Édition originale parue dans notre collection : ESPIONNAGE sous le numéro 689.
La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’Article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (alinéa 1er de l’Article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.
No 1968, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris I’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
ISBN 2-265-02001-X
Il va sans dire que les personnages de ce récit sont purement imaginaires – comme est imaginaire l’intrigue à laquelle ils participent et le décor dans lequel ils évoluent – et que l’auteur décline formellement toute responsabilité à cet égard.
Paul KENNY
CHAPITRE PREMIER
Le taxi s’arrêta devant un building moderne, haut de sept étages, dont la façade en pierre blanche, inondée de soleil, était aussi éblouissante qu’un miroir.
Le chauffeur coupa son moteur, se retourna et annonça :
— Vous êtes arrivé, señor.
— C’est le bâtiment blanc ? s’étonna le voyageur.
— Si, senior. Un hôtel de premier ordre, vous verrez.
Le voyageur acquiesça, paya la course et débarqua. Déjà le bagagiste du Saratoga s’amenait pour accueillir l’arrivant.
— Une seule valise, senior ? s’enquit le préposé, vaguement déçu.
— Oui, c’est tout, confirma le voyageur. Tenez, prenez donc mon imperméable également.
Avec ses robustes piliers carrés, ses dalles polies et son dépouillement architectural, le hall d’entrée du Saratoga faisait penser à un atrium romain, revu et corrigé par un constructeur du XXe siècle. C’était sobre, clair, fonctionnel. À droite, un vaste salon d’attente ; à gauche, le comptoir de la réception.
Le voyageur déposa son passeport sur le comptoir et dit à l’employé :
— Je suis M. Coplan, de Paris. Je crois qu’une chambre a été réservée à mon nom ?
L’employé jeta un rapide coup d’œil sur son registre.
— En effet, une chambre avec salle de bains, pour trois jours.
Il griffonna un numéro sur un carton, appela un des chasseurs et lui indiqua le numéro de la chambre. Puis, à Coplan :
— Je vous rendrai votre passeport dans la soirée. Le chasseur va vous conduire à votre chambre.
— Parfait, opina Coplan.
Le chasseur ouvrit les portes de l’ascenseur, pria le voyageur de le précéder dans la cabine, communiqua le numéro de la chambre au bagagiste qui attendait, à quelques pas de là, avec la modeste valise de Coplan dans la main et l’imperméable sur le bras.
Située au quatrième étage, comportant un balcon donnant sur le Paseo Mallorca, la chambre était spacieuse, propre, lumineuse. La décoration, réduite au minimum, se composait de deux ou trois appliques murales en bois laqué, de style non figuratif et de conception ultra-moderne.
Après avoir gratifié le chasseur et le bagagiste de leur pourboire, Coplan rangea rapidement les deux ou trois choses que contenait sa mallette : chemises, costume léger, trousse de toilette. Ensuite, allumant une Gitane, il retourna au balcon et il contempla le spectacle qui s’offrait à sa vue.
Palma la Blanche.
Du balcon, on ne voyait guère qu’une partie de la vieille ville, un coin de la baie et du port, les chantiers d’aménagement du Torrente La Riera et, à l’arrière-plan, perché sur sa colline verte, le château de Bellver, la forteresse du XIVe siècle dont la masse altière symbolise, comme chacun sait, la capitale de Majorque.
La sonnerie du téléphone bourdonna. Coplan alla décrocher l’appareil.
— Salut, Coplan ! lança une grosse voix bourrue où perçait une sorte d’enjouement assez inattendu. Tout va bien ?
— Tout va bien. J’arrive à l’instant.
— Je le sais. Je vous ai vu descendre de votre taxi.
— Où étiez-vous caché ?
— J’ai trouvé un excellent poste d’observation. Et comme j’avais chronométré votre voyage, je faisais le guet. Comment faisait-il à Paris, ce matin ?
— Plutôt moche. Pluie, ciel gris et froid, un vrai temps d’automne.
— Ici, c’est l’été, comme vous voyez. Venez donc me rejoindre, je suis au bar là-haut, à la terrasse du septième étage. Vous avez déjeuné dans l’avion, j’imagine ?
— Oui.
— Eh bien, venez, je vous offre le pousse-café.
— D’accord.
Un léger sourire aux lèvres, Coplan raccrocha, écrasa son mégot dans un cendrier-réclame posé sur la table de chevet, quitta la chambre et se dirigea vers l’ascenseur.
Une surprise l’attendait à la sortie de l’ascenseur. Plus exactement, deux surprises.
La première, c’était le décor : autour d’une piscine rectangulaire dont l’eau bleue scintillait sous le soleil éclatant, une bonne dizaine de naïades en bikini, paresseusement allongées sur des fauteuils relax, faisaient bronzer leur charmante anatomie. Quelques jeunes hommes nageotaient mollement dans l’onde céruléenne ; sept ou huit individus d’âge plus respectable sirotaient du whisky en lisant leur journal.
Parmi ces messieurs rassis, il y avait le propre directeur de Coplan, c’est-à-dire le Vieux. Et c’était cela la deuxième surprise : en pantalon de toile blanche, un polo bleu clair moulant son énorme torse de sexagénaire corpulent, tête nue, la pipe au bec, attablé en compagnie d’un autre homme âgé, le Vieux jouait bel et bien au vacancier-qui-se-la-coule-douce !
Une chose était absolument sûre : personne, à Paris, n’avait jamais vu le redoutable directeur du S.D.E.C. vêtu de la sorte, affichant une telle décontraction et présentant un visage aussi reposé, aussi allègre(1).
Dissimulant sa stupeur, Coplan s’avança vers son supérieur et serra la main que celui-ci lui tendait.
Le Vieux prononça :
— Content de vous voir ici, cher garçon.
À en juger à la chaleur de sa poignée de main, sa satisfaction devait être sincère.
Il présenta Coplan à son vis-à-vis :
— Francis Coplan, ingénieur à la Société Cophysic de Paris. Le major Kember, un de mes vieux amis de Londres. Nous nous sommes retrouvés ici par hasard et nous sommes, l’un et l’autre, enchantés de ces retrouvailles.
Kember, souriant, tendit sa main et murmura, cordial :
— M. Pascal m’assure que vous rentrez d’un séjour en Irak. Je ne vous envie pas. Je connais bien ces régions et j’en ai conservé un souvenir pénible.
— Il y fait terriblement chaud, soupira Francis en prenant place à la table.
— Oui, il y fait toujours très chaud, appuya le major.
Et il ajouta entre ses dents :
— Au propre comme au figuré… Je suppose que votre gouvernement nous prépare encore une vacherie dans ce coin-là ?
— Je ne suis pas dans le secret des Dieux, éluda Coplan.
— Lisez donc les journaux, grinça Kember, aigre(2).
Le Vieux intervint sur un ton jovial :
— Le major prétend que nous autres, Français, nous n’avons plus qu’un seul objectif en politique étrangère : faire enrager l’Angleterre !
— Les faits le prouvent, ponctua Kember, têtu. C’est bien dommage que je sois à la retraite. Je vous aurais fait la vie dure, moi !
L’ex-officier britannique parlait admirablement le français. Il était grand, sec, moustachu, très rouge de teint et, malgré son âge, il se tenait droit comme un if. Il dévisageait Coplan d’un œil inquisiteur et sévère, mais on sentait sous sa raideur compassée la malice et l’humour qui sont comme une seconde nature chez les Anglais.
Le Vieux décocha un clin d’œil ironique à Francis et murmura :
— Ce pauvre major ne se console pas d’avoir été atteint par la limite d’âge. Il voudrait avoir trente ans de moins pour pouvoir se replonger dans la mêlée. En somme, la vie ne lui a rien appris.
Le Britannique, prenant Coplan à témoin, maugréa :
— Avouez que c’est stupide. Parce que j’ai 70 ans, on me met sur la touche. Or, en toute sincérité, j’ose vous déclarer, moi, que je n’ai jamais été aussi lucide, aussi coriace, aussi avisé que maintenant ! C’est insensé, non ? D’année en année, la Grande-Bretagne dégringole… et moi, pendant ce temps-là, je traîne mon désœuvrement sous le soleil des Baléares, aux frais du gouvernement.
Coplan, imperturbable, avança :
— Il y a peut-être un lien logique de cause à effet ?
— Que voulez-vous dire ? grommela Kember, méfiant.
— Je veux dire, expliqua Francis, que l’Empire Britannique est peut-être en train de s’écrouler parce que des hommes de votre trempe ne sont plus utilisés.
— Naturellement ! appuya le major avec fougue.
L’apparition du garçon créa un intermède. Coplan commanda un cognac. Puis, d’un air candide et en regardant le major bien en face, il murmura :
— Puis-je vous poser une question indiscrète ?
— Allez-y.
— Comment faites-vous pour ressembler à ce point aux majors anglais tels qu’on les voit sur les scènes de théâtre ? Quand je vous ai aperçu en face de M. Pascal, et avant même de vous avoir adressé la parole, je savais que vous étiez un officier britannique et, sauf erreur, un ancien officier de l’Armée des Indes.
— Exact, fit l’Anglais, laconique. J’ai passé douze années aux Indes.
— J’en étais sûr.
— De mon temps, nous avions le respect de la tradition, marmonna Kember. À force d’incarner un type d’homme, nous devenions réellement ce type d’homme. Et cela renforçait notre force morale.
Tandis qu’un sourire juvénile éclairait subitement son visage, il ajouta :
— Bien entendu, comme le disait ce sacripant d’Oscar Wilde, la vie imite l’art. Si j’ai l’air d’un personnage de comédie, c’est sans doute à cause des romans de Kipling et de Maurois. Je suis the major britannique, que je le veuille ou non.
Le serveur ayant apporté le cognac de Coplan, celui-ci dégusta en silence cet alcool léger et parfumé qui lui rappelait pas mal de souvenirs.
Du coin de l’œil, il examinait, mine de rien, les jolies filles qui doraient leurs cuisses au soleil, à quelques mètres de la table.
Kember, se penchant, articula d’une voix confidentielle :
— Si le cœur vous en dit, mister Coplan, vous n’aurez que l’embarras du choix ici. Votre allure virile et votre physique d’athlète ne laisseront pas ces dames indifférentes, vous pouvez me croire sur parole. Et ce sont des Anglaises, vous me comprenez ?
— Non, je ne vous comprends pas, avoua Francis, éberlué.
— Un homme tel que vous et qui voyage beaucoup n’ignore sûrement pas que la femme anglaise est la plus dévergondée des créatures dès qu’elle quitte son île natale.
Le Vieux intervint :
— Pour l’amour du ciel, major, n’encouragez pas Coplan dans ce domaine-là. Il est à Majorque pour se reposer et non pour s’adonner à son vice favori.
Une lueur s’était allumée dans l’œil bleu du Britannique.
— Ah ? s’exclama-t-il, intéressé. Vous êtes un amateur de femmes, cher monsieur Coplan ?
— Pas du tout, protesta Francis. M. Pascal dit cela pour me faire marcher.
Le major demanda dans un souffle :
— Vous êtes célibataire ?
— Oui.
— Dans ce cas, vous auriez tort de laisser passer l’occasion. La femme anglaise, quand elle est libérée de ses complexes, est une amoureuse remarquable. De plus, en ce moment-ci, vous avez du gibier de tout premier choix.
— Pourquoi en ce moment-ci ? fit Coplan, intrigué.
— C’est la saison de l’hôtellerie, glissa le major.
Et, voyant que Francis ne pigeait pas, il commenta à mi-voix :
— En octobre, la saison touristique est terminée chez nous. Toutes les femmes qui travaillent dans les hôtels prennent leur congé annuel. Vous avez là des spécimens particulièrement délurés, vous pensez !
— On apprend tous les jours, constata Francis amusé.
— Profitez-en, mon garçon, conclut le major, paternel.
Il vida son scotch, se leva, prit congé en révélant tout bas à Coplan :
— Faites comme moi. J’ai un rendez-vous galant et je n’ai pas l’intention de le rater. Le ministre de la Défense nationale de Sa Majesté a jugé bon de me mettre à la retraite, mais les dames sont plus futées que lui : elles devinent, rien qu’à me voir, que je suis encore un vaillant soldat. Et je leur démontre qu’elles ne se trompent pas, croyez-moi.
Sur ces mots, il s’éloigna, très digne et très conscient de son importance, vers l’ascenseur. Le Vieux, suçotant sa pipe, lâcha avec un imperceptible sourire :
— Sacré Kember ! Cela me fait plaisir de le revoir. Un type très bien, vous savez.
— Il a vraiment un rendez-vous galant ?
— Sûr, confirma le Vieux. Il fait des ravages par ici. Je l’ai croisé l’autre jour en compagnie d’une ravissante blonde qui n’avait pas trente ans.
— Il a transféré son agressivité d’ex-militaire du plan de la stratégie guerrière à celui de la stratégie amoureuse ?