrit le crâne avec le mouchoir noué aux quatre coins, afin de dissimuler sa chevelure, et mit son masque par-dessus. L’eau dégoulinait partout autour de lui, mais il n’en avait cure. Il sortit son 22 du sac, fit passer une balle dans le canon et libéra le cran de sûreté. Après quoi, fin prêt, il marcha vers la porte. Sa montre indiquait sept heures deux ou trois minutes.
  
  Il ouvrit avec mille précautions, sans faire de bruit. Le couloir était vaguement éclairé, comme la veille. Sans doute Ferdane avait-il laissé entrouverte la porte de la pièce où il se trouvait…
  
  Hubert acquit rapidement la certitude que le couloir était vide et franchit le seuil. En quelques pas, il fut devant la chambre où il avait pris, vingt-quatre heures plus tôt, ces photos si intéressantes.
  
  Par un entrebâillement d’une vingtaine de centimètres, il aperçut Mahmoud Ferdane qui allait et venait le long du lit en se triturant les mains. Le pauvre n’avait pas bonne mine. Hubert poussa doucement le battant et dit d’un ton cordial :
  
  — Bonsoir, monsieur Ferdane. J’espère que je ne vous ai pas trop fait attendre ?
  
  L’Égyptien se retourna d’un bond et resta bouche bée devant l’apparence inattendue de Hubert.
  
  — Avez-vous le document ? demanda Hubert qui visait le ventre de l’autre avec le canon long de son 22.
  
  — Ou… oui, répliqua Ferdane avec difficulté. Il allait ajouter autre chose, mais à cet instant précis toutes les sirènes de la ville se mirent à hurler en même temps. Le vacarme devint tout de suite infernal. Hubert ne put s’empêcher de frissonner, tant ces hululements sinistres lui rappelaient de terribles souvenirs.
  
  Puis, d’un seul coup, ce fut l’obscurité. Les centrales électriques avaient dû couper le courant pour toute la ville. Surpris, Hubert recula vivement dans le couloir afin de se prémunir contre une attaque possible de Ferdane, puis chercha sa lampe électrique dans le sac qui pendait à sa ceinture. Mais avant qu’il eût pu la sortir, un faisceau de lumière venant de sa droite l’aveugla brutalement. Il hésita à faire feu, ne sachant si le nouveau venu était hostile ou non. Mais les événements ne lui laissèrent pas le temps de prendre une décision. Un filet lourdement lesté de plomb s’abattit sur lui par-derrière, paralysant ses mouvements. Incapable de remuer bras et jambes, il sentit qu’on le poussait et tomba. Puis il fut soulevé comme un vulgaire paquet, jeté sans ménagement dans une pièce obscure. La porte claqua. Il était dans le noir absolu.
  
  L’affaire s’était déroulée avec une extrême rapidité. Fou furieux, il essaya de se dégager, cependant que les sirènes continuaient de donner l’alerte, l’empêchant de rien entendre de ce qui se passait de l’autre côté du couloir. Il sentait simplement le bateau bouger d’étrange façon comme si une bagarre s’y déroulait.
  
  Puis tout s’apaisa. Les sirènes se turent après avoir fait entendre quelques curieux borborygmes et le silence qui suivit parut écrasant à Hubert.
  
  Il cessa de s’agiter de façon désordonnée et respira à plusieurs reprises de façon méthodique afin de se calmer. Puis il réussit à décrocher son couteau de sa ceinture.
  
  Le reste n’était plus qu’un jeu d’enfant. En moins de deux minutes, il eut pratiqué une ouverture suffisante pour sortir du filet. Il se mit debout et éclaira la scène avec sa lampe. Le filet était de ceux dont se servent les grands chasseurs africains, fournisseurs des zoos, pour capturer les fauves vivants. Hubert n’en fut nullement flatté.
  
  Il sortit de la pièce, pistolet au poing. La dahabièh semblait déserte. Prêt à tirer sur tout ce qui se présenterait il visita rapidement les lieux et dut se rendre à l’évidence. Il restait seul. Ses agresseurs avaient disparu. Mahmoud Ferdane aussi ; ce qui était le plus grave.
  
  Hubert sortit sur le pont du côté du fleuve. Des avions ronronnaient dans le ciel, assez loin semblait-il. Puis il perçut nettement une série d’explosions, très assourdies. Les Franco-Anglais avaient commencé à bombarder.
  
  Le fleuve était désert. Hubert alla jeter un coup d’œil de l’autre côté, sur la rive. Également tranquille.
  
  Que s’était-il passé ? Ferdane s’était-il fait enlever ? C’était probable. Mais pourquoi les adversaires avaient-ils ménagé Hubert de cette façon ? Ce n’était pas courant, dans le métier, d’éviter de faire mal aux autres.
  
  Déconcerté, Hubert se prépara à quitter la place.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Quelqu’un frappait à la porte. Hubert ouvrit un œil, se retourna et cria en allemand :
  
  — Foutez-moi la paix !
  
  — Police ! répondit une voix qui n’avait rien d’aimable…
  
  Hubert ouvrit les deux yeux et cessa un instant de respirer. Pour un homme comme lui, qui vivait souvent en marge, le mot de police n’était jamais agréable à entendre. Il jura silencieusement, puis allongea le bras pour allumer sa lampe de chevet et regarder sa montre. Un peu plus de sept heures et demie.
  
  — J’arrive ! dit-il.
  
  Il repoussa les couvertures, se leva, ramassa son pantalon de pyjama sur la carpette, l’enfila, mit ses pieds dans ses chaussons et se dirigea en bâillant vers la porte.
  
  Ils étaient deux. Un petit gros correctement vêtu à l’européenne et un grand escogriffe qui portait un veston bleu foncé sur une galabièh blanche à fines rayures bleues. Hubert réussit à sourire et dit, continuant de s’exprimer en allemand :
  
  — Excusez-moi de vous avoir fait attendre, mais je n’ai pas l’habitude de recevoir des visites de si bonne heure.
  
  Les deux autres restèrent de marbre. Hubert les laissa entrer. Sur le palier, les trois garçons d’étage en longues robes blanches à ceintures rouges et coiffés de tarbouchs observaient la scène avec une curiosité nuancée d’inquiétude. Peut-être craignaient-ils de perdre un client…
  
  Hubert referma la porte et demanda :
  
  — Voulez-vous me montrer vos cartes, s’il vous plaît.
  
  Le gros sortit un carton plié de sa poche et se présenta :
  
  — Commissaire Maksoud. Je voudrais voir votre passeport.
  
  Hubert prit le temps d’examiner la carte, rédigée en arabe. Puis il ouvrit la penderie et prit son passeport dans une de ses vestes.
  
  — Voilà.
  
  Le policier ouvrit le document et regarda longuement la première page.
  
  — Comment vous appelez-vous ?
  
  — Franck Adler.
  
  — Né à ?
  
  — Berlin, le 23 mars 1919.
  
  — Domicile ?
  
  — Hambourg. Kirchenweg, 19.
  
  Ce flic employait les trucs d’un agent de contre-espionnage. Hubert pensa qu’il ferait bien de redoubler d’attention. Le grand escogriffe examinait la chambre avec un air soupçonneux. Hubert proposa.
  
  — Voulez-vous que j’ouvre les volets ?
  
  — Oui, s’il vous plaît, répliqua le commissaire qui semblait fasciné par le visa du consulat d’Égypte à Hambourg.
  
  Hubert écarta les rideaux et poussa les volets de fer sur le balcon. Le ciel était rose et net, comme d’habitude. Hubert referma la fenêtre.
  
  — Quel est le but de votre voyage en Égypte ?
  
  Hubert avait sa réponse toute prête.
  
  — Je suis représentant en produits chimiques. Je devais retrouver ici mon directeur général qui remontait du Cap. Mais, avec tous ces événements, il n’a pas dû pouvoir rejoindre Le Caire.
  
  — Avez-vous visité des maisons de commerce égyptiennes ?
  
  — Non. Mes instructions me font une obligation d’attendre mon patron pour étudier ensemble la meilleure façon de prospecter le marché.
  
  — Combien de temps comptez-vous rester au Caire ?
  
  — J’attends mon directeur général. De toute façon, je crois que tout le trafic aérien ou maritime est interrompu à destination de l’étranger ?
  
  — En effet. Et la loi martiale vient d’être proclamée. Vous voudrez bien à partir de demain vous faire pointer chaque jour au poste de police.
  
  — Pourquoi ? s’étonna Hubert. Les Allemands sont-ils devenus suspects ? Nous avons toujours eu des relations très amicales avec votre pays…
  
  — C’est une mesure générale pour tous les étrangers. Nous avons également des instructions pour visiter vos bagages.
  
  — Eh bien, fit Hubert, d’un ton légèrement offensé, allez-y !
  
  Ils commencèrent à fouiller. Hubert les regarda faire un moment sans rien dire. Ils n’avaient pas l’air de le soupçonner particulièrement de quelque chose. Peut-être ne s’agissait-il, en effet, que d’une mesure générale. Il questionna :
  
  — Les bombardements d’hier ont-ils fait beaucoup de dégâts ?
  
  — Non. Aucun dégât. Ils ont attaqué Le Caire, Alexandrie et la zone du canal. Nos chasseurs ont abattu un grand nombre de bombardiers anglais et français. Ces bandits se mordront les doigts de nous avoir attaqués !
  
  — Je n’en doute pas !
  
  — Notre armée est la plus puissante et la plus moderne de tout le Moyen-Orient ! Les Israéliens sont en train d’en faire la cruelle expérience dans le Sinaï !
  
  — Ça leur fera les pieds ! répliqua Hubert sans rire en pensant aux soldats de Nasser qui abandonnaient leurs chaussures pour se sauver plus vite.
  
  Ils terminèrent rapidement leur fouille. Hubert était maintenant rassuré et se montrait assez cordial. Le commissaire Maksoud lui tendit soudain la main.
  
  — Veuillez nous excuser de vous avoir dérangé… Mais n’oubliez pas de vous faire contrôler chaque jour au poste de police. Vous n’aurez qu’à demander en bas, à un des chasseurs, qu’il vous conduise. Au revoir, monsieur Adler.
  
  — Au revoir, commissaire.
  
  Les deux policiers sortis, Hubert fit signe à un des garçons d’étage qui montaient une garde permanente sur le palier devant la petite cuisine où se préparaient les petits déjeuners.
  
  — Apporte-moi à manger et les journaux, s’il te plaît.
  
  — Bien, missié !
  
  Il referma la porte et passa dans la salle de bains pour commencer sa toilette. Il était en train de se raser lorsque l’employé entra dans la chambre avec un plateau chargé. Il termina puis s’installa pour déjeuner et ouvrit les journaux de langue française.
  
  Les gros titres étaient de magnifiques morceaux de bravoure. On annonçait l’action victorieuse des armées égyptiennes dans le Sinaï, la rupture des relations diplomatiques avec la France et la Grande-Bretagne, l’instauration de la loi martiale, Nasser s’étant conféré le titre de gouverneur militaire général de l’ensemble du territoire égyptien, le rétablissement de la censure, le recensement obligatoire des ressortissants français et britanniques, etc.
  
  Hubert tourna les pages en buvant son thé. Ce fut à celles des faits divers que son attention fut attirée par un titre : Un fonctionnaire des A.E., neveu de notre président, trouvé mort, assassiné, sur la route de Guizèh. Hubert reposa la tasse et lut attentivement. Le corps de Mahmoud Ferdane avait été découvert vers minuit par une patrouille de police, allongé devant sa voiture rangée sur le bas-côté de la route de Guizèh, à un kilomètre de l’Auberge des Pyramides. Il avait reçu une balle dans le dos, qui avait traversé le cœur. Les poches de la victime avaient été vidées. On pensait que ce crime abominable était le fait d’espions anglais ou français, peut-être israéliens.
  
  Hubert chercha dans les autres journaux une information supplémentaire, mais n’en trouva pas. C’était à peu près le même communiqué partout. Il se remit à manger en réfléchissant.
  
  Ainsi, Mahmoud Ferdane n’était pas responsable de ce qui s’était passé la veille. D’autres, mystérieusement mis au courant, étaient intervenus au bon moment et l’avaient enlevé pour s’emparer du document destiné à Hubert. Mais pourquoi avaient-ils tué Ferdane ensuite ? Avaient-ils eu peur qu’il se mît à parler ? Il n’y avait aucun danger, pourtant. L’Égyptien ne pouvait raconter à personne qu’il s’était fait voler une photocopie de l’accord secret signé entre son pays et l’U.R.S.S., alors qu’il n’avait aucune raison valable de porter sur lui un tel document…
  
  Hubert n’arrivait pas à comprendre. Et pourquoi ces étranges adversaires l’avaient-ils si complètement épargné, lui ? Pas même un coup de matraque !
  
  Hubert décida d’aller tâter le terrain du côté des Rahman. De toute façon, la toute charmante Leïla devait se faire pas mal de mauvais sang au sujet des photos.
  
  
  *
  
  * *
  
  Les ponts étaient gardés, conséquence de la mise en vigueur de la loi martiale. Hubert dut s’arrêter et montrer ses papiers. C’était embêtant, s’il avait besoin de se rendre assez souvent dans l’île, ses allées et venues pourraient attirer l’attention.
  
  Il fit ensuite de nombreux détours dans le quartier d’El Zamâlik, afin de s’assurer qu’il n’était pas suivi. Puis il laissa sa voiture dans Shari Salâh El Dîn et termina à pied.
  
  Il ne rencontra personne dans le hall de l’immeuble et prit un ascenseur pour monter. Un domestique soudanais, vêtu de la traditionnelle livrée blanche et rouge, lui ouvrit la porte.
  
  — M. Rahman est-il là ?
  
  — Missié il est pas là. Il est à son bureau.
  
  — Et Madame ?
  
  — Madame il est là.
  
  — Veux-tu lui dire que M. Franck Adler désire la voir.
  
  — Bien, missié. Voulez-vous vinir…
  
  Le Soudanais conduisit Hubert dans le grand salon et le pria de s’asseoir. Hubert s’installa confortablement sur le sofa et attendit. Le temps passait, l’appartement était silencieux. Peut-être Leïla était-elle encore dans sa salle de bains, bien qu’il fût un peu plus de onze heures…
  
  Hubert se leva, passa dans le second salon et sortit sur la terrasse qui surplombait le bras du Nil. C’était une vue magnifique. En face, le minaret d’une mosquée étincelait sous les rayons ardents du soleil.
  
  Les sirènes se remirent à mugir. Des avions anglais ou français devaient se promener dans les environs. Hubert leva la tête pour examiner le ciel.
  
  — Vous les voyez ? demanda derrière lui une jolie voix bien connue.
  
  Il se retourna. Elle était là, ravissante dans une robe blanche ornée de motifs rouges.
  
  — Bonjour. Je ne vous dérange pas ?
  
  Il employait le « vous » à cause des domestiques qui pouvaient écouter.
  
  — Non. Je finissais de m’habiller.
  
  — Si vous voulez descendre à la cave, proposa-t-il, il ne faut pas que ma présence vous en empêche…
  
  Elle haussa les épaules et sourit.
  
  — C’est inutile. Ils ne viendront tout de même pas bombarder Le Caire. Les aérodromes, oui… Mais ici, nous ne risquons rien.
  
  Ils regardèrent de nouveau le ciel et aperçurent la traînée blanche d’un avion à réaction, très haut.
  
  — Vous voulez me parler ? demanda Leïla tout contre lui.
  
  — Oui.
  
  — Allons dans le boudoir.
  
  Ils y allèrent. Elle ferma la porte et ils s’installèrent l’un près de l’autre sur le canapé en demi-cercle.
  
  — Tu as lu les journaux ? demanda-t-il.
  
  — Non.
  
  — Mahmoud Ferdane est mort.
  
  Elle pâlit et porta une main à sa gorge.
  
  — Non ? Qu’est-ce que tu me racontes là ?
  
  — La vérité.
  
  Et il lui fit le récit détaillé de tout ce qui s’était passé la veille.
  
  — Quelqu’un a commis une indiscrétion, dit-il pour conclure. Des gens qui étaient à l’affût de la même chose que moi ont été mis au courant de ce qui se préparait et de façon suffisamment précise pour intervenir sans risques…
  
  Elle secoua ses jolies boucles brunes.
  
  — C’est impossible. Cela ne peut être Ferdane et cela ne peut être nous. Alors ?
  
  — Alors ? Il faut chercher et trouver vite. C’est ma seule chance de remettre la main sur les documents. Où est ton mari ?
  
  — Au ministère.
  
  — Vient-il déjeuner ?
  
  — Oui. Il a rendez-vous ici à midi avec un diamantaire.
  
  — Il veut t’offrir un brillant ?
  
  — Non. Des amis français lui ont confié hier une grosse somme d’argent en lui demandant d’acheter des diamants faciles à emporter.
  
  — Tu les connais, ces amis ?
  
  — Il n’a pas voulu dire de qui il s’agissait. Il a donné sa parole.
  
  Hubert se leva soudain en souplesse et fonça vers la porte qu’il ouvrit d’un geste vif. Un domestique se trouvait derrière, à demi courbé. Hubert lui botta durement les fesses.
  
  — Pour t’apprendre à écouter aux portes ! dit-il d’un ton uni.
  
  Leïla arrivait. Furieuse, elle se mit à invectiver le domestique en arabe. Le dos courbé, les yeux baissés, frottant d’une main la partie endolorie de son individu, le Soudanais recula en répondant avec véhémence. Puis il tourna les talons et disparut dans le grand salon.
  
  Hubert regarda Leïla.
  
  — Pourquoi nous espionnait-il ? J’ai bien envie de lui chatouiller un peu les côtes pour le lui faire dire.
  
  — Tu te fais des idées. Nos trois domestiques ont été amenés par mon mari. Ils étaient à son service depuis des années. Et comme il est très jaloux, il leur a sans doute demandé de me surveiller. Nous étions enfermés tous les deux ici, cela leur a semblé louche…
  
  — J’espère que tu as raison.
  
  Elle laissa la porte ouverte et retourna s’asseoir à un endroit d’où il était possible de voir les accès du salon voisin. Hubert l’y rejoignit et elle reprit, à voix basse et en français :
  
  — Les photos ?
  
  — En lieu sûr.
  
  — Pas développées ?
  
  — Pour quoi faire ?
  
  — Tu vas me les donner, maintenant… Puisque tu n’en as plus besoin.
  
  Il ne voulait pas la contrarier.
  
  — Je t’apporterai l’appareil demain. Tu ôteras toi-même le film et tu le dérouleras en pleine lumière. Comme ça, ce sera fini. Plus aucune trace !
  
  — Pauvre Mahmoud ! murmura-t-elle.
  
  Puis elle se détourna pour bâiller discrètement.
  
  — Excusez-moi, mais avec toutes ces alertes, nous avons très mal dormi.
  
  — Quelles alertes ?
  
  — Tu plaisantes ? Les sirènes n’ont pas arrêté de hurler toute la nuit.
  
  — Je n’ai rien entendu. Je dormais comme un loir.
  
  — Quatre alertes en tout, cette nuit.
  
  Il se leva.
  
  — Je vais attendre ton mari. Il faut que je lui parle.
  
  Elle consulta la jolie montre en or, enrichie de brillants, qui serrait son poignet.
  
  — Il sera là dans un quart d’heure. Tu n’as qu’à l’attendre. Moi, il faut que je sorte. J’ai rendez-vous avec une amie au bar du Sémiramis, à midi.
  
  — Ce n’est pas loin.
  
  — Non, mais je vais tout de même te laisser maintenant. Je vais dire à Hossein de t’apporter le whisky. Tu viens demain matin, pour les photos ?
  
  — Promis.
  
  — Pourquoi pas plus tôt ?
  
  — L’appareil est dans un coffre à l’ambassade et je ne peux y aller que la nuit.
  
  — Bon. Alors, à demain.
  
  Elle s’en alla, légère et gracieuse. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu, puis passa sur la terrasse et s’assit dans un fauteuil de rotin à l’ombre d’un parasol blanc et bleu. Quelques minutes passèrent. Il réfléchissait et les conclusions auxquelles il arrivait ne le remplissaient pas de joie. Puis, arrivé en silence, le domestique qu’il avait surpris quelques instants plus tôt écoutant à la porte fut près de lui. Hubert le regarda poser la bouteille de whisky, l’eau gazeuse, le grand verre et le seau à glace sur la table basse, devant lui. Il le remercia d’un geste et se servit lui-même.
  
  Il était midi lorsqu’il entendit sonner à la porte. Était-ce Rahman ? Il se leva et fit quelques pas dans le petit salon, jusqu’à découvrir l’enfilade du grand. Un homme brun, petit et trapu, l’air d’un Grec, apparut, tenant une serviette de cuir étroitement serrée sous son bras.
  
  Le visiteur s’installa sur le grand sofa. Le domestique repartit vers l’office. Hubert attendit quelques secondes, puis avança.
  
  L’homme l’aperçut soudain et le regarda avec une surprise un peu inquiète. Hubert savait que tous les commerçants du Caire parlent indifféremment l’anglais et le français. Lui-même parlant ces deux langues sans le moindre accent, il s’adressa à l’homme en français.
  
  — Vous êtes le diamantaire, sans doute ?
  
  Le visiteur se leva et s’inclina légèrement.
  
  — Oui. George Louloudakis. À votre service, monsieur ?…
  
  — Je suis l’ami français de M. Rahman, répondit Hubert.
  
  — Ah ! fit l’autre dont le visage s’éclaira. C’est pour vous que…
  
  — Oui, c’est pour moi…
  
  — M. Rahman n’est pas là ?
  
  — Pas encore, non. Mais, il ne va pas tarder.
  
  — Voulez-vous que nous jetions déjà un coup d’œil en l’attendant ?
  
  — Très volontiers. Voulez-vous venir par ici ?
  
  Hubert entraîna le diamantaire grec dans le boudoir de Leïla.
  
  — Ici, nous serons tranquilles.
  
  M. Louloudakis posa sa serviette de cuir sur la table. Il en sortit des écrins de différentes couleurs.
  
  — Je n’ai apporté que des pierres de premier choix, annonça-t-il. Bien que nous ayons été dévalisés ces jours derniers. Beaucoup ont eu la même idée que vous.
  
  — Tout ceci est très regrettable, dit Hubert.
  
  Le diamantaire ouvrit les écrins et ce fut un éblouissement.
  
  — J’ai l’impression que les gouvernements de vos pays n’ont pas beaucoup pensé à vous avant d’agir.
  
  Hubert regardait les pierres.
  
  — Quel lot pouvez-vous faire pour la somme que M. Rahman vous a dite ?
  
  Le Grec fit la moue.
  
  — Il s’agit de vingt mille dollars, n’est-ce pas ?… Il faut savoir si vous voulez beaucoup de petites pierres, ou peu de grosses. Les petites seront plus faciles à revendre…
  
  La sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre.
  
  — C’est sans doute M. Rahman. Je vais voir…
  
  Hubert laissa le diamantaire avec ses pierres et traversa les deux salons pour gagner le vestibule. C’était bien Ahmed Rahman auquel Hossein venait d’ouvrir la porte. Il parut surpris et pas tellement satisfait de voir Hubert.
  
  — Bonjour ! dit celui-ci. Je vous attendais.
  
  Hossein annonça :
  
  — Missié Louloudakis il est là.
  
  Rahman parut très contrarié et jeta un regard soupçonneux à Hubert.
  
  — Il est au salon ?
  
  — Je l’ai conduit dans le boudoir, trancha Hubert. Venez, j’ai deux mots à vous dire.
  
  — Alors, allons dans mon bureau.
  
  — Comme vous voudrez.
  
  Ahmed Rahman se dirigea d’un pas vif vers une porte située à droite du vestibule et fit entrer Hubert dans une pièce que celui-ci ne connaissait pas. C’était un magnifique bureau de style Empire, avec des bibliothèques pleines de gros livres reliés en cuir. Les fenêtres ouvraient sur une grande cour triangulaire.
  
  L’Égyptien referma la porte capitonnée et dit d’un ton sec :
  
  — Je vous écoute.
  
  — Vous savez que Mahmoud Ferdane est mort ?
  
  Une ombre de peur traversa le regard sombre de Rahman.
  
  — Bien sûr. On en parlait ce matin, au ministère.
  
  — Eh bien, il faut que nous en parlions maintenant. Allez dire à ce Grec de revenir à un autre moment. Il m’a pris pour un de vos amis français et a voulu absolument me montrer une collection de pierres…
  
  Ahmed Rahman changea de couleur. Mais Hubert restant impassible, il décida précipitamment :
  
  — Je vais l’expédier. Il reviendra plus tard.
  
  Il quitta la pièce, sans oublier de refermer derrière lui. Hubert pivota lentement sur lui-même pour examiner le décor, puis se dirigea vers la fenêtre. Tout en bas, la cour était aménagée en square, avec des pelouses, quelques palmiers, un bassin et des jets d’eau.
  
  Hubert fit demi-tour et regagna la porte qu’il entrebâilla doucement. Quelques instants plus tard, il entendit Rahman et le diamantaire qui discutaient en anglais. Le Grec n’avait pas l’air d’apprécier beaucoup le procédé et se faisait tirer l’oreille pour revenir. Finalement, la porte d’entrée claqua. Rahman revint à grands pas. Il marqua son étonnement de retrouver la porte entrouverte, mais Hubert resta de marbre.
  
  — Il faut que nous parlions sérieusement, dit-il.
  
  L’Égyptien ferma le battant et alla s’asseoir derrière son bureau, sans doute pour se donner de l’importance. Il invita Hubert à prendre l’un des fauteuils, mais Hubert refusa.
  
  — Je vais vous raconter une histoire, monsieur Rahman…
  
  Il recommença pour lui le récit de ce qui s’était passé la veille. Rahman essayait parfois de marquer de l’étonnement ou de l’indignation, mais sans grand succès. Pour terminer, Hubert demanda avec une fausse douceur :
  
  — D’où tenez-vous ces vingt mille dollars que vous cherchez à mettre dans le commerce… monsieur Ahmed Rahman ?
  
  L’Égyptien sursauta et se mit à bredouiller :
  
  — Mais, vous le savez… C’est un de mes amis français qui essaie de sauver une partie de sa fortune. Leurs biens vont certainement être confisqués, on en parle beaucoup, et…
  
  — C’est un homme qui vit depuis longtemps en Égypte ?
  
  — Oui, bien sûr ! Ses parents étaient déjà au Caire il y a de cela bien des années…
  
  — Je vois, dit Hubert, et pourquoi avait-il mis sa fortune en dollars ?
  
  — Eh bien…
  
  Hubert explosa brutalement.
  
  — Assez de mensonges, monsieur Rahman. Ces vingt mille dollars sont le denier de Judas ! Vous les avez touchés pour me trahir ! Maintenant, vous allez m’expliquer pourquoi et me dire qui vous a remis cet argent !
  
  L’Égyptien se leva d’un bond et son fauteuil tomba derrière lui avec bruit.
  
  — Je vous défends de m’accuser ainsi ! protesta-t-il.
  
  — Je vais me gêner ! riposta Hubert. Vous seul avez pu vendre la mèche. Je sais que vous avez besoin d’argent.
  
  — Ce n’est pas vrai !
  
  Un sourire cruel retroussa les lèvres de Hubert sur sa denture de loup.
  
  — Écoutez, Rahman ! je n’ai pas de temps à perdre. Vous allez tout me raconter, et tout de suite, ou bien je me charge de vous faire mordre la poussière de telle façon que vous ne vous relèverez jamais. Compris ?
  
  — Vous faites erreur !
  
  Le visage inondé de sueur, l’Égyptien tremblait. Hubert s’appuya des deux mains sur le bureau et se pencha vers lui.
  
  — Je peux toujours envoyer au petit père Nasser le dossier de vos tractations avec William… Mais j’ai encore mieux. Vous n’ignorez pas que j’ai photographié votre femme en compagnie de Ferdane ?… Je ne sais si Leïla vous a tout dit, mais Ferdane avait amené un garde du corps qui a un peu retardé mon intervention… Je vous assure que ces photos sont plutôt gratinées et comme je suis le seul à pouvoir témoigner que votre femme se défendait avec l’acharnement souhaitable… Imaginez que j’envoie ces photos dans la même enveloppe que le dossier William, avec quelques petites suggestions pour le cas où le destinataire serait particulièrement borné, hein ? Je vous parie tout ce que vous voulez que vous vous retrouvez aussitôt inculpé de l’assassinat de Mahmoud Ferdane, avec un mobile à toute épreuve…
  
  Ahmed Rahman se baissa et remit maladroitement le fauteuil sur ses pieds. Puis il se laissa lourdement tomber assis et mit sa tête dans ses mains.
  
  — Vous êtes ignoble ! murmura-t-il.
  
  — Non, répliqua Hubert. Simplement pressé. Et je n’aime pas me faire doubler ; c’est tout. Racontez ou je fais ce que je viens de vous dire. Tout de suite !
  
  — Bon ! capitula Rahman. Vous avez gagné.
  
  Hubert crut entendre du bruit dans le couloir et alla ouvrir la porte. Hossein était derrière, accroupi, les avant-bras reposant sur les genoux, mains pendantes. Il se releva vivement. Hubert feinta pour lui faire baisser les bras, puis le sonna d’une droite meurtrière à la pointe du menton. Le Soudanais alla violemment heurter le mur derrière lui et s’écroula. Hubert referma la porte et poussa le verrou.
  
  — Je n’aime pas les espions, expliqua-t-il avec une lourde ironie.
  
  — Moi non plus, riposta Ahmed Rahman d’une voix brusquement changée.
  
  Et Hubert s’aperçut que l’Égyptien le menaçait d’une arme qu’il identifia immédiatement comme étant un P. 08 allemand. Une arme sérieuse.
  
  — Oh ! fit-il. Décidément, je suis incorrigible !
  
  L’œil plein de haine, Ahmed Rahman siffla entre ses dents :
  
  — Je vais vous tuer ! Comme ça vous ne pourrez plus me faire de mal…
  
  L’effet de surprise passé, Hubert avait recouvré son sang-froid. Un homme vraiment décidé à tuer tire tout de suite ; s’il se met à expliquer pourquoi il veut vous tuer, c’est qu’il n’est pas encore vraiment décidé à le faire et qu’il cherche d’abord à se convaincre lui-même de la nécessité d’une telle entreprise. Hubert répondit doucement en levant les bras :
  
  — Ce n’est pas une mauvaise idée… Encore faut-il en peser soigneusement le pour et le contre.
  
  — C’est tout pesé. Vivant, vous êtes pour moi un danger mortel. Mort, vous devenez inoffensif.
  
  — C’est un raisonnement plutôt simpliste, permettez-moi de vous le dire. Mes chefs savent que je suis venu chez vous et ce sont eux qui détiennent les documents dont je vous ai parlé.
  
  Ahmed Rahman respira avec force, puis décida :
  
  — Eh bien, vous allez leur téléphoner et leur dire de vous apporter le tout ici et de le remettre à la personne qui ouvrira la porte.
  
  — Je veux bien essayer, dit Hubert, mais je vous préviens que ça risque fort de rater. Ne les prenez tout de même pas pour des imbéciles…
  
  L’Égyptien parut vraiment contrarié, puis son visage s’éclaira.
  
  — C’est inutile ! Vous m’avez soupçonné seulement à cause de ces vingt mille dollars. Eux l’ignorent. Je dirai que vous êtes reparti vers midi un quart. S’ils essayent de faire pression sur moi pour que je les aide, je répondrai que je ne peux plus rien maintenant que Ferdane est mort…
  
  — Okay ! dit Hubert. Mais ne me tuez pas ici… Mon sang risquerait de tacher le tapis. Faites ça dans la cuisine ou dans la salle de bains.
  
  Il voulait amener l’Égyptien à bouger, à sortir de derrière son bureau, à s’approcher de lui suffisamment pour… Mais l’autre secoua négativement la tête.
  
  — C’est sans importance. Je ne suis pas à un tapis près. Nous vous enroulerons dedans et ce soir mes domestiques iront vous jeter dans le Nil, lesté de quelques grosses pierres.
  
  — Alors, reprit aimablement Hubert, permettez-moi une suggestion. Je connais ces P. 08 ; ça fait un boucan du diable… Fermez au moins la fenêtre, si vous ne voulez pas voir tous les voisins rappliquer aussitôt.
  
  Touché ! Enfin ! Rahman jeta un bref regard vers la fenêtre ouverte, puis crut avoir trouvé la solution :
  
  — Allez la fermer vous-même, et vite !
  
  Il ponctua l’ordre d’un mouvement impérieux de son poing armé. Hubert fit semblant d’être impressionné, puis d’obéir à contrecœur. Il franchit sans hâte la distance qui le séparait de la fenêtre, exécuta rapidement les deux derniers pas et pivota pour s’adosser au garde-fou.
  
  — Et voilà ! conclut-il. Si vous tirez, maintenant, je bascule dans la cour et vous aurez une belle publicité !
  
  L’Égyptien se mit à jurer entre ses dents et devint gris de colère. Il essaya d’intimider Hubert !
  
  — Ôtez-vous de là où je tire ! Je compte jusqu’à 3… 1…
  
  Hubert se lit à rire.
  
  — Allez-y, mon vieux ! Ne faites pas tant de manières ! Je m’écrase en bas. Dans une heure, mes amis sont au courant et dans deux certains documents parviennent à qui vous savez… Et M. Ahmed Rahman est bon pour la corde ! Ça fera toujours une jolie veuve de plus !
  
  L’Égyptien contourna le bureau et vint se placer face à Hubert, mais il s’immobilisa à près de trois mètres ; ce qui était encore beaucoup trop. Comment le faire approcher ? Hubert se pencha en arrière, regarda à droite et à gauche, puis dit en souriant et à voix presque basse.
  
  — Ne faites pas tant de bruit, il y a quelqu’un à la fenêtre, par là.
  
  Il montra la gauche. Rahman fit un pas en avant.
  
  — Ôtez-vous de là ! gronda-t-il à mi-voix.
  
  Hubert tendit l’oreille, comme s’il n’avait pas entendu.
  
  — Pardon ?
  
  C’était une ficelle un peu grosse, mais Rahman n’étant pas en possession de tout son sang-froid, cela pouvait marcher. On frappa à la porte. Hubert retint son souffle. Sans le quitter des yeux, Rahman demanda en arabe :
  
  — C’est toi, Hossein ?
  
  — Non, répondit une jolie voix bien connue. C’est moi, Leïla, je peux entrer ?
  
  Ahmed Rahman connut un instant d’affolement. Il répliqua, sans bouger la tête.
  
  — Va-t’en ! Va-t’en d’ici ! Je n’ai pas besoin de toi !
  
  Mais Leïla n’était pas décidée à s’éloigner ; peut-être avait-elle vu Hossein assommé dans le couloir.
  
  — M. Adler est là ? demanda-t-elle.
  
  — Non !
  
  — Si ! lança Hubert.
  
  Fou furieux, Rahman tourna la tête pour lancer en direction de la porte :
  
  — Tu vas me foutre le camp, oui ?
  
  Hubert avait bondi. Sa main droite cueillit le poignet armé de l’adversaire. Sa main gauche vint se fixer à côté. Il tira sur le bras, pivota dessous. Son coude se retrouva sur la nuque de Rahman. Il pesa de tout son poids. Un craquement d’os, un hurlement, le choc sourd de l’automatique tombant sur le tapis. Hubert lâcha tout, envoya son genou dans le visage de l’Égyptien plié en deux, en guise de dernière « gâterie », et le regarda dégringoler. Puis il ramassa le P. 08 et alla ouvrir à Leïla qui s’était mise à crier dans le couloir. Elle se tut en apercevant Hubert, mais les trois domestiques qui se tenaient derrière elle avaient pris leur élan.
  
  — Stop ! lança Hubert en levant l’automatique.
  
  Ils s’immobilisèrent, comme un seul homme, et levèrent les bras.
  
  — Dis à ces trois intrépides de retourner à l’office et de ne pas se mêler de ça, ordonna Hubert à Leïla.
  
  Elle obéit et leur parla durement en arabe. Ils obéirent en rechignant. Hubert fit entrer Leïla dans le bureau et repoussa aussitôt le verrou. La jeune femme poussa un gémissement en découvrant son mari évanoui sur le tapis.
  
  — Qu’est-ce que tu lui as fait ?
  
  — Excuse-moi. Mais c’était lui ou moi. Il voulait me descendre quand tu es arrivée. Ton insistance l’a mis en colère et il a tourné la tête pour t’envoyer au bain… J’en ai profité.
  
  — Qu’est-ce que tu lui as fait ? répéta-t-elle, sur un autre ton, plus conciliant.
  
  — Il doit avoir le bras cassé, le nez aussi, peut-être. Tu sais, il y avait bien trois minutes qu’il me tenait au bout de son truc. Alors, j’y ai mis le paquet !
  
  Elle s’accroupit et lui souleva la tête. Il avait le visage en sang. Son bras droit était curieusement replié en arrière.
  
  — Mon Dieu ! murmura la jeune femme. Il faut appeler un médecin.
  
  — Il faut d’abord qu’il me dise à qui il m’a vendu pour vingt mille dollars.
  
  Elle se redressa, très pâle.
  
  — Qu’est-ce que tu dis ?
  
  — Il venait de le reconnaître. C’est lui qui a vendu la mèche. Il a touché vingt mille dollars.
  
  Elle paraissait horrifiée.
  
  — Ce n’est pas possible !
  
  — C’est la vérité.
  
  Elle restait hébétée.
  
  — Écoute, décida-t-il. Nous allons le transporter dans sa chambre. Il faudra dire qu’il est tombé dans la salle de bains en sortant de la baignoire. Fais la leçon à tes Maîtres-Jacques…
  
  Rahman bougea et se plaignit :
  
  — Oh ! que j’ai mal ! Appelez un médecin, vite. Je vous en prie.
  
  Hubert le retourna sur le dos avec la pointe de son soulier et dit sans ménagement :
  
  — Nous appellerons un médecin quand vous aurez parlé, pas avant. Qui vous a remis les vingt mille dollars en échange des renseignements pour hier soir ?…
  
  Rahman hésita. Il semblait souffrir atrocement. Il se souleva un peu et cracha deux dents sur le tapis. Leïla le supplia :
  
  — Tu n’aurais pas dû faire une chose pareille, Ahmed ! Parle, maintenant !
  
  Il se laissa retomber en arrière.
  
  — C’est un homme qui s’appelle Bill, bredouilla-t-il.
  
  Hubert se laissa tomber sur un genou et tendit l’oreille :
  
  — Bill comment ?
  
  — Je ne sais pas. Il était venu me voir, il y a un ou deux mois pour me demander la même chose que vous, en me promettant de l’argent…
  
  Il souffla un peu, puis continua :
  
  — Je ne croyais pas vous trahir… Bill est un de vos compatriotes, un Américain. Il travaille, je crois, pour une grande compagnie pétrolière… Il… il… m’avait… promis… qu’il prendrait… simplement connaissance du document et… que… qu’il vous… le laisserait… Je l’avais cru…
  
  Leïla regarda Hubert.
  
  — Il a dit la vérité. Il a voulu jouer au plus malin. Avoir l’argent et sa place de ministre. Il faut lui pardonner…
  
  — Qu’il me donne le moyen de retrouver ce Bill, répliqua Hubert, et je passe l’éponge. Par égard pour vous, Leïla. Vous avez entendu, Rahman ?
  
  — Oui. Mais, je ne sais pas… Il m’avait attendu un soir, devant la porte. Et hier, je l’ai rencontré par hasard !
  
  — À d’autres ! protesta Hubert.
  
  — C’est vrai. Je… le jure ! C’est en le voyant que l’idée m’est… venue. Je l’ai abordé… moi-même.
  
  — Comment est-il fait ?
  
  — Grand et… très fort. Avec… des cheveux… en brosse… et une dent en or, à gauche…
  
  Rahman s’évanouit de nouveau. Leïla supplia Hubert.
  
  — Pars, maintenant. Je t’en prie. Il t’a dit tout ce qu’il savait, j’en suis sûre…
  
  — Bon, admit Hubert. Je m’en vais. Mais si je ne trouve pas ce fameux Bill, je reviendrai… Au revoir, mon cœur. Essaie de ne pas trop m’en vouloir…
  
  Il ouvrit la porte. Pas de domestiques dans le secteur. Il rendit l’arme à la jeune femme et fila vers la sortie. Il tenait au moins une piste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  L’ambassade était assiégée par une foule de gens de différentes nationalités qui espéraient obtenir une place sur un des bateaux américains devant toucher Alexandrie. Hubert, qui avait dû attendre la tombée de la nuit, se glissa discrètement par-derrière et donna le mot de passe à l’employé armé qui gardait la porte de service.
  
  Il monta aussitôt jusqu’au bureau de Bug, qui le reçut comme un chien dans un jeu de quilles.
  
  — Ne viens pas me casser les pieds, tu vois bien que je suis débordé !
  
  La table disparaissait sous des piles de journaux et de dossiers. Bug n’avait pas assez de mains pour répondre aux appels des trois téléphones qui sonnaient sans arrêt. Hubert approcha quand même et hurla :
  
  — Juste une minute !
  
  Bug fit oui de la tête, continua de répondre à deux interlocuteurs en même temps, cependant que la sonnerie du troisième téléphone vibrait rageusement. Hubert décrocha l’appareil et dit d’un ton tranquille mais qui n’admettait pas de réplique :
  
  — Rappelez dans trois minutes, s’il vous plaît.
  
  — Mais, c’est pour l’ambassadeur. Son Excellence veut voir Bug tout de suite.
  
  — Je m’en fous, répondit Hubert, rappelez dans trois minutes.
  
  Il raccrocha. Bug, qui venait d’en faire autant avec les deux autres, s’inquiéta :
  
  — Qu’est-ce que c’était ?
  
  — Une espèce de cinglé qui se prenait pour une huile. Écoute-moi juste un instant… Il faut que je voie le gars du F.B.I. (8), immédiatement. Introduis-moi, s’il te plaît.
  
  — Okay ! dit Bug, en se levant.
  
  Les trois téléphones se remirent en branle en même temps.
  
  — Laisse sonner, ils peuvent attendre deux minutes.
  
  Bug hésita, puis se leva et dit à Hubert de le suivre. Mike Horton, le représentant du F.B.I. à l’ambassade du Caire, était un grand type sec et froid, portant lunettes, avec des cheveux bruns coupés très court et des oreilles un peu décollées. Lui aussi était débordé de travail et il reçut les deux visiteurs sans aucun enthousiasme.
  
  — Soyez brefs, recommanda-t-il.
  
  Bug montra Hubert du pouce.
  
  — Confidentiel. C’est un gars de la C.I.A. Il a besoin de vos lumières !
  
  — O.K. ! fit Horton en jetant un regard vaguement intéressé sur Hubert.
  
  — Bon, dit Bug. Je vous laisse. Je retourne à mes moutons.
  
  — Au fait, annonça Hubert. Le Boss veut te voir tout de suite. C’est lui qui appelait sur l’autre ligne.
  
  — Salaud ! gronda Bug en prenant ses jambes à son cou.
  
  Hubert referma la porte en riant.
  
  — Ce n’est pas une façon de procéder très orthodoxe, dit-il. Mais les événements vont vite et je suis obligé de prendre des risques. De plus, je compte sur l’affolement de la police égyptienne pour rester inaperçu.
  
  — Accouchez, mon vieux ! supplia l’autre.
  
  — Je cherche un gars qui se fait appeler Bill, américain, costaud, cheveux en brosse, une dent en or sur le côté gauche de la bouche. Travaillerait pour le compte d’une compagnie pétrolière. Vous avez ça en magasin ?
  
  Mike Horton ôta ses lunettes et regarda pensivement les verres. Les deux téléphones se mirent à sonner à la même seconde, mais cela ne sembla pas l’émouvoir. Il se leva, ouvrit un classeur métallique et fouilla dans un casier plein de fiches. Il en sortit une et revint vers Hubert.
  
  — Bob Jordan, énonça-t-il, quarante et un ans, agent spécial du bureau d’informations de l’Aramco, domicilié 84 Shari Cleopatra, Masr El Gidîda, à Héliopolis.
  
  — Bob ou Bill ?
  
  — Bob. Le signalement correspond. Canine gauche en or à la mâchoire supérieure. C’est un drôle de citoyen, si vous voulez mon avis. J’ai déjà fait plusieurs rapports concernant ses activités ; mais l’Aramco a le bras long.
  
  — Je vais m’en occuper, annonça Hubert. Bras long ou pas.
  
  — Qu’est-ce qu’il a fait ?
  
  — Il m’a coupé une affaire sous le pied et nettoyé un type sans nécessité.
  
  — Important, l’affaire ?
  
  — Très. Il va avoir de mes nouvelles avant peu !
  
  — Prenez garde. Il est absolument sans scrupule. Annoncez-lui la couleur avant de discuter, cela le fera peut-être réfléchir.
  
  — Il la connaît déjà.
  
  — J’espère qu’il n’a pas filé à Alexandrie pour se faire rapatrier… Non, ce n’est pas son genre.
  
  — Ça marche l’évacuation ?
  
  — Ça va. Mais c’est la panique. De plus, ils ont commencé à faire des arrestations parmi le personnel européen du canal. Le Boss a rendez-vous tout à l’heure avec Nasser. Il doit lui porter un message d’Eisenhower… Bon ! notez ce qu’il faut et laissez-moi la fiche.
  
  Hubert nota l’adresse de Bob Jordan, remercia l’homme du F.B.I. et s’en alla…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert s’arrêta devant l’Heliopolis Palace Hôtel. La nuée habituelle de guides avait disparu. Un vieil homme à barbe grise, portant le brassard vert, approcha de la voiture et regarda Hubert avec hostilité.
  
  Hubert lui parla en allemand :
  
  — Veux-tu me dire où se trouve Shari Cleopatra ?
  
  Il tendit une pièce de dix piastres au bonhomme dont le visage se détendit un peu.
  
  — Ti continues tout droit… Au bout de Shari Abbâs, c’est Shari Cleopatra. Tu peux pas te tromper.
  
  — Merci, dit Hubert ; qu’Allah te protège.
  
  Il repartit sans hâte. Entre Le Caire et Héliopolis, il avait été arrêté quatre fois par des patrouilles militaires. Chaque fois, son passeport de la République de Bonn avait fait merveille.
  
  L’avenue, qui s’incurvait à gauche, était séparée en deux voies de circulation par un large trottoir central planté d’arbres et de gazon. Il atteignit Shari Ramsès. Shari Cleopatra était de l’autre côté.
  
  C’était un joli quartier. Pas d’immeubles, rien que de ravissantes villas plantées au centre de jardins luxuriants. Les loyers ne devaient pas être particulièrement bon marché. Hubert repéra la maison de Bob Jordan et continua un peu plus loin. Il rangea sa voiture dans Shari Nûbar et revint tranquillement à pied.
  
  Il était près de sept heures et demie. La nuit était claire bien qu’il n’y eût pas de lune, la température très douce. Des myriades d’insectes dansaient dans les cônes de lumière jaune tombant des réverbères ; d’autres, dans les jardins, menaient un tapage d’enfer.
  
  Bob Jordan devait bien gagner sa vie, si l’on pouvait en juger par son habitation. La maison, basse et blanche, avec un toit en terrasse, était obscure et semblait inoccupée. Hubert tourna la poignée et poussa l’un des battants de la grille de fer qui s’ouvrit sans grincer. Une large allée de sable menait vers la villa, entre deux gazons soigneusement entretenus, plantés de palmiers et de flamboyants. Un garage avait été construit à droite et un peu en retrait. Les portes grandes ouvertes montraient qu’il était vide.
  
  Hubert fit le tour de la maison, regardant à l’intérieur par les fenêtres. Quand il fut bien convaincu que personne ne se trouvait à l’intérieur, il décida d’y entrer afin de se livrer à une petite visite domiciliaire qui pouvait se montrer instructive.
  
  Les portes étaient fermées à clé, mais avant d’essayer de forcer celle de derrière, il tâta les fenêtres. Il est rare que, dans une grande maison, toutes les fenêtres soient closes avec le même soin.
  
  Celle de la cuisine, à guillotine, n’était pas enclenchée. Il la souleva et pénétra dans la place. Aucun volet n’étant fermé, il renonça à s’éclairer. D’ailleurs, les fenêtres étaient partout très larges et la clarté nocturne suffisante pour distinguer l’ensemble des choses.
  
  Il parcourut ainsi les cinq pièces du rez-de-chaussée, monta jeter un coup d’œil sur la terrasse, puis descendit à la cave qui était propre, cimentée, et simplement garnie d’un lit de fer muni de draps et de couverture et d’un fauteuil. Bob Jordan craignait-il les bombardements ?
  
  Hubert éteignit sa lampe en remontant et alla s’installer dans une chaise longue, sur la terrasse. Il en avait assez vu pour conclure que le maître de céans ne tarderait pas à rentrer.
  
  Il attendit ainsi près d’une demi-heure et eut le temps de tuer une dizaine de moustiques. Puis une auto s’arrêta devant la grille, quelqu’un descendit pour ouvrir, la voiture entra en trombe, phares en code, et fonça directement dans le garage.
  
  Celui qui avait ouvert la grille la referma avec soin puis marcha jusqu’au garage. Hubert avait quitté sa chaise longue. Sans bruit, il gagna le bord de la terrasse d’où il pouvait surveiller les agissements des nouveaux venus. Il les vit ouvrir la malle arrière et en sortir un paquet assez volumineux et d’une forme plutôt bizarre. Le plus grand des deux, aidé par l’autre, chargea le colis sur ses épaules et se dirigea vers l’arrière de la maison. Le second referma la malle et partit au pas de gymnastique sur les traces de son compagnon, laissant le garage ouvert.
  
  Silencieux sur ses semelles de crêpe, Hubert changea de position et vit les deux hommes entrer dans la maison par la porte de derrière. Il regagna aussitôt l’escalier qui donnait accès à la terrasse, referma la porte derrière lui et s’immobilisa sur une marche, dans une obscurité presque complète.
  
  Les deux hommes parlaient et leur accent ne pouvait laisser aucun doute sur leur nationalité. Hubert aurait pu parier que l’un venait du Texas et l’autre de Brooklyn.
  
  Ils parlaient très vite, employant beaucoup de mots de slang (9) et sans élever la voix. Hubert réussit à entendre qu’ils décidaient de descendre à la cave.
  
  Il attendit encore un peu. Plus aucun bruit. Il se laissa lentement glisser le long de l’escalier, déboucha dans le hall éclairé. Personne. Sans bruit, il gagna la cuisine. La porte de l’escalier de la cave était restée entrouverte. Il s’en approcha et prêta l’oreille. L’un des hommes parlait, mais Hubert ne pouvait comprendre ce qu’il disait.
  
  Il tira la porte, formant des vœux pour qu’elle ne se mît pas à grincer. L’escalier descendait en ligne droite, mais aboutissait face à un mur. Il était possible d’atteindre la dernière marche sans risquer d’être vu de gens placés au centre de la cave.
  
  Hubert, de toute façon, avait deux mots à dire à M. Bob Jordan. Il se mit à descendre et s’immobilisa tout en bas. Il comprenait maintenant très bien ce que disait l’un des hommes et cela ne laissait pas d’être étonnant.
  
  — Écoutez, mon petit, votre mari nous a tout raconté. Alors, c’est pas la peine de faire des histoires, hein ? Il nous a dit qu’il vous avait confié un paquet hier soir, un paquet scellé avec des cachets de cire, et que sur un coup de téléphone de lui vous deviez venir déposer ce paquet dans la boîte aux lettres d’une dahabièh, 36, Shari Hasan Pasha Sabri. Vous voyez, hein ?
  
  Un silence. Hubert comprenait soudain beaucoup de choses. N’ayant pas confiance, Mahmoud Ferdane était venu sans le document. Il avait sans aucun doute l’intention de s’assurer que Hubert avait bien apporté le film pris la veille et de téléphoner seulement ensuite à sa femme de venir déposer le paquet, dont elle devait ignorer le contenu, dans la boîte aux lettres de la dahabièh. Ceux qui l’avaient enlevé croyaient trouver le document sur lui. Leur espoir déçu, ils avaient néanmoins réussi à faire parler l’Égyptien avant de le descendre… Le type reprenait :
  
  — Ce paquet, il nous le faut. Et nous ne reculerons devant rien pour l’obtenir. Devant rien, vous entendez ?
  
  Il s’exprimait en américain, prenant soin de ne pas employer trop de mots d’argot que la jeune femme n’aurait pu comprendre.
  
  — Voilà ce que nous vous proposons : vous nous dites maintenant où se trouve ce paquet et vous nous donnez un mot, écrit de votre main, pour vos domestiques, nous permettant d’aller le chercher. Dès que nous l’aurons, nous enverrons une lettre à la police lui demandant de venir vous délivrer ici. Cette lettre arrivera demain. Nous serons alors en sécurité… Compris ?
  
  Il ajouta après quelques secondes.
  
  — Ôte-lui son sparadrap, Jack… Et pas la peine de vous mettre à hurler, hein ! Personne vous entendrait !
  
  Ainsi, ils avaient enlevé la femme de Ferdane, la propre nièce du colonel. Eh bien, ces deux-là ne manquaient pas d’audace ; c’était le moins que l’on en pût dire. Une voix de femme explosa soudain littéralement dans la cave :
  
  — Fils de chiennes ! Salauds ! Assassins ! Je vous ferai crever les yeux ! Je vous ferai brûler à petit feu ! Je vous les ferai couper avec un couteau rouillé et je les donnerai à manger aux chacals ! Je…
  
  Une solide paire de claques interrompit ce torrent d’injures.
  
  — Ah ! ça suffit, hein ! On ne vous a pas amenée là pour se faire engueuler ! D’abord, faut préciser : si votre mari n’avait pas fait le con, il serait encore vivant. Mais monsieur a voulu se sauver, après nous avoir tout raconté bien gentiment. On pouvait pas le laisser filer. Non, vraiment pas ! Faut comprendre.
  
  Mais la jeune femme n’avait aucune envie de comprendre le point de vue des deux hommes. Elle se remit à hurler et ce qu’elle disait aurait fait rougir un régiment de sapeurs et fait fuir sans chaussures toute une armée de Nasser. Hubert, qui avait pensé attendre les résultats de l’interrogatoire pour tirer les marrons du feu à son profit, se dit qu’ils n’obtiendraient rien de cette façon et décida d’intervenir.
  
  Il franchit la dernière marche et découvrit le groupe. Mme Ferdane était allongée sur le lit, pieds et poings liés. Les deux hommes la regardaient, tournant le dos à l’escalier, déconcertés par la violence de leur prisonnière.
  
  — Salut, les gars ! dit Hubert, assez fort pour dominer les cris de la jeune femme.
  
  Ils se retournèrent d’un seul mouvement. Hubert reconnut aussitôt Bob Jordan, d’après la photo qu’il avait vue de lui à l’ambassade. L’autre, un type de taille moyenne, très brun, avec des cheveux presque rasés, s’appelait donc Jack. Hubert leur sourit et reprit :
  
  — Hello ! Ça n’a pas l’air de gazer tout seul, hein ?
  
  Stupéfaits, les deux hommes ne bougeaient pas. La femme sentit que quelque chose d’insolite se passait et cessa de crier, puis souleva la tête pour regarder Hubert.
  
  — Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda enfin Bob Jordan qui recouvrait rapidement son sang-froid.
  
  — Je suis entré en passant… Quelques petites explications à vous demander… Et un petit compte à régler.
  
  — Sans blague ?
  
  Le dénommé Jack se mit à ricaner. Hubert constata que ça lui donnait un air idiot. Une lueur rusée brillait maintenant dans les yeux bleus de Bob Jordan.
  
  — Eh bien, fit-il causons. Mais on serait peut-être mieux là-haut, hein ? Pas la peine de déballer notre linge sale devant la donzelle…
  
  Ils se mirent à sourire. Des sourires de serpents. Hubert les regarda approcher, certain qu’ils allaient l’attaquer. Ils ne devaient pas être armés, car ils n’auraient pas attendu pour sortir leur artillerie. Avec la loi martiale, il était trop dangereux pour un étranger de se promener avec une arme à feu. C’était pourquoi Hubert était venu lui-même les mains vides.
  
  Ils s’écartèrent, afin d’encadrer Hubert au passage, mais celui-ci prévint la manœuvre et s’écarta de leur chemin. Puis, adossé au mur, il leur montra l’escalier.
  
  — Après vous, messieurs.
  
  Les deux lascars se regardèrent. Le dénommé Jack fit une grimace ponctuée d’un clin d’œil appuyé et passa 4e premier. Alors qu’il se trouvait à hauteur de Hubert, il fit brusquement semblant de se précipiter sur lui. Mais Hubert n’était pas tombé de la dernière pluie. Au lieu d’exécuter le pas à droite qu’on attendait de lui, il fit un pas à gauche ; et Bob Jordan qui s’était lancé de tout son poids pour l’écraser de l’épaule contre le mur, ne rencontra que… le mur. Il hurla de douleur. Prompt comme l’éclair, Hubert se fendit en avant et porta un terrible coup du tranchant de la main dans la figure de Jack qui partit en arrière. Mais il avait fait une erreur d’estimation en ce qui concernait le temps pendant lequel Jordan devait normalement rester groggy. Le colosse devait être bâti de bois. Avant d’avoir pu se retourner, Hubert se sentit pris dans l’étau de deux bras puissants qui essayèrent aussitôt de l’écraser pour lui couper le souffle.
  
  Hubert se dit qu’il fallait agir vite. Il emplit d’air sa poitrine, au maximum, et banda tous ses muscles. Puis, d’un seul coup, il se dégonfla en levant les pieds et glissa d’un bloc, entraîné par son poids, dans l’étau devenu trop large. Accroupi, les pieds de nouveau solidement collés au sol, il lança ses bras en arrière pour agripper l’épaule droite de son adversaire. Un mouvement de bascule et Bob Jordan exécuta un magnifique vol plané par-dessus Hubert qui le lâcha au bon moment. La rencontre avec le ciment fut plutôt dure. Jordan poussa un curieux soupir et ne bougea plus.
  
  Mais Jack, remis du coup qu’il avait encaissé, revenait à la charge avec une force décuplée par la rage. Il arrivait si vite que Hubert décida qu’un bon « sutémi » était la meilleure des choses à faire. Il attrapa l’adversaire aux bons endroits, lança sa jambe gauche, raide comme un balancier entre celles de l’autre et se laissa tomber en arrière. Emporté par son élan, Jack ne pouvait plus se retenir. Le pied droit de Hubert le cueillit au centre et une bonne détente de la jambe l’expédia sur sa lancée. Malheureusement pour lui, le mur se trouvait au bout de la course. Cela fit un drôle de bruit quand le crâne du pauvre Jack parvint au contact…
  
  Hubert, qui avait continué de rouler, se retrouva sur ses jambes. Un simple coup d’œil suffit à lui faire savoir que Jack en avait pour un bon moment, en admettant que son indisposition ne fût pas définitive, ce qui était loin d’être impossible. Ce bruit bizarre d’os brisés…
  
  Clic !… Hubert tourna vivement la tête et vit l’increvable Jordan debout, hagard, qui venait de faire jaillir la lame d’un solide couteau à cran d’arrêt. L’affaire se corsait.
  
  Mesure de première urgence : réduire la distance afin de rendre impraticable un lancer presque toujours imparable. En deux pas rapides, ce fut fait.
  
  Ils se regardaient. Bob Jordan savait maintenant que Hubert était rompu à toutes les techniques de combat. Il n’allait donc pas l’attaquer franchement, mais feinter, chercher l’ouverture. Hubert, très maître de lui, n’éprouvait aucune crainte. Bien campé sur ses jambes légèrement pliées, les mains ouvertes un peu en avant du corps, les bras à peine écartés, il attendait.
  
  Jordan frappa soudain du pied en criant et lança son bras à la volée. Hubert ne bougea même pas, il avait compris que ce coup-là ne lui était pas destiné, qu’il ne s’agissait que d’une feinte. Le vrai coup partit aussitôt. Hubert croisa vivement ses avant-bras pour le bloquer. Ses deux mains s’enroulèrent vivement de part et d’autre du coude. Jordan fut obligé de suivre. Il se retrouva plié en deux avec le bras tordu derrière le dos, incapable de bouger. Hubert commença par lui servir une « gâterie » sous la forme d’un solide coup de genou en plein visage. Puis, car il fallait bien en finir, il prit le couteau que Jordan avait laissé glisser de ses doigts sur le plat de son dos, le saisit par la lame et utilisa le manche comme une matraque, sur le crâne de son adversaire.
  
  C’était terminé.
  
  Hubert souffla un bon coup, puis se retourna vers la jeune femme qui n’avait rien perdu du spectacle et dit :
  
  — À votre service, madame.
  
  Il vint jusqu’à elle et se servit du couteau de Jordan pour la libérer des liens de sparadrap qui lui serraient les chevilles et les poignets. Puis il se redressa et la considéra avec un sourire satisfait.
  
  Elle n’était ni aussi jolie, ni aussi fine que Leïla ; mais elle n’était pas mal tout de même, malgré les trois ou quatre kilos qu’elle avait en trop, le décolleté de sa robe de lin blanc était fort séduisant et ses jambes, découvertes très haut, d’un galbe presque parfait.
  
  — Merci, murmura-t-elle.
  
  Elle ne savait visiblement que penser et hésitait encore à lui faire confiance. Il l’aida à se mettre debout.
  
  — Si vous voulez mon avis, dit-il, ne restons pas à moisir ici.
  
  Elle le repoussa, mais dut aussitôt se raccrocher à lui, ses jambes ankylosées refusant de la porter. Il plia les genoux et la souleva sans façon.
  
  — Excusez-moi, mais je ne vois pas d’autre moyen.
  
  Sa main droite, sans qu’il l’eût cherché, avait glissé sous la robe et enserrait une cuisse soyeuse. Elle lui passa un bras autour du cou et se laissa emporter.
  
  Il la posa sur une chaise dans la cuisine.
  
  — Attendez un instant. Quelques petites choses indispensables à faire…
  
  Il éteignit la lumière dans la cave, puis referma la porte et tourna la clé dans la serrure. Il reprit la jeune femme et sa main se glissa de nouveau sous la robe, intentionnellement cette fois. Il la transporta dans le living-room, la posa dans un fauteuil, éclaira la pièce, décrocha le téléphone et forma le numéro de la ligne directe qui aboutissait au bureau de Bug. La sonnerie résonna longuement.
  
  Il entendit la voix de son ami, excédée.
  
  — Allô ! La police ? demanda Hubert.
  
  — Quoi ? fit Bug.
  
  — Je vous signale que les assassins de Mahmoud Ferdane se trouvent enfermés dans la cave du 84, Shari Cleopatra, à Héliopolis…
  
  — C’est toi, Hube ?
  
  — C’est ça, vous pouvez venir les chercher. Entendu, merci.
  
  Il raccrocha, retourna prendre la jeune femme dans son fauteuil, la souleva et l’emporta, éteignant la lumière au passage.
  
  — Qui êtes-vous donc ? demanda-t-elle dès qu’ils furent dehors.
  
  — Un ami, répondit-il. Vous pouvez me faire confiance, madame Ferdane. Dans cinq minutes, la police va venir cueillir les ignobles assassins de votre mari et ils seront pendus.
  
  — Vous savez qui je suis ?
  
  — Oui, je voulais entrer en contact avec vous ce soir, mais je ne pensais pas être obligé de me battre pour vous tirer d’un si mauvais pas.
  
  — Vous avez été magnifique, murmura-t-elle avec une pointe d’admiration. Quel homme dangereux vous devez être.
  
  — Pour mes ennemis, oui. Mais je suis le plus sûr des amis…
  
  — Je veux bien le croire. Mais, ne pourriez-vous me dire qui vous êtes…
  
  — Appelez-moi Franck.
  
  Ils arrivaient à la grille.
  
  — J’adore vous tenir dans mes bras, reprit Hubert, mais nous pourrions nous faire remarquer ainsi dans la rue. Ma voiture est un peu plus haut, dans la première rue à droite. Il faudrait que vous essayiez de marcher. En vous appuyant sur moi, ça devrait aller…
  
  Il la posa doucement sur le sol. Une jeep militaire passa en trombe dans la rue. Il y avait un cantonnement important tout près de là, de l’autre côté du Sporting Club.
  
  — Ça va ? questionna-t-il.
  
  Elle se pendit à son bras et se mit à rire un peu nerveusement.
  
  — C’est une curieuse impression, répondit-elle. Je ne sens plus mes pieds.
  
  — La circulation va se rétablir en marchant. Si nous avions eu le temps, je vous aurais massée…
  
  Elle lui lança un regard vif de côté. Il l’entraîna lentement dans la rue.
  
  — Pourquoi n’attendons-nous pas la police ? questionna-t-elle.
  
  — Je vais vous expliquer. Votre mari a été malgré lui mêlé à une affaire d’espionnage et il est préférable pour vous d’éviter le scandale…
  
  Elle trébucha. Il la soutint pour l’empêcher de tomber, puis la prit par la taille.
  
  — C’est pour ça qu’on l’a tué ? murmura-t-elle d’une voix méconnaissable.
  
  — Oui. Remettez-vous. Je vais vous reconduire chez vous et nous parlerons de tout cela sérieusement…
  
  Elle ne dit plus rien jusqu’à la voiture. Il l’aida à s’installer, puis passa de l’autre côté et prit le volant. Elle semblait atterrée par ce qu’il venait de lui dire.
  
  — Ne faites pas une tête pareille, recommanda-t-il en démarrant, alors que vous venez d’échapper à une mort certaine. Car ils vous auraient tuée aussitôt après avoir obtenu ce qu’ils voulaient.
  
  — Je n’aurais pas cédé, protesta-t-elle farouchement.
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Croyez-moi, personne ne peut dire avant d’y être passé, s’il est capable de résister à la torture. Il existe tellement de moyens de faire céder les gens…
  
  Elle frissonna et toute sa chair se hérissa.
  
  — Je suis arrivé au bon moment, continua Hubert. Dix minutes plus tard, je vous aurais sûrement trouvée en fort mauvais état…
  
  — Vous saviez qu’ils m’avaient enlevée ?
  
  — Non. Mais je cherchais les assassins de votre mari et je les avais trouvés.
  
  — Ils m’ont enlevée alors que je rentrais chez moi. Cela fut si vite fait que je n’ai pas eu le temps de crier et je crois bien que personne ne s’en est aperçu…
  
  Ils restèrent silencieux un moment. Elle se frictionnait les jambes. Hubert conduisait vite, mais avec prudence. Ils atteignirent rapidement les faubourgs du Caire. Hubert se dit qu’il ferait aussi bien de porter son attaque sans plus attendre.
  
  — Vous m’avez demandé qui j’étais… Je peux vous dire que je suis au service du seul pays qui soutienne sans arrière-pensée le vôtre dans l’épreuve actuelle… De celui qui vous a déjà fourni les moyens de vous battre contre les bandits qui vous attaquent.
  
  — Oh ! fit-elle. Je comprends…
  
  Il dut arrêter la voiture pour laisser passer un convoi militaire interminable composé de camions flambant neufs de fabrication russe. On aurait cru que la Providence offrait à Hubert une illustration animée de ce qu’il venait d’affirmer. Quand le vacarme eut cessé et qu’il leur fut de nouveau possible de parler, elle murmura :
  
  — Que serions-nous devenus sans tout ce matériel ?
  
  Il redémarra. Un peu plus loin, un barrage de police les obligea de nouveau à stopper. Hubert montra son passeport, qui produisit l’effet habituel. Elle avait perdu son sac dans l’aventure et ne possédait aucun moyen de prouver son identité ; mais le sergent se montra galant homme et les laissa passer.
  
  Ils atteignirent enfin Qasr El Nil, où habitait la jeune femme. Hubert rangea la voiture, descendit et aida sa compagne à en faire autant. Elle pouvait maintenant marcher sans difficulté, la circulation du sang s’étant rétablie dans ses jambes. Ils firent quelques pas sur le trottoir. La rue était pratiquement déserte, bien qu’il fût à peine plus de neuf heures.
  
  Ils prirent l’ascenseur et montèrent au cinquième étage. La jeune femme sonna, n’ayant plus de clé pour ouvrir la porte. Personne ne vint.
  
  — Vous êtes sûre qu’il y a quelqu’un ?
  
  — Nous avons deux domestiques et ils doivent normalement attendre notre… mon retour.
  
  Elle n’était pas encore habituée à sa situation de veuve ; mais, à quelques détails, Hubert pensait que cela viendrait vite. Il avait connu des veuves plus éplorées. Elle s’obstina pendant deux ou trois minutes, laissant son doigt sur le bouton. Puis elle décrocha le téléphone de service qui se trouvait dans le hall et demanda au gardien de l’immeuble de monter avec son passe.
  
  L’homme arriva relativement vite, vêtu d’une vieille veste européenne enfilée sur une galabièh et coiffé d’un bonnet brodé. Il assura qu’il n’avait pas vu les domestiques sortir et ouvrit la porte.
  
  Hubert entra sur les talons de la jeune femme qui dit en refermant :
  
  — Il ne faut pas le croire, il est toujours aux trois quarts endormi et un éléphant pourrait entrer dans la maison sans qu’il le voie.
  
  Elle se rendit tout de suite à l’office, mais ne trouva pas ses domestiques.
  
  — Ils ont disparu, annonça-t-elle en revenant. Qu’est-ce qu’ils vont prendre en rentrant !
  
  Hubert se dit qu’elle devait être vindicative et qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas commettre d’erreur. Elle l’entraîna dans un petit salon luxueusement meublé, comme semblait d’ailleurs l’être tout l’appartement. Elle s’assit dans un fauteuil confortable, invita Hubert à en faire autant et le regarda bien en face.
  
  — Je vous écoute, Franck.
  
  — Je ne sais même pas votre prénom…
  
  — Narriman.
  
  Il sourit.
  
  — C’est devenu un prénom célèbre !
  
  Elle n’eut aucune réaction. Il continua :
  
  — Je vous ai dit que je m’intéressais aux faits et gestes des deux bandits qui vous ont enlevée. Je me suis aperçu ces derniers jours qu’ils étaient entrés en contact avec votre mari…
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Sous quel prétexte ? Mahmoud était assez méfiant… Il était parfaitement conscient de l’importance de ses fonctions et de la nécessité de se montrer, très, très prudent.
  
  Hubert prit un air circonspect. Il avait acquis la certitude qu’il pouvait foncer sans crainte de provoquer une catastrophe.
  
  — Je vais vous faire beaucoup de peine, dit-il en baissant la voix. Votre mari n’avait pas une conduite exempte de tout reproche. Les bandits qui le surveillaient avaient trouvé le moyen de le faire chanter…
  
  Elle se redressa, subitement hostile.
  
  — Je voudrais bien savoir comment…
  
  Hubert sortit lentement de sa poche les photographies qu’il avait prises sur la dahabièh et dans lesquelles il avait découpé le visage de Leïla Rahman.
  
  — Avec ça, dit-il en se levant pour les lui montrer. C’est Bill, le plus grand, qui avait pris ces photos. Je les ai trouvées chez lui…
  
  Elle prit les clichés, les regarda et devint d’une pâleur de cire.
  
  — Oh ! fit-elle, plus scandalisée que peinée. Ce n’est pas possible !
  
  — Hélas ! Il faut se rendre à l’évidence. Je peux vous affirmer qu’elles ne sont pas truquées…
  
  Elle resta près d’une minute sans voix, comme fascinée par les images terriblement précises.
  
  — Qui ? Qui est la femme ? demanda-t-elle d’une voix qui tremblait.
  
  — Je n’en sais rien. S’ils ont pris le soin d’enlever son visage, c’est probablement qu’elle était leur complice. Votre mari s’est laissé entraîner comme un collégien dans un piège à vrai dire assez grossier.
  
  Elle jeta les photos obscènes au loin sur le tapis et murmura avec une soudaine colère.
  
  — Quand je pense à tout ce que j’avais fait pour lui… Quand je pense…
  
  — Il ne faut pas le juger trop sévèrement, coupa Hubert d’un ton peu convaincant.
  
  Il fit quelques pas vers la fenêtre, tira les rideaux afin qu’on ne pût les observer des fenêtres de l’immeuble situé en face, puis revint vers la jeune femme et continua :
  
  — Les deux bandits ont proposé à votre mari le marché habituel : ils lui remettraient les photos compromettantes en échange d’un document secret qu’ils désiraient avoir et qu’il pouvait leur procurer. Je peux vous affirmer que votre mari avait accepté le marché…
  
  — C’est infâme ! Comment a-t-il pu faire une chose pareille ?
  
  Elle n’en doutait plus. Il continua sur sa lancée :
  
  — La tractation devait se conclure hier soir ; mais votre mari n’étant pas sûr de la bonne foi de ses adversaires avait imaginé une procédure qui devait lui garantir une certaine sécurité… Vous la connaissez.
  
  — Oui, je comprends tout maintenant. Il m’avait raconté qu’il devait rencontrer un informateur étranger, qu’il était en mission officielle et je ne sais quoi encore. J’étais prête à l’aider sans chercher à comprendre…
  
  — Oui, bien sûr … Mais les autres ne l’ont pas cru. Ils étaient persuadés qu’il avait le document sur lui. Il a pris peur et a voulu fuir. Ils l’ont abattu. Après quoi, ils ont pu constater qu’il avait dit la vérité. Et il ne leur restait plus qu’à s’attaquer à vous ; ce qu’ils ont fait.
  
  Elle se leva, trop nerveuse pour rester en place, et se mit à faire les cent pas dans la pièce. Hubert respira profondément avant de lancer l’assaut final :
  
  — Je connais la nature du document. Il s’agit de la copie de l’accord secret passé en février dernier entre votre pays et celui dont je sers les intérêts. C’est de la véritable dynamite.
  
  Elle s’était immobilisée devant lui et le regardait avec étonnement.
  
  — Je crois servir les intérêts de tout le monde en cherchant à éviter le scandale. Si vous le voulez, toute cette vilaine histoire peut rester entre nous. Personne ne saura jamais que votre mari avait accepté de trahir. Ainsi, votre honneur restera sauf et vous n’aurez aucun ennui… Je pense que c’est la solution de sagesse. Qu’en dites-vous ?
  
  Il ramassa sans se presser les photos qu’elle avait jetées à travers la pièce et les remit dans sa poche. Après avoir un peu hésité, elle accepta.
  
  — Je suis d’accord… Que faut-il faire ?
  
  Il enfonça ses poings serrés dans les poches de son pantalon.
  
  — Me remettre le document, que je détruirai aussitôt afin qu’il ne reste plus aucune trace de tout cela…
  
  Elle se leva et dit simplement :
  
  — Le coffre est dans le bureau. Venez…
  
  À cet instant précis, les sirènes se remirent à hurler sur la ville. La jeune femme devint mortellement pâle et porta une main à sa gorge.
  
  — Encore une alerte !
  
  La lumière s’éteignit et ce fut l’obscurité complète. Hubert fit quelques pas vers la jeune femme.
  
  — Où êtes-vous ?
  
  — Ici. Oh ! que j’ai peur !
  
  Il la trouva. Elle se jeta contre lui. Il la serra dans ses bras.
  
  — Ne craignez rien. Ils ne bombarderont jamais la ville. Ils lâchent leurs bombes sur les aérodromes…
  
  — Je n’en suis pas sûre. J’ai peur…
  
  — Voulez-vous descendre à la cave ?
  
  — Oh non ! Si l’immeuble s’écroulait ! Mourir étouffée… Je préfère être tuée d’un seul coup.
  
  — Alors, asseyons-nous. Nous serons aussi bien…
  
  Elle recula jusqu’à toucher le sofa avec ses mollets et s’assit. Hubert en fit autant. Elle se blottit contre lui. Il la sentait trembler.
  
  — Vous entendez ? bredouilla-t-elle.
  
  Des avions ronronnaient au loin. Puis il y eut comme un roulement de tonnerre très assourdi et les vitres se mirent à vibrer. Narriman enfouit son visage dans le cou de Hubert.
  
  — Ils bombardent, vous entendez ?
  
  — N’ayez pas peur. Ce sera bientôt fini…
  
  Il sentait la chaleur de la femme à travers leurs vêtements légers et un trouble sensuel naquit soudain en lui. Il se mit à lui caresser la nuque, puis son autre main glissa sur des formes généreuses. Elle ne bougeait pas. Il l’embrassa dans le cou, derrière l’oreille, sans cesser de lui parler. Il remarqua soudain qu’elle retenait son souffle. Puis sa main atteignit un genou soyeux, remonta sous le mince tissu de la robe…
  
  Elle tourna la tête et il respira son haleine un peu poivrée. Il y eut un moment d’extrême tension ; Un nouveau chapelet de bombes dégringola au loin. Les vitres se remirent à trembler. Puis la bouche de Narriman se trouva sur la bouche de Hubert.
  
  L’irréparable était fait lorsque la lumière revint. Le visage détendu, Narriman fermait les yeux. Hubert se releva doucement, s’éloigna de quelques pas afin de procéder discrètement à une remise en ordre nécessaire… Les sirènes recommencèrent à hurler pour la fin d’alerte. Narriman se mit debout, un peu étourdie, et quitta la pièce.
  
  Hubert chercha la cuisine, ouvrit le frigidaire, trouva une boîte de jus de fruits et se servit à boire. Il retourna dans le salon. Quelques instants plus tard, Narriman reparut. Elle avait ôté sa robe et revêtu un peignoir de soie blanche à larges fleurs multicolores. Son visage un peu pâle, exprimait une certaine confusion. Elle vint vers Hubert et posa son front sur son épaule.
  
  — Oh ! Chéri… Pourquoi avons-nous fait ça ?
  
  — Je n’en sais rien, répondit-il d’un ton désinvolte ; mais je sais par contre qu’il existe peu de façons aussi agréables de passer le temps pendant les alertes…
  
  Elle se mit à rire nerveusement et lui entoura la taille avec ses bras.
  
  — Je suis un monstre, dit-elle ensuite. Il n’y a pas vingt-quatre heures que je suis veuve…
  
  Hubert leva les yeux au plafond. Ce qu’il détestait chez les femmes, c’était leur manie de toujours chercher des complications pour les choses les plus simples. Elle se trouva aussitôt une excuse :
  
  — Il m’avait bien trompée, lui ! Maintenant, je suis vengée…
  
  — C’est ça, approuva Hubert en la repoussant. Je suis sûr que tu te sens beaucoup mieux…
  
  — C’est vrai, répliqua-t-elle avec une certaine candeur. Je suis toute détendue…
  
  Hubert lui caressa la joue avec ses doigts.
  
  — Si nous allions voir ce coffre, hein ?
  
  Elle se mit à rire.
  
  — Oh ! j’avais complètement oublié ! Tu veux venir ?…
  
  Il la suivit. Le bureau de feu Mahmoud Ferdane se trouvait au bout du couloir. Narriman ouvrit la porte, éclaira la pièce d’une pression de pouce, fit un pas en avant et s’immobilisa en poussant un cri de stupeur.
  
  — Oh !
  
  Hubert, qui arrivait derrière, découvrit la tableau par-dessus l’épaule de la jeune femme. La porte du petit coffre encastré dans le mur était grande ouverte.
  
  Il contourna Narriman pour aller voir de plus près. Il n’y avait pas de mystère : la serrure avait été découpée au chalumeau, très proprement. Hubert jeta un regard autour de lui : aucun désordre apparent. Les perceurs de coffre savaient ce qu’ils venaient chercher.
  
  — Beau travail ! dit Hubert. Veux-tu voir ce qui manque…
  
  Il était terriblement déçu, mais ne le montrait pas. Avec des mouvements d’automate, la jeune femme s’approcha et annonça :
  
  — Le paquet n’est plus là. Ils ont pris aussi mes bijoux…
  
  — Ça, nota Hubert, ce n’est pas correct.
  
  — Mes bijoux ! répéta Narriman.
  
  Visiblement, elle était beaucoup plus affectée par la disparition des bijoux que par celle du document. Hubert ne lui en voulut pas pour ça. Une idée lui était venue. Il quitta la pièce et retourna dans l’entrée où se trouvaient de grandes penderies munies de portes à glissière en acajou massif.
  
  Les domestiques de Narriman étaient là, solidement ficelés et bâillonnés, roulant de grands yeux blancs effarés. Hubert les sortit de là, les libéra, appela leur maîtresse et les interrogea en présence de celle-ci.
  
  Ils avaient eu tellement peur qu’ils ne se souvenaient de rien. Tout ce que Hubert put en tirer fut le nombre des agresseurs. Ils étaient trois.
  
  — Ça me fait une belle jambe, conclut Hubert.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Bug mâchouillait paisiblement son chewing-gum lorsque Hubert pénétra en coup de vent dans son bureau. Penché sur le poste de radio, il écoutait une émission en arabe.
  
  — Qu’est-ce qu’ils racontent ? demanda Hubert après avoir refermé la porte.
  
  — C’est un nouvel émetteur : Radio Égypte Libre.
  
  Il coupa et se leva en expliquant :
  
  — Il demande aux Égyptiens de foutre Nasser en l’air et de le remplacer par Naguib. Je suppose que ça doit venir de Chypre.
  
  — Quelles nouvelles ?
  
  — Rien. Les bombardements continuent. On se demande s’ils vont débarquer un jour… J’avoue que je ne comprends pas. Avec cette façon de faire le père Nasser va avoir tout le temps de boucher le canal en coulant cinquante bateaux s’il le veut. Et après, il faudra des mois pour rouvrir la route. Si tu veux mon avis, ça n’est pas très malin.
  
  — Ils auraient dû lâcher leurs paras un petit matin sans crier gare tout le long du canal. Avec cinq mille gars, c’était largement suffisant. Les durs de Nasser se seraient encore déchaussés en quatrième vitesse… Enfin, en ce qui me concerne ça ne va guère mieux.
  
  Tes zèbres sont là, annonça Bug. Aussitôt après ton coup de fil, j’ai envoyé une ambulance les chercher. Ils sont à l’infirmerie. Tu les as bien arrangés, dis donc !
  
  — Ils étaient plutôt méchants. Le gros Bob a essayé de me piquer.
  
  — On les embarquera dès que possible. Mike Horton, le type du F.B.I., veut te voir pour mettre au point le petit rapport qui va les accompagner jusqu’à Sing-Sing.
  
  — Okay !…
  
  Hubert raconta ce qui s’était passé et comment il s’était fait doubler une fois de plus.
  
  — C’est pas difficile, répliqua Bug. Y a encore une fuite. Probablement chez le gros Bob.
  
  — J’y ai pensé, dit Hubert. C’est pourquoi je vais aller dire deux mots au petit Jack… J’ai comme une vague idée qu’il pourrait éclairer ma lanterne.
  
  — Faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
  
  Théoriquement, ces deux-là auraient dû être les seuls à savoir que le truc se trouvait dans le coffre, chez Ferdane. Ça n’est sûrement pas Ferdane lui-même qui l’a raconté à quelqu’un d’autre… Sa môme, peut-être ?
  
  — Je lui ai posé la question. Elle affirme que non.
  
  — On ne sait jamais. Enfin, essaie toujours du côté de Little Jack…
  
  — Tu viens avec moi ?
  
  — Pas le temps, mon pauvre ami. Avec toutes ces alertes, on ne peut plus rien foutre !
  
  Hubert sortit et fila jusqu’au bureau de Horton à qui il raconta une partie de l’histoire, juste ce qui était nécessaire pour lui fournir quelques chefs d’inculpation à l’intention de Bob and Co. Puis ils allèrent tous les deux à l’infirmerie.
  
  — Vous pourriez cuisiner le gros Bob, suggéra Hubert. Je m’occuperai de l’autre pendant ce temps-là.
  
  Mike Horton comprit parfaitement qu’il y avait anguille sous roche, mais ne fit aucune réflexion, sachant parfaitement que les gens de la C.I.A. tenaient à leurs petits secrets. Hubert entra sans bruit dans la chambre ripolinée où reposait Little Jack.
  
  — Hello ! fit-il. Comment te sens-tu ?
  
  Un énorme pansement enveloppait la tête du blessé qui essayait avec un certain succès de montrer un visage indifférent.
  
  — M’est avis que t’as joué au con, Jack ! dit Hubert en s’asseyant familièrement au pied du lit.
  
  L’autre ne répondit pas. Hubert le regarda en souriant et reprit :
  
  — Y a ce gros porc de Bob qui commence à se décharger sur toi. On dirait une benne à ordures qui se vide dans un tout petit fossé. C’est toi le fossé. On ne te voit déjà plus.
  
  Jack essaya de hausser les épaules, ce qui lui arracha une grimace de douleur. Puis il répliqua d’une voix de fausset :
  
  — Si vous écoutez ce fumier, vous avez pas fini !
  
  « Tiens ! Tiens ! » pensa Hubert. L’harmonie ne semblait pas parfaite chez les deux associés. Hubert décida de continuer dans ce sens.
  
  — Dame ! Qu’est-ce que tu veux ? Quand il s’agit de ramasser une part de gâteau, Bob sait comment s’y prendre pour qu’il te reste seulement des miettes. Mais dès que les emmerdements pleuvent, il ouvre son parapluie. Seulement, son parapluie n’est pas assez grand pour tout couvrir aussi… C’est fou ce qu’il est bavard, ce mec-là. Je me demande ce que vont en penser les gros pontes de l’Aramco…
  
  Jack tiqua. Il avait sans doute espéré jusque-là que personne n’était au courant de leurs activités au profit de la grande société pétrolière.
  
  — Tu comprends, Jack. Que vous travailliez pour ces gars-là, nous, on s’en fout… Enfin, tant que vous ne venez pas nous marcher sur les pieds. Parce que là, vous avez dépassé la mesure. Que vous bouffiez de l’Anglais ou du Français, passe encore. En matière de business, y a pas d’amis qui tiennent ; c’est bien connu. Mais que vous veniez vous attaquer aux représentants des services officiels de votre pays, là, ça ne va plus.
  
  — C’est Bob qu’a voulu. Moi, je voulais pas. J’étais sûr qu’on finirait par avoir des emmerdements. C’est grâce à moi qu’on vous a pas fait de mal hier soir. L’idée du filet à fauves, c’est moi.
  
  Hubert opina du chef.
  
  — Je te remercie, Jack. C’était très gentil à toi. Raison de plus pour que je te fasse une fleur…
  
  Il laissa l’autre mijoter quelques secondes dans son jus, puis reprit d’une voix très douce.
  
  — Tu vois, Jack, y a qu’une chose qui me chiffonne à ton sujet. Une seule…
  
  L’autre n’osait plus soutenir son regard. Il continua :
  
  — Si tu te montres raisonnable, je suis capable, moi de me montrer très gentil. Bob, c’est un salaud. Il est pas honnête. Toi non plus, mais c’est pas la même chose. Si t’es pas honnête, c’est de la faute de Bob. S’il t’avait pas blousé sur la question des frais, tu n’aurais pas pensé à vendre de la salade ailleurs…
  
  — Ça non ! riposta le blessé.
  
  Le coup qu’il avait reçu sur la tête avait dû entamer sérieusement ses facultés. Hubert le regarda très amicalement.
  
  — T’es un bon gars, Jack. Tu vas me dire à qui tu as vendu la salade. Il est encore temps de rattraper le coup !
  
  Jack battit des cils et protesta :
  
  — Mais, j’ai pas vendu la salade, moi ; faudrait pas vous faire des idées, hein ?
  
  Hubert cessa de sourire.
  
  — Écoute, Jack, arrête de faire l’idiot. Tu viens de me dire à l’instant même que tu avais vendu la salade parce que Bob te possédait sur la question des frais…
  
  — J’ai dit ça, moi ?
  
  — Et comment !
  
  — J’ai rien dit.
  
  Hubert se leva lentement et vint à la tête du lit, dominant de sa haute taille son malheureux adversaire.
  
  — Tu me fais de la peine, Jack ! Je vais être obligé de te serrer un peu le kiki… Tu comprends, Jack, je suis pressé. T’es un peu au courant du métier, hein ? Si je serre trop fort, je te pendrai à la fenêtre avec le cordon de ta robe de chambre. On dira que tu t’es suicidé. Ça fera un mec de moins à rapatrier ; c’est toujours ça…
  
  Il lui donna une claque sur son crâne blessé ; pas trop fort. L’autre devint blanc comme de la craie et se mit à hurler. Hubert attrapa un morceau de drap et le lui fourra dans la bouche.
  
  — Tiens, mange, petit ! C’est très bon ça. Y a qu’un inconvénient : si on en mange trop, on en crève. T’as pas envie d’en manger trop, hein, Jack ?
  
  Il le maintint d’une poigne solide, et continua :
  
  — Si tu parles tout de suite et que j’arrive à récupérer le truc, je te fais une fleur. T’as ma parole. Je dirai que tu m’as défendu contre le gros Bob et que c’est ce salaud qui t’a jeté contre le mur la tête la première, au risque de te tuer. Je dirai ça, Jack. Tu as ma parole. Et avec ça, tu t’en sortiras… Et l’autre gros con se retrouvera à Sing-Sing pour un sacré bout de temps, tu peux me croire. Alors ?
  
  Il lut dans les yeux du pauvre type le revirement qui s’opérait en lui et lui ôta le drap de la bouche.
  
  — Comment s’appelle le type ?
  
  — Youssouf, murmura Jack d’une voix presque inaudible.
  
  — Comment ? insista Hubert en tendant l’oreille. Répète un peu ça…
  
  — Youssouf.
  
  — Pour qui il travaille, ce gars-là ?
  
  Jack hésita.
  
  — Allons ! Allons ! fit Hubert.
  
  — Pour les Syriens, souffla le blessé.
  
  — Il te l’a dit ?
  
  C’était difficile à croire.
  
  — Non. Mais je l’ai suivi deux ou trois fois pour savoir. Il passe tous les jours à l’ambassade de Syrie.
  
  Hubert réfléchissait rapidement. Le président syrien était en ce moment même à Moscou, en train de négocier un accord ; il devait être évidemment très important pour lui de connaître les détails du traité signé entre Nasser et Chepilov… Très important…
  
  — Comment est-il fabriqué, ce Youssouf ?
  
  — C’est un grand type maigre, très brun, très élégant. Il a longtemps vécu à Paris, il en parle tout le temps.
  
  — C’est mince, remarqua Hubert. Y a des tas de types comme ça au Caire. Pas de signes particuliers ?
  
  — Il a une moustache en toit de pagode.
  
  — C’est déjà mieux.
  
  — S’parfume à la violette.
  
  — C’est tout ?
  
  — Je ne vois rien d’autre.
  
  — Youssouf, c’est un pseudo ?
  
  — Sans doute, je ne sais pas.
  
  — Et à part l’ambassade syrienne, tu ne lui connais pas d’autres points de chute ?
  
  — Si. Je sais où il crèche.
  
  Hubert soupira.
  
  — Pouvais pas le dire plus tôt ?
  
  — M’l’avez pas demandé.
  
  — Explique.
  
  — C’était notre voisin, à Héliopolis. Le chalet de style anglais, à côté.
  
  Hubert l’avait remarqué. Il consulta sa montre : onze heures cinq. Avec la loi martiale, toute circulation était interdite pendant la nuit. Pourtant, il lui fallait retourner maintenant à Héliopolis. C’était une question de vitesse.
  
  On frappa à la porte. Mike Horton entra. Il devait en avoir assez de cuisiner le gros Bob sans obtenir de résultats.
  
  — Alors ? questionna-t-il. On s’entend bien, par ici ?
  
  — Très bien, répliqua Hubert. À ce propos, je tenais à vous dire une chose, Mike… Jack, ici présent, a pris ma défense contre le gros Bob quand il a vu que celui-ci cherchait à me tuer et c’est le gros Bob qui lui a cogné la tête contre le mur… au risque de la lui casser. Je voudrais que ce soit bien noté dans le rapport.
  
  Mike Horton ne manifesta aucune surprise.
  
  — Okay ! fit-il. Puisque c’est vous qui le dites, ça s’est sûrement passé comme ça.
  
  — Sûrement ! approuva Little Jack dont les yeux riaient.
  
  Ils le laissèrent. Quand ils eurent fait quelques pas dans le couloir, l’homme du F.B.I. demanda :
  
  — Content ?
  
  — Oui, c’était bien ce que je pensais. L’autre n’a rien dit.
  
  — Et il ne dira rien. À moins d’employer certains moyens qui me sont interdits…
  
  — Nous verrons ça plus tard. En attendant, il faut que j’aille dare-dare à Héliopolis et je me demande bien comment faire… Ça n’est pas tout près !
  
  Mike Horton fit la moue.
  
  — Je ne peux pas vous aider, mon vieux. Et à moins de vous y faire conduire par un flic, vous n’avez aucune chance d’y arriver.
  
  — Par un flic ? releva Hubert. Ce n’est pas une mauvaise idée.
  
  Il planta là son compagnon et se dirigea vers la sortie. Le gardien qui surveillait la porte de service le laissa passer sans difficultés après avoir reçu le mot de passe. Hubert se retrouva dans les jardins et suivit son itinéraire habituel.
  
  L’ambassade était surveillée, « protégée » plus exactement, par des hommes de la police militaire. Hubert pensa qu’il devait y avoir quelque part une jeep de liaison. Il se mit à jouer au Sioux, glissant de l’ombre d’un palmier dans l’ombre d’un autre palmier. Il dénombra ainsi une douzaine de sentinelles qui ne semblaient pas monter une garde bien vigilante, puis aperçut la jeep-radio, rangée derrière un bouquet de lauriers-roses.
  
  Il se mit à ramper sur le gazon, passa ainsi sans se faire remarquer la ligne des sentinelles, contourna le buisson et se trouva à quelques mètres seulement de la jeep.
  
  Un temps d’observation. Un seul homme se trouvait dans le véhicule et il dormait sur le volant ; le plus simplement du monde. Alors que ses frères étaient en train de battre tous les records du Marathon dans le désert du Sinaï !
  
  Hubert pensa que c’était le moment de se souvenir des leçons d’approche silencieuse qui lui avaient été données à l’école d’espionnage, il y avait de cela un certain nombre d’années, alors qu’une guerre plus sérieuse sévissait en Europe et dans le Pacifique.
  
  Sans le moindre bruit, il arriva contre la voiture et se redressa un peu en arrière du brave soldat qui ronflait avec conscience. Le temps de regarder autour de soi afin d’éviter toute surprise désagréable, puis les mains de Hubert se glissèrent autour du cou du dormeur. Hop !
  
  L’Égyptien eut une brève réaction, mais perdit presque aussitôt connaissance. Hubert avait employé une méthode de strangulation sanguine, beaucoup plus rapide et efficace que l’étranglement par étouffement. Lorsque le type fut tout à fait mou, Hubert le souleva avec précaution, puis le déposa gentiment sur le gazon. Après quoi, il le débarrassa de son casque et de son blouson, coiffa l’un et enfila l’autre, après s’être débarrassé de sa veste qu’il jeta derrière la banquette. Il prit aussi l’arme de sa victime : un gros automatique Skoda, 9 millimètres, de fabrication tchèque. Maintenant, il ne risquerait pas plus à se promener armé qu’avec une jeep-radio volée à l’armée après avoir estourbi son conducteur.
  
  Le gazon était en pente légère jusqu’à l’avenue. Hubert s’assura que les clés de contact étaient bien en place. Par chance, c’était une jeep anglaise dont il connaissait bien le maniement. Il desserra le frein et poussa le véhicule jusque sur la chaussée. Le buisson de lauriers roses le cachait aux yeux des sentinelles qu’il avait évitées, en admettant qu’elles n’eussent pas bougé.
  
  Arrivé sur la chaussée, il continua de pousser la voiture sur son élan et parcourut ainsi une cinquantaine de mètres. Puis il grimpa dedans, mit le contact, tira le démarreur. Le moteur tourna aussitôt. Première. En route et à Dieu vat !
  
  Il fonça dans la cité-jardin afin d’éviter les abords du Parlement et de la présidence du Conseil qui devaient être truffés de barrages. Il savait que ses chances étaient minces de parvenir au but, au moins sans ennuis. Mais le seul espoir qu’il pouvait encore conserver de réussir dans sa mission était de joindre ce Youssouf aussi vite que possible. Il existait, bien sûr, une possibilité que l’agent du 2e Bureau syrien eût déjà remis son butin à l’attaché militaire de son ambassade ; mais ce n’était pas certain. Youssouf avait pu vouloir d’abord s’assurer que son butin était valable. Il pouvait aussi n’être qu’un auxiliaire, payé pour chaque affaire, selon l’importance de cette affaire. Auquel cas, il prendrait son temps pour négocier, sachant que ses employeurs avaient un besoin urgent de la chose et que le prix monterait en conséquence.
  
  Les sirènes se déclenchèrent soudain et couvrirent la ville endormie de leurs sinistres hululements. Hubert ignorait quelle était la consigne en pareil cas pour les voitures militaires. Devaient-elles s’arrêter ? Il décida de foncer à toute allure, comme s’il était chargé de porter un message urgent. Le fait qu’il y ait d’importantes installations militaires à Héliopolis pouvait le servir.
  
  Il fonçait à 100 à l’heure dans les rues désertes, sans lumières. La nuit était assez claire pour qu’il pût se diriger sans danger. Son regard aiguisé fouillait l’obscurité loin devant. Il aperçut ainsi un barrage ; plus exactement, il le flaira, et changea de direction. Mieux valait peut-être éviter les grandes artères…
  
  Il ne connaissait pas assez bien Le Caire pour se diriger avec sûreté dans les petites rues, mais il se fiait à son sens de l’orientation, son pifomètre fonctionnait habituellement d’une façon assez remarquable.
  
  Tout se passa bien jusqu’aux portes d’Héliopolis. Malgré l’alerte, aucun avion ne semblait hanter le ciel. Pas de tirs de D.C.A., pas d’éclatements de bombes. Hubert déboucha soudain devant un champ de courses, probablement celui du Racing Club d’Héliopolis. Il freina, hésita un peu, consulta les étoiles et décida de contourner le champ par le nord.
  
  Cent mètres plus loin, il aperçut un barrage et voulut prendre la première rue à gauche pour l’éviter. Mais des travaux de voirie barraient cette rue. Il dut faire demi-tour. En reculant, il vit la moto qui s’était détachée du contrôle et fonçait vers lui.
  
  Il repartit vivement vers le sud, mais la moto était lancée et la jeep n’avait pas une accélération suffisante. Hubert vit soudain le motard à sa hauteur, qui dégainait son arme après avoir lâché son guidon d’une main. C’était le moment. Un grand coup de volant régla l’affaire. Accroché par l’aile arrière de la jeep la moto se coucha, puis culbuta avec son conducteur. Hubert écrasa l’accélérateur. Les types restés au barrage avaient sûrement vu l’accident et la chasse allait s’organiser.
  
  Quelques secondes plus tard, le haut-parleur de la radio de bord se mit à cracher des appels effrénés en arabe. Le speaker parlait beaucoup trop vite pour que Hubert pût comprendre ce qu’il disait ; mais ce n’était pas difficile de deviner.
  
  Hubert vira sur les chapeaux de roues et se retrouva dans Shari El Qubba, qu’il reconnut. Il lui fallait maintenant éviter de passer devant l’Heliopolis Palace Hôtel qui devait être doté d’une surveillance importante. Il tourna de nouveau à gauche dans Shari Abd El Mun’im. Un coup d’œil au rétro : personne derrière. Affolés, les gars du barrage avaient dû perdre du temps pour mettre leurs voitures en route. Shari Taufiq, Shari General El Baron Empain. Il passa en trombe devant la cathédrale, franchit la ligne du tramway, engagea brutalement la jeep dans la première rue à droite, l’immobilisa le long du trottoir, ôta le casque et le blouson militaires dont il s’était affublé, reprit sa veste et partit au pas de course, emportant simplement le Skoda.
  
  Shari Cleopatra était à deux pas. Il y arriva par une petite rue transversale. L’endroit paraissait tranquille. Hubert reprit une allure normale, traversa la chaussée et se dirigea vers la villa de Bob Jordan.
  
  La D.C.A. s’était mise à tirer, du côté de l’est ; mais on ne voyait rien dans le ciel et aucun avion ne survolait la ville.
  
  Hubert entra sans difficulté dans le jardin qui entourait la villa de Jordan. La grille avait été simplement tirée et non fermée à clé. Il avança prudemment dans l’ombre, craignant d’avoir été précédé par d’autres visiteurs. Il y avait tellement de gens intéressés à l’affaire que ça en devenait indécent.
  
  Le garage était resté ouvert et la voiture de Jordan s’y trouvait toujours. Hubert fit quelques pas à l’intérieur, attendit que son regard s’habituât à l’obscurité, plus dense, et trouva ce qu’il cherchait : un grand escabeau, qui devait servir à cueillir les fruits dans le jardin.
  
  Il le prit et le transporta derrière le garage de façon à se mettre à l’abri des regards indiscrets d’éventuels passants et l’appliqua contre le mur de clôture, il grimpa et s’arrêta dès qu’il put voir de l’autre côté.
  
  Un peu de lumière filtrait à travers un volet de la villa voisine où devait habiter Youssouf, d’après les renseignements donnés par Little Jack. L’électricité étant coupées pendant les alertes, il ne pouvait s’agir que d’un éclairage de secours, allumé tout récemment. Il y avait donc sûrement quelqu’un à l’intérieur.
  
  Hubert se hissa sur le sommet du mur, passa ses jambes de l’autre côté et se laissa tomber en souplesse. Pas trop de bruit. Il resta un moment immobile, prêtant l’oreille. On n’entendait que le bruissement des insectes. La D.C. A. ne tirait plus.
  
  Il se dirigea vers la maison, utilisant autant que possible l’ombre des arbres et des palmiers. Il ne craignait plus d’être retrouvé par la police militaire égyptienne qui devait être à ses trousses dans le quartier. Il leur serait difficile de fouiller toutes les maisons et il avait fait exprès d’abandonner la jeep à trois cents mètres de là.
  
  Il arriva contre la maison, aussi silencieux qu’un chat approchant d’un oiseau distrait, et essaya de voir à travers le volet qui laissait filtrer un peu de lumière. Il y avait des rideaux de l’autre côté et il était impossible de rien distinguer.
  
  Il se glissa le long du mur. Il avait depuis longtemps appris à marcher sans faire aucun bruit, même sur du gravier, même sur des brindilles. Il tâta ainsi toutes les fenêtres et la porte, situées derrière la maison. Sans succès. Tout était soigneusement fermé.
  
  Il décida de s’attaquer à la fenêtre de la cuisine, dont les volets n’étaient pas fermés. Il sortit son couteau, qui était muni d’une lame de vitrier, et dessina sur la vitre, avec le diamant, un cercle suffisamment grand pour passer un bras. Il trouva ensuite dans le bric-à-brac qui encombrait ses poches en permanence une petite ventouse en caoutchouc qu’il fixa au centre du cercle. Une pression au bon endroit, avec juste la force nécessaire – question de doigté – et la plaque de verre ronde se décolla, retenue par la ventouse. Hubert récupéra soigneusement sa ventouse, posa le verre contre le mur, passa son bras par l’ouverture, fit jouer le loquet et ouvrit la fenêtre.
  
  Dix secondes plus tard, très exactement, il était dans la place.
  
  Arrivé à ce stade, il décida de prendre certaines précautions et sortit le Skoda de sa poche. C’était une arme lourde et encombrante et il aurait préféré un de ses habituels 22 long-rifle, plus légers, plus précis et plus silencieux.
  
  Il traversa la cuisine à tâtons, prenant grand soin de ne rien heurter, et trouva la porte qu’il entrebâilla doucement. Obscurité de l’autre côté. Il passa, referma derrière lui et se trouva dans le noir absolu.
  
  Il écouta quelques instants. Pas de bruit. Il sortit sa lampe, plaça ses doigts devant l’ampoule et alluma. Juste le temps de voir la disposition des lieux.
  
  Il était dans une office. Une porte juste en face. Il se remit à progresser, veillant à ne pas se buter contre la table qu’il avait aperçue au centre de la pièce.
  
  Il arriva sans encombre de l’autre côté et usa encore de mille précautions pour ouvrir cette nouvelle porte. Un peu de lumière, très faible.
  
  C’était le vestibule et la lumière provenait de la pièce éclairée dont Hubert avait vainement essayé d’apercevoir l’intérieur à travers les volets.
  
  Il approcha, la porte était aux trois quarts ouverte. La lumière jaune, un peu mouvante, devait provenir d’une bougie ou d’une lampe à huile. Hubert atteignit le chambranle et aperçut un coin d’un salon meublé en Renaissance anglaise. Il risqua un œil entre le chambranle et le battant, où la position de celui-ci avait ouvert une étroite meurtrière.
  
  Un homme assez jeune, portant moustache, très élégant, était assis dans un des fauteuils Renaissance. Il fumait et Hubert remarqua que M. Youssouf n’avait pas l’air triomphant qu’il aurait dû normalement afficher.
  
  Hubert l’observa quelques secondes. Il se disposait à entrer lorsque le bruit d’une voiture qui s’arrêtait en face, dans la rue, le surprit. Il vit Youssouf, c’était sûrement lui, lever la tête et tendre l’oreille et comprit qu’il attendait quelqu’un. Lorsque le Syrien posa ses mains sur les accoudoirs du fauteuil pour se mettre debout, Hubert battit précipitamment en retraite jusqu’à l’office.
  
  Il avait à peine repoussé la porte lorsque le pas de l’autre résonna dans le vestibule. Quelques secondes plus tard, la sonnette de l’entrée se mit à vibrer sur un rythme certainement convenu : deux longs, trois courts, un long.
  
  Hubert entendit Youssouf ouvrir. Ce fut ensuite un bruit de voix dont il ne put saisir aucun mot. Il attendit un instant puis, certain que Youssouf se trouvait avec son visiteur dans le salon, il ressortit prudemment de l’office.
  
  Personne dans le vestibule. La porte du salon était toujours dans la même position. Deux hommes discutaient en arabe avec une certaine animation. Hubert, s’il parlait mal cette langue, la comprenait assez bien ; à l’exception de certaines déformations régionales.
  
  Il revint jusqu’au chambranle et approcha son œil de l’ouverture. Le visiteur était assis dans le fauteuil que Youssouf occupait un instant auparavant. C’était un petit homme gras, avec une tête ronde et chauve, des sourcils et des moustaches noirs et drus, des yeux petits et allongés. Il portait un complet noir et, sur son ventre rebondi, ses mains grasses et blanches s’amusaient avec un chapelet musulman fait de grosses perles jaunes.
  
  Hubert, qui n’oubliait jamais un visage, se souvint aussitôt de celui-là (10), et son étonnement ne fut pas mince. Aux dernières nouvelles Hassan Effendi (11) était un agent du « Centre »(12), et son entrée dans le jeu était pour le moins inattendue.
  
  Youssouf parlait. Hubert ne le voyait pas, mais le ton était plein d’humilité. Et ce que racontait Youssouf était encore plus étonnant que la soudaine apparition de Hassan Effendi.
  
  D’après Youssouf, il n’y avait qu’un seul petit paquet dans le coffre des Ferdane ; il n’y avait donc aucune possibilité de se tromper. Youssouf avait d’ailleurs pris tout son temps. Il avait emporté le petit paquet et, aussitôt rentré chez lui, il l’avait ouvert.
  
  Eh bien, le petit paquet ne contenait rien, absolument rien. La petite boîte plate en carton portant la marque d’un bijoutier du Caire était vide, absolument vide. Youssouf n’y comprenait rien. Les cachets de cire paraissaient intacts.
  
  Il y eut un long silence. Hubert observait le visage impassible de Hassan Effendi. Youssouf disait-il la vérité ? Hubert ne savait plus que penser. Il se rappelait l’air accablé du Syrien, avant l’arrivée de Hassan Effendi, alors qu’il ne se savait pas surveillé.
  
  Puis Hassan Effendi prit la parole. Sa voix n’était pas en rapport avec son physique de gros poussah ; elle était nette et mordante, une voix d’homme habitué à donner des ordres qui ne sont pas discutés.
  
  Et ce que disait Hassan Effendi n’était guère agréable pour Youssouf. Hubert ne comprenait pas tout, quelques mots lui échappaient ; mais il en comprenait tout de même assez pour savoir que Hassan Effendi affectait de croire que la mère de Youssouf avait eu un commerce coupable avec un chien – bâtard de surcroît – quelque neuf mois avant la naissance de ce méprisable insecte (Youssouf). Les injures durèrent un certain moment. Hassan Effendi les lançait sans qu’un trait de son visage bougeât.
  
  Seul, l’éclat sauvage de ses petits yeux noirs trahissait sa colère.
  
  Finalement, il se calma. Cette longue tirade l’avait un peu essoufflé et il respira profondément cinq ou six fois avant de reprendre :
  
  — Vous vous êtes laissé tromper comme un novice. Votre tort a été de sous-estimer cet Américain…
  
  Hubert supposa qu’il s’agissait de lui.
  
  — Il est beaucoup plus fort que vous ne le pensez…
  
  Hubert fit une grimace. Pour l’instant, Youssouf et lui en étaient bien au même point, s’il fallait en croire les apparences.
  
  — Vous, pauvre imbécile, vous avez cru ce que Ferdane aurait dit à Jordan et vous vous êtes jeté aussitôt sur le coffre. L’Américain s’est montré beaucoup plus subtil : il a sauvé la femme des griffes des deux autres et il a conquis sa confiance. Soyez assuré qu’à l’heure actuelle, c’est lui qui a le document. Lui et personne d’autre !
  
  Pour un peu, Hubert se serait mis à rougir.
  
  Youssouf se taisait, comme accablé. Hassan enchaîna de sa voix incisive et cruelle :
  
  — Le colonel Sarraj appréciera lui-même la façon dont vous avez conduit cette affaire. Je n’aimerais pas me trouver dans votre peau…
  
  Ainsi, Youssouf était bel et bien un agent du 2e Bureau syrien, dirigé par le colonel Sarraj qui, de façon plus ou moins occulte, avait pris en main les rênes du pays. Sarraj était pro-soviétique et nassériste, mais également ultranationaliste, et Hubert doutait qu’il eût sciemment engagé dans son service un homme comme Hassan Effendi, travaillant pour le « Centre » depuis plus de vingt ans. Hassan Effendi avait dû entrer sur ordre dans les services secrets syriens.
  
  Hassan Effendi s’était levé. Il sortit du champ visuel de Hubert. Deux gifles claquèrent dans le silence.
  
  — Voilà comment je traite les imbéciles ! gronda Hassan Effendi. Et maintenant, vous allez vous débrouiller pour me ramener cet Américain. Je ne bougerai pas d’ici tant que vous ne me l’aurez pas amené. Et n’oubliez pas une chose : je le veux vivant !
  
  Il y avait tant de choses sous-entendues dans cette dernière phrase, que Hubert ne put s’empêcher de frissonner. Il se dit soudain qu’il n’avait plus grand-chose à apprendre dans le secteur et qu’il ne serait pas mauvais pour sa santé de mettre une certaine distance entre Hassan Effendi et lui. Il ne doutait pas que le Turc fût accompagné par un certain nombre de gardes du corps qui devaient attendre dehors, prêts à accourir au premier appel. Et Hubert avait mieux à faire que de se bagarrer avec une équipe de fier-à-bras sans humour.
  
  Il décida donc de battre en retraite, mais le sort était contre lui. Au même instant, les sirènes se mirent à hurler la fin d’alerte et le courant fut redonné à toute la ville. Brusquement, Hubert se trouva en pleine lumière, pour la simple et unique raison que le couloir était éclairé au début de l’alerte.
  
  Sensation désagréable. Il recula vivement et sans bruit vers l’office, poussa la porte de l’épaule sans perdre de vue le seuil du salon, sentit soudain une présence derrière lui, trop tard, et reçut un coup sur le crâne qui l’expédia sans plus tarder aux pays des songes.
  
  Il n’eut même pas la possibilité d’apercevoir son agresseur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Hubert, ouvrant les yeux, reconnut la cuisine. Ils étaient deux devant lui, deux hommes qu’il ne connaissait pas ; des Arabes, grands, solides, avec de beaux regards noirs et cruels.
  
  L’un d’eux fit de nouveau le plein de la casserole sous le robinet d’eau et revint vers Hubert.
  
  — Ça va ! dit celui-ci. Ça suffit comme ça !
  
  Il avait déjà reçu le contenu de deux casseroles dans la figure, destiné à le réveiller.
  
  Les deux hommes s’immobilisèrent. Celui qui tenait la casserole fit le geste de la lancer quand même, mais l’autre intervint avec vivacité :
  
  — Non ! Il est assez mouillé comme ça !
  
  La casserole reprit le chemin de l’évier. Hubert savait maintenant qu’il était étroitement ficelé sur une chaise de cuisine en tubes ; si étroitement ficelé qu’il ne pouvait raisonnablement nourrir le moindre espoir de s’en tirer sans une aide extérieure.
  
  — À quoi joue-t-on ? demanda-t-il avec mauvaise humeur.
  
  — Ta gueule ! répondirent les autres avec un ensemble touchant.
  
  Ils prirent chacun un torchon et se mirent à l’éponger.
  
  — Vous êtes vraiment très gentils ! lança Hubert, très sarcastique. Je vous revaudrai ça.
  
  Ils ne répondirent pas.
  
  — Faut bien l’essuyer, grommela l’un d’eux ; parce que si ça mouille le tapis, le boss va râler.
  
  Ainsi, c’était pour le tapis. Hubert essaya de bouger la tête, mais une douleur vive lui traversa le crâne. Il serra les dents, ne voulant pas que ses adversaires l’entendent se plaindre. Puis les deux sbires jetèrent leurs torchons humides.
  
  — Va dire qu’il est réveillé.
  
  Celui qui se trouvait le plus près de la porte sortit par l’office. Hubert regarda l’autre. Il n’avait pas l’air content.
  
  — Je voudrais bien savoir comment t’as fait pour entrer sans que personne t’entende ! grogna-t-il en anglais.
  
  — Vous étiez là ? demanda Hubert incrédule.
  
  Pas de réponse. Mais le silence était éloquent.
  
  Hubert ne put s’empêcher de sourire.
  
  — Je suis navré, assura-t-il. Vous allez vous faire sonner les cloches, je suppose ?
  
  Le second reparut, l’air d’un chien battu.
  
  — On peut l’amener.
  
  Ils se placèrent de part et d’autre de Hubert et soulevèrent la chaise pour l’emmener.
  
  — C’est bien la première fois de ma vie que je me fais trimbaler en chaise à porteurs, remarqua Hubert.
  
  — Profites-en, grogna celui qui se trouvait à sa droite. Tu crâneras moins tout à l’heure.
  
  L’office, le vestibule, le salon anglais. Hassan Effendi et Youssouf étaient là ; le premier assis, le second debout. Hubert les salua d’un signe de tête qui resta sans réponse. Les sbires le déposèrent au centre de la pièce. Pour les ennuyer, Hubert lança perfidement :
  
  — J’espère que je ne vais pas mouiller le tapis !
  
  — Vous l’avez bien essuyé, au moins ? lança rageusement Youssouf.
  
  Les pauvres types affirmèrent qu’ils l’avaient épongé pendant cinq minutes, puis se retirèrent sous un flot d’injures. Il y eut ensuite un instant de silence. Hassan Effendi jouait avec les grosses perles jaunes de son chapelet musulman ; ses petits yeux rusés étaient fixés sur Hubert. Ce fut lui qui parla le premier :
  
  — Peut-on savoir, monsieur… Franck Adler, ce que vous veniez chercher ici ?
  
  Hubert fit semblant de réfléchir quelques secondes, puis regarda Youssouf.
  
  — J’agis pour le compte de Mme Ferdane, annonça-t-il. Je venais avec l’intention de récupérer certaines choses volées dans son coffre par un certain Youssouf.
  
  Surpris par cette attaque directe, les deux hommes se regardèrent. Puis Hassan Effendi questionna :
  
  — Peut-on savoir de quoi il s’agit ?
  
  — Certainement. Un lot de bijoux et une petite boîte fermée avec des cachets de cire, dont j’ignore le contenu.
  
  — Dont vous ignorez le contenu ?
  
  — Oui.
  
  Nouveau silence, chargé de menace. Puis Hassan Effendi reprit, d’une voix coupante comme l’acier :
  
  — Avez-vous bientôt fini de vous foutre de nous, monsieur Adler ?
  
  Hubert exprima un vif étonnement.
  
  — Pourquoi ? Vous ne croyez pas ce que je vous dis ?
  
  Youssouf vint vers lui, la main levée. Hassan Effendi l’arrêta d’un mot. Hubert se dit que les politesses n’allaient pas durer et qu’il était temps de se préparer à encaisser. Hassan Effendi continuait de faire rouler les perles de son chapelet sur son ventre rebondi. Il se remit à parler :
  
  — Inutile de vous amuser à ce petit jeu. Nous savons très bien pour qui vous travaillez et sur quoi. Il se trouve que ce qui vous intéresse, nous intéresse également. Vous ne l’ignorez pas. Mais je veux savoir pourquoi vous êtes venu ici ce soir…
  
  Hubert réfléchissait vite, malgré la douleur lancinante qui lui vrillait le crâne. De toute évidence, Hassan Effendi était dérouté. Il avait cru que Hubert possédait le document. Mais, dans ce cas, Hubert n’aurait eu aucune raison de venir se jeter dans la gueule du loup. Allait-il supposer que la boîte n’était vide qu’en apparence ? Ou bien que Youssouf essayait de le doubler ?
  
  Cette dernière hypothèse emplit Hubert de joie et lui dicta la conduite à tenir. Cependant, il prit un air buté pour répondre :
  
  — Je vous ai dit la vérité.
  
  Hassan Effendi ne semblait pas pressé. Il fit une sorte de grimace, parut s’intéresser pendant quelques secondes à son chapelet, puis regarda de nouveau Hubert droit dans les yeux.
  
  — Comment avez-vous su que Youssouf était le responsable du vol dont vous parlez ?
  
  — C’est Little Jack qui me l’a dit. Un des gars qui habitent à côté…
  
  Youssouf eut un frémissement.
  
  — Quels étaient donc vos rapports, avec… les gars qui habitent à côté ?
  
  Hubert prit un air de grande franchise.
  
  — Ils avaient enlevé Mme Ferdane pour se faire remettre cette fameuse petite boîte aux cachets de cire. J’ai libéré Mme Ferdane…
  
  — Et vous ne savez toujours pas ce que contenait cette fameuse petite boîte ?
  
  Hassan soupira.
  
  — Non, Mme Ferdane n’a pas jugé utile de me le dire.
  
  — Vous me faites de la peine, affirma-t-il. Vous vous défendez avec habileté ; mais Little Jack nous a mis au courant de tout ce qui vous concerne. Nous savons que vous êtes un agent de la C.I.A.
  
  Hubert avait pensé depuis longtemps que Little Jack les avait renseignés ; mais il fallait bien jouer le jeu.
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, dit-il d’un ton qui se voulait assuré.
  
  Youssouf alla prendre une cigarette dans un coffret, sur une table, et l’alluma. Puis il revint vers Hubert et lui mit le bout incandescent de la cigarette sous le nez.
  
  — Nous n’avons plus de temps à perdre, dit-il de sa voix un peu chantante. Maintenant, vous allez parler ou nous allons vous obliger à le faire…
  
  Hubert vit la cigarette approcher de son visage… Puis il ne la vit plus, mais sentit la chaleur… Il ferma les yeux et serra les dents…
  
  — Vous parlez ? questionna Youssouf.
  
  — Allez vous faire foutre ! répliqua Hubert dont le front s’était brusquement couvert de sueur.
  
  La chaleur se transforma peu à peu en brûlure. Puis la chair grésilla. Hubert ne voulait pas hurler, mais il crut que ses mâchoires allaient céder tellement il dut les serrer. Youssouf retira la cigarette.
  
  — Vous parlez ?
  
  La sueur mondait maintenant tout le visage de Hubert et lui coulait dans le cou. La douleur était atroce. Youssouf reprit d’un ton féroce :
  
  — Je vais vous brûler l’œil droit. Nous sommes pressés.
  
  Il aspira une bouffée et secoua la cendre. Puis il saisit Hubert par les cheveux pour lui maintenir la tête et poussa l’extrémité rougeoyante de la cigarette vers l’œil.
  
  D’un brusque mouvement, Hubert réussit à se dégager en laissant quelques cheveux aux doigts de l’adversaire. Celui-ci lança alors un appel et les deux sbires reparurent instantanément. Un ordre et ils se placèrent derrière Hubert pour lui tenir la tête.
  
  Cette fois, plus moyen de bouger. La cigarette reprit sa lente approche et Hubert décida que cela suffisait comme ça.
  
  — Arrêtez ! cria-t-il. Arrêtez !
  
  — Vous parlez ?
  
  — Oui ! Oui…
  
  Sur un signe, les sbires le lâchèrent et quittèrent la pièce. Youssouf remit sa cigarette à la bouche et recula de deux pas. Hubert souffrait terriblement, de la tête et de sa brûlure, dont il garderait certainement longtemps la cicatrice.
  
  Hassan Effendi reprit la parole.
  
  — Pour vous mettre tout à fait à l’aise, nous savons parfaitement ce que vous cherchez, puisque nous cherchons la même chose… Il s’agit de l’accord secret russo-égyptien. N’est-ce pas ?
  
  Hubert fit un signe affirmatif. Maintenant, il n’avait plus rien à perdre à dire la vérité. Et il raconta tout ce qu’il avait fait dans la soirée, comment il avait gagné la confiance de Narriman Ferdane (sans parler, toutefois, de ce qui s’était passé chez celle-ci pendant l’alerte ; on est galant homme ou on ne l’est pas) et de leur surprise à tous deux en trouvant le coffre ouvert…
  
  À ce point du récit, comme il mentionnait à nouveau la disparition des bijoux de la jeune femme, il comprit à un regard de Hassan Effendi que Youssouf avait oublié cet épisode dans son rapport. Il continua par sa visite à l’ambassade, son interrogatoire de Little Jack et sa décision de retrouver Youssouf le plus vite possible, dans l’espoir que celui-ci n’aurait pas encore remis son butin à ses chefs.
  
  Hassan Effendi paraissait convaincu. Il demanda soudain :
  
  — À votre avis, qui de nous deux est Youssouf ?
  
  — Little Jack m’a donné un signalement suffisamment précis.
  
  Il regarda Youssouf. Puis Hassan Effendi frappa dans ses mains et les sbires revinrent. Hassan leur parla en arabe ; Hubert comprit qu’il leur demandait de le descendre à la cave et de l’y enfermer en attendant qu’une décision soit prise à son égard. Il leur demandait aussi de remonter sans perdre de temps, car il allait avoir besoin d’eux.
  
  Ils soulevèrent la chaise sur laquelle Hubert était ficelé et l’emportèrent. La descente de l’escalier conduisant à la cave ne fut pas une petite affaire et Hubert faillit bien terminer seul le parcours, ses porteurs ayant trébuché. Finalement, ils le déposèrent au milieu de la cave et remontèrent. L’obscurité se fit et Hubert entendit la porte se refermer, puis la clé tourner dans la serrure. Et il se dit qu’il se trouvait dans une fichue situation !
  
  Hassan Effendi n’avait pas jugé utile de lui annoncer que la boîte était vide. Peut-être n’en était-il plus maintenant tout à fait convaincu et désirait-il demander plus amples explications à son collaborateur Youssouf.
  
  Hubert entreprit de tâter ses liens. Aucun jeu nulle part. Ses bras et ses jambes étaient liés aussi étroitement que possible aux tubes de fer dont la chaise était fabriquée. À moins d’un miracle, Hubert n’avait aucun espoir de se libérer.
  
  Et pourtant ! Il ne devait nourrir aucune illusion sur le sort qui lui était réservé. Hassan Effendi le ferait supprimer, ou bien le livrerait à la police égyptienne en se débrouillant pour le faire inculper de l’assassinat de Mahmoud Ferdane ; ce qui ne serait pas bien difficile.
  
  Il entendit vaguement les sirènes annoncer une nouvelle alerte, puis fit appel à son imagination pour essayer de trouver un moyen de sortir de là.
  
  
  *
  
  * *
  
  Il n’avait aucune idée du temps passé. Une heure ?… Deux ?… Trois ?… Il aurait été incapable de le dire. Mais le désespoir commençait à s’insinuer en lui. Il n’avait rien trouvé et il savait que si une occasion se présentait maintenant, il serait incapable d’en profiter car ses bras et ses jambes étaient paralysés par l’ankylose.
  
  Il y avait eu deux alertes, depuis la première. Et, soudain, les sirènes se remirent à hurler. Hubert en vint à souhaiter qu’une bombe égarée s’en vînt tomber sur la maison. Il lui sembla, très vaguement, entendre d’autres bruits par-dessus le sinistre hululement, mais n’y prêta guère attention. Puis le silence revint, aussi dense, aussi lourd que la nuit qui l’entourait.
  
  Un moment passa encore et il entendit la clé tourner dans la porte, en haut de l’escalier. La lueur d’une lampe de poche tomba sur les marches. Quelqu’un se mit à descendre ; un seul, nota Hubert. La lampe devint visible et il ferma les yeux, aveuglé. Cette fois, c’était la fin. On venait le tuer et ils feraient ensuite disparaître son corps.
  
  — T’es vraiment chouette ! dit soudain une voix connue. Qu’est-ce que tu fous là ?
  
  La voix de Bug. Hubert rouvrit les yeux et se mit à bégayer des mots incompréhensibles.
  
  — Ferme ça, reprit Bug. Tu bafouilles !
  
  Hubert sentit que son ami coupait les liens qui le retenaient sur la chaise. À peine libéré, il essaya de se lever, mais ses jambes, comme prévu, refusèrent tout service. Dommage, pensa-t-il, que Narriman ne soit pas là ; elle aurait pu me porter à son tour.
  
  — Ankylosé ? questionna Bug.
  
  — Paralysé, oui.
  
  Bug mit un genou à terre, posa la lampe sur le sol et commença de frictionner Hubert.
  
  — Tu as trouvé quelqu’un, là-haut ?
  
  — Oui, ils étaient trois, en train d’en torturer un quatrième. Tellement occupés qu’ils ne nous ont pas entendu arriver. Faut dire qu’on avait profité de l’alerte pour donner l’assaut. Avec le boucan de ces sacrées sirènes, on pouvait enfoncer la porte sans crainte de se faire remarquer…
  
  — Qui est avec toi ?
  
  — Mike Horton, le gars du F.B.I. Heureusement qu’il savait où tu étais… On a pensé que t’avais sûrement besoin d’un coup de main…
  
  Hubert remarqua soudain que Bug était vêtu d’une façon inhabituelle.
  
  — Qu’est-ce que c’est que cet uniforme ?
  
  — Avec Horton, nous nous sommes déguisés en officiers russes. Comme les flics égyptiens ne comprennent que couic à la langue de Tolstoï, c’était du cousu-main. On a pris une jeep de la maison ; la nuit, tous les chats sont gris. La seule vue de nos uniformes nous a ouvert tous les barrages…
  
  Hubert réussit à sourire.
  
  — Tu aurais pu me dire, espèce de salaud, que vous aviez un rayon de travestis. Ça m’aurait évité des ennuis. J’ai été obligé de faucher un uniforme et une jeep du pays, mais je ne parle pas assez bien la langue et je ne pouvais m’en tirer que si on ne m’arrêtait pas…
  
  Des picotements dans les jambes lui firent savoir que la circulation du sang reprenait. Il s’occupait lui-même de ses bras.
  
  — Qu’est-ce qui se passe là-haut ?
  
  — Horton fait la veillée des morts.
  
  — Du grabuge ?
  
  — Plutôt ! Ils ont voulu résister, alors on était en état de légitime défense, hein ? On a tiré dans le tas. Ça fait trois macchabées, et le gars qu’ils étaient en train de torturer ne vaut guère mieux…
  
  — Un grand maigre à moustache ?
  
  — Oui.
  
  Ainsi, Hassan Effendi avait pensé que Youssouf l’avait trahi en gardant le document pour lui et il avait essayé, aidé par les deux autres, de le faire avouer.
  
  — Quelle heure est-il ?
  
  — Dans les cinq heures du matin.
  
  La petite séance avait duré longtemps. Il fallait croire que Youssouf était particulièrement coriace, ou bien qu’il n’avait rien à dire.
  
  Au bout de quelques minutes, Hubert essaya de se mettre debout et y parvint. Soutenu par Bug, il fit quelques pas en rond autour de la chaise et décida que ça pouvait aller. Ils montèrent lentement l’escalier et gagnèrent le salon. Le spectacle n’était pas très beau. Une demi-douzaine de bougies réparties autour de la pièce l’éclairaient. Les deux sbires avaient été abattus à trois mètres de la porte. Hassan Effendi gisait un peu plus loin, sur le dos. Youssouf, ficelé sur une chaise, comme l’avait été Hubert, semblait inanimé. Ils l’avaient déshabillé, et son corps maigre était constellé de brûlures de cigarette.
  
  Mike Horton était penché sur une table où il avait disposé une quantité d’objets hétéroclites. Il leva la tête pour regarder Bug et Hubert. Les flammes des bougies se reflétaient sur les verres de ses lunettes.
  
  — Pas trop mal ? demanda-t-il à Hubert.
  
  — Pas trop, Dieu merci. Mais je commençais à me faire du mauvais sang.
  
  Ils se retrouvèrent tous autour de la table.
  
  — Voilà le butin, annonça Horton. J’ai vidé toutes les poches.
  
  Il y avait un tas de choses diverses, mais Horton saisit un rouleau de film et le tendit vers Hubert.
  
  — Je suppose que ce truc doit vous intéresser. C’était dans cette petite boîte, là, sur la table.
  
  — Sur la table ?
  
  — Oui.
  
  Hubert le prit. C’était un film de 36 millimètres, de ceux que l’on emploie dans les Leïca.
  
  — Mais, c’est un positif !
  
  Il se dirigea vers une bougie et regarda le document en transparence.
  
  — Ça ressemble beaucoup à un de ces traités officiels que les gouvernements signent entre eux de temps à autre, annonça-t-il avec une soudaine excitation.
  
  — C’est bien mon avis, approuva Horton.
  
  Bug voulut voir et fut de la même opinion.
  
  Hubert remit soigneusement l’objet dans sa boîte et le fourra dans sa poche.
  
  — Nous regarderons ça à l’ambassade.
  
  — J’ai une très bonne visionneuse dans mon bureau, dit Bug.
  
  Hubert retrouva sur un coin de la table tout ce que les autres lui avaient retiré des poches et récupéra son bien. Bug consulta sa montre.
  
  — Je propose qu’on ne reparte pas d’ici avant que le couvre-feu ne soit levé. Autant limiter les risques. En attendant, nous pourrions procéder à une minutieuse perquisition… Qu’en pensez-vous ?
  
  — Adopté !
  
  Ils se séparèrent le travail. Ils venaient de commencer lorsque les sirènes sonnèrent la fin d’alerte et la lumière revint.
  
  Ils ne trouvèrent rien de particulièrement intéressant, excepté les bijoux de Narriman Ferdane, dont Hubert fit un paquet, avec l’intention de les rapporter lui-même à leur propriétaire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Les sirènes hurlaient encore. Hubert se réveilla, bâilla à se décrocher la mâchoire, puis s’étira voluptueusement. Une faible clarté pénétrait dans la pièce, à travers les rideaux tirés. Hubert se leva et ouvrit la fenêtre. Le soleil, très bas sur l’horizon, était couleur de sang.
  
  Il allait être six heures. Hubert avait dormi une dizaine d’heures dans cette chambre de l’ambassade mise à sa disposition après leur retour d’Héliopolis.
  
  Il fit sa toilette. Un rasoir et du savon avaient été mis là à son intention. Quand il se regarda dans le miroir, il vit qu’un petit morceau de sparadrap fixait un pansement à l’endroit de sa brûlure, à gauche du menton, sous la commissure des lèvres.
  
  Dès qu’il fut propre et net, il s’habilla. Ses vêtements auraient eu besoin d’un bon nettoyage et d’un sérieux coup de fer ; mais à la guerre comme à la guerre. Il sortit de la chambre et descendit au sous-sol ; à la cuisine, où il se fit servir un repas substantiel.
  
  Restauré, il remonta jusqu’au bureau de Bug.
  
  — Hello ! fit celui-ci. Bien dormi ?
  
  — Oui, et toi ?
  
  — Tout à fait bien… pendant une heure. J’ai trop de boulot, mon vieux. Au fait, le film, c’est bien la photo de l’accord secret que tu cherchais… Tu veux voir ? Ça va partir tout à l’heure pour Alexandrie, par la valise…
  
  Il ouvrit un coffre, en sortit une chemise marquée : Top secret et la lui donna. Hubert regarda les agrandissements photographiques tirés sur papier glacé. C’était, page par page, la reproduction d’un traité entre l’U.R.S.S. et l’Égypte, avec les signatures de Chepilov et de Nasser, et les cachets officiels. Il n’était guère possible de conserver un doute sur l’authenticité du document.
  
  — Mission terminée pour toi, mon vieux. Tu veux repartir ? Y a un embarquement ce soir à Alexandrie, sur un croiseur…
  
  — Suis pas pressé, répliqua Hubert. Et je déteste la foule.
  
  — Comme tu voudras.
  
  Il terminait de lire le texte du traité.
  
  — Eh bien, remarqua-t-il, y a pas de quoi fouetter un chat dans tout ça. Beaucoup de bla-bla-bla, mais rien de bien positif.
  
  — C’est mon avis. Les gens de Washington vont drôlement respirer…
  
  Hubert remit la liasse de photographies dans la chemise et demanda :
  
  — Tu as les bijoux de la petite dame ?
  
  — Ils sont là, à ta disposition.
  
  — Il faut d’abord que j’aille me faire pointer au commissariat. Sinon, je vais finir par avoir des ennuis. Quelles sont les nouvelles ?
  
  — Eh bien… Gaza est pris. L’affaire tourne en déroute complète pour les Égyptiens. Tous les biens des ressortissants français et anglais ont été mis sous séquestre ; et je viens d’apprendre que les femmes et les enfants français et anglais que nous avions transportés à Alexandrie pour les évacuer avec nos compatriotes sur les unités de la Sixième flotte ont été empêchés d’embarquer par la police égyptienne…
  
  — Et le débarquement ?
  
  — Toujours rien. Ils continuent de bombarder les aérodromes et les objectifs militaires…
  
  — C’est tout de même bizarre, cette histoire… Bon ! à tout à l’heure. Je vais au commissariat et je reviens chercher les bijoux de la petite Ferdane pour les lui rendre…
  
  Il quitta l’ambassade avec les précautions d’usage et se rendit au poste de police où la cérémonie du contrôle se déroula sans incident. Puis, il retourna à l’ambassade et se heurta dans un couloir à un Mike Horton surexcité.
  
  — Bob Jordan s’est échappé, annonça l’homme du F.B.I. Il a estourbi un garde et profité de la cohue pour sortir par la grande porte.
  
  — Eh bien, répliqua Hubert qui s’en moquait complètement, mettez vos informateurs en chasse.
  
  Il se rendit chez Bug, sortit les bijoux du coffre et appela Narriman. Un domestique répondit que la jeune femme n’était pas chez elle, mais qu’elle ne devait pas tarder à rentrer. Hubert annonça sa visite pour dans une heure.
  
  Il se rendit ensuite à son hôtel pour changer de vêtements, puis partit à pied vers Qasr El Nîl. La nuit était tout à fait tombée.
  
  Il marchait d’un pas tranquille à cent mètres de l’immeuble où habitait Narriman, lorsqu’il s’entendit appeler. C’était elle, qui se trouvait au volant d’un joli petit coupé sport Volkswagen…
  
  Il monta près d’elle, referma la portière. Elle lança le moteur en expliquant :
  
  — On m’a prévenue de ta visite, mais des parents de feu mon mari sont arrivés il y a un quart d’heure. Je ne voulais pas qu’ils te voient, alors j’ai prétexté une course urgente.
  
  Elle démarra. Hubert montra le paquet qu’il tenait à la main.
  
  — Je venais te rapporter tes bijoux, annonça-t-il. Je les ai récupérés.
  
  La voiture fit une légère embardée.
  
  — Non ? Vraiment ?
  
  — Tu peux t’arrêter et regarder.
  
  — Comment as-tu fait ?
  
  — Je t’expliquerai ça un autre jour.
  
  — As-tu trouvé aussi la petite boîte ?
  
  — Non, assura-t-il, peu soucieux de la mettre au courant.
  
  — Je suis navrée pour toi.
  
  La voiture traversa Midan El Hurriya, passant devant le ministère des Affaire étrangères et s’engagea sur le pont. Narriman ralentit légèrement devant le contrôle et le sous-officier lui fit signe de passer.
  
  — Il te connaît ? s’étonna Hubert.
  
  — Non. Mais la voiture porte encore le macaron auquel avait droit Mahmoud, en tant que haut fonctionnaire.
  
  Elle tourna à droite après le pont, puis s’arrêta dans un endroit tout à fait désert, dans Shari El Gézira. Pas un immeuble, rien que des arbres, des deux côtés.
  
  Elle alluma le plafonnier, il lui fit voir ses bijoux.
  
  — Tu ne peux pas savoir combien je suis heureuse, dit-elle. C’est merveilleux !
  
  Elle montrait en effet un visage radieux. Elle refit le paquet, l’enfouit dans la boîte à gants, éteignit le plafonnier puis se glissa dans les bras de Hubert, lui offrant ses lèvres.
  
  — Merci, mon chéri…
  
  Il commençait à sentir ses doigts de pieds se mettre en éventail, lorsque les sirènes annoncèrent une nouvelle alerte. Elle se détacha de lui, de nouveau effrayée.
  
  — N’aie pas peur.
  
  Il éteignit lui-même les lanternes de la voiture, restées allumées, et reprit la jeune femme dans ses bras.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait habituellement nous deux, pendant les alertes ?
  
  Elle se mit à rire, avec nervosité.
  
  — Tu n’oserais pas faire ça ici ? Tu exagères !
  
  — Pourquoi ? Nous sommes tout à fait tranquilles. La seule chose qui manque, c’est la place…
  
  Elle hésita un peu et indiqua, d’une voix très basse :
  
  — Ce sont des sièges-couchettes.
  
  Il se chargea lui-même de la transformation. Pendant ce temps, pour se donner une contenance, elle fit fonctionner la radio.
  
  — C’est l’heure des informations.
  
  La voix du speaker arabe de radio Le Caire jaillit du haut-parleur au moment où Hubert attirait la jeune femme en arrière. Lorsqu’ils se retrouvèrent allongés dans les bras l’un de l’autre, une escadre de bombardiers survolait la ville dans un grondement de tonnerre.
  
  Narriman tremblait. Mais elle ne savait plus si c’était de peur ou d’autre chose… Le grondement des avions s’estompait lentement. La voix du speaker arabe reprenait le dessus annonçant que les armées égyptiennes remportaient de grandes victoires sur terre, sur mer et dans les airs. Mais les deux occupants de la petite Volkswagen ne l’entendaient plus. Quelque chose d’autre, de beaucoup plus fort, de beaucoup plus prenant, les isolait du monde extérieur…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il arriva un moment où Narriman oublia complètement sa peur ; et la chute d’une série de chapelets de bombes, à dix kilomètres de là, la laissa complètement indifférente. Les éclatements, les roulements de tonnerre, la terre qui tremblait, tout cela se passait en elle, au même instant, dans sa propre chair…
  
  Quelques instants plus tard, alors que les bombardiers s’éloignaient et que le tumulte s’apaisait de toutes parts, Hubert nota, sans y accorder d’importance, que la radio s’était tue. Il roula sur le dos, ses pieds accrochèrent quelque chose sous le tableau de bord. Il les dégagea et renversa la tête pour regarder le ciel par la lunette arrière. Les bombardiers anglo-français ne semblaient avoir rencontré aucune résistance. C’était étrange, cette façon qu’avaient les Égyptiens de recevoir tous les coups sans riposter et de crier tout de même victoire…
  
  Narriman se redressa sur un coude, l’oreille tendue et remarqua :
  
  — Tu as éteint la radio ?
  
  — Non. Elle s’est arrêtée toute seule.
  
  — Je voudrais bien savoir ce qui s’est passé.
  
  Hubert se mit assis et tripota les boutons. Il réussit à accrocher quelques postes lointains sur une autre longueur d’ondes ; mais radio Le Caire ne parlait plus.
  
  — Ils ont peut-être démoli la station (13), suggéra-t-il.
  
  — Ce n’est pas possible, voyons ! protesta Narriman.
  
  — Nous avons peut-être arraché quelque chose avec nos pieds ; cette voiture est si petite.
  
  Elle lui toucha la main.
  
  — Tu veux regarder ? Je voudrais bien savoir où ils ont bombardé…
  
  Il ouvrit la portière, mit pied à terre, prit une lampe de poche qu’il avait remarquée dans la boîte à gants et se glissa en arrière le long des sièges pour examiner l’envers du tableau de bord.
  
  À première vue, il n’y avait rien de cassé. Mais son regard fut soudain retenu par un détail insolite : une petite boîte ronde métallique, portant la marque d’un grand fabricant de films, qui se trouvait fixée contre la tôle par un bout de sparadrap…
  
  Il décolla l’objet et le fit adroitement glisser dans sa manche, puis continua de vérifier une à une les connections des fils qui s’enchevêtraient là. Finalement, il se redressa et dit :
  
  — Rien de cassé. Je te dis qu’ils ont dû mettre la station en l’air… C’était d’ailleurs dans la direction.
  
  Elle parut se résigner. Il remit la lampe dans la boîte à gants et se pencha sur sa jolie maîtresse.
  
  — Alors, madame ? Comment vous sentez-vous ?
  
  — Très bien, monsieur. Vraiment très bien… Malheureusement il faut que je rentre. La famille m’attend et l’enterrement est pour demain…
  
  Son visage avait pris une expression de tristesse pour parler d’enterrement. Hubert ne put s’empêcher de sourire. Il fit semblant de chercher son mouchoir dans sa poche et en profita pour y faire descendre la petite boîte dissimulée dans sa manche. Puis il aida Narriman à se relever et remonta les dossiers des sièges.
  
  Quelques minutes plus tard, ils roulaient de nouveau vers le centre. Hubert, qui réfléchissait, demanda soudain :
  
  — Je suis navré de te reparler de ça, mais… le soir où ton mari s’est rendu à ce fatal rendez-vous, quelles instructions t’avait-il données, exactement ?
  
  Elle répondit sans hésiter :
  
  — Il m’avait dit que s’il me téléphonait d’apporter le paquet, je devais le prendre dans le coffre et venir avec ma voiture le déposer dans la boîte aux lettres du 36, Shari Hasan Pasha Sabri. C’est une dahabièh…
  
  — Je sais. Ensuite ?
  
  — Ensuite, je devais laisser ma voiture là et repartir avec la sienne, l’Oldsmobile, que je devais trouver dans les parages, avec des clés sur le tableau.
  
  — Quelle raison avait-il donnée pour ce changement de voitures ?
  
  — Il avait peur d’être suivi après la tractation et disait que les autres chercheraient une Oldsmobile et non une petite Volkswagen.
  
  Hubert ne dit rien. Après quelques instants, elle ajouta :
  
  — Il avait aussi prévu qu’on pourrait l’obliger à téléphoner sous la menace. Il devait alors m’appeler simplement Narriman et non pas « chérie » ; et je ne devais pas bouger…
  
  Hubert ne l’écoutait plus. De l’autre côté du pont, il demanda soudain :
  
  — Veux-tu me déposer à proximité de l’ambassade des États-Unis ? Je dois rencontrer par là un informateur… Nous sommes très anxieux de savoir ce qu’ils vont faire…
  
  — Ils semblent nous soutenir ? répliqua-t-elle en virant à droite.
  
  — Oui. Mais ils sont tout de même les alliés des agresseurs !
  
  Ils discutèrent politique, Hubert adoptant l’optique qu’elle lui prêtait forcément, jusqu’à ce qu’il lui indiquât l’endroit où il voulait descendre. Elle arrêta la voiture et lui tendit ses lèvres.
  
  — Je ne pourrai probablement pas te revoir demain, se plaignit-elle.
  
  — Je sais, répondit Hubert. L’enterrement…
  
  — Oui. Mais appelle-moi après-demain, vers dix heures. Tu veux ?
  
  — Bien sûr, mon cœur. Au revoir…
  
  Il l’embrassa une dernière fois et la quitta.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert lisait le bulletin d’écoute des radios étrangères, lorsque Bug revint du laboratoire, très excité.
  
  — C’est formidable ! annonça-t-il. Je crois que tu as mis la main sur quelque chose de sensationnel. Viens voir ça…
  
  Il posa sur le bureau le dossier qu’il tenait et attendit que Hubert l’eût rejoint.
  
  — Voilà les agrandissements que nous avons tirés de cette bobine.
  
  Hubert eut un sourire satisfait. C’était des photocopies d’un traité entre l’U.R.S.S. et l’Égypte qui, à première vue, semblait identique à celui qu’ils connaissaient déjà et que Bug était en train de sortir du coffre.
  
  Ils mirent les deux documents l’un à côté de l’autre : même papier, même format, mêmes entêtes, même typographie et mêmes signatures à la fin. Seuls, les textes étaient différents et le nouveau, beaucoup moins anodin que l’ancien.
  
  — Si j’y comprends quelque chose, je veux bien être pendu ! avoua Bug.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Moi, je peux t’expliquer. La boîte volée par Youssouf dans le coffre des Ferdane était réellement vide. Ferdane avait craint que sa femme l’ouvrît, cédant à la curiosité, et il avait inventé toute une mise en Scène. Narriman laissant sa voiture pour repartir avec l’autre, Ferdane aurait récupéré le film sous le tableau de bord de la Volkswagen où il l’avait fixé lui-même… après que je lui aurais montré les photos.
  
  — Ça, je comprends, dit Bug. Mais l’origine du film que nous avons trouvé chez Youssouf ?
  
  — C’est également très simple. Tu sais que Youssouf travaillait pour le colonel Sarraj, le chef du 2e Bureau syrien. Tu sais aussi que le chef de l’État syrien se trouve actuellement à Moscou, en train de négocier un accord avec les Russes. Il lui serait évidemment d’un grand secours de connaître les détails du traité secret russo-égyptien, soit pour s’en inspirer, soit pour juger de la bonne foi de ses interlocuteurs…
  
  — Évidemment.
  
  — Mais le « Centre » a noyauté les services de Sarraj…
  
  — Lui-même est pro-soviétique.
  
  — D’accord. Mais il y a une grande marge entre pro-soviétique et à la solde des Soviets. Sarraj est ultranationaliste et joue la carte russe pour les mêmes raisons que la joue Nasser.
  
  — Admettons.
  
  — Donc, le « Centre » a fait entrer certains de ses agents dans les services de Sarraj. Hassan Effendi était un de ceux-là. J’ai eu affaire à lui en Turquie, voici quelques années et je le connais (14). Hassan Effendi dirigeant ici la mission destinée à s’emparer du texte de l’accord russo-égyptien a prévenu Moscou, qui a fabriqué un magnifique faux ayant toutes les apparences de l’authenticité et en a envoyé une photocopie à Hassan. Si Youssouf parvenait à se procurer une copie du vrai, Hassan devait le détruire et transmettre à Damas celle que lui avait fournie le « Centre ». Ainsi, Sarraj n’aurait su que ce que Moscou voulait bien lui laisser savoir, c’est-à-dire pas grand-chose. Et c’est cette copie de faux que nous avons trouvée chez Youssouf… Je suppose que Hassan Effendi, ayant acquis la certitude que Youssouf ne lui avait pas menti, a inventé une combinaison machiavélique pour terminer l’affaire au mieux des intérêts du « Centre ». Il a dû faire semblant, en présence des deux autres, de découvrir le microfilm dans un endroit quelconque de la maison. Il aurait tué Youssouf, qui ne valait d’ailleurs guère mieux quand vous êtes arrivés et tout était dit. Le lendemain, Damas recevait le document que Youssouf avait essayé de soustraire. Tu piges ?
  
  — Tu as probablement raison.
  
  — Sûrement.
  
  — C’est bien ce que je voulais dire.
  
  Bug décortiqua une tablette de chewing-gum et se la fourra dans la bouche.
  
  — Tout est bien qui finit bien, dit-il d’une voix pâteuse.
  
  Hubert prit un exemplaire des faux, en fit un rouleau, mit un élastique autour et le glissa dans une poche intérieure de sa veste.
  
  — Je le garde pour mon petit musée, dit-il.
  
  — Eh là ! protesta Bug. Il me le faut pour joindre au rapport.
  
  — Tu as le film, fais-en tirer un nouveau jeu.
  
  Le téléphone sonna. Bug décrocha, dit « Allô ! », écouta un instant et tendit le combiné à Hubert.
  
  — C’est pour toi.
  
  Hubert prit l’appareil.
  
  — Allô !
  
  — C’est toi, Hube ?
  
  Il reconnut aussitôt la voix de Leïla.
  
  — Oui, mon cœur. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
  
  — Il faut que je te voie le plus vite possible, Hube. Tout de suite ! Viens tout de suite, je t’en prie…
  
  Elle avait peur. Cela se sentait. Hubert fronça les sourcils.
  
  — Explique-toi…
  
  — Je ne peux pas, Hube. Si tu as un peu d’affection pour moi, viens tout de suite.
  
  — Si tu me prends par les sentiments… J’arrive.
  
  Il raccrocha.
  
  — C’est Leïla, elle veut me voir d’urgence. Bug regarda sa montre.
  
  — Grouille-toi, si tu veux arriver avant le couvre-feu…
  
  — J’y cours. À bientôt !
  
  Il quitta la pièce en coup de vent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Leila ouvrit la porte. Hubert entra sans hâte, en se tenant sur ses gardes. Leila referma.
  
  — J’avais tellement peur que tu ne puisses pas arriver avant le couvre-feu, dit-elle.
  
  — Que se passe-t-il ?
  
  — Viens. Je vais t’expliquer…
  
  Elle l’entraîna à travers les salons.
  
  — Comment va ton mari ?
  
  — Il est à la clinique. Il va bien.
  
  Cela semblait être le cadet de ses soucis. Elle entra dans le boudoir bleu, le laissa passer et repoussa la porte.
  
  — Les domestiques sont partis. Nous sommes seuls…
  
  Elle avait l’air si peu tranquille que Hubert se demanda s’il devait la croire. De toute façon, il restait aux aguets et rien ne pouvait le surprendre. Il s’assit de manière à pouvoir surveiller la porte et la fenêtre. Leïla, après une brève hésitation, vint s’asseoir près de lui.
  
  — Voilà, annonça-t-elle, un type est venu me voir… C’est un grand gaillard avec une canine en or, qui se fait appeler Bill…
  
  Bob Jordan ! Hubert se sentit brusquement très intéressé.
  
  — Il m’a demandé de servir d’intermédiaire entre lui et toi, me menaçant des pires choses si je refusais… Il m’a tellement effrayée que j’ai accepté…
  
  — Continue, dit Hubert.
  
  — Il m’a dit que tu savais pour qui il travaillait et que tu devais savoir aussi que ses employeurs étaient prêts à verser une très grosse somme pour avoir connaissance du document que tu as dû trouver… Simplement pour en avoir connaissance… Il prétend que ce ne serait pas une trahison de ta part, puisque ses employeurs sont également des Américains et que leur activité contribue à la richesse de ton pays…
  
  Hubert avait à demi fermé les yeux. Il demanda d’une voix neutre :
  
  — Combien offrent-ils ?
  
  — Cent mille dollars.
  
  Hubert siffla entre ses dents.
  
  — Pas mal, apprécia-t-il.
  
  Puis il resta silencieux. Leïla questionna au bout d’un moment :
  
  — Qu’est-ce que tu en dis ?
  
  Un sourire amical détendit le visage de pirate de Hubert. Il toucha d’un doigt le bout de sparadrap qui marquait son menton et regarda la jeune femme.
  
  — Écoute, chérie… Nous nous connaissons depuis si longtemps, je peux bien te parler à cœur ouvert…
  
  Il fit une légère pause, et reprit :
  
  — Eh bien, voilà… Je connais les méthodes de l’Armaco et je pensais qu’ils essaieraient de me contacter. Aussi, ai-je pris mes précautions… Ayant tiré moi-même les épreuves de la photocopie du traité, je m’en suis réservé une. Il y a une telle pagaille actuellement à l’ambassade que c’était un jeu d’enfant…
  
  Leïla parut soulagée.
  
  — Alors, tu acceptes ?
  
  Il se mit à rire :
  
  — Cent mille dollars n’ont jamais fait de mal à personne. J’ai le document sur moi.
  
  À cet instant précis, la porte s’ouvrit. Hubert bondit sur ses pieds, mais le nouveau venu avait les mains vides et ne paraissait animé d’aucune mauvaise intention. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’allure sportive, avec des cheveux gris coupés en brosse et des yeux couleur de gas-oil ; le type même de l’aventurier bourré de dollars et dénué de scrupules.
  
  — Excusez-moi, dit-il, mais nous avons pensé que vous n’aimeriez pas traiter avec Bill, après ce qui s’est passé entre vous…
  
  — Très aimable à vous, monsieur ?…
  
  — Mon nom importe peu. J’ai entendu votre conversation avec madame… Vous me semblez aussi intelligent que redoutable… Le jour où la C.I.A. vous mettra à la retraite, n’hésitez pas à venir nous trouver. Nous savons payer…
  
  — Je n’en doute pas.
  
  Il restait près de la porte. Leïla n’avait pas bougé. Elle savait de toute évidence qu’il se trouvait déjà dans l’appartement et qu’il devait écouter leur conversation. L’homme reprit :
  
  — Vous comprenez qu’il est de première importance pour nous de connaître les détails de l’accord russo-égyptien qui peut engager tout l’avenir du Moyen-Orient. Nos investissements pour la recherche du pétrole se chiffrent toujours pas milliards et nous avons besoin d’être informés exactement avant d’engager de telles sommes…
  
  — Je comprends parfaitement, approuva Hubert. Maintenant que ma mission est remplie vis-à-vis de mon service, rien ne m’empêche de m’entendre avec vous…
  
  — Madame vous a dit notre prix : cent mille dollars. Il n’est pas à discuter : c’est un maximum.
  
  — Tant pis.
  
  — Montrez-moi le document afin que j’en puisse reconnaître l’authenticité et je vous ferai apporter aussitôt la somme.
  
  — Je vous montrerai seulement le début et la fin. Si vous lisiez tout, vous n’auriez plus besoin de payer… Mais auparavant, laissez-moi m’assurer que vous n’êtes pas armé.
  
  — Tout est d’accord.
  
  — Et n’essayez pas de m’estourbir, il pourrait vous en cuire.
  
  — Je n’ai pas la prétention de réussir là où le grand Bill a échoué.
  
  Hubert approcha prudemment et tâta l’homme sur toutes les coutures.
  
  — Okay ! fit-il, n’ayant rien trouvé. Venez par ici… Vous lisez l’arabe ?
  
  — C’est une des premières choses que nous apprenons dans le métier. Le pétrole parle arabe, monsieur.
  
  Hubert sortit le rouleau de sa poche, ôta l’élastique et montra le premier feuillet à son interlocuteur.
  
  — Vu ?
  
  L’autre prit son temps.
  
  — Vu.
  
  Hubert lui fit voir la dernière page, avec les sceaux, la date et les signatures.
  
  — Vu.
  
  Quelques secondes passèrent.
  
  — Vu.
  
  — Satisfait ?
  
  — Tous les feuillets y sont ?
  
  Hubert les lui montra rapidement, sans lui laisser le temps de lire.
  
  — Parfait, dit l’homme. Attendez-moi quelques minutes.
  
  Il quitta la pièce. Hubert regarda Leïla qui ne semblait pas très fière de son rôle.
  
  — Il a la clé, souffla-t-elle.
  
  — Tu savais qu’il était ici ?
  
  — Oui, bien sûr. Mais j’avais juré de ne pas te prévenir.
  
  — Je m’en doutais, assura Hubert.
  
  Ils restèrent silencieux un moment, puis Hubert demanda :
  
  — Si tu m’offrais un whisky ?
  
  Elle obéit aussitôt, heureuse de pouvoir s’occuper. Ils étaient en train de choquer leurs verres lorsque l’homme reparut, avec une valise de cuir.
  
  — À votre santé, dit-il.
  
  — Merci.
  
  L’homme ouvrit la valise sur le canapé. Elle était pleine de dollars en coupures de vingt.
  
  — Si vous voulez vérifier.
  
  Hubert en prit quelques-unes au hasard et s’assura que les billets étaient authentiques. Puis il feuilleta rapidement les autres, compta les liasses et approuva :
  
  — Je vous fais confiance. Même s’il en manque quelques-uns, je ne ferai pas de réclamations.
  
  — Il n’en manque pas, affirma l’homme. Nous sommes des gens honnêtes…
  
  Hubert eut un sourire caustique.
  
  — Personne n’en doute.
  
  Il remit le document à son interlocuteur.
  
  — Et voilà, monsieur. Une affaire vite traitée…
  
  — C’est comme ça que je les aime.
  
  — Moi aussi. Un whisky ?
  
  — Non merci. Je suis pressé.
  
  — Je comprends ça. Bonsoir, monsieur.
  
  — Bonsoir, monsieur… madame, excusez-moi et permettez-moi de vous rendre vos clés.
  
  Il posa le trousseau sur la table.
  
  — Je vais vous reconduire, dit Leïla.
  
  Elle l’accompagna. Hubert admira le joli tas de dollars qui emplissait la valise. L’Aramco faisait bien les choses : emballage perdu. Hubert se mit à rire. Ils mettraient un certain temps à s’apercevoir que le document était faux. D’ailleurs, pensa-t-il, un faux de cette classe-là valait bien cent mille dollars pour un collectionneur avisé.
  
  Leïla revint, toute souriante.
  
  — Ouf ! fit-elle. Je me sens mieux.
  
  — Je crois, dit-il en s’approchant d’elle, que je vais te faire un beau cadeau. Je te dois bien ça…
  
  Il la prit dans ses bras. Elle leva vers lui son joli visage, ses yeux de biche pétillaient de malice.
  
  — Tu crois ?
  
  — J’en suis sûr.
  
  Il l’embrassa doucement sur les yeux.
  
  — Qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
  
  — Rien, répondit-il. Le couvre-feu est sonné. Je suis cloué ici… Tu vas être obligée de m’accorder l’hospitalité…
  
  — Il n’y a qu’un lit de fait…
  
  — Ce sera suffisant…
  
  — Tu crois ?
  
  — J’en suis sûr.
  
  Elle se haussa sur la pointe des pieds pour lui tendre ses lèvres.
  
  — Alors, murmura-t-elle tendrement, puisque tu en es sûr…
  
  Les sirènes se mirent à hurler, mais ils s’en moquaient bien. Ils étaient déjà sur le divan lorsque les lumières s’éteignirent.
  
  Alors !…
  
  FIN
  
  Décembre 1956.
  
  
  
  
  
  1 Central Intelligence Agency, service central de renseignements U.S.
  
  2 Une des républiques soviétiques les plus méridionales, ayant des frontières communes avec l’Afghanistan et le Sin-Kiang. Population musulmane.
  
  3 Lire Inch’Allah, du même auteur.
  
  4 Bâtiment en forme de pentagone, à Washington, qui abrite les services du ministère de la Défense, et par extension, le ministère de la Défense lui-même.
  
  5 curiosités du Caire. Ce sont des maisons flottantes, la plupart montées sur caissons et immobiles, d’autres étant des sortes de yachts massifs, pouvant se déplacer. Les dahabièh ont des mouillages numérotés sur les rives du bras du Nil enserrant l’île de Gézira et sont reliées au téléphone et au courant électrique. Elles appartiennent à de riches Égyptiens qui viennent y chercher un peu de fraîcheur pendant l’été.
  
  6 Intelligence Service. S.R. anglais.
  
  7 Robe tombant jusqu’aux pieds, portée par la grande masse du peuple égyptien. Ressemble souvent à une chemise de nuit.
  
  8 Federal Bureau of Investigation. Équivalent américain de notre Sûreté nationale.
  
  9 Argot américain.
  
  10 Lire Ombres sur le Bosphore, du même auteur.
  
  11 Effendi : titre de respect, en Turquie, équivalent du « Monsieur » français. Effendi se place après le nom, comme Pacha, ou Bey (Soliman Pacha, Ahmed Bey, etc.).
  
  12 C’est ainsi que l'on appelle familièrement dans les milieux de l’espionnage, le G.R.U., ou service central de renseignements soviétique.
  
  13 Radio Le Caire fut effectivement bombardé et réduit au silence dans la soirée du 2 novembre, pendant une émission d’informations.
  
  14 « Ombres sur le Bosphore », aux mêmes éditions.
  
  
  
  
  
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