Kurt Hegendörfer sortit tranquillement de l’immeuble et s’arrêta sur le trottoir pour allumer une cigarette. Bien qu’il fût à peine six heures, la nuit était tombée et de brusques rafales de vent balayaient la pluie qui noyait la ville depuis le matin. Kurt Hegendörfer ajusta son chapeau sur son crâne, releva le col de son imperméable puis redressa la tête en soufflant une volute de fumée.
Les feux passèrent au rouge au coin de Lexington Avenue et de la 51e. Un torrent humain sortit du métro, se rua sur le passage clouté. Aussi loin que l’on pouvait voir, de part et d’autre, les lumières des voitures agglutinées sur l’avenue scintillaient sous la pluie. Kurt Hegendörfer leva les yeux vers l’imposante masse du Waldorf Astoria aux mille fenêtres illuminées. Puis il remonta jusqu’à la 53e…
Thadéus Kérensky attendait au volant d’une Chevrolet rangée à l’entrée du parking. Il vit arriver Hegendörfer. D’un geste machinal, il éteignit la radio. Hegendörfer ouvrit la portière et se glissa sur la banquette. Il referma doucement et dit :
— Quel temps de cochon !
Kérensky l’observait. Kérensky pensait que Hegendörfer était un excellent agent, mais se montrait parfois trop désinvolte.
— C’est fait ? questionna-t-il.
— Bien sûr ! répliqua Hegendörfer.
Il se souleva sur une fesse, fouilla dans la poche de son imperméable et en sortit un trousseau de clés, puis une enveloppe blanche curieusement gonflée. Kérensky prit d’abord les clés et les empocha, puis il saisit l’enveloppe et l’ouvrit pour en examiner le contenu.
— Avez-vous pensé à regarder dans le canon ? demanda-t-il.
— Bien sûr !
Kérensky vida le contenu de l’enveloppe dans le creux de sa main gauche et compta dix balles de calibre 22.
— C’était bien un colt Woodsman Target 22 LR, précisa Hegendörfer. Tout neuf. Je crois bien qu’il n’a jamais servi.
Kérensky remit les balles dans l’enveloppe.
— Eh bien, dit-il, ce sera un baptême. Le baptême du feu.
Hegendörfer ôta la cigarette de ses lèvres et la secoua au-dessus du cendrier du tableau de bord.
— Vous savez, George, cette histoire m’amuse beaucoup. J’ai toujours rêvé de faire du cinéma et ça, c’est du cinéma.
— Je suis content que ça vous plaise, Jack, mais je vous recommande tout de même de prendre ça très au sérieux. Aucune erreur ne vous sera permise…
Hegendörfer ignorait que son voisin s’appelait Thadéus Kérensky. Il le connaissait seulement sous le nom de code de George. De son côté, Kérensky appelait toujours Hegendörfer de son pseudonyme : Jack ; mais Kérensky, lui, savait le vrai nom de Kurt Hegendörfer. Dans l’organisation, Kérensky était placé au-dessus de Hegendörfer.
— Je ne ferai pas d’erreur, assura celui-ci.
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Le taxi s’arrêta devant le 573 Lexington Avenue. Le chauffeur annonça le prix, puis l’inscrivit sur sa feuille de route. Véra Tamvakis paya, puis descendit, tirant derrière elle une lourde valise en peau de porc bourrée à craquer.
Elle bouscula des passants sur le trottoir, pénétra dans le hall et se dandina jusqu’à la porte de l’ascenseur, tenant son lourd bagage à deux mains devant elle.
Véra Tamvakis était une petite femme brune de vingt-huit ans, avec un joli corps et de magnifiques yeux clairs qui faisaient les trois quarts de son charme. Elle se regarda en montant dans le miroir de l’ascenseur, essuyant avec son doigt les gouttes de pluie restées sur son mince visage. Puis elle consulta sa montre : six heures cinq, et pensa que Rocky ne serait pas là avant une bonne demi-heure. Elle aurait le temps de prendre un bain et de se refaire une beauté pour l’accueillir. Elle attendait beaucoup de cette reprise de contact après une absence de quinze jours. Rocky ne lui avait écrit que deux lettres assez froides et personne n’avait répondu au téléphone les quatre matins où elle avait appelé, de bonne heure.
Elle sortit péniblement au cinquième étage et jura parce qu’elle avait égratigné sa valise sur la porte métallique. Le cœur battant, essoufflée, elle parcourut le couloir, atteignit l’appartement, posa la valise et chercha ses clés dans son sac.
Vingt secondes plus tard, elle était à l’intérieur, heureuse d’être revenue. Elle alluma partout et passa dans toutes les pièces, comme pour reprendre possession de ce cadre qu’elle considérait comme le sien. Tout était propre et net, trop propre et trop net, peut-être…
Véra revint dans l’entrée chercher sa valise et gagna sa chambre. Elle se débarrassa de son chapeau, de son manteau, puis de ses souliers qui lui faisaient mal aux pieds. Elle se répétait qu’elle ne devrait faire aucun reproche à Rocky. Elle était décidée à se montrer, au contraire, très, très gentille.
La jeune femme aperçut le téléphone sur la table de chevet et eut envie d’appeler Helen Haigh, sa meilleure amie. Elle s’assit au bord du lit, composa le numéro. La sonnerie vibra longuement et Véra s’apprêtait à raccrocher lorsqu’Helen Haigh répondit enfin :
— Allô, j’écoute.
D’un ton excédé.
— Allô, chérie ! C’est moi, Véra !
Un silence. Véra eut l’impression que son amie n’avait pas entendue et répéta :
— C’est moi, Véra !… Véra !… Tu es sourde ?
— Je ne suis pas sourde, répondit lentement Helen Haigh. D’où appelles-tu ?
— Mais… de l’appartement… De Lexington… Je viens de rentrer. À l’instant.
— Tu viens de rentrer. Mais… Rocky n’en sait rien.
— J’ai essayé de l’appeler ce matin, il n’a pas répondu. Comme ça, il aura la surprise…
— Et…
Silence.
— Quoi ? demanda Véra, brusquement reprise par l’angoisse.
— Rien. Il sera sûrement très heureux de te revoir.
— L’as-tu rencontré, ces temps-ci ?
— On se téléphonait de temps en temps.
— Il ne t’a pas semblé… bizarre ?
— Non, pourquoi ?
— Mais qu’est-ce que tu as ? Tu n’es pas comme d’habitude, tu n’as pas l’air heureuse de me savoir là… Helen, tu me caches quelque chose. Rocky était si froid dans ses lettres… Il a une autre femme et tu le sais.
Helen Haigh se mit à rire, mais son rire sonnait faux.
— Rocky a beaucoup de femmes, tu le sais.
— Je ne parle pas de ça.
— Écoute, il faut que je parte. Un rendez-vous important. Je te rappellerai après le dîner et si je peux je passerai te voir. Okay ?
— Okay.
Helen Haigh avait raccroché. Véra Tamvakis en fit autant, d’un geste las. Le démon du doute et de la jalousie l’avait reprise. Helen savait quelque chose et il faudrait bien qu’elle parle.
Véra eut envie d’appeler le bar de Broadway où Rocky avait ses habitudes à l’heure de l’apéritif. Puis elle se ravisa. Elle décida d’éteindre toutes les lumières et de se cacher lorsqu’il arriverait, afin de le surprendre. Elle pensait que ses réactions sous l’effet du choc pourraient lui apprendre beaucoup. Il n’aurait pas le temps de se composer un masque…
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Au volant de sa Corvette blanche, Rocky Raymaker pénétra lentement dans le parking de la 53e Rue. Il adressa un signe de la main au gardien noir et passa tout près de la Chevrolet dans laquelle attendaient Kérensky et Hegendörfer ; mais il ne les vit pas.
Il mit son chapeau, releva le col de son imperméable, descendit de la voiture et marcha vers la sortie. Il avait un arrangement au mois avec le gardien qui ne lui donnait jamais de ticket. Les mains dans les poches, il tourna le coin de Lexington.
Il était préoccupé. Quelqu’un lui avait téléphoné le matin même pour lui demander un rendez-vous de la part de Tony, de San Francisco. Rocky n’avait pas vu Tony depuis sept ou huit ans, mais ce n’était pas ça qui l’inquiétait. L’homme, un certain Jack, l’avait appelé chez Helen Haigh, alors que personne ne devait encore savoir…
Quelqu’un lui toucha le bras.
— Hello, Rocky ?… Je suis Jack.
Rocky Raymaker s’immobilisa et regarda le visage souriant de son interlocuteur. Il n’avait jamais vu ce grand type blond aux yeux pâles, aux lèvres minces, au nez long et pointu.
— Comment me connaissez-vous ? demanda-t-il en dégageant son bras.
L’autre accentua son sourire. Ils se remirent à marcher, car ils bouchaient le passage et les gens les bousculaient.
— Je suis à New York depuis huit jours, expliqua Hegendörfer. Tony vous a perdu de vue depuis longtemps et il m’avait recommandé de prendre certaines précautions, enfin… de me renseigner un peu avant de vous approcher.
Il se mit à rire, comme s’il venait de raconter une blague. Raymaker le regarda, étonné.
— Qu’est-ce qu’il craignait, Tony ? questionna-t-il. Que je sois devenu flic ?
Hegendörfer haussa les épaules.
— Je n’en sais rien et je m’en fous. Moi, je fais ce qu’on me dit.
Ils atteignirent la 52e Rue. Hegendörfer balança le buste en demi-rotation pour éviter une baleine de parapluie qui avait un instant menacé son œil. Raymaker se dit que cet homme-là devait être d’une souplesse exceptionnelle et qu’il avait sûrement pratiqué la danse, ou le judo.
— Qu’est-ce qu’il me veut, Tony ? demanda-t-il.
Les feux changèrent. La file de voitures s’immobilisa devant eux et ils furent entraînés par la foule sur le passage clouté. Sur l’autre trottoir, Raymaker constata qu’il n’avait pas obtenu de réponse. Un gros homme à lunettes, aveuglé par la pluie, le bouscula. Raymaker l’insulta. Hegendörfer se remit à rire.
— Bravo ! dit-il. Tony m’avait dit que vous étiez champion du monde d’argot et j’étais un peu étonné de vous entendre parler si correctement…
Raymaker fit rouler ses épaules et le col relevé de son imperméable repoussa le bord de son chapeau.
— J’ai connu un champion du monde de course à pied, répliqua-t-il. Eh bien, excepté sur les stades, je l’ai toujours vu marcher comme tout le monde.
Ils étaient arrivés.
— C’est ici, indiqua Raymaker.
Il s’aperçut que son interlocuteur s’était arrêté avant lui. Ils entrèrent dans l’immeuble. Une jolie blonde, grande et mince, l’allure d’un mannequin, attendait l’ascenseur. Elle sourit à Raymaker.
— Hi ! Rocky…
— Hi ! Debbie…
Elle regarda Hegendörfer, mais Raymaker ne fit pas les présentations. Ils montèrent ensemble dans l’ascenseur. La jeune femme sortit au quatrième étage.
— Qui est-ce ? demanda Hegendörfer. Elle fait partie de la troupe ?
Raymaker prit un air candide.
— Quelle troupe ?
— Ne faites pas l’idiot, Rocky, nous sommes du même bord.
Raymaker hésita brièvement.
— C’est une cover-girl, répondit-il. Elle habite au-dessous de chez moi. On se rencontre de temps en temps. Bonjour, bonsoir, rien de plus.
L’ascenseur s’arrêta de nouveau. Hegendörfer était ennuyé que la locataire du dessous fût maintenant chez elle, mais il se rassura en pensant que l’immeuble était bien insonorisé et que de toute façon cela avait été prévu et jugé sans grande importance.
Raymaker ouvrit la porte de l’appartement, retira la clé, fit passer Hegendörfer, alluma, referma la porte. Il renifla, avec l’impression de sentir le parfum de Véra. Mais ce n’était pas possible. Véra était chez sa mère malade à Chicago et elle ne serait pas rentrée sans prévenir. Et, si elle avait été là, il y aurait eu de la lumière.
— Par ici…
Il conduisit Hegendörfer dans le salon, alluma, puis tira les doubles rideaux devant les fenêtres.
— Quelque chose à boire ? proposa-t-il.
— Non, merci, répondit Hegendörfer en allumant une cigarette.
Raymaker parut surpris, mais n’insista pas. Il était resté devant la fenêtre, près de son bureau placé en angle, face à la porte. Les mains dans les poches, Hegendörfer fit quelques pas vers le centre de la pièce, regardant le tapis de haute laine.
— Vous m’avez demandé tout à l’heure ce que Tony vous voulait… Je vais vous le dire.
Un silence. Raymaker s’approcha du bureau, prit un Burns dans un pot d’opaline, saisit un briquet…
— Vous le savez, je me suis renseigné, continuait Hegendörfer. Vous avez monté à New York le meilleur réseau de call-girls de toute l’Amérique du Nord. C’est vrai ?
Raymaker alluma son cigare, reposa le briquet, regarda Hegendörfer et ne répondit pas. Les deux hommes s’observèrent un instant. La sirène d’une voiture de police domina soudain le grondement de la ville qui leur parvenait assourdi. Comme tous ceux qui vivent en marge des lois, ils étaient habitués à certains bruits et ils tendirent l’oreille, retenant leur souffle, avec un parfait ensemble. La sirène se tut, puis reprit deux secondes plus tard, avec une intensité moindre. Ils comprirent qu’elle s’éloignait et se détendirent. Hegendörfer sourit, sortit une main de sa poche pour ôter sa cigarette de sa bouche et enchaîna :
— Tony estime que les choses se sont bien goupillées pour vous, Rocky, mais que vous n’avez pas les reins assez solides pour tenir longtemps une affaire pareille…
La tension était revenue, accrue, sur le visage de Raymaker.
— Je n’ai rien à foutre des estimations de Tony, répliqua-t-il durement. Qu’il s’occupe de ses oignons.
Hegendörfer souriait toujours. Il retourna la cigarette dans ses doigts, feignant de l’examiner avec intérêt.
— Tony n’est pas un homme que l’on peut envoyer faire foutre comme ça, fit-il remarquer avec une soudaine douceur.
— Je ne suis pas allé le chercher.
— Que ce soit vous qui le cherchiez ou que ce soit lui qui vous cherche ne change rien au problème. Tony a décidé de vous aider à conduire votre affaire et une pareille chance ne se refuse pas.
Raymaker écrasa son cigare dans un cendrier de cristal. Ses doigts tremblaient légèrement et une boule d’angoisse lui pesait sur l’estomac. Il avait longtemps redouté quelque chose comme ça ; mais, à mesure que sa puissance augmentait, cette crainte l’avait quitté.
— À New York, répliqua-t-il, on m’appelle Haymaker (1). Tony n’aurait pas dû l’oublier.
— Tony n’oublie jamais rien. Il sait simplement que l’habit ne fait pas le moine, pas plus qu’un surnom ne fait l’homme. Tony veut prendre une part dans votre affaire et je vous conseille de lui donner ce qu’il veut, de bon gré. Personne ne peut souhaiter faire la guerre à Tony.
— Tony est à Frisco. Ce n’est pas la porte à côté.
— Il enverra du monde.
— Retournez là-bas et dites-lui que je l’emmerde.
Hegendörfer tira une bouffée de sa cigarette et fit deux pas en direction de Raymaker.