M. Smith, tout seul dans son grand bureau fraîchement repeint en rouge orangé, lisait attentivement le bulletin de synthèse journalier qui venait de lui être apporté, comme chaque matin.
M. Smith n’était pas gai. Les traits de son visage gras et mou étaient orientés vers le bas, trahissant l’impression pessimiste que le chef de la C.I.A. (1) tirait de la lecture des renseignements secrets arrivés depuis la veille de tous les coins du monde.
Le monde était de nouveau malade. Les Hongrois s’étaient révoltés contre leur régime et le Moyen-Orient bougeait. Des agents européens signalaient une soudaine et importante augmentation des échanges télégraphiques entre Paris et Israël. Quelque chose de pas très catholique était en route par là, mais les Français, et leurs associés anglais dans l’affaire de Suez, avaient promis au Président de ne rien faire avant les élections…
M. Smith continua de lire, mouillant de temps à autre un de ses doigts boudinés pour tourner une page. Ses petits yeux de myope étaient à peine visibles derrière les verres épais de ses lunettes.
De Hongrie, en plus des nouvelles sur la révolte, on signalait que des soldats russes musulmans gardaient l’aérodrome secret d’Ujkigyos, construit pour les bombardiers atomiques soviétiques, et que l’on avait observé depuis le 15 août, à partir de ce terrain, un trafic intense d’avions de transport à destination de l’Égypte…
Un agent permanent en Afghanistan révélait qu’une brigade de parachutistes musulmans avait été constituée par les Russes en Tadjikie (2) et que des tracts distribués à ces soldats d’élite leur promettaient des primes importantes s’ils acceptaient de partir comme volontaires pour certains pays arabes du Moyen-Orient.
À la page suivante, M. Smith lut qu’un court entrefilet relevé dans la revue Soviet Flotte confirmait que Crabb, l’homme-grenouille anglais, avait bien trouvé la mort en espionnant l’Ordionikidze…
La sonnerie de l’interphone se déclencha. M. Smith allongea le bras, pressa un bouton sur un tableau de bakélite noire et dit :
— J’écoute.
Une voix nasillarde sortit d’un haut-parleur invisible :
— O.S.S. 117 est là, monsieur.
— Bien, faites-le entrer.
M. Smith pressa de nouveau le bouton afin de couper la communication. Puis il tira de son gousset une petite peau de chamois, ôta ses lunettes, souffla sur les verres et se mit à les nettoyer. Il n’avait pas encore terminé cette délicate opération lorsque la porte glissa silencieusement de côté pour laisser entrer le visiteur.
Grand, solidement bâti, la lèvre supérieure ornée d’une moustache, le regard bleu et froid, Hubert Bonisseur de la Bath, alias O.S.S. 117, correspondait assez bien à l’image que chacun peut se faire d’un de ces condottieri du Moyen ge pour qui l’aventure était la seule raison valable de vivre, et de mourir.
Il salua familièrement son chef d’un geste de la main.
— Hello !
Et se laissa tomber dans un des fauteuils de cuir disposés en demi-cercle devant le bureau. M. Smith remit lentement ses lunettes en place et regarda Hubert.
— Comment va, vieux garçon ?
— Très bien, merci. L’œil est vif et les urines sont claires.
M. Smith consentit à sourire. Il demanda, de sa voix onctueuse de prélat :
— Que pensez-vous de la situation internationale ?
Hubert fit une affreuse grimace.
— Je pense qu’un certain nombre de gens importants, sur cette planète, sont en train d’accumuler les âneries et que tout ça risque de se terminer plutôt mal. Je pense aussi que ce n’est pas encore demain qu’il y aura du chômage dans la profession !
M. Smith hocha silencieusement sa grosse tête pour exprimer son accord, et reprit :
— Êtes-vous prêt à partir ?
— Je suis toujours prêt, monsieur. Vous le savez bien.
Il y eut un bref silence. Hubert risqua :
— La Hongrie ?
— Non, vieux garçon. Nous avons là-bas tous les observateurs qu’il nous faut et nous ne pouvons rien faire… Non ! Vous allez en Égypte.
— Aïe ! fit Hubert, à qui le mot rappelait de pénibles souvenirs (3).
M. Smith fit semblant de n’avoir pas entendu et poursuivit :
— Ce n’est pas une mission facile que je vais vous confier. M. Nasser, à plusieurs reprises, s’est référé dans ses conversations avec des représentants de l’O.N.U. à un accord secret qui aurait été signé par Chepilov et par lui-même en février dernier. Nous avons d’abord cru à un bluff, mais divers recoupements sont venus confirmer la chose et nous sommes certains, maintenant, que la Russie et l’Égypte sont bien liées par un traité clandestin. Il nous faut le texte de cet accord afin de pouvoir ajuster notre politique au Moyen-Orient. Il nous le faut le plus rapidement possible…
— Okay ! répliqua simplement Hubert. Je vais m’en occuper… Si vous croyez que je suis le type qu’il faut pour réussir ça…
M. Smith avait choisi un cigare dans un coffret de bois de cèdre. Il l’alluma sans se presser, souffla un nuage de fumée vers le plafond et dit :
— Vous êtes le type qu’il nous faut et je vais vous expliquer pourquoi… Vous souvenez-vous de Leïla Hassani ?
Hubert fronça les sourcils. Le nom lui rappelait vaguement quelque chose.
— Leïla ?…
M. Smith précisa, avec une pointe d’irritation dans la voix :
— Vous l’avez connue à Suez, à une époque où vous trouviez plaisant de couper les oreilles de gens que vous preniez à tort pour des adversaires. Rappelez-vous : j’avais été obligé de vous mettre à pied, sans solde, et vous en avez profité pour vous rendre au Liban avec cette jeune femme. Vous êtes resté trois semaines avec elle et, si mes renseignements sont exacts, vous couchiez dans le même lit…
Hubert leva la main.
— N’en jetez plus. Je m’en souviens parfaitement. Excusez-moi, je n’ai pas la mémoire des noms. Dans ce fichu métier, tout le monde change de nom comme de chemise ; alors, on finit par n’y plus accorder d’importance.
— Pourvu que vous ayez la mémoire des visages, cela suffit. Dans quels termes vous êtes vous quittés, Leïla et vous ?
Hubert haussa lentement les épaules et fit la moue.
— Eh bien… je ne me rappelle plus très bien, mais je suppose que j’ai dû lui raconter que j’étais obligé de partir et que je ne pouvais pas l’emmener, mais que je reviendrais sûrement la chercher avant peu…
— Ouais ! fit M. Smith. Elle vous a attendu deux mois à Beyrouth, puis elle a repris le chemin du Caire en pleurant. Il y a trois ans de cela. Elle s’est consolée depuis… Elle s’est même mariée…
— Ah ! fit Hubert. J’espère qu’elle est heureuse. Elle le mérite…
M. Smith haussa les épaules.
— Jésuite, va !… Il semble qu’elle ait fait un mariage de raison. Vous vous rappelez qu’elle était veuve et qu’elle avait une fille d’un premier mariage ?
— C’est vrai, oui.
— Son nouveau mari est fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, au Caire. Assez bien placé…
— Je commence à voir clair…
— Bien sûr ! Vous allez partir pour Le Caire et reprendre contact avec Leïla…
— Je lui dirai que j’ai été retenu plus longtemps que je ne pensais et je lui reprocherai de ne pas m’avoir attendu…
— Vous vous débrouillerez comme vous voudrez, mais vous avez compris que cette jeune femme représente le premier maillon de la chaîne qui doit vous conduire au texte de l’accord secret russo-égyptien…
— Okay ! Si mes souvenirs sont bons, c’est un très joli maillon. J’espère seulement qu’elle n’a pas engraissé de vingt kilos. Avec ces Égyptiennes, on ne sait jamais…
— Je peux vous rassurer tout de suite, répliqua M. Smith en ouvrant un dossier à portée de sa main. Voici une photo d’elle, prise la semaine dernière…
Hubert se leva pour saisir la photo que lui tendait M. Smith. Il reconnut tout de suite la très jolie jeune femme brune, photographiée à son insu, marchant sur un trottoir inondé de soleil. Elle était vêtue d’une robe blanche et paraissait aussi mince, aussi remarquablement faite que trois ans plus tôt.
— Elle n’a pas changé, dit-il. J’accepte la mission…
— Eût-elle engraissé de trente kilos, rétorqua froidement M. Smith, le coup eût été le même.
Hubert leva les yeux au plafond.
— Allah est bon pour moi ! soupira-t-il.
— J’en ai l’impression.
— Elle habite toujours le même appartement ?
— Oui, pourquoi ?
— Je reconnais l’endroit. Le coin de Shari Salâh El Dîn et de Shari El Gabalâya, dans l’île de Gézira.
— Oui, l’appartement de son mari était plus petit et moins cossu que le sien. Ils se sont installés chez elle.
— Comment s’appelle-t-elle, maintenant ?
— Son mari s’appelle Ahmed Rahman.
— Quel âge a-t-il ?
— Cinquante-deux ans. Grosse fortune.
— Bon. Je pars quand ?
— Demain. Il faut faire vite. Ça sent le brûlé, là-bas. Israël est en train de mobiliser discrètement. Nous recevons journellement des rapports à ce sujet. Des écoles, des boutiques ferment parce que l’instituteur ou le commerçant a été rappelé. Ils essaient encore de tenir ça secret, mais ce n’est déjà plus possible…
— En ce qui me concerne, assura Hubert, je ne verrai pas d’un mauvais œil que le père Nasser se fasse flanquer une raclée.
— Le Pentagone (4) non plus. Mais le département d’État est d’un avis différent. La politique a ses raisons, que la raison ignore…
— Okay ! Je pars donc demain. Avec quelle couverture ?
— Nous en avons préparé deux. Nous choisirons au dernier moment, selon l’évolution des événements. Il peut se passer bien des choses d’ici demain… Allez toujours préparer vos valises. Howard vous remettra demain matin vos instructions détaillées…
CHAPITRE II
Le soleil brillait haut dans le ciel et il faisait encore très chaud pour la saison. Au volant d’une Ford jaune décapotable qu’il venait de louer, Hubert tourna à gauche, juste avant le pont El Zamâlik et s’engagea dans Shari El Gabalâya.
Les eaux limoneuses du Nil brasillaient à droite. Un bateau plat lourdement chargé glissait dans le courant ; les hommes qui le montaient s’affairaient fébrilement à descendre le double mât en forme de « V » pour franchir le pont. Amarrées tout le long des deux rives, les dahabièh (5) semblaient monter une garde silencieuse. Hubert arrêta sa voiture dans l’ombre des flamboyants plantés sur le trottoir du côté de l’eau et coupa le contact. De cet endroit, il pouvait surveiller l’entrée du grand immeuble ultramoderne, bordé derrière par Shari Salâh El Dîn et Shari Shagaret El Durr.
C’était dans cet immeuble qu’habitait Leila Hassani, devenue maintenant Mme Rahman.
Hubert consulta sa montre : une heure et demie. Arrivé le matin même par avion, il avait été surpris de trouver Le Caire aussi calme alors que, sans aucun doute, de graves événements se préparaient et que la tension ne cessait de monter avec Israël.
Les « instructions détaillées » qu’Hubert avait reçues avant son départ indiquaient, entre autres choses plus ou moins importantes, que Leïla et son mari avaient coutume de se rendre chaque jour au Gézira Sporting Club, aussitôt après le déjeuner, et d’y rester jusque vers quatre heures et demie. Presque toute la haute société du Caire faisait de même, les bureaux ne rouvrant leurs portes qu’à cinq heures. Et, alors que leurs maris allaient travailler, ces dames se retrouvaient de nouveau dans d’autres clubs, peu sportifs ceux-là, pour jouer au bridge ou à la canasta. Curieuse existence !
Un domestique nubien, vêtu d’une longue robe blanche serrée à la taille par une large ceinture rouge, et coiffé d’un fez, apparut soudain sur le trottoir, venant d’une dahabièh amarrée en contrebas. Il regarda de part et d’autre de la rue, comme s’il attendait quelqu’un, eut son attention retenue quelques instants par Hubert, puis tourna les talons et redescendit vers la maison flottante.
Un moment plus tard, un gros camion bâché passa en trombe, chargé de militaires. Puis deux couples sortirent ensemble de l’immeuble surveillé par Hubert et montèrent dans une De Soto couleur café qui démarra aussitôt.
Il n’était pas tout à fait deux heures lorsque Leïla apparut, suivie d’un gros homme vêtu de gris. Leïla était une petite femme mince, adorablement faite, très brune, le teint mat, avec de grands yeux de biche et des gestes vifs et gracieux. Elle portait une très jolie robe bleu clair, avec des chaussures, un sac et des gants assortis. Hubert la trouva ravissante et ne s’étonna plus d’être resté trois semaines avec elle à Beyrouth ; ce qui constituait, dans sa vie amoureuse, une sorte de record.
Le couple monta dans une énorme Cadillac noire découverte. L’homme prit le volant, jeta un bref regard en arrière et démarra. Les cheveux noirs et courts de Leïla dépassaient tout juste au-dessus du dossier de cuir de la banquette.
Hubert lança le moteur de la Ford et partit doucement derrière eux, à une centaine de mètres de distance. Ils passèrent devant l’Aquarium. Ahmed Rahman conduisait lentement, un bras appuyé sur la portière. Il tourna bientôt à gauche.
Hubert s’arrêta alors, certain qu’ils allaient bien au club, afin de leur laisser le temps de garer la voiture et d’entrer. Il attendit trois minutes, puis repartit.
On lui avait remis une carte d’invité, contresignée par un membre du club. Jusqu’à ce que leur gouvernement eût reconnu l’indépendance de l’Égypte, les Anglais n’avaient jamais admis aucun native sur les pelouses du Gézira Club, créé à leur usage exclusif. Maintenant, les Égyptiens, qui en avaient pris possession, admettaient difficilement les Européens.
Hubert se présenta au bureau et tendit sa carte au secrétaire qui ouvrit son registre.
— M. Franck Adler, de Hambourg… Invité de M. Ratli.
— Exact, dit Hubert en allemand.
— Vous pouvez entrer, monsieur Adler.
— Merci.
Hubert remit sa carte en poche et passa. En fin de compte, les spécialistes de l’organisation des missions à l’étranger de la C.I.A. avaient décidé de lui donner une identité allemande. Les Allemands jouissaient toujours en Égypte d’un prestige intact et, si les choses se gâtaient, un passeport du gouvernement de Bonn vaudrait certainement beaucoup plus qu’un passeport U.S.
Hubert était donc devenu le Herr Doktor Franck Adler, représentant d’une grande fabrique hambourgeoise de produits chimiques. Sa parfaite connaissance de la langue allemande et le fait qu’il avait passé plusieurs mois à Hambourg après la guerre devaient lui permettre de tenir son rôle sans ennuis.
Il aperçut Ahmed Rahman qui se dirigeait vers le terrain de golf avec ses clubs sous le bras, en compagnie d’un grand type aux cheveux noirs frisés qui parlait avec de grands gestes. Leïla n’était plus avec son mari.
Il se dirigea vers le restaurant-bar, puis s’arrêta au seuil de la terrasse, devant la piscine. Quelques tables étaient occupées, protégées du soleil par des parasols. Hubert découvrit Leïla qui lui tournait le dos, assise en compagnie d’une autre femme, également très jolie mais plus ronde, et d’un homme au visage fin et triste orné d’une mince moustache noire.
Hubert avança vers la piscine, dont les eaux bleues étaient d’un calme parfait, et s’assit à une table de façon que Leïla pût le voir.
Un garçon vint lui demander s’il attendait quelqu’un. Il répondit non et commanda un café. Leïla parlait avec sa volubilité coutumière, en s’adressant plus particulièrement à l’homme. Hubert remarqua que celui-ci semblait fasciné par le regard de la jeune femme.
Leïla tourna soudain la tête vers la piscine et aperçut Hubert. Il avait des lunettes noires et elle ne dut pas le reconnaître immédiatement, car elle porta son attention un peu plus loin sans marquer la moindre émotion. Mais, quelques instants plus tard, elle le regarda de nouveau.
Lentement, il ôta ses lunettes et soutint son regard. Alors, elle le reconnut et une grande surprise s’inscrivit sur son joli visage. À ce moment, le garçon revint avec le café et se plaça en écran, si bien que Hubert perdit Leïla de vue pendant près d’une demi-minute. Lorsqu’il put de nouveau la voir, elle fixait l’homme qui lui parlait. Puis soudain, elle éclata de rire et se leva.
— Excusez-moi, dit-elle, il faut que j’aille voir Ahmed. Quelque chose d’important à lui dire, que j’avais oublié.
Ils parlaient en français, comme beaucoup de gens de la haute société cairote. Elle se glissa entre les tables, se dirigeant vers Hubert, et murmura en passant derrière lui :
— Polo.
Elle quitta la terrasse par le côté. Hubert remua consciencieusement son café, puis le but sans se presser. Les deux autres ne parlaient plus, comme si le départ de Leïla leur eût coupé toute inspiration. Hubert se demanda s’il s’agissait d’un couple, puis appela le garçon, paya sa consommation et s’en alla dans la direction opposée à celle que Leïla avait prise.
Deux équipes s’entraînaient sur le terrain de polo. Hubert suivit lentement la piste cavalière en regardant les joueurs évoluer sur leurs chevaux. Il arriva bientôt en vue d’une sorte de tribune rudimentaire, de dimensions restreintes, où se trouvaient quelques personnes intéressées par le polo.
Hubert s’assit en bas, sur un banc de bois et attendit. Cinq minutes s’écoulèrent. Puis une robe bleu clair apparut à gauche et Leïla se trouva soudain près de lui.
— Bonjour, murmura-t-elle, que fais-tu au Caire ?
— Je suis venu te voir.
— Vraiment ?
Il y avait un sarcasme dans sa voix.
— Oui, dit Hubert. Quand je suis retourné à Beyrouth où je t’avais laissée, voici trois ans, tu étais partie. Tu ne m’avais pas attendu…