La grande salle du palais de justice d’Athènes était pleine à craquer. La foule attentive et silencieuse qui s’entassait dans les tribunes réservées au public composait un tableau étrangement disparate. On voyait là des ouvriers endimanchés, des fonctionnaires, des bourgeois, des étudiants, des soldats, des commerçants et même quelques paysans taciturnes venus de leurs campagnes lointaines. Beaucoup de femmes aussi. Et pas seulement les habituelles dames d’âge mûr que l’on rencontre dans tous les tribunaux du monde. Plusieurs élégantes, en tailleur d’après-midi avaient déserté le thé du King’s Hôtel pour assister à ce spectacle captivant qui aurait pu s’intituler : un gala judiciaire.
Depuis trois jours, le retentissant procès des espions rouges passionnait l’opinion.
Pourtant, le matin où le procès avait débuté, les curieux qui se pressaient dans le prétoire avaient éprouvé une certaine déception. Attirés par le côté mystérieux et romanesque de l'affaire, ils avaient ressenti un sentiment de frustration lorsque les six accusés avaient fait leur apparition. L’occasion de contempler, en chair et en os, un véritable espion professionnel, c’est là un événement si exceptionnel que les gens se font forcément des idées. Or, en l’occurrence, les cinq hommes et la femme qui avaient pris place dans le box des inculpés présentaient un aspect d’une banalité déconcertante. Incarcérés depuis sept mois, pas encore adaptés au manque d’air, au manque d’exercice, à la solitude morale et à la nourriture de la prison, ils avaient la mine pâle, défaite, un peu bouffie, et cette expression inquiète, ahurie, qui donnent un air minable à la plupart des détenus.
Par la suite, toutefois, les prisonniers avaient montré qu’ils avaient du cran. Après le réquisitoire implacable de l’Auditeur général, les accusés avaient répondu avec beaucoup de courage aux questions de l’officier supérieur qui présidait le tribunal militaire.
Nicolas Karadis, le principal inculpé, avait non seulement reconnu la matérialité des faits qu’on lui reprochait, mais il en avait réclamé d’emblée la pleine responsabilité. gé de trente-sept ans, solidement bâti, calme et intelligent, Karadis déclarait qu’il avait agi par idéal et par patriotisme. Son système de défense était fort simple : la Grèce étant un pays pauvre, il estimait qu’elle devait rester neutre dans la rivalité russo-américaine. Et, partant de cette conviction, il avait fondé, pour maintenir la balance égale entre l’est et l’ouest, un réseau de renseignements dont la mission consistait à transmettre aux Soviétiques - via la Bulgarie - le maximum d’informations politiques, économiques et militaires. En sa qualité d’ingénieur-civil spécialisé dans le calcul des constructions à ossature rigide, il avait pu entrer en contact avec un organisme para-militaire où il avait finalement introduit deux de ses complices : Constantin Valozek et Georges Nassiadès. Ces deux derniers se trouvaient avec lui dans le box des accusés.
Le dossier des juges contenait deux motifs précis d’inculpation. Primo : le vol des instructions secrètes concernant la mise en état d’alerte de la gigantesque base aéronavale de Kalamaki. Secundo : la communication aux Russes du plan de mobilisation du Q.G. Oriental de l’OTAN en cas de conflit.
Sur ces deux points, les limiers de la Sûreté avaient réussi à mettre la main sur des documents de tout premier ordre. Ces pièces à conviction, parfaitement irréfutables, avaient été découvertes au domicile de la femme Kristina Papadikou, démarcheuse au service d’un Office Immobilier d’Athènes.
Kristina Papadikou, une belle brune de trente-trois ans, aux formes avantageuses, au regard sombre, à la bouche sensuelle, avait pour amant attitré un Serbe, ancien instructeur des maquis de Macédoine, nommé Josef Sarrek. Grand, maigre, chauve, d'une laideur presque fascinante, mais doté d’un tempérament énergique, ce Sarrek assumait les fonctions de directeur technique du réseau Karadis. Bien qu’il frisât la cinquantaine, c'était un individu audacieux et coriace. Il vivait soi-disant aux crochets de sa maîtresse, mais la police était persuadée que c’était un agent rétribué par Moscou. L’enquête n’avait pourtant pas permis de faire la lumière sur ce point.
A ces cinq personnages présentement rassemblés sur le banc des accusés s’en ajoutait un sixième, un petit bonhomme aux cheveux noirs, au teint sombre, aux yeux de myope, un Français originaire de Toulon, installé depuis neuf ans comme dessinateur publicitaire indépendant à Athènes. Il s’appelait Bruno Chassal, était de mère grecque, parlait la langue à la perfection et avait de nombreuses relations dans les milieux de l’industrie et du commerce. L'acte d’accusation avait prouvé que des liens étroits existaient entre Chassal et le réseau Karadis. L’Auditeur général avait versé au dossier de l’instruction une lettre manuscrite du Français par laquelle celui-ci promettait à la belle Kristina Papadikou de lui présenter un de ses compatriotes, attaché aux Affaires Culturelles de l’ambassade de France à Athènes. Sans être inculpé de complicité directe, Bruno Chassai était néanmoins sérieusement impliqué dans l’affaire de trahison. Il avait reconnu que Kristina avait eu des bontés à son égard et que l’attirance charnelle qu’il éprouvait pour elle l’avait quelque peu aveuglé. Il affirmait cependant que sa promesse écrite n’avait pas eu de suite concrète.
Tel était précisément l’argument majeur de l’avocat de Bruno Chassai qui terminait en ce moment même sa plaidoirie, la toute dernière de ces longs débats.
Requis par l’ambassade de France à Athènes, l’avocat de Chassal était un homme encore jeune - il n’avait pas trente ans. Visage un peu lourd mais plein de gravité, voix ferme et claire, gestes sobres. Il se nommait Christo Diamandis. C’était la première fois qu’il plaidait devant une cour militaire. Il éprouvait un certain trac, certes, mais cela ne se voyait pas. Son attitude au banc de la défense se distinguait de celle des autres avocats par l’extrême déférence qu’il témoignait à l’égard du jury.
Au demeurant, sa tactique ne laissait pas d’être fort habile. Renonçant à tout effet oratoire, il se bornait à étayer la thèse suivante : Chassal n’est pas un coupable, c’est une victime.
Selon le jeune avocat, cela ressortait du dossier du moment qu’on voulait bien examiner la chose avec un minimum de bonne foi. Car, en vérité, Bruno Chassal n’avait commis aucun délit positif. A l’exception de Kristina et du concubin de celle-ci, le Français ne connaissait aucun autre membre du réseau Karadis. L’enquête confirmait ce point.
Par ailleurs, Chassal avait la réputation d’être un honnête homme, travailleur, estimé de tous. Il n’avait pas de casier judiciaire, il gagnait bien sa vie, son standing était honorable, on ne lui connaissait point d’attaches politiques. La belle Kristina. pour l’entraîner au mal, avait utilisé des armes auxquelles un célibataire de quarante-trois ans ne peut guère résister très longtemps...
Maître Diamandis termina son exposé en demandant aux juges de se montrer compréhensifs et indulgents.
Un murmure d’approbation s’éleva dans l'assistance après cette plaidoirie. Bruno Chassal inspirait la pitié, presque la sympathie. Au reste, le tribunal et même l’Auditeur militaire avaient laissé percer une certaine compassion à l’endroit du Français, homme naïf et crédule, tombé dans le piège de l’amour, ce qui était assez conforme à la légende universelle qui veut que la galanterie soit la préoccupation dominante de tout citoyen français digne de ce nom.
Le président du jury demanda alors à chacun des accusés s’il avait encore quelque chose à dire pour sa défense. Sur un signe négatif des intéressés, le magistrat militaire ordonna aux gendarmes d’évacuer les inculpés. Après quoi, les juges se retirèrent pour délibérer.
L’Auditeur général, assis à l’extrême gauche, et le greffier, assis à l’extrême droite, ne bougèrent pas. Le public en déduisit aussitôt qu’il n’y aurait pas de suspension d’audience et que les délibérations du jury seraient brèves.
Selon toute apparence, le verdict avait sans doute été réglé avant l’ouverture du procès.
La rumeur confuse des conversations chuchotées s’amplifia dans les travées de la tribune réservée au public.
A la table des journalistes - un longue table (elle se composait de planches posées sur des tréteaux et recouvertes de drap vert) installée pour la circonstance au pied de l’estrade des juges - les commentaires et les pronostics allaient bon train également. Reporters, chroniqueurs, correspondants particuliers et envoyés spéciaux échangeaient des opinions à voix basse.
La presse du monde entier était là. Pour des raisons diverses, tous les pays avaient envoyé des observateurs à Athènes.
A vrai dire, l’affaire Karadis était beaucoup plus qu’un procès d’espionnage ou de trahison. Étant donné le contenu politique du dossier, il s’agissait, en fait, d'un nouvel épisode de la guerre froide. Les chancelleries et les états-majors étaient intéressés, les stratèges et les politiciens aussi. De plus, les initiés savaient que l’issue de ce duel aurait certaines répercussions dans les services spéciaux d’Europe et d’ailleurs.
Les trois représentants de la presse française bavardaient entre eux. Très décontractés, ils partageaient l’optimisme général quant au sort de leur malheureux compatriote. Assis à côté de l’un des correspondants français, un journaliste belge demeurait immobile et silencieux. C’était un homme qui pouvait avoir dans les trente-cinq ans, athlétique, au visage un peu rude, aux traits bien dessinés et virils.
La carte professionnelle qui l’accréditait pour le compte d’une agence liégeoise portait le nom de Pierre Lambert. En réalité, il s’appelait. Francis Coplan.
Venu tout exprès dans la capitale grecque pour suivre le procès Karadis, l’envoyé des services secrets français avait estimé nécessaire de modifier quelque peu son aspect. Ses cheveux décolorés étaient d’un châtain clair presque blond, de grosses lunettes à monture d’écaille dissimulaient son regard, sa lèvre supérieure s’ornait d’une courte moustache de la même teinte que sa chevelure.
L’œil rêveur, Francis Coplan attendait tranquillement le retour du jury. Pour passer le temps, il laissait errer son regard sur l’assistance.
Brusquement, le brouhaha s’éteignit. Comme si un mystérieux signal eût été donné, la foule se tut. Un lourd silence plana dans le prétoire et, sans transition, l’atmosphère devint tendue, extraordinairement dramatique.
La voix sèche d’un huissier claqua :
- La Cour militaire.
Une petite porte venait de s’ouvrir dans le fond de la salle, derrière l’estrade. Roides et solennels dans leurs uniformes, le faciès figé, les sept magistrats militaires regagnèrent leur place, face à l’assistance. Tous les sept étaient des officiers de haut grade, médaillés, imposants. Ils se réinstallèrent sur leur siège, croisèrent les bras.
- Faites venir les accusés, commanda le président.
Un peloton de douze gendarmes en grand uniforme, commandant en tête, alla chercher les six inculpés dans la permanence contiguë pour les ramener dans le box. Obéissant à l’ordre que leur intimait l’officier des gendarmes, les accusés restèrent debout pour écouter la sentence. Leur physionomie altérée trahissait l’angoisse qu’ils ressentaient en cette minute suprême. Pour eux, les sept personnages bardés de décorations qui étaient alignés sur l’estrade, c’était le Destin.
Le président se leva, prit un temps pour regarder la foule, puis, d’un ton glacial, commença à lire un feuillet qu’il venait de saisir dans sa main droite.
Francis Coplan, les yeux baissés vers son carnet de notes, surveillait d’un regard en biais la main de son voisin immédiat, un des trois journalistes français. Il vit ce dernier inscrire les peines que prononçait le président du tribunal :
Nicolas Karadis : travaux forcés à vie.
Constantin Valozek : vingt ans de réclusion.
Georges Nassiadès : quinze ans de réclusion.
Josef Sarrek : travaux forcés à vie.
Kristina Papadikou : vingt ans de prison.
Bruno Chassal : six ans de prison.
L’assistance - qui avait retenu son souffle - se détendit d’un seul coup. Des mouvements divers parcoururent la foule. Les uns étaient déçus, les autres exprimaient leur satisfaction, mais tous épiaient intensément les réactions des coupables que l’on venait de châtier si durement. Karadis et Sarrek, condamnés à vie, n’avaient pas bronché. On eût dit que le verdict les avait changés en statues de pierre. Georges Nassiadès, le plus jeune du groupe, fermait les yeux. Il était pâle comme un moribond, et l’on voyait qu’il était sur le point de défaillir. Quinze années dans une forteresse ! Une longue agonie, sa jeunesse perdue, sa vie gâchée à tout jamais. C’était pire que douze balles.
Kristina, stoïque, serrait les dents pour encaisser avec dignité le coup atroce qui la frappait. Livide, les deux mains crispées sur la rampe de bois du box, elle ne pouvait cependant réprimer un rictus nerveux qui lui déformait la bouche. Elle respirait avec difficulté, son souffle soulevait par saccades ses seins arrogants.
A quoi pensait-elle ? A son avenir, sans doute ? Aux vingt années qu’elle allait passer entre les quatre murs de sa cellule ? Ou bien à sa beauté ? A sa beauté dont elle s’était mal servie et qui allait se faner dans une amère solitude, derrière les barreaux d’un cachot ?
Quant à Bruno Chassal, il demeurait passif, le front penché, les bras le long du corps, frêle et misérable, comme totalement absent de tout ce qui l’entourait.
Le président, d’une voix devenue à peine audible, continuait à énoncer la suite du verdict, et notamment les peines annexes frappant les condamnés : perte des droits politiques, civils et militaires, radiation des réserves de l’armée, mise sous séquestres des biens et profits, confiscation définitive des documents saisis par la police et par la Sûreté au cours de l’enquête, etc...
A la table de la presse, Coplan était le seul à ne pas rédiger de notes.
De plus en plus rêveur, il regardait distraitement les visages anonymes de la foule étagée sur les gradins de la tribune publique, les visages de tous ces gens qui ne se résignaient pas à partir et qui, jusqu’à la dernière minute, voulaient scruter d’un œil vorace, insatiable, ce spectacle passionnant : des espions pris au piège.
Pourtant, ces cinq hommes et cette femme, personnages blafards qu’entouraient les gendarmes, ne composaient vraiment pas un tableau réconfortant. La réalité les avait dépouillés des fallacieux prestiges de l’aventure...
CHAPITRE II
Le soir de ce même jour, à neuf heures moins le quart, le journaliste belge Pierre Lambert, alias Francis Coplan, quittait son hôtel de l’avenue Venizelos pour descendre à pied vers la place Omonia. Malgré la fraîcheur de la soirée - inhabituelle à la fin de février - les promeneurs étaient nombreux. Coplan, vêtu d’un simple veston de tweed gris-clair, n’avait pas tellement chaud.
A une centaine de mètres d’Omonia, il fut accosté par un racoleur qui, le prenant sans doute pour un touriste anglo-saxon, lui vanta les mérites d’une boîte de nuit toute proche.
- Nous avons les plus belles filles d’Athènés, lui glissa le jeune type en anglais. Venez jeter un coup d’œil, ça ne vous engage à rien. Je vous offre un whisky.
- Thanks, nasilla Coplan, d’un ton si sec que l’autre n’osa pas insister.
Après avoir traversé le vaste carrefour où la bouche de métro avalait et crachait sa foule de noctambules, Francis s’engagea dans l’avenue Konstantinou, tourna dans la première rue adjacente, à droite, et s’arrêta devant un immeuble de cinq étages, de construction moderne, à la façade jaune et plate.
Il se pencha pour déchiffrer les noms inscrits devant les cinq boutons de cuivre de la sonnerie, poussa sur le troisième. La porte s’ouvrit presque tout de suite.
L’ascenseur déposa Coplan sur le palier du troisième. Debout à l’entrée de l’appartement de gauche, Maître Christo Diamandis attendait son visiteur pour l’accueillir.
Coplan serra la main que lui tendait le jeune avocat et se présenta :
- Pierre Lambert.
- Oui, veuillez entrer, acquiesça le Grec qui parlait un français impeccable.
Il ajouta en refermant la porte palière :
- J’ai reçu un coup de fil de l’ambassade de France qui m’annonçait votre venue.
- J’espère que je ne vous dérange pas ?
- Nullement, assura l’avocat.
Il introduisit Coplan dans un bureau paisible et cossu, désigna un siège, alla s’asseoir derrière sa table de travail encombrée de dossiers.
- Je me trompe peut-être, reprit-il en dévisageant Coplan, mais il me semble vous avoir vu parmi les journalistes qui suivaient le procès des espions ?
- C’est exact. Mais rassurez-vous je ne suis pas venu ici pour vous demander une déclaration à la presse.
Avec un léger sourire qui n’était pas exempt de puérile satisfaction, Diamandis demanda :
- Comment avez-vous trouvé ma plaidoirie ?
- Si j’en juge d’après le résultat, elle a dû être excellente. Votre client, le malheureux Bruno Chassai, ne s’en tire pas trop mal.
Cette réponse assez évasive étonna le jeune avocat.
- Vous n’avez pas approuvé la thèse que j’ai développée ?
- Pour vous dire toute la vérité, maître Diamandis, je dois vous avouer que je ne pratique pas votre langue. A part une centaine de formules courantes que j’ai apprises pour la circonstance, le grec moderne m’échappe, hélas.
- Ah, vraiment ? Mais... comment avez-vous pu suivre les débats, dans ces conditions ?
- Je ne suis ni journaliste, ni Belge. Je me suis fait accréditer comme correspondant de presse pour pouvoir assister au procès en bonne place, c’est-à-dire face aux tribunes publiques. Je voulais surtout me rendre compte de l’atmosphère du tribunal et me faire une idée des gens qui viendraient là en spectateurs. J’appartiens à l’administration française.
Le Grec, de plus en plus surpris, questionna :
- Et quel est le but de votre visite ?
Coplan se renversa contre le dossier de son fauteuil.
- Eh bien, voici, commença-t-il d’une voix empreinte de la plus grande cordialité. Pour étrange que cela puisse vous paraître, nous avons de bonnes raisons, à Paris, de croire que Bruno Chassai a été victime d’une machination qui ne le visait pas personnellement mais qui voulait surtout atteindre certains membres de notre représentation diplomatique en Grèce. Mon gouvernement m’a donc chargé de mettre tout en œuvre pour faire sortir Chassal de prison dans les plus brefs délais.
- Mais c’est impossible ! s’exclama Diamandis, effaré. Il a été condamné d’une façon absolument légale. Il doit purger sa peine. En tout cas; les deux tiers au moins. Aucune intervention ne peut empêcher le déroulement normal de la justice.
- Quatre ans de cellule, pour un homme que l’on peut qualifier d’innocent, c’est encore beaucoup trop, vous en conviendrez, maître ?
- Innocent, innocent, protesta l’avocat en secouant la tête, le mot ne me semble pas tout à fait approprié au cas de votre compatriote. Il y a cette lettre, ne l’oubliez pas.
- Et si cette lettre était un faux ?
- Chassal a reconnu devant le magistrat instructeur qu’elle était bien de sa main.
- Il craignait peut-être des représailles ? émit Coplan. L'Auditeur général lui-même a laissé entendre que le réseau Karadis avait probablement des ramifications que l’enquête n’a pas pu découvrir.
Le visage du Grec se fit plus dur, et sa voix plus catégorique :
- Je ne vois pas ce que vous pourriez tenter utilement pour obtenir une libération rapide de Bruno Chassai, mais que cela ne vous empêche pas d’agir si vous en avez la possibilité. En ce qui me concerne, je préfère vous le dire tout de suite, je ne ferai rien.
Il regarda son interlocuteur droit dans les yeux. Puis, après un silence, il expliqua :
- D’ici deux ou trois ans, si mon client s’est conduit d’une façon exemplaire en prison, je serai évidemment autorisé à introduire une demande de mise en liberté conditionnelle. Mais c’est tout. Et je ne réponds pas de la suite qui sera donnée à ma requête... Pour les affaires civiles, on peut toujours essayer d’écourter la détention : recours en grâce, maladie, situation morale, etc... Mais lorsqu’il s’agit d’un tribunal militaire, ce n’est pas du tout pareil, monsieur Lambert. Pas du tout pareil.
- Il arrive que des prisonniers s’évadent, murmura Coplan avec un sourire.
Diamandis changea de couleur. Terriblement offusqué, atteint dans son honneur professionnel eût-on dit, il se leva.
- Si vous le permettez, nous en resterons là, prononça-t-il avec froideur.
Il allait contourner sa table pour reconduire Coplan, mais celui-ci l’arrêta d’un geste de la main en disant, enjoué :
- Excusez-moi, je plaisantais.
- Je l’espère, fit le Grec en se rasseyant. Je suis d’ailleurs persuadé que Chassal n’accepterait pas de se laisser entraîner dans une aventure de ce genre. Personne ne serait assez stupide pour commencer toute une existence d’homme traqué, de paria., afin de se soustraire à une peine relativement courte. La France elle-même pourrait difficilement accueillir un fugitif condamné pour trahison.
- Cela tombe sous ie sens, accorda Francis, toujours souriant.
Puis, redevenant sérieux, il interrogea :
- Je suppose que vous irez voir votre client avant son transfert vers le lieu définitif de sa détention ?
- Oui, demain. Il a trois jours pour signer son pourvoi, mais j’ai l’intention de lui déconseiller cette démarche... A mon avis, il a tout à y perdre.
- Seriez-vous d’accord pour lui transmettre un message ?
- Quel message ?
- Il s’agirait de lui poser une simple question.
- Quelle question ? insista Diamandis, peu disposé à se laisser manœuvrer.
- Nous aimerions qu’il sache que ses amis de Paris ne le laissent pas tomber. Et nous aimerions surtout qu’il nous indique éventuellement une piste.
- Que voulez-vous dire ?
- Quand les inspecteurs de la Sûreté l’ont arrêté, en juillet dernier, Chassal a dû réaliser très vite que c’était un piège qui se refermait sur lui. Par conséquent, il a dû se tracer une ligne de conduite qui tenait compte de tous les dessous de l’affaire. Or, je ne vous apprends rien, un suspect sait très bien qu’il a intérêt à se taire. Chassal n’a sûrement pas révélé aux policiers et au magistrat instructeur tout ce qu’il savait.. A l’égard de ses amis, son attitude ne sera pas la même. La question qu’il y aurait lieu de lui poser serait donc la suivante : peut-il nous indiquer le nom et l’adresse d’une personne qui serait en mesure de nous fournir quelques lumières sur ce traquenard dont il a été victime ?
Diamandis ne put retenir un petit ricanement sceptique :
- Vous ne croyez pas qu’il se serait empressé, au contraire, d’en parler aux inspecteurs qui l’ont interrogé ?
- Je ne le crois pas, maître.
- Vous pensez qu’il redoutait réellement une vengeance des complices inconnus de Nicolas Karadis ?
- De Nicolas Karadis ou de Josef Sarrek, peu importe. Mais nous pensons qu’il a dû garder pour ses amis, pour ses amis les plus sûrs, des confidences dont l’autorité aurait fait un usage fort dangereux pour lui. soit dans l’immédiat, soit dans l’avenir.
Comme le jeune avocat ne répondait pas, Coplan s’enquit d’un ton aimable :
- Est-ce que ma requête vous paraît déplacée ? Vous êtes le défenseur en titre de Bruno Chassai. En nous aidant à tirer au clair sa mésaventure, vous ne sortez pas du cadre de vos attributions, n’est-ce pas ? Un fait nouveau peut déclencher le processus de la révision. En matière d’espionnage, cela n’a rien de chimérique.
- Non, dit brusquement le Grec, je ne peux pas faire ce que vous me demandez, monsieur Lambert. Il y a trop de risques. Et pas seulement pour moi, mais pour Bruno Chassal lui-même et aussi pour vous, pour votre ambassade. Vous ne connaissez pas les prisons modernes... Je ne devrais pas vous dire ces choses, mais je suis absolument convaincu que tous les parloirs du Centre pénitentiaire sont équipés de microphones invisibles et peut-être de caméras de surveillance La moindre confidence du prisonnier serait interceptée. Nos entretiens avec les détenus se limitent rigoureusement aux questions officielles du dossier, de la procédure, des formalités judiciaires.
Coplan baissa la tête, ennuyé, songeur. Diamandis reprit d’une voix moins appuyée :
- Entre nous, je dois reconnaître que j’ai été frappé, dès le début, par la prudence évidente de Bruno Chassal lorsque je m’entretenais avec lui... Vous l’ignorez peut-être, mais il a été pendant plus de quatre mois au secret. Cela signifie que, pendant tout ce temps, seuls les enquêteurs de la Sûreté Nationale et les fonctionnaires du contre-espionnage avaient le droit de le voir, de lui parler. Quand votre ambassade m'a chargé de sa défense, il y a de cela cinq semâmes, je pensais que mon client allait se mettre à me parler d’abondance, comme c’est presque toujours le cas après une longue période de solitude. Eh bien, pas du tout. Chassal ne répondait à mes questions que par un minimum de mots, et toujours avec circonspection. Bref, sa méfiance était visible, ostensible, dirais-je même.
- Cela confirme ma thèse, fit observer Coplan. Il avait peur, et il contrôlait ses déclarations. En d autres termes, il redoutait de lâcher par inadvertance certains aveux. Or, celui qui craint de révéler un secret, c’est qu’il en possède un. N'est-ce pas logique ?
- En effet, oui... Mais vous admettrez que le parloir de la prison n’est pas du tout indiqué pour une confession sincère ?
Coplan, tout en opinant, extirpa de la poche intérieure de son veston de tweed un gros stylo noir.