- A peine une heure et nous atterrirons à Rio, renseigna Isabela Carvalho, la sublime hôtesse de l’air de la Varig qui s’occupait tout particulièrement de Coplan puisque les passagers en 1ère classe étaient peu nombreux sur ce vol RG 721.
Il savait tout d’elle car elle était bavarde. Jusque-là affectée aux lignes intérieures, elle avait rencontré la chance de sa vie lorsqu’une de ses collègues, une certaine Maria Dirceu, avait mystérieusement disparu. Au pied levé, elle l’avait remplacée sur la ligne Rio-Paris et retour. Née à Recife, elle promenait une silhouette éblouissante sous l’uniforme bleu marine et blanc, en déhanchant une croupe somptueuse, apanage des femmes d’origine africaine. Coplan appréciait la vue de cette croupe et des jambes superbes qui la supportaient.
Elle revint vers lui.
- Une dernière caipirinha (Mélange d’alcool de canne, de citron vert, de sucre et de glaçons) avant de toucher le sol ?
- Avec plaisir. Au fait, je ne connais personne à Rio, et Rio est la dernière ville au monde où l’on doit se sentir seul. Seriez-vous disponible pour accompagner un étranger et partager son vague à l’âme ?
Elle parut enchantée par la proposition.
- J’ai déjà été séduite par vos grands yeux bleus charmeurs, roucoula-t-elle. Seulement, il y a un ennui.
- Lequel ? Ne me dites pas qu’un boy-friend vous attend. En outre, je suis un passager de première classe de la Viagem Aerolinas de Rio de Grande Sul, ce qui me donne la priorité. Voulez-vous que je lui parle d’homme à homme ? Style : vous et moi sommes des gens civilisés, nous...
Elle l’interrompit en riant :
- Ce n’est pas ça du tout. Il y a une grève des hôtesses. Moi je suis une non gréviste. Alors, je dois tout à l’heure, dans la matinée, faire un extra sur un vol à destination de Montevideo et, au retour, repartir pour Paris.
- Je croyais que l’esclavage était aboli au Brésil depuis 1888...
Elle s’éloigna et revint avec la caipirinha. Quand elle se pencha, Coplan respira l’odeur poivrée de son corps. Puis elle lui glissa une carte de visite, disant :
- Appelez-moi dans trois, quatre jours, je serai heureuse d’être votre guide et de vous faire goûter un sileixo.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Un aphrodisiaque fabriqué par les Indiens Yanomamis du Roraima.
- Je n’ai jamais eu besoin d’un aphrodisiaque de ma vie.
- On dit ça, et puis ça arrive et la femme reste sur sa faim.
- D’accord, je goûterai au sileixo.
- E bacana (Terme argotique, équivalent de « c’est super », « c’est génial ») !
- E bacana, répéta Coplan.
Il but sa caipirinha pendant que le MD 11 terminait sa descente sur Rio au milieu de petits nuages floconneux, fréquents en cette saison. Coplan retrouvait le Brésil avec plaisir. Dans la brume ou sous le soleil, Rio restait la plus belle ville du monde, après Paris bien entendu. Les 84 îles qui constellaient la baie apparaissaient tour à tour, masquées par les nombreuses collines hérissant le paysage. De loin il reconnut le Corcovado d’où la gigantesque statue du Christ bénissait le monde, le Pain de Sucre et son téléphérique, d’autres sites encore qui avaient échappé à l’entreprise de nivellement dont le but, à l’époque coloniale, avait été de combler partiellement la baie.
Enfin, les roues touchèrent le tarmac, surchauffé par les rayons à peine filtrés du soleil de février.
- Ate logo, lança Isabela à Coplan en lui décochant une œillade assassine.
- Com prazer.
Ses bagages récupérés, il arriva dans le grand hall de l’aéroport international. Une voix suave caressa ses oreilles, égrenant des noms exotiques et enchanteurs : Salvador de Bahia, Aracaju, Maceiô, Recife, Fortaleza... Il lui fallut accomplir un effort pour se souvenir qu’il ne s’agissait que d’une voix synthétique. Coplan pensait à Isabela. A bientôt, fascinante Carioca à la voix de velours et à la peau cuivrée, à la bouche parfumée, dont chaque mouvement faisait vibrer une aura vanillée.
Au comptoir de l'autolocadora, on lui présenta le catalogue de voitures à louer en lui demandant s’il souhaitait une voiture à essence ou la spécialité brésilienne qui utilisait un carburant à base d’alcool de canne, destiné à compenser la faible production pétrolière locale, un carburant, d’ailleurs, qui connaissait un gros succès puisque 40% des véhicules l’utilisaient.
Coplan opta pour une Renault Safrane Baccara à essence.
Sans se presser, il couvrit les vingt kilomètres qui séparaient l’aéroport du centre-ville. Sa chambre était réservée à l’hôtel Méridien Copacabana dans l’avenida Atlantica. Il défit ses bagages, se doucha, se rasa et changea de vêtements avant de se rendre au quartier général de la police.
Dès qu’il fut annoncé, le comandante Joâo Do Corredor le reçut. Chef de la Brigade Criminelle, c’était un homme courtaud et corpulent, au visage basané, aux yeux noirs et à la chevelure brune clairsemée dont il prenait le plus grand soin si l’on se fiait à la brosse, au peigne et au tube de gomina posés entre le cendrier et la pile de dossiers. Son costume jaune citron et sa cravate amarante sur une chemise moutarde témoignaient d’un goût certain pour les tenues voyantes. Il ne s’exprimait qu’en portugais, langue que Coplan parlait couramment.
Avec chaleur, le comandante serra la main de Coplan.
- Mes plus sincères condoléances, senhor Clayr. Asseyez-vous, je vous en prie.
- Où est le corps ?
- Encore à la morgue. J’ai fait effectuer les formalités. Rien ne s’oppose au rapatriement.
- Parfait. Avez-vous une idée du mobile de l’assassinat ?
- Peut-être voulez-vous goûter à notre excellent café brésilien ? éluda le comandante dans un premier temps.
Sans attendre la réponse, il se tourna vers la cafetière murale et emplit deux gobelets en carton. Il déposa le premier, en compagnie d’une cuillère et d’un sachet de sucre, devant Coplan, à quelques centimètres du peigne, de la brosse et du tube de gomina. Il revint s’asseoir derrière son bureau, les yeux baissés sur son gobelet dans lequel il touillait.
- Un tueur en série, aucun doute à ce sujet, senhor Clayr. Un tueur en série, oui, un serial killer comme disent les Américains. Le nôtre, nous l’avons surnommé le Caranguejo, c’est-à-dire le crabe, car il abandonne une pince de crabe dans la poche de ses victimes. Une pince de crabe, mais pas ses empreintes digitales ou quelque autre indice. Nous sommes en février. Depuis décembre il frappe. Vous voyez cette carte sur le mur ?
Do Corredor pointa l’index vers la droite et Coplan se tourna dans cette direction. La carte restituait Rio de Janeiro et ses banlieues.
- Jeudi 3 décembre, Caranguejo tue un touriste allemand, Dieter Humboldschmidt, 29 ans, dans la rua São Francisco Javier, à deux pas du stade de Maracana où se produisent nos équipes de football les plus prestigieuses. Le mercredi 9 décembre, il s’attaque à un autre touriste, suédois celui-ci, Sven Larsson, 33 ans, rua General San Martin dans le quartier de Leblon. Nous sautons ensuite au lundi 14 décembre. Cette nuit-là, c’est un Brésilien qui meurt, Oscar Da Silva, 31 ans, rua São Clemente dans le quartier de Botafogo. Caranguejo observe pieusement les fêtes de Noël et du jour de l’An puisqu’il ne reprend ses sinistres activités que le lundi 4 janvier. Le mauvais sort tombe sur un autre Brésilien, Jorge Vargas, 28 ans, rua Barata dans Copacabana, suivi d’un compatriote, Pedro Drezner, 33 ans, le mardi 19 janvier, rua Mario Ribeiro dans le quartier de Gâvea. Et enfin, celui qui vous intéresse au premier chef, Julien Demachy, 34 ans, le mardi 2 février, avenida Epitacio Pessoa, dans Ipanema.
« Premier point : uniquement des hommes. Deuxième point : même tranche d’âge, 28, 34 ans. Troisième point, le physique des victimes identique : grands, blonds, teint et yeux clairs. Quatrième point : la méthode et l’arme. Peu probable qu’il connaisse ses victimes. Il les aborde dans la rue ou les suit jusqu’à ce que le coin soit désert. Il les frappe dans le dos, sous l’omoplate gauche, à l’aide d’un couteau de boucher auquel il imprime un mouvement circulaire afin de trancher le muscle cardiaque. Je jurerais que c’est une réaction sadique destinée à anéantir les effroyables pulsions sexuelles qui le torturent en cet instant et que le meurtre va assouvir. ».
- Il serait homosexuel ? questionna Coplan qui, jusque-là, avait écouté son interlocuteur sans l’interrompre, en se contentant de siroter son café, très léger à la mode brésilienne et fort décevant pour les amateurs de café à l’italienne.
- Pas forcément. Peut-être l’est-il, peut-être pas. Voyez-vous, senhor Clayr, je peux dire sans forfanterie que je suis un spécialiste des tueurs en série car j’ai étudié à fond leurs caractéristiques et leurs comportements à l’École du F.B.I. de Quantico dans l’État de Virginie. A mon avis, notre Caranguejo appartient à la catégorie que le F.B.I. désigne sous l’appellation de « tueur organisé ». Celui-ci est supérieurement intelligent. Sa faille est d’imaginer que personne au monde n’égale cette intelligence. Il méprise l’humanité qu’il accuse de ne pas rendre hommage à son génie et dont il cherche à se venger pour cette insulte. Cette crise couve depuis l’enfance. Elle n’éclate qu’entre 20 et 35 ans. C’est alors qu’il commet ses crimes. Ces derniers sont souvent épouvantables, bien plus atroces que ceux auxquels s’est livré notre homme...
- C’est forcément un homme ? coupa Coplan.
- Statistiquement, oui. Et un Blanc.
- Pourquoi un Blanc ?
- Les tueurs en série ne commettent que des meurtres intraraciaux. Un Blanc s’attaque à un Blanc, un Noir à un Noir.
- C’est une règle observée par le F.B.I. ?
- Oui.
- Elle s’applique au Brésil ?
Le comandante parut soudain confus.
- En réalité, Caranguejo est le premier tueur en série dont j’ai à connaître.
- Pardonnez-moi. Poursuivez, je vous prie.
Le Brésilien toussota, encore un peu gêné par son aveu.
- Cette psychose paranoïde qui l’habite, le « tueur organisé » sait admirablement la dissimuler. Comédien-né, il est plutôt d’un abord sympathique, mais volontiers hâbleur. Sa faconde est irrésistible, c’est pourquoi il n’est pas exclu qu’il ait lié conversation avec ses victimes. Souvenons-nous que Dieter Humboldschmidt et Sven Larsson étaient des touristes, probablement perdus dans notre grande ville, que Oscar Da Silva, Jorge Vargas et Pedro Drezner étaient des Cariocas récents, respectivement originaires de São Paulo, de Belém et de Salvador de Bahia, qui, comme Julien Demachy, ne connaissaient peut-être pas grand-monde à Rio et qui étaient heureux de faire un brin de causette, même avec un inconnu.
Sauf que, mais Coplan ne le dit pas, qu’il voyait mal Julien Demachy lier conversation avec un inconnu dans la rue.
- Vous demandiez, il y a un instant, si Caranguejo est homosexuel. Pas forcément, ai-je répondu. Certes, il pourrait l’être et ses gestes s’expliqueraient parce qu’il est jaloux de la beauté masculine. C’est également valable s’il est hétérosexuel. Peut-être est-il si laid qu’il n’a aucun succès ni avec les hommes dans le premier cas, ni avec les femmes dans le second. En général, ce type de criminel viole ses victimes, les mutile, les torture quand il les kidnappe, parfois mange leurs organes. Ici, il en va différemment mais, peut-être tout simplement, parce que Caranguejo est intelligent et refuse de prendre trop de risques.
- Comment comptez-vous opérer pour le capturer ?
- D’abord, nous possédons des éléments. Nous savons qu’il est blanc, âgé de 20 à 35 ans, très vraisemblablement protestant...
- Pourquoi protestant ?
- Les tueurs en série sont presque tous protestants, en raison de leur éducation austère et rigide qui favorise les refoulements sexuels. Au Brésil, nous comptons huit millions de protestants sur une population de cent cinquante-cinq millions majoritairement catholiques.
- Cette norme est-elle américaine ?
- Oui. Par ailleurs, nous recherchons les hommes qui se seraient échappés avant décembre d’un asile psychiatrique ou qui en auraient été libérés. Ces hommes devraient répondre aux critères que je viens d’énoncer. Bien entendu, la tâche est gigantesque, ne nous leurrons pas. Vous savez ce que disait le procureur général adjoint de l’État de Floride à propos d’un célèbre tueur en série américain ? Je le cite :... « Le public s’imagine que le criminel est un bossu à la Quasimodo, qu’il est difforme et n’est qu’un petit monstre répugnant aux yeux qui louchent, à la lèvre ornée d’un bec-de-lièvre et aux genoux cagneux. Pour le public, ce loup-garou ramperait dans les ténèbres, la bave dégoulinant sur le menton, en laissant derrière lui des sillons d’écume. Le public oublie souvent que c’est un être humain, parfois semblable à nous, sauf dans son cerveau dérangé... »
- Belle phrase, concéda Coplan. Quelle valeur symbolique attachez-vous à la pince de crabe abandonnée dans la poche de ses victimes ?
- Les psychiatres, les psychologues et les psychanalystes que j’ai réunis en groupe de travail à ce sujet sont en total désaccord. Pour les uns, ce n’est qu’un défi sans valeur symbolique, mais révélant le désir de se faire démasquer un jour ou l’autre en laissant une trace incriminatoire. Pour le camp adverse, c’est la répétition d’un incident qui remonte à l’enfance. Pour d’autres encore, ce symbole alimentaire traduirait la révolte contre l’ordre social qui accepte les favelas, et la faim et la misère qui y règnent.
- Pour vous, par conséquent, aucun doute, Julien Demachy a été assassiné par Caranguejo ?
- Aucun doute, senhor Clayr.
CHAPITRE II
L’air blasé, la moustache jaunie par l’abus du tabac, l’employé en blouse blanche saisit la poignée et exerça une violente traction. La dalle métallique émergea du placard et roula sur ses galets dans un affreux grincement de mécanique mal huilée. Ensuite, il rabattit le drap en caoutchouc et dévoila le visage de Julien Demachy au front bandé pour masquer les ravages de l’autopsie.
Coplan se pencha.
Le mort, sous sa véritable identité de Jean Denny, avait détenu le grade de capitaine au sein de la D.G.S.E. A ses débuts, il était passé par le Service Action avant d’être affecté à l’école d’espionnage de Cercottes dans le Loiret. Très vite, servi par la connaissance de plusieurs langues étrangères, il avait montré des dispositions extraordinaires pour les missions hors de France. Devenu un agent Alpha (Agent clandestin, isolé et livré à lui- même, qui parcourt le monde en mission sous une ou plusieurs couvertures de circonstance) permanent, il avait connu succès sur succès et était très apprécié par le Vieux. Le revers de la médaille était que ce travail en solitaire avait renforcé son caractère difficile et sa tendance à se montrer taciturne, désagréable et orgueilleux. Lors de leur unique rencontre à Abidjan, Coplan avait passé des moments pénibles en sa compagnie.
A présent, cela était oublié. Jean Denny alias Julien Demachy était mort d’horrible façon et le Vieux avait envoyé Coplan à Rio pour enquêter sur l’assassinat et découvrir si un coup tordu ne se cachait pas derrière le crime officiellement crapuleux.
La mission dont Julien Demachy avait été investi consistait à retrouver la trace d’œuvres d’art volées en France durant la Seconde Guerre mondiale par les nazis et pour le compte du Reichsmarschall Hermann Goering. Beaucoup de ces trésors avaient été retrouvés à la fin du conflit mais un certain nombre restaient introuvables. Six mois plus tôt, un Van Gogh était réapparu à Londres, un Gauguin à La Haye, un Sisley à Rome. Il avait été découvert que le vendeur résidait à Rio. Sur demande du ministère de la Culture, qui souhaitait récupérer ce butin de guerre raflé par les hitlériens et estimé à plusieurs milliards de francs, l’affaire avait été confiée à la D.G.S.E., bien qu’elle ne relève pas des missions d’espionnage ou de contre-espionnage traditionnelles. Deux agents Alpha avaient été désignés par le Vieux, Julien Denny et Florence Visniac, celle-ci sous sous l’I.F. (Identité fausse) de Catherine Montero.
Confronté à l’assassinat de son agent, le Vieux avait songé à une exécution ordonnée par le trafiquant d’œuvres d’art. Si cette hypothèse était réelle, pourquoi tuer Julien Demachy et pas celle qui le secondait ? Par ailleurs, la conviction du comandante Joâo Do Corredor quant aux mobiles du crime était plus que confortée par les meurtres précédents qui avaient débuté en décembre.
Coplan remit le drap en place et fit signe à l’employé qu’il en avait terminé. Au bureau, on lui remit les affaires personnelles du mort. Il sortit et remonta dans la Renault pour se rendre avenida Epitacio Pessoa où avait été découvert le cadavre de Julien Demachy. Ici, on était à l’opposé de la plage renommée d’Ipanema, popularisée dans le monde entier par la célèbre chanson. En se référant au plan remis par Do Corredor, Coplan trouva l’endroit sur les bords du lac Rodrigo de Freitas et observa les alentours. L’agent Alpha résidait rua Conde de Bonfim, dans le quartier éloigné de Tijuca. Quel intérêt l’avait attiré là aux alentours de minuit dans l’une des villes les plus dangereuses du monde, passé le crépuscule ? Il était venu en voiture. Sa Peugeot avait été retrouvée à deux cents mètres du lieu où l’assassin avait frappé. Et par quel miracle, l’ancien spécialiste du Service Action qu’il était avait-il pu se laisser surprendre par un tueur qui n’avait derrière lui que cinq exploits du même genre ? Du moins, si l’on admettait la thèse que soutenait le comandante.
Coplan repartit pour Tijuca. Les clés dénichées dans le sac contenant les affaires personnelles lui permirent de déverrouiller la porte de l’appartement de la rua Conde de Bonfim. Persuadés que Julien Demachy avait été assassiné par Caranguejo, les policiers, avec leur nonchalance brésilienne, ne s’étaient pas donné la peine de fouiller les lieux. Rien n’était en désordre. Peu de meubles, l’agent Alpha aimant la vie Spartiate. Dans une vitrine, une plaquette sur laquelle étaient épinglés quelques très beaux spécimens de papillons amazoniens. Coplan fouilla consciencieusement sans rien découvrir d’intéressant. En bon agent clandestin, l’officier n’avait pas été homme à laisser traîner des indices concernant ses activités.
Sur la table de la cuisine, Coplan vida le contenu du sac. Il écarta le passeport et les objets sans intérêt et feuilleta les pages d’un minuscule carnet de poche. Il n’y releva que trois numéros de téléphone, ceux de la compagnie aérienne Varig, d’un atelier de mécanique et d’un service de livraison de repas à domicile. Dans le portefeuille, en dehors du permis de conduire, d’une petite somme d’argent, d’une carte postale vierge, coupée en deux pour tenir dans le portefeuille et représentant le Sacré-Cœur de Montmartre, Coplan ne trouva qu’une carte de visite au nom de Maria Dirceu avec un numéro de téléphone et une adresse dans le quartier de Laranjeiras. Il la remit en place et réemballa les affaires dans le sac, puis il téléphona à Florence Visniac dont la police ignorait les liens avec son compère.
Il n'obtint pas de réponse et laissa sur le répondeur un message sibyllin dont elle comprendrait le sens caché. Il raccrochait quand un souvenir fulgura dans son esprit. Maria Dirceu, c’était le nom qu’Isabela Carvalho, l’hôtesse de l’air de la Varig avait prononcé. Maria Dirceu était l’hôtesse qu’elle remplaçait sur la ligne internationale Rio-Paris et retour, et qui avait mystérieusement disparu. Une simple homonyme ? Une extraordinaire coïncidence ?
Il s’empara de l’annuaire téléphonique et consulta la page à Dirceu. Il y en avait un assez grand nombre, dont beaucoup de Maria, un prénom très répandu dans un pays aussi catholique que le Brésil.
Il reprit la carte de visite et appela le numéro de téléphone. Une voix mâle répondit, lente, neutre, méfiante.
- Je voudrais parler à Maria, déclara Coplan.
- Elle n’est pas là. Qui êtes-vous ?
Il raccrocha, sortit de l’appartement et remonta dans la Safrane pour aller rôder autour de l’adresse de Maria Dirceu dans le quartier de Laranjeiras. Il ne fut pas long à repérer une Ford dans laquelle un homme assis derrière le volant surveillait les parages derrière ses lunettes noires. Il en releva le numéro et alla se réfugier dans une cabine publique du Rio Sul Shopping Center. Il téléphona au quartier général de la police et se fit brancher sur les services administratifs.
- Ici le consulat général des États-Unis, fit-il en adoptant un fort accent américain. J’ai été accroché par un conducteur qui m’a affirmé qu’il appartenait à la police. Je voudrais vérifier si ceci est vrai. Nous avons procédé à un constat à l’amiable. Voici le numéro de son véhicule.
Dix minutes plus tard, il sut que son pressentiment avait été le bon. L’immeuble où résidait Maria Dirceu était surveillé par la police et l’homme qui lui avait répondu au téléphone était probablement un policier. Le ton qui était le sien, inimitable, militait en faveur de cette thèse. Par conséquent, cette Maria Dirceu était vraisemblablement l’hôtesse de l’air qui avait mystérieusement disparu. Vraiment, une coïncidence extraordinaire. Cependant, un autre problème se posait. Était-il plausible qu’au moment où Julien Demachy était assassiné, une personne avec laquelle il semblait lié disparaisse simultanément ?
Il avait faim. Au restaurant du shopping-center, il commanda un tambaqui, un poisson à la chair savoureuse, préparé avec une sauce au lait de coco, qu’il arrosa avec une bouteille de bière Antartica.
Le comandante Do Corredor avait forcément vu la carte de visite, analysa-t-il, puisqu’elle figurait dans les affaires personnelles que portait sur lui Julien Demachy quand il avait été tué. Il n’avait pu qu’être frappé par la coïncidence. Pourquoi ne l’avait-il pas évoquée devant Coplan ? Il avait dû l’écarter, réfléchit-il, tout entier à la thèse qui lui était chère : l’implication de Caranguejo. Voilà l’explication.
Il pesa le pour et le contre. En parler au comandante ? Il décida que non. Il mènerait sa propre enquête.
Son repas terminé, il appela son hôtel pour savoir si Florence Visniac avait laissé un message. Il reçut une réponse négative. Un peu déçu, il partit pour le siège du Jornal do Brasil, l’un des deux quotidiens les plus répandus du pays, l’autre étant le Globo. Au service accueil, il demanda à consulter les parutions du mois précédent. Dans la salle de lecture, il fut quelque peu effrayé par le volume de chaque numéro du quotidien : environ cent pages. Heureusement, le journal était divisé en cahiers consacrés chacun à une rubrique différente.
Dans celle relative aux faits divers, Coplan dénicha l’article concernant la disparition de Maria Dirceu. Ce qui le frappa, ce fut la date : la veille de l’assassinat de Julien Demachy. L’hôtesse de l’air avait quitté son domicile de Laranjeiras à bord de sa Subaru pour aller prendre son service à bord du vol Varig RG 724 de 22 heures 20 à destination de Paris, et personne ne l’avait revue. Pas plus que la Subaru. Sa famille, fort influente, remuait ciel et terre pour qu’elle soit retrouvée. Dans les éditions suivantes, consacrées surtout au nouveau crime de Caranguejo sur la personne de Julien Demachy, on ne parlait plus d’elle.
Coplan quitta les locaux du Jornal do Brasil et alla s’enfermer dans l’une de ces cabines téléphoniques que l’on surnommait ici orelhào, la grosse oreille, en raison de leur forme extravagante. A son hôtel, on lui répondit qui aucun message à son nom n’avait été reçu.
Son étape suivante fut le Globo car il souhaitait confronter les renseignements recueillis au Jornal do Brasil avec ceux de son concurrent. En fait, il n’apprit rien de nouveau, sauf que Maria Dirceu était une collectionneuse passionnée de papillons amazoniens.
Était-ce elle qui avait fourni ceux que Coplan avait découverts dans la vitrine de l’appartement de Julien Demachy ?
Il rentra au Méridien pour attendre l’appel de Florence Visniac. Longtemps, il contempla à travers la fenêtre de sa chambre et par-delà la masse du Palace Leme, le téléphérique qui montait vers le Pain de Sucre. Plus tard, quand le crépuscule tomba, il regarda sur l’écran de télévision les préparatifs du carnaval, puis vers 21 heures 30, se fit apporter un dîner léger.
Quand il s’endormit, Florence Visniac n’avait toujours pas appelé.
CHAPITRE III
Coplan avait eu une brève aventure avec Florence Visniac au cours d’une mission en Hongrie et il se souvenait combien elle était belle quelques mois plus tôt lors de ce dîner sur les bords du Danube pendant que les tziganes jouaient Dva guitaré et que le champagne coulait à flots dans leurs coupes. Grande, les yeux bleus, les cheveux longs et blonds, elle passait facilement pour une Hongroise et profitait largement de la confusion. Comme Jean Denny alias Julien Demachy, elle détenait le grade de capitaine au sein de la D.G.S.E., bien qu’elle fût d’origine civile et non militaire. Gaie, rieuse, enjouée, on ne l’imaginait pas dans la peau d’une espionne.
Aujourd’hui, elle était toujours aussi belle, mais quelque chose en elle avait changé. De sa propre initiative, elle s’était présentée au Méridien et avait réveillé Coplan avant de faire monter deux plateaux de breakfast. Plus volubile que d’habitude, elle semblait nerveuse. En buvant son café, pas assez corsé à son goût, Coplan l’observait. Elle avait coupé ses cheveux, les portait courts, un peu à la mode des garçonnes de 1925 et les avait teints en noir. Plus de maquillage sur le visage, ni de vernis à ongles. Sa mission l’exigeait-elle ? Comme à l’accoutumée, elle était vêtue à ravir : robe bleue très habillée. Deux choses cependant choquaient : le sac à main dont le cuir était usé et la ceinture en paille tressée rose. Deux détails qui juraient avec son bon goût habituel, dont témoignaient bijoux et chaussures très élégants.
- Qu’est-il arrivé à tes cheveux ? questionna Coplan en plongeant sa cuillère dans sa compote de goyave.
- J’avais l’humeur un peu rétro, répondit-elle d’un ton léger, mais il lut la gêne dans son regard.
- Le maquillage, le vernis à ongles ? Tu les supprimes dans un pays où les femmes les trouvent aussi naturels que de danser la samba ou la lambada ? Ce serait contraire à l’éthique de notre profession que de chercher à se faire remarquer.
- Je ne cherche pas à me faire remarquer, répliqua-t-elle avec agressivité. Au contraire. Tu as remarqué la couleur de mes cheveux ?
- J’ai remarqué.
- Je préfère passer pour une aborigène, c’est plus facile pour ma mission. Pourquoi toutes ces remarques ? Tu es devenu mon superviseur ?
Il rit.
- Pas du tout. J’avais encore en mémoire ton image à Budapest. Et le bleu du Danube dans tes yeux.
Les traits de Florence se fermèrent.
- Ne sois pas romantique. A Budapest j’étais hongroise. Aujourd’hui je suis brésilienne. C’est l’un des avantages du métier. Comme Janus, on a deux visages. Souvent plus. Bon, soyons sérieux. Tu es venu enquêter sur une mort suspecte. Tout de go, je vais te dire que je ne sais rien, que je ne comprends pas et que la thèse de la police me paraît être la bonne.
- Caranguejo ?
- Oui.
- Tous les deux vous avez enregistré des progrès dans votre recherche du trafiquant d’œuvres d’art volées par les nazis ?
- D’abord, Francis, mettons les choses au point. Nos ordres étaient de travailler séparément, de feindre de ne pas nous connaître et d’organiser des rencontres périodiques. Nous avons suivi cette tactique. J’ai vite découvert que Julien, appelons-le ainsi, témoignait d’un caractère difficile. Renfermé, secret, hargneux, non coopératif. Les choses allaient mal entre nous. Pour le bien du Service, je n’ai pas sollicité ma relève. Pour répondre à ta question, en ce qui me concerne, je n’ai enregistré absolument aucun progrès. Pour ce qui est de Julien, je n’ai pas l’impression non plus, sauf s’il m’a caché quelque chose.
- Le soir de sa mort, il allait à un rendez-vous avec toi ?