Kenny, Paul : другие произведения.

Imbroglio à Rio pour Coplan

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  No 1994, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  - A peine une heure et nous atterrirons à Rio, renseigna Isabela Carvalho, la sublime hôtesse de l’air de la Varig qui s’occupait tout particulièrement de Coplan puisque les passagers en 1ère classe étaient peu nombreux sur ce vol RG 721.
  
  Il savait tout d’elle car elle était bavarde. Jusque-là affectée aux lignes intérieures, elle avait rencontré la chance de sa vie lorsqu’une de ses collègues, une certaine Maria Dirceu, avait mystérieusement disparu. Au pied levé, elle l’avait remplacée sur la ligne Rio-Paris et retour. Née à Recife, elle promenait une silhouette éblouissante sous l’uniforme bleu marine et blanc, en déhanchant une croupe somptueuse, apanage des femmes d’origine africaine. Coplan appréciait la vue de cette croupe et des jambes superbes qui la supportaient.
  
  Elle revint vers lui.
  
  - Une dernière caipirinha (Mélange d’alcool de canne, de citron vert, de sucre et de glaçons) avant de toucher le sol ?
  
  - Avec plaisir. Au fait, je ne connais personne à Rio, et Rio est la dernière ville au monde où l’on doit se sentir seul. Seriez-vous disponible pour accompagner un étranger et partager son vague à l’âme ?
  
  Elle parut enchantée par la proposition.
  
  - J’ai déjà été séduite par vos grands yeux bleus charmeurs, roucoula-t-elle. Seulement, il y a un ennui.
  
  - Lequel ? Ne me dites pas qu’un boy-friend vous attend. En outre, je suis un passager de première classe de la Viagem Aerolinas de Rio de Grande Sul, ce qui me donne la priorité. Voulez-vous que je lui parle d’homme à homme ? Style : vous et moi sommes des gens civilisés, nous...
  
  Elle l’interrompit en riant :
  
  - Ce n’est pas ça du tout. Il y a une grève des hôtesses. Moi je suis une non gréviste. Alors, je dois tout à l’heure, dans la matinée, faire un extra sur un vol à destination de Montevideo et, au retour, repartir pour Paris.
  
  - Je croyais que l’esclavage était aboli au Brésil depuis 1888...
  
  Elle s’éloigna et revint avec la caipirinha. Quand elle se pencha, Coplan respira l’odeur poivrée de son corps. Puis elle lui glissa une carte de visite, disant :
  
  - Appelez-moi dans trois, quatre jours, je serai heureuse d’être votre guide et de vous faire goûter un sileixo.
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Un aphrodisiaque fabriqué par les Indiens Yanomamis du Roraima.
  
  - Je n’ai jamais eu besoin d’un aphrodisiaque de ma vie.
  
  - On dit ça, et puis ça arrive et la femme reste sur sa faim.
  
  - D’accord, je goûterai au sileixo.
  
  - E bacana (Terme argotique, équivalent de « c’est super », « c’est génial ») !
  
  - E bacana, répéta Coplan.
  
  Il but sa caipirinha pendant que le MD 11 terminait sa descente sur Rio au milieu de petits nuages floconneux, fréquents en cette saison. Coplan retrouvait le Brésil avec plaisir. Dans la brume ou sous le soleil, Rio restait la plus belle ville du monde, après Paris bien entendu. Les 84 îles qui constellaient la baie apparaissaient tour à tour, masquées par les nombreuses collines hérissant le paysage. De loin il reconnut le Corcovado d’où la gigantesque statue du Christ bénissait le monde, le Pain de Sucre et son téléphérique, d’autres sites encore qui avaient échappé à l’entreprise de nivellement dont le but, à l’époque coloniale, avait été de combler partiellement la baie.
  
  Enfin, les roues touchèrent le tarmac, surchauffé par les rayons à peine filtrés du soleil de février.
  
  - Ate logo, lança Isabela à Coplan en lui décochant une œillade assassine.
  
  - Com prazer.
  
  Ses bagages récupérés, il arriva dans le grand hall de l’aéroport international. Une voix suave caressa ses oreilles, égrenant des noms exotiques et enchanteurs : Salvador de Bahia, Aracaju, Maceiô, Recife, Fortaleza... Il lui fallut accomplir un effort pour se souvenir qu’il ne s’agissait que d’une voix synthétique. Coplan pensait à Isabela. A bientôt, fascinante Carioca à la voix de velours et à la peau cuivrée, à la bouche parfumée, dont chaque mouvement faisait vibrer une aura vanillée.
  
  Au comptoir de l'autolocadora, on lui présenta le catalogue de voitures à louer en lui demandant s’il souhaitait une voiture à essence ou la spécialité brésilienne qui utilisait un carburant à base d’alcool de canne, destiné à compenser la faible production pétrolière locale, un carburant, d’ailleurs, qui connaissait un gros succès puisque 40% des véhicules l’utilisaient.
  
  Coplan opta pour une Renault Safrane Baccara à essence.
  
  Sans se presser, il couvrit les vingt kilomètres qui séparaient l’aéroport du centre-ville. Sa chambre était réservée à l’hôtel Méridien Copacabana dans l’avenida Atlantica. Il défit ses bagages, se doucha, se rasa et changea de vêtements avant de se rendre au quartier général de la police.
  
  Dès qu’il fut annoncé, le comandante Joâo Do Corredor le reçut. Chef de la Brigade Criminelle, c’était un homme courtaud et corpulent, au visage basané, aux yeux noirs et à la chevelure brune clairsemée dont il prenait le plus grand soin si l’on se fiait à la brosse, au peigne et au tube de gomina posés entre le cendrier et la pile de dossiers. Son costume jaune citron et sa cravate amarante sur une chemise moutarde témoignaient d’un goût certain pour les tenues voyantes. Il ne s’exprimait qu’en portugais, langue que Coplan parlait couramment.
  
  Avec chaleur, le comandante serra la main de Coplan.
  
  - Mes plus sincères condoléances, senhor Clayr. Asseyez-vous, je vous en prie.
  
  - Où est le corps ?
  
  - Encore à la morgue. J’ai fait effectuer les formalités. Rien ne s’oppose au rapatriement.
  
  - Parfait. Avez-vous une idée du mobile de l’assassinat ?
  
  - Peut-être voulez-vous goûter à notre excellent café brésilien ? éluda le comandante dans un premier temps.
  
  Sans attendre la réponse, il se tourna vers la cafetière murale et emplit deux gobelets en carton. Il déposa le premier, en compagnie d’une cuillère et d’un sachet de sucre, devant Coplan, à quelques centimètres du peigne, de la brosse et du tube de gomina. Il revint s’asseoir derrière son bureau, les yeux baissés sur son gobelet dans lequel il touillait.
  
  - Un tueur en série, aucun doute à ce sujet, senhor Clayr. Un tueur en série, oui, un serial killer comme disent les Américains. Le nôtre, nous l’avons surnommé le Caranguejo, c’est-à-dire le crabe, car il abandonne une pince de crabe dans la poche de ses victimes. Une pince de crabe, mais pas ses empreintes digitales ou quelque autre indice. Nous sommes en février. Depuis décembre il frappe. Vous voyez cette carte sur le mur ?
  
  Do Corredor pointa l’index vers la droite et Coplan se tourna dans cette direction. La carte restituait Rio de Janeiro et ses banlieues.
  
  - Jeudi 3 décembre, Caranguejo tue un touriste allemand, Dieter Humboldschmidt, 29 ans, dans la rua São Francisco Javier, à deux pas du stade de Maracana où se produisent nos équipes de football les plus prestigieuses. Le mercredi 9 décembre, il s’attaque à un autre touriste, suédois celui-ci, Sven Larsson, 33 ans, rua General San Martin dans le quartier de Leblon. Nous sautons ensuite au lundi 14 décembre. Cette nuit-là, c’est un Brésilien qui meurt, Oscar Da Silva, 31 ans, rua São Clemente dans le quartier de Botafogo. Caranguejo observe pieusement les fêtes de Noël et du jour de l’An puisqu’il ne reprend ses sinistres activités que le lundi 4 janvier. Le mauvais sort tombe sur un autre Brésilien, Jorge Vargas, 28 ans, rua Barata dans Copacabana, suivi d’un compatriote, Pedro Drezner, 33 ans, le mardi 19 janvier, rua Mario Ribeiro dans le quartier de Gâvea. Et enfin, celui qui vous intéresse au premier chef, Julien Demachy, 34 ans, le mardi 2 février, avenida Epitacio Pessoa, dans Ipanema.
  
  « Premier point : uniquement des hommes. Deuxième point : même tranche d’âge, 28, 34 ans. Troisième point, le physique des victimes identique : grands, blonds, teint et yeux clairs. Quatrième point : la méthode et l’arme. Peu probable qu’il connaisse ses victimes. Il les aborde dans la rue ou les suit jusqu’à ce que le coin soit désert. Il les frappe dans le dos, sous l’omoplate gauche, à l’aide d’un couteau de boucher auquel il imprime un mouvement circulaire afin de trancher le muscle cardiaque. Je jurerais que c’est une réaction sadique destinée à anéantir les effroyables pulsions sexuelles qui le torturent en cet instant et que le meurtre va assouvir. ».
  
  - Il serait homosexuel ? questionna Coplan qui, jusque-là, avait écouté son interlocuteur sans l’interrompre, en se contentant de siroter son café, très léger à la mode brésilienne et fort décevant pour les amateurs de café à l’italienne.
  
  - Pas forcément. Peut-être l’est-il, peut-être pas. Voyez-vous, senhor Clayr, je peux dire sans forfanterie que je suis un spécialiste des tueurs en série car j’ai étudié à fond leurs caractéristiques et leurs comportements à l’École du F.B.I. de Quantico dans l’État de Virginie. A mon avis, notre Caranguejo appartient à la catégorie que le F.B.I. désigne sous l’appellation de « tueur organisé ». Celui-ci est supérieurement intelligent. Sa faille est d’imaginer que personne au monde n’égale cette intelligence. Il méprise l’humanité qu’il accuse de ne pas rendre hommage à son génie et dont il cherche à se venger pour cette insulte. Cette crise couve depuis l’enfance. Elle n’éclate qu’entre 20 et 35 ans. C’est alors qu’il commet ses crimes. Ces derniers sont souvent épouvantables, bien plus atroces que ceux auxquels s’est livré notre homme...
  
  - C’est forcément un homme ? coupa Coplan.
  
  - Statistiquement, oui. Et un Blanc.
  
  - Pourquoi un Blanc ?
  
  - Les tueurs en série ne commettent que des meurtres intraraciaux. Un Blanc s’attaque à un Blanc, un Noir à un Noir.
  
  - C’est une règle observée par le F.B.I. ?
  
  - Oui.
  
  - Elle s’applique au Brésil ?
  
  Le comandante parut soudain confus.
  
  - En réalité, Caranguejo est le premier tueur en série dont j’ai à connaître.
  
  - Pardonnez-moi. Poursuivez, je vous prie.
  
  Le Brésilien toussota, encore un peu gêné par son aveu.
  
  - Cette psychose paranoïde qui l’habite, le « tueur organisé » sait admirablement la dissimuler. Comédien-né, il est plutôt d’un abord sympathique, mais volontiers hâbleur. Sa faconde est irrésistible, c’est pourquoi il n’est pas exclu qu’il ait lié conversation avec ses victimes. Souvenons-nous que Dieter Humboldschmidt et Sven Larsson étaient des touristes, probablement perdus dans notre grande ville, que Oscar Da Silva, Jorge Vargas et Pedro Drezner étaient des Cariocas récents, respectivement originaires de São Paulo, de Belém et de Salvador de Bahia, qui, comme Julien Demachy, ne connaissaient peut-être pas grand-monde à Rio et qui étaient heureux de faire un brin de causette, même avec un inconnu.
  
  Sauf que, mais Coplan ne le dit pas, qu’il voyait mal Julien Demachy lier conversation avec un inconnu dans la rue.
  
  - Vous demandiez, il y a un instant, si Caranguejo est homosexuel. Pas forcément, ai-je répondu. Certes, il pourrait l’être et ses gestes s’expliqueraient parce qu’il est jaloux de la beauté masculine. C’est également valable s’il est hétérosexuel. Peut-être est-il si laid qu’il n’a aucun succès ni avec les hommes dans le premier cas, ni avec les femmes dans le second. En général, ce type de criminel viole ses victimes, les mutile, les torture quand il les kidnappe, parfois mange leurs organes. Ici, il en va différemment mais, peut-être tout simplement, parce que Caranguejo est intelligent et refuse de prendre trop de risques.
  
  - Comment comptez-vous opérer pour le capturer ?
  
  - D’abord, nous possédons des éléments. Nous savons qu’il est blanc, âgé de 20 à 35 ans, très vraisemblablement protestant...
  
  - Pourquoi protestant ?
  
  - Les tueurs en série sont presque tous protestants, en raison de leur éducation austère et rigide qui favorise les refoulements sexuels. Au Brésil, nous comptons huit millions de protestants sur une population de cent cinquante-cinq millions majoritairement catholiques.
  
  - Cette norme est-elle américaine ?
  
  - Oui. Par ailleurs, nous recherchons les hommes qui se seraient échappés avant décembre d’un asile psychiatrique ou qui en auraient été libérés. Ces hommes devraient répondre aux critères que je viens d’énoncer. Bien entendu, la tâche est gigantesque, ne nous leurrons pas. Vous savez ce que disait le procureur général adjoint de l’État de Floride à propos d’un célèbre tueur en série américain ? Je le cite :... « Le public s’imagine que le criminel est un bossu à la Quasimodo, qu’il est difforme et n’est qu’un petit monstre répugnant aux yeux qui louchent, à la lèvre ornée d’un bec-de-lièvre et aux genoux cagneux. Pour le public, ce loup-garou ramperait dans les ténèbres, la bave dégoulinant sur le menton, en laissant derrière lui des sillons d’écume. Le public oublie souvent que c’est un être humain, parfois semblable à nous, sauf dans son cerveau dérangé... »
  
  - Belle phrase, concéda Coplan. Quelle valeur symbolique attachez-vous à la pince de crabe abandonnée dans la poche de ses victimes ?
  
  - Les psychiatres, les psychologues et les psychanalystes que j’ai réunis en groupe de travail à ce sujet sont en total désaccord. Pour les uns, ce n’est qu’un défi sans valeur symbolique, mais révélant le désir de se faire démasquer un jour ou l’autre en laissant une trace incriminatoire. Pour le camp adverse, c’est la répétition d’un incident qui remonte à l’enfance. Pour d’autres encore, ce symbole alimentaire traduirait la révolte contre l’ordre social qui accepte les favelas, et la faim et la misère qui y règnent.
  
  - Pour vous, par conséquent, aucun doute, Julien Demachy a été assassiné par Caranguejo ?
  
  - Aucun doute, senhor Clayr.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  L’air blasé, la moustache jaunie par l’abus du tabac, l’employé en blouse blanche saisit la poignée et exerça une violente traction. La dalle métallique émergea du placard et roula sur ses galets dans un affreux grincement de mécanique mal huilée. Ensuite, il rabattit le drap en caoutchouc et dévoila le visage de Julien Demachy au front bandé pour masquer les ravages de l’autopsie.
  
  Coplan se pencha.
  
  Le mort, sous sa véritable identité de Jean Denny, avait détenu le grade de capitaine au sein de la D.G.S.E. A ses débuts, il était passé par le Service Action avant d’être affecté à l’école d’espionnage de Cercottes dans le Loiret. Très vite, servi par la connaissance de plusieurs langues étrangères, il avait montré des dispositions extraordinaires pour les missions hors de France. Devenu un agent Alpha (Agent clandestin, isolé et livré à lui- même, qui parcourt le monde en mission sous une ou plusieurs couvertures de circonstance) permanent, il avait connu succès sur succès et était très apprécié par le Vieux. Le revers de la médaille était que ce travail en solitaire avait renforcé son caractère difficile et sa tendance à se montrer taciturne, désagréable et orgueilleux. Lors de leur unique rencontre à Abidjan, Coplan avait passé des moments pénibles en sa compagnie.
  
  A présent, cela était oublié. Jean Denny alias Julien Demachy était mort d’horrible façon et le Vieux avait envoyé Coplan à Rio pour enquêter sur l’assassinat et découvrir si un coup tordu ne se cachait pas derrière le crime officiellement crapuleux.
  
  La mission dont Julien Demachy avait été investi consistait à retrouver la trace d’œuvres d’art volées en France durant la Seconde Guerre mondiale par les nazis et pour le compte du Reichsmarschall Hermann Goering. Beaucoup de ces trésors avaient été retrouvés à la fin du conflit mais un certain nombre restaient introuvables. Six mois plus tôt, un Van Gogh était réapparu à Londres, un Gauguin à La Haye, un Sisley à Rome. Il avait été découvert que le vendeur résidait à Rio. Sur demande du ministère de la Culture, qui souhaitait récupérer ce butin de guerre raflé par les hitlériens et estimé à plusieurs milliards de francs, l’affaire avait été confiée à la D.G.S.E., bien qu’elle ne relève pas des missions d’espionnage ou de contre-espionnage traditionnelles. Deux agents Alpha avaient été désignés par le Vieux, Julien Denny et Florence Visniac, celle-ci sous sous l’I.F. (Identité fausse) de Catherine Montero.
  
  Confronté à l’assassinat de son agent, le Vieux avait songé à une exécution ordonnée par le trafiquant d’œuvres d’art. Si cette hypothèse était réelle, pourquoi tuer Julien Demachy et pas celle qui le secondait ? Par ailleurs, la conviction du comandante Joâo Do Corredor quant aux mobiles du crime était plus que confortée par les meurtres précédents qui avaient débuté en décembre.
  
  Coplan remit le drap en place et fit signe à l’employé qu’il en avait terminé. Au bureau, on lui remit les affaires personnelles du mort. Il sortit et remonta dans la Renault pour se rendre avenida Epitacio Pessoa où avait été découvert le cadavre de Julien Demachy. Ici, on était à l’opposé de la plage renommée d’Ipanema, popularisée dans le monde entier par la célèbre chanson. En se référant au plan remis par Do Corredor, Coplan trouva l’endroit sur les bords du lac Rodrigo de Freitas et observa les alentours. L’agent Alpha résidait rua Conde de Bonfim, dans le quartier éloigné de Tijuca. Quel intérêt l’avait attiré là aux alentours de minuit dans l’une des villes les plus dangereuses du monde, passé le crépuscule ? Il était venu en voiture. Sa Peugeot avait été retrouvée à deux cents mètres du lieu où l’assassin avait frappé. Et par quel miracle, l’ancien spécialiste du Service Action qu’il était avait-il pu se laisser surprendre par un tueur qui n’avait derrière lui que cinq exploits du même genre ? Du moins, si l’on admettait la thèse que soutenait le comandante.
  
  Coplan repartit pour Tijuca. Les clés dénichées dans le sac contenant les affaires personnelles lui permirent de déverrouiller la porte de l’appartement de la rua Conde de Bonfim. Persuadés que Julien Demachy avait été assassiné par Caranguejo, les policiers, avec leur nonchalance brésilienne, ne s’étaient pas donné la peine de fouiller les lieux. Rien n’était en désordre. Peu de meubles, l’agent Alpha aimant la vie Spartiate. Dans une vitrine, une plaquette sur laquelle étaient épinglés quelques très beaux spécimens de papillons amazoniens. Coplan fouilla consciencieusement sans rien découvrir d’intéressant. En bon agent clandestin, l’officier n’avait pas été homme à laisser traîner des indices concernant ses activités.
  
  Sur la table de la cuisine, Coplan vida le contenu du sac. Il écarta le passeport et les objets sans intérêt et feuilleta les pages d’un minuscule carnet de poche. Il n’y releva que trois numéros de téléphone, ceux de la compagnie aérienne Varig, d’un atelier de mécanique et d’un service de livraison de repas à domicile. Dans le portefeuille, en dehors du permis de conduire, d’une petite somme d’argent, d’une carte postale vierge, coupée en deux pour tenir dans le portefeuille et représentant le Sacré-Cœur de Montmartre, Coplan ne trouva qu’une carte de visite au nom de Maria Dirceu avec un numéro de téléphone et une adresse dans le quartier de Laranjeiras. Il la remit en place et réemballa les affaires dans le sac, puis il téléphona à Florence Visniac dont la police ignorait les liens avec son compère.
  
  Il n'obtint pas de réponse et laissa sur le répondeur un message sibyllin dont elle comprendrait le sens caché. Il raccrochait quand un souvenir fulgura dans son esprit. Maria Dirceu, c’était le nom qu’Isabela Carvalho, l’hôtesse de l’air de la Varig avait prononcé. Maria Dirceu était l’hôtesse qu’elle remplaçait sur la ligne internationale Rio-Paris et retour, et qui avait mystérieusement disparu. Une simple homonyme ? Une extraordinaire coïncidence ?
  
  Il s’empara de l’annuaire téléphonique et consulta la page à Dirceu. Il y en avait un assez grand nombre, dont beaucoup de Maria, un prénom très répandu dans un pays aussi catholique que le Brésil.
  
  Il reprit la carte de visite et appela le numéro de téléphone. Une voix mâle répondit, lente, neutre, méfiante.
  
  - Je voudrais parler à Maria, déclara Coplan.
  
  - Elle n’est pas là. Qui êtes-vous ?
  
  Il raccrocha, sortit de l’appartement et remonta dans la Safrane pour aller rôder autour de l’adresse de Maria Dirceu dans le quartier de Laranjeiras. Il ne fut pas long à repérer une Ford dans laquelle un homme assis derrière le volant surveillait les parages derrière ses lunettes noires. Il en releva le numéro et alla se réfugier dans une cabine publique du Rio Sul Shopping Center. Il téléphona au quartier général de la police et se fit brancher sur les services administratifs.
  
  - Ici le consulat général des États-Unis, fit-il en adoptant un fort accent américain. J’ai été accroché par un conducteur qui m’a affirmé qu’il appartenait à la police. Je voudrais vérifier si ceci est vrai. Nous avons procédé à un constat à l’amiable. Voici le numéro de son véhicule.
  
  Dix minutes plus tard, il sut que son pressentiment avait été le bon. L’immeuble où résidait Maria Dirceu était surveillé par la police et l’homme qui lui avait répondu au téléphone était probablement un policier. Le ton qui était le sien, inimitable, militait en faveur de cette thèse. Par conséquent, cette Maria Dirceu était vraisemblablement l’hôtesse de l’air qui avait mystérieusement disparu. Vraiment, une coïncidence extraordinaire. Cependant, un autre problème se posait. Était-il plausible qu’au moment où Julien Demachy était assassiné, une personne avec laquelle il semblait lié disparaisse simultanément ?
  
  Il avait faim. Au restaurant du shopping-center, il commanda un tambaqui, un poisson à la chair savoureuse, préparé avec une sauce au lait de coco, qu’il arrosa avec une bouteille de bière Antartica.
  
  Le comandante Do Corredor avait forcément vu la carte de visite, analysa-t-il, puisqu’elle figurait dans les affaires personnelles que portait sur lui Julien Demachy quand il avait été tué. Il n’avait pu qu’être frappé par la coïncidence. Pourquoi ne l’avait-il pas évoquée devant Coplan ? Il avait dû l’écarter, réfléchit-il, tout entier à la thèse qui lui était chère : l’implication de Caranguejo. Voilà l’explication.
  
  Il pesa le pour et le contre. En parler au comandante ? Il décida que non. Il mènerait sa propre enquête.
  
  Son repas terminé, il appela son hôtel pour savoir si Florence Visniac avait laissé un message. Il reçut une réponse négative. Un peu déçu, il partit pour le siège du Jornal do Brasil, l’un des deux quotidiens les plus répandus du pays, l’autre étant le Globo. Au service accueil, il demanda à consulter les parutions du mois précédent. Dans la salle de lecture, il fut quelque peu effrayé par le volume de chaque numéro du quotidien : environ cent pages. Heureusement, le journal était divisé en cahiers consacrés chacun à une rubrique différente.
  
  Dans celle relative aux faits divers, Coplan dénicha l’article concernant la disparition de Maria Dirceu. Ce qui le frappa, ce fut la date : la veille de l’assassinat de Julien Demachy. L’hôtesse de l’air avait quitté son domicile de Laranjeiras à bord de sa Subaru pour aller prendre son service à bord du vol Varig RG 724 de 22 heures 20 à destination de Paris, et personne ne l’avait revue. Pas plus que la Subaru. Sa famille, fort influente, remuait ciel et terre pour qu’elle soit retrouvée. Dans les éditions suivantes, consacrées surtout au nouveau crime de Caranguejo sur la personne de Julien Demachy, on ne parlait plus d’elle.
  
  Coplan quitta les locaux du Jornal do Brasil et alla s’enfermer dans l’une de ces cabines téléphoniques que l’on surnommait ici orelhào, la grosse oreille, en raison de leur forme extravagante. A son hôtel, on lui répondit qui aucun message à son nom n’avait été reçu.
  
  Son étape suivante fut le Globo car il souhaitait confronter les renseignements recueillis au Jornal do Brasil avec ceux de son concurrent. En fait, il n’apprit rien de nouveau, sauf que Maria Dirceu était une collectionneuse passionnée de papillons amazoniens.
  
  Était-ce elle qui avait fourni ceux que Coplan avait découverts dans la vitrine de l’appartement de Julien Demachy ?
  
  Il rentra au Méridien pour attendre l’appel de Florence Visniac. Longtemps, il contempla à travers la fenêtre de sa chambre et par-delà la masse du Palace Leme, le téléphérique qui montait vers le Pain de Sucre. Plus tard, quand le crépuscule tomba, il regarda sur l’écran de télévision les préparatifs du carnaval, puis vers 21 heures 30, se fit apporter un dîner léger.
  
  Quand il s’endormit, Florence Visniac n’avait toujours pas appelé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Coplan avait eu une brève aventure avec Florence Visniac au cours d’une mission en Hongrie et il se souvenait combien elle était belle quelques mois plus tôt lors de ce dîner sur les bords du Danube pendant que les tziganes jouaient Dva guitaré et que le champagne coulait à flots dans leurs coupes. Grande, les yeux bleus, les cheveux longs et blonds, elle passait facilement pour une Hongroise et profitait largement de la confusion. Comme Jean Denny alias Julien Demachy, elle détenait le grade de capitaine au sein de la D.G.S.E., bien qu’elle fût d’origine civile et non militaire. Gaie, rieuse, enjouée, on ne l’imaginait pas dans la peau d’une espionne.
  
  Aujourd’hui, elle était toujours aussi belle, mais quelque chose en elle avait changé. De sa propre initiative, elle s’était présentée au Méridien et avait réveillé Coplan avant de faire monter deux plateaux de breakfast. Plus volubile que d’habitude, elle semblait nerveuse. En buvant son café, pas assez corsé à son goût, Coplan l’observait. Elle avait coupé ses cheveux, les portait courts, un peu à la mode des garçonnes de 1925 et les avait teints en noir. Plus de maquillage sur le visage, ni de vernis à ongles. Sa mission l’exigeait-elle ? Comme à l’accoutumée, elle était vêtue à ravir : robe bleue très habillée. Deux choses cependant choquaient : le sac à main dont le cuir était usé et la ceinture en paille tressée rose. Deux détails qui juraient avec son bon goût habituel, dont témoignaient bijoux et chaussures très élégants.
  
  - Qu’est-il arrivé à tes cheveux ? questionna Coplan en plongeant sa cuillère dans sa compote de goyave.
  
  - J’avais l’humeur un peu rétro, répondit-elle d’un ton léger, mais il lut la gêne dans son regard.
  
  - Le maquillage, le vernis à ongles ? Tu les supprimes dans un pays où les femmes les trouvent aussi naturels que de danser la samba ou la lambada ? Ce serait contraire à l’éthique de notre profession que de chercher à se faire remarquer.
  
  - Je ne cherche pas à me faire remarquer, répliqua-t-elle avec agressivité. Au contraire. Tu as remarqué la couleur de mes cheveux ?
  
  - J’ai remarqué.
  
  - Je préfère passer pour une aborigène, c’est plus facile pour ma mission. Pourquoi toutes ces remarques ? Tu es devenu mon superviseur ?
  
  Il rit.
  
  - Pas du tout. J’avais encore en mémoire ton image à Budapest. Et le bleu du Danube dans tes yeux.
  
  Les traits de Florence se fermèrent.
  
  - Ne sois pas romantique. A Budapest j’étais hongroise. Aujourd’hui je suis brésilienne. C’est l’un des avantages du métier. Comme Janus, on a deux visages. Souvent plus. Bon, soyons sérieux. Tu es venu enquêter sur une mort suspecte. Tout de go, je vais te dire que je ne sais rien, que je ne comprends pas et que la thèse de la police me paraît être la bonne.
  
  - Caranguejo ?
  
  - Oui.
  
  - Tous les deux vous avez enregistré des progrès dans votre recherche du trafiquant d’œuvres d’art volées par les nazis ?
  
  - D’abord, Francis, mettons les choses au point. Nos ordres étaient de travailler séparément, de feindre de ne pas nous connaître et d’organiser des rencontres périodiques. Nous avons suivi cette tactique. J’ai vite découvert que Julien, appelons-le ainsi, témoignait d’un caractère difficile. Renfermé, secret, hargneux, non coopératif. Les choses allaient mal entre nous. Pour le bien du Service, je n’ai pas sollicité ma relève. Pour répondre à ta question, en ce qui me concerne, je n’ai enregistré absolument aucun progrès. Pour ce qui est de Julien, je n’ai pas l’impression non plus, sauf s’il m’a caché quelque chose.
  
  - Le soir de sa mort, il allait à un rendez-vous avec toi ?
  
  - Non.
  
  Pensif, Coplan grignota un toast.
  
  - Tu sais sur quelle piste il travaillait ?
  
  - Une huître, je te dis. Il m’aurait fait des confidences s’il avait eu besoin de moi. En dehors de cette éventualité, rideau.
  
  - Il avait une liaison avec une femme ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Maria Dirceu, ça te dit quelque chose ?
  
  - L’hôtesse de l’air disparue mystérieusement dont ont parlé les journaux ?
  
  - Elle-même. Julien la connaissait ?
  
  Elle eut un geste excédé.
  
  - Francis, je ne sais rien de lui, de ce qu’il faisait, des pistes qu’il suivait, des gens qu’il fréquentait, des femmes avec qui il couchait, ni même si, en définitive, il était hétéro ou homo.
  
  - Tu es allée chez lui ?
  
  - Jamais.
  
  - Il collectionnait les papillons amazoniens ?
  
  Elle le regarda, ahurie.
  
  - Des papillons amazoniens ? Première nouvelle !
  
  Vers neuf heures, elle se leva et, d’une pichenette, fit sauter une miette de toast qui était tombée sur sa belle robe bleue.
  
  - Désolée de partir, Francis, j’ai un rendez-vous. Mille regrets de ne pas pouvoir t’être plus utile. Tu sais où me trouver. Laisse un message sur le répondeur si je ne suis pas là. D’ailleurs, je vais m’absenter de Rio, peut-être aujourd’hui. Au fait, le Vieux prévoit de remplacer Julien ?
  
  - J’ignore quelles dispositions il prendra.
  
  
  
  Dans la matinée, Coplan retourna rendre visite au comandante Do Corredor qui l’accueillit gracieusement.
  
  - Hélas, pas de nouvelles de Caranguejo. Ne vous méprenez pas, cependant. Les nouvelles pourraient être désastreuses s’il s’agissait d’un autre assassinat.
  
  - Pourrais-je consulter les dossiers de ses crimes ?
  
  - Naturellement, senhor Clayr.
  
  Quand il ressortit du quartier général de la police, il s’enferma dans une orelhâo pour téléphoner à Paris et rendre compte au Vieux.
  
  - Il est trop tôt pour vous livrer mon sentiment, conclut-il.
  
  - Vous croyez à Caranguejo ?
  
  - C’est la thèse la plus plausible, pour le moment. Autre chose, je voudrais un rendez-vous avec le professeur Clark Goshlyn du F.B.I. Vous vous souvenez, celui qui nous avait rendu un fieffé service dans l'affaire Dumoutier ?
  
  - D’accord. Je vous rappelle au Méridien.
  
  Le Vieux retéléphona vers quinze heures et, en fin d’après-midi, Coplan prenait l’avion pour New York City à bord d’un vol Varig. A l’aéroport Kennedy, il loua une Chrysler au comptoir Avis et, par le Garden State Parkway, descendit le long de la côte du New Jersey. Il coucha dans un motel sur le bord de l’autoroute Garden State, tout près d’Asbury Park.
  
  Le lendemain matin, il était à Atlantic City, la plus grande station balnéaire du New Jersey. Malgré le vent de février, sa plage était fréquentée et, sur sa promenade en bord de mer longue de douze kilomètres et large de vingt mètres, les paresseux roulaient sur les planches en bois, assis dans des fauteuils en osier à pédales, inventés au siècle dernier.
  
  La ville avait connu son heure de gloire au temps des bootleggers des années 20 et des gangsters cossus des années 30, tels Al Capone ou Lucky Luciano. La guerre avait sonné son déclin jusqu’à ce que l’État du New Jersey autorise à nouveau le jeu afin de concurrencer Las Vegas en raflant la clientèle du nord-est. Les casinos avaient poussé comme des champignons mais sans sérieusement concurrencer Las Vegas, la capitale mondiale du jeu. Malgré tout, les habitants étaient reconnaissants aux autorités d’avoir remis le jeu en honneur dans la station balnéaire et, immanquablement, comme Coplan le constata quand il entra dans le casino, à un moment ou à un autre, quotidiennement, on repassait la célèbre chanson de Paul Anka :
  
  Je suis heureux de te voir renaître,
  
  Atlantic City, ma vieille amie,
  
  A nouveau, te voilà sur la carte,
  
  C’est sûr, tu as survécu...
  
  Clark Goshlyn se cachait en salle fermée, assis à une table en compagnie de cinq joueurs et du croupier. Studpoker à sept cartes. Mise minimum cent dollars. Maximum de la relance cinq cents dollars. Coplan observa la partie avant d’aborder l’Américain. Ce dernier détenait un jeu médiocre dans ses cartes ouvertes : un valet, un sept, un huit et un trois. Le croupier distribua la septième carte qui était fermée comme les deux premières. Goshlyn y jeta un coup d’œil et, quand son tour vint, relança de cinq cents dollars. Finalement, le pot s’arrêta à cinq mille dollars. Goshlyn retourna ses trois cartes fermées. Il avait quatre valets et ramassa le pot. Triomphalement.
  
  Il était peu courant de voir un professeur du F.B.I. être un passionné du jeu, défaut rédhibitoire que l’on fustigeait à Quantico, l’école de formation du F.B.I. en Virginie. La seule notable exception était Goshlyn.
  
  Pour deux raisons. La première : il possédait une fortune personnelle. La seconde : il gagnait deux fois sur trois et ses gains alimentaient les récompenses à ses meilleurs élèves, car ce n’était pas l’esprit de lucre qui l’animait mais la soif de la victoire.
  
  - Attendez-moi au Kitty’s Shack, juste en face, recommanda-t-il à Coplan quand ce dernier lui eut touché l’épaule. Je suis en grosse période de chance et il faut en profiter. Vous pourriez rester ici mais je crains le mauvais œil et rien ne me prouve que vous ne l’avez pas.
  
  Dans le bar-restaurant, Coplan attendit près de deux heures. Quand, enfin, Goshlyn parut, il était rayonnant.
  
  - Sept mille dollars, pas mal pour un jour qui s’annonce pluvieux. Une quinte floche, quatre carrés et sept fulls, qui dit mieux ? Au fait, c’est l’heure du déjeuner, je vous invite. La langouste ici est fantastique et le chef est français, si bien que la mayonnaise ne sort pas d’un pot mais est faite à la main.
  
  - Je vous laisse composer le menu, accepta Coplan.
  
  - Quel est votre problème ?
  
  Coplan le lui exposa et lui remit la fiche qu’il avait préparée. Le professeur de sciences criminelles comportementales l’examina attentivement. Après avoir passé commande, Goshlyn secoua la tête.
  
  - Quelque chose me dérange. Un tueur en série est essentiellement lâche. Il ne s’attaque qu’à des gens plus faibles que lui. Des enfants, des femmes, des vieillards. A la rigueur, des vagabonds, des ivrognes qui cuvent leur alcool. Ces victimes que vous me décrivez n’entrent pas dans ces catégories. Ce sont des types grands et costauds, en pleine forme physique. Un tueur en série traditionnel les aurait évités. Le vôtre appartient à une nouvelle espèce qu’au F.B.I. nous n’avons jamais étudiée. Ou alors, il est d’une force physique exceptionnelle. Cherchez de ce côté.
  
  Coplan respira, soulagé.
  
  - Ce point me tracassait et, maintenant, j’éprouve un sentiment identique au vôtre.
  
  Goshlyn fronça les sourcils.
  
  - Pour être franc avec vous, je verse de plus en plus dans le pessimisme car j’ai la pénible impression que le nombre de tueurs en série du type que nous appelons « organisé » va croissant. Nous vivons dans une société fluctuante où disparaissent les vertus et les barrières morales, où l’on évoque quotidiennement les armes de destruction massive, où le prix de la vie humaine est aussi bas que la semelle de vos chaussures. A mon avis, dans cette société-là, les personnalités asociales évoluent comme des poissons dans l’eau et ont de plus en plus de chances de réaliser leurs fantasmes meurtriers en recherchant des méthodes d’une plus grande sophistication.
  
  - C’est terrifiant.
  
  - Je ne vous le fais pas dire. Votre Caranguejo est probablement un schizophrène. Ces gens offrent la particularité d’appréhender la réalité conformément à leur analyse dévoyée et d’en tirer des interprétations extravagantes mais cohérentes à leurs yeux. Ce que nous ignorons, ce sont les cheminements de son analyse dévoyée et les termes de la logique personnelle qui conduit à ces six crimes.
  
  - La pince de crabe a-t-elle pour vous une signification ? questionna Coplan en guignant du côté de la superbe langouste que l’on apportait.
  
  - Signature peu courante chez un tueur en série qui, en général, signe rarement ses meurtres. Certains, cependant, écrivent aux journaux en découpant des lettres ou des mots imprimés. Ce sont ceux qui cherchent inconsciemment à se faire capturer au plus vite parce qu’ils ont honte de leurs crimes, une fois le moment d’excitation passé. Les autres essaient de revivre leurs méfaits. Ils s’immiscent dans l’enquête, jouent au témoin, s’indignent. Cela est-il arrivé ?
  
  - Non.
  
  - Étrange. Des objets personnels ont-ils été dérobés par l’assassin ?
  
  - Apparemment non.
  
  - Encore plus étrange. Le tueur en série du type « organisé » emporte ce que nous appelons des trophées, c’est-à-dire des objets destinés à l’aider à revivre ses sinistres exploits. Culottes ou soutiens-gorge pour les femmes, cravates pour les hommes, bijoux. C’est un trait constant de sa démarche. Les portefeuilles ont été volés ?
  
  - Non.
  
  - De plus en plus bizarre. Le tueur en série est voleur. En outre, les portefeuilles contiennent souvent des photographies sur lesquelles il s’excite. Vraiment curieux, votre Caranguejo. Vraisemblablement, un nouveau type de tueur en série. De retour à mon bureau, je vais inscrire son cas dans mes notes et je demanderai un rapport complet à Rio de Janeiro.
  
  - Ne me mentionnez pas.
  
  Goshlyn posa sur lui un regard empli de curiosité.
  
  - Savez-vous que je me suis toujours demandé si vous étiez un flic ou une barbouze ?
  
  Coplan eut un rire léger.
  
  - Je suis celui qui soulève les toits pour épier le secret des chambres.
  
  - Voyeur ?
  
  - Pire.
  
  A l’issue de l’excellent déjeuner, Coplan remercia avec profusion et prit congé. Il retourna à New York City et le lendemain matin s’envola pour Rio de Janeiro. Durant le voyage, il ressassa les conclusions du professeur de sciences criminelles comportementales.
  
  Vraiment un nouveau type de tueur en série ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Pour faire plaisir à Isabela Carvalho, l’hôtesse de l’air de la Varig de retour de Paris, Coplan accepta le sileixo. Il grimaça. Le goût de l’aphrodisiaque était vraiment infect. Isabela souriait, ravie.
  
  - C’est fait avec quoi ? questionna-t-il.
  
  - Je suis issue d’une famille, expliqua-t-elle, très imbue des croyances afro-brésiliennes, qui pratique aussi bien le candomblé du Bénin (Culte des forces de la Nature), que l'umbanda (Magie blanche) et le quimbanda (Magie noire). Pour répondre à ta question, ce breuvage est composé de cachaça dans laquelle macèrent des morceaux de gencive de crocodile, une tête pourrie de surubim (Poisson à la chair fondante qui rappelle le saumon fumé), des plantes amazoniennes, telles que le sarracenia, une patte de tamanoir et un fœtus de sarigue.
  
  Coplan faillit vomir.
  
  - Il est trop tard, rit la Brésilienne. Tu l’as déjà bu. Je te donne dix minutes et la folie s’emparera de ton corps.
  
  Coplan resta sceptique. Il avait tort car, approximativement dans le délai imparti, il sentit sa chair s’embraser d’un feu ardent. Vaguement ironique, Isabela se déshabilla en dévoilant son corps splendide. Alléché, il l’imita.
  
  Délicatement, elle pressa ses lèvres brûlantes contre les siennes.
  
  - Pendant l’aller et retour Rio-Paris, j’ai rêvé à ce moment, murmura-t-elle.
  
  Devant le vif émoi dont témoignait Coplan dans ses gestes, elle comprit instantanément qu’il eût été indécent d’exiger des préliminaires et que, au contraire, il convenait de passer immédiatement au plat de résistance.
  
  Elle ne fut pas déçue. Dopé par l’aphrodisiaque, Coplan s’enfonça en elle avec vigueur, ses mains englobant dans leur large paume les seins somptueux et raidis par le désir. Dans des situations différentes, il se montrait plus insinuant, plus onctueux, plus suave et, graduellement, prenait possession du corps qui s’offrait. Ici, il était victime du sileixo, de son pouvoir démoniaque, de la puissance qu’il insufflait dans les fibres de sa chair, de sa terrible emprise sur son corps.
  
  - C’est divin, haleta Isabela.
  
  Les délicatesses n’étaient pas de mise. Foin des chatteries et autres mignardises, le sileixo engendrait la grosse artillerie et la cavalerie galopante.
  
  - Plus fort ! supplia Isabela.
  
  Bandé comme un arc, Coplan fourbissait avec sa langue la bouche d’Isabela encore parfumée de caipirinha. Électrisé par cent mille volts, il barattait avec force, emprisonné dans le canyon des cuisses veloutées et dans les plis de la fente duveteuse. Les récepteurs sensibles de son épiderme étaient transformés en électrodes qui canalisaient son énergie vers un seul but, ce sexe soyeux qui siphonnait son propre sexe, l’aspirait, le massait, l’encapuchonnait dans les tourbillons d’une lave incandescente qui déferlait sur son ventre.
  
  Quand, enfin, Coplan s’abandonna, Isabela poussa un hurlement extasié.
  
  Plus tard, quand ils se furent désenlacés, elle battit des mains.
  
  - Tu es converti au sileixo ! Tu verras, toute la nuit tu seras obligé de me faire l’amour !
  
  - Perspective exaltante.
  
  Ils se douchèrent et Isabela prépara une caipiroska, une variante de la caipirinha, composée de vodka au lieu d’alcool de canne.
  
  - Cette hôtesse de l’air que tu as remplacée, tu la connaissais ? questionna Coplan d’un ton léger.
  
  - Maria Dirceu ?
  
  - Oui.
  
  - C’était l’amie d’une amie. Pourquoi t’intéresses-tu à elle ?
  
  Coplan broda une courte histoire dans laquelle le vrai consistait dans le meurtre de Julien Demachy et dans l’implication de Caranguejo. Le faux, dans le propre rôle qu’il jouait et dans la véritable personnalité de Julien Demachy.
  
  - Maria Dirceu semble avoir été très liée à mon ami. Qui est cette amie ?
  
  - Xoleica Figueiredo. Elle est chasseur de papillons.
  
  En entendant cette précision, Coplan tressaillit.
  
  En tout cas, la belle hôtesse de l’air n’avait pas bluffé sur les vertus du sileixo. Coplan s’en aperçut très rapidement. Son bas-ventre criait famine. Isabela en riait et hoqueta de plaisir quand, à nouveau, il plongea en elle son sexe exacerbé par l’attente. Il en fut ainsi la nuit entière et, à l’aube, Isabela sauta à bas du lit et, assommée par le plaisir, tituba jusqu’à la salle de bains. A son retour, elle, prépara le breakfast pendant que Coplan se douchait.
  
  - Tu es bien matinale, fit-il en revenant.
  
  - La grève n’est pas terminée et je dois faire un aller et retour Rio-Belém avant de reprendre mon service sur Rio-Paris. Et, après la nuit que je viens de vivre, et compte tenu du décalage horaire sur l’Atlantique, je ne vais pas être fraîche ! Vivement que cette grève se termine !
  
  Affamé, Coplan engloutit les œufs aux poivrons, la purée de manioc, les épinards à la tomate, une mangue, une papaye et un génipayer.
  
  - Bravo ! tu reprends des forces, s’amusa Isabela.
  
  - Tu n’oublieras pas de me donner les coordonnées de ton amie Xoleica Figueiredo.
  
  Elle fit la moue.
  
  - A condition que tu ne couches pas avec elle. Sais-tu que le sileixo fait de l’effet durant vingt-quatre heures ?
  
  - Gare aux filles de Rio !
  
  - En tout cas, tu as fait honneur aux recettes afro-brésiliennes !
  
  - Je dirais plutôt aphro-brésiliennes.
  
  Ils se quittèrent sur le trottoir de l’avenida Rio Branco en se promettant de se revoir et Coplan alla s’effondrer sur son lit dans sa chambre de l’hôtel Méridien.
  
  A son réveil, il téléphona à Xoleica Figueiredo pour obtenir un rendez-vous qu’elle lui accorda pour le soir même. Dans l’intervalle, il appela le comandante Do Corredor qui dut convenir qu’il n’avait pas avancé d’un pas dans ses recherches pour mettre la main sur Caranguejo.
  
  A dix-neuf heures, il sonnait à la porte de l’appartement. A travers la baie vitrée du palier, on voyait entre Copacabana et Ipanema les rochers écumants des plages Do Diablo et Do Arpeador, domaine des surfeurs.
  
  Xoleica Figueiredo ouvrit. Elle portait une chemise bariolée ouverte sur un soutien-gorge vert pomme et un bermuda de même couleur qui mettaient en valeur la belle couleur de son teint. Quelque chose de divin sublimait son physique. Un profil de statue inca, un regard d’initiée à quelque science ésotérique, un tatouage aguichant à la naissance de chaque sein et une peau si cuivrée qu’on l’imaginait phagocytée par le soleil. Sa chevelure noire était relevée en chignon et ses yeux bruns étaient vifs et intelligents.
  
  - Entrez, invita-t-elle d’une voix un peu rauque.
  
  Dans le salon, Coplan repéra une vitrine toute pareille à celle qu’il avait vue chez Julien Demachy, sauf qu’ici s’étalait une superbe collection de papillons rares, abondamment fournie et non pas maigrelette comme chez l’agent Alpha.
  
  - Vous vous intéressez aux papillons ?
  
  Déjà, elle s’affairait à préparer les caipirinhas.
  
  - Je ne m’y connais pas vraiment. Ceux-ci sont magnifiques.
  
  - Magnifiques et rares.
  
  - C’est votre métier, la chasse aux papillons, m’a dit Isabela.
  
  - Chasseur professionnel, en effet. Voyez-vous, expliqua-t-elle en lui tendant un verre empli de caipirinha et en lui offrant un siège, je suis une pure Indienne Yanomami, pas une goutte de sang blanc ou noir dans mes veines. Mes aïeux, dans le territoire du Roraima devenu depuis un État, déplaçaient le shabonoo, c’est-à-dire la case centrale, tous les deux ans pour aller cinq kilomètres plus loin défricher et cultiver, en étant persécutés par les grands propriétaires, les fazendeiros qui ne voyaient pas d’un bon œil cette intrusion sur leurs terres. Au cours de ces périples, dès mon plus jeune âge, j’ai appris à connaître et à différencier les diverses espèces de papillons. Ensuite, grâce à une religieuse franciscaine, j’ai pu poursuivre des études poussées à Salvador de Bahia, et c’est là que j’ai appris la valeur de certaines espèces amazoniennes particulièrement rares. Je suis devenue une spécialiste et j’ai été contactée par l’U.S. Treasury, le Trésor américain qui recherchait un colorant spécial pour le papier de ses coupures. Celles-ci sont vertes et, pour décourager d’éventuels faux-monnayeurs, le Trésor voulait y ajouter un bleu que l’on ne découvre que sur les ailes des papillons amazoniens d’une espèce vivant dans une zone difficilement accessible près de la frontière vénézuélienne (Authentique). Le secret professionnel m’interdit, bien entendu, de vous livrer le nom de ce papillon.
  
  - De toute façon, je ne suis pas faux-monnayeur, plaisanta Coplan.
  
  - Mais vous n’êtes pas venu me voir pour m’entendre vous raconter ma vie ?
  
  Coplan but une gorgée de caipirinha, s’éclaircit la gorge et attaqua :
  
  - Vous étiez l’amie de Maria Dirceu ?
  
  - En effet, et sa disparition m’angoisse. Je ne sais vraiment pas ce qui a pu lui arriver.
  
  - Connaissiez-vous aussi un certain Julien Demachy ?
  
  - Naturellement. Il était le grand amour de Maria. Malheureusement, ils n’étaient pas souvent ensemble, en raison de son service sur le vol Rio-Paris. Quant à lui, il a trouvé une mort affreuse de la main de Caranguejo. C’était votre ami, à ce que j’ai compris ?
  
  - Oui. C’est vous qui lui avez vendu ou fait cadeau de ces papillons dans la vitrine de son appartement ?
  
  - Je lui en ai vendus quelques-uns et fait cadeau des autres. Maria et Julien vivaient un grand amour mais ils se disputaient souvent car elle était jalouse d’une femme que l’on voyait souvent aux côtés de Julien, une certaine Catherine Montero...
  
  C’était là l’I.F. de Florence Visniac.
  
  - ... A mon avis, elle se trompait. Il n’y avait rien entre Julien et cette Catherine, bien qu’elle soit de mœurs légères.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - Il y a un mois, j’étais dans une boîte de nuit, la Praia do Farol, avec un ami de rencontre. Catherine était là en compagnie de cinq hommes de type indien. Pas des Brésiliens puisqu’ils ne parlaient que l’anglais avec un fort accent asiatique. Catherine ne m’a pas vue. A son propos, mon ami a dit que c’était une meretriz, c’est-à-dire une pute, voire une piranha. C’est le surnom que l’on donne aux filles spécialisées dans le touriste. Elles fréquentent plus particulièrement les endroits où on les trouve, aéroports, les quartiers touristiques comme Copacabana ou Ipanema, les bars, les discothèques, les boîtes de nuit, les grands hôtels. Souvent, le but des piranhas est de se marier. Leur tactique, c’est de passer la nuit avec leur cible sans réclamer d’argent. Ce n’est qu’au second rendez-vous qu’elles exposent leurs malheurs.
  
  Coplan était abasourdi. Il ne voyait pas du tout Florence Visniac dans ce rôle. Jouait-elle ce personnage dans le cadre de sa mission parce qu’elle tentait de piéger quelqu’un mêlé au trafic d’œuvres d’art ?
  
  - Votre ami, pourrais-je le rencontrer ?
  
  Xoleica eut un sourire amusé.
  
  - J’ai précisé que c’était un ami de rencontre. Le propre des amis de rencontre, c’est qu’on ne les revoit jamais sauf dans une autre discothèque, serrés contre une autre femme. Voyez-vous, Francis, au Brésil, il existe une grande liberté sexuelle, surtout d’ailleurs de la part des Brésiliennes d’origine africaine qui pratiquent l’hypergamie. Celle-ci consiste pour elles à rechercher des partenaires de teint plus clair que le leur.
  
  - Êtes-vous hypergame ? lança Coplan hardiment.
  
  Elle planta son regard sombre dans le sien.
  
  - Je le suis, avoua-t-elle.
  
  - Et mon teint est plus clair que le vôtre.
  
  - Je n’ai pas été sans le remarquer. Cependant, persifla-t-elle, je ne suis pas d’origine africaine.
  
  - Qu’importe ?
  
  Il consulte sa montre-bracelet, termina sa caipirinha et proposa :
  
  - Si nous allions dîner ? J’aimerais approfondir mes connaissances sur les papillons amazoniens.
  
  Elle l’entraîna dans une churrascaria de l’avenida Présidente Vargas qui était, assurait-elle, le dernier endroit à la mode. Les filles, effectivement, étaient superbes et élégantes, remarqua Coplan. Dans la grande salle, un ballet de serveurs proposait des viandes cuites dans un âtre immense et présentées sur des broches. Xoleica et Coplan choisirent un assortiment de bœuf, de porc, de poulet et de saucisses qu’ils arrosèrent de vin blanc produit dans le sud et convenablement frais.
  
  Habilement, Coplan laissa la belle Brésilienne disserter longuement sur les papillons avant de ramener la conversation sur Julien Demachy, Catherine Montero et Maria Dirceu.
  
  - Un grand amour qui est mort en deux jours, déclara-t-elle à un moment d’un ton triste. Maria la veille, Julien le lendemain.
  
  La phrase laissait entendre que, pour elle, Maria était morte, ce que ne manqua pas de souligner Coplan.
  
  - A Rio, quand on disparaît, c’est qu’on est mort, répondit-elle. Nous connaissons hélas une vague de criminalité sans précédent. Que les splendeurs de Copacabana et d’Ipanema, du Pain de Sucre et du Corcovado, que la plus belle baie du monde ne vous leurrent pas, Francis, nous avons 380 favelas où vivent deux millions de gens dans les conditions les plus misérables. En plus, nous avons les trombadinhas, des enfants abandonnés, perdus, fugueurs ou orphelins. Ils sont des millions à errer dans les rues en survivant de prostitution, de vols et de meurtres. La samba, la lambada, le carnaval, c’est du folklore pour touristes qui dissimule la réalité profonde de Rio.
  
  Elle semblait amère et Coplan lui caressa la main, ce qui lui restitua son allégresse naturelle.
  
  Le repas terminé, ils allèrent danser dans une discothèque d’Ipanema. A un moment, Coplan s’esquiva et, comme il l’avait fait à la churrascaria, téléphona à Florence Visniac pour prendre rendez-vous. Pour la seconde fois, le disque répéta le message préenregistré : « Ce numéro figure aux abonnés absents ». Certes, l’agent Alpha l’avait prévenu qu’elle devait effectuer un voyage, mais ce dernier était-il si long qu’elle doive s’inscrire aux abonnés absents ?
  
  Il raccrocha et passa un coup de fil au Vieux qu’il réveilla car, à cause du décalage horaire, il était quatre heures du matin le lendemain à Paris. Il lui rendit compte et lui demanda s’il était au courant d’un voyage que Florence Visniac aurait dû accomplir dans le cadre de sa mission.
  
  - Non, grogna le patron des Services spéciaux. Essayez d’en savoir plus.
  
  Quand il revint, Xoleica l’attendait sagement devant sa caipirinha qu’elle vida d’un trait avant de se lever.
  
  - Partons, décida-t-elle.
  
  
  
  Dès qu’ils furent entrés dans son appartement, elle enlaça Coplan et sa langue s’enfonça entre ses lèvres avec une insistance irrésistible. Les effets du sileixo prodigué par Isabela avaient dû depuis longtemps se dissiper mais Coplan, revenu à son tonus habituel, s’en moquait car le corps qu’il serrait entre ses bras était plus que désirable et invitait à l’amour.
  
  Piaffante, la belle Brésilienne l’entraîna vers la chambre où elle entreprit de le déshabiller avec des gestes lents et lascifs afin d’exciter sa libido.
  
  - A ton tour, souffla-t-elle quand elle eut terminé la tâche dont elle avait pris l’initiative.
  
  La chair en émoi, Coplan ne s’attarda pas comme elle l’avait fait. En un tour de main, il la dénuda, puis la repoussa à bout de bras afin d’admirer le corps superbe qui se déhanchait pour l’exciter davantage.
  
  - Viens, le pressa-t-elle.
  
  Elle eut un sursaut quand il la plaqua sur le drap et qu’elle le sentit contre elle, puis en elle, pénétrant sa souple moiteur de son membre puissant. Bientôt elle gémit, envahie par l’intense plaisir qu’elle ressentait et, pour témoigner sa gratitude, souda ses lèvres brûlantes à celles de son partenaire. Le baiser incendiaire fouetta Coplan qui s’enfonça jusqu’à la garde. Xoleica fut prise de tremblements incontrôlables et releva les jambes pour emprisonner les hanches de Coplan dans l’étau de ses cuisses. En orfèvre, il labourait ce centre de plaisir, à la fois onctueux et torride, gonflé et palpitant, cœur même de la sexualité de la belle Indienne. Quand il se raidit pour un orgasme explosif, elle lui griffa le dos et le rejoignit dans l’extase en roulant sur le flanc et en lui mordant douloureusement la langue.
  
  - J’aime les hypergames, lui murmura-t-il à l’oreille.
  
  Elle rit, se dégagea et fonça vers la salle de bains, encore ruisselante de sueur sur sa peau cuivrée, envoûtante silhouette que Coplan ne se lassait pas d’admirer.
  
  Plus tard, devant une caipirinha destinée à les rafraîchir, il tenta de renouer la conversation sur Maria Dirceu, Julien Demachy et Catherine Montero, mais elle lui plaqua une main sur la bouche et de l’autre lui tapota le front avec l’index pointé.
  
  - Tu me fais penser à un aquarium, ça frétille là-dedans !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Florence Visniac alias Catherine Montero résidait dans un immeuble récent du centre-ville, non loin du Théâtre Municipal, du monument de la Seconde Guerre mondiale et du musée d’Art Moderne.
  
  Coplan sonna longuement à la porte sans obtenir de réponse. A tout hasard, il avait emporté avec lui sa trousse de passes. Il s’apprêtait à forcer les serrures lorsque sur le palier une porte s’ouvrit. Vivement, il fit disparaître ses outils.
  
  Une femme sortit, tenant en laisse un caniche nain. En raison de ses traits à la fois indiens et européens, on devinait en elle une cabocla (Métisse de Blanc et d’Indienne).
  
  - Vous perdez votre temps, lança-t-elle à Coplan d’un ton désolé. Catherine a déménagé.
  
  Coplan sursauta.
  
  - Vous êtes sûre ?
  
  - J’ai vu les déménageurs, et puis Catherine me l’a confirmé quand elle est venue me rendre la ceinture qu’elle m’avait empruntée, celle que je porte aujourd’hui.
  
  Coplan jeta un coup d’œil et reconnut la ceinture en paille tressée rose qui jurait tant avec la robe bleue élégante le jour où l’agent Alpha lui avait rendu visite tôt le matin.
  
  - Je vous remercie, senhora.
  
  Il ressortit, entra dans une lanchonete où il commanda un café qu’il but en surveillant la rue. Quand il vit la cabocla tourner le coin, il réintégra l’immeuble. Facilement, il vint à bout des serrures et entra. La femme n’avait pas menti. L’appartement était vide. Vide était bien le mot qui convenait. En dehors de l’appareil téléphonique, il ne subsistait rien du passage de l’agent Alpha. Pas une épingle par terre, pas un morceau de papier, pas un détritus dans le vide-ordures. Coplan se demanda même si Florence n’avait pas effacé ses empreintes digitales.
  
  A quoi rimait ce déménagement ? L’affaire était plus qu’étrange. Et qu’en était-il des révélations de Xoleica ? Si l’on voyait souvent Florence aux côtés de Julien Demachy, alors celle-ci avait menti quand elle avait dit à Coplan qu’elle rencontrait rarement le défunt et qu’ils étaient en mauvais termes. Où se trouvait la vérité ? En tout cas, l’attitude de l’agent Alpha était bizarre.
  
  Il quitta les lieux et retourna à la lanchonete boire un second café. Il se découvrit une petite faim et commanda des esfihas, une sorte de feuilleté fourré. Il mangeait en réfléchissant au problème qui lui était posé lorsqu’il vit revenir la cabocla, un sac à provisions dans une main, la laisse du caniche dans l’autre. Son regard se porta sur la ceinture en paille tressée rose que Florence Visniac avait empruntée à sa voisine.
  
  Pourquoi empruntée ? Une femme avait toujours à sa disposition plusieurs ceintures. Il était rare qu’elle ait besoin d'en emprunter, surtout lorsque la ceinture jurait avec la tenue vestimentaire qu’elle portait.
  
  Il glissa une coupure sous sa tasse et se rua au-dehors. Le caniche fit un bond de surprise.
  
  - Excusez-moi, senhora, Catherine vous a-t-elle donné une raison expliquant l’emprunt de la ceinture ?
  
  - Certainement. Ses ceintures étaient dans un sac de voyage qui lui avait été volé à l’aéroport Santos Dumont (Aéroport d’où partent des vols intérieurs). Elle avait un rendez-vous urgent et n’avait plus de ceinture.
  
  - Elle a longuement choisi parmi les ceintures que vous lui avez présentées ou bien a-t-elle pris la première venue ?
  
  - Non, non, elle a longtemps cherché, rien ne lui convenait et rien surtout ne s’alliait à sa robe bleue. A vrai dire, nous n’avons pas les mêmes goûts. Moi, j’aime ce qui est fluo.
  
  - Merci beaucoup.
  
  Coplan retourna à la lanchonete. Pourquoi Florence Visniac avait-elle passé un vêtement qui requérait le port d’une ceinture si elle n’en avait pas à sa disposition ?
  
  Coplan buvait son dernier café quand un souvenir l’assaillit. Quinze ans plus tôt, il avait assisté en province au mariage d’une cousine éloignée qui, avant de partir pour l’église, avait emprunté à sa mère un mouchoir blanc.
  
  « - Ainsi, je suis parée, avait-elle déclaré, j’obéis à la coutume. Mes dessous sont vieux, ma robe de mariée est neuve, mon mouchoir est emprunté et le saphir sur ma bague de fiançailles est bleu. »
  
  Et maintenant, ici dans la lanchonete, Coplan se remémorait le sac à main usé et craquelé que portait Florence Visniac ce matin-là et il fut soudain tout excité. Avait-elle sacrifié, parce qu’elle allait se marier, au rite traditionnel, encore en honneur dans certaines provinces françaises, qui exigeait le jour de la cérémonie de porter quelque chose de neuf, quelque chose de vieux, quelque chose de bleu, quelque chose d’emprunté ?
  
  Se marier, mais avec qui ? Et pourquoi en secret ?
  
  Il fonça au consulat de France où l’on ignorait tout d’un mariage sous l’identité de Catherine Montero ou de Florence Visniac. Après avoir rendu compte au Vieux, il fit le tour des bureaux officiels. Là encore, aucune trace d’une telle démarche. Se souvenant que Florence Visniac était protestante, il visita les diverses Églises, le jour même et le lendemain. Ce fut à la Congregaçào Cristà, un mouvement évangéliste et messianique qui misait sur l’extrême religiosité et la crédulité de la population qu’il trouva fortune. Le pasteur, un homme au visage ascétique, pourvu d’un accent américain à couper au couteau, confirma son hypothèse :
  
  - Catherine Montero, française, et Joseph Shanka, de nationalité sri-lankaise.
  
  - Les Sri-lankais sont bouddhistes, hindouistes ou musulmans, objecta Coplan. Vous, un chrétien, avez accepté de le marier ?
  
  - Celui-là était chrétien. C’est même en latin qu’il récitait le Notre Père. De toute façon, quand un homme et une femme souhaitent se marier devant le Christ, je ne leur demande pas leur religion d’origine.
  
  - Étaient-ils pressés de se marier ?
  
  - Maintenant que vous le mentionnez, effectivement ils s’étaient décidés le matin même.
  
  Ce qui expliquait le choix par Florence d’une ceinture de paille tressée qui jurait avec l’ensemble. Aurait-elle eu plus de temps qu’elle aurait certainement trouvé une ceinture plus assortie à emprunter. De toute manière, le mariage n’était valable ni au regard de la loi civile ni à celui de la loi religieuse puisqu’elle s’était mariée sous une fausse identité. A dessein ? Mais, dans ce cas, pourquoi obéir à une coutume romantique, à la fois surannée et superstitieuse, en prenant garde de porter quelque chose de vieux, de neuf, de bleu et d’emprunté ? A moins que ce ne fût le fiancé, ce Sri-lankais, qui ne l’ait exigé ? Et d’où diable sortait ce Sri-lankais nommé Joseph Shanka ?
  
  « - ... J’étais dans une boîte de nuit, la Praia do Farol, et Catherine était là, en compagnie de cinq hommes de type indien..., avait dit Xoleica. Mon compagnon a traité Catherine de meretriz et de piranha... »
  
  La confusion était facile entre un Indien et un Sri-lankais.
  
  - Avez-vous besoin d’autre chose ? questionna le pasteur qui s’impatientait.
  
  - La date ?
  
  C’était celle du jour où Florence avait réveillé Coplan.
  
  - Ont-ils donné leur adresse ?
  
  - Naturellement. La loi l’exige.
  
  L’adresse était celle de Florence. Coplan nota la date et le lieu de naissance de Joseph Shanka ainsi que le numéro de son passeport et sa profession. Respectivement, 22 août 1953 à Jaffna, Sri-lanka, 7893534 BZK, ingénieur, puis remercia et prit congé. Sur le trottoir, il s’enferma dans une oreilhào et rendit compte au Vieux qui en fut époustouflé.
  
  - Il faut me la retrouver, ordonna-t-il. Donnez-moi les coordonnées du mari. Il existe peut-être quelque chose à piocher de ce côté-là. Je me renseigne. En ce qui vous concerne, ne contactez pas le consulat ou l’ambassade du Sri-lanka au Brésil. Si nous sommes tombés sur une affaire pourrie, mieux vaut ne pas les alerter.
  
  - Bien compris.
  
  Ce soir-là, Coplan dîna en solitaire. Xoleica avait rendez-vous avec un agent du Trésor américain et Isabela était à Paris. Il s’attarda à la churrascaria en réfléchissant au mystère Florence Visniac. Le comportement de l’agent Alpha était incompréhensible. A moins que, dans le cadre de sa mission, elle n’ait voulu faire cavalier seul sans informer sa hiérarchie ? Mais, encore une fois, d’où sortait ce Joseph Shanka ?
  
  La churrascaria fermait à minuit. C’est à cette heure qu’il la quitta pour remonter dans la Safrane Baccara. Il venait de stopper respectueusement à un feu rouge, geste qui le désignait immédiatement comme un étranger à la ville car les Cariocas dédaignaient la signalisation, quand il éprouva une sensation étrange. Il tourna la tête et, sur sa gauche, vit une Chevrolet se ranger tout contre sa propre voiture. Son vieil instinct de méfiance, nourri par des années d’expérience, joua sur-le-champ. En un éclair, il se délogea de son siège et plongea sur le plancher. La rafale de mitraillette lui rasa les reins et la nuque, puis s’interrompit. Il en profita pour débloquer la portière de droite et boula sur le trottoir, juste sous un panneau de la Sécurité Routière qui recommandait Todos merecem viver fique vivo, ce qui signifiait Tout le monde mérite de vivre, restez en vie. Une seconde rafale crépita, dont les balles, avec un humour noir inattendu, fracassèrent la vitrine d’une boutique de farces et attrapes. Tête en avant, Coplan plongea dans la vitrine, la peau éraflée par les débris de verre. Il buta dans un comptoir, roula sur le sol, se releva et, dans la pénombre, repéra la hache d’incendie qu’il arracha à son logement. Un homme sortait de la Chevrolet, un pistolet-mitrailleur Ingram à la main. Sans se presser, il contourna la Safrane, monta sur le trottoir et s’avança vers la boutique. Coplan ne lui laissa pas le temps d’en balayer l’intérieur de rafales meurtrières. De toutes ses forces, il lança la hache dont le tranchant coupa le front en deux. L’homme s’effondra et, en trois bonds, Coplan fut sur le trottoir pendant que le feu passait au vert et que la Chevrolet démarrait en trombe.
  
  Comme par miracle, la rue, jusque-là déserte, fut brusquement envahie par une foule de gens qui criaient et gesticulaient. Bientôt, des sirènes de police ululèrent. On regardait Coplan avec respect comme s’il était un héros d’une télé-novela, ces feuilletons à rallonge que l’on voyait sur la chaîne Globo et qui faisaient son succès.
  
  Dès l’arrivée des policiers, Coplan montra son passeport et exigea la venue de son « vieil ami », le comandante Do Corredor. Impressionnés, les agents de la force publique l’alertèrent par radio. Lorsqu’il débarqua de sa voiture de fonction, Coplan le prit par le bras, l’entraîna à l’écart et lui raconta les événements de la nuit.
  
  - Cette fois, ce ne peut être Caranguejo.
  
  Une expression choquée apparut sur le visage du chef de la Brigade Criminelle.
  
  - Senhor Clayr, remettez-vous de vos émotions. Il est évident que Caranguejo n’est pas responsable de cette tentative de meurtre. Cette ville est infestée de bandits. Ils en voulaient à votre argent. Ils tuent et dévalisent. C’est hélas le mal dont nous souffrons à Rio. Adoptez donc les mœurs du coin, ne jamais s’arrêter à un feu rouge.
  
  Coplan n’était guère convaincu. Un policier s’approcha et s’adressa au comandante :
  
  - Rien dans ses poches, pas de papiers d’identité, rien.
  
  - Venez avec moi au Q.G., invita Do Corredor. Il vous faudra faire une déposition. Après tout, il y a mort d’homme.
  
  Coplan alla examiner la Safrane. La carrosserie avait souffert mais le véhicule était en état de marche.
  
  Quand il en eut terminé avec les formalités, Coplan ne retourna pas immédiatement à son hôtel mais prit la direction de la favela de Mangueira, la plus grande de Rio, située à deux kilomètres du célèbre stade du Maracana.
  
  Il dut payer tribut pour faire garder la Safrane par une bande de crianças armés de gourdins, de barres de fer et de chaînes de vélo. Il n’était pas question d’entamer contre eux une bataille perdue d’avance tant ils étaient nombreux, bien équipés et résolus.
  
  Dans la ruelle, Coplan remonta jusqu’à la petite maison de Coelho dont le surnom signifiait lapin en raison des grandes oreilles qui s’évasaient comme des feuilles de chou de chaque côté de son crâne.
  
  Comme il était près de deux heures du matin, il dut tambouriner longuement avant que le Brésilien ne lui ouvre la porte.
  
  - Senhor Carman ! s’exclama-t-il.
  
  Il ne connaissait Coplan que sous cette I.F. utilisée lors de son dernier séjour au Brésil.
  
  - Entrez donc !
  
  C’était un vieillard alerte qui, en dehors de ses gigantesques oreilles, avait le teint frais et une poignée de main sèche et vigoureuse.
  
  Coplan en vint tout de suite au motif de sa visite :
  
  - Il me faut deux automatiques.
  
  - Rien de plus simple. Venez Voir ma collection.
  
  Ils descendirent à la cave où Coplan opta pour un Smith & Wesson 469 et un CZ 75, deux boîtes de cartouches et deux chargeurs de rechange pour chaque arme.
  
  - Vous partez en Bosnie ? rigola Coelho.
  
  - Les rues de Rio ne sont pas sûres.
  
  - Faites comme moi, vivez dans une favela. Ce sont les voyous qui me protègent. Ceux-là je les connais et je sais que si je verse ma dîme, ils ne me feront aucun mal.
  
  Sans sourciller, il régla le montant de la transaction qui était exorbitant comme la fois précédente.
  
  De retour à son hôtel, il tarda à s’endormir. La tentative de meurtre lui paraissait plus que suspecte et il était loin de croire à la thèse du comandante. Pour lui, l’attentat était lié soit au meurtre de Julien Demachy, soit aux actions dont Florence Visniac avait pris l’initiative, soit encore à l’un et à l’autre des agents Alpha.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le comandante Do Corredor arborait une mine désappointée.
  
  - Notre homme est inconnu. Il n’est pas fiché chez nous.
  
  - Les empreintes digitales ? questionna Coplan.
  
  - Vierges. Il n’a jamais été arrêté par nos services.
  
  - Donc, chou blanc sur toute la ligne ?
  
  - Exact. Nous ne sommes même pas sûrs qu’il soit brésilien. Nous avons envoyé sa photographie et ses empreintes à nos amis à l’étranger. Peut-être quelqu’un parviendra-t-il à l’identifier ?
  
  - Et en ce qui concerne Caranguejo ?
  
  - Aucun progrès.
  
  
  
  Ce soir-là, Coplan avait rendez-vous avec Isabela en transit avant de reprendre son service sur le vol Rio-Paris.
  
  - Avant de repartir, pourrais-tu me rendre un service ? déclara-t-il.
  
  - Lequel ? roucoula-t-elle en se faisant chatte et en se blottissant tout contre lui sur le canapé. Faire l’amour encore une fois ?
  
  - Quelque chose de plus prosaïque. Une petite enquête de routine. Demander à tes amis de la Varig de vérifier, au cours de la semaine écoulée, les listes de passagers sur leur ordinateur à la recherche de ces noms et de leur destination.
  
  Il lui tendit une feuille de papier sur laquelle il avait inscrit trois noms : Joseph Shanka, Catherine Shanka et Catherine Montero.
  
  - Qui est-ce ? voulut savoir Isabela.
  
  - Des gens qui me doivent beaucoup d’argent, fabula-t-il, et qui se sont enfuis en me voyant débarquer pour leur réclamer le paiement de leurs dettes.
  
  Le lendemain, il obtint le renseignement. A son grand étonnement, le couple Shanka s’était envolé pour Port-au-Prince à Haïti en faisant escale à Caracas.
  
  Coplan décida de partir à leur recherche.
  
  A l’aéroport, il restitua la Safrane à l’autolocadora et produisit l’attestation signée par le comandante afin que l’assurance couvre les dégâts occasionnés au véhicule par les balles de l’Ingram.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, il prenait la direction de Caracas à bord d’un vol Varig après avoir rendu compte au Vieux.
  
  
  
  Quand il déboucha de l’avion à l’aéroport international de Port-au-Prince, la chaleur était accablante, bien que l’on ne fût qu’en février et la climatisation ne fonctionnait pas. Policiers et douaniers paraissaient nerveux. Était-ce la présence des soldats canadiens de l’O.N.U. qui les agitait ? Ces derniers étaient presque tous québécois afin que leur langue maternelle soit commune avec celle des Haïtiens.
  
  Coplan ignora la foule des porteurs et des chauffeurs de taxi qui le hélaient et se rendit au comptoir Avis où il loua une Chrysler.
  
  Huit kilomètres séparaient l’aéroport de la capitale. Il les couvrit avec une extrême prudence, tant la route fourmillait de nids-de-poule et de dos-d’âne, sans compter les troupeaux de cochons qui traversaient en ordre dispersé, et la circulation anarchique.
  
  Après avoir déposé sa valise à l’hôtel, pris une douche et changé de vêtements, il repartit en ville, de plus en plus prudent. Camions militaires en grand nombre, taxis privés et collectifs dits « ruban rouge », tap-taps, ces gros bus peinturlurés de dessins naïfs et d’inscriptions religieuses, représentaient un danger constant, comme les vaches, les porcs et les ânes qui circulaient librement, tels des échappés d’une Arche de Noé tropicale. A eux se mêlait la foule bigarrée des passants qui désertaient les trottoirs qu’un déluge récent avait transformés en mares fangeuses. Leur sort n’était guère plus enviable sur une chaussée défoncée et creusée de fondrières.
  
  Il dépassa le palais présidentiel, puis le marché central qui dégageait des odeurs putrides et s’arrêta dans la rue des Fronts-Forts où il sonna au portail d’une maison construite dans le style colonial.
  
  Sterseven vint lui ouvrir. C’était un homme qui voguait à mi-chemin entre la cinquantaine et la soixantaine. De taille moyenne, il avait des yeux de chat très étroits, un visage émacié dans lequel ressortaient les lèvres charnues et rouges, épaisses et sensuelles, ainsi que le gros nez un peu épaté. Très jeune, il avait effectué ses premières armes au début des années 60 comme conseiller technique dans la gendarmerie katangaise lors de la tentative d’indépendance de cette province zaïroise. Ensuite, il avait poursuivi une carrière mouvementée au sein du Service Action avant de devenir agent Alpha en refusant systématiquement les postes de rond-de-cuir que, en raison de son âge, lui offrait le Vieux.
  
  - Entrez la voiture dans le garage, invita Sterseven. Sinon, on vous la fauche dans le quart d’heure qui suit.
  
  Devant un punch, l’agent Alpha exhala plus tard sa rancœur :
  
  - Ce pays va à la dérive et ce ne sont pas les observateurs, les soldats et les policiers de l’O.N.U. qui vont le remettre sur pied. Ces gens-là, c’est bordel and Co. Tous les partisans du président déchu, un prêtre, sont pourchassés, traqués, abattus sans pitié. L’armée s’est placée au-dessus des lois. Quant aux groupes paramilitaires, ils agissent en toute impunité. On se croirait revenu au temps des Tontons Macoutes du président Duvalier à la sinistre réputation. Seul le nom a changé. Maintenant, on les appelle des Attachés ou des Zenglendos. La population est terrorisée. Le moindre suspect est bastonné pour lui extorquer des aveux. L’île sue la peur. Dans les bidonvilles, les gens meurent de faim et cherchent désespérément du travail dans un pays où plus rien ne fonctionne, sauf la corruption et la répression. Même l’Église n’est pas épargnée. Beaucoup de prêtres se sont fait massacrer.
  
  - C’est un tableau apocalyptique que vous me brossez.
  
  - Oui, mais c’est la pure vérité.
  
  Les deux hommes en vinrent enfin à l'objet de la venue de Coplan à Haïti. Sterseven écoutait attentivement. Ses yeux de chat étaient plissés. Ce que disait Coplan le changeait agréablement de sa routine quotidienne.
  
  - Ce ne peut être une lune de miel entre deux jeunes mariés, critiqua-t-il. Qui aurait envie de passer sa lune de miel dans l’une des îles les plus dangereuses du monde ? Quel époux prendrait le risque de voir sa femme se faire violer sur une plage par les Zenglendos ? Bon, ceci dit, puisque vous souhaitez les retrouver dans les délais les plus rapides, commençons par le commencement. Les cartes de débarquement, les hôtels et les agences de location de voitures. La routine, en quelque sorte.
  
  Il désigna le poste téléphonique.
  
  - L’annuaire est sous la table. Téléphonez aux hôtels. Je m’occupe des cartes de débarquement et des agences de location de voitures. Ces dernières ne sont pas nombreuses. Trop de risques dans un pays où le vol et le maquillage des véhicules volés sont rois.
  
  La nuit tombée, ils en étaient au même point. Sterseven avait bien déniché la carte de débarquement du couple qui envisageait de séjourner à la Villa Créole. Or, dans l’intervalle, Coplan avait téléphoné à cet hôtel. Personne du nom de Shanka, de Montero ou de Visniac n’y résidait, comme, d’ailleurs, dans les autres hôtels qu’il avait appelés.
  
  - Ils n’ont pas loué de voitures non plus, renseigna l’agent Alpha. A mon avis, ils connaissent quelqu’un ici qui les véhicule et les loge. Demain, je poursuivrai mon enquête. Maintenant, rentrez à votre hôtel. Les nuits de Port-au-Prince sont périlleuses. Plus rien ne fonctionne dans ce pays en pleine déliquescence et l’électricité est coupée dès 21 heures. L’obscurité alors est tapissée de dangers. Des Attachés vous bloquent là route et vous vous retrouvez aussi nu qu’un acteur de film porno !
  
  Sans insister, Coplan regagna son hôtel, le Castel Haïti.
  
  Sterseven mit deux jours à retrouver la trace de ceux que recherchait Coplan.
  
  - J’ai pensé, expliqua-t-il, que celui qui les héberge et les véhicule pouvait être un compatriote du mari. Or, les Sri-lankais ici c’est presque aussi rare que l’électricité après 21 heures. J’en ai déniché un, négociant en soutiens-gorge.
  
  - En soutiens-gorge ?
  
  - Haïti est l’un des plus grands fabricants mondiaux de soutiens-gorge. Peut-être parce que la poitrine de ses femmes est particulièrement opulente. Un certain Rawamana. Il a pris hier l’avion pour Miami. Voici son adresse à Croix des Bouquets.
  
  Coplan prit la feuille de papier qu’il déplia.
  
  - Quelle garantie ai-je que mes cibles sont hébergées par ce Sri-lankais ?
  
  D’un air comique, Sterseven se frappa le front.
  
  - Oh, j’ai oublié de vous dire que la femme de ménage se plaint parce qu’elle a un couple à s’occuper en supplément alors que ses gages n’ont pas été augmentés.
  
  Coplan sourit.
  
  - Merci.
  
  - Au fait, il serait imprudent de vous balader sans précautions élémentaires. Venez avec moi.
  
  Dans le grenier, Sterseven exhiba une malle renfermant une jolie collection d’armes modernes. Coplan choisit deux automatiques, un Beretta 92 F et un Glock 19 qui étaient ses pistolets favoris en dehors du Smith & Wesson 469 et du CZ 75.
  
  - Maintenant, vous êtes paré, se réjouit Sterseven. Prenez aussi des chargeurs de rechange et ce petit sac de cartouches. Attention, les Attachés sont féroces. Ce sont des bêtes sauvages.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Coplan était embusqué derrière les flamboyants. Un violent orage avait éclaté dans la nuit et, sous ses semelles, la terre était spongieuse. Quelque part dans les herbes, un gecko poussait son cri décroissant qui ressemblait à un « O. K. » hoqueté.
  
  Il vit soudain Florence Visniac sortir de la villa et se diriger vers le garage. Ainsi Sterseven ne s’était pas trompé. C’était la bonne adresse. Il abandonna le rideau d’arbres et courut. La jeune femme montait à bord d’une Plymouth, démarrait et partait en marche arrière. Quand elle contre-braqua, Coplan surgit, ouvrit la portière côté passager et sauta sur le siège. A cet instant, il vit que les leçons prodiguées à l’école d’espionnage de la D.G.S.E. avaient été profitables à l’agent Alpha. C’est tout juste si ses yeux avaient cillé et si son visage était envahi par une faible pâleur.
  
  - Bonjour, Francis, fit-elle d’une voix néanmoins quelque peu sourde. Tu m’as filochée ?
  
  - Le Vieux voudrait en savoir plus sur tes intentions. Tes initiatives le déconcertent.
  
  - Vraiment ? Je lui rendrai compte quand le moment sera venu.
  
  Elle esquissait le geste de tourner la clé de contact. Coplan stoppa.sa main.
  
  - Nous en débattrons ailleurs. Sortons d’ici et descends la côte, ordonna-t-il.
  
  Elle se fit ironique :
  
  - Tu n’aimes pas ce coin ? Si paisible, si propre, si net, après les rues lépreuses de Port-au-Prince ?
  
  - Obéis.
  
  - Où va-t-on ?
  
  - J’ai l’ordre de t’interroger. Ton mariage, ton déménagement, ton voyage ici ont suscité les plus gros soupçons.
  
  Doucement, elle accéléra. Coplan sortit son Glock 19.
  
  - Ne fais pas de conneries, la situation est grave.
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Brusquement tu deviens mon officier traitant. Je ne suis pas contre. Tu te souviens à Budapest comme le Danube était bleu et les nuits excitantes ? Et ces gens qui jouaient aux échecs aux bains Szechenyi en barbotant dans une eau à 28 degrés alors qu’au-dehors il faisait moins 10 ? Et quand tu as voulu te frotter à l’un d’eux et que tu as glissé à dessein en renversant les pièces dans la flotte parce que tu étais presque échec et mat ? Et ton partenaire qui était furieux et voulait déclencher une émeute ?
  
  Trop rusé pour ne pas deviner qu’elle cherchait à l’endormir, Coplan était bien décidé à ne pas entrer dans son jeu en évoquant leur brève aventure dans la capitale hongroise et leurs soirées au champagne et aux chandelles.
  
  - En tout cas, ce n’était pas moins romantique que ton mariage en robe bleue neuve avec une ceinture en paille tressée empruntée à ta voisine de palier et un vieux sac à main usé. Tu obéis aveuglément à la tradition.
  
  - Je me suis mariée sous une I.F. Donc, aucune valeur.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Ma mission.
  
  - Mais encore ?
  
  - Je suis seul juge.
  
  - Qui est ce Sri-lankais ?
  
  - Un certain Joseph Shanka.
  
  - Son nom, je le connais. Ne tourne pas autour du pot.
  
  Sans se presser et sans dépasser le soixante à l’heure, elle descendait la côte. Méfiant, Coplan jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Pas de voiture suiveuse. Rassuré, il rengaina le Glock 19.
  
  - Joseph Shanka, poursuivit-elle d’un ton neutre et monocorde, le trafiquant, le voleur que l’on doit voler. Comment le capturer ? A première vue, impossible. Puis j’ai eu un rêve, un rêve qui m’a redonné le goût de lutter pour mener à bien ma mission. Tout est devenu clair, simple, les dominos se sont mis en place, les sept nains se sont regroupés autour de Blanche-Neige et le chat de Walt Disney n’a plus bouffé la souris. C’est la souris qui a bouffé le chat.
  
  - Par le biais du mariage ?
  
  - Exactement.
  
  - Que venait faire Demachy dans ce schéma ?
  
  - Il en ignorait tout. Pas assez de hardiesse chez lui, pas assez d’imagination.
  
  - Pourquoi m’avoir mené en bateau ?
  
  - Toi tu es branché sur Caranguejo, pas sur moi. Le cloisonnement, qu’en fais-tu ? Après tout, je n’avais pas d’ordres du Vieux de te rendre compte. Un agent Alpha est maître de ses décisions.
  
  En son for intérieur, il convint qu’elle menait sa barque habilement mais il n’était pas convaincu pour autant.
  
  Au détour de la route, elle freina brutalement. Un barrage était dressé en travers de la chaussée, constitué de chevaux de frise et de deux Land-Rover tête-bêche. Plus loin étaient alignés deux autres Land-Rover. Armés de Kalashnikov et de fusils américains M-16, des hommes en treillis vert olive et coiffés de chapeaux de brousse attendaient patiemment le chaland. Nouée au bouton de la patte d’épaule et serrée par un lacet autour du bras, une bande d’étoffe rouge portait en lettres noires l’inscription « Caca Diable » qui faillit faire rire Coplan si les circonstances n’avaient pas été aussi dramatiques (Caca Diable : dirigeant en 1980 d’un complot contre le gouvernement).
  
  Florence grinça des dents.
  
  - Des Zenglendos.
  
  Elle stoppa la Plymouth. Un grand Haïtien s’approcha, accompagné par deux de ses Attachés qui braquaient leur Kalashnikov sur le véhicule d’un air farouche et menaçant, comme s’il représentait la quintessence du danger. L’un d’eux dérapa dans un nid-de-poule et la flaque d’eau éclaboussa les bottes de saut boueuses de son compère. Coplan capta la lueur lubrique dans le regard de leur chef quand il découvrit que le pilote de la Plymouth était une femme, par ailleurs fort jolie, même si ses cheveux coupés à la garçonne diminuaient sa féminité. Il esquissa un large sourire et se pourlécha les lèvres.
  
  - Tu as vu ce salaud ? souffla Florence.
  
  - Souris, aie l’air décontracté et baisse ta vitre.
  
  Elle s’exécuta promptement. Un des Attachés posa le canon du Kalashnikov contre la vitre côté passager en visant Coplan. Son chef se pencha vers Florence qui eut un mouvement de recul en respirant son haleine chargée de bois-cochon (Rhum macéré dans des herbes aromatiques). La bouche aux lèvres en forme de bord de pot de chambre du Haïtien se tordit sur un sourire en coin de rue louche et sa grosse patte enserra le poignet de Florence.
  
  - Tu es belle, fanchipann (Ma jolie, en patois haïtien).
  
  - J’imagine que c’est un péage, intervint promptement Coplan, et que nous devons payer un droit de passage.
  
  - Et comment ! s’exclama le grand Noir. C’est trois cents dollars. Cent dollars chacun, vous deux, plus la voiture.
  
  Posément, très lentement, l’œil fixé sur le canon du Kalashnikov, Coplan avança la main vers la poche intérieure de la veste et, avec des petits gestes précis, tira une liasse de coupures. L’œil du bandit s’alluma.
  
  - Dites donc, vous êtes riches ! Je double la mise !
  
  Florence restait impassible, sans bouger, sans retirer son poignet que caressait le Haïtien. Le visage ouvert, comme s’il trouvait la requête normale, Coplan tendit six coupures de cent dollars. L’homme les compta et les recompta, les rangea dans sa poche de poitrine sous l’œil cupide de ses subordonnés et son sourire s’élargit.
  
  - J’ai une exigence supplémentaire, articula-t-il avec une morgue hautaine.
  
  - Laquelle ? voulut savoir Coplan qui avait déjà deviné.
  
  - J’aime les Blanches.
  
  - Celle-ci est à vous, répondit impulsivement Coplan en se penchant vers la portière côté Florence et en l’ouvrant.
  
  Le Haïtien fut estomaqué.
  
  - Euh... ça ne te dérange pas que je baise ta femme ?
  
  - Ce n’est pas ma femme, c’est une pute, n’importe qui se l’envoie !
  
  Coplan se tourna vers Florence et, d’un ton brutal, ordonna :
  
  - Assieds-toi sur le capot, relève ta jupe et écarte les cuisses ! Et vite ! Tu y prendras sans doute du plaisir !
  
  Elle le regarda d’un air curieux mais ne broncha pas. Toujours l’excellente formation de l’école d’espionnage de la D.G.S.E. Sans un mot, elle repoussa la portière et posa le pied sur le sol boueux, sous l’œil égrillard des deux Attachés. Un instant déconcerté, leur chef arborait à présent une mine concupiscente. Il s’écarta et, un sourire gras et faraud sur ses grosses lèvres violacées, commença à déboucler son ceinturon. Coplan baissa sa vitre et s’adressa à ses deux sbires :
  
  - Vous aussi vous pouvez en profiter ! Elle aime ça !
  
  Ils hésitèrent puis calèrent leur Kalashnikov contre la carrosserie pendant que Florence sautait sur le capot pour s’y asseoir avant de relever sa jupe et d’écarter les cuisses comme il lui avait été ordonné. Coplan vit les trois Zenglendos saliver abondamment. Il reporta le regard sur le reste de la troupe. Cinq hommes, pas plus, qui se tapaient sur le ventre en anticipant sans doute le plaisir qui à leur tour leur serait réservé. Sur leurs faces, la sueur se mêlait à la paillardise tandis que, hilare, leur chef palpait les jolies cuisses de Florence qui paraissait statufiée. Coplan ouvrit à son tour sa portière. Les deux Attachés se raidirent. Il leur sourit amicalement.
  
  - Je voudrais voir le spectacle.
  
  L’instant d’après, il alluma nonchalamment une des dernières Carlton qu’il avait achetées à Rio de Janeiro et lâcha une longue bouffée qui fit des cercles concentriques dans l’air chaud et humide.
  
  Le grand Haïtien abandonna à regret les cuisses de Florence, termina de déboucler son ceinturon et le posa sur le capot, puis il baissa son pantalon. La vue du gigantesque sexe qui s’expulsa vers son ventre poilu n’arracha pas un mouvement à Florence dont le visage demeurait aussi glacial qu’un iceberg. Les deux Attachés, la lèvre gourmande, ricanèrent. Lentement, pour faire durer l’attente, leur chef fit coulisser le slip de la jeune femme le long des jambes avant qu’il rejoigne le ceinturon et l’étui à pistolet en toile grise sur le capot.
  
  - Attends, fanchipann, tu vas voir que je vais te faire crier de joie !
  
  Le sexe ressemblait à un gros gourdin d’ébène dressé vers le ciel comme un tuteur de poids destiné à soutenir une vigne rebelle. Le Haïtien l’empoigna de la main gauche et l’approcha du pubis de Florence.
  
  - Baise cette salope ! crièrent en chœur ses hommes.
  
  La cigarette au coin de la lèvre. Coplan avait minutieusement programmé ses mouvements. Déjà, il avait abaissé le cran de sûreté du Glock et du Beretta. Par précaution, en prévision d’une mésaventure de ce genre, il avait, avant de quitter le Castel Haïti, engagé une balle dans le canon. Sous la veste, ses mains serrèrent la crosse. D’un geste fulgurant, il arracha les armes de sa ceinture et fit feu. Les deux plus proches Attachés s’écroulèrent, frappés à mort en culbutant les Kalashnikov. Dès la première détonation, Florence rafla le ceinturon et, de l’étui lourdement chargé du pistolet, emboutit le visage stupéfait du grand Haïtien qui partit en arrière, la mâchoire démantibulée. Elle attrapa son slip, sauta à terre et fila vers la forêt. De son côté, Coplan n’eut que le temps de se jeter à terre pour éviter une rafale de Kalashnikov qui lui passa à ras des cheveux. Des deux mains, il riposta. Tireur d’élite, ses coups firent mouche. Trois Zenglendos tombèrent, les autres s’enfuirent, épouvantés devant la précision du tir.
  
  Coplan se relevait quand il fut plaqué au sol. Malgré sa mâchoire fracturée, leur chef n’avait pas abandonné le combat. Rampant dans le sol fangeux, il avait contourné la Plymouth, s’était jeté dans le dos de Coplan et, maintenant, tentait de l’étrangler de ses mains gigantesques. Au bord de l’étouffement, Coplan se baissa, passa le Glock entre ses cuisses et écrasa la détente. Les testicules broyés, le grand Haïtien lâcha prise en hurlant de souffrance. Coplan récupéra les six cents dollars dans la poche de poitrine et s’installa derrière le volant. Florence avait trop d’avance pour qu’il la rattrape. En outre, le coin était devenu dangereux. De la fusillade, il restait deux survivants qui s’étaient échappés et pouvaient chercher du renfort. Ou alors, ils monteraient une embuscade sur la route. Un tir conjugué de leurs Kalashnikov et c’en serait fait de lui et de la Plymouth.
  
  Il procéda à une longue marche arrière et opéra un demi-tour. Il existait un autre itinéraire pour regagner la capitale. Il s’apprêtait à le suivre quand il eut une meilleure idée. Florence retournerait sûrement à la maison du négociant sri-lankais en soutiens-gorge. Pourquoi ne pas l’attendre là ? Si Joseph Shanka s’y trouvait déjà, il le capturerait pour avoir sa version des événements, car il ne croyait pas du tout à l’histoire que lui avait racontée Florence. Trop d’énigmes. Sans oublier l’assassinat de Julien Demachy à Rio. Trop de coïncidences. Caranguejo avait bon dos.
  
  Oui mais si Florence n’était pas ce qu’elle prétendait être, si elle trahissait la D.G.S.E., alors, elle était trop expérimentée pour ne pas deviner que Coplan l’attendrait dans la maison du négociant et n’y retournerait pas. Dans ce cas, où irait-elle ?
  
  De toute façon, il fallait tenter l’aventure.
  
  Pistolet au poing, Coplan entra dans la maison qui, s’aperçut-il bientôt, était vide de tout occupant. Néanmoins, sur la table de la cuisine, il découvrit une bouteille d’eau minérale importée des États-Unis. L’eau était glacée, ce qui signifiait qu’elle avait été récemment sortie du frigidaire. La conclusion était facile à tirer. Quelqu’un avait été là qui avait brusquement quitté les lieux. A l’autre lisière de la forêt, Florence avait-elle réussi à passer un coup de téléphone pour alerter son correspondant qui aussitôt était parti la chercher ?
  
  Dans une des chambres à coucher, il révisa son opinion. La pièce était en désordre. Des vêtements d’homme et de femme étaient éparpillés sur le sol. Il reconnut la robe bleue de Rio. Précipitamment, on avait pris la fuite, équipé du strict nécessaire. Donc, Florence avait bien passé un coup de fil et son correspondant avait déguerpi. Les chances étaient fortes pour que ce correspondant soit Joseph Shanka mais, pour autant, ce n’était pas sûr.
  
  De plus en plus, Coplan était persuadé que la jeune femme trahissait la D.G.S.E. et, si Caranguejo n’était pas l’assassin de Julien Demachy, pourquoi ne pas imaginer que Florence était l’instigatrice, sinon l’auteur du crime ?
  
  Les oreilles aux aguets, il fouilla consciencieusement. Sans résultat. Ceux qui habitaient là n’avaient pas pour habitude de laisser des indices. A fond, il examina la collection de soutiens-gorge qui s’étalait dans des vitrines du hall entre d’antiques totems sculptés qui dataient de l’époque arawak avant l’arrivée des colons français. Rien n’était dissimulé dans leurs armatures.
  
  Quant aux photographies, elles étaient consacrées aux ateliers que possédait le négociant et dans lesquels était fabriqué le fruit de ses exportations. On voyait bien que c’était son principal souci dans la vie.
  
  Mais n’était-ce pas une couverture ?
  
  Peu à peu, le ciel s’assombrissait. Et le crépuscule tomba. Il était hors de question d’allumer les lumières. Florence pouvait revenir et s’alarmerait de voir la maison éclairée. En outre, Coplan se souvenait de l’avertissement lancé par Sterseven. A partir de vingt et une heures, l’électricité était coupée. Il chercha une torche, n’en trouva pas et ressortit pour fouiller le compartiment à gants de la Plymouth. Une torche était bien là, en compagnie de kleenex et d’une grosse enveloppe qu’il emporta, intrigué par l’identité de la destinataire. Dans la cuisine, il fit bouillir de l’eau et se servit de la vapeur pour décoller le rabat.
  
  Ce qu’il lut et ce qu’il vit l’étonnèrent au plus haut point.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le Casque bleu stoppa la Chrysler de Coplan et réclama les papiers d’identité.
  
  - Je suis attendu par le major Maria Clade Da Guarda, précisa ce dernier.
  
  Le soldat qui appartenait au contingent brésilien du détachement de l’O.N.U. s’en alla consulter son registre à l’intérieur de la guérite, hocha la tête d’un air satisfait et revint pour restituer le passeport.
  
  - Laissez votre voiture au parking. Le bureau du major, c’est le dernier dans le baraquement à votre gauche.
  
  Ce baraquement était récent, peint en bleu comme il convenait. En face, en haut d’un mât, flottait le drapeau de l’O.N.U. Le bas était déchiré, comme si le tissu avait été déchiqueté par des balles. Après tout, peut-être était-ce le cas. Les Attachés et les Zenglendos haïssaient les observateurs de l’O.N.U. qu’ils considéraient comme des intrus s’occupant des affaires intérieures haïtiennes qui ne les regardaient pas. Quand ils en avaient l’occasion, ils ne dédaignaient pas leur adresser quelques rafales de Kalashnikov.
  
  Le major Maria Clade Da Guarda était une jolie femme d’environ trente-cinq ans aux immenses yeux noirs vifs et intelligents. Son uniforme moulait à ravir ses formes parfaites et ses cheveux sombres étaient coupés court pour ne pas gêner le port du béret bleu orné de l’écusson aux couleurs brésiliennes.
  
  - Monsieur Clayr, je suis heureuse de vous rencontrer, accueillit-elle d’une voix chantante. J’espère que Mme Montero n’est pas trop malade ?
  
  - Une mauvaise fièvre qui la tient couchée. Elle devrait être rétablie dans quelques jours.
  
  - Voyons ce que vous m’apportez.
  
  Il lui tendit l’enveloppe. Elle l’ouvrit, en tira le rapport dactylographié et les photographies. Du point de vue de Coplan, cette affaire était étrange et il imaginait mal comment Florence pouvait être mêlée à cet épisode bosniaque situé dans cette ex-Yougoslavie disloquée, déchirée, démantibulée, si loin de Copacabana et des enchanteurs rivages haïtiens.
  
  Les photos montraient une fille grande et blonde, aux traits épanouis, à la longue chevelure flottant sur ses étroites épaules, serrée contre un homme petit et sec, au visage timide. Les mêmes, couchés dans une mare de sang sur un pont, enlacés dans la mort. L’air triomphant, un homme en uniforme serbe, au visage brutal posait, un pied écrasant la poitrine de la blonde. Sa main brandissait un Kalashnikov dont le canon effleurait ses insignes de capitaine. Derrière lui, on voyait ses soldats qui riaient comme s’il avait accompli un exploit.
  
  Dans le rapport dactylographié, son nom était cité. La raison du double meurtre était également expliquée. La blonde était bosniaque et musulmane. Son fiancé était croate et catholique. Tous les deux envisageaient de se marier et d’aller vivre en Croatie. Cette idée était insupportable au Serbe qui s’était emparé de l’agglomération à population musulmane dominante. Rageant devant cette union ethnique et religieuse pour lui contre nature, il les avait assassinés alors que le couple s’apprêtait à entrer dans une zone protégée par les Nations Unies. A côté des cadavres, on voyait les pauvres bagages qu’ils emportaient.
  
  - L’horrible individu ! s’indigna la Brésilienne. Je suis heureuse que vous m’ayez apporté ce dossier car mon père cherche désespérément des preuves contre les criminels de guerre serbes.
  
  - Votre père ?
  
  - Il est membre du Tribunal international chargé de juger les crimes de guerre commis dans l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (Créé en mai 1993 par la résolution 827 de l’O.N.U.).
  
  Le mystère s’épaississait, pensa Coplan. Pourquoi diable Florence se mêlait-elle d’une affaire qui avait pris son origine à des milliers de kilomètres du lieu normal de ses activités ?
  
  - Ce que mon père et moi regrettons, poursuivit la jeune femme, c’est que ce tribunal ne puisse infliger la peine de mort aux criminels et doive se contenter d’une peine de prison. Le châtiment suprême aurait dû être envisagé.
  
  - Les Nations Unies se sont toujours signalées par leur pusillanimité, remarqua Coplan.
  
  - C’est vrai, concéda-t-elle. Au fait, Mme Montero a-t-elle eu le temps de s’occuper des call-girls de l’hôtel Royal Haïtien ?
  
  L’espace d’un instant, Coplan resta sans voix.
  
  - Des call-girls ? répéta-t-il. Des Serbes ? Seraient-elles, elles aussi, des criminelles de guerre ?
  
  - Pas du tout. Quelques explications ici sont nécessaires. Mon père a été choisi comme juge par les Nations Unies au sein du Tribunal international parce qu’il est président à New York City d’une association de défense des droits de la femme. Je l’aide, autant que faire se peut, lorsque je suis en mesure de réunir des renseignements susceptibles de lui servir. Ce qui l’intéresse particulièrement, ce sont les réseaux de prostitution. Or, il m’est venu aux oreilles que, récemment, a débarqué à Port-au-Prince une escouade de call-girls en provenance de Miami. Des Blanches. Comme Mme Montero m’a paru au téléphone fort soucieuse des droits de l’homme et de la femme et que, par ailleurs, elle aussi est blanche, j’ai pensé qu’il lui serait loisible d’approcher ces femmes et de savoir à qui elles sont destinées. Sans doute, d’ailleurs, à des généraux haïtiens, gros consommateurs de chair fraîche et blanche.
  
  - Le terme « chair fraîche » n’est peut-être pas le plus adéquat pour qualifier des call-girls, ne put s’empêcher de persifler Coplan.
  
  Elle eut un rire un peu guindé.
  
  - Vraisemblablement. Si Mme Montero a eu le temps d’interviewer ces filles, je serais ravie de savoir ce qu’elle a pu en tirer.
  
  - Je ne manquerai pas de m’informer et de vous tenir au courant.
  
  - Je vous en remercie. Maintenant, pardonnez-moi de mettre fin à notre entretien un peu brusquement, mais je suis vraiment débordée de travail. J’espère que nous nous reverrons.
  
  - Ce sera avec le plus grand plaisir.
  
  Coplan prit congé et s’en retourna récupérer sa Chrysler. De retour à Port-au-Prince, il se rendit aussitôt à l’hôtel Royal Haïtien, un superbe ensemble composé, pour la clientèle, de somptueux bungalows entrecoupés de bougainvillées et de jacarandas. Évidemment, il n'était pas question de s’enquérir, d’emblée, de la présence de call-girls en provenance de Miami. Aussi, dans un premier temps, entra-t-il dans le bar pour renifler l’atmosphère qui était délicieusement climatisée. Compte tenu des restrictions d’électricité, l’établissement devait disposer de son propre groupe électrogène, supputa-t-il.
  
  Tout de suite, dans le fond de la salle, il repéra un essaim de jolies filles, blondes et bronzées, qui parlaient à voix forte en anglais avec un accent américain prononcé. Elles étaient huit, serrées autour d’une table ronde. Il commanda un Jack Daniel’s, emporta le verre et alla s’asseoir dans leurs parages. Aux paupières très rétrécies de certaines, il diagnostiqua le myosis provoqué par l’abus des morphiniques. Celles-là devaient être en pleine défonce, une défonce vraisemblablement accentuée par la tequila dont elles s’abreuvaient. Elles ne lui prêtaient nulle attention, ce qu’il regretta car il était convaincu qu’il s’agissait là des filles auxquelles s’intéressait le major de l’O.N.U. Incontestablement, elles étaient belles, qualité indispensable pour des call-girls. En outre, elles avaient ce rien de vulgaire qui caractérise la profession, et aussi un brin d’arrogance qui révèle le complexe d’infériorité chez la prostituée, qu’elle arpente un trottoir ou qu’elle réponde au téléphone dans son confortable appartement. Sans oublier les poignets cerclés de bracelets et de montres de prix, ainsi que les doigts trop lourdement bagués.
  
  Une seule ne buvait pas et parlait peu. C’était une grande fille blonde aux yeux bleus profonds tirant sur le violet, très jolie, pourvue d’une silhouette éblouissante. Une robe en tissu léger, largement décolletée, dénudait des épaules un peu carrées et des cuisses envoûtantes. Sur l’épaule gauche était tatoué un dragon chinois dont la gueule crachait des flammes orangées.
  
  A un moment elle se leva et lança à la cantonade :
  
  - Je vais me baigner.
  
  Coplan lui laissa prendre un temps d’avance et la suivit. Devant le bungalow dans lequel elle s’apprêtait à pénétrer, il l’aborda.
  
  - Je suis féru d’astrologie chinoise, débita-t-il à la cadence d’une mitrailleuse, j’ai remarqué votre dragon sur l’épaule et je suis persuadé que vous appartenez à la même espèce que moi. Peut-être êtes-vous mon Yin et je serais votre Yang ?
  
  Elle s’était arrêtée, visiblement intéressée. Sa main droite fit le tour de l’épaule et frotta le tatouage, comme pour s’assurer qu’il n’était pas effacé.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Mon nom est Francis Clayr, je suis français.
  
  - Vera Zdanyk. Je suis américaine. Quel est votre signe dans le zodiaque chinois ?
  
  - Serpent. L’idéal pour une femme Dragon. Le Serpent adule cette gardienne de trésors inouïs et de secrets fabuleux, cette créature à écailles, symbole d’une puissance vertigineuse, animal terrifiant en amour, crachant des flammes et faisant trembler le lit sous les élans de sa volupté débridée, oiseau de feu traversant les nuages à l’aide de ses ailes dentelées et noircies, sirène plongeant dans le tumulte de flots ténébreux, séisme traînant dans son sillage les rêves les plus frénétiques pour voguer vers le chaos et l’anéantissement, cortège immémorial frémissant de hantises et de fantasmes, ouragan...
  
  Vaincue, elle éclata de rire et leva les deux mains pour stopper le déluge de paroles.
  
  - As... assez ! hoqueta-t-elle. Quel lyrisme ! Vous vous prenez pour Shakespeare ? C’est d’un romantisme échevelé !
  
  - Shakespeare n’était pas romantique, fit-il remarquer d’un ton calme. Vous trouvez lady Macbeth romantique, avec ses mains teintes du sang de Duncan ?
  
  D’un geste vif, elle repoussa sa longue chevelure blonde et bomba le buste, geste qui repoussa en avant sa poitrine opulente. Coplan ne put s’empêcher de loucher dans cette direction.
  
  - Cette conversation est passionnante, déclara-t-elle d’une voix enrouée. Vous entrez un moment ?
  
  D’un air concupiscent, il se lécha les lèvres.
  
  - Pour un bout d’essai entre un Dragon et un Serpent ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  D’emblée, il fut flagrant que Vera Zdanyk avait abandonné son projet de se baigner, bien que l’on ait pu penser le contraire lorsqu’elle se débarrassa de sa robe légère, de ses dessous et de ses sandales en cuir tressé typiquement mexicaines.
  
  Sur-le-champ, Coplan comprit qu’elle souhaitait vérifier sans plus attendre si, sur le plan charnel, le couple Dragon-Serpent s’accordait comme le laissait supposer sa longue tirade.
  
  Effectivement, elle ne fut pas déçue et ne regretta pas le bain qu’elle n’avait pas pris. Telle l’hydre de Leme, sa libido, à peine assouvie, renaissait de ses cendres et ressuscitait une tête exigeante, assoiffée de plaisirs à renouveler sans répit. Redoutable vampire, grouillant de pulsions et de passions, elle suçait gloutonnement la sève de ce partenaire impromptu qu’elle se félicitait d’avoir couché dans son lit. Vivant intensément l’instant présent, elle ne parlait pas, de peur sans doute d’affaiblir l’ardeur qui lui était prodiguée et dont elle refusait qu’elle s’étiole sous les paroles ou les soupirs dont elle était avare. Avec elle, pas de nuances, pas de clairs-obscurs, pas de dégradés, mais un camaïeu de flammes surgies du volcan qui embrasait son corps secoué de soubresauts et de déferlements torrides.
  
  Quand, enfin, elle autorisa Coplan à rouler sur le flanc, il était vidé, laminé, courbatu, à bout de souffle et presque exsangue.
  
  - Pas mal, le Serpent, consentit-elle à admettre. J’en redemande.
  
  - Plus tard, renvoya-t-il, presque aphone.
  
  Vera ne tarit pas d’éloges sur ses talents amoureux. Cette attitude lui simplifiait les choses et lui permit de provoquer les confidences de la jeune femme. Naturellement, et il ne s’y attendait pas, elle ne lui confia pas qu’elle était call-girl. Peu importait car, quand il exhiba la photographie de Florence Visniac, elle s’enflamma :
  
  - Toi aussi tu la connais ?
  
  Coplan adopta un air mystérieux.
  
  - Je suis un flic privé et je la recherche.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Pour des méfaits commis dans mon pays. Je sais qu’elle a fait escale dans cet hôtel.
  
  - Tu as raison. Elle témoignait d’une grande curiosité qui a éveillé ma méfiance. Elle n’est pas restée longtemps ici. Deux nuits, pas plus. Elle séjournait dans le bungalow au nord de l’allée. Mes copines ne l’aimaient pas. Moi non plus. Il y avait aussi un type avec elle, sale gueule, style métèque, qui conduisait une Ford Mondeo 1800 GLX bleue.
  
  Coplan fut étonné par la précision du renseignement.
  
  - Mon père est garagiste à Des Moines dans l’Iowa, expliqua-t-elle.
  
  Malgré la chaleur et l’enthousiasme avec lesquels ce Dragon accueillait un Serpent, Coplan ne s’éternisa pas entre les bras de Vera. Sans tarder, il rendit visite à Sterseven et lui communiqua le renseignement qu’il avait recueilli.
  
  - Une Ford Mondeo 1800 GLX, c’est plutôt rare sur notre île, commenta ce dernier. Elle devrait être facile à retrouver.
  
  - Elle est bleue, précisa Coplan.
  
  - Je m’en occupe.
  
  
  
  Ce ne fut que le lendemain que Sterseven fut en mesure d’éclairer sa lanterne.
  
  - Il n’existe que trois Ford Mondeo sur le territoire haïtien. Deux sont toujours là et appartiennent à des généraux. La troisième est passée hier en République Dominicaine en traversant la frontière au poste de Malpasse.
  
  Coplan se fit remettre une carte. Par Croix des Bouquets, Ganthier et Fond Parisien, cet itinéraire, en partant de Port-au-Prince, était effectivement le plus court pour atteindre le poste-frontière de Malpasse et, de là, le territoire dominicain. En tout, à peine cent kilomètres.
  
  - Son numéro minéralogique ?
  
  - ADB 7847.
  
  - A quel nom le véhicule est-il enregistré ?
  
  - Rawamana, le type qui fabrique les soutiens-gorge.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  La Ford Mondeo avait eu des ennuis de moteur, apprit à Coplan le mécanicien de la station-service Chevron à Comendador, la première localité après la frontière haïtienne, mais elle avait pu repartir après deux heures d’efforts sous un soleil de plomb.
  
  - Combien de personnes à bord ?
  
  - Deux, dont une femme.
  
  Coplan lui montra le cliché qu’il avait présenté à Vera Zdanyk.
  
  - C’est bien elle. Une nature calme. Le type avec elle était épouvantable, tant il était contrarié par le contretemps, mais elle ne disait pas un mot et se contentait de boire des Coca-Cola. Lui n’arrêtait pas de récriminer. C’était une espèce d’hindou et moi je regrettais qu’il n’y ait pas un tigre du Bengale qui vienne lui bouffer les fesses !
  
  Joseph Shanka, celui qu’elle avait épousé ?
  
  Le long des 270 kilomètres qui séparaient Comendador de la capitale, Santo Domingo, Coplan s’arrêta à chaque station-service et s’enquit de la Ford. Il en fut pour ses frais. Son réservoir plein et sans doute débarrassé de ses ennuis de moteur, le véhicule n’avait fait étape dans aucune d’elles. A moins qu’il n’ait pas pris la direction de la capitale ? s’inquiéta Coplan. Il aurait pu s’enfoncer dans les montagnes au nord ou bifurquer vers la mer au sud et se diriger vers la ville côtière de Barahona.
  
  Quoi qu’il en soit, parvenu à Santo Domingo, Coplan prit une chambre à l'El Embajador et tenta sa chance avec le concessionnaire Ford. Cette fois, la chance lui sourit.
  
  - Comme je vous l’ai dit ce matin, répondit le garagiste avec un rien d’agacement, votre Mondeo sera prête demain vers midi, señor.
  
  Il raccrocha, satisfait, et ressortit pour prendre contact avec le correspondant de la D.G.S.E. dans la capitale dominicaine. De nationalité haïtienne, il se nommait Honorin Champduroy, un joli nom qui sentait sa France d’Ancien Régime. Haïti, d’ailleurs, était le seul endroit au monde où l’on butait encore sur de tels patronymes que les colons français des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles avaient importés dans les possessions d’outre-mer.
  
  Ancien de la Légion étrangère, l’homme abritait ses activités d’espion sous le couvert d’un négoce d’import-export. Dans ses yeux noirs dansait constamment une lueur ironique, comme si, quotidiennement, il savourait le sel de la situation.
  
  - Comptez sur moi, assura-t-il. Je m’occupe des hôtels. Quels noms sont-ils censés utiliser ?
  
  A l’heure où le soleil descend, Coplan s’attabla pour dîner à la terrasse d’un restaurant, face à l’Alcazar de Colon. La pierre de cette élégante maison, construite pour le Fils aîné de Christophe Colomb, s’illuminait d’ors et d’ocre roses. Affamé, il dévora des crevettes, un plat de poisson fortement épicé, du riz et des papayes. Rassasié, il retourna à l'El Embajador pour s’accorder un repos bien gagné après sa longue route.
  
  Vers une heure du matin, Honorin Champduroy le réveilla.
  
  - Ils ne sont dans aucun des hôtels de la ville. Désolé.
  
  - Merci.
  
  Il se rendormit. Le lendemain, vers onze heures, il se plaça en embuscade dans la Chrysler aux abords du garage Ford. Des touristes visitaient la cathédrale Santa Maria la Menor, la première église construite au Nouveau Monde par les conquistadors espagnols. Devant son entrée se dressait la statue de Christophe Colomb dont les restes, juraient les Dominicains, reposaient à l’intérieur du lieu du culte et non à Séville comme le prétendaient faussement les Espagnols, d’éternels menteurs, s’indignaient les autochtones, furieux de cette escroquerie. Cette querelle n’était pas près de se terminer, s’amusa Coplan, car à Madrid certains cercles historiques l’envenimaient périodiquement.
  
  Quand midi sonna au clocher de la cathédrale, les oiseaux exotiques nichés dans l’arcature s’envolèrent, effrayés par le tonnerre du bronze, mais personne ne se montra pour récupérer la Ford Mondeo.
  
  Coplan patienta. Sous ce climat tropical où les températures oscillaient de 25 à 30 degrés Celsius, le soleil de midi chauffait dur la carrosserie de la Chrysler. Il baissa les quatre vitres. A un gamin qui passait il acheta quelques bananes mais refusa la bouteille de mamajuana que le gosse voulait lui vendre. La mamajuana était un brouet détonant à base de copeaux de bois, d’herbes aromatiques, de miel et de rhum.
  
  A dix-sept heures, personne n’était venu réclamer la Ford Mondeo bleue dont on apercevait la plaque minéralogique à travers les vantaux ouverts du garage.
  
  A dix-neuf heures, ce dernier ferma. Coplan patienta encore puis, vers vingt-deux heures, il escalada le mur, après s’être assuré que la rue était déserte, et atterrit dans une cour encombrée de carcasses automobiles et d’accessoires divers. Il s’accroupit, fouilla dans le bric-à-brac et, à l’aide de son crayon-torche, dénicha un démonte-pneu dont il se servit pour ouvrir la porte basse. A l’intérieur du garage, il se dirigea vers le bureau et, dans une chemise cartonnée, découvrit le détail des réparations effectuées sur la Ford. Fidèle aux coutumes de ses confrères de par le vaste monde, le garagiste, apparemment, avait eu la main lourde et n’avait pas lésiné sur le prix de la main-d’œuvre. Un bristol était attaché par un trombone à la facture.
  
  Étaient griffonnés un nom et une adresse. Pablo Teijador, 151 Paseo Présidente Bellini. Coplan réfléchit. Cette artère longeait le quartier du port que baignait le Rio Ozama, le fleuve dont les méandres allaient se jeter dans la mer des Caraïbes.
  
  Il ressortit par le même chemin. A califourchon sur le mur, il dut attendre quelques minutes que s’éloigne un couple d’amoureux dont les longs baisers passionnés ralentissaient la marche.
  
  Dans le Paseo Présidente Bellini, l’adresse se situait dans un bloc d’immeubles délabrés aux porches miteux, aux façades lézardées, aux poubelles débordant d’ordures, où, en raison de la tiède température, grouillait une foule indolente aux rires bruyants et aux tenues colorées sous des arcs de néon à l’éclat faiblard.
  
  Craignant que, dans ce quartier pouilleux, on ne lui la vole, Coplan alla garer la Chrysler devant le poste de police de la Calle José Gabriel Garcia avant de revenir à pied.
  
  Au troisième étage sans ascenseur, un bristol scotché sur la porte indiquait Pablo Teijador. Coplan sonna. Un Noir taillé en hercule ouvrit. Sans doute admirateur des gangs chicanos de Los Angeles, il portait un T-shirt rouge sur lequel on lisait « Violent Fanatics », un jean mauve qui moulait étroitement ses hanches lourdes et ses cuisses charnues que serrait l’inévitable ceinture en cuir cloutée. Cou, épaules et bras étaient couverts de tatouages obscènes.
  
  - Qu’est-ce que tu veux, mec ? lança-t-il d’une voix chargée d’agressivité.
  
  Visiblement, la tête de Coplan ne lui plaisait pas.
  
  - Je suis acheteur d’une Ford Mondeo. Celle du garage et qui vient d’Haïti. J’en offre un bon prix.
  
  - Vouais ?
  
  L’interjection n’était lancée que pour gagner du temps et s’accorder un délai de réflexion.
  
  - Entre.
  
  L’autre s’était écarté et ouvrait largement la porte. Sur ses gardes, Coplan s’avança. Sous sa veste en tissu tropicalisé se logeaient le Glock 19 et le Beretta 92 F remis par Sterseven. Le hall était exigu. Les murs étaient décorés d’affiches de films privilégiant la violence. Schwartzenegger y tenait la vedette en compagnie de Van Damme et de quelques vamps du bitume hollywoodiennes. Immédiatement, Coplan perçut le danger. La porte se refermait dans son dos lorsque deux hommes surgirent à l’extrémité du hall, une hache à la main pour le premier, une batte de base-bail pour le second, tandis qu’un objet dur se collait dans ses reins.
  
  - Fais pas le con et avance sur ta droite, conseilla le Noir qui se tenait derrière lui.
  
  Coplan obéit. Sur les murs de la pièce, d’autres affiches cinématographiques. Encombrant la grande table, des bouteilles de bière vides et des sachets de cocaïne. Deux filles se levèrent. A première vue, elles paraissaient identiques. Polo, minijupe, bottes noirs. Cuisses énormes et fesses mafflues. Tatouages obscènes sur les avant-bras. Autour de la taille, une ceinture en cuir fauve qui supportait un étui d’où dépassait la crosse d’un revolver. Ce qui attira l’attention de Coplan, ce furent les tintas, ces tatouages en forme de larmes inscrits sur le front. Deux pour l’une, trois pour l’autre. Ils signifiaient qu’elles avaient perdu deux et trois frères tués dans quelque obscure guerre des gangs de rues. Sur-le-champ, il comprit qu’il avait affaire à des rucas, ces petites amies des chefs de gangs dont le défoulement consistait à sillonner les rues à bord de leurs vieilles voitures défoncées en faisant des cartons sur les passants. Aussi féroces que leurs hommes, elles devaient cependant leur rester fidèles sans jamais déroger, sinon le châtiment était cruel. Mutilés à la hache, leurs corps étaient jetés dans le Rio Ozama où les grosses tortues se régalaient de leurs restes gonflés d’eau.
  
  - Jainas (Femmes, dans l’argot des gangs de Santo Domingo), fouillez-le, ordonna l’hercule.
  
  Cet ordre était une erreur, comprit instantanément Coplan. Les deux femmes se bousculèrent pour le fouiller. Il en profita et plongea entre leurs jambes, les oreilles éraflées par le cuir des bottes. Impulsivement, l’hercule tira et sa balle s’enfonça dans le ventre de celle qui avait trois tintas tatouées sur le front. Culbutée par la force de l’impact, elle boula sur les reins de Coplan qui tenait déjà en main le Glock et le Beretta et qui, de toute la force de ses jarrets, se propulsa sous la table qu’il renversa avant de faire feu sur l’hercule en visant la jambe gauche. Sa rotule en miettes, celui-ci s’écroula en hurlant et en lâchant son Reck 8 millimètres.
  
  L’autre femme dégainait son Colt. Quand elle vit le Glock braqué sur son visage, elle hésita, comprenant qu’elle avait un temps de retard. Son regard s’abaissa, effleura le corps de sa compagne qui, visiblement, était morte, celui de l’hercule dont les hurlements avaient cessé et qui semblait évanoui, terrassé par la souffrance, et se posa sur les deux hommes, complètement momifiés, la hache et la batte de base-bail haut levées mais immobiles. r
  
  - Assez de carnage, fit Coplan d’une voix calme. C’est moi le vainqueur, alors posez vos armes bien tranquillement, sans gestes brusques, comme les enfants sages que vous êtes habituellement.
  
  Sur leurs visages, il lisait déjà la soumission devant celui qui, incontestablement, était plus fort qu’eux. Il connaissait cette expression apeurée qu’offraient les traits des pleutres et des lâches quand la chance avait viré de camp. Leurs armes devenues inutiles, ils ne pouvaient plus exercer leurs talents sur les faibles, les innocents et les désarmés et, les entrailles en chamaille, ils obéissaient servilement à la loi de celui qui les réduisait à l’impuissance.
  
  Précautionneusement, ils déposèrent leurs armes sur le plancher encombré de mégots et des sachets vides qui avaient contenu la drogue qui dilatait encore leurs pupilles sombres.
  
  - Bien joué, félicita-t-il d’une voix ironique.
  
  Ses oreilles tentaient de capter le bruit des sirènes de police qui ululaient. Sans grande crainte cependant. Le voisinage devait se montrer prudent à ce sujet. Pourquoi dénoncer des gangs aussi dangereux ? Les deux coups de feu provenaient probablement d’une querelle après boire. On mourait jeune dans un tel milieu et, si on fouillait au fond des cœurs, c’était vraisemblablement tant mieux. Alors, pourquoi s’embêter à alerter la police ?
  
  Il fit signe aux deux hommes.
  
  - Allongez-vous sur le ventre, mains croisées sur la nuque.
  
  Avec empressement ils obéirent. Coplan s’adressa à la ruca en désignant une paire de ciseaux qui traînait sur la table.
  
  - Découpe les vêtements de ton amie jaina et confectionne des liens. Ensuite, tu ligoteras tes trois compagnons.
  
  Il vit une lueur rusée traverser son regard et il sourit largement.
  
  - Si, par hasard, tu ruminais une idée tordue, oublie-la. Ce flingue part plus vite que tes initiatives.
  
  Un peu à regret, elle obtempéra. Quand elle eut terminé, il l’attacha à son tour.
  
  - Maintenant, parlons en copains, invita-t-il. La Ford Mondeo, tu as entendu parler ?
  
  Elle hésita une brève seconde.
  
  - Non.
  
  Il attira une chaise, la força à s’asseoir et à poser la tête sur la table où il lui bloqua le cou à l’aide des bandelettes inutilisées. Elle avait une coiffure ridicule, une choucroute en étages, retenue par des peignes multicolores, qui se terminait au sommet par un bouquet de cerises en plastique, comme le jambon d’York accroché en haut du mât de cocagne qui récompense les muscles vainqueurs du bois glissant.
  
  Coplan ôta les cerises et les peignes et défit la chevelure qu’il éparpilla sur la table avant de s’emparer de la hache et de frapper un grand coup à ras du cuir chevelu mais sans le toucher. La jaina hoqueta bruyamment et un gargouillis suspect se fit entendre dans son ventre.
  
  - La prochaine fois, je vise plus près du crâne, avertit-il d’une voix à dessein sinistre.
  
  - Mes cheveux ! gémit-elle.
  
  - Les cheveux, ce n’est rien, ils repoussent, pas la tête !
  
  Soudain, la porte claqua brutalement dans son dos et il se retourna vivement. Une troisième ruca surgit en braquant un Heckler & Koch. Dans sa tenue vestimentaire, elle se différenciait de ses congénères en ce sens qu’elle portait un slip faux léopard et un gilet en jean sans manches qui s’ouvrait sur une opulente poitrine que comprimait un soutien-gorge en cuir noir décoré d’une tinta sur chaque sein.
  
  Coplan ne lui laissa pas le temps de faire feu. Du pic de la hache, il frappa le poignet armé et l’automatique chut sur le plancher. L’instant d’après, il lui emboutit le menton d’un coup fulgurant porté avec le manche de la hache. Quand elle fut allongée sur le sol, il posa l’instrument et, à l’aide de la paire de ciseaux, découpa le gilet en bandelettes dont il se servit pour entraver les membres de sa nouvelle captive. Enfin, il revint vers l’autre ruca.
  
  - La mémoire t’est revenue ?
  
  Elle déglutit bruyamment.
  
  - Qu’est-ce que tu veux savoir ?
  
  - Qui vous a refilé la Ford Mondeo ?
  
  - Je ne connais pas son nom. C’est Alfredo qui a négocié l’affaire.
  
  - Qui est Alfredo ?
  
  - Celui qui t’a ouvert la porte.
  
  Coplan jeta un coup d’œil sur l’homme évanoui, puis chercha la cuisine où il emplit un broc d’eau qu’il retourna vider sur le visage livide. Alfredo s’ébroua et un long gémissement s’échappa de sa gorge qu’il interrompit en voyant Coplan poser le canon de son Beretta sur sa rotule droite.
  
  - Tu préfères marcher clopin-clopant ou être cul-de-jatte ?
  
  Le Dominicain était trop intelligent pour s’illusionner sur la suite des événements. Son genou gauche prouvait amplement que son interlocuteur ne plaisantait pas.
  
  - Qu’est-ce que tu veux savoir ?
  
  - La Ford Mondeo ?
  
  - C’est un mec qui m’a payé pour la récupérer.
  
  - Qui ?
  
  - Y a une carte de visite dans ma poche-revolver. Coplan le fouilla et empocha la carte de visite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Un Beechcraft antédiluvien avait amené Coplan à Puerto Plata au nord de l’île. La cité était célèbre pour ses façades de bois étincelantes et ses balcons festonnés. Le seul véhicule qu’il trouva à louer fut une Land-Rover qui se révéla le moyen de locomotion adéquat pour rallier Estrellita quand il découvrit la route sinueuse et défoncée qui longeait les eaux cristallines de l’océan dont les flots indolents léchaient les pieds chevelus des cocotiers.
  
  Quand il arriva à Estrellita, il demanda son chemin à une petite fille qui s’essayait à une balançoire mais était trop timide pour le renseigner. En revanche, la vieille femme était complètement édentée et mâchouillait les mots, si bien qu’il ne comprit pas un mot de ses explications et, en désespoir de cause, se réfugia dans un bar au début de l’unique rue bordée de paillotes chapeautées de palmes ou de tôle rouillée. Dans ce havre de courants d’air en provenance de la plage, une fille en monokini posa sur le comptoir ses seins en même temps que le verre de jus de papaye qu’il avait commandé.
  
  - Tu veux toucher, puisque tu aimes les papayes ?
  
  Amusé, Coplan toucha.
  
  - Du bois.
  
  - Le bois, c’est fait pour prendre feu, renvoya-t-elle aussitôt.
  
  - Moi je ne prends feu qu’à minuit.
  
  - A minuit, je t’attendrai sur la plage, là derrière. Vraiment, tu me plais beaucoup. J’aime tes cheveux blonds, c’est rare ici, et ta peau claire. Toi, tu m’aimes un peu ?
  
  - Je t’adore. Dans l’intervalle, tu m’indiques le chemin de la Residencia del Cabo ?
  
  Elle le renseigna et il s’en fut après avoir, pour lui faire plaisir, longuement caressé les seins voluptueux. Dans sa Land-Rover un peu brinquebalante il descendit l’unique rue où un guitariste, solitaire sous une véranda en capilotade, égrenait quelques accords de merengue.
  
  Cinq kilomètres plus loin, il découvrit la somptueuse demeure dont l’arrière plongeait dans l’océan aux eaux calmes.
  
  Un gigantesque Indien se manifesta dès qu’il eut stoppé son moteur. A son allure, Coplan devina qu’il était aussi rapide et teigneux qu’un crotale. L’autre ouvrit la portière et l’examina sans aménité. Coplan lui sourit sans succès.
  
  - Je suis venu voir le señor Juhalkar.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  Coplan n’eut pas le temps de répondre. La double porte en haut du perron s’ouvrit et un homme apparut. Vêtu d’un impeccable costume blanc, coiffé d’un panama rose, chaussé de mocassins italiens deux tons, il évoquait irrésistiblement ces personnages à présent archaïques qui hantaient les palaces ou les casinos dans les années 20 et qu’avait superbement décrits Scott Fitzgerald dans ses romans. Malgré sa peau sombre, il n’était pas d’origine africaine mais plutôt asiatique. Un Indien, un Pakistanais ou un Sri-lankais.
  
  - Attends, Shimar, lança-t-il.
  
  Comme à regret, le géant se recula. Le personnage style Gatsby le Magnifique s’approcha et considéra Coplan avec attention.
  
  - Je vous attendais, finit-il par déclarer.
  
  - Vraiment ?
  
  - Votre délicieuse amie Catherine Montero, maintenant épouse Shanka, n’a pas été avare de compliments sur vos talents. Elle était certaine que vous retrouveriez sa piste. Je me souviens d’une de ses phrases. « Même là où Attila est passé et où l’herbe ne repousse pas, il est capable de reconstituer l’itinéraire de celui qu’il traque. »
  
  - Flatteur. Elle est ici ?
  
  - Non. Elle était certaine que vous viendriez à bout du gang de gamberros et de rucas de Santo Domingo à qui j’ai confié sa Ford Mondeo.
  
  - Où est-elle ?
  
  - Je l’ignore. Ce que je sais, et ce qu’elle m’a dit, c’est qu’elle sera ici après-demain et qu’à cette occasion elle vous fournira les explications que vous êtes en droit d’exiger. Voilà son message au cas où, comme elle en était assurée, vous arriveriez jusqu’ici.
  
  Juhalkar avança le bras et s’empara de la valise posée sur le siège passager.
  
  - Venez donc prendre un verre et quelque repos. La route est harassante depuis Puerto Plata.
  
  Coplan hésita, puis décida de courir sa chance.
  
  Le salon était luxueusement meublé. A travers la baie vitrée, on apercevait des voiliers qui évoluaient gracieusement sur les flots bleus.
  
  Juhalkar servit deux Blue Lagoons. Coplan goûta le sien. Son hôte avait sérieusement forcé la dose de curaçao bleu. Juhalkar avait posé son panama sur un fauteuil. Il se débarrassa aussi de sa veste et s’assit en face de Coplan en croisant les jambes.
  
  - J’ai été émerveillé par la description de vos talents, attaqua-t-il. Et, à l’instant, vous avez accepté mon invitation sans sourciller, à l’exception, peut-être, d’une légère hésitation que j’ai remarquée. L’audace et la hardiesse ne vous font pas défaut.
  
  - Vous connaissez la différence entre un pilote de chasse et un pilote d’essai ?
  
  - Quelle est-elle ?
  
  - Le pilote de chasse teste son appareil dans des conditions normales. Le pilote d’essai, lui, dépasse la limite de confort de l’avion afin de savoir s’il résiste. S’il pousse trop loin, l’appareil lui explose dans les mains.
  
  - Je comprends. Dans la vie, vous êtes un pilote d’essai.
  
  - Tout à fait. Comment avez-vous connu Catherine ?
  
  Juhalkar se releva, alla chercher une boîte à cigares qu’il présenta à Coplan.
  
  - De purs havanes. En provenance de Cienfuegos où se trouve la meilleure fabrique, où les Cubaines les roulent à la main. Le communisme n’y a rien changé, même si les cigares sont destinés aux capitalistes. Comment j’ai connu Catherine ? Mais grâce à son mari, évidemment.
  
  - Vous êtes sri-lankais, n’est-ce pas ?
  
  - Effectivement. Et businessman. Je possède deux conserveries à Puerto Plata spécialisées dans les fruits et j’exporte les boîtes en Floride et en Louisiane. Malgré le transport, mes produits sont moins chers que leurs homologues américains en raison de la main-d’œuvre qui est ici meilleur marché.
  
  - Comme celle des cigares cubains.
  
  Coplan tenta d’approfondir les relations qui existaient entre l’agent Alpha, son récent époux et Juhalkar, mais il en fut pour ses frais. Son interlocuteur possédait l’art d’éluder les questions par trop précises en usant de dérobades et de faux-fuyants. De plus en plus intrigué, Coplan accepta l’hospitalité que lui offrit son hôte après les cigares cubains et les Blue Lagoons.
  
  - Je donne une soirée aujourd'hui, informa Juhalkar en déposant la valise sur le lit de la chambre dont les fenêtres donnaient sur l’océan et les voiliers. Je suis certain qu’elle vous plaira. A ce soir vingt heures.
  
  Dès que le Sri-lankais fut parti, Coplan explora la chambre et vérifia l’état des verrous de sécurité à la porte et à la baie vitrée. Ensuite, il entreprit de vider les cartouches des chargeurs du Beretta et du Glock. La pression permanente de leur poids sur les ressorts du chargeur diminuait l’élasticité de ce dernier. Ceci fait, il paraffina les armes et, pour finir, alla prendre une douche pour se décrasser des sueurs du voyage. Ayant du temps à tuer, il fit une sieste, se réveilla, se redoucha et s’habilla. Il était presque vingt heures. Dans la valise, il pêcha le Reck 8 millimètres qu’il avait confisqué à Alfredo et, à l’aide de bandes de sparadrap, le fixa au-dessus de sa cheville droite. L’automatique présentait l’avantage d’être extra-plat et excessivement léger. Certes, il n’était valable que dans l’éventualité d’un combat très rapproché, mais il était impossible à Coplan d’assister à une soirée en étant équipé du Beretta et du Glock. Il réintroduisit les cartouches dans les chargeurs qu’il renfonça dans la crosse de ses deux armes favorites, puis rangea celles-ci dans la valise qu’il verrouilla.
  
  Fin prêt, il sortit de la chambre.
  
  Juhalkar l’attendait au bas des marches.
  
  - Je vous guettais, Francis. Au fait, appelez-moi par mon prénom, Edwin.
  
  Les premiers invités arrivèrent dix minutes plus tard, suivis par les autres. Certains s’extirpaient de leurs somptueuses voitures poussiéreuses après la longue route poudreuse. D’autres débarquaient de deck-cruisers qui s’arrimaient au débarcadère en bois situé derrière la demeure. Pour la plupart, ils étaient dominicains, à l’exception de trois couples, deux Britanniques, deux Américains et deux Haïtiens, ainsi que d’une jeune femme qui intriguait Coplan. Elle s’était assise seule sur la terrasse en emportant son cocktail Margarita.
  
  Grande et belle, elle avait la peau sombre et des yeux étonnamment bleus. Une peau aussi sombre que celle de Juhalkar. Et, d’ailleurs, des yeux plus pers que définitivement bleus. Ses cheveux d’ébène, tirés en arrière, lui retombaient jusqu’aux reins et elle portait un bustier jaune assorti d’une large ceinture rouge lui mettaient en valeur sa poitrine bombée et ses hanches minces. La minijupe noire démasquait des jambes fines et racées, chaussés d’escarpins, rouges comme la ceinture.
  
  Coplan avait remarqué l’intérêt qu’elle lui portait avant d’aller s’installer seule sur la terrasse. Brefs coups d’œil dans sa direction, sourires légers. Au moment où il passait à son tour sur la terrasse, elle donna du coude un coup à son sac à main qui chut sur le carrelage. Coplan se précipita pour le ramasser. Il n’était pas dupe. Le geste était délibéré. Quand il s’agenouilla, il vit qu’elle avait remonté sa minijupe et écarté les cuisses. Sous le vêtement, pas de slip, si bien que le regard de Coplan plongea sur son intimité.
  
  Sans paraître ému par ce fascinant spectacle, il ramassa le sac à main, se releva et le déposa sur la table en rotin.
  
  - Mon nom est Francis Clayr.
  
  - Feija Lutdyjk.
  
  - Néerlandaise ?
  
  - Sri-lankaise. Vous l’ignorez peut-être, le Sri-lanka a été successivement colonisé par les Portugais, les Néerlandais et les Britanniques. Bien que de sang mêlé, je descends de colonisateurs hollandais, d’où mes yeux bleus que vous avez peut-être remarqués ?
  
  - Je les ai remarqués, tout comme votre affriolant entrecuisse.
  
  - Il est à votre disposition si vraiment il vous inspire.
  
  - Vous battez tous les records de vitesse, se récria Coplan. La soirée commence à peine.
  
  - Pas tout de suite, évidemment. Auparavant, nous devons faire connaissance. Vous aimez danser ? Edwin a loué les services d’un superbe orchestre, une bandera comme on dit dans ce pays. Venez.
  
  Elle se leva d’un bond, en rabattant sa minijupe et en manquant renverser son verre de Margarita. Familièrement, elle prit le bras de Coplan et l’entraîna.
  
  Comme il se devait, la bandera se limitait aux rythmes latino-américains, merengues, calypsos, boléros, salsas, sambas et lambadas. Toute autre musique était irrémédiablement proscrite. Feija était une cavalière légère, souple et obéissante. Entre deux danses, Coplan et elle allaient se restaurer au buffet qui comprenait les mets les plus délicats. Dans les coupes, le champagne coulait à flots. Edwin vint serrer le bras de Coplan.
  
  - Félicitations.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Feija est la femme la plus ardente au lit que j’aie jamais rencontrée. Dans ses bras, vous calmerez votre impatience de revoir notre délicieuse amie Catherine.
  
  Il s’éloigna et, quand Coplan se retourna, il s’aperçut que Feija avait disparu. Le couple de Haïtiens l’entoura.
  
  - Seriez-vous amateur d’une séance de vaudou ? questionna la femme.
  
  - Pas vraiment. Je déteste le moment où l’on égorge les pigeons.
  
  - Préférez-vous les sacrifices humains ?
  
  Coplan réprima un léger frisson. Soudain, la soirée lui parut bizarre et, après tout, il avait peut-être pénétré inconsciemment dans l’antre d’un loup. Plusieurs hommes et femmes lui semblaient étranges.
  
  - Vous vous livrez aux sacrifices humains ? questionna-t-il d’un ton âpre.
  
  - Les sacrifices humains font partie de notre culture africaine, rétorqua l’homme.
  
  Les yeux plissés, la femme observait Coplan qui bougea la cheville droite comme pour se rassurer sur la présence du Reck. Moins belle que Feija, elle n’en était pas moins attirante. Ce qui enlaidissait sa peau, c’étaient les trois balafres parallèles tracées sur son cou au niveau de l’épaule gauche. Une marque rituelle ?
  
  L’homme arbora un large sourire comme s’il souhaitait détendre l’atmosphère.
  
  - Naturellement, il n’y aura pas ici ce soir de sacrifices humains. Edwin s’y opposerait.
  
  - En quelque autre lieu ? suggéra Coplan.
  
  Il ne connut jamais la réponse car il vit revenir Feija qui salua le couple et entraîna Coplan sur la piste de danse. Par-dessus l’épaule de la jeune femme, il localisa les Haïtiens qui parlaient à Juhalkar. Tous les trois tournèrent la tête vers Coplan et le fixèrent l’espace d’un instant.
  
  - Vous connaissez ces Haïtiens ? interrogea-t-il.
  
  - Des gens charmants. Edwin les aime beaucoup. Je n’en sais guère plus sur leur compte.
  
  Sur le visage de la jeune femme se peignit une expression de mystère qu’il ne parvint pas à déchiffrer.
  
  - Que fait une Sri-lankaise comme vous en République Dominicaine ? Ne me dites pas que vous êtes venue pour les plages. Celles du Sri-lanka sont aussi belles.
  
  
  
  
  
  - Je suis pianiste et donne des récitals en Extrême-Orient. Ici, je me perfectionne auprès de Sam Leibowitz. C’est cet Américain chauve que vous voyez bavarder avec les Haïtiens.
  
  Coplan tourna la tête et repéra l’homme qui était maigre et voûté.
  
  - Nous étudions la Valse de Méphisto. Vous savez, sempre piano, leggiero e fantastico.
  
  Soupçonneux, Coplan la testa :
  
  - Qu’aviez-vous à votre dernier programme ?
  
  - Les Variations de Goldberg, de Bach, l'Andante et la Grande Polonaise brillante, de Chopin, les Variations de Paganini, de Brahms, l'île joyeuse et les Masques, de Debussy.
  
  Il eut une moue appréciatrice.
  
  - Vous êtes une pianiste confirmée. Aucun débutant n’aurait le courage de commencer un récital par un morceau aussi difficile que les Variations de Goldberg.
  
  - Vous aimez la musique classique ?
  
  - J’aime toutes les musiques.
  
  Elle lui mordilla le lobe de l’oreille.
  
  - Alors peut-être jouerai-je un jour pour vous si la nuit qui nous attend est satisfaisante.
  
  - Je n’ai jamais entendu parler d’un Sam Leibowitz qui serait un pianiste de renommée mondiale.
  
  - Il est professeur. Il a enseigné longtemps au Conservatoire Juillard à New York avant de se retirer ici sur les conseils de son médecin qui estime que les tropiques sont bons pour ses poumons.
  
  Lorsque, à l’issue d’une lambada échevelée, Coplan fit escale à l’extrémité de l’immense table du buffet, il remarqua soudain un énorme chien noir de race indéterminée qui le fixait de ses yeux sombres, sa truffe frémissante, la gueule à demi ouverte sur des crocs terrifiants. Mal à l’aise, Coplan lui jeta un canapé au saumon que le molosse dédaigna. Comble de l’indifférence, il expédia le canapé sous la table d’un coup de patte méprisant et, sans prévenir, fonça vers la jambe gauche. Précipitamment, Coplan s’effaça en pivotant et son dos culbuta une assiette nouvellement chargée de darnes de barracuda. Trop tard, cependant, pour éviter que le chien, de ses crocs féroces, ne déchire sa jambe de pantalon sur toute sa longueur. Sur ces entrefaites, Juhalkar arriva et se jeta sur le molosse pour le calmer. Apaisé, ce dernier fila et disparut.
  
  - Veuillez l’excuser, mon cher Francis, j’ai omis de vous présenter à lui. Cette grave carence explique son comportement singulier. En réalité, il déteste les étrangers qui ne lui ont pas été présentés. Vraiment désolé pour votre pantalon. Un si beau tissu !
  
  - Je vais en changer, répondit Coplan qui se félicitait que le molosse ne se soit pas attaqué à la jambe droite en démasquant l’automatique plaqué au-dessus de la cheville.
  
  Dans sa chambre, à travers la baie vitrée, il repéra un yacht qui n’était pas dans les parages au début de la soirée. Le bateau s’était ancré à quelques encablures du débarcadère derrière la demeure, là où l’océan était profond en raison de la fosse marine qui s’enfonçait dans les bas-fonds. Peu de lumières signalaient sa présence, comme s’il voulait conserver à celle-ci la plus grande discrétion possible.
  
  Des phares attirèrent son attention sur la gauche. Un minibus Volkswagen glissa jusqu’au débarcadère et s’arrêta. Deux hommes en sortirent en transportant une forme que Coplan ne parvint pas à identifier. Un homme ? Une femme ?
  
  Ils montèrent à bord d’une vedette automobile et attendirent jusqu’à ce que le couple de Haïtiens les rejoigne. Dès qu’il eut embarqué à son tour, le moteur fut lancé et la vedette décolla en direction du yacht. A la proue, un fanal lançait des lueurs multicolores auxquelles répondit de manière similaire la proue du yacht.
  
  Coplan était perplexe. Il se changea et s’assura que l’automatique était solidement fixé au-dessus de sa cheville. Cette fois, il introduisit une cartouche dans les chambres du Beretta et du Glock, ôta la sûreté et glissa les armes sous le lit.
  
  Il retrouva Feija sur la terrasse. Elle regardait en direction de l’océan.
  
  - Pourquoi Edwin n’invite-t-il pas ces gens sur le yacht ? questionna-t-il. Apparemment, les occupants se sont rapprochés pour voir de plus près notre soirée.
  
  - Souvent, les yachts s’ancrent près du rivage afin d’être à pied d’œuvre le lendemain pour aller se ravitailler à terre.
  
  - Comment celui-ci pourrait-il se ravitailler à Estrellita ? En dehors d’une épicerie et d’un bar, il n’existe aucun commerce.
  
  - L’épicerie, c’est peut-être suffisant. Et puis, pourquoi se compliquer l’existence à cause de ce yacht ?
  
  - J’ai vu les Haïtiens embarquer à bord d’une vedette pour se rendre à bord de ce yacht.
  
  - Vraiment ?
  
  Elle avait l’air franchement contrariée. Elle abandonna son siège, lui prit tendrement le bras et l’entraîna.
  
  - J’ai envie de champagne.
  
  Vers minuit, un à un, les couples s’esquivèrent. Soupçonneux, Coplan s’arrangea à chaque fois pour aller subrepticement jeter un coup d’œil sur la terrasse. Soit à bord de la vedette, soit à celui d’un deck-cruiser, ces couples partaient en direction du yacht mouillé au large.
  
  Les Haïtiens organisaient-ils un sacrifice humain et ces gens en étaient-ils les spectateurs privilégiés, alors que la victime serait cette forme humaine qu’il avait vu transportée par les deux hommes ?
  
  A mots couverts, il s’en ouvrit à Feija qui le regarda, suffoquée.
  
  - Vous avez perdu l’esprit, mon cher Francis.
  
  Elle paraissait même scandalisée devant une telle incongruité et pas un instant ne crut à l’épisode de la forme humaine chargée sur la vedette.
  
  Bientôt, il ne resta plus grand monde. Juhalkar lui-même était invisible. Feija alla saluer le couple d’Américains et s’en revint auprès de Coplan.
  
  - Vous avez des jumelles ?
  
  - Pourquoi ?
  
  - Nous pourrions aller dans votre chambre et tenter de découvrir à l’aide de jumelles ce qui se passe sur ce yacht qui suscite tant d’intérêt en vous ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Finalement, même si, comme elle l’affirmait, Feija se produisait dans des récitals de piano, elle ne possédait sûrement pas la classe d’un Arthur Rubinstein ou d’un Vladimir Horovitz. Néanmoins, ses doigts, quand ils coururent sur la peau de Coplan, témoignaient d’une classe certaine pour susciter des vagues voluptueuses. Quant à sa bouche, elle prodiguait la passion, le feu d’artifice, l’extase satanique, la jouissance perverse et démoniaque des passages les plus enlevés de la Valse de Méphisto de Litz-Busoni qu’elle jurait être venue étudier auprès du professeur américain. Elle s’en servait en virtuose et Coplan éprouvait l’impression qu’une cohorte de sorcières vociférait autour de son sexe.
  
  Quand ses lèvres eurent fini de s’activer, elle joua pour lui avec son corps, qui semblait un peu engourdi, une sonate limpide interprétée avec une tendresse imprévisible très éloignée du sabbat martelé sauvagement par la bouche. Changement surprenant, Feija se cantonnait dans une gravité sépulcrale, comme si elle sacrifiait à quelque rite inconnu dont elle ne souhaitait pas livrer les arcanes à son partenaire. Presque sans s’en apercevoir, Coplan aboutit au final et éprouva une certaine frustration. Il préférait une partenaire plus nerveuse et moins discordante, au legato sensuel moins désaccordé.
  
  Elle se dégagea et fonça vers la salle de bains en s’exclamant :
  
  - Cherche tes jumelles, que l’on connaisse le fin mot sur ce yacht !
  
  Coplan se leva pour se diriger vers la valise. Brusquement, un vertige l’entraîna dans un tourbillon, ses jambes fléchirent et ses genoux tombèrent sur la descente de lit. A leur tour, ces derniers le trahirent et, de tout son long, il s’affala sur le tapis. Une horrible nausée lui souleva l’estomac et il vomit. Les matières que sa gorge refoulait s’accompagnaient de terrifiants borborygmes que son larynx expulsait.
  
  Malgré tout, il perçut le bruit de la porte de la salle de bains qui se rouvrait. Son cerveau déjà embrumé enregistra le jolie perspective des jambes nues sur lesquelles couraient quelques gouttes d’eau.
  
  Il perdit connaissance.
  
  Feija s’avança jusqu’au bord du lit et contempla quelques instants le corps allongé. Elle s’agenouilla et, du bout de l’index, souleva la paupière. Avec le majeur, elle exerça une forte pression sur l’iris. Coplan n’eut aucune réaction. Rassurée, elle s’empara du téléphone et composa un double zéro.
  
  - Oui ? répondit Juhalkar.
  
  - C’est fait.
  
  - Pas de problèmes ?
  
  - Non.
  
  - Viens me rejoindre.
  
  - Je prends une douche d’abord.
  
  Elle raccrocha et retourna à la salle de bains. En un premier temps, elle extirpa l’appareil vaginal. Ce diaphragme en caoutchouc extra-mince était hérissé de pointes minuscules enduites d’une substance formidablement active mais efficace uniquement dans l’éventualité où elle était en contact avec le sang, donc inoffensive pour les parois vaginales. Dans l’exacerbation du plaisir, l’homme ne sentait pas les griffures provoquées par les pointes et, durant tout l’acte sexuel, la substance pénétrait dans son organisme en enclenchant un sommeil destiné à durer plusieurs jours.
  
  Le corollaire de cette substance existait. Celui-ci entraînait la mort. Cependant, Juhalkar avait refusé de l’utiliser, obéissant en cette circonstance aux instructions de Catherine.
  
  Elle lava le diaphragme, l’essuya et le rangea dans son sac à main. Ceci fait, elle prit la douche. En fait, réfléchit-elle, elle n’avait éprouvé aucun plaisir à faire l’amour avec sa victime. Elle exécutait les ordres, un point c’est tout. Certes, il était bel homme, mais ressentait-on forcément du plaisir avec un homme beau ? Par exemple, elle se souvenait encore avec émerveillement de ce garçon malingre, à l’aspect souffreteux, au visage ingrat, qui informait Julien Demachy à Rio de Janeiro et qui incroyablement l’avait fait jouir des heures durant. Elle en était encore toute retournée et avait même essuyé une larme furtive lorsque Joseph Shanka avait été obligé de le tuer pour couper la source de renseignements qu’il alimentait au bénéfice de Julien Demachy. A la réflexion, c’était là le seul homme qui lui avait procuré un plaisir aussi intense de toute sa vie.
  
  Ses pensées revinrent à sa victime. Avait-il gobé cette fable sur ce personnage de pianiste qu’elle s’était forgé ? Elle arrêta le jet et contempla ses mains. Certes, elle avait longuement étudié le piano. Mais bien qu’elle joue sans fausses notes, sa technique et son style étaient effroyables, même si son envergure était d’une octave et demie et qu’on lui ait juré qu’elle possédait des mains semblables à celles de Rachmaninov.
  
  Elle eut une moue de regret avant de réactiver la douche. Si elle avait joué avec maestria, le cours de sa vie en aurait été incontestablement changé.
  
  Quand Coplan ouvrit les yeux, l’homme posa sur lui un regard ennuyé en même temps qu’il passa un doigt poilu sur son double menton qui n’était pas rasé, comme si le charme était rompu. C’était un grand costaud d’une quarantaine d’années, exagérément corpulent. Avec effort, il abandonna son siège et s’en alla composer un double zéro sur le cadran du téléphone.
  
  - Il est réveillé, annonça-t-il dans un anglais teinté d’un lourd accent américain.
  
  Maladroitement, Coplan se frotta les joues et s’aperçut que sa barbe était épaisse. Ses yeux éprouvaient quelque difficulté à se fixer. Il tâta autour de lui. Il était allongé dans le lit et reconnut le décor de la chambre où il avait fait l’amour avec Feija. Et il avait faim et soif. Sa tête tournait un peu et ses jambes parurent cotonneuses lorsqu’il les remua sous le drap.
  
  Deux hommes entrèrent. Le premier avait une gueule burinée et un regard gris, froid et calculateur. Cheveux blonds, démarche souple. Environ quarante ans. Les manches courtes de la chemisette bleue démasquaient des bras musclés. Au poignet gauche, une montre de plongée sous-marine dessinait un îlot noirâtre sur la peau bronzée. Portant un plateau, le second offrait une silhouette trapue et musclée. Même regard clair et dur, mêmes cheveux blonds que le premier. Celui-ci s’avança jusqu’au lit, prit les oreillers, les tapota et les empila pour que Coplan puisse s’y adosser.
  
  - Voilà votre breakfast, avertit-il avec un accent américain aussi prononcé que celui sur qui Coplan avait ouvert les yeux.
  
  Le second déposa le plateau. Pain, tranches de bacon, fruits, café brûlant et jus d’orange. Coplan se précipita sur le repas. Les trois hommes l’observaient sans rien dire. Quand il fut rassasié, le premier se manifesta :
  
  - Mon nom est John Doe.
  
  Coplan, qui se sentait nettement mieux, éclata de rire.
  
  - Où sont vos homonymes ? Et où est Jane Doe (Aux États-Unis, John et Jane Doe sont les équivalents de et Mme Tout-le-monde) ?
  
  L’autre resta impassible.
  
  - Que vous est-il arrivé ?
  
  - J’ai fait l’amour avec une femme délicieuse. J’ai eu un malaise, j’ai perdu connaissance et je viens de me réveiller.
  
  - Quand a en lieu cette séance érotique ?
  
  - Mardi.
  
  - Nous sommes vendredi.
  
  John Doe s’amusa de l’ahurissement peint sur les traits de Coplan qui ne perdit pas son sang-froid et contre-attaqua :
  
  - Que faites-vous ici ? Où est Edwin Juhalkar ?
  
  - Parti.
  
  - Où ?
  
  - Vraisemblablement au Brésil. La maison est vide. Même son domestique Shimar a disparu, ainsi, d’ailleurs, que son égérie Feija Lutdyjk. Serait-ce avec elle que vous avez fait l’amour ?
  
  - En effet, avoua Coplan qui avait à présent complètement repris ses esprits et cherchait à élucider le mystère qui entourait son évanouissement prolongé.
  
  - On vous a drogué.
  
  - Sans doute.
  
  - A votre avis, pour quelles raisons ?
  
  - Qui êtes-vous ? Des flics américains ?
  
  - Nous recherchons peut-être la même chose, éluda John Doe. A quel titre êtes-vous venu dans cette demeure ?
  
  - A titre privé.
  
  - A la recherche de quelqu’un en particulier ?
  
  Coplan décida de tenter sa chance. Il lui fallait livrer un renseignement valable pour essayer de débloquer la situation.
  
  - Une certaine Catherine Montero.
  
  A la lueur qui scintillait dans le regard de l’Américain il sut qu’il avait eu raison de mentionner ce nom, d’autant que John Doe précisa :
  
  - Devenue récemment l’épouse d’un nommé Joseph Shanka, sri-lankais comme Edwin Juhalkar et Feija Lutdyjk.
  
  - C’est juste. Appartiendriez-vous à la C.I.A. ?
  
  - Même chuchoté, ce genre de choses ne se dit pas, répliqua l’autre d’un ton ironique. Vous, qu’êtes-vous exactement ? Votre passeport mentionne une activité passe-partout. Ingénieur. En réalité, flic ou barbouze ?
  
  - Enquêteur.
  
  Un sourire amusé flotta un instant sur les lèvres de l’Américain.
  
  - Que reproche-t-on en France à Catherine Montero ?
  
  Là, il fallait jouer serré, se convainquit Coplan.
  
  - L’aventurière classique. Ce genre de femmes est répandu dans le monde entier. Après avoir ensorcelé un homme riche, elle l’épouse, s’arrange pour capter son argent et le tue. Elle en est à son troisième meurtre. Pour être franc avec vous, je crains beaucoup pour la vie de Joseph Shanka.
  
  - Shanka n’est pas riche.
  
  - Alors, tant mieux pour lui. Moi, ma mission c’est de mettre la main sur Catherine. Jusqu’ici, du Brésil à la République Dominicaine, en passant par Haïti, ce fut une tâche ardue. Elle est comme une anguille, elle vous file entre les doigts. J’avais de bonnes chances ici si on ne m’avait pas drogué.
  
  - Je devine pourquoi on vous a drogué, fit John Doe.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Voyons, votre séance érotique date de mardi. Comme je l’ai indiqué, nous sommes vendredi. Vous avez donc perdu trois jours. Par conséquent, votre cible a trois jours d’avance sur vous. On peut accomplir énormément de choses durant ce délai.
  
  Était-ce la longue immobilisation ? L’ankylose ? En tout cas, soudainement, une douleur aiguë traverse la jambe gauche de Coplan qui sursauta violemment, si bien que le plateau du breakfast se renversa et atterrit sur la descente de lit où avait séché le vomi depuis le mardi précédent.
  
  La bouche de l’acolyte qui avait apporté le plateau se tordit de colère et il émit un juron obscène en russe, ce qui éveilla l’attention de Coplan. Dans sa jambe, la douleur avait disparu aussi rapidement qu’elle était apparue. S’il avait affaire à des gens de la C.I.A., réfléchit-il, comment s’expliquait la présence d’un Russe ? C’est alors qu’il se souvint de la politique nouvelle qu’adoptait le S.V.R. (Sloujba Vnechnoï Razvedki : service de renseignements extérieur de la Russie). Depuis la mort du K.G.B. l’année précédente, son remplaçant, dirigé par un maître-espion spécialiste de l’Orient, tentait de nouer des liens étroits avec les services occidentaux, la C.I.A., la D.G.S.E. et le Spécial Intelligence Service. Oubliant les affrontements de la guerre froide, cet ex-diplomate qui avait astucieusement conseillé au chef d’État irakien de se retirer du Koweït, s’en tenait au réalisme le plus pragmatique. Sensibilisé par les problèmes actuels, il cherchait avant tout à contrer les dangers que représentaient les nouvelles mafias de l’ex-union soviétique, la prolifération anarchique des armements nucléaires et la montée de l’intégrisme musulman dans le monde.
  
  Moscou et Langley marchaient-ils la main dans la main dans une opération destinée à annihiler une manœuvre initiée par le Sri-lanka ? Le Sri-lanka, un pays oriental dont était justement un spécialiste le patron du S.V.R.
  
  John Doe foudroyait du regard l’homme qui avait craché l’obscénité en russe. Celui-ci haussa les épaules et ramassa le plateau et les accessoires.
  
  - Cette descente de lit est bonne à jeter, décida l’Américain.
  
  Si Florence Visniac alias Catherine Montero avait trahi la D.G.S.E., elle avait alors aussi trahi Julien Demachy et, dans cette éventualité, son meurtre ne serait pas le fait de Caranguejo, mais des gens d’en face. La bande de Sri-lankais ?
  
  - Vous aussi poursuivez Catherine Montero ? harponna Coplan en ménageant ses effets.
  
  - Accessoirement, oui, répondit John Doe après avoir médité sa réponse durant quelques secondes.
  
  - Dans quel but ?
  
  Une lueur rusée sautilla dans le regard gris et calculateur, et Coplan sut que l’Américain s’apprêtait à mentir.
  
  - Pour les mêmes raisons que vous. Votre aventurière s’est livrée à son passe-temps favori sur le territoire des États-Unis. Deux mariages. L’un à New Orléans, l’autre à San Francisco. Les époux sont morts de façon suspecte. Elle a hérité de deux belles fortunes que, naturellement, elle s’est empressée de dilapider. Sentant sans doute le terrain trop glissant et dangereux chez nous, c’est alors probablement que cette garce s’est rabattue sur l’Europe.
  
  Et pour cause, Coplan savait que ces épisodes étaient totalement inventés. Néanmoins, il n’en laissa rien paraître.
  
  - Il semble qu’à Rio de Janeiro, énonça-t-il d’une voix à dessein incertaine, elle ait aussi fait assassiner un nommé Julien Demachy, français comme elle.
  
  Une autre lueur rusée scintilla dans les yeux de John Doe.
  
  - Ce nom n’évoque aucun souvenir en moi, laissa-t-il tomber avec une indifférence feinte qui ne trompa nullement Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  John Doe raccrocha lentement le combiné du téléphone comme si quelque caméra invisible le filmait au ralenti. Il prit son verre sur la table et en vida le contenu aussi lentement qu’il avait posé le combiné sur sa fourche. Coplan, dissimulé dans l’angle de la galerie du premier étage, pouvait lire l’impatience dans le regard de ses deux acolytes.
  
  - Alors ? fit celui doté de l’accent russe.
  
  - Tu nous fais languir, protesta l’autre.
  
  - Ils sont tous au Brésil.
  
  - Dans ce cas, pourquoi rester ici ?
  
  - Nous n’y restons pas. Les ordres sont que nous repartions au Brésil comme ces salopards de Sri-lankais.
  
  - Bonne nouvelle, fit le géant. J’ai toujours eu la scoumoune chez les Dominicains.
  
  - Et le Français ? questionna le second comparse.
  
  John Doe esquissa un sourire cruel.
  
  - Les ordres sont clairs. Faut le liquider.
  
  Coplan éprouva un léger frisson. Le Reck, le Beretta et le Glock avaient disparu et il était réduit à l’impuissance. Il était même miraculeux qu’il ait pu se délivrer des liens qui l’entravaient sur le lit. Sans son expertise dans ce domaine, il n’y serait pas parvenu.
  
  - Comment on le liquide ? voulut savoir l’homme à l’accent russe.
  
  - Il est attaché solidement. Steve en profitera pour l’étrangler.
  
  Coplan reflua précipitamment sur la pointe de ses pieds nus et réintégra sa chambre. Déjà rhabillé, il n’avait plus qu’à enfiler ses chaussettes et ses chaussures, ce qu’il fit promptement. Tant pis pour sa valise. Le panneau de la baie vitrée coulissa sous sa poussée et il passa sur la terrasse dont il enjamba la balustrade pour se laisser tomber du haut du premier étage. Il atterrit souplement sur la pointe des pieds et fonça vers le garage où était rangée la Land-Rover qui l’avait amené en ces lieux. Ses dents grincèrent quand il découvrit que les clés avaient été ôtées du tableau de bord. Il fouilla dans le compartiment à gants, mais sans succès. Alors, il s’écarta, fit demi-tour et courut vers le débarcadère. En réalité, il n’était guère étonné. L’équipe à laquelle il avait eu affaire était certainement composée de professionnels et avait pris la précaution élémentaire de retirer les clés.
  
  A travers la baie vitrée de sa chambre, il avait dans l’après-midi repéré une barque échouée à l’extrémité ouest de l’anse. Il se dirigea dans cette direction. L’embarcation, s’aperçut-il en tâtant le bois, était un brin vermoulue. Malgré tout, il lui fallait tenter sa chance. Il la dégagea du sable et la poussa dans l’anse avant de s’éloigner vers le large en ramant vigoureusement. Il avait parcouru environ trois cents mètres quand il vit les trois silhouettes sur le débarcadère. Adversaire de ses efforts, la lune l’inondait de lumière et il entendit les détonations claquer dans la nuit. Il se contenta de courber les épaules. Plutôt optimiste, il doutait qu’à cette distance, des projectiles expédiés par des armes de poing puissent l’atteindre. Cependant, cette vision idyllique fut battue en brèche par plusieurs balles qui sifflèrent à ses oreilles. Toujours téméraire, il ne s’en laissa pas conter et accéléra l’allure en maniant ferme ses avirons.
  
  Son programme était tout tracé. Disparaître au large, hors de portée de jumelles, même à infrarouges. Ensuite, obliquer vers l’est à la perpendiculaire de Puerto Plata ou vers l’ouest à celle de Maggiolo. Si John Doe et ses acolytes le recherchaient en suivant la route dans l’une ou l’autre direction, il possédait ainsi cinquante pour cent de chances qu’ils explorent la direction inverse de sa destination.
  
  En réalité, il estimait qu’ils ne perdraient pas de temps à se lancer sur ses traces. Ils devaient avoir hâte de partir pour le Brésil où il semblait bien que se situe le cœur de l’action.
  
  Les dents serrées, il appuyait fort sur les avirons, si bien que la sueur ruisselait sur son visage et ses épaules. Au bout d’une heure il ne vit plus la côte et s’arrêta pour se reposer et fumer la dernière cigarette dans le paquet resté dans sa poche en compagnie de son passeport et de son argent.
  
  Vers l’est ou l’ouest ?
  
  Plutôt l’ouest, à l’opposé de Puerto Plata qui était une ville de moyenne importance où il risquait de retomber sur John Doe et ses équipiers.
  
  Il reprit les avirons et modéra son rythme en respirant à fond et régulièrement.
  
  A trois heures du matin, il obliqua vers la côte qu’il atteignit à l’aube en échouant sur la plage la barque qui, bien que vermoulue, lui avait rendu un fieffé service.
  
  Il contourna les cocotiers aux pieds chevelus et découvrit un alignement de paillotes chapeautées de palmes. Il prit la direction du village qui se révéla être une agglomération de pêcheurs blottie autour d’un port minuscule qu’il n’avait pas remarqué en raison du décrochement de la côte et du rideau d’arbres.
  
  L’enseigne au-dessus de la cabane transformée en bar témoignait des sentiments religieux de la patronne, une vieille femme édentée : Lo quiere Dios. (Dieu le veut). Elle servit à Coplan un café à l’arôme puissant, ainsi que des beignets à la banane généreusement parfumés au rhum. Les yeux plissés, en fumant un cigare à la fumée odorante, elle le contemplait pensivement.
  
  - Tu es venu à pied, étranger ?
  
  - A pied, rit doucement Coplan. J’aime marcher la nuit. Pourtant, je cherche un transport. Tu connais quelqu’un ici qui pourrait m’emmener à la ville ?
  
  - Ici, c’est trop pauvre pour que quelqu’un possède une voiture. Il te faut attendre le car de dix heures.
  
  - Il va où ?
  
  - A Santiago de los Caballeros après un changement à José E. Bisono.
  
  Il avisa un hamac sous les cocotiers.
  
  - Je peux m’y reposer ?
  
  Elle désigna une grosse boîte accrochée à l’un des troncs d’arbre qui soutenait le toit en tôle ondulée.
  
  - C’est le tronc pour notre église. Verse ton obole et tu pourras dormir dans le hamac.
  
  - D’accord. Réveille-moi à neuf heures et demie.
  
  A l’heure dite, elle le secoua. Il fit de brèves ablutions et monta dans le car quand celui-ci stoppa dans un nuage de poussière. A José E. Bisono, il s’installa dans un véhicule plus moderne et débarqua à Santiago de los Caballeros en fin d’après-midi. Il fit l’emplette de quelques vêtements, d’objets de toilette et d’une mallette avant de prendre une chambre dans le meilleur hôtel de la ville.
  
  Le lendemain matin, frais et reposé de ses fatigues de son voyage en mer, il loua un avion privé et se fit conduire à Santo Domingo où il eut la chance de dénicher un siège sur un vol de la Varig à destination de Rio de Janeiro après escales à Caracas et Belém.
  
  Quand on appela les passagers de 1ère classe, il s’avança et tomba nez à nez avec le major Maria Clade Da Guarda. L’uniforme moulait impeccablement ses formes parfaites et le béret bleu de l’O.N.U., orné de l’écusson aux couleurs brésiliennes, était incliné coquinement de biais au-dessus de l’œil gauche.
  
  - Monsieur Clayr ! s’exclama-t-elle en arborant un large sourire. Quelle surprise ! Il semble bien que nous devions voyager ensemble.
  
  Coplan s’inclina galamment.
  
  - Ce sera un plaisir pour moi.
  
  De conserve, ils s’engagèrent dans le tunnel.
  
  - Vous venez de Port-au-Prince ? s’enquit-il.
  
  - C’est la ligne obligée pour me rendre à Rio. La ligne Miami-Port-au-Prince, Santo Domingo, Caracas et Belém.
  
  - Votre mission pour l’O.N.U. est terminée ?
  
  - J’ai bénéficié d’un congé pour passer trois semaines avec mon mari. Nous nous voyons si peu ! Et puis, c’est l’époque du Carnaval. Quelle Brésilienne manquerait un tel événement ?
  
  - Désolé. Je n’ai pu, comme vous me l’aviez demandé, déterminer à quels clients étaient destinées les call-girls du Royal Haïtien.
  
  - Ne vous inquiétez pas, je m’en occuperai à mon retour à Port-au-Prince.
  
  En dehors de la jeune femme et de Coplan, la 1ère classe ne comprenait pas de passagers. Aussi prirent-ils place côte à côte.
  
  - Avez-vous revu Catherine Montero ? questionna-t-il.
  
  - Non. Avez-vous de meilleures nouvelles sur sa santé ?
  
  - Elle allait mieux, mais je ne l’ai pas revue.
  
  Durant le voyage, la jeune femme disserta longuement sur les tâches humanitaires qui étaient dévolues à l'O.N.U. et insista sur la fierté qu’elle éprouvait à y participer.
  
  - Le monde actuel est à policer et à recréer. Ne nous illusionnons pas pourtant. Seuls nos enfants verront un univers presque idéal.
  
  - Vous croyez à un univers idéal ? rétorque-t-il, sceptique.
  
  - Essayons de le bâtir, nous verrons ensuite ce que ça donne.
  
  - Jules Romains disait que ce qui manque à l’humanité, c’est la force de s’imposer à elle-même la poursuite constante de son idéal.
  
  - L’O.N.U. s’emploie à changer cette vision.
  
  - Votre mari œuvre également pour l’O.N.U. ?
  
  - Non, il est directeur de programmes industriels. Ses journées au bureau sont démentes, si bien qu’il s’aperçoit à peine de mon absence. J’avoue qu’il n’en est pas toujours ainsi. Ma mission à Haïti est exceptionnelle. Au fait, mon père a rayonné de joie quand il a reçu à New York le dossier que vous m’avez remis sur cet assassin dans l’ex-Yougoslavie. Il va pousser l’affaire, soyez-en sûr.
  
  - Vous êtes une famille d’idéalistes.
  
  Elle ôta son béret bleu et caressa ses cheveux coupés court.
  
  - Je le crois sincèrement.
  
  Quand ils se séparèrent à Rio de Janeiro, elle lui serra chaleureusement la main et il la vit se diriger vers un homme grand et blond dont le type physique s’apparentait à celui d’un Scandinave plutôt que d’un Brésilien traditionnel. Ils s’embrassèrent fougueusement en manifestant une joie enfantine. Un homme en uniforme de garde privé vint prendre les valises portant le badge de l’O.N.U.
  
  Après s’être douché et changé dans sa chambre de l’hôtel Méridien, il rendit visite au comandante Joâo Do Corredor qui l’accueillit avec une expression ennuyée sur le visage.
  
  - Nous tournons en rond, avoua-t-il.
  
  - Rien sur Caranguejo ?
  
  - Une piste incertaine.
  
  - Laquelle ?
  
  - Un appel téléphonique anonyme qui n’a pas vraiment fourni de détails précis. J’ai mis deux cents détectives sur l’affaire. Néanmoins, je suis sceptique sur le succès qu’ils rencontreront.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Il serait catholique et d’origine africaine.
  
  - Et alors ?
  
  - Ces caractéristiques sont contraires aux critères du tueur en série du type « organisé ».
  
  - Ne peut-il exister une dérogation aux règles théoriques ? Après tout, elles ont été établies par le F.B.I. et ici nous sommes au Brésil. Allons, pour une fois soyez un peu chauvin, admettez que les conditions diffèrent d’un pays à l’autre.
  
  On frappa à la porte.
  
  - Entrez ! cria le comandante.
  
  Un lieutenant, bien sanglé dans son uniforme, pénétra dans le bureau et salua. Il fixa Coplan et resta silencieux par discrétion.
  
  - Vous pouvez parler, Gonçalvo, encouragea le comandante.
  
  - Il est innocent, nous avons vérifié.
  
  - Merci, Gonçalvo.
  
  L’officier ressortit et Do Corredor eut une expression triomphante.
  
  - Vous voyez bien, senhor Clayr, que j’avais raison d’être pessimiste au sujet de cette piste. Le seul type que nous ayons appréhendé, un Noir catholique, est innocent !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  - En réalité, senhor Clayr, discourait le lieutenant Gonçalvo que Coplan avait entraperçu dans le bureau du comandante, le problème de la petite délinquance à Rio se situe à deux niveaux. D’abord, les trombadinhas, les enfants perdus, abandonnés, fugueurs ou orphelins qui errent dans les rues en survivant de prostitution et de vols et, ensuite, les escadrons de la mort composés d’honnêtes citoyens.
  
  - Que font les escadrons de la mort ? questionna machinalement Coplan qui se demandait à quoi rimait cette convocation nocturne du commandante, envoyant un de ses adjoints le cueillir au Méridien.
  
  - Ils tuent les trombadinhas. Entre cent et cent cinquante victimes par mois.
  
  Coplan sursauta.
  
  - Par mois ?
  
  - Oui, senhor Clayr. Plus de quatre mille cinq cents enfants au cours des trois dernières années (Authentique). Naturellement, les agences de tourisme le dissimulent aux visiteurs étrangers qui seraient scandalisés. Il n’y a pas qu’Ipanema, Copacabana, le Pain de Sucre, la baie et le carnaval, à Rio ! Il existe aussi une face cachée.
  
  La voiture de police s’engagea enfin dans la rua Haddock Lobo dans le quartier de Tijuca. En levant les yeux, on apercevait le dos du Christ de Corcovado tourné vers la baie.
  
  Coplan fut surpris par l’aspect de la maison devant laquelle le chauffeur s’arrêta. Sa façade était comme un reliquaire et sa porte comme une châsse. Traitée à la manière du bois ou d’une orfèvrerie, la pierre donnait l’impression que le plaisir de la fantaisie l’avait emporté sur tout jugement rationnel. Les azulejos évoquaient, par leur mélancolie des années disparues, le bleu profond d’un bouquet de pensées. Un parfum de vanille et de cannelle tramait autour de l’arc-en-ciel de la façade aux volets couleur de sorbet acide.
  
  Par son charme désuet, cette vieille maison ressuscitait les ardeurs portugaises des fastes coloniaux. Ce qui détonnait, évidemment, c’étaient les policiers en uniforme qui avaient dressé des barrières métalliques ornées du panneau : « Zone policière. Passage interdit ».
  
  - Nous sommes arrivés, indiqua Gonçalvo.
  
  Coplan descendit et suivit le lieutenant. Dans le hall, comme s’ils sacrifiaient au culte dans un cloître secret, d’autres azulejos gardaient prisonnières sous leur transparent émail, les grandes images des Évangiles. Beaucoup plus prosaïque, un poster géant, alignait, à côté d’une horloge multicentenaire, les joueurs de la prestigieuse équipe de football de Fluminense.
  
  - Par ici, guida Gonçalvo.
  
  Dans un vase se mourait une orchidée. De vilaines taches jaunâtres s’accrochaient à sa blancheur laiteuse.
  
  Coplan était de plus en plus intrigué par l’atmosphère étrange qui régnait en ce lieu.
  
  - Votre légitime curiosité sera bientôt satisfaite, assura le lieutenant.
  
  Sous sa direction, il descendit un escalier et se retrouva dans une immense cave qui était éclairée à giorno et aussi encombrée de policiers qu’un plateau de cinéma sur lequel on tourne un film d’action.
  
  Rayonnant, le comandante se précipita à sa rencontre.
  
  - Je peux dire que nous avons réussi, senhor Clayr ! Nous avons mis la main sur Caranguejo !
  
  Il lui prit familièrement le bras et l’entraîna.
  
  L’homme était grand et musclé. Jeune, il avait environ une trentaine d’années. Brun, il avait la peau claire, comme s’il refusait obstinément la vigueur du soleil de Copacabana ou d’Ipanema. Sur ses bras, une forêt de poils frisottait. Il n’était ni beau ni laid. Visage banal aux traits fades, comme ces personnages secondaires sur les toiles de la Renaissance italienne.
  
  On l’avait allongé sur un brancard et les photographes le mitraillaient. A quelques mètres, descendait du plafond la corde de chanvre. Le nœud coulant oscillait légèrement, peut-être sous le souffle des conversations animées qu’entretenaient les détectives. L’escabeau dont le défunt avait gravi les échelons avant de se précipiter dans le vide demeurait en place, témoin glacé des derniers instants vécus par le désespéré.
  
  - Il s’appelle Getulio Imperatriz, renseigna le comandante.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Joli nom.
  
  - Trente-deux ans, célibataire, informaticien, à l’aise financièrement. A hérité de cette superbe maison et sa famille qui vit à São Paulo lui sert une rente mensuelle. Comme vous le voyez, il est blanc et, ce que vous ne savez pas, il est protestant. Vous voyez donc que les critères sur lesquels je m’appuyais sont valables. Blanc, protestant, entre 20 et 35 ans, les conditions que j’énumérais sont réunies.
  
  - Pour autant, comment savez-vous que c’est Caranguejo ?
  
  Visiblement, Do Corredor se délectait en anticipant les raisons qu’il allait fournir et ses yeux se firent rieurs.
  
  - Le couteau de boucher qui a servi pour perpétrer les crimes qu’il a commis.
  
  Coplan haussa poliment les épaules.
  
  - Allons, comandante, n’importe qui peut être en possession d’un instrument de mort aussi banal.
  
  Une moue amusée plissa les lèvres du Brésilien.
  
  - Les pinces de crabe trouvées dans ses poches.
  
  - C’est déjà mieux, mais insuffisant.
  
  Cette fois, le comandante rit franchement.
  
  - La confession manuscrite.
  
  - C’est presque parfait.
  
  - Et pourquoi se serait-il suicidé en s’accusant d’être Caranguejo ?
  
  - Argument pertinent, en effet.
  
  - Il y a mieux, senhor Clayr.
  
  - Quoi donc ?
  
  - Les détails qu’il donne dans sa confession écrite sur chacun de ses crimes, détails qui n’ont pas été communiqués au public et que seule la police connaît.
  
  - Cette fois, je capitule, concéda Coplan qui, au fond de lui-même et à cause de son entretien avec le professeur Goshlyn à Atlantic City, demeurait un brin sceptique.
  
  Il réfléchit et questionna :
  
  - Quels détails donne-t-il sur le meurtre de Julien Demachy, le seul qui m’intéresse ?
  
  Le comandante fouilla dans sa poche et en sortit un carré de tissu de deux centimètres sur deux. Coplan tressaillit car il reconnut le morceau de parachute que l’agent Alpha transportait en permanence dans son portefeuille. Lors d’une mission obscure en Iran, son parachute ne s’était pas ouvert et, pourtant, il ne s’était pas tué, son atterrissage ayant été amorti par une meule de blé. Pour se souvenir de cette chance incroyable, d’autres auraient gardé sur eux, comme un talisman, quelques grains de ce blé miraculeux. Pas lui. Il avait au contraire découpé un carré du parachute récalcitrant et ne s’en était plus séparé. Était-ce un moyen de conjurer le mauvais sort ? En tout cas, cette initiative se révélait inutile puisqu’un tueur anonyme l’avait assassiné à la fleur de l’âge sur les bords d’un lac brésilien.
  
  - Il appartient bien à votre ami ?
  
  - En effet.
  
  - Alors la cause est entendue ! triompha le comandante. Nous sommes bien d’accord ?
  
  - Votre homme a-t-il collectionné d’autres trophées pris à ses victimes ?
  
  - Quelques-uns. Deux en fait. C’est ce qu’il dit dans sa confession. Nous les ferons indentifier.
  
  - Puis-je examiner le cadavre ?
  
  Le Brésilien parut surpris.
  
  - Vous doutez de sa mort ? lança-t-il, ironique.
  
  Coplan sourit, feignant d’être confus.
  
  - Je suis un peu nécrophile.
  
  Il s’agenouilla, déboucla la ceinture, baissa le pantalon et examina avec attention le slip, qui était d’un blanc immaculé, ainsi que le sexe, les cuisses les chevilles et les pieds. Autour de lui, le comandante et ses subordonnés s’étaient rassemblés, étreints par une intense curiosité. Cette inspection terminée, Coplan retourna le corps et porta son attention sur les fesses. De l’index, il tâta la peau livide après avoir remarqué les grosses taches violacées qui recouvraient les poches de sang hypodermiques. Enfin, il se releva et désigna le nœud coulant.
  
  - Il était pendu à cette corde quand vous l’avez trouvé ?
  
  Do Corredor promena un long regard railleur sur les rangs des policiers comme pour les prendre à témoins de la stupidité de la question.
  
  - Naturellement. Vous pensiez que c’était la corde qui pendait au bout de ses doigts ?
  
  Impassible, Coplan questionna encore :
  
  - Comment avez-vous su qu’il était Caranguejo ?
  
  - Inquiet de son silence et imaginant qu’il avait été victime d’un cambriolage qui aurait mal tourné, éventualité fréquente à Rio, son meilleur ami a décidé de venir ici jeter un coup d’œil. Il a brisé une vitre et est entré. Quand il a lu la confession, il nous a appelés.
  
  Du doigt il indiqua l’extrémité de la cave.
  
  - D’ailleurs, il est toujours là, en train de pleurer son ami mort.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Getulio Imperatriz ne s’est pas suicidé.
  
  Le comandante eut un haut-le-corps qui attestait de son incrédulité.
  
  - Comment le savez-vous ? protesta-t-il.
  
  - Deux choses, répondit Coplan d’un ton bienveillant en gommant malgré tout toute trace de sarcasme dans sa voix. D’abord, vous savez sans nul doute que la strangulation provoque l’érection du sexe. Poussée au stade final, elle entraîne l’éjaculation. Or, il ne subsiste sur le cadavre aucune trace de sperme humide ou séché. Le slip est impeccablement propre. Deuxième chose, vous n’ignorez pas que le sang se stabilise dans les parties inférieures du corps, compte tenu de la position du pendu, c’est-à-dire chevilles et pieds. Or, dans le cas qui nous occupe, le sang, comme vous le constaterez après un examen attentif, s’est porté dans les fesses. La conclusion est facile à tirer. Imperatriz était mort avant d’être pendu. La strangulation a pris place avant la mise en scène à laquelle nous assistons. Il n’est pas exclu, d’ailleurs, qu’il ait été tué dans un endroit autre que cette maison. Quoi qu’il en soit, il a été couché sur le dos après sa mort et c’est pourquoi le sang a gonflé ces poches très apparentes sur les fesses.
  
  Do Corredor était estomaqué.
  
  - Vous êtes médecin légiste ? grogna-t-il, furieux.
  
  - Non, mais à l’issue de l’autopsie, vous vous apercevrez que c’est moi qui ai raison.
  
  Coplan faillit lui prendre des mains le carré découpé dans le parachute, mais se ravisa. Après tout, c’était une pièce à conviction.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Avec fougue, Isabela Carvalho embrassa Coplan. C’était bien la millième fois depuis qu’ils s’étaient revus.
  
  - Tu es vraiment un as ! s’enthousiasma-t-elle. Démontrer au comandante qu’il est dans l’erreur et que tu as raison ! Bravo ! Tu es un sorcier, non seulement en matière criminelle mais aussi en amour !
  
  Coplan baissa modestement les yeux.
  
  - Dans ce dernier domaine, le sileixo m’y aide grandement.
  
  - Tu verras, le Carnaval, c’est presque aussi aphrodisiaque que le sileixo.
  
  La soirée s’annonçait maussade, du moins en ce qui concernait le temps. La pluie menaçait, mais cela ne semblait pas gêner les Cariocas. Depuis plusieurs jours déjà, la fièvre montait ; on croisait dans les rues des groupes de musiciens, de personnages aux costumes multicolores, on dansait encore un peu plus que d’habitude sur les trottoirs. Des défilés avaient déjà eu lieu au cours desquels on avait éliminé les moins rutilants, les moins fous, ceux dont les chansons s’envolaient sans marquer les mémoires. Le Carnaval, enfin, c’était ce soir. Un an de travail, d’espoir, de rêves allait trouver sa consécration sur le boulevard du Sambodrome. Faire partie des finalistes, dans la ville dont la beauté dépasse les mots, devant des dizaines de milliers de spectateurs enthousiastes qui reprennent les chansons, dansent la samba sur les gradins en agitant les bras, ivres de bruit, de couleurs et de cachaça, et si possible, être déclaré vainqueur, c’était le but suprême des quelque trois mille personnes composant chaque école de samba. Le mot « école » était d’ailleurs impropre. Quand on naît Brésilien, on sait danser sans avoir besoin de leçons. Il s’agissait plutôt d’associations de quartier dont le nom déjà est évocateur : Flamengo, Salguero, Mangueira, Beija-Flor et autres dénominations prestigieuses.
  
  La foule stagnait à l’extérieur du Sambodrome. L’entrée se faisait lentement, les loges se remplissaient ainsi que les sièges de piste. Les marchands de pizzas maniaient Fiévreusement tous leurs ingrédients, dans l’attente de la ruée qui, pendant les premières heures du défilé, envahirait leurs stands pendant la dizaine de minutes qui séparerait l’apparition de chaque école de la suivante. La bière coulerait, Brahma ou Antarctic, fraîche, peu alcoolisée, désaltérante.
  
  Pour le moment, les spectateurs commençaient à se masser contre les barrières métalliques, appareils photos prêts à flasher, caméscopes en batterie. La pluie avait commencé à tomber, peu intense, mais suffisamment gênante pour les objectifs. Profitant de l’aubaine, des vendeurs d’imperméables - de simples feuilles de nylon transparent avec capuche - se précipitaient pour vendre cet accessoire oublié.
  
  Tous deux s’installèrent à la table indiquée sur leurs billets, dans la première rangée des sièges de piste, à proximité de la barrière. Comme les quatre chaises, la table était fixée solidement au sol.
  
  Un peu plus loin sur la gauche se dressaient les gradins, tout comme dans un stade, avec des occupants manifestant déjà leur impatience par des cris et des mouvements de houle. Enfin, au fond du « boulevard », des lumières se mirent en branle, des échos de samba un peu assourdis parvinrent jusqu’aux tribunes. Sous les acclamations, le grand défilé du Carnaval était lancé !
  
  Toute la nuit se succéderaient des chars somptueux ou drolatiques, hérissés de dragons ou de jouets d’enfants, simulant des tourelles moyenâgeuses ou des portiques échappés de l’Antiquité, ornés de superbes créatures - mâles ou femelles - empanachées, emplumées, empailletées, dansant au rythme de la chanson créée pour l’occasion et reprise en chœur par les membres de l’école suivant le char. Toute la nuit, la horde de ceux qui, un an durant, avaient consacré temps et économies à la réalisation de leur costume, défilerait en rangs serrés, le visage rayonnant. Des jeunes, des vieux, des minces, des ronds, des beaux, des moins beaux, mais aucun laid. On n’est jamais laid quand on réalise un rêve. Toute la nuit, les yeux des spectateurs se nourriraient d’étincelles, de chocs de couleurs, du luisant des peaux, des plus claires aux plus foncées, d’une débauche de mouvements. L’énorme joie d’un peuple, peut-être éphémère mais combien précieuse, éclaterait en un défi au monde et à l’adversité.
  
  La première école à défiler fut celle, en vert et rose, de Mangueira. Penchée à l’oreille de Coplan, Isabela lui livrait les subtilités du Carnaval. Derrière le premier char allégorique de l’école, qui annonce le thème sur lequel elle se présente, viennent les passistas qui ne doivent être jugés que sur leurs jeux de pieds, suivis par les ritmistas. Enfin, la porta bandeira, cette caricature d’une marquise française du XVIIe siècle, investie de l’honneur suprême de représenter l’école. Quant au mestre de sal qui caracole autour du char, s’il est issu d’une antique coutume des esclaves se moquant ainsi de leurs maîtres, il sert aujourd’hui principalement de support et de pivot à la porta bandeira dont le costume pèse plusieurs dizaines de kilos.
  
  - Tu mesures le succès d’un carnaval au nombre de « diablotins » rencontrés, expliqua encore l’hôtesse de l’air. Tu remarqueras les velhos, ces faux septuagénaires. Ils correspondent à un personnage bien précis : le danseur de pied. Leur agilité est extraordinaire. Ils marchent en tête de leur groupe à la recherche d'un autre groupe et quand ils le rencontrent, ils s’affrontent en un duel de danse.
  
  A présent, c’était l’école, en vert et blanc, d’Imperio Serrano qui passait sous leurs yeux.
  
  - Tu entends cette samba ? s’extasia Isabela. Elle est tout simplement magnifique !
  
  Malgré l’ambiance électrique, malgré les chants, malgré la musique envahissante, Coplan entendit la balle siffler à ses oreilles, un copeau de bois arraché à sa table sauta en l’air et, sur la piste, un velho s’écroula de tout son long en hurlant. D’un bond, il fut debout et se retourna. Impossible de repérer le tireur qui avait utilisé un suppresseur de son.
  
  Pas un seul instant il ne douta que ce soit lui qui ait été la cible, une cible loupée de peu.
  
  - Attends-moi, lança-t-il à Isabela.
  
  Il se rua dans l’étroit couloir en se félicitant de s’être équipé du CZ 75 et du Smith & Wesson 469 achetés au vieux Coelho. L’épisode lui rappelait puissamment la tentative de meurtre dont il avait été victime avant son voyage à Haïti, les rafales de mitraillette dans la boutique de farces et attrapes, la hache avec laquelle il avait fendu le front de son agresseur et la Chevrolet qui emportait dans la nuit les tueurs survivants.
  
  Incontestablement, c’était une réédition de la précédente tentative.
  
  Il vit un homme qui s’enfuyait en se frayant un chemin à grands coups de coudes et se lança à sa poursuite. La tâche était ardue, tant la foule était dense, dont les voix montaient crescendo pour reprendre la musique des rodas de samba malgré le crachin qui gâchait la soirée, une foule envoûtée par l’extravagant spectacle de ce super-Lido et de ces Folies-Bergère tropicales.
  
  Coplan gagnait du terrain qu’il reperdit lorsqu’ une somptueuse Noire sculpturale lui barra la route.
  
  - Viens danser avec moi, lindo louro (Beau blond) !
  
  Elle se voulait entreprenante et, hardiment, sa main tâtonna la braguette.
  
  - Je suis pédé, minauda Coplan pour s’en débarrasser.
  
  - Safado (Salaud) !
  
  L’homme qui fuyait avait pris de l’avance et quand, enfin, Coplan atteignit la limite de la foule qui dansait, il vit, à son grand étonnement, le fugitif grimper à bord d’une voiture de police qui démarra en trombe. Essoufflé, il regarda autour de lui. Un couple arrivait, chevauchant une Suzuki. La fille sauta à terre la première. Le garçon suivit. Coplan braqua sur lui le canon de son CZ 75. L’autre sursauta violemment et Coplan lui arracha son casque intégral qu’il coiffa.
  
  - Écartez-vous ! aboya-t-il.
  
  En tremblant de tous leurs membres, le garçon et la fille obéirent.
  
  - Ne bougez pas d’ici !
  
  Il enfourcha l’engin, rengaina l’automatique et lança la machine. Il faillit déraper sur la chaussée humide mais redressa à temps. Le casque était trop grand et il dut le caler tant bien que mal. Peu à peu, il rattrapa son retard mais conserva une bonne distance entre le véhicule de police et la moto, si bien qu’il ne put déchiffrer le numéro sur la plaque minéralogique, d’autant que, apparemment, cette dernière était souillée par des jets de boue. La pluie était un bon alibi mais il subodora que la manœuvre était volontaire afin d’interdire une identification.
  
  A cause du Carnaval, les rues étaient peu encombrées loin de la manifestation. On voyait surtout des ambulances car les évanouissements et les malaises étaient nombreux durant le défilé des écoles de samba.
  
  La voiture de police grillait les feux rouges en actionnant sa sirène alors que Coplan les respectait, ce qui lui permettait de maintenir une distance prudente. Néanmoins, dans l’avenida Présidente Vargas, le feu s’éternisa et Coplan s’inquiéta. La voiture de police avait disparu. Impatient de la retrouver, Coplan brûla le feu et dut monter sur le trottoir pour éviter une Chrysler lancée à toute allure. A nouveau il faillit déraper et retrouva son équilibre au dernier moment.
  
  Quand il retrouva la voiture de police, elle était vide. Le patrouilleur était seul dans la lanchonete. Soucieux de la propreté de son uniforme, il avait coincé une serviette en papier dans le col de sa chemise et dégustait tranquillement des quibes, des boulettes de viande et de blé, assis sur un tabouret devant le comptoir, derrière lequel le barman se trémoussait au son de la radio qui retransmettait les chants du Carnaval.
  
  Dans le ruisseau, Coplan ramassa un vieux chiffon humide et nettoya sommairement la plaqua d’immatriculation pour mémoriser le numéro. Il jeta le chiffon, alla ranger la moto derrière les poubelles de la lanchonete et revint sur ses pas. En arrivant, il avait repéré un groupe de trombadinhas, ces gosses vagabonds, vivant de vols et de prostitution, marchands de drogue et quelquefois exécuteurs des basses œuvres pour le compte des gangs.
  
  Ils étaient sept qui le regardaient approcher. Dans leurs yeux noirs, un mélange d’appréhension et de fascination. L’appréhension se justifiait par l’ignorance dans laquelle ils se trouvaient. L’étranger aux cheveux blonds n’appartenait-il pas à la phalange des justiciers privés qui décimaient leurs rangs parce que les trombadinhas représentaient une gangrène pour les commerçants sans cesse dévalisés par leurs bandes ? N’allait-il pas sans sourciller sortir un gros calibre et leur flanquer une balle dans la tête ?
  
  Couchés à même le sol sous les arcades de l'avenue, certains, des boules de papier journal pour oreillers, fumaient un joint avant de s’endormir pour un sommeil peuplé de rêves qui n’aboutiraient jamais.
  
  Coplan localisa leur chef. Un grand garçon dégingandé, quatorze ans au plus, l’attitude arrogante et pleine de défi. Ostensiblement, il brandissait un couteau à cran d’arrêt, lame ouverte. Sans paraître impressionné, Coplan lui tendit une très grosse coupure en cruzados, ce qui eut le don d’amadouer instantanément le trombadinha. Prestement, il fit disparaître l’argent dans sa poche mais ne ferma pas la lame de son couteau.
  
  - Qu’est-ce que tu veux, gatinha (Gonzesse) ? Que je te danse la samba dans les fesses ?
  
  - Je ne suis pas pédé, indiqua calmement Coplan pour mettre les choses au point.
  
  - Alors, qu’est-ce que tu veux ?
  
  - La voiture de police, là-bas devant la lanchonete, où s’est-elle arrêtée avant ?
  
  - Elle ne s’est pas arrêtée avant la lanchonete.
  
  - Pourtant, elle avait un passager à bord.
  
  - Il a débarqué devant la lanchonete mais n’y est pas entré.
  
  - Où est-il allé ?
  
  - Chez lui.
  
  - C’est où, chez lui ?
  
  Les doigts du trombadinha claquèrent sèchement.
  
  - Faudra que tu me refiles une rallonge.
  
  Coplan s’exécuta.
  
  - Il est entré au 38.
  
  - Tu le connais ?
  
  Une lueur haineuse traversa le regard du garçon.
  
  - C’est un flic. Son nom, c’est Javier Da Sorrento. Une salope. Je suis sûr qu’il fait partie des escadrons de la mort.
  
  Coplan savait que ces escadrons de la mort étaient composés, entre autres, de policiers en exercice ou à la retraite.
  
  - Un de mes copains a été tué par lui. Il n’était que blessé mais est mort finalement à l’hôpital Souze-Aguiar.
  
  - Celui de la lanchonete, tu le connais ?
  
  - Non, je sais juste que c’est une saloperie de flic.
  
  L’immeuble était relativement cossu. Au quatrième étage, Coplan découvrit la modeste plaque en bois clouée sur la porte. Sergent Javier Da Sorrento. Il sonna. Quand l’homme ouvrit, il se trouva nez à nez avec le canon du CZ 75. Il ne broncha pas. Simplement, ses yeux inspectèrent le visage de Coplan et il esquissa un sourire navré. Coplan repoussa le battant et entra. Une femme se profilait dans le dos de l’homme.
  
  - C’est mon épouse, fit celui-ci. Les enfants dorment, ne les réveillez pas.
  
  - Dis à ton épouse d’aller s’occuper d’eux et de ne pas nous importuner.
  
  - Consuela, va dans la chambre des gosses. Ne t’inquiète pas, c’est une affaire entre hommes.
  
  Coplan referma la porte d’un coup de talon et suivit Da Sorrento dans le salon. Au crédit du policier, il fallait inscrire un parfait sang-froid. Coplan le fit asseoir et braqua sur lui l’automatique.
  
  - Dommage pour toi que tu ne saches pas bien viser, préambula-t-il.
  
  Le Brésilien haussa les épaules.
  
  - Je doute que vous ayez l’intention de me tuer. Vous êtes indemne, sans une égratignure, à quoi vous servirait une vengeance ? Par ailleurs, vous l’avez lu sur la plaque à l’extérieur de la porte, je suis un gradé de la police, et si vous descendez un flic dans cette ville, on vous retrouve. On a bien retrouvé Caranguejo, pourquoi pas vous, d’autant que vous êtes étranger et on a dû vous repérer dans l’avenue. Les trombadinhas ont l’œil partout.
  
  - Je suis un ami du comandante Do Corredor.
  
  - Même s’il vous croit, il n’agira pas. La solidarité policière, qu'est-ce que vous en faites ? Ici à Rio, un flic protège toujours ses collègues, quoi qu’il ait fait.
  
  - Même quand il appartient aux escadrons de la mort ?
  
  L’autre éclata de rire.
  
  - Qu’est-ce que vous croyez ? Tant de flics sont mêlés à l’élimination de cette vermine de trombadinhas que la police perdrait la moitié de ses effectifs si elle était épurée.
  
  - Vous avez quelque chose contre moi personnellement ?
  
  Da Sorrento pianota patiemment sur la table.
  
  - Pourquoi ? Je ne vous connais même pas !
  
  - Donc, vous avez été payé pour m’abattre ?
  
  - Naturellement.
  
  - Cette affaire vous dépasse. Elle met en jeu des intérêts considérables et affecte également la sécurité intérieure et extérieure de votre pays. Il ne s’agit plus de simples contrats ni d’escadrons de la mort. Le terrain que vous foulez, c’est celui de l’espionnage et du contre-espionnage.
  
  Coplan vit que sa sortie produisait de l’effet sur le policier qui fronça les sourcils.
  
  - Vous bluffez.
  
  - Moi-même j’enquête pour le compte de la France.
  
  - Les ambassades sont à Brasilia, pas à Rio.
  
  - Je n’ai pas dit que j’étais diplomate, mais enquêteur, et mon contact est le comandante. S’il ne s’agissait, encore une fois, que d’un contrat ou d’escadrons de la mort, nul doute qu’il te protégerait par solidarité policière, comme tu le disais à l’instant. L’affaire dont tu t’es mêlé est trop grave pour qu’il puisse s’opposer au gouvernement.
  
  L’air assombri, Da Sorrento se leva et, sur le buffet, s’empara de deux verres et d’une bouteille d’aguardiente.
  
  - Quelle solution, alors ? questionna-t-il en emplissant les verres à ras bord.
  
  - Qui t’a payé pour me tuer ?
  
  - Un homme, j’ignore son nom, qui m’a montré la cible à l’hôtel Méridien, et tout un lot de photos pour que je m’en inspire. Je n’avais plus qu’à procéder à une filature et à choisir le moment propice. Le Carnaval et tout son tintamarre m’ont paru être un bon environnement.
  
  - Il t'a payé le contrat moitié à l’avance, moitié après son exécution. ?
  
  - On n’opère pas ainsi à Rio. Tout est payable à l’avance.
  
  Coplan fut dépité mais n’en laissa rien paraître.
  
  - Où peut-on le joindre ?
  
  - Je ne sais pas, mais lui sait où me joindre, et il faudra que je lui restitue l’argent, puisque le contrat n’a pas été exécuté, bougonna le Brésilien avec amertume avant de porter son verre à ses lèvres.
  
  Coplan eut soudain une idée.
  
  - Tu as du papier blanc et un crayon ? Plusieurs feuilles de papier.
  
  Da Sorrento se releva et ouvrit un des tiroirs du buffet. Coplan guettait ses mouvements, l’automatique pointé dans son dos. L’épouse aurait pu aussi téléphoner aux collègues de son mari et il aurait convenu de la surveiller, mais Coplan avait écarté cette éventualité. Il eût été peu probable qu’elle prenne cette initiative sans l’ordre express de son époux. D’ailleurs, le policier préférait incontestablement régler cette affaire délicate sans l'intervention, toujours gênante, de ses amis, surtout en présence d'un interlocuteur armé jusqu’aux dents.
  
  Le Brésilien posa sur la table le crayon et une dizaine de feuilles de papier blanches grand format.
  
  - Il y avait une femme avec cet homme ?
  
  - Non.
  
  Coplan dessina un portrait très ressemblant du Sri-lankais Edwin Juhalkar. Son talent pour croquer un visage était tel que, quelques années plus tôt, son tracé avait permis au commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. d’appréhender le terroriste qui, pour le compte de fanatiques moyen-orientaux, avait assassiné un général et deux grands industriels français.
  
  Da Sorrento fut catégorique :
  
  - Ce n’est pas lui.
  
  Coplan repoussa la feuille et fignola le portrait de John Doe. Le policier secoua la tête.
  
  - Non.
  
  Suivirent les croquis des deux comparses de John Doe. Da Sorrento eut une moue navrée.
  
  - Désolé.
  
  Coplan rassembla les quatre feuilles et les plaça sous ie nez du Brésilien.
  
  - D’une part, vous avez un homme au visage brun, de l’autre, trois hommes de type européen nordique accentué, auquel ressemble votre commanditaire ?
  
  - Type européen accentué, répondit Da Sorrento sans hésiter.
  
  - Très bien, alors nous allons essayer d’exécuter ensemble un portrait-robot.
  
  Réagissant sans doute à sa formation policière, son interlocuteur parut alléché et son comportement changea radicalement. D’abord, il vida son verre et sans ambages communiqua les détails physiques. La main agile de Coplan croqua le portrait d’un homme d’une quarantaine d’années au front haut et bombé, aux lèvres sensuelles, au nez fort, aux yeux clairs et écartés, aux oreilles décollées.
  
  - Tu ne me mènes pas en bateau ? fit Coplan, sévère.
  
  - Non, c’est lui, assura Da Sorrento avec une sincérité qui emportait la conviction.
  
  - De toute façon, il te recontactera forcément pour savoir ce qui s’est passé et te réclamer l’argent.
  
  Le Brésilien remplit son verre et railla :
  
  - Et peut-être me demander de récidiver.
  
  Coplan agita son automatique.
  
  - Je ne te le conseille pas.
  
  Sous son bras il serra les feuilles de papier sur lesquelles il avait dessiné. La pluie avait cessé sur l’avenida Présidente Vargas. La lanchonete avait fermé et la voiture de police avait disparu. Les trombadinhas dormaient sur leurs boules de papier journal. Coplan marcha jusqu’à une cabine téléphonique et téléphona à la police pour lui indiquer l’endroit où il avait abandonné la Suzuki, puis il rentra à son hôtel pour détruire les feuilles de papier sur lesquelles il avait dessiné, sauf, naturellement, celle sur laquelle était croqué le portrait-robot.
  
  Il ressortit, héla un taxi et retrouva Isabela qui applaudissait à tout rompre le défilé, en rouge et blanc, de l’école de samba de Salgueiro.
  
  - Tu ne peux pas savoir ce que tu as manqué ! s’exclama-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  On lui avait apporté l'O Jornal do Brasil en même temps que le petit déjeuner et le gros titre lui sauta aux yeux :
  
  UN OFFICIER DE L'O.N.U. KIDNAPPÉ
  
  Maria Clade Da Guarda avait quitté son domicile pour se rendre au Carnaval. A peine sur le trottoir, trois hommes l’avaient enlevée et jetée à bord d’une voiture grise qui avait démarré en emportant la victime et ses ravisseurs. Les rares témoins n’avaient pu fournir ni un signalement précis, ni le numéro de la plaque minéralogique. Le mari, Joaquim Da Guarda, était effondré. Il ne comprenait pas. La fortune du couple était modeste et l’époux ne pouvait imaginer que l’on ait kidnappé sa femme dans l’espoir de toucher une forte rançon.
  
  Coplan trouvait la coïncidence bizarre. Pourquoi, à Haïti, Florence Visniac alias Catherine Montero avait-elle voulu entrer en contact avec la Brésilienne ? Quel cheminement l’avait menée loin de ses bases ? De façon plus que plausible, le mari, Joseph Shanka, était dans le coup et d’autres Sri-lankais avec lui, tels l’industriel en soutiens-gorge Rawamana à Haïti, Edwin Juhalkar et Feija Lutdyjk en République Dominicaine. Par ailleurs, John Doe avait dit à ses hommes que le trio repartait pour le Brésil. Suivaient-ils à la trace les Sri-lankais et Catherine Montero qui seraient mêlés au rapt de Maria Clade Da Guarda ?
  
  Isabela ressortit de la salle de bains en fredonnant une des sambas qui avaient fait fureur au Carnaval.
  
  - Je meurs de faim !
  
  Elle attaqua ses œufs frits accompagnés de saucisses pendant que Coplan dégustait son café. Qui pourrait identifier le portrait-robot ? s’interrogeait-il. Soudain, il eut l’inspiration.
  
  
  
  La chance était avec lui lorsque, dans l’après-midi, il sonna à la porte de Xoleica Figueiredo. Visiblement, elle se réveillait après avoir, comme la majorité des Cariocas, passé la nuit au Sambodrome. Son déshabillé, bleu comme les papillons amazoniens qu’elle chassait, était si diaphane qu’il ne laissait rien ignorer de ses formes parfaites. Aussi une bouffée de chaleur embrasa-t-elle le bas-ventre de Coplan, bien que, au retour du Carnaval, Isabela, exaltée par la musique enivrante qu’elle avait entendue tout le long de la nuit, lui ait prodigué les plus torrides témoignages de satisfaction.
  
  - Entre, Francis.
  
  Elle avait les yeux encore brouillés par le sommeil et s’empressa d’aller confectionner un café fort et brûlant qu’elle sucra outrancièrement à la mode brésilienne. Cette fois encore, Coplan admira son envoûtant profil inca, sa peau cuivrée et le tatouage aguichant à la naissance de chaque sein que laissait filtrer la transparence du tissu.
  
  - Toujours pas de nouvelles de Maria Dirceu ? préambula-t-il avant d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
  
  - Elle est morte.
  
  - Morte ?
  
  - Depuis le temps qu’elle a disparu, comment en serait-il autrement ? Si elle avait été enlevée contre rançon, les ravisseurs se seraient manifestés.
  
  - Et pourquoi l’aurait-on kidnappée ?
  
  - Les hôtesses de l’air brésiliennes sont parmi les plus jolies du monde, et ici à Rio il existe des gens très riches et sans scrupules qui, pour assouvir leurs instincts dépravés les plus sordides, n’hésitent pas à faire kidnapper par les gangs des jolies filles qui seront victimes d’orgies sexuelles. Ensuite, évidemment, elles sont liquidées pour éviter qu’elles ne portent plainte.
  
  Était-ce le sort qui avait été réservé à Maria Clade Da Guarda ? s’interrogea Coplan. Dans le fond, il n’y croyait guère. D’abord, il y avait la date. Ce soir-là, quel Brésilien bon sang n’aurait pas assisté au défilé du Carnaval en repoussant à plus tard ses pulsions sexuelles ? En outre, la tentative d’approche du major de l’O.N.U. par Catherine Montero à Haïti incitait Coplan à privilégier la piste sri-lankaise.
  
  - La coïncidence est troublante, insista-t-il. Maria Dirceu a disparu la veille de l’assassinat de Julien Demachy.
  
  - C’est vrai, concéda-t-elle. En fait, je ne sais plus que penser.
  
  Quand elle eut terminé son petit déjeuner, il posa sur la table le portrait-robot.
  
  - Ces traits évoquent-ils pour toi un souvenir ?
  
  Elle repoussa les mèches qui voilaient à demi ses yeux et prit en main la feuille de papier. Scrupuleusement, elle l’examina avec attention et leva sur Coplan des yeux surpris.
  
  - Attends, je connais cet homme.
  
  Coplan se reversa du café qu’il sucra modérément.
  
  - C’est ce que j’espérais.
  
  - Je m’en doute. Oui, je l’ai vu en compagnie de Maria Dirceu et de Julien Demachy.
  
  Coplan réprima un mouvement de joie. L’intrigue se resserrait, les dominos se mettaient en place, le puzzle se recomposait.
  
  Elle tendit sa tasse.
  
  - Redonne-moi du café et ne lésine pas sur le sucre. Ce type m’a même offert de m’acheter des papillons. Il voulait commencer une collection et m’a laissé sa carte. Quand je lui ai rendu visite, en apportant un premier échantillonnage, il avait abandonné son projet. En revanche, à mots couverts, il m’a proposé de tourner dans un film érotique. Naturellement, il promettait monts et merveilles et vantait mes atouts physiques, affirmant que mon type indien séduirait la clientèle européenne et nord-américaine. Bien sûr, je n’ai pas donné suite. Je dois reconnaître qu’il a été extrêmement courtois, jamais vulgaire, grossier ou excessivement insistant.
  
  - Tu as cette carte ?
  
  - Je l’ai jetée, mais je me souviens de son nom et de son adresse, et même d’une photo.
  
  Elle prit le temps de boire son café et s’en alla fouiller dans un tiroir.
  
  - Elle a été prise chez Maria Dirceu lors de la soirée ce son dernier anniversaire en novembre. Elle était Sagittaire comme moi. A côté d’elle, c’est Julien et, en retrait, l’homme de ton portrait. Son nom est Marcos Katzinski. Je l’ai rencontré dans son bureau de la Rainha, une boîte à strip-tease de la rua Primeiro de Março.
  
  Coplan vit un long nez élargi en vastes narines, des yeux écartés et fouineurs et des oreilles démesurément décollées. C’était bien l’homme du portrait-robot. Par acquit de conscience, il jeta un coup d’œil à Maria Dirceu. Elle était jolie fille. Il n’était pas étonnant que Julien Demachy, grand amateur de femmes, ait jeté son dévolu sur elle.
  
  Les boîtes à strip-tease n’ouvrant que la nuit tombée et n’ayant par conséquent rien de mieux à faire jusque-la, il entreprit de récompenser Xoleica pour les renseignements qu’elle lui avait fournis. A tout hasard, et parce qu’Isabela l’avait vidé de sa substance, il avait emporté un flacon de sileixo dérobé à l’hôtesse de l’air.
  
  Saisie d’un plaisir presque insupportable, Xoleica frémissait sous la langue brûlante et insatiable qui fouillait ses replis les plus secrets. Quand il la pénétra, elle soupira avec une sincérité dont il ne douta pas :
  
  - J’ai bien envie de n’être plus hypergame et de me convertir en monogame rien que pour toi.
  
  - C’est un très beau compliment.
  
  
  
  Vers 21 heures il entra à la Rainha. Fourreau de satin acidulé et crinière rousse à la Rita Hayworth, une fille se déhanchait sur la scène en chantant My Heart Belongs to Daddy. Quand elle commença son numéro d’effeuillage, la salle entra en transe. Coplan s’assit à une table à l’écart et repéra les lieux. Contrairement à la majorité des endroits du même genre, la clientèle n’était pas exclusivement masculine. Bien qu’en minorité, l’élément féminin n’était pas négligeable, parmi lequel figuraient les professionnelles.
  
  Le numéro suivant avait été conçu par un brillant illusionniste qui avait su à merveille utiliser un jeu de glaces habilement dissimulé sur la scène. L’effeuilleuse, une fille couleur pain d’épice, aux cuisses envoûtantes et aux seins captivants, avait tenu en haleine l’assistance en se livrant à un époustouflant strip-tease chaleureusement applaudi, avant de s’immobiliser, complètement nue, en saluant à répétition pendant que la sono jouait une samba-reggae au tempo lancinant. Soudain elle s’éleva dans les airs jusqu’au plafond, comme délivrée des lois de la pesanteur. Les lumières devenaient confidentielles et la fille se massait amoureusement les seins. Des machinistes poussèrent sur scène un énorme godemichet, un phallus en latex qui mesurait bien trois mètres de hauteur et qui était rivé à un chariot. Puis les machinistes sortirent en coulisses. Alors, elle tomba et c’est à cet instant que l’astucieux jeu de lumières et de glaces entra en action. L’effeuilleuse donna l’impression de s’empaler sur le phallus dont la tête ressortit au-dessus de ses cheveux et éjacula de longs jets de liquide crémeux et blanchâtre.
  
  Le rideau descendit et les spectateurs ovationnèrent la performance. Coplan héla le maître d’hôtel qui s'nclina respectueusement quand il soupesa du regard a poignée de cruzados qui lui était tendue.
  
  - Vos désirs sont des ordres, senhor, susurra-t-il mielleusement en raflant les coupures.
  
  - Cette effeuilleuse est fantastique.
  
  - Fantastique et peu farouche, senhor. Elle s’appelle Consuela.
  
  - N’aurait-elle pas besoin, dans sa loge, d’une aide précieuse pour se rhabiller ?
  
  En même temps, Coplan rajouta une grosse poignée de billets. Le maître d’hôtel sourit, complice.
  
  - Si vous voulez bien me suivre, senhor, je vous faciliterai l’accès à sa loge.
  
  Consuela ne fut pas surprise quand elle vit Coplan entrer. Dans le miroir, elle adressa une moue reconnaissante au maître d’hôtel qui referma la porte. Coplan joua l’amateur éclairé, fortement impressionné par sa prestation.
  
  - Votre numéro est époustouflant ! fit-il, lyrique. Il y a un trucage, n’est-ce pas ?
  
  Elle éclata de rire et se frotta les cheveux.
  
  - Vous croyez que, sinon, mon crâne aurait résisté à la tête du phallus ? rétorqua-t-elle, ironique.
  
  Il feignit d’être confus.
  
  - Accepteriez-vous de sabler une bouteille de champagne en ma compagnie ?
  
  - D’accord, mais attendez-moi à votre table. Le maître d’hôtel me l’indiquera. Pour le moment, j’aimerais être seule.
  
  - Comme il vous convient.
  
  C’était tout ce que désirait Coplan. Il ressortit. Le couloir était désert. Il l’enfila. Une porte indiquait « Privé ». Elle était verrouillée. Il ouvrit la fenêtre et inspecta les alentours. Son œil repéra le mur et il s’orienta par rapport à la rua Primeiro de Março. Satisfait, il referma la fenêtre en la coinçant à l’aide d’une pochette d’allumettes et retourna dans la salle. La table qu’il avait occupée était prise par un couple, mais déjà le maître d’hôtel s’empressait.
  
  - Par ici, senhor, j’ai une bien meilleure table. Consuela s’est-elle rendue à vos raisons ?
  
  - Effectivement, elle a été compréhensive.
  
  Ayant à sa disposition un jeu de lumières et de glaces aussi élaboré, l’illusionniste ne s’était pas arrêté en si bon chemin. Recourant à nouveau au gigantesque phallus, il fit cette fois surgir de sa carcasse en latex une flopée de filles plus jolies les unes que les autres. Habillées en marquises de carnaval, elles s’effeuillèrent en chœur, titillant avec art l’appétit de l’assistance.
  
  - Ce n’est pas mal, mais elles ne me valent pas, souffla Consuela à l’oreille de Coplan quand elle le rejoignit. On va ailleurs ? Il m’est impossible de me détendre dans l’endroit où je travaille.
  
  Elle l’entraîna au Perto da Janela, une boîte de la rua da Assembleia où un chanteur, accompagné par une batterie, une guitare électrique et un accordéon, interprétait le baiao, en se lamentant sur les dures réalités des victimes des sécheresses du Nordeste.
  
  Coplan commanda du champagne et fut déçu de constater que les seules marques proposées par l’établissement provenaient de Californie. Consuela s’en satisfit et avala même coupe sur coupe. Déjà extravertie et volubile, elle se transforma rapidement en gibier de choix pour Coplan qui l’interrogeait sur sa vie à la Rainha. Elle ne cacha pas ses ambitions de devenir une star du porno et, sans que Coplan n’ait mentionné ce nom, elle parla de Marcos Katzinski, sur lequel elle fondait de grands espoirs pour se lancer dans la carrière qu’elle ambitionnait.
  
  - J'ai fait des essais concluants devant la caméra. Il me reste un rien de timidité au moment de passer à l'action, de sucer par exemple, ce sont les techniciens qui me gênent. Il faut que j’apprenne à être vraiment cool.
  
  - Comment il est, ce Marcos Katzinski ?
  
  En dehors du fait que l’intéressé gérait la Rainha avec une main de fer et un certain brio, et qu’il était un producteur de films pornos prospère, Coplan n’apprit pas grand-chose. Consuela le tenait en haute estime et ne tarissait pas d’éloges à son égard.
  
  - J’irai loin avec lui, s’enthousiasme-t-elle. Il exporte ses films en Europe et aux États-Unis. A Hollywood, j’aurai peut-être ma chance. Après tout, beaucoup de vedettes internationales ont commencé par le porno. Maintenant, elles essaient de racheter leurs premiers films parce qu’ils leur font de l’ombre, mais il n’en reste pas moins qu’elles ont débuté par le cul !
  
  Coplan ne put rien tirer d’autre de la belle strip-teaseuse. Visiblement, elle n’en tenait que pour sa future carrière cinématographique. Il régla l’addition et se leva. Elle parut surprise car elle voyait s’envoler son cachet pour ses prestations dans une chambre d’hôtel.
  
  - On ne passe pas la nuit ensemble ? Tu sais, mes prix sont raisonnables.
  
  Il lui remit une poignée de coupures.
  
  - Prends un taxi pour rentrer. Je te reverrai à l’écran.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Coplan escalada le mur, sauta et ses doigts accrochèrent le rebord de la fenêtre. Après un rétablissement, il s'aida de l’appui, retrouva son équilibre et repoussa le battant. La pochette d’allumettes tomba et il enjamba l'appui avant de ramasser l’étui et de refermer la fenêtre. D’abord, sa mini-torche à la main, il explora le couloir et jeta un coup d’œil aux alentours. La boîte était vide et il faillit se prendre le pied dans le rail qui amenait sur scène le chariot sur lequel était fixé le phallus. Méfiant, il visita les lieux de peur qu’un veilleur de nuit ne surgisse pendant qu’il se livrerait à sa fouille. Rassuré, il retourna se poster devant la porte marquée « Privé ». Grâce à sa trousse de passes récupérée dans sa chambre d’hôtel, il éprouva peu de peine à s’introduire à l’intérieur du vaste bureau aux murs peuplés d’affiches publicitaires tirées des films pornographiques que Marcos Katzinski avait produits.
  
  Le contenu de l’un des tiroirs lui livra l’adresse personnelle du seigneur des lieux. Il la mémorisa et poursuivit sa fouille pour ne découvrir que des documents comptables et administratifs, ainsi qu’un répertoire fourni contenant uniquement des prénoms féminins. Il le compulsa mais ne dénicha aucune identité connue de lui, même pas celle de Xoleica Figueiredo.
  
  L’autre porte avait attiré son attention. Grâce à nouveau à ses passe-partout, il la déverrouilla et posa le pied sur un immense plateau de cinéma. A la disposition des cintres et des caméras, il comprit qu’un Film était en cours de tournage. Le décor était celui d’une case d’esclave, comme le confirmait le scénario abandonné sur le sol et ouvert à la page de la séquence. Un décor dépouillé comme il se devait. Sur un tableau noir était tracé à la craie le texte d’un dialogue sommaire. Plusieurs fouets à la grosse lanière traînaient sur le plancher, en compagnie de menottes et de masques africains.
  
  Coplan repéra le bureau. Là aussi, il tomba sur un grand nombre de documents comptables et administratifs, ainsi que sur une abondante correspondance. Le texte d’une lettre archivée l’intrigua :
  
  Mon cher Francisco,
  
  Dans toutes les copies d’A Garota de Copacabana détruis les séquences où apparaît Olivia Aguentador.
  
  Coplan regarda autour de lui. Sur le mur le plus large étaient punaisées les photographies des comédiennes qui avaient œuvré pour Marcos Katzinski. Olivia Aguentador était une jolie métisse de type nippon. Coplan se souvint que l’immigration japonaise avait contribué à la formation de la population dans le sud du pays. La légende collée au bas du cliché fournissait la liste des titres des films qu’elle avait tournés pour la maison.
  
  Coplan se dirigea vers la vidéothèque et chercha l'A Garota de Copacabana. Quand il eut trouvé la bande, il la projeta. L’histoire était insipide. Comme l’indiquait le titre, la Fille de Copacabana draguait sur cette plage célèbre les hommes qui lui plaisaient et, en leur compagnie, se livraient à des ébats érotiques d’un classicisme qui ne risquait pas de déconcerter le spectateur. Heureusement, le scénario était truffé d’épisodes joués par des comédiennes secondaires saupoudrant leur apparition de jeux sensuels d’une sophistication honorant la fertile imagination de l’auteur qui s’était même amusé à introduire une réplique ahurissante dans une telle intrigue. L’héroïne s’apprêtait à se faire embrocher par un livreur de fleurs lorsqu’en se retournant elle lui lançait :
  
  « - J’ai l’impression d’être dans quelque monastère italien du XVe siècle où le poignard m’attend sous les fleurs. »
  
  L’épisode interprété par Olivia Aguentador fit tressaillir Coplan. Pour se venger de son amant infidèle, l'actrice ligotait ce dernier sur le lit et, dans un premier temps, pratiquait une fellation élaborée filmée sans concessions en gros plan. Ensuite, et c’était là qu’intervenait la vengeance, elle lui coupait le sexe à l’aide d’une pince de crabe. Naturellement, la séquence avait été tournée en utilisant un trucage et des effets spéciaux.
  
  Une pince de crabe... Coplan comprenait pourquoi, après coup, Marcos Katzinski demandait que l’on supprime cette scène par trop incriminatoire.
  
  Il vérifia la date de production de la bande. Elle était antérieure d’un an au premier crime commis par Caranguejo. Quant à celle de la lettre à Francisco, elle précédait d’un mois ce premier crime.
  
  Coplan devinait qui était à l’origine du personnage de Caranguejo fabriqué de toutes pièces.
  
  Il remit les choses en place et s’en alla.
  
  L’adresse relevée se situait dans la rua Humberto de Campos, à la perpendiculaire de la plage d’Ipanema. Une maison moderne, cossue, mais sans clinquant inutile et extravagant comme il était de mise pour ceux dont la richesse écrasait la misère ambiante.
  
  Sans difficulté, Coplan repéra les caméras de surveillance postées sur les murs d’enceinte. Pour le reste, la demeure était plongée dans l’obscurité.
  
  Il réfléchit et décida de rentrer au Méridien afin de bâtir un plan.
  
  Il se réveilla tôt et se fit monter son breakfast. L’accorte soubrette aux longues jambes fuselées avait oublié le quotidien rituel qu’il se fit apporter.
  
  Sur la gauche, un gros titre éclaboussait la page : ASSASSINAT D’UN POLICIER. Celui qui avait tenté de tuer Coplan durant le défilé du Carnaval, le sergent Javier Da Sorrento, avait payé de sa vie sa monumentale erreur. Ceux qui l’avaient éliminé avaient sans doute récupéré l’argent qu’ils avaient versé à l’avance pour l’exécution du contrat, mais cette précision, bien sûr, n’était pas fournie par le rédacteur de l’article. Truffé de balles, le cadavre du policier avait été retrouvé sur la plage de Botafogo.
  
  Sur la droite, un titre plus petit indiquait : SANS NOUVELLES DE MARIA CLADE DA GUARDA.
  
  Aux dires du mari et de la police, les ravisseurs ne seraient pas manifestés depuis le rapt.
  
  Artiste louerait moitié de son loft en échange moitié du loyer, lut Coplan en arrivant dans la rua Humberto de Campos. L’immeuble se dressait juste en face de l’adresse relevée dans le bureau de Marcos Katzinski. Coplan en examina la façade. Elle datait d’une vingtaine d’années et était déjà largement décrépite. L'écriteau pendait à un volet à la peinture défraîchie. Coplan mena son enquête au rez-de-chaussée et apprit que l'artiste vivait au dernier étage. Il était peintre, complètement désargenté et avait trouvé ce moyen pour subsister encore quelque temps jusqu’à ce qu’un mécène découvre son talent.
  
  Coplan emprunta l’ascenseur.
  
  L’homme était encore jeune, maigre, les cheveux longs, barbu et les yeux brûlants de fièvre. Ses bras étaient tellement constellés de taches de peintures diverses qu’il aurait pu s’en servir comme palettes. Sans barguigner, avant même qu’il se soit enquis de l’objet du coup de sonnette, Coplan lui remit une belle somme d’argent.
  
  - Je prends le loft pour quelques jours. Faites vos bagages et allez loger chez des amis ou à l’hôtel.
  
  L’autre écarquilla les yeux, suffoqué.
  
  - Mais sur mon chevalet j’ai une toile qui...
  
  - Van Gogh disait que l’inspiration doit prendre quelque repos si elle veut planer au-dessus des vulgaires contingences humaines.
  
  - Il a dit ça ?
  
  - Oui, fabula Coplan.
  
  Le déménagement ne prit pas plus d’une demi-heure. Resté seul, Coplan examina les lieux. L’ameublement se composait de faux Louis XVI rongé d’humidité, bouffé aux termites, qui paraissait bien incongru chez un peintre se voulant d’avant-garde. L’artiste travaillait sur une immense fresque qui offrait un mélange hétéroclite de silhouettes en loques errant dans une cité fantôme, dans un entrelacs de lianes et de crépuscule pourpre. Coplan lui accorda un certain talent.
  
  Il sortit ses jumelles et les braqua sur la demeure de Marcos Katzinski. Ce ne fut que quelques minutes avant midi qu’il vit arriver John Doe et ses deux acolytes. Ainsi, se réjouit-il, le lien était établi entre Katzinski et l'équipe de République Dominicaine. Encore une fois, les pions se mettaient en place. Il avait affaire à un gang d'assassins. Dans son esprit s’échafaudait une théorie qu’il trouvait fort séduisante. Caranguejo n’avait jamais existé. En réalité, cette association de malfaiteurs avait assassiné au hasard de pauvres diables dont le type physique correspondait à celui de Julien Demachy, en créant ainsi la psychose du tueur en série opérant dans les rues de Rio. La presse et la police avaient emboîté le pas et la mystification avait joué à fond. Pour signer ces crimes, les comploteurs avaient eu recours à la pince de crabe. L’idée en était venue à Marcos Katzinski qui s’était souvenu d’une péripétie prenant place dans l’un des films érotiques qu’il avait produits, A Garota de Copacabana. Puis, jugeant à la réflexion cette réminiscence dangereuse, il avait fait couper dans les copies l’épisode en cause. Ne restait plus qu’à frapper la véritable cible, Julien Demachy, celui pour qui cette mise en scène avait été montée.
  
  Ce meurtre accompli, le gang n’avait plus besoin du personnage mythique de Caranguejo. Alors, il s’était emparé d’un autre pauvre diable et lui avait fait jouer e rôle du tueur en série en maquillant l’assassinat en suicide. Sans l’astuce de Coplan, la police plongeait aveuglément dans le piège.
  
  Restait Maria Dirceu. Avait-elle été kidnappée par le gang et exécutée ? C’était probable.
  
  Mais pourquoi adopter ce biais pour faire disparaître Julien Demachy ? Pourquoi recourir à une telle sophistication ? Pourquoi masquer les véritables mobiles du crime ? Les raisons devaient en être graves. Et quel était le rôle de Florence Visniac alias Catherine Montera, de son mari Joseph Shanka et des autres Sri-lankais ?
  
  Dans la cuisine, il s’était préparé un pot de café qu’il avait vidé dans une thermos et avait découvert un reste d’esfirras, des feuilletés fourrés à l’omelette. Il avait dressé une table près de la baie qui éclairait largement l’atelier d’artiste et disposé le plat d’esfirras et la thermos.
  
  Il resta ainsi tout l’après-midi embusqué au coin de la baie, en tenant d’une main les jumelles et, de l’autre, en portant à sa bouche le gobelet de carton et les feuilletés. Ces derniers étaient plutôt rassis, mais comme il avait faim, il passa sur ce léger inconvénient.
  
  Vers 18 heures 30, Marcos Katzinski émergea du portail et grimpa à bord du taxi qui s’était immobilisé le long du trottoir cinq minutes plus tôt. Coplan s’était douté, en le voyant s’arrêter, qu’un membre de la bande allait sortir et il avait anticipé la manœuvre. Au volant de sa voiture de location, il suivit le taxi qui le mena aux abords du Maracana. Le stade aux 173.500 places était mondialement connu depuis les exploits d’Edson Arantès do Nascimento surnommé Pelé et son fantastique pied gauche. D’immenses banderoles proclamaient les vertus de chacun des deux clubs qui allaient s’affronter, Flamingo et Fluminense. Les matches entre les deux équipes, baptisés Fia et Flu, bénéficiaient toujours d’une audience remarquable, et Coplan n’était pas étonné d’être mêlé à une foule dense qui se dirigeait vers les tribunes que la police, pour éviter les incidents, avait réservées pour moitié aux torcidas, les fanatiques supporters de chaque équipe.
  
  Katzinski prit place dans la file qui s’apprêtait à entrer dans la travée 7 portant les couleurs de Fluminense. Coplan regarda autour de lui et ne fut pas long à repérer un de ces marchands de billets au noir, un de ces trombadinhas qui trouvait par ce stratagème le moyen de subsister quelques jours supplémentaires avant à nouveau de recourir au vol ou à la prostitution. Il le héla et paya sans protester la somme prohibitive qui était exigée.
  
  La chance était avec lui puisqu’il se trouva placé à une dizaine de gradins plus haut que Katzinski. Le siège à la droite de ce dernier était vide et le resta même après le début de la partie, salué par une débauche de pétards dans une ambiance de fête, de serpentins, de chants et de sambas qui n’était pas sans rappeler celle du Carnaval. D’ailleurs, avant l’entrée des équipes sur le terrain, un défilé avec majorettes avait eu lieu derrière chaque but, l’une et l’autre équipe patronnant sa propre troupe.
  
  Flamingo marqua le premier but, un but splendide, le ballon étant catapulté dans les filets d’une tête puissante, au terme d’une action de toute beauté, à une touche de balle, sans que les défenseurs adverses aient eu la moindre chance de s’y opposer.
  
  Coplan se garda bien d’applaudir puisqu’il était assis dans les gradins de Fluminense. Le contraire eût été suicidaire. D’ailleurs, autour de lui, la consternation figeait les visages et les poings se serraient de rage impuissante.
  
  Soudain, Coplan tressaillit. Une femme venait d’apparaître. Elle était sortie du tunnel et montait les marches en direction de la rangée dans laquelle était assis Katzinski. Elle portait un T-shirt blanc, marqué « FLU » en rouge, et un pantalon de toile jaune. Le blanc et le jaune rehaussaient son teint sombre. Malgré les lunettes noires qui voilaient ses yeux et sa casquette à large visière qui dissimulait sa chevelure, Coplan la reconnut.
  
  Elle l’avait honoré de ses faveurs en République Dominicaine, dans la demeure d’Edwin Juhalkar et n’avait pas été avare de ses élans érotiques. C’était elle aussi qui l’avait probablement drogué.
  
  Sinon, comment expliquer son long sommeil de plusieurs jours avant qu’il ne tombe entre les mains de John Doe et de ses sbires ?
  
  Et voilà que Feija Lutdyjk pactisait avec ce qui semblait être la bande ennemie. Trahissait-elle ceux qui lui faisaient confiance ou bien les intérêts des deux parties étaient-ils liés ?
  
  Fluminense égalisa et les voisins de Coplan se levèrent et ovationnèrent leur équipe. La ola lança ses vagues tumultueuses sur les gradins et Coplan faillit chavirer. Quand enfin la foule se fut rassise, il ne vit plus Katzinski et Feija. Leurs sièges étaient vides. D’un bond, il fut debout et tenta de se dégager. Ses voisins protestaient.
  
  - Eh, attends, t’en va pas, lança quelqu’un, on va leur foutre la piquette aux Fia !
  
  Il parvint quand même à gagner les marches et fonça vers le tunnel. A son extrémité, il vit disparaître les deux silhouettes. Katzinski héla un taxi et Coplan courut vers sa voiture pour le suivre.
  
  Le taxi déposa Feija dans la rua Vinicius de Morais. Cette artère perpendiculaire à la plage d’Ipanema portait le nom du célèbre compositeur qui avait écrit la Fille d’Ipanema, la chanson mondialement connue. Feija entra dans la boîte de nuit à l’enseigne justement du titre abrégé de ce morceau.
  
  Coplan hésita. Devait-il se lancer aux trousses de Katzinski ou traquer la Sri-lankaise ? En réalité, il savait où retrouver Katzinski. Mieux valait donc s’attacher à Feija.
  
  Il se gara et entra. Tout de suite, il repéra la jeune femme qui s’apprêtait à ressortir et ne l’avait pas vu. Précipitamment il tourna les talons et pressa le pas pour se réfugier derrière le volant. Un trousseau de clés à la main, elle marcha jusqu’à une Tempra dont elle déverrouilla la portière.Quand elle démarra, Coplan la suivit.
  
  Elle le mena à un immeuble moderne et pénétra dans le parking privé. Coplan se parqua le long du trottoir et se rua vers l’entrée. Le code était en place. Heureusement, un homme sortait en compagnie de deux bergers allemands. Coplan profita de l’aubaine. Sur le tableau il vit que l’ascenseur remontait du troisième sous-sol et appuya sur le bouton d’appel.
  
  Feija eut un haut-le-corps quand le canon du Glock 19 se logea entre ses seins.
  
  - J’avais besoin de repos après les folies que ton corps m’a prodiguées, j’ai dormi trois jours, merci encore, persifla-t-il.
  
  Elle était bonne comédienne, dut-il reconnaître, et dotée d’un sang-froid parfait.
  
  - Je ne comprends pas tes insinuations, déclara-t-elle calmement. Et pourquoi ce pistolet ? Nous ne sommes plus amis ?
  
  La cabine s’arrêta au deuxième étage.
  
  - Malgré ton air menaçant, je t’offre quand même un verre, dit-elle sans se départir de son calme.
  
  Quand elle ouvrit, il se colla à son dos, méfiant. Sa main libre lui bloquant un bras, il visita l’appartement qui était vide de toute présence humaine.
  
  - Rassuré ? railla-t-elle. Que puis-je t’offrir ? Whisky ? Tequila ?
  
  - Rien, déclina-t-il.
  
  - Alors, range cet automatique, il me rend nerveuse.
  
  Il n’en fit rien et elle fronça les sourcils.
  
  - Incontestablement, tu as un problème, énonça-t-elle d’une voix qui ressemblait à celle du psychanalyste penché sur un patient rétif. Tu t’imagines des choses qui n’existent pas. Tu ne serais pas un peu paranoïaque ? Hélas, moi je suis pianiste, je ne peux pas te soigner.
  
  Visiblement, elle voulait prendre la direction des opérations, mais Coplan, en agitant son arme, lui intima l’ordre de s’asseoir. A contrecœur elle s’exécuta.
  
  - Catherine ne sera pas contente.
  
  - Justement. Parlons de Catherine. Et aussi de Katzinski.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Feija avait parlé. Les efforts de Coplan avaient été couronnés de succès. Certes, il lui avait fallu une bonne partie de la nuit pour parvenir à ses fins mais, finalement, il avait réussi. A présent, la jeune femme reposait sur son lit, convenablement ligotée et bâillonnée.
  
  A tombeau ouvert il roulait maintenant dans les rues de Rio, ralentissant aux feux rouges, mais en les grillant allégrement, à la brésilienne. En définitive, Rio était une ville facile pour conduire quand on connaissait sa topographie, puisqu’elle ne comportait, presque exclusivement, que des sens uniques.
  
  Il consulta sa montre-bracelet. Trois heures et demie du matin. Il lui restait peu de temps pour contrer l'opération en cours. A travers les vitres baissées, l’air tiède de la nuit lui caressait agréablement le visage. A un carrefour, il dut s’arrêter une dizaine de minutes. Des noctambules passablement éméchés célébraient encore le Carnaval en dansant sur les nouveaux airs de samba créés par les écoles. D’autres s’entre-jetaient des confettis dans la figure pendant que leurs compagnons soufflaient dans des mirlitons entre deux hoquets d’ivrognes. Tapis dans l’ombre, des trombadinhas les guettaient, attentifs à capter la faute, à saisir l’occasion pour se ruer sur le traînard et le dévaliser.
  
  Enfin, Coplan put poursuivre son chemin et débarqua devant le quartier général de la police.
  
  Il entra à la suite d’une femme oscillante et hagarde qui venait déclarer qu’elle avait été agressée au volant de sa voiture, violée et volée. Meurtrie de sommeil, une clocharde qu’elle avait réveillée, bâilla longuement et lui rétorqua que la chance d’avoir un lit excluait les promenades dans les rues à cette heure tardive de la nuit. L’autre lui cracha à la figure.
  
  Sans demander son reste, Coplan profita de l’incident pour gagner rapidement les locaux de la Brigade Criminelle.
  
  - Où puis-je trouver le comandante Do Corredor ? s’enquit-il auprès du lieutenant de permanence.
  
  - Il dort.
  
  - Ici ?
  
  - A son domicile.
  
  - Où est-ce ?
  
  Le lieutenant secoua la tête.
  
  - Je ne suis pas habilité à fournir ce genre de renseignement.
  
  - Alors, téléphonez-lui, réveillez-le et dites-lui que Francis Clayr veut le voir d’urgence.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Je le lui dirai moi-même. Croyez-moi, il ne vous tiendra pas rigueur d’avoir interrompu son sommeil. Pour être objectif, je suis persuadé qu’il vous félicitera.
  
  L’officier de police jaugea Coplan, derrière ses moustaches tombantes. On ne l’imaginait guère officiant à la Brigade Criminelle. Avec son front dégarni et ses cheveux poivre et sel, son regard mélancolique et triste, il ressemblait à un mari de dessin animé dont la femme porte la culotte.
  
  D’un geste brusque il souleva le combiné et pianota un numéro. Après un long moment, il exposa la requête du visiteur et hocha la tête avant de raccrocher.
  
  - Le comandante m’autorise à vous communiquer son adresse personnelle.
  
  Il arracha une feuille à un bloc-notes et griffonna le renseignement.
  
  Coplan repartit. En passant entre la femme agressée et la clocharde, il faillit recevoir le crachat que la première adressait à la seconde.
  
  Le comandante habitait dans la colline derrière l’hôtel Intercontinental et le Golf Club. C’est en pyjama qu’il reçut Coplan, un pyjama jaune et vert, aux couleurs du Brésil. Encore embrumé de sommeil, il offrit du café brûlant.
  
  - Vous aviez raison pour Caranguejo, concéda-t-il avec une grande objectivité. Le médecin légiste a confirmé votre vision. C’est un coup monté pour nous tromper. Je me demande la raison de cette mise en scène. En tout cas si l’auteur ou les auteurs s’imaginent qu’ils nous ont mystifiés, ils sont dans l’erreur. Je suis déterminé à élucider cette affaire. J’adore les défis que l’on me lance. Je suis persuadé que si vous me réveillez à une heure si matinale, c’est que vous avez des nouvelles de Caranguejo à me donner.
  
  - Vous ne vous trompez pas, mais il n’y a pas seulement Caranguejo.
  
  Vivement intéressé, le policier questionna :
  
  - Quoi encore ?
  
  Coplan le lui dit et Do Corredor manqua en lâcher sa tasse.
  
  - Vous bluffez ? s’écria-t-il.
  
  - Je bluffais quand je vous ai démoli votre théorie sur le faux Caranguejo ?
  
  D’un geste brusque, le Brésilien vida sa tasse et, aussitôt, grimaça de douleur.
  
  - Ce satané ulcère à l’estomac. Il se réveille quand je n’ai pas assez dormi.
  
  Il posa la tasse et bondit sur le téléphone. D’une voix sèche, brève et cassante, il distribua ses ordres qui étaient concis et précis, puis raccrocha.
  
  - Attendez-moi ici, servez-vous du café, je vais m’habiller.
  
  Il revint dix minutes plus tard, bien sanglé dans son uniforme, un étui à pistolet sur chaque hanche.
  
  - J’ai oublié de vous poser mes conditions, fit Coplan avec une gêne légère.
  
  - Quelles conditions ? s’étonna le comandante. Vous n’avez pas de conditions à poser. Vous n’êtes pas en France ici mais au Brésil, c’est-à-dire dans ma juridiction, et c’est moi qui pose les conditions, pas vous.
  
  - C’est moi qui vous apporte l’affaire, ne l’oubliez pas. Les lauriers seront pour vous, les galons aussi, d’autant que vous ferez d’une pierre deux coups. Je mérite quelque compensation.
  
  Do Corredor pressa dans sa bouche le contenu d’un tube, du gel destiné à calmer son ulcère. Il le reboucha et s’enquit :
  
  - Quelles conditions ?
  
  - Vous me laissez la femme.
  
  
  
  On les avait surnommés Os Frutos do Mar, les Fruits de Mer, depuis que, après avoir nagé sous l’eau sur une distance de deux kilomètres, ils avaient pris à l’abordage un yacht sur lequel des pirates retenaient en otages deux femmes et trois enfants. Le calme olympien de ces Rambos encagoulés, vêtus de noir, au sang-froid extraordinaire, sur lesquels le sommeil et l’angoisse n’avaient aucune prise, stupéfiait les autres membres de la police qui les respectaient et les considéraient un peu comme des extraterrestres. A chaque situation ils fournissaient la réponse ; mutineries, prises d’otages, tireurs fous, terroristes, gangsters, aucune situation ne les rebutait. Encasernés à São Conrado, ces super-flics s’y entraînaient sous leur emblème, le puma tacheté, le lion d’Amérique du Sud.
  
  Commandés par le capitan Nhovadim, ils avaient cerné la maison qui, comme celle où l’on avait découvert le faux Caranguejo, ressuscitait les fantasmes portugais des fastes coloniaux avec ses azulejos et son arc-en-ciel aux couleurs fanées.
  
  Le comandante leva les yeux vers le ciel.
  
  - Le jour est déjà levé.
  
  - Six heures moins cinq, confirma Coplan.
  
  - Mon père, qui en 1944 sous les ordres du général Mascarenhas a combattu en Italie avec les Alliés dans les rangs de la 1ère Division d’infanterie brésilienne, me répétait que, dans une guerre, c’est l’heure où il faut soulager ses entrailles. Sinon, pendant les combats, on n’en trouve plus le temps durant la journée jusqu’au couvre-feu. Et il est extrêmement gênant d’avoir les intestins qui vous martyrisent.
  
  Coplan esquissa un sourire indulgent.
  
  - Est-ce pire qu’un ulcère ?
  
  Do Corredor n’eut pas l’occasion de répondre car, à six heures pile, comme l’avait dit Feija, Marcos Katzinski, aidé par John Doe, ses deux sbires et quatre autres hommes qui s’étaient joints à eux, attaquèrent la maison cernée par les Frutos do Mar.
  
  Équipé d’un bélier en acier, le camion enfonça la porte et les huit hommes se ruèrent à l’intérieur, leurs mains serrant un pistolet-mitrailleur Uzi.
  
  Le capitan Nhovadim lança l’ordre d’assaut.
  
  - On y va, décida le comandante.
  
  Coplan lui emboîta le pas, en s’assurant machinalement de la présence sous sa veste du Glock 19 et du Smith & Wesson 469.
  
  John Doe fut le seul à s’apercevoir dans son dos de l’arrivée des super-flics. Quand il vit les cagoules et les casques, destinés à impressionner l’adversaire tout en interdisant l’identification, les tenues noires, les gilets pare-balles et les bottes de saut, il se figea, lâcha son Uzi et alerta ses compagnons.
  
  - C’est fichu, Marcos !
  
  Il était mercenaire, avait-il déjà réfléchi, pas un héros de l’ombre. Au sein de la C.I.A., alors qu’il était encore sous contrat avec Langley, ce qui n’était plus le cas, il avait participé à nombre d’opérations. Pour la plupart, elles avaient réussi. Certaines, cependant, avaient échoué, aussi était-il expert pour savoir quand un coup foirait et celui-ci était le plus beau naufrage auquel il ait jamais assisté. Son espérance de vie était encore grande. Pourquoi la compromettre ? Il se coucha sur le ventre, les mains croisées sur la nuque, comme il l’avait fait à Téhéran quand ces salauds d’iraniens avaient envahi l’ambassade en 1979.
  
  Marcos Katzinski s’arrêta net et repéra les super-flics. Lui aussi n’était qu’un mercenaire qui dissimulait ses véritables activités derrière le paravent du night-club et de la société de productions cinématographiques. Pourquoi mourir alors que, à Rio, tant de jolies filles aspiraient, pour se sortir de la misère, à s’accoupler dans des bandes pornographiques ?
  
  Il imita John Doe et cria à la cantonade :
  
  - Lâchez vos armes, les gars, on se rend, les flics sont sur nos talons !
  
  Réveillé par le vacarme provoqué par le bélier du camion, Juhalkar avait bondi hors de son lit et sa main avait agrippé la crosse de son Uzi. En pyjama, il déboula sur la galerie du premier étage. Sans hésiter, il fit feu sur les intrus. Sa rafale coucha sur les azulejos Marcos Katzinski et le comparse à l’accent russe. L'instant d’après, le capitan Nhovadim entra, suivi de ses hommes. En reconnaissant les Frutos do Mar, le Sri-lankais voulut retirer son index de la détente mais ses réflexes n’étaient pas aussi bons qu’il le supposait et sa seconde rafale percuta le gilet pare-balles de l’officier de police qui fut catapulté dans le super-flic qu’il précédait. Ses hommes à leur tour firent feu et Juhalkar, sous ce tir conjugué, réintégra sa chambre à l’horizontale, la poitrine criblée de balles.
  
  Coplan repoussa le comandante et se rua dans la maison, un automatique dans chaque main. Du coin de l’œil, John Doe le vit. Malgré le tragique d’une situation, il ne perdait jamais son sens de l’humour. Aussi lui lança-t-il :
  
  - Tu viens pour le coup de grâce, Frenchie ?
  
  Coplan l’entendit à peine. A la suite des Frutos do Mar, il gravit les marches de l’escalier et courut vers l’une des portes que n’avaient pas encore ouvertes les super-flics.
  
  Florence Visniac était là, en compagnie d’un homme à la peau basanée, aux yeux noirs et froids, entourés de plis sombres et concentriques, qui, pour le moment, étaient plissés et considéraient avec une lueur ennuyée dans les pupilles les pistolets braqués dans sa direction. Il avait juste eu le temps d’enfiler un slip et une chemisette dont les pans battaient contre ses fesses musclées. Florence n’avait pas eu l’occasion de passer un vêtement. Probablement parce que les réflexes d’un agent Alpha n’étaient pas aussi fulgurants que ceux d’un agent Action. Son corps parfait n’avait guère changé depuis que Coplan l’avait étreint durant leur brève aventure sur les bords du Danube après leurs dîners au champagne et les violons des tziganes qui jouaient Dva Guitaré et les autres rengaines tristes et romantiques. Ventre plat, peau bronzée par le soleil d’Ipanema, hanches fines, fesses rebondies et seins voluptueux.
  
  Le regard de Coplan passa du triangle ombragé du pubis aux draps froissés et aux oreillers maltraités, puis revint à l’homme.
  
  - Joseph Shanka, je présume ?
  
  Florence se fit agressive :
  
  - Tu vas nous tuer ?
  
  Les deux Frutas do Mar qui entrèrent dans la chambre, en agitant leur Uzi d’un air menaçant lui évitèrent ce répondre.
  
  - Restez ici et surveillez-les, leur recommanda-t-il.
  
  Ils s’écartèrent pour le laisser sortir. A l’extrémité de la galerie du premier étage, le comandante le héla :
  
  - Par ici, senhor Clayr.
  
  Dans la chambre, des super-flics délivraient Maria Clade Da Guarda de ses liens. Quand elle vit entrer Coplan, elle resta bouche bée.
  
  - Vous êtes policier ? s’exclama-t-elle.
  
  Elle ne semblait pas avoir souffert de sa captivité entre les mains des Sri-lankais qui l’avaient forcée à se dépouiller de ses vêtements de ville et à revêtir un treillis militaire trop ample et bien peu seyant à ses formes envoûtantes.
  
  Sachant que de toute façon il tirerait l’entier bénéfice de ce double succès, le comandante avait décidé de se montrer magnanime et fair-play. Aussi prit-il amicalement par le bras Coplan qui avait rengainé ses deux automatiques et l’amena devant la Brésilienne.
  
  - C’est à lui que vous devez votre liberté, senhora.
  
  Coplan lut l’ahurissement sur le joli visage du major de l’O.N.U.
  
  - Est-ce vrai ? questionna-t-elle, une lueur trouble dans ses yeux qui fixaient Coplan avec attendrissement.
  
  Coplan se dégagea sans brusquerie.
  
  - Le comandante est trop modeste et exagère. Mon rôle s’est limité à mettre bout à bout certains renseignements que j’ai eu la chance de recueillir.
  
  - Mais, à Haïti, vous étiez dans le camp de cette horrible Catherine Montero qui est complice de mes ravisseurs ? fit-elle, indignée.
  
  - Je n’étais pas dans son camp, je feignais de l’être. Pardonnez-moi de vous avoir mystifiée. Ce substerfuge m’a permis d’aider le comandante à vous délivrer aujourd’hui. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient.
  
  - En tout cas, cette femme m’a bien trompée. Il est vrai que c’est le propre de la femme de se laisser tromper et de tromper les autres, fit-elle, amusée, pendant que son dernier lien tombait.
  
  - Voulez-vous que nous prévenions votre mari ? questionna le comandante.
  
  - Si vous le permettez, je le ferai moi-même au téléphone. Ce sera pour lui une heureuse surprise.
  
  Coplan s’inclina cérémonieusement devant la Brésilienne.
  
  - Ravi d’avoir contribué à votre délivrance.
  
  Elle avança la main et lui caressa la joue.
  
  - Venez donc prendre un verre chez nous quand le tumulte autour de cette affaire se sera tu.
  
  - Je n’y manquerai pas.
  
  Il attira Do Corredor à l’écart :
  
  - N’oubliez pas d’aller récupérer Feija Lutdyjk.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Quand il retourna dans la chambre des époux Shanka, Coplan vit que Florence s’était habillée. Chemisette passée dans le pantalon de jean, et chaussée de baskets. Elle se précipita sur lui.
  
  - Je peux te parler sur la galerie ? C’est important.
  
  Il fit signe aux Frutos do Mar et l’entraîna au dehors de la chambre. Son regard était dur.
  
  - Tu nous as trahis.
  
  - Tout n’est pas perdu si nous faisons vite. Joaquim Da Guarda, le mari de Maria Clade, a déposé ce matin un dossier dynamite conformément à nos ordres. C’était la monnaie d’échange contre la liberté de sa femme. Personne n’en sait rien, sauf nous. S’il apprend que sa femme a été libérée, il va retourner le récupérer.
  
  - Quelle est la teneur de ce dossier ?
  
  - Pas le temps de t’expliquer, il faut faire vite. Sait-il déjà que Maria Clade est libre ?
  
  - Non, mais il le saura dans quelques minutes.
  
  - Alors, il convient de nous dépêcher. Sors-moi d’ici. Tu as une voiture ?
  
  Coplan ouvrit sa veste et lui désigna les crosses des automatiques.
  
  - Si tu essaies un coup fourré, cette fois je te descends, c’est clair ?
  
  - Tout à l’heure tu me féliciteras, tu verras.
  
  - Suis-moi.
  
  A cet instant, le comandante sortit de la chambre où avait été enfermée Maria Clade Da Guarda. Ses yeux errèrent sur Florence Visniac avec ennui.
  
  - Souvenez-vous de nos accords, rappela Coplan.
  
  Le policier fit mine de ne pas comprendre.
  
  - Elle prend une douche. Ensuite elle téléphonera à son mari pour lui annoncer la bonne nouvelle.
  
  - Pressons-nous, souffla Florence dans l’oreille de Coplan.
  
  Quatre à quatre, ils descendirent les marches de l’escalier. John Doe, menotté aux chevilles et aux poignets, ricana à leur passage.
  
  - Alors, on est redevenus amis-amis ?
  
  Coplan bondit derrière le volant de sa voiture tandis que Florence se jetait sur le siège passager.
  
  Il était six heures vingt-cinq et les gros nuages noirs qui s’étaient soudain accumulés préludaient à une journée pluvieuse.
  
  - Où est-ce ?
  
  - Aéroport Santos Dumont.
  
  Il démarra en trombe.
  
  - Maintenant explique-toi, exigea-t-il, et souviens-toi que tu n’as pas le talent de La Fontaine pour raconter des fables.
  
  - Je n’en ai pas l’intention. D’ailleurs, la boucle est bouclée.
  
  Elle s’éclaircit la gorge.
  
  - Julien Demachy avait découvert le contenu de ce dossier en possession de Joaquim Da Guarda et avait conçu un projet grandiose : enlever le Brésilien pour qu’il livre son secret. Il prévoyait de vous l’amener en France pieds et poings liés. C’est pourquoi, Fidèle à sa nature, il restait muet envers le Vieux sur ses intentions. Évidemment, j’étais dans la confidence car il avait besoin de moi, comme il avait besoin de Maria Dirceu qui était sa maîtresse mais aussi celle de Joaquim Da Guarda qui, durant les longues absences de son épouse pour le compte de l’O.N.U., ne dédaignait pas s’accorder un peu de bon temps bien qu’il aime profondément Maria Clade. Da Guarda vit dans le complexe industriel de Barra da Tijuca et, pour l’en faire sortir, Julien comptait sur Maria Dirceu. Sinon, pas question de rapt. Moi dans l’intervalle j’étais tombée follement amoureuse de Joseph Shanka. Peu à peu, j’ai découvert qu’il était sur la même piste que Julien et moi. Je me suis aussi aperçue que sa cause était juste et noble, qu’il s’agissait de la survie d’un peuple et que, pour parvenir à leurs fins, lui et d’autres avaient sacrifié leur existence personnelle, leurs biens, leur fortune. J’ai compris que leurs visées étaient uniquement patriotiques. C’est alors que Maria Dirceu a disparu et que Julien a été assassiné. Sans doute étais-je folle ou bien était-ce ce sale ventre qui me remontait dans la bouche. J’aurais dû me méfier. Jamais les femmes ne se méfient suffisamment de leur ventre. Un ventre de femme, c’est comme un univers simplifié et brutal qui...
  
  - Pas de sensiblerie, coupa sèchement Coplan. Les faits, rien que les faits, nets et froids, comme dans un procès-verbal de police.
  
  - Joseph m’a demandé de l’épouser et j’ai accepté. Un reste de professionnalisme, cependant, m’a incitée à convoler en utilisant mon I.F. de Catherine Montero. Et puis, impulsivement je lui ai livré le projet de Julien. Il était enchanté. Seulement, comme Maria Dirceu avait disparu, il n’était plus question d’attirer Joaquim Da Guarda hors du complexe industriel, il fallait trouver autre chose. C’est alors que Joseph et ses amis ont pensé au rapt de l’épouse avec, en vue, l’échange de Maria Clade contre le dossier. Malheureusement, Maria Clade était à Haïti et nous devions la kidnapper là-bas avec l’aide de Zenglendos. Mais, comme un chien dans un jeu de quilles, tu t’es mis en travers de notre route. Il fallait changer nos batteries. Un coup de chance, elle a obtenu de l’O.N.U. une permission pour assister au Carnaval, une obligation sacrée pour une Brésilienne. Nous nous sommes rabattus ici et l’avons enlevée. Sa rançon, c’était le dossier détenu par son mari.
  
  Coplan arriva aux abords du Théâtre Municipal, face au monument commémoratif de la Seconde Guerre mondiale jouxtant le musée d’Art Moderne.
  
  - Tu parles toujours d’un dossier. Alors, je répète ma question. Quelle est sa teneur ?
  
  Elle respira un grand coup.
  
  - Les Brésiliens, comme tu le sais, comptent parmi les plus grands marchands d’armes du monde. Qui aurait cru ça d’une ancienne nation du tiers-monde ? Quoi qu’il en soit, avec l’aide de savant égyptiens, ex-élèves des nazis, de savants indiens et iraniens, le complexe industriel que dirige Joaquim Da Guarda a mis au point une fusée nucléaire révolutionnaire, dotée d'une vitesse fantastique. Cet exploit a été réalisé en substituant aux parties métalliques des alliages légers à base de fibres de carbone. Aucune batterie anti-fusées ne peut stopper cet engin, même pas le système américano-israélien Hetz (En anglais, Arrow, la flèche) mis en place par l’État hébreu pour assurer une protection hermétique contre les missiles. Cette fusée a été baptisée Sanfona (Accordéon). Ne me demande pas pourquoi Da Guarda a choisi le nom d’un instrument de musique. L’Inde, l’Iran et l’Irak se sont déjà portés acquéreurs de Sanfona. Le Pakistan et le Sri-lanka ont peur que l’Inde ne profite de cet armement pour les attaquer et les vaincre. Parlons plus particulièrement du Sri-lanka puisque j’ai pris parti pour lui. Les Tamouls qui vivent dans le nord-est de l’île de Ceylan réclament leur indépendance depuis des décennies. L’Inde s’y oppose et lutte contre eux. Si l’Inde possédait Sanfona, il lui serait facile d’anéantir toute résistance tamoule. C’est pourquoi le peuple tamoul dans cette affaire s’est lié aux Pakistanais et aux fondamentalistes musulmans, adversaires des nationalistes indiens. Une guerre totale est déclarée. Il y a quelques mois, douze bombes ont éclaté à Bombay. Bilan 300 morts et 1200 blessés. La Bourse de cette capitale financière a été détruite. Un peu après, c’était Calcutta qui était touchée. Voilà, tu sais tout.
  
  - Ces gens qui vous ont attaqués ?
  
  - Katzinski et les autres ? Ils sont payés par l’Inde pour protéger Da Guarda. Ce sont des mercenaires se vendant au plus offrant. Sur le tard, j’ai compris que c’étaient eux les responsables des crimes attribués à Caranguejo, le faux tueur en série. Trop dangereux, estimaient-ils, de s’attaquer à Julien directement, sans préparation de l’assassinat. Maria Dirceu a aussi été leur victime.
  
  - Moi-même j’ai échappé à deux tentatives de meurtre.
  
  - Tu vois bien. Toi aussi tu étais gênant, comme Joseph, les Sri-lankais et moi.
  
  Pensivement, elle se frotta les lèvres.
  
  - Feija a disparu. C’est toi qui l’as enlevée et qui l’a forcée à cracher le morceau ?
  
  Il sourit, amusé.
  
  - C’est moi. Deux questions. D’où venait le dossier yougoslave que tu t’apprêtais à remettre à Maria Clade à Haïti ?
  
  - Ce sont les services spéciaux pakistanais, alliés des musulmans bosniaques qui l’avaient fourni à Joseph. Il était destiné à attirer Maria Clade dans un piège, prélude à son rapt. La seconde question ?
  
  - Pourquoi Juhalkar et Feija ne m’ont-ils pas éliminé en République Dominicaine ? Ils m’avaient drogué, j’étais à leur merci.
  
  Elle se pencha et l’embrassa furtivement.
  
  - C'est moi qui le leur ai interdit. Tu crois que j’ai oublié Budapest ?
  
  - En possession de ce dossier, qu’auraient fait tes amis sri-lankais ? D’après ce que je sais de leur infrastructure industrielle, ils ne possèdent pas la technologie requise pour construire une Sanfona ?
  
  - Les Pakistanais possèdent la technologie nécessaire et ils sont les alliés des Tamouls. Le dossier devait leur être remis.
  
  Quand ils débarquèrent à l’aéroport Santos Dumont, Florence, suivie de Coplan sur ses gardes, se précipita vers le comptoir de la Transbrasil. D’une voix essoufflée, elle déclara à l’hôtesse :
  
  - J’ai un billet pour Florianopolis réservé à mon nom, Olivia Severinho.
  
  Encore une I.F., pensa Coplan qui regardait autour de lui avec méfiance.
  
  L’hôtesse chercha et tendit une enveloppe à Florence qui s’en empara avidement et courut sans plus s’occuper de Coplan. Il la rattrapa.
  
  - Où vas-tu ?
  
  - Au parking, viens vite.
  
  Ils ressortirent. Au parking, elle repéra une Nissan Stanza vert pomme, fouilla dans l’enveloppe et brandit une clé.
  
  - Ouvre le coffre.
  
  Toujours méfiant, Coplan se recula.
  
  - Ouvre-le toi-même.
  
  Brusquement détendue, elle éclata de rire.
  
  - Je te reconnais bien, le vrai pro ! Ne crains rien, Joaquim n’aurait pas pris un tel risque, il aime trop sa femme !
  
  C’était elle qui avait raison. Elle ouvrit le coffre sans que celui-ci explose et s’empara d’une mallette dont elle fit coulisser la fermeture Éclair. Coplan s’approcha. Un dossier était là, constitué de photocopies et épais de quinze centimètres.
  
  - Par ton entremise, j’en fais don à la France, déclara-t-elle avec solennité. A la France puisque le Sri-lanka ne peut l’avoir. J’espère quand même que les Tamouls seront épargnés. Tu crois que le Vieux me pardonnera ?
  
  - Il faut d’abord que nous sachions si Da Guarda ne t’a pas trompée en te refilant un dossier bidon et des renseignements anodins.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  
  
  
  Une expression réjouie déridait le visage souvent lugubre du Vieux quand les événements n’allaient pas dans le sens de ses souhaits. Ce jour-là, il était chaleureux et serrait la main de Coplan avec insistance.
  
  - Beau travail, mon cher, vous avez tapé dans le mille avec Sanfona !
  
  - Vraiment ? s’étonna Coplan.
  
  - Qui imaginerait cette réussite de la part des Brésiliens ? Détenir une avance technologique sur les ingénieurs, les chercheurs, les savants les plus trapus du monde ! Grâce à vous, la Direction Générale de l’Armement va passer la surmultipliée. Quand nous aurons mis au point notre propre accordéon, alors ces roitelets qui voudraient nous ravir notre suprématie seront bien ennuyés de découvrir que nous les avons rejoints sur un terrain où ils croyaient bien nous devancer et faire progresser leurs pions stratégiques. En ce moment, je pense au Proche et au Moyen-Orient, et aux Fous de Dieu qui cherchent à imposer leur loi fanatique.
  
  Le patron des Services spéciaux guida Coplan vers sa salle à manger privée où trônait une bouteille de champagne dans son seau à glace. Il fit sauter le bouchon et emplit deux flûtes. Il leva la sienne.
  
  - A votre succès, cher ami. Le pays vous en sera éternellement reconnaissant.
  
  Coplan l’imita et but, puis sa flûte à la main, questionna :
  
  - Pour Florence Visniac, que faites-vous ?
  
  Le Vieux eut un rire forcé.
  
  - Récapitulons. Elle a refusé de retourner en France en votre compagnie. Elle attendait de connaître ma décision à son égard. Et conformément à l’accord qu’il avait passé avec vous, le comandante Do Corredor l’a laissée en liberté ?
  
  - En effet.
  
  - Il a eu tort, tout comme elle a eu tort de ne pas revenir en France avec vous. Les escadrons de la mort l’ont tuée hier.
  
  - C’est impossible, bafouilla Coplan. Quel intérêt les escadrons de la mort auraient-ils eu de la tuer, elle ?
  
  - A la même heure ou presque, un détenu devenu soudain dément a égorgé Joseph Shanka dans sa prison. Vous voulez mon avis ? Ce sont des meurtres camouflés, style Caranguejo. Katzinski a été arrêté mais il n’était pas le chef. Et puis, il faut compter avec Joaquim Da Guarda. Sa femme a été enlevée et il a perdu son avance technologique. Pour lui, il est légitime de se venger.
  
  Coplan détourna le regard vers la bouteille de champagne. Il pensait aux flots de champagne qu’il avait bus en compagnie de Florence, aux violons qui pleuraient sur les vieilles ballades tziganes, et combien était belle la jeune femme quand, le matin, encore nue, elle contemplait le Danube à travers la fenêtre, drapée dans le rideau mauve.
  
  Le Vieux se racla la gorge. Il était gêné. Malgré les fautes commises par Florence Visniac, Coplan savait qu'il était touché par la mort de son ex-agent Alpha. Le patron des Services spéciaux tourna la tête vers la fenêtre au-delà de laquelle ronronnait la circulation sur le boulevard Mortier.
  
  - Le ministère de la Culture nous relance au sujet des œuvres d’art volées par les nazis et dont s’occupaient nos deux agents à présent morts. Vous ne voulez pas prendre le relais ?
  
  - Non, refusa Coplan. Je commence à être trop connu au Brésil. Le comandante Do Corredor doit surveiller les listes de passagers débarquant à Rio. Il ne tient pas à me voir revenir marcher sur ses plates-bandes !
  
  Coplan prit congé. Ce soir-là, il dîna dans un restaurant hongrois. Hélas, il n’y avait ni tziganes, ni champagne, ni même une femme qui lui rappelât Florence.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en décembre 1993 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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