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No Condé Nast Publications, Inc. 1982.
ISBN : 0-441-82348-3
No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
ISBN : 2-258-01141-8
Édition originale : Charter Communications, Inc.
CHAPITRE PREMIER
Il s’appelait Minya Staline. Eh oui, Staline. En russe, staline signifie « acier ». Rien d’étonnant, donc, à ce que ce crack de l’espionnage soviétique se soit illustré aux États-Unis sous le pseudonyme de Martin Steel[1]. Logique. Et le prénom, me direz-vous ? Eh bien, en russe, Minya ne veut strictement rien dire, c’est un prénom, tout bêtement. Alors pourquoi pas Martin ?
Bien sûr, j’en savais un tout petit peu plus sur le compte du passager de ce taxi qui roulait dans Rhode Island Avenue en direction de Logan Circle. D’abord, avec un poids qui frisait les quatre-vingt-cinq kilos, il n’avait rien d’une demi-portion. Ensuite, il était tellement polyglotte qu’il poussait le vice jusqu’à parler huit langues étrangères sans la moindre trace d’accent. Il était également rusé comme une fouine, virtuose dans l’art du déguisement, avait sur la conscience la mort de neuf agents américains, et n’était pas soupçonné d’être venu à Washington pour assister à un gala de bienfaisance.
De son aspect physique, malheureusement, je n’avais qu’une idée très vague. Mais je pouvais reconnaître sa démarche. Les huit photos que Hawk possédait de lui dans son fichier auraient parfaitement pu être celles de huit individus différents. Un seul trait commun réunissait tous les portraits, un trait qui n’était pas près de s’effacer de ma mémoire : les yeux de Minya Staline. Ils avaient vraiment quelque chose d’inoubliable.
Le taxi jaune et noir fit un tour complet de Logan Circle puis s’engagea dans Vermont Avenue.
— Ne le lâchez pas ! dis-je à mon chauffeur.
— Dites, m’sieur, répondit ce dernier en se retournant brièvement vers moi. Ça devient fou cette histoire-là. Vous n’avez pas loin de cinquante thunards au compteur, et moi ça fait une heure que je devrais avoir terminé mon service. Alors, vous êtes vraiment sûr que…
— Tout ce qu’il y a de plus sûr ! Vous continuez à lui filer le train même si le manège doit durer un mois.
Il empoigna son volant avec un gros soupir et lorgna le compteur qui défilait paisiblement et était en train de franchir le cap des cinquante dollars.
La filature avait commencé près de trois heures plus tôt à Dulles airport. Incapable, et pour cause, de reconnaître Minya Staline à son physique, je l’avais identifié grâce à sa démarche. D’autres agents l’avaient déjà filmé, à distance respectable, cela va de soi, et Hawk m’avait passé les films. Quel que soit son accoutrement, j’aurais repéré Staline n’importe où à sa démarche prétentieuse.
Mais, en dehors de l’épate, Hawk n’avait pas voulu me dire ce qu’il faisait à ce moment et en ce lieu. Depuis cinq ans que sa fesse gauche était décorée d’un trou de balle signé par l’un de mes collègues, Minya Staline, alias Martin Steel, n’avait pas montré le bout de son nez sur le territoire des États-Unis.
Le taxi fit deux fois le tour de Thomas Circle avant de prendre Massachusetts Avenue. Il roulait vers Scott Circle. Ensuite, c’était Dupont Circle. Dupont Circle où se trouvait le QG de l’AXE dont le vénéré patron David Hawk m’avait, plusieurs années auparavant, tiré du statut anonyme d’Américain moyen pour me conférer le statut plus anonyme encore de tueur d’élite N3. Non ! il n’allait tout de même pas chez nous ? Staline ne pouvait pas savoir que nos bureaux se cachaient là, derrière une obscure vitrine. S’il le savait et qu’il y allait, je ne voyais plus qu’une explication : il était las de vivre. Je lui aurais franchement conseillé de continuer à me balader dans Washington, quitte à s’offrir une course de mille dollars. Cela lui aurait, de toute manière, coûté moins cher qu’une visite dans les services de l’AXE.
Il dut capter mon message car il fit le tour de Dupont Circle, s’engagea dans M Street et tourna à gauche pour reprendre la route de Thomas Circle. La tête de mon chauffeur commençait à tomber sur le côté par intermittence. Le gars cédait au sommeil. Probable que ce brave travailleur se mettait au lit tous les soirs une heure après la fin de son service et que son organisme avait du mal à s’adapter à cette nouvelle situation.
Le compteur n’allait pas tarder à marquer soixante dollars. Le chauffeur y jeta un coup d’œil et cela eut l’air de le réveiller un peu. Le prix de la course était le cadet de mes soucis, mais je commençais à trouver la promenade particulièrement rasoir. Si je m’étais écouté, je me serais, moi aussi, laissé tenter par un roupillon. Seulement Hawk avait été clair et net :
— Vous jugerez peut-être que ce travail n’est pas à votre hauteur, m’avait-il déclaré avant de me laisser m’évader de la caverne enfumée qui lui servait de bureau dans l’arrière-boutique de Dupont Circle. Il se peut effectivement qu’il ne le soit pas, je ne peux préjuger de rien. Mais je ne vous dirai qu’une chose, Nick : laissez ce gars-là vous filer entre les doigts et vous pouvez être certain qu’il nous flanquera un coup de bâton derrière les oreilles !
Donc, malgré les bâillements du chauffeur de taxi qui commençaient à devenir contagieux, je ne lâchais pas Minya Staline-Martin Steel.
Ou tout au moins le croyais-je.
Avec une soudaineté qui me surprit et réveilla totalement mon chauffeur, le taxi de devant vira à droite sur les chapeaux de roues puis, dans un hurlement de freins et en décorant la chaussée d’une belle trace de gomme, stoppa devant l’Holiday Inn de Thomas Circle.
— Continuez tout droit, dis-je. Vous tournerez dans la Treizième et vous me laisserez au coin.
Je réglai les trois heures de course, soit soixante-et-un dollars. Je n’étais pas près d’oublier cette somme. C’était exactement celle que m’avait coûté ma première voiture, une Ford A coupé, modèle 1929. Et je m’étais fait rouler.
Je remontai M Street en courant et m’engouffrai dans le hall de l’Holiday Inn juste à temps pour voir la silhouette à la démarche de paon entrer dans un ascenseur. J’attendis qu’il se retourne – les gens se retournent toujours dans les ascenseurs – pour avoir un bon aperçu de son minois. Déception. Il garda le visage obstinément braqué vers la paroi du fond et les portes se refermèrent.
J’appris à la réception qu’il était descendu sous le nom de Martin Steel. Chambre 605.
Je me dirigeai à mon tour vers les ascenseurs, pensant utiliser un truc, classique mais efficace, pour le cas où l’ami Staline-Steel se serait méfié des filatures. J’allais monter au septième, redescendre à pied à l’étage inférieur, repérer la chambre 605, puis retourner en bas attendre tranquillement que M. Steel se décide à bouger.
Je traversai le hall en me frayant un chemin dans une foule de gens qui portaient des macarons de congressistes. L’un de ces macarons était particulièrement en vue, épinglé tel une figure de proue sur une robe rouge remplie par une superbe poitrine. J’y lus le sigle ANRA. American Newspaper Reporters Association[2].
Sublime. Le plus grand maestro de l’espionnage soviétique, chargé d’une mission tellement secrète que l’on n’avait pas daigné me mettre – moi, l’agent N3, tueur d’élite de l’AXE – dans la confidence, venait de traverser un congrès réunissant le gratin des journalistes du pays. Et personne n’avait cillé.
Je montai au septième, pris l’escalier pour redescendre au sixième et repérai la chambre 605, un petit renfoncement au bout du couloir principal. Cela fait, je pris un autre ascenseur et regagnai le hall pour attendre Martin Steel.
C’était lui qui m’attendait.
Les portes s’écartèrent. Il était devant moi. Dans son dos, les journalistes s’entre-lorgnaient le macaron et trinquaient en échangeant des cancans et des histoires croustillantes qui ne me parvenaient que sous la forme d’un brouhaha diffus. Les seuls sons clairement identifiables étaient les éclats de rire et le tintement des cubes de glace dans les verres.
Un autre brouhaha résonnait dans mon crâne, celui de ma matière grise en ébullition. Comment avais-je pu être assez naïf pour me laisser damer le pion de la sorte ? La main de Martin Steel était prolongée par un pistolet qui avait, à peu de choses près, les dimensions d’un mortier lourd.
Derrière des lunettes noires, son visage, artificiellement vieilli par des bajoues de plastique, s’agrémentait d’un large sourire tout de blanc émaillé.
Mais je n’avais aucun doute. Je me trouvais bien devant Martin Steel, enfin devant Minya Staline.
Comme animée d’un mouvement propre, ma main plongea dans ma veste vers la crosse de Wilhelmina, mon précieux Lüger, décoré d’une belle brochette d’entailles, que je porte dans un holster niché sous mon aisselle gauche. Le mortier de Staline tonna.
La balle me toucha au flanc droit. La douleur fut atroce. Inutile de la décrire, aucun mot ne serait assez fort pour la faire comprendre à qui n’a jamais reçu de balle dans la peau. Mes jambes se dérobèrent sous moi et je sentis que je perdais connaissance.
Je levai les yeux vers mon meurtrier. J’attendais la mort, espérant qu’elle viendrait vite mettre un terme à ma souffrance. La main qui avait voulu saisir Wilhelmina était maintenant frénétiquement agrippée à la blessure écarlate de mon côté droit.
Martin Steel ne semblait pas pressé d’abréger ma peine. Son rictus satanique se refléta dans mes yeux vitreux, tel le sourire de la Mort m’appelant en son sein.
Je n’avais pas pris conscience du silence sépulcral qui avait fait suite à la déflagration de sa monstrueuse arme de poing. Je n’avais pas vu la crème dans la presse américaine foncer sous les tables et dans les recoins du hall. Je ne voyais rien d’autre que le sourire grimaçant de la mort et la gueule de cette arme qui allait bientôt cracher quelques grammes de métal brûlant et atteindre un point invisible entre mes deux yeux.
Soudain un éclair rouge passa devant mes yeux hallucinés et percuta le dos de l’espion soviétique. Il y eut un autre éclair rouge lorsqu’il pressa la détente et que l’énorme projectile transperça la paroi métallique de l’ascenseur à quelques centimètres de ma tête.
Puis tout devint noir.
CHAPITRE II
Elle s’appelait Felicia Starr. Un nom bien américain. Logique. Elle était la crème des journalistes américaines.
Elle était aussi la crème des femmes que j’avais connues dans ma vie. Une vie qui, sans elle, se serait achevée dans un ascenseur.
Elle se trouvait dans la chambre lorsque j’ouvris les yeux. La douleur de mon flanc était cuisante mais la balle avait été extraite. Les dégâts ne semblaient pas trop graves et je ne perdais presque plus de sang. Seule une petite tache rouge et moite avait filtré à travers le bandage qui m’entourait la taille, comme pour me rappeler que j’étais un mortel parmi tant d’autres.
— Ah ! vous allez enfin pouvoir me dire qui vous êtes et qui était cet individu. Racontez-moi ce qui s’est passé.
Elle se tenait au-dessus du lit, les bras croisés sous cette orgueilleuse poitrine grâce à laquelle j’avais pu connaître l’objet de l’éminent congrès qui se tenait à l’Holiday Inn. Le macaron n’était plus là. Fâcheux, car je n’avais plus de prétexte légitime pour contempler ces globes arrondis qui lui servaient de support. Malgré la sécheresse de son entrée en matière, j’y sentis un brin d’enjouement et de sympathie, voire même une pincée d’admiration pour un homme qui avait regardé en face le visage hideux de la mort sous la forme d’un gros, très gros, pistolet.
J’allais ouvrir la bouche pour répondre lorsque je réalisai que je n’avais aucune révélation à faire à cette femme qui m’avait sauvé la vie. Ma quincaillerie avait disparu. Quelqu’un à l’intérieur de l’hôpital devait donc se douter que la victime du tueur de l’Holiday Inn n’était pas un brave père de famille qui vaquait paisiblement à ses occupations. Je n’avais, naturellement aucun papier sur moi mais je savais que les rouages allaient se mettre à tourner et que Hawk apprendrait bientôt que l’un de ses hommes s’était fait trouer la couenne. Et Felicia Starr, fine fleur de la presse, n’était pas née de la dernière pluie. Elle avait parfaitement compris qu’il y avait anguille sous roche. Elle m’avait suivi à l’hôpital et avait attendu ma sortie du bloc pour être la première à me parler à mon réveil. Elle savait qu’elle pouvait faire un gros scoop.
— Qui êtes-vous ? lui demandai-je, plus pour gagner du temps que pour connaître son identité.
Elle se présenta néanmoins avec beaucoup de complaisance, m’apprit qu’elle travaillait pour le Washington Times où elle s’étiolait à alimenter la rubrique des chiens écrasés. Elle flairait un papier de première et n’était pas décidée à baisser pavillon. Elle décroisa les bras et ses rondeurs se mirent à osciller avec grâce. Puis elle sortit un bloc-notes et un stylo. Malgré mon état, je remarquai que son visage était agrémenté de taches de rousseur et d’adorables fossettes. Elle avait de longs cheveux auburn. En un mot, aussi ravissante que courageuse.
— Votre nom, s’il vous plaît ?
Le « s’il vous plaît » était de pure forme. À son ton, je compris qu’il ne s’agissait pas d’une demande mais d’un ordre.
— Woods Hunter, répondis-je, reprenant l’un de mes noms de guerre favoris. Je travaille dans un journal de Des Moines dans l’Iowa. Nous sommes collègues.
— Vous étiez délégué au congrès par votre journal ?
— C’est ça.
Avec un battement de paupières, elle parcourut ma silhouette étendue sous le drap. Le doute se lisait sur sa jolie frimousse. Mais elle l’écarta apparemment, car elle ne me demanda même pas pourquoi je ne portais pas de macaron.
— Et cet homme qui vous a tiré dessus dans l’ascenseur ?
— Je ne sais pas, répondis-je, en me disant un peu hypocritement que c’était presque vrai.
— Pourquoi vous avait-il tiré dessus ? Pourquoi s’apprêtait-il à vous achever ? Ce n’est tout de même pas une mode à Washington d’assassiner les journalistes de Des Moines !
J’essayai de hausser les épaules sous mon drap. Mon mouvement tira sur mes pansements et je fis une grimace de douleur.
— Vous savez, répliquai-je, il faut bien un début à tout…
— Non, ça ne marche pas. Vous me devez votre peau. J’estime que vous me devez aussi des éclaircissements.
— Racontez-moi plutôt. Je n’ai pas bien vu. Dites-moi comment cela s’est passé et je vous donnerai les réponses que vous méritez.
Ses lèvres vermeilles se pincèrent, comme si elle n’était pas sûre que je tienne ma promesse. Mais elle me raconta.
Elle était en train de bavarder en riant, le verre à la main, dans le hall de l’hôtel. Cela je le savais. Une réunion venait de s’achever et une autre session allait commencer vingt minutes plus tard. Un homme arriva en trombe dans l’escalier, bouscula un groupe de journalistes et de clients et se planta devant les cages d’ascenseur. Elle le vit prendre quelque chose dans la poche de sa veste sans réaliser que c’était une arme. Mais, intriguée, elle l’observa alors que les autres avaient repris leur conversation.
— Il était là, immobile comme une statue, les jambes écartées avec dans la main cet objet que je distinguais mal. Il me tournait le dos mais je voyais parfaitement à son attitude qu’il n’attendait pas l’ascenseur. En fait, il bloquait la sortie.
— Et vous n’aviez pas vu le pistolet ?
— Mal. C’est seulement quand les portes se sont ouvertes sur vous et qu’il a levé le bras que j’ai compris. J’ai vu la flamme sortir du canon. Je crois que j’ai hurlé, comme tout le monde.
Étrange. Je n’avais entendu aucun hurlement. Seulement cette énorme déflagration qui m’avait retenti dans la tête.
— Les gens se sont éparpillés dans toutes les directions, poursuivait Felicia. Je crois que je me serais sauvée aussi, si je n’avais pas été complètement hébétée. Je suis restée clouée sur place comme un piquet et je vous ai regardé glisser le long de la paroi, les yeux fixés sur l’homme qui vous visait soigneusement la tête.
Elle se tut et se mordit la lèvre. Je vis passer dans ses yeux cette lueur de sympathie et d’admiration que j’avais cru déceler tout à l’heure dans ses paroles.
— Pourquoi êtes-vous intervenue ? lui demandai-je.
— Je ne sais pas. Une impulsion instinctive. Je me suis ruée sur lui comme un taureau. Mille idées me sont passées par la tête pendant que je courais. Je m’attendais à ce qu’il m’entende, se retourne et m’abatte sur place. Mais il était trop occupé à ajuster sa cible, je suppose. Au moment où je suis rentrée dans son dos, le coup est parti. J’ai pensé que j’avais fait cela pour rien et que j’avais même précipité votre mort. Ce n’est que plus tard que j’ai su que la deuxième balle vous avait raté.
— Que s’est-il passé ensuite ? questionnai-je.
Mon cœur se mettait à cogner. Je prévoyais sa réponse et j’étais obsédé par ce que m’avait prédit Hawk si je laissais filer Martin Steel.
— Je ne sais pas, fit-elle. Quand je l’ai bousculé, il s’est retourné vers moi. Il me regardait avec une grimace affreuse. Je me suis évanouie. Les autres m’ont raconté qu’il avait pointé son arme sur moi puis qu’il avait eu l’air de changer d’avis et qu’il s’était enfui. Ils ont appelé la police mais c’était trop tard. Voilà, vous savez tout. Maintenant, à vous. Je veux connaître votre vrai nom et votre vrai métier. Et les siens…
La porte s’ouvrit sous une poussée brutale et deux flics en uniforme firent irruption dans la chambre. Ils empoignèrent Felicia sous les bras et l’entraînèrent à l’extérieur.
— Monsieur Hunter, vous m’avez promis…
Elle ne parvint pas à en dire plus. La porte claqua sur les talons des flics. Je me rallongeai sur mon lit. La douleur devenait de plus en plus vive. Un peu plus tard, l’un des deux pieds-plats revint et me présenta ses excuses ainsi que celles de son collègue pour avoir laissé la dame s’infiltrer dans ma chambre. Il me jura que cela ne se reproduirait plus et s’éclipsa sans me laisser le temps de lui demander qui il était.
Ma blessure me torturait de plus en plus. Je sonnai. Un infirmier vint me demander ce que je voulais.
— Quelque chose pour me faire passer ce mal de chien, lui répondis-je.
Il sourit, ressortit et revint quelques minutes plus tard avec une seringue. Heureusement que c’était un analgésique car vu la manière dont il s’y prit, j’allais en avoir besoin pour faire passer aussi la douleur de la piqûre. Cinq minutes plus tard, je ne souffrais plus du tout, au contraire. Je me mis à flotter dans la pièce, caressant mes draps, les murs, le plafond, la douce fraîcheur des vitres de la fenêtre.
À un moment, il me sembla entrevoir Hawk qui balançait la tête de droite à gauche au milieu d’une brume cotonneuse, puis je replongeai au pays des songes.
Lorsque je m’éveillai, le calme régnait dans la chambre et seule la lumière du dehors dessinait des ombres torturées sur le plafond. La douleur revenait et j’eus envie d’appeler pour demander une autre piqûre. Puis je me ravisai. Ce n’était pas encore totalement insupportable.
Plus par intuition que par perception, je savais que le jour allait bientôt se lever. Le bourdonnement de la ville avait changé derrière les vitres. Un peu partout les moteurs démarraient, les gens partaient travailler.
Un cliquètement à la porte me détourna des ombres du plafond et des murmures de la ville.
J’attendis, pensant voir l’infirmier apparaître avec une seringue mais la porte ne s’ouvrait pas. Il y eut un autre « clic », suivi d’un grincement de parquet. Je n’avais pas eu le temps de demander à Felicia dans quel hôpital on m’avait amené. À l’évidence, je ne me trouvais pas dans une construction moderne. Ce n’était pas non plus un hôpital militaire car, dans ce cas, ce ne serait pas par des flics en uniforme que Felicia aurait été flanquée à la porte.
Encore un « clic » et, cette fois, la porte commença à s’ouvrir lentement. Les battements de mon cœur accélérèrent. J’avais l’impression de revivre la scène de l’ascenseur, victime impuissante d’un tueur inflexible armé d’un mortier lourd.
La porte s’entrebâilla d’une trentaine de centimètres. Une forme humaine, vêtue de blanc, se coula dans la pièce puis referma avec précaution. Je me crevai les yeux à essayer de voir dans la pénombre le visage de l’homme en blanc. Était-ce l’infirmier qui était venu me faire la piqûre calmante ou bien Martin Steel sous un nouveau déguisement ?
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, la gorge nouée. Qu’est-ce que vous voulez ?
Il me sembla que la silhouette s’orientait au son de ma voix. Elle se glissa vers le lit, s’empara de mon oreiller et me l’appliqua sur le visage. Des doigts puissants, apparemment rodés à ce genre de besogne, me pincèrent le nez et m’obstruèrent la bouche à travers les plumes. Les mains continuèrent à malaxer l’oreiller, cherchant à améliorer une étanchéité qui était déjà parfaite. J’étais bien placé pour le savoir. Je ne pouvais plus respirer et tentai d’arracher l’oreiller puis d’écarter les poignets de mon agresseur. Impossible, il était trop robuste.
Je cambrai les reins en ramenant les pieds sous moi. La douleur fulgurante me déchira le flanc. Mais, si je ne faisais rien, j’allais bientôt cesser de souffrir à tout jamais.
Rassemblant toutes mes forces, je décochai une ruade à mon adversaire. La douleur fut abominable, mais l’étau se desserra autour de l’oreiller et j’aspirai goulûment une grande bouffée d’air. Je me détendis les muscles pendant une fraction de seconde avant d’expédier une deuxième ruade, plus violente.
L’autre devait s’attendre à une exécution facile. Mais, bon Dieu ! je n’étais pas décidé à devenir la victime favorite de tous les tueurs à gages de la capitale. Surpris par la puissance du coup, l’homme se laissa momentanément déséquilibrer.
J’en profitai pour me lever d’un bond et le gratifier, coup sur coup, de deux atémis à la gorge. Il poussa un cri de gargouille, lâcha l’oreiller et porta ses mains à son cou meurtri. Je conclus ma prestation d’un coup de pied entre les jambes et nous nous effondrâmes tous les deux. Lui par terre, les mains crispées sur ses bijoux de famille. Moi, sur le lit, hors d’haleine et tenaillé par la douleur.
Je repris mon souffle, luttant contre la souffrance et me préparant à accueillir une seconde attaque de l’homme qui s’était déjà relevé. Mais rien ne vint. Le vilain tueur en blanc fila sans demander son reste. Il me fallut un quart de seconde pour réaliser et aller à la porte. Je ne vis rien d’autre qu’un couloir désert et un chariot d’infirmier abandonné.
Je retournai m’allonger sur le lit pour récupérer et faire le point.
Quelque chose ne tournait pas rond. J’étais persuadé d’avoir vu Hawk pendant la nuit. Même défoncé par la drogue comme je l’étais, je ne l’avais pas rêvé.
Et pourtant, il n’y avait pas de gardes devant ma chambre. Une grosse brute déguisée en infirmier avait pu m’approcher et essayer de m’étouffer sous mon oreiller. Invraisemblable. Lorsqu’on avait attenté à la vie d’un agent – et c’était ce qui s’était produit ou je ne m’y connaissais pas –, Hawk le faisait protéger par des gardes. Bien sûr, ce n’était pas inscrit dans les conventions collectives, mais cela faisait partie du dispositif de sécurité habituel.
Pourquoi Hawk ne m’avait-il pas fait protéger ?
Je ne trouvais pas de réponse et la voie dans laquelle mes cellules cérébrales engageaient leurs recherches ne me plaisait pas du tout.
Une chose en tout cas était acquise : je n’étais pas en sécurité entre les murs de cet hôpital.
Je ne serais peut-être pas plus en sécurité dans un autre lieu, mais il fallait bien être quelque part. En l’occurrence, je décidai que ce serait ailleurs.
Cinq minutes plus tard, je me traînais dans les rues de Washington.
Le sang de ma blessure collait le long de ma jambe. J’avais mal, très mal. Et je me sentais très affaibli.
CHAPITRE III
— Monsieur Hunter ! Que faites-vous ici ? Vous avez quitté l’hôpital ? Oh ! mais vous saignez comme… Mon Dieu ! Entrez vite ou vous allez vous écrouler sur le paillasson !