Jean Bruce : другие произведения.

Festival pour Oss 117

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  FESTIVAL
  
  POUR OSS 117
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  116, Rue du Bac
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Le jour déclinait rapidement. Une pluie fine s’était mise à tomber et un vent chaud soufflait du sud, chargé d’odeurs indéfinissables. Deux des bateaux qui font le service des îles cognaient de la proue contre l’embarcadère ; un peu plus loin, à droite, tout un bataillon de gondoles sans gondoliers dansait bruyamment sur les eaux agitées du bassin.
  
  Adossé au mur du Danièli, Stéfano Vasari constata soudain qu’il ne pouvait même plus ; distinguer les contours de San Giorgo Maggiore. A gauche, le phare d’un motoscafi qui revenait du Lido suivait la ligne éclairée des balises ; à droite, les feux multicolores de deux unités de guerre américaines en visite brillaient assez haut dans le ciel, à l’entrée du canal Della Giudecca.
  
  Un étranger romantique aurait sans doute pleinement apprécié cette image de Venise sans touristes, en plein hiver. Mais, Stéfano Vasari était né dans la capitale des Doges et y avait toujours vécu ; et son esprit n’avait rien de romantique.
  
  C’était un grand gaillard de un mètre quatre-vingt-dix, taillé comme un hercule, qui portait avec assurance sur des épaules étonnamment larges une tête énorme, piquée de deux petits yeux noirs très rapprochés et marquée d’un nombre respectable de cicatrices.
  
  Stéfano Vasari n’était pas un intellectuel. Il n’en était pas moins doué d’un solide bon sens et d’un certain nombre d’autres qualités non négligeables.
  
  Il retroussa la manche de son imperméable et consulta le cadran lumineux de sa montre-bracelet : cinq heures. Près de trois quarts d’heure, déjà, qu’il faisait le pied de grue sur ce quai, dans la pluie et dans le vent. Il se demanda ce que faisait la Comtesse, et si elle se tenait correctement.
  
  Stéfano Vasari, qui avait quarante-six ans, connaissait la Comtesse Christina depuis le jour où elle avait épousé le Comte, quelques mois avant la guerre. Les Vasari étaient de père en fils au service des Comtes Della Dorsoduro depuis un temps immémorial. Stéfano se rappelait, comme si cela datait de la veille, l’arrivée de la nouvelle Comtesse au « Palazzetto ». Beaucoup d’eau avait coulé dans le Grand Canal depuis ce jour-là, bien des événements étaient survenus et la Comtesse Christina avait beaucoup changé…
  
  Stéfano soupira. Il avait le cœur lourd et triste.
  
  Maintenant, ils n’étaient plus que quatre dans le « Palazzetto » : la Comtesse Christina, Maria Vasari, Stéfano Vasari et Luigi Vasari, le bambino. Maria faisait la cuisine et le ménage ; Stéfano avait la triple charge de maître d’hôtel, de gondolier et de garde du corps. Quant à Luigi, le bambino, il allait à l’école et se montrait le moins possible… La Comtesse Christina n’aimait pas les enfants ; ou, plus exactement, elle n’aimait pas les voir. Cela lui rappelait trop de choses qu’elle aurait voulu oublier…
  
  Un drame atroce ! Vraiment.
  
  Stéfano alluma une cigarette en préservant la flamme de son briquet entre ses mains placées en conque. Une rafale de vent lui envoyait la pluie dans le visage. Il remonta le col de son imperméable et tira sur le bord baissé de son chapeau de feutre noir. Puis, les mains aux poches, il se décolla du mur et se mit à marcher lentement devant la façade de l’hôtel, essayant de voir ce qui se passait de l’autre côté des petits carreaux multicolores enchâssés de plomb…
  
  La Comtesse Christina était dans le bar, assise derrière une table d’angle, avec un service à thé devant elle. Mais Stéfano doutait qu’il y eût réellement du thé dans la tasse. Stéfano voyait la jeune femme à travers un losange de verre rouge qui la faisait paraître encore plus belle et plus inquiétante…
  
  Car la Comtesse Christina était belle, merveilleusement belle… Beaucoup de gens disaient qu’elle ressemblait à la grande star américaine Ava Gardner. C’était vrai. Elle en avait l’allure féline, le corps souple, le regard langoureux et cette féminité exacerbée qui fait commettre des folies aux hommes les plus sensés…
  
  Mais, parfois, cette femme merveilleuse se transformait en furie… Ou bien elle se mettait à parler, à parler… alors que le prix du silence était pour elle inestimable. Dans les deux cas, Stéfano n’hésitait jamais à intervenir. Mais, en son for intérieur, il se demandait souvent comment tout cela finirait. Et il était convaincu que cela finirait mal.
  
  Très mal.
  
  Et, une fois de plus, la Comtesse Christina parlait ; et ses efforts pour dissimuler l’éclat de son regard et son excitation sous ses paupières baissées et un masque d’apparente impassibilité ne pouvaient tromper Stéfano. « Elle pique encore sa crise… », pensa-t-il avec résignation.
  
  Il pencha la tête de côté et découvrit l’interlocuteur. C’était un homme entre deux âges, du genre bellâtre, avec des cheveux gris soigneusement ondulés et un œillet rouge à la boutonnière. Stéfano l’avait déjà vu rôder plusieurs fois autour de la jeune femme ; il avait l’air d’un fauve à l’affût…
  
  Stéfano se retourna. Une rafale de vent chargée de pluie le gifla mollement. Il jeta sa cigarette sur les dalles trempées et marcha vers la porte de l’hôtel.
  
  Le hall était désert. Quel contraste avec l’animation de la saison… Stéfano gagna le bar et s’immobilisa sur le seuil. Il lui sembla que le barman le voyait arriver avec soulagement.
  
  Il n’y avait pas d’autres clients. Stéfano se dirigea vers sa maîtresse qui cessa brusquement de parler en l’apercevant. Il lança un coup d’œil vers l’homme à l’œillet rouge, qui le considérait avec ironie, puis regarda la jeune femme bien en face et dit :
  
  — Il est temps de rentrer, Signora.
  
  Elle le foudroya du regard et ses jolies lèvres se pincèrent. Puis, elle se mit à l’injurier, très bas, espérant qu’il ferait demi-tour et la laisserait tranquille. Mais il ne bougea pas et répéta tranquillement :
  
  — Il est temps de rentrer, Signora.
  
  Elle fit semblant de céder et répondit avec un demi-sourire :
  
  — C’est bien, Stéfano. Va m’attendre dehors. Je viens tout de suite…
  
  Le colosse ne fit pas un mouvement. Ses petits yeux de chien fidèle soutenaient sans faiblir le regard de nouveau hostile de sa maîtresse. Elle eut un geste excédé, puis appela le garçon qui obéit rapidement.
  
  Le prix qu’elle paya confirma Stéfano dans son idée que la tasse de porcelaine blanche contenait du whisky et non du thé. Elle laissa un gros pourboire, puis vida d’un trait ce qui restait dans la tasse.
  
  — Allons-y ! murmura-t-elle.
  
  Le garçon la remercia et poussa la table de côté pour lui permettre de sortir plus facilement. Elle se leva sans hâte avec son habituelle distinction, et marcha d’un pas ferme vers la porte. Stéfano la suivit, soulagé. Elle n’avait pas encore atteint la cote d’alerte et tout se passerait bien.
  
  Elle s’arrêta dans le hall. Un jeune chasseur aux yeux bouffis de sommeil lui apporta son manteau de pluie noir et jaune qu’elle enfila aussitôt. Elle donna une pièce au garçon, boutonna son imperméable, en releva le capuchon qu’elle rabattit ensuite sur sa tête, puis franchit la porte que Stéfano tenait ouverte.
  
  À peine dehors, elle offrit son visage au vent du sud chargé de pluie et respira profondément. Puis, elle se tourna vers Stéfano qui attendait à sa droite et gronda :
  
  — Tu me paieras ça ! Me ridiculiser ainsi, devant tout le monde !
  
  Stéfano ne se troubla pas pour autant. Il en avait entendu d’autres.
  
  — Cet homme essayait de vous faire parler, Signora. Je l’ai bien vu…
  
  Elle le toisa, méprisante.
  
  — Et alors ? Crois-tu que je ne m’en suis pas aperçue ? Crois-tu que je ne suis pas de taille à me garder toute seule ? Je ne te paie pas pour me surveiller, ni pour me servir de nourrice.
  
  — Venez, Signora. La gondole est par là…
  
  — Je ne veux pas retourner au « Palazzetto », protesta-t-elle. Je sens que je deviens folle dans cette grande maison vide… Folle ! Folle !
  
  Il ne put s’empêcher de frissonner en la voyant serrer ses tempes entre ses poings.
  
  — Venez, Signora.
  
  Elle le suivit sur les dalles du quai inondées par les vagues. Poussée par le sirocco, la mer n’allait sans doute pas se priver d’envahir la ville dès la prochaine marée. Il retrouva la gondole armoriée, aida la jeune femme à descendre, dénoua l’amarre, saisit la longue rame et, d’une poussée, décolla le bateau du quai.
  
  La Comtesse Christina s’était réfugiée dans la cabine étroite et sombre, à l’abri de la pluie. Stéfano ne la voyait plus. Il se mit à pagayer le long du quai, puis vira sec pour engager la gondole dans le rio Palazzo.
  
  L’eau clapotait durement sur les murs. Poussée par le vent, la longue barque noire avançait vite sans que Stéfano eût à se donner beaucoup de mal.
  
  Ils passèrent sous le pont des Soupirs. L’endroit était obscur, sinistre. Une flamme minuscule éclaira brièvement l’intérieur de la cabine. La jeune femme venait d’allumer une cigarette.
  
  Stéfano ramait prudemment, guidé par les reflets de la lanterne à pétrole accrochée sous la proue sculptée de la gondole. Le choc régulier de la rame sur l’eau, puis le gargouillis des remous qui se mouraient lentement dans le sillage, composaient une symphonie étrange et déprimante dont Stéfano ressentait les effets sans les comprendre.
  
  Il baissa la tête pour passer sous le pont, derrière la basilique. Le point rougeoyant d’une cigarette qui s’avivait à de brefs intervalles trahissait seul la présence de la Comtesse Christina dans la cabine. Invisibles, les deux Maures de l’horloge de la place Saint-Marc sonnèrent le quart après cinq heures. Le ciel était maintenant tout à fait noir et la pluie ne désarmait pas.
  
  Stéfano réfléchissait. La conduite étrange de sa maîtresse ne laissait pas de l’inquiéter et il sentait confusément que c’était à lui de faire quelque chose… Mais de quelle façon ? Il était au courant de l’essentiel, mais non des détails ; et il n’avait jamais su, par exemple, de qui la Comtesse recevait des instructions, ni à qui elle fournissait les rapports.
  
  Il n’avait jamais cherché à l’apprendre, pressentant avec son solide bon sens qu’il vaudrait toujours mieux pour lui en savoir le moins possible ; mais, maintenant, il aurait donné cher pour connaître la filière, afin de pouvoir avertir quelqu’un de ce qui se préparait…
  
  La gondole se glissa sous un nouveau pont bossu qui obligea Stéfano à courber sa haute taille. De l’autre côté, il se redressa et donna une vigoureuse impulsion à la rame unique.
  
  Un violon se mit à pleurer dans la nuit. Puis le moteur d’un motoscafi gronda quelque part, pas très loin. Stéfano se sentit brusquement oppressé et il leva son regard vers le ciel d’encre, adressant en même temps une courte prière à la Madone…
  
  Le moteur du motoscafi continuait de ronronner, couvrant la plainte du violon qui s’obstinait. À l’intérieur de la cabine étroite, la jolie Comtesse Christina ne cessait pas de tirer nerveusement sur sa cigarette. Stéfano Vasari manœuvra pour faire virer la gondole à gauche et l’engager dans le rio Della Fava…
  
  Très occupé par la manœuvre – le rio n’était pas large – il ne prêta guère attention au brusque déchaînement du moteur du canot qui arrivait de la droite. Puis la Comtesse cria et il se retourna juste à temps pour voir l’étrave de cuivre et d’acajou lui foncer dessus, trois quarts arrière.
  
  Impossible d’éviter le choc. Déséquilibré, il lâcha sa rame et tomba à l’eau, touchant la coque du motoscafi. Un réflexe d’auto-défense lui fit exécuter les gestes nécessaires pour échapper aux pales meurtrières de l’hélice. Il buta contre le mur visqueux d’une maison. Un rat d’eau, dérangé, jaillit d’entre deux pierres et lui frôla le visage. Ses pieds enfoncèrent dans la vase du fond. Puis, sa grosse tête émergea et il respira à fond.
  
  Le canot responsable de l’accident s’était immobilisé contre la gondole couchée sur le côté. Stéfano vit que les deux occupants repêchaient la Comtesse et les entendit se confondre en excuses. La jeune femme prit pied dans l’embarcation tamponneuse et se laissa tomber sur la banquette. Elle avait dû boire sérieusement et suffoquait.
  
  Les deux hommes cherchèrent Stéfano du regard et le découvrirent au pied du mur.
  
  — Venez ! dirent-ils ensemble.
  
  Stéfano, qui avait craint un attentat, fut rassuré en les voyant agir ainsi. Et puis, ils n’étaient que deux… En quelques brasses vigoureuses, il fut contre le canot et saisit la main qui lui était tendue.
  
  Il ne vit même pas arriver le coup. Les mâchoires de l’énorme clé anglaise lui ouvrirent le crâne. Cela fit l’effet d’un coup de marteau sur une coque de noix. Stéfano, lâchant la main qui aurait dû le hisser à bord, coula à pic. Sans un cri, sans un mot…
  
  Christina Della Dorsoduro avait vu. Elle se redressa d’un bond et se jeta sur les deux assassins qui eurent à peine le temps de se retourner. D’un violent coup d’épaule, elle projeta le plus près dans les eaux du rio, puis lança ses ongles vers le visage de l’autre en criant à l’aide.
  
  Surpris par cette attaque foudroyante, l’homme évita de peu les ongles acérés, réussit à saisir le bras de la jeune femme et la frappa durement de son autre main pour la faire taire.
  
  Le violon ne jouait plus. Des volets claquèrent, des fenêtres s’ouvrirent. Celui des agresseurs qui était tombé à l’eau essayait de remonter dans le canot qui tanguait dangereusement. Le moteur ronronnait toujours au ralenti. La jeune femme envoya un coup de bottine dans les tibias de son adversaire, ce qui lui assura un bref avantage. Elle se jeta par dessus la banquette avant, vers le volant, et tira à fond la manette des gaz. Le moteur se mit à rugir. Le canot fit un bond en avant, rejetant le naufragé à l’eau. Affolé, l’autre reprit la clé anglaise tombée sur le plancher de lattes et la leva sur la Comtesse Christina qui essayait de se relever…
  
  Ce fut à ce moment que le motoscafi s’engagea sous le premier petit pont du rio Della Fava. Aveuglé par la colère et par la peur, l’homme vit trop tard l’obstacle et n’eut pas le temps de baisser la tête. Il prit la pierre rugueuse en pleine figure et fut littéralement arraché du canot qui continuait sa course en prenant de la vitesse. Mais, à quelques mètres de là, le rio tournait à angle droit…
  
  Christina se retourna sur le ventre, les dents serrées, les yeux fous. Elle sentait monter la crise, elle étouffait… Le choc effroyable du canot contre la pierre lui fut à peine sensible. Elle coula dans l’eau fétide parmi les résidus d’un seau d’immondices qu’une ménagère venait de vider par la fenêtre.
  
  Le moteur du canot démantelé gronda encore quelques secondes, puis se tut, noyé. Alors, un grand tumulte de voix emplit l’étroit espace entre les maisons qui bordaient le rio.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  Hubert bonisseur de La Bath se sentait bien. Tout à fait bien. Un soleil radieux brillait dans un ciel pur de nuages. Devant lui, à perte de vue, la Méditerranée clapotait, aussi bleue que le ciel, avec des paillettes d’or accrochées partout.
  
  Eh oui ! Allongé sur un transat bien rembourré, avec absolument rien de sérieux en perspective, la vie pouvait être belle !
  
  — C’est tout de même un temps extraordinaire pour la saison ! répéta pour la dixième fois une jolie voix grave, tout près de lui.
  
  Il tourna un peu la tête et ôta ses lunettes noires pour mieux admirer la propriétaire de la voix. C’était une fille splendide, une rousse authentique, avec un corps de déesse, une bouche fruitée et des yeux fascinants. Hubert adorait les taches de rousseur qui marquaient l’épiderme de son visage et de ses épaules.
  
  — Tu as tort de t’obstiner, assura-t-il. Les vraies rousses ne bronzent pas, c’est bien connu.
  
  Elle ne portait qu’un minuscule bikini couleur chair, si minuscule qu’à chaque instant des passants alléchés descendaient de la Croisette pour mieux voir. Un peu déçus, ils n’en restaient pas moins boire un verre à la buvette et Hubert commençait à se demander s’il ne ferait pas bien de réclamer un pourcentage au sympathique patron de Chez Gigi, la plage privée où ils avaient pris l’habitude de venir passer une partie de leurs après-midi, l’autre partie étant réservée à un passe-temps moins innocent qui exigeait le huis clos…
  
  Il remit ses lunettes, reposa sa tête sur le coussin et ferma les yeux, convaincu que Cannes était bien l’endroit le plus agréable de la terre.
  
  Il commençait à somnoler lorsque des pas crissèrent dans le sable, tout près de lui. Puis une ombre s’étendit sur lui. Sans ouvrir les yeux, il grogna.
  
  — Ôtez-vous de mon soleil, s’il vous plaît.
  
  L’ombre ne bougea pas. Hubert attendit deux secondes, incrédule, puis regarda l’importun afin de savoir par où le prendre pour l’expédier à la flotte.
  
  — Hello ! fit l’audacieux. Je ne m’étais pas trompé, c’était bien vous !
  
  Hubert, qui avait immédiatement reconnu son vieil ami Bug, se tint coi. Bug lui avait adressé la parole en français et lui disait vous.
  
  — Hello ! Il me semble vous avoir déjà rencontré quelque part.
  
  Bug, qui mâchouillait toujours son éternel chewing-gum, jeta un regard intéressé sur l’anatomie de la jolie rousse qui s’était redressée sur un coude et continua :
  
  — C’était peut-être à Sing-Sing… Non, plutôt à Coney Island. Nous avons mangé des hot-dogs ensemble et mon dernier avait renversé le pot de moutarde sur votre costume neuf.
  
  Hubert se releva lentement sous l’œil étonné de la belle rousse.
  
  — C’est ça, assura-t-il, je m’en souviens parfaitement. Votre femme est une grosse brune qui louche un peu, non ?
  
  — Exact ! fit Bug toujours impassible. Elle est là, avec tous les gosses. Ça leur ferait plaisir à tous de vous voir.
  
  Joe parle souvent de la moutarde ; c’est un de ses meilleurs souvenirs.
  
  Hubert comprit que Bug voulait lui parler seul à seul et attrapa sa veste sur le dossier du transat.
  
  — Ils sont là-haut ?
  
  — Ouais. Si vous pouvez venir cinq minutes…
  
  Il regarda la rousse.
  
  — Cette jeune personne est sans doute avec vous ?
  
  — Quelquefois, répondit Hubert. Elle s’appelle Dominique et elle essaie de prouver que les vraies rousses peuvent bronzer.
  
  — Hello ! dit Bug. J’avais tout de suite vu que vous étiez une vraie…
  
  — Vous êtes un petit malin, répliqua-t-elle d’un ton caustique.
  
  Bug cracha sa gomme dans le sable à vingt pas de là et sourit.
  
  — Ma femme me le répète souvent. Ça ne vous fait rien que je vous enlève votre ami pendant cinq minutes.
  
  — Rien du tout, assura-t-elle. Pourvu que vous me le rendiez ce soir. J’ai peur toute seule la nuit.
  
  — Je vois ce que c’est ! murmura Bug.
  
  La jeune femme se laissa retomber en arrière sur son matelas et ferma les yeux pour bien marquer que l’intermède était terminé en ce qui la concernait. Hubert suivit Bug et lança à Mike, le plagiste, qui le regardait sortir :
  
  — Je reviens.
  
  Ils grimpèrent sur la Croisette et prirent à pied la direction du Casino.
  
  — Navré d’avoir interrompu ta sieste, dit Bug. Mais je te cherchais depuis une heure…
  
  — D’où viens-tu ?
  
  — De Washington. C’est Smith qui m’envoie vers toi.
  
  — Si je traduis bien, les vacances sont finies.
  
  — Hélas.
  
  — D’abord, Smith m’a chargé de te féliciter pour ton boulot du Caire (1). À la lumière des renseignements fournis, le Président est en train de mettre sur pied une nouvelle politique pour le Moyen-Orient.
  
  — Merci. On transmettra.
  
  — Ensuite, je suis chargé de te faire prendre le premier train pour Venise.
  
  — Venise ? Mais c’est vide, à cette période de l’année !
  
  — Quand tu y seras, tu changeras peut-être d’avis.
  
  — Okay ! De quoi s’agit-il ?
  
  — Une sale histoire, mon vieux. Tu n’aimeras pas ça. Mais tu étais le seul disponible dans le secteur, alors…
  
  Hubert se retourna pour s’assurer que personne ne les suivait à portée d’oreille.
  
  — Alors ?
  
  — Eh bien, voilà. Notre réseau qui couvre l’Italie du nord-est, y compris Trieste, jusqu’aux frontières autrichienne et yougoslave, était dirigé par un agent permanent qui, pendant plus de dix ans, nous a donné toute satisfaction. Mais nous venons d’apprendre que rien ne va plus…
  
  Hubert fronça les sourcils. Il prévoyait la suite et cela ne lui plaisait pas. Pas du tout.
  
  — Bref ! continuait Bug. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’un… accident était la seule solution. Tu vois ?
  
  — Je vois, répliqua Hubert. Mais ce n’est pas mon boulot. Il y a des tueurs patentés parmi le personnel de la maison…
  
  — Enrique Sagarra t’attendra à Venise. Mais c’est toi qui dirigeras l’opération. Le Boss ne veut pas d’histoires. Il faut que tu trouves quelque chose qui puisse vraiment passer pour un accident.
  
  — Comment est le gars ? Malin ?
  
  Bug hésita un bref instant, puis avoua d’une voix légèrement changée.
  
  — C’est une femme. Une TRÈS jolie femme…
  
  Hubert sentit quelque chose lui serrer la gorge et siffla doucement.
  
  — Je ne mange pas de ce pain-là. Trouve un autre pigeon.
  
  Bug soupira.
  
  — L’affaire est très urgente. Tout notre réseau peut sauter, avec des dizaines de gars, si tu ne règles pas ça très vite. Et tu es le seul disponible dans le secteur. Et c’est un ordre…
  
  Hubert fit la moue, s’arrêta et regarda autour d’eux. Les promeneurs étaient rares. Quelques personnes prenaient le soleil dans des fauteuils de location.
  
  — Le réseau est vraiment en danger ?
  
  — Oui, Hube. Tu peux me croire.
  
  — Raconte.
  
  Ils se remirent à marcher. Un runabout qui passait en hurlant très près de la plage les obligea à rester silencieux quelques secondes. Puis, Bug reprit :
  
  — Elle s’appelle Christina Della Dorsoduro… Une authentique Comtesse. Et elle est vraiment très belle… Je l’ai rencontrée une fois et je ne suis pas près de l’oublier…
  
  Il se racla la gorge et continua :
  
  — Il y a eu un drame terrible dans sa vie. Elle avait tout pour être heureuse : la beauté, la fortune, un titre qui avait de l’importance dans son milieu et un mari qui l’adorait. Ils s’étaient mariés quelques mois avant la guerre, en 1939. Elle avait dix-sept ans. Le Comte était officier de marine. Il fut mobilisé presque aussitôt, mais il avait eu le temps de lui faire un enfant qui vint au monde à la fin de 1940. C’était paraît-il, un très beau bébé…
  
  Bug s’interrompit le temps de décortiquer une tablette de chewing-gum qu’il enfourna d’un geste vif dans sa bouche grande ouverte. Hubert se taisait. Il pensait que l’histoire commençait comme un roman pour jeunes filles, mais soupçonnait que la fin ne tiendrait pas les promesses du début. Bug enchaîna :
  
  — En 1941, le gosse avait huit mois lorsque le père revint passer quelques jours de permission à Venise. C’est alors que c’est arrivé… Le Comte Della Dorsoduro était un fumeur enragé et il avait la mauvaise habitude de semer ses mégots au petit bonheur sans prendre la précaution de les éteindre. Il oublia un mégot dans le berceau de son fils et le berceau flamba…, avec le gosse.
  
  — Merde ! fit Hubert. Sale histoire !
  
  — Très sale histoire ! La mère faillit devenir folle et dut être soignée pendant quelques mois dans une maison de santé… Le père, incapable de surmonter ça, se suicida un an après, jour pour jour, en s’aspergeant d’essence et en y mettant le feu. Il était devenu fou. À l’heure actuelle, Christina Della Dorsoduro ignore encore de quelle façon atroce son mari a mis fin à ses jours. Elle croit qu’il est mort dans un accident de voiture…
  
  Ils marchèrent un moment sans rien dire. Hubert pensait que certaines gens avaient le don d’attirer le malheur sur eux. Bug se racla de nouveau la gorge.
  
  — La femme sortit de la maison de santé apparemment guérie. Par tradition, sa famille avait toujours été anti-fasciste et violemment opposée à Mussolini. Elle trouva une nouvelle raison de vivre dans la Résistance et c’est à cette époque, vers 1943, qu’elle entra en contact avec l’O.S.S. (2). Elle dirige notre réseau là-bas depuis dix ans et nous n’avons jamais eu à nous en plaindre…
  
  — Et alors ? Qu’est-ce qui ne va plus ?
  
  Un gosse en bicyclette passa entre eux en criant : « Vas-y, Bobet ! » et ils furent obligés de contourner une jeune conductrice en panne au volant d’un bolide rouge à pédales. Un peu plus loin, Bug répondit à la question de Hubert.
  
  — Il semble que ça ne date pas d’aujourd’hui. Mais il n’y avait personne pour nous prévenir et nous avons laissé le mal s’étendre. Nous supposons que Christina s’est surmenée, ou bien que la tension nerveuse de l’emploi était trop forte pour ses nerfs qui avaient déjà terriblement souffert… Elle s’est mise à boire, puis à piquer des crises… Parfois elle se roule par terre en déchirant ses vêtements, comme une épileptique… Parfois, cela se passe plus calmement, mais elle parle alors à n’importe qui de ses activités secrètes.
  
  Il se tut. Tout près d’eux, la chaisière faisait payer un vieux couple d’Anglais qui s’étaient assis pour chauffer leur os et leur couperose au soleil du « South of France ». Hubert regarda une voile rouge qui sortait lentement du port des yachts. Il imaginait la belle Comtesse sous les traits d’Ava Gardner, racontant fébrilement sa vie à des inconnus avides…
  
  — La plupart des gens croient évidemment qu’elle divague. Tout le monde à Venise est au courant de son drame et on a pitié d’elle. Mais, finalement, quelqu’un l’a entendue, qui avait de bonnes raisons pour tendre l’oreille. Une enquête rapide, quelques recoupements, quelques pièges habilement ménagés, et voilà… Les gens d’en face ont vite compris de quoi il retournait et que la petite dame devait connaître un sacré paquet de trucs intéressants. Ils ont aussitôt pensé qu’un enlèvement s’imposait et qu’il ne serait pas difficile de remonter le moulin à paroles à l’aide de quelques whiskies bien tassés…
  
  Un ballon arriva sur eux comme un boulet. Hubert le renvoya d’un coup de pied bien placé.
  
  — Ils ont essayé la semaine dernière, reprit Bug. J’ai oublié de te dire que la Comtesse avait à son service une sorte de « Maître-Jacques » qui lui était dévoué comme un chien d’aveugle à son maître et qui ne la quittait pas d’une semelle, la ramenant d’autorité à la maison lorsqu’elle commençait à divaguer. Un soir qu’ils rentraient en gondole, un canot à moteur leur est rentré dedans. Les types ont d’abord poliment repêché la dame, puis ils ont tendu la main au type et lui ont fracassé le crâne d’un coup de clé anglaise. Ils voulaient embarquer la Comtesse ; mais la Comtesse a vu rouge. Elle a expédié un des deux types au jus et a tiré à fond la manette des gaz. Le canot est parti comme un bolide sous un petit pont assez bas. Le type qui était resté n’a pas baissé la tête assez vite et s’est fait cueillir. Le bateau s’est écrasé sur un mur vingt mètres plus loin et a coulé…
  
  — Résultats ?
  
  — Le premier type a réussi à se sauver et à disparaître. Le second a été tué sur le coup. La Comtesse, repêchée par des riverains, s’en tire assez bien. Elle doit sortir aujourd’hui ou demain de la clinique…
  
  — On a identifié le mort ?
  
  — Non. Pas de papiers sur lui. Inconnu aux différents fichiers de la police.
  
  Ils marchaient derrière le casino. Hubert laissa son regard errer sur la forêt de mâts qui jaillissait du port des yachts et demanda avec mauvaise humeur :
  
  — Et alors ? Quelles sont les instructions ?
  
  Bug changea son chewing-gum de côté et répondit d’abord par une justification.
  
  — Tu comprends, c’est la règle du jeu. Que ce soit une femme et qu’elle soit très jolie n’y change rien… Nous nous sommes sérieusement renseignés, elle est irrécupérable. Si nous laissons filer, elle va continuer à faire des conneries et les petits amis d’en face remettront ça plus ou moins rapidement. Ou bien, n’ayant plus son « Maître-Jacques » pour la ramener à temps à la maison, elle fera un éclat public et se fera interner dans un asile de fous, où rien ne l’empêchera de raconter de nouveau ses histoires… Il y a une quarantaine de gens dans le coup, des gens qui, du jour au lendemain, peuvent se trouver en danger à cause de cette histoire. Tu connais la règle : quand un membre est gangrené, on le coupe.
  
  Hubert envoya un coup de pied dans une pierre et répliqua nerveusement :
  
  — Je sais. Ça n’est tout de même pas une affaire agréable.
  
  Ils tournèrent à gauche sur le môle, devant les yachts amarrés là pour l’hiver.
  
  — Les instructions que j’ai à te donner sont simples. Tu dois aller la trouver dès que tu seras arrivé à Venise et te présenter à elle comme un agent du service venu pour entendre sa version de l’affaire. Et puis…
  
  — Et puis ?
  
  — Eh bien… Tu t’inspireras des circonstances pour mettre le truc sur pied. Tu peux faire confiance à Sagarra pour l’exécution.
  
  — Je sais (3).
  
  — Tout ce que le patron demande, c’est que ça ait bien l’air d’un accident et que la police l’accepte comme tel.
  
  — J’ai bien envie de me faire porter malade, grogna Hubert complètement écœuré.
  
  — Je ne te le conseille pas. D’abord, le Boss ne l’admettrait pas… Et puis, de toute façon quelqu’un d’autre s’en chargerait et il vaut mieux que ça soit fait proprement…
  
  — Okay ! fit Hubert. Je vais y aller.
  
  — Je vais te donner ta couverture tout à l’heure. Tu t’appelles maintenant Hubert Delacourt, Français, architecte. Tu relèves d’une maladie assez grave et tu as choisi Venise pour aller te reposer parce que tu pourras en même temps étudier l’architecture des vieux palais. Pigé ?
  
  — Okay. J’y vais en voiture ?
  
  — Non. Avec la pénurie d’essence, cela paraîtrait louche. Tu prendras le train. De toute façon, une voiture ne te servirait à rien là-bas. C’est une gondole qu’il te faudra… Tu pars ce soir.
  
  — C’est un peu court. J’ai une voiture en location qu’il me faut rendre et du linge au blanchissage.
  
  Bug eut un sourire ironique.
  
  — Et ta rousse au brunissage. Aussi en location ?
  
  — Aussi. Si tu veux y mettre le prix, je te la recède.
  
  — Pour qui me prends-tu ? Tu fiches le camp, la place est libre. Je jouerai les consolateurs.
  
  — Elle a horreur des pères de famille.
  
  Bug se souvint de ce qu’il avait inventé sur la plage et se mit à rire.
  
  — Eh bien, je lui dirai que je viens de noyer la bourgeoise et les mouflets pour ses beaux yeux. Si elle estime que ce n’est pas une preuve d’amour suffisante, qu’elle aille se faire voir !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Hubert donna un pourboire au garçon qui avait monté ses bagages, le regarda fermer la porte, puis commença à se déshabiller avec l’intention de prendre une douche avant toute autre chose.
  
  Il était arrivé à Venise sous la pluie, et le temps maussade avait encore ajouté au malaise qu’il éprouvait depuis la veille, depuis que Bug était venu lui expliquer ce qu’on attendait de lui.
  
  Il chercha sa trousse de toilette dans une de ses valises et passa dans la salle de bains. Le miroir, au-dessus du lavabo, lui renvoya l’image de son visage de condottiere, crispé par la mauvaise humeur et fatigué par le voyage.
  
  Il prit une douche très chaude, puis se rinça à l’eau froide et se frotta vigoureusement pour se sécher. Après quoi il retourna dans la chambre pour mettre du linge propre.
  
  Puis, il décida de se donner un coup de rasoir et se mit à penser à son complice en l’affaire, qui devait être arrivé au Danièli depuis deux ou trois jours.
  
  Curieux type, cet Enrique Sagarra. D’origine espagnole, il s’était réfugié en France après avoir combattu dans les rangs républicains. Pendant un certain nombre d’années il avait joué du violon tous les soirs dans un restaurant dancing de Toulouse. Puis la seconde guerre mondiale s’était déclarée. En 1942, les Allemands ayant envahi la zone non occupée, Enrique avait constitué un groupe de résistance, uniquement composé d’Espagnols et spécialisé dans le sabotage et la liquidation des collaborateurs. La libération venue, Enrique s’était vu accusé d’avoir parfois manqué de discernement. La Justice française lui avait reproché quelques exécutions sommaires, de gens paraît-il innocents. Écœuré par cette ingratitude, Enrique avait alors offert ses services à l’O.S.S. (4) américain où il avait trouvé des hommes capables de l’apprécier à sa juste valeur.
  
  Bien dirigé, il avait rendu tellement de services qu’un visa pour les U.S.A. lui avait été donné et que la « C.I.A. »(5) l’avait absorbé sans sourciller après la dissolution de l’« O.S.S. ». Enrique Sagarra figurait sur les bordereaux de paye comme agent spécial. Et il s’estimait parfaitement heureux…
  
  Hubert débrancha le rasoir électrique, le nettoya puis le rangea dans sa trousse. Il se donna ensuite un coup de peigne, puis passa dans la chambre, mit une chemise propre et sortit de ses bagages un complet sombre pour le soir.
  
  Drôle de type, décidément, cet Enrique Sagarra. Sur les différents passeports qu’il utilisait, la profession indiquée était presque toujours : musicien. Cela lui permettait de trimbaler partout le violon de l’époque toulousaine. Il en jouait quelquefois, peu souvent. Mais le violon justifiait la présence dans ses bagages de quelques cordes métalliques dont la destination n’avait pourtant rien de musical… À vrai dire, ces cordes, aux mains d’Enrique, devenaient des armes terribles : munies d’une poignée de bois à chaque extrémité, il s’en servait pour trancher le col de ses adversaires. Ni plus, ni moins. Et, lorsqu’il était particulièrement en forme, il lui arrivait de trouver le joint entre deux vertèbres. Et sa joie, lorsqu’il réussissait ce coup de maître, faisait plaisir à voir…
  
  Vraiment.
  
  Hubert terminait de s’habiller lorsqu’un grattement du côté de la porte attira son attention. Il tourna la tête et vit un morceau de papier blanc apparaître lentement sous le battant. Il attendit sans bouger. La feuille s’immobilisa. Alors il traversa silencieusement la chambre et ramassa le papier.
  
  Un dessin se trouvait au verso, exécuté à l’encre. Cela représentait un comptoir avec des bouteilles alignées derrière et un client qui attendait, le menton dans la main. Le client avait une moustache en accent circonflexe, exactement comme Enrique Sagarra…
  
  Hubert sourit. C’était bien de l’Espagnol, de se manifester ainsi. Il sortit son briquet, enflamma le message-rébus en retournant vers la salle de bains, écrasa les cendres dans un lavabo et fit couler l’eau…
  
  Quelques minutes plus tard, il descendit au rez-de-chaussée et pénétra dans le bar. Enrique Sagarra était là, seul client, assis dans un coin, le menton posé dans le creux de la main. Hubert ne lui accorda qu’un bref regard et alla s’installer de l’autre côté de la salle. Le barman vint aux ordres. Hubert commanda un whisky-soda et demanda les journaux.
  
  Les instructions qu’il avait reçues prévoyaient que Enrique devait prendre l’initiative du contact. Hubert était en train de lire les dernières nouvelles lorsque Enrique se leva et vint lentement vers lui…
  
  — Excusez-moi, dit-il en anglais. Mais il me semble bien vous avoir déjà rencontré…
  
  Hubert le regarda et fronça les sourcils.
  
  — À moi aussi, répondit-il, votre visage me rappelle quelque chose…
  
  Ils s’observèrent un instant, sous l’œil vaguement intéressé du barman. Puis, Enrique suggéra :
  
  — Rio ?
  
  — J’ai en effet séjourné au Brésil, admit lentement Hubert.
  
  Enrique s’illumina soudain.
  
  — Ça y est ! Nous avons fait ensemble l’ascension du Corcovado, par le téléphérique… Vous étiez avec une jolie femme rousse, je m’en souviens très bien !
  
  Encore une rousse ! pensa Hubert qui sourit ; à son tour en s’exclamant :
  
  — En effet ! Nous avions bavardé un peu… Excusez-moi, j’aurais dû vous reconnaître tout de suite.
  
  Enrique l’excusa d’un geste.
  
  — J’ai moi-même hésité… Dites donc, ça s’arrose !
  
  Il s’assit sans façon près de Hubert et fit claquer ses doigts pour attirer l’attention du barman qui les observait en hypocrite dans un miroir.
  
  — Hep ! Un autre whisky pour Monsieur… Et un autre Cinzano pour moi !
  
  Ils se mirent à parler de Rio, qu’ils connaissaient bien tous les deux. Ils en parlèrent pendant vingt minutes. Puis Enrique annonça qu’il avait un rendez-vous en ville, mais que Hubert pouvait venir avec lui, que cela n’avait pas d’importance, qu’il lui ferait même connaître quelques personnes intéressantes.
  
  Ils montèrent chacun de leur côté chercher leurs imperméables et se retrouvèrent sur le quai. Il pleuvait toujours et la nuit était tombée. Quelques lumières brillaient sur San Giorgio Maggiore et des signaux lumineux trouaient l’obscurité du côté des navires de guerre américains à l’entrée du canal Della Giudecca.
  
  Ils partirent en direction de la place Saint-Marc. Enrique s’assura que personne ne les suivait et dit :
  
  — Ce barman a une gueule qui ne me revient pas.
  
  — Ne commencez pas à voir des espions partout, recommanda Hubert. Dites-moi plutôt les dernières nouvelles. Je suis au courant du gros de l’affaire. La Comtesse est-elle rentrée chez elle ?
  
  — Oui. Depuis ce matin. Je me suis renseigné discrètement à la clinique. Paraît qu’elle s’est bien tenue. Une veine ! Ils auraient pu la flanquer dans un asile de fous et alors…
  
  — L’entourage ?
  
  — Maria Vasari, la veuve du gars qu’ils ont tué. Cuisinière et bonne à tout faire. Un peu simplette. Et le bambino : Piero. Huit ans.
  
  — C’est tout ?
  
  — Pour l’instant. Rien ne dit qu’elle ne va pas embaucher un nouveau gondolier.
  
  — C’est pourquoi il faut faire vite. Je vais y aller ce soir après dîner. Nous nous verrons après pour établir un plan d’action…
  
  — Okay, Hube. Vous êtes le cerveau et je suis le bras.
  
  Ils tournèrent sur la place Saint-Marc, déserte. Hubert demanda :
  
  — Vous l’avez vue ?
  
  — Non, pas encore. Ce n’est pas facile de faire des planques, ici, avec leurs sacrés canaux. Je n’ai pas voulu prendre de risques ne sachant pas comment vous organiseriez l’affaire… Il sera peut-être important qu’elle ne puisse pas se souvenir de moi…
  
  — Vous avez bien fait. Félicitations.
  
  — Merci. Je l’ai vue en photo. Si l’original est aussi bien que la reproduction, c’est du sensationnel !
  
  Il soupira :
  
  — Enfin, on n’y peut rien…
  
  Hubert le regarda en coin avec étonnement. Il avait toujours pensé que Enrique Sagarra était complètement dépourvu de sensibilité et voilà que l’Espagnol semblait ennuyé d’avoir à exécuter une très jolie femme, dont le seul tort était d’avoir mal supporté un drame atroce qui avait détruit son foyer.
  
  — Vous me surprenez, Enrique.
  
  Le petit Espagnol se redressa et répliqua froidement :
  
  — Ne vous méprenez pas, Hube. Je pense simplement qu’il y aurait beaucoup mieux à faire avec une si jolie femme… Ça me rappelle une cinglée que j’ai connue à Téhéran et qui se prenait pour une chatte. Elle donnait des coups de pattes, pour jouer, à tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à un bouchon. Et je vous assure, Hube, que j’ai eu plusieurs fois des sueurs froides… Car cette chatte-là ne savait pas rentrer ses ongles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Christina Della Dorsoduro regarda ses mains qui tremblaient, puis l’image de son visage que lui renvoyait le miroir vénitien accroché au mur, au-dessus de la coiffeuse. L’éclat de ses immenses yeux noisette lui fit peur. Elle éteignit la lampe d’un geste nerveux et se leva brusquement.
  
  Une boule montait et descendait dans sa gorge. Ses mâchoires, soudées l’une à l’autre, lui faisaient mal à force de tension. Elle noua la ceinture de son déshabillé de dentelles qui moula aussitôt les formes splendides de son corps. Puis elle regarda le grand lit à baldaquin qui occupait tout le centre de la vaste chambre…
  
  Elle n’avait pas envie de se coucher. Pas du tout. Quelque chose de terrible, d’irrésistible, comme une marée, montait en elle et la submergeait. Elle en était encore parfaitement consciente et savait qu’elle aurait dû appeler Maria, lui demander une piqûre. Le médecin avait laissé des seringues toute prêtes, stérilisées, faciles à employer. Mais Christina ne désirait pas arrêter la crise qui venait. Elle avait trop lutté, pendant des jours et des nuits, pour ne pas donner au personnel de la clinique le spectacle de son déséquilibre. Cela avait été une réaction d’autodéfense : « S’ils s’en aperçoivent, ils m’interneront ; je ne veux pas qu’on m’enferme avec les fous… » Alors, par un miracle de volonté, elle avait réussi à se montrer parfaitement sereine, pleine de bon sens…
  
  Mais, maintenant, elle en avait assez de lutter, asseZ ! assEZ ! asSEZ ! aSSEZ ! ASSEZ ! Comme les gens qui se sont trop longtemps retenus de pleurer, elle aspirait après la crise qui devait normalement la libérer de cette tension infernale.
  
  Elle passa dans la chambre voisine, qui avait été celle d’Amédéo, son mari, et ouvrit un vieux bahut aux portes incrustées de nacre et de bois précieux. Des bouteilles apparurent, et des verres de cristal taillé, rouges et bleus…
  
  Le col de la bouteille de whisky heurta le bord du verre qui se mit à vibrer. Christina reposa le flacon et but d’un trait le liquide brûlant. C’était exactement ce qu’elle n’aurait pas dû faire. Elle le savait…
  
  Elle but le contenu d’un autre verre, puis d’un troisième. Le tremblement de ses mains et la fixité de son regard s’accentuèrent. Une rumeur naissait en elle, semblable au départ du crescendo de tambour qui précédé au cirque le saut de la mort…
  
  Elle reposa le verre si maladroitement qu’il roula et tomba sur les dalles de marbre qui pavaient le sol de la chambre. Ce fut une explosion de cristal rouge, tel un éclaboussement de sang.
  
  Elle se figea, comme sous l’effet d’une gifle, puis son corps fut soudain inondé de sueur. Après quoi, le tremblement qui agitait ses mains la gagna tout entière.
  
  Elle partit comme une automate, quitta la pièce, traversa le vaste palier qui dominait l’escalier monumental et pénétra de l’autre côté dans ce qui avait été autrefois la nursery.
  
  Il n’y avait pas de lumière, mais Christina n’en avait pas besoin. Après le drame, Amédéo avait fait vider la pièce, complètement. Tout ce qui avait appartenu ou servi à l’enfant avait disparu sur son ordre. Peut-être espérait-il ainsi oublier plus facilement, Peut-être…
  
  La pièce était vide, totalement vide, mais la mémoire de Christina recréait devant elle le décor tel qu’il avait existé quinze ans plus tôt. Le berceau était de nouveau là, devant elle : un berceau en bois des îles, incrusté d’or et d’argent, et de pierres de couleur, un berceau qui avait abrité, enfants, tous les Comtes Dorsoduro depuis vingt générations…
  
  Dans sa tête, le tumulte s’enflait. Ce n’était plus un tambour, mais dix, mais cent, qui battaient entre ses pauvres tempes douloureuses. Elle avait l’impression d’étouffer ; Son visage la brûlait, la brûlait, la brûlait…
  
  Et elle vit le berceau environné de flammes, puis le petit corps calciné qu’on avait retiré des cendres. Elle hurla et son cri se répercuta longuement sous les plafonds dorés du Palazetto.
  
  Hébétée, elle se retrouva sur le palier, appuyée contre une statue de négrillon portant une torchère. Maria était devant elle, toute vêtue de noir, l’air effrayé. Christina passa une main frémissante sur son visage inondé de sueur, aspira bruyamment puis rejeta sa jolie tête en arrière. Ses cheveux longs, noirs, aux reflets d’acajou, volèrent sur ses épaules. Elle dit à la servante :
  
  — Je ne me sens pas bien, Maria. Va chercher le Baron, dis-lui que je veux le voir ce soir…
  
  Le Baron Donato, un vieil original qui n’avait jamais voulu que l’on posât le téléphone chez lui, était le seule parent de Christina encore vivant. Maria Vasari approuva de la tête et descendit les escaliers en courant. Sans bouger, terriblement tendue, Christina l’entendit appeler une gondole par téléphone, puis se préparer, et enfin sortir sur le portone pour y attendre le gondolier.
  
  Christina demeura immobile, vibrante, les yeux fermés, jusqu’à ce que fût repartie la gondole venue chercher Maria. Ses dents grinçaient, ses ongles rouges griffaient la cuisse d’ébène du négrillon porteur de torche. Il lui semblait que son cerveau tournait dans son crâne, comme une boule à l’intérieur d’une autre boule.
  
  Maria était partie, ignorant que le Baron avait quitté Venise le matin même pour se rendre à Rome. Une bonne demi-heure lui serait nécessaire pour faire l’aller et retour. Une bonne demi-heure…
  
  Christina rouvrit les yeux, son pied glissa sur le marbre. Elle descendit une marche, une autre, une autre encore. En bas, sa main tremblante retrouva l’ébène d’un autre négrillon tout pareil au premier. Elle fit une pause. Le tumulte, dans sa tête, devenait de plus en plus fort, de plus en plus infernal…
  
  Elle se rendit dans le grand salon où elle savait trouver des cigarettes, puis se dirigea vers l’office, silencieuse et raide comme un fantôme…
  
  Les Vasari occupaient deux petites pièces derrière la cuisine, dont les fenêtres à colonnades ouvraient sur une campielli, petite place, assez tranquille. Luigi, le bambino, couchait dans celle du fond.
  
  Christina Della Dorsoduro s’immobilisa un instant dans la cuisine faiblement éclairée par la lumière jaune d’un réverbère qui passait à travers les petits carreaux épais des fenêtres sans volets.
  
  Elle marcha soudain vers le grand fourneau et prit une boîte d’allumettes sur une étagère. Elle dut recommencer plusieurs fois, tellement ses mains tremblaient, mais la flamme jaillit finalement et elle put allumer sa cigarette.
  
  L’allumette se consuma jusqu’au bout entre ses doigts, mais ce fut à peine si elle sentit la brûlure. Le tumulte, en elle, atteignait au paroxysme. Elle ne pensait plus. Une idée fixe la guidait, comme un rail…
  
  Elle traversa la chambre de Maria, atteignit à tâtons la dernière porte.
  
  Elle agissait maintenant comme une somnambule, irresponsable, incapable de s’arrêter. Elle entra dans la petite pièce obscure, fut frappée par l’odeur de renfermé qui la fit un instant suffoquer. Le grincement régulier de ses dents les unes contre les autres l’empêchait d’entendre la respiration de l’enfant. Mais, lorsqu’elle était en crise, elle se guidait dans le noir avec une sûreté presque miraculeuse.
  
  Elle s’immobilisa près du lit, tirant à petits coups rapides et rapprochés sur sa cigarette dont l’extrémité rougeoyante éclairait à chaque fois son visage de démente au masque hallucinant.
  
  Elle resta ainsi très longtemps, sans raison ; peut-être comme un gosse qui contemple avant de le toucher le jouet follement désiré qui vient enfin de lui être offert. Puis, sa main qui tenait la cigarette avança lentement au-dessus du lit de l’enfant. Ses doigts tremblants s’entrouvrirent. Le point rouge tomba verticalement. Une étoile filante…
  
  Quelques secondes durant, elle fut comme pétrifiée. Elle ne respirait plus et ses yeux dilatés fixaient le confetti de feu sur la couverture. Puis une odeur de roussi lui monta aux narines et cela provoqua en elle une sorte de déclic. Elle retrouva son souffle, recula lentement jusque dans l’autre chambre, ferma la porte et poussa le verrou…
  
  
  -:-
  
  Hubert coupa les gaz du moteur hors-bord et laissa le runabout courir sur son erre. Il était arrivé devant le Palazzetto qu’un réverbère accroché de l’autre côté du rio Della Fava éclairait avec parcimonie. Les dimensions de la construction n’étaient pas imposantes, mais la façade, de style baroque, était un pur joyau, incrustée de marbres polychromes, de décorations byzantines, de bandeaux entrecroisés.
  
  Il y avait de la lumière au premier étage. Hubert consulta le cadran lumineux de sa montre : neuf heures trente. Un peu tard pour frapper à la porte d’une jolie veuve que l’on doit voir pour la première fois, mais le savoir-vivre et les exigences du métier n’avaient rien de commun.
  
  Hubert redonna un peu de gaz au moteur, vira lentement à la conjonction des deux rii et revint pour apponter. Il amarra le bateau à un gros pieu sortant de l’eau, coupa le contact, mit la clé dans sa poche et gagna d’un bond le portone.
  
  Il y avait un magnifique marteau de bronze doré sur un des vantaux de la grande porte ouvragée, mais un bouton de sonnette, plus discret, encastré dans le mur à droite, retint la préférence de Hubert.
  
  Il sonna selon le rythme qu’on lui avait indiqué deux courts, trois longs, un court, une pause de cinq secondes et un long. Puis il attendit.
  
  L’endroit était tranquille. L’eau clapotait sous le ponton, léchait les marches de pierre usées par l’érosion. Hubert regarda le runabout que Enrique avait loué ; c’était un engin puissant, rapide et très maniable, relativement silencieux, Hubert ne put s’empêcher de sourire. Venise était tout de même une ville extraordinaire…
  
  L’attente se prolongeait. Impatient, il répéta son appel. Un peu plus tard, une gondole vide sortit du rio voisin et tourna lentement à droite.
  
  Le gondolier chantonnait. Hubert le suivit des yeux et le regarda virer dans le rio del Fontego qui rejoignait le grand canal, à proximité du Rialto.
  
  Hubert avait soigneusement étudié la topographie compliquée de Venise, surtout les canaux. Cela ne l’empêcherait probablement pas de s’y perdre le cas échéant, mais cela lui permettrait sûrement, une fois perdu, de se retrouver sans trop de difficultés.
  
  Il entendit du bruit derrière lui et se retourna. Un judas s’était ouvert, protégé par une petite grille de fer forgé en forme de panier.
  
  — Chi è ?
  
  Hubert demanda :
  
  — Vous êtes la Comtesse Della Dorsoduro ?
  
  La voix lui avait paru trop distinguée pour être celle de la cuisinière.
  
  — Oui.
  
  — Alors, écoutez bien : La rosa è il più bel fiore.
  
  Un silence. Elle ne répondait pas. Hubert approcha la tête du judas et vit deux immenses yeux sombres qui le regardaient… Le regard de ces yeux ! Hubert retint son souffle, puis il sentit une boule monter et descendre dans sa gorge.
  
  La lourde porte s’ouvrit avec lenteur en grinçant de façon effroyable. Depuis la disparition de Stéfano, personne n’avait dû penser à remettre de l’huile dans les gonds. Et, avec cette humidité permanente…
  
  Il entra sans se presser et regarda la jeune femme en déshabillé refermer le vantail en le poussant de l’épaule. Elle était aussi belle qu’il l’avait imaginée, peut-être même encore plus…
  
  Elle s’adossa à la porte et lui fit face et il éprouva de nouveau un étrange malaise à la rencontre de son regard.
  
  — J’espère que je ne vous dérange pas, dit-il poliment.
  
  Elle répondit en anglais, avec une difficulté d’élocution qui ne devait pas lui être habituelle.
  
  — Je savais que vous viendriez, un de ces jours. J’avais été prévenue.
  
  Il regarda autour de lui, le hall majestueux et le grand escalier de marbre éclairés par les négrillons porteurs de torches.
  
  — Êtes-vous seule ?
  
  — Oui. La cuisinière est sortie, mais elle va revenir. Montons à l’étage, nous serons tranquilles.
  
  Elle parlait comme si sa langue gonflée eût éprouvé de la peine à se mouvoir dans sa bouche. Il remarqua qu’elle cachait ses mains dans les plis de son déshabillé et vit qu’elle tremblait.
  
  — Comme vous voudrez.
  
  Elle le précéda dans l’escalier monumental. Elle marchait avec raideur, la tête haute. Hubert se demanda un instant si elle n’était pas en état d’hypnose, il était au milieu de l’escalier lorsqu’il sentit la fumée. Il le dit à la jeune femme qui répondit sans se retourner :
  
  — Marie a laissé brûler quelque chose en préparant le dîner. L’odeur persiste.
  
  Il la crut. Elle le conduisit dans la chambre qui précédait la sienne et qui avait été celle d’Amédéo. Hubert leva la tête pour admirer le plafond doré que la lumière insuffisante d’un lustre de cristal éclairait mal. Elle lui montra un fauteuil près du bahut qui lui servait de réserve à whisky et prit un autre siège.
  
  — Je suis venu pour enquêter sur l’agression dont vous avez été l’objet, commença-t-il. Je voudrais que vous me racontiez exactement comment cela s’est passé…
  
  Il se tut pour la laisser parler. Ce fut alors que les premiers appels résonnèrent entre les murs du Palazzetto. Hubert tendit l’oreille et demanda :
  
  — Vous avez entendu ?
  
  Elle ferma les yeux et glissa ses mains entre ses genoux serrés pour essayer d’en arrêter le tremblement.
  
  — Non ! répliqua-t-elle farouchement.
  
  Ses narines se pincèrent et elle devint pâle comme une morte. Puis Hubert entendit un nouveau bruit, étrange, indescriptible, indéfinissable… Et il lui fallut un certain temps pour comprendre que c’était la jeune femme qui grinçait des dents.
  
  Il eut alors la certitude que quelque chose d’insolite était en cours et se releva. Elle ne parut même pas s’en apercevoir. Il retourna sur le palier et sentit de nouveau la fumée. Ce n’était pas une odeur de cuisine brûlée et cela s’était amplifié depuis qu’ils étaient montés. Puis les appels recommencèrent, plus aigus, plus déchirants…
  
  Il dégringola les marches et, arrivé en bas, se laissa guider par la fumée. Il parvint à la cuisine, entra dans la chambre de Maria restée ouverte. Les cris venaient de là, de l’autre côté d’une porte de bois massif qui laissait passer la fumée par en dessous.
  
  Il fonça, retenant son souffle, la gorge irritée, et tourna la grosse clé dans la serrure. Un gosse en chemise de nuit, hurlant de terreur, se jeta contre lui. Sa chemise flambait. Hubert le saisit, le jeta sur le lit qui occupait le centre de la première chambre et le roula dans la couverture. Puis il l’emporta comme un paquet jusque dans le hall et revint en courant.
  
  Il avait remarqué au passage un gros extincteur dans l’office. Il le décrocha du mur, lut rapidement le mode d’emploi et fonça en toussant vers la chambre du gosse.
  
  Le lit flambait, et le papier sur les murs. Hubert retourna l’extincteur, dévissa la poignée ronde et dirigea le jet de mousse vers la base des flammes.
  
  Il dut s’interrompre à deux reprises pour aller respirer en arrière. Le feu avait dû couver un bon moment avant de se déclarer et il n’avait pas eu le temps de s’étendre beaucoup. Hubert en vint finalement à bout.
  
  Il ouvrit ensuite la fenêtre pour évacuer la fumée, puis regagna le hall. Le gosse pleurait, toujours étroitement serré dans la couverture. La Comtesse n’était pas descendue.
  
  Il déroula la couverture en prononçant des paroles de réconfort. Les jambes de l’enfant étaient assez gravement brûlées. Il fallait appeler un médecin.
  
  Il se relevait avec l’intention de chercher le téléphone lorsqu’il entendit du bruit sur le portone. Il alla vivement se cacher sous l’escalier, dans un endroit particulièrement obscur.
  
  Une voix de femme, assez forte, expliquait, sans doute au gondolier, qu’elle n’avait pas pris d’argent, espérant revenir avec un certain baron. S’il voulait bien entrer un instant, elle allait lui régler le prix de la course.
  
  Hubert fit la grimace. Ce devait être Maria Vasari qui revenait et elle n’était pas seule. Or, Hubert ne voulait absolument pas que sa présence dans le Palazzetto fût connue, surtout avec cette histoire d’incendie.
  
  Il entendit la porte s’ouvrir. La seconde d’après, Maria Vasari se mit à hurler ; puis à courir vers son fils qui repleurait de plus belle.
  
  Ce qui suivit fut extrêmement bruyant et confus. Maria invoqua beaucoup la Madone. Le gondolier, plus réaliste, alla se rendre compte des dégâts et revint dire que le feu était éteint. Le gamin raconta alors qu’il avait été sauvé par un grand signore qui avait ensuite mystérieusement disparu. Les deux adultes convinrent qu’il divaguait.
  
  Puis Maria Vasari monta en courant au premier étage afin de voir ce que devenait sa maîtresse. Elle redescendit bientôt, plus lentement, et raconta à l’homme que la Comtesse, rentrée le matin de clinique, était encore très malade et qu’elle n’avait rien entendu. Finalement, ils transportèrent le gosse dans la cuisine après avoir décidé d’appeler un médecin et convenu que la Comtesse n’aimerait pas que la Police fût prévenue. Ce n’était probablement qu’un accident. Luigi s’était peut-être amusé avec des allumettes…
  
  Leurs voix s’estompèrent. Hubert sortit de sa cachette et monta en souplesse au premier étage. Christina Della Dorsoduro n’était plus dans la pièce où il l’avait laissée. Il la retrouva dans la chambre suivante, se roulant sur le sol et grinçant des dents plus que jamais. Elle écumait et avait déchiré son déshabillé.
  
  Hubert jura entre ses dents. Que faire ? Il cherchait vainement lorsqu’il entendit des pas dans l’escalier. Il se cacha derrière les lourds rideaux de brocart qui masquaient les fenêtres et attendit.
  
  C’était Maria, qui parlait toute seule, en proie à une violente colère. Par un léger interstice entre deux rideaux, il la vit fouiller dans un meuble, ouvrir une boîte, en sortir une seringue toute prête et se pencher sur la Comtesse qui continuait de se tordre sur les dalles de marbre blanc et noir.
  
  La piqûre faite, Maria Vasari gifla sa maîtresse et lui cracha au visage. Puis, elle repartit après avoir jeté la seringue dans un coin.
  
  Hubert patienta un peu avant de quitter sa cachette. Lorsqu’il en sortit, la malheureuse jeune femme commençait à se calmer. Il la regarda s’apaiser, puis se détendre et comprit enfin qu’elle s’était endormie. Alors, il saisit le beau corps presque nu dans ses bras et le porta dans le lit…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Le médecin était venu et reparti. Près d’une demi-heure s’était écoulée ensuite. Maintenant, quelqu’un venait à nouveau d’ouvrir la grande porte en bas et un bruit de voix étouffées montait du rez-de-chaussée.
  
  Hubert n’avait pas osé éteindre les lumières dans les deux chambres, par crainte de trahir sa présence. Il traversa silencieusement le palier et entra dans une grande pièce obscure et vide dont il referma la porte derrière lui.
  
  Les fenêtres étaient à croisée. Il ouvrit un des battants inférieurs de l’une d’elles et se pencha prudemment à l’extérieur.
  
  Le gondolier était en train de charger des paquets dans son bateau : deux valises, un gros baluchon enveloppé dans une toile nouée aux quatre coins. Puis ce fut le bambino, chaudement enroulé dans une couverture. La lourde porte claqua, puis Maria Vasari descendit à son tour dans la gondole. Hubert assista au départ, qui avait tout à fait l’air d’une évacuation, puis quitta son observatoire et regagna le palier.
  
  Maria avait éteint les lumières et l’escalier était maintenant obscur. Hubert sortit sa lampe de poche, l’alluma et descendit.
  
  La porte avait été simplement tirée, mais il fallait tout de même une clé pour l’ouvrir de l’extérieur. Hubert se dirigea vers l’office, traversa la cuisine et pénétra dans le logement des Vasari.
  
  Joli désordre ! les armoires béantes montraient leurs rayons vides. Les bibelots, les photos de famille, les images religieuses avaient disparu. La chambre du gosse avait également été vidée. Les restes du lit calciné étaient toujours là.
  
  Hubert s’assura avec soin que l’incendie ne risquait pas de renaître et, pour plus de précautions, ferma la fenêtre qui était restée ouverte. Puis il revint dans la cuisine et aperçut une enveloppe blanche posée sur la grande table.
  
  Une main malhabile avait tracé dessus ces simples mots : POUR MADAME LA COMTESSE. Elle n’était pas cachetée et Hubert l’ouvrit pour en sortir la lettre qui s’y trouvait contenue.
  
  Maria expliquait, avec beaucoup de fautes et de maladresse, qu’il ne lui était plus possible de rester dans une maison où il se passait des événements aussi bizarres, qu’elle n’était pas aussi sotte qu’on voulait bien le croire et qu’elle comprenait beaucoup de choses, que d’avoir perdu son mari au service de Madame la Comtesse lui suffisait amplement et qu’elle n’avait aucune envie d’y perdre également son fils, qu’elle avait donc décidé de s’en aller pendant qu’il en était encore temps.
  
  Hubert replia la lettre et la remit dans l’enveloppe qu’il reposa sur la table. Il devinait pourquoi Maria Vasari agissait ainsi, pourquoi elle avait giflé sa maîtresse endormie et pourquoi elle lui avait craché au visage. Un trop-plein de rancœur… Maria Vasari, pendant des années, avait souffert en silence du dévouement aveugle de son mari pour la jolie Comtesse ; son instinct de femme lui avait soufflé la vérité : Stéfano était amoureux de Christina Della Dorsoduro, probablement sans se l’avouer. Et, pendant des années, Maria avait été terriblement jalouse de sa trop belle maîtresse.
  
  Christina Della Dorsoduro allait donc se retrouver seule dans son Palazzetto. Cela n’était pas pour déplaire à Hubert qui avait désormais les mains libres. Mais il y avait un risque : c’était que Maria se mît à bavarder, que la police fût informée du début d’incendie et vînt enquêter.
  
  Il était en train de réfléchir à ce problème lorsque le téléphone se mit à sonner. Il consulta sa montre : un peu plus de onze heures. Qui pouvait bien appeler aussi tard ? Il décida de ne pas répondre et retourna vers le hall.
  
  La sonnerie insista longuement, puis se tut. Hubert remonta le grand escalier et éteignit sa lampe en pénétrant dans les chambres éclairées. Christina dormait toujours, paisiblement, profondément, et il était malaisé de croire qu’il s’agissait de la même jeune femme, qui, une heure plus tôt, se roulait sur le sol en déchirant ses vêtements, grinçant des dents, la bouche écumante.
  
  Le timbre du téléphone se remit à vibrer. Hubert continua de contempler le joli visage de la dormeuse. Ce n’était vraiment pas un sort enviable, d’être chargé de liquider une aussi jolie fille. Mais c’était la règle du jeu, on n’y pouvait rien faire. Sa folie la rendait dangereuse et la sécurité d’une quarantaine de personnes dépendait de ce qu’elle fût ou non empêchée de parler.
  
  La sonnerie énervante s’arrêta enfin. Hubert se demanda ce qu’il devait faire. Il était venu pour bavarder avec la jeune femme, essayer de trouver, au hasard de la conversation l’idée dont il avait besoin. Mais les événements ne lui avaient pas permis de remplir ce programme et Christina n’était certainement pas près de se réveiller.
  
  Regagner l’hôtel et la laisser seule dans cette grande baraque, sans défense ? Dangereux. L’adversaire, qui avait déjà essuyé un échec, devait être aux aguets. Il devait savoir que Christina était rentrée chez elle… Logiquement, il devait faire une nouvelle tentative le plus vite possible, quitte à prendre des risques, le temps travaillant contre lui.
  
  Il décida de rester. De cette façon, il serait là le matin quand la jeune femme se réveillerait. C’était un bon moment, le réveil ; un moment où les êtres se trouvent habituellement en état de moindre défense.
  
  Il sortit de la chambre, après avoir éteint la lumière, et passa dans la pièce voisine. Il pouvait dormir sur le grand lit qui se trouvait là. C’était une position stratégique idéale puisque tout visiteur indésirable serait obligé de passer par là pour atteindre la Comtesse…
  
  Tout visiteur indésirable… Hubert pensa soudain à son canot, amarré devant le Palazzetto et dont la présence pouvait mettre la puce à l’oreille de certaines gens. Mais comment le sortir de là ? Il fallait pouvoir le reprendre et Hubert n’avait aucune envie de nager dans les eaux fétides des canaux.
  
  Il existait peut-être une solution… Hubert ralluma sa lampe et redescendit. Puis il visita toute la partie du rez-de-chaussée située sur le derrière du petit palais. Il trouva une porte de service, au bout d’un couloir étroit. La clé énorme, était dans la serrure.
  
  Il ouvrit et sortit. La petite place, mal éclairée, était tout à fait silencieuse. Hubert se glissa sous un passage voûté, si bas qu’il dut baisser la tête, et déboucha dans une ruelle étroite. Il tourna à gauche et atteignit bientôt un petit pont en dos d’âne qui franchissait un rio. De là, il aperçut la façade latérale du Palazzetto, au confluent du rio Della Fava.
  
  Il revint sur ses pas, rentra dans la maison, ressortit par-devant et lança le moteur du runabout. Quelques instants plus tard, ayant détaché le bateau, il démarra lentement, tourna au coin du petit palais et visa le pied de l’escalier qui descendait du petit pont jusque dans l’eau. Il amarra le canot, reprit la clé de contact et repassa par-derrière pour regagner le Palazzetto.
  
  Il referma la porte et retourna à l’étage. Christina dormait toujours. Il la laissa et alla s’allonger dans la pièce voisine, sur le lit qui avait été autrefois celui du Comte Amédéo…
  
  Il fut réveillé par la plainte d’un violon qui jouait en sourdine une vieille chanson populaire de Vénétie. Étrange… Il retrouva sa lampe près de lui, l’alluma sous sa veste et regarda sa montre : pas tout à fait une heure.
  
  Il prêta l’oreille. Après quelques mesures, le violon s’était tu. Hubert se dit que cela ressemblait bigrement à un signal et décida de se tenir sur ses gardes.
  
  Il se leva sans bruit, masquant la lumière de sa lampe avec ses doigts et alla voir Christina. Elle dormait toujours aussi profondément. Il revint dans la première chambre, éteignit sa lampe, se glissa derrière les rideaux et ouvrit un morceau de fenêtre.
  
  Il tendit l’oreille. Le clapotis caractéristique de l’eau, en bas, indiquait qu’un bateau venait de passer. Une gondole, sûrement, puisque Hubert m’avait entendu aucun bruit de moteur.
  
  Sur la grande façade nue et sombre qui s’élevait en face, de l’autre côté du rio, une fenêtre s’éclaira. À travers des rideaux de dentelle déchirés et sales, Hubert vit une vieille femme assise dans son lit se verser un peu d’eau dans un verre et boire lentement. Puis la lumière s’éteignit et la vision disparut.
  
  Un bruit insolite surprit Hubert, qui se figea, tous ses sens en éveil. Il essaya de deviner ce que cela pouvait être. En vain. Mais un danger se précisait. Il en était certain.
  
  Il attendit quelques secondes, referma la fenêtre, recula en écartant les rideaux et marcha vers le palier. Appuyé au chambranle, guettant des deux côtés à la fois, il se mit à l’affût.
  
  Une minute s’écoula encore sans que rien se produisît. Puis, il y eut un léger crissement, suivi d’un claquement sec à peine perceptible. Hubert sourit. Quelqu’un venait de découper un morceau de vitre, probablement sur une des fenêtres de la grande pièce vide qui se trouvait de l’autre côté du palier.
  
  Hubert restait immobile, contrôlant sa respiration. Les seuls bruits qu’il entendait maintenant étaient les battements réguliers de son cœur et le tic-tac non moins régulier d’une pendule.
  
  Le palier était éclairé par deux fenêtres en ogive assez étroites, mais qui laissaient passer une clarté suffisante pour que Hubert, avec ses yeux de chat, fût certain d’apercevoir une silhouette en mouvement qui viendrait à passer dans son champ visuel.
  
  Cela se produisit très rapidement. Une silhouette mince et de petite taille sortit soudain de l’ombre et s’arrêta à quelques pas des marches. Hubert pensa que l’adversaire avait délégué l’acrobate de la bande pour pénétrer dans les lieux afin de leur ouvrir la porte. En effet, toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient protégées par de solides barreaux, mais il était facile d’escalader la façade surchargée d’ornements en relief pour atteindre les fenêtres de l’étage non protégées.
  
  L’intrus hésitait visiblement sur ce qu’il devait faire. Il finit par se décider à venir jeter un coup d’œil vers les chambres dont Hubert gardait l’accès… Ce dernier recula d’un pas afin de libérer le passage et de se mettre hors de vue au cas où le visiteur enverrait un bref rayon de lumière pour éclairer son chemin.
  
  L’homme marchait sans faire aucun bruit, on n’entendait même pas sa respiration. Hubert le laissa approcher. Bien décontracté, jambes souples, mains ouvertes légèrement tendues en avant, il était prêt…
  
  Prudent, l’inconnu s’immobilisa devant le seuil et Hubert crut qu’il allait faire demi-tour. Mais, subitement, il entra. Hubert fit un pas rapide qui le porta dans le dos de l’adversaire et voulut lui porter une clé à la gorge. Mais ses bras ne rencontrèrent que le vide et, à peine revenu de sa surprise, il se trouva proprement soulevé de terre et projeté en l’air…
  
  L’homme avait donc, décelé sa présence. Il eut le temps de penser que s’il restait sur place une fois tombé c’en serait fait de lui, l’autre ayant sûrement prévu la suite à donner. Il se mit donc en boule et roula deux fois sur lui-même. La chance lui épargna de rencontrer quelque meuble. Il se retrouva sur ses jambes, pivota aussitôt, aperçut son antagoniste en contre-jour sur la faible lueur du palier, dans le cadre de la porte, et fonça.
  
  Ce n’était pas facile de se battre dans une pareille obscurité, la grande majorité des prises de « jiu-jitsu » ou de « close-combat » devant être placées avec une très grande précision pour amener l’adversaire à contre-attaquer d’une certaine façon. La seconde d’après, ses mains ayant trouvé la tête de l’autre là où elles l’attendaient, l’affaire se trouva réglée.
  
  Hubert se redressa, à peine essoufflé, tira sa lampe de sa poche et l’alluma pour éclairer le visage du vaincu.
  
  — Merde ! jura-t-il entre ses dents.
  
  C’était Enrique Sagarra.
  
  Hubert fit une affreuse grimace et se dit qu’il aurait dû prévoir cette éventualité. Sans nouvelles de lui, Enrique devait forcément s’inquiéter et venir aux nouvelles. Il mit un genou à terre près de son collaborateur et pratiqua sur lui une des passes de réanimation qui sont connues de toute « ceinture noire ».
  
  Quelques secondes plus tard, Enrique ouvrit les yeux. Hubert éclaira son propre visage avec la lampe afin de se faire identifier.
  
  — Excusez-moi, murmura-t-il. La nuit, tous les chats sont gris.
  
  Enrique avala péniblement sa salive.
  
  — Eh ! grogna-t-il. Nous avons bonne mine.
  
  Hubert l’aida à se remettre debout.
  
  — Ça va ?
  
  — Pas mal, merci.
  
  — Vous avez l’air fâché ?
  
  — Moi ? Pas du tout !
  
  Le cœur n’y était pas. Hubert ne put s’empêcher de sourire.
  
  — Comment êtes-vous venu ?
  
  — J’ai fauché une gondole… Vous auriez quand même pu m’appeler. Pas de téléphone dans cette baraque ?… Je me faisais un mauvais sang du diable. Croyais que vous étiez tombé dans un traquenard.
  
  Hubert l’invita d’un signe à le suivre dans la chambre voisine et lui montra Christina toujours plongée dans un sommeil profond. Puis ils revinrent sur leurs pas, s’assirent sur le lit de feu le Comte Dorsoduro ; et Hubert raconta tout ce qui s’était passé depuis qu’il était entré dans le Palazzetto.
  
  — Eh ! conclut Sagarra. Pas d’hésitation possible. Nous sommes là, elle dort avec une piqûre et ne risque pas de se réveiller. Alors… le coup de la baignoire.
  
  Hubert cessa de respirer. Il n’avait pas prévu que Enrique voudrait aussitôt passer à l’action et quelque chose se révoltait en lui à cette idée.
  
  — Nous avons le temps, répliqua-t-il. En nous pressant trop, nous risquons de faire des bêtises. Vous connaissez les consignes : il faut que ça puisse passer pour un accident, sans discussion possible.
  
  — Et alors ? Vous connaissez un meilleur truc que la baignoire pour faire croire à un accident ? Dites-le.
  
  Hubert était bien obligé d’admettre que Enrique avait raison. Plongée dans un sommeil artificiel profond, Christina se laisserait noyer sans même s’en apercevoir. Et il n’y aurait aucune trace de lutte, rien. Du cousu-main.
  
  — La cuisinière pourra témoigner qu’elle lui avait fait une piqûre, objecta-t-il.
  
  — Et alors ? Qui saura à quelle heure elle est morte ? Dans la flotte, elle ne risque pas de raidir.
  
  — L’autopsie…
  
  — Il est deux heures du matin. Si elle a dîné à neuf heures, tout est digéré.
  
  Le cercle se resserrait.
  
  — J’ai laissé des empreintes un peu partout…
  
  C’était exagéré. Par habitude, Hubert faisait toujours attention à laisser le minimum d’empreintes et il était parfaitement capable de faire disparaître ses traces dans la maison en moins de dix minutes. Enrique ne se laissa pas abuser.
  
  — Vous pouvez les effacer pendant que je fais le boulot.
  
  Hubert se sentit coincé. Enrique n’en démordrait pas et Dieu savait comment il pourrait réagir si Hubert, faisant preuve d’autorité, décidait que l’exécution de la Comtesse était remise à plus tard. Il fit entendre un grognement inarticulé et répliqua :
  
  — Écoutez-moi, Enrique, nous nous connaissons depuis assez longtemps pour que je vous parle franchement : ce que vous proposez là, c’est un assassinat pur et simple. Laissons-lui au moins une chance. Je ne suis pas de ceux qui tirent le faisan au sol…
  
  Enrique resta silencieux un instant, puis reprit d’une voix changée où perçait un sarcasme inhabituel :
  
  — Elle est excellente, celle-là… Je voudrais bien savoir ce qu’en pensent les gars du réseau qui se trouvent tous en danger à cause de cette môme… Je me demande s’ils comprendraient vos scrupules… Et je ne vois pas très bien le rapport, avec la chasse au faisan… Ce n’est pas nous qui l’avons condamnée, hein ?… Alors, puisque de toute façon elle doit y passer, autant que ce soit sans douleur. Comme ça, elle n’aura pas souffert…
  
  Il se tut. Hubert ne répondit rien. Après un moment, Enrique reprit avec une certaine excitation :
  
  — Et j’aimerais bien aussi savoir ce que vous entendez par : « lui laisser une chance ». Lui direz-vous de se mettre à courir et que vous compterez jusqu’à 10 avant de tirer ? Ou bien la préviendrez-vous aimablement que vous êtes chargé de la descendre et lui donnerez-vous une heure d’avance ?… Vous savez bien, Hube, que, de toute façon, NOUS lui réglerons son compte. Alors ?… Non, c’est une plaisanterie. Quand vous laissez une chance au faisan en attendant qu’il s’envole pour le tirer, le faisan ne sait pas vraiment qu’il risque la mort. Il obéit à un réflexe conditionné de fuite devant un danger imprécis. S’il savait vraiment ce qui l’attend, il resterait sans doute sur place, paralysé par la frousse. Et c’est ça que vous voulez faire subir à cette malheureuse ?
  
  Hubert se releva, oppressé.
  
  — Vous me faites l’effet d’un fameux avocat général, répliqua-t-il froidement. Mais je suis obligé de reconnaître que vous n’avez pas tellement tort.
  
  — Dans notre métier, Hube, si on se met à faire du sentiment c’est la fin des haricots. On est foutu.
  
  Il ajouta un ton plus bas :
  
  — Keep a stiff upper lip, Hube (6)…
  
  — Okay, répliqua Hubert. Let’s go.
  
  Enrique se releva et se frotta doucement les mains. Hubert enchaîna :
  
  — Il faut d’abord enlever votre bateau d’où il est. Pas la peine que des gens puissent le voir là. Vous allez tourner dans le canal à droite et amarrer votre truc au pied du pont, à côté du « runabout » qui s’y trouve déjà. Je vous attendrai là pour vous ramener par derrière.
  
  Ils descendirent le grand escalier.
  
  — C’est sinistre, cette baraque, remarqua Enrique.
  
  — Dans le noir, oui. Mais avec la lumière, ça change tout.
  
  — Je l’espère.
  
  Enrique sortit par la grande porte après s’être assuré que les alentours étaient déserts. Hubert poussa les verrous et se dirigea aussitôt vers l’arrière du petit palais. Il lui sembla entendre un violon se mettre à pleurer, sur un air déjà connu, et revint sur ses pas. Plus rien.
  
  Il sortit par derrière et alla chercher Enrique au petit pont. Ils revinrent ensemble. Lorsqu’ils furent de nouveau dans la maison, Enrique dit, d’un ton préoccupé :
  
  — Je voudrais bien savoir quel est ce Yehudi Menuhin qui se met à jouer du violon chaque fois que je montre le bout de mon nez…
  
  Hubert s’arrêta. Enrique en fit autant.
  
  — Exact, dit Hubert. C’est ce violon qui m’a réveillé, pendant que vous étiez en train d’escalader la façade… Dites-moi, Enrique, c’est vous qui avez appelé ici dans la soirée ?
  
  — Non, je n’ai pas appelé.
  
  — J’ai l’impression, mon petit vieux, que le Palazzetto est placé sous surveillance. S’ils pensent maintenant que la Comtesse est seule ici, nous n’allons pas tarder à recevoir de la visite.
  
  — Alors, grouillons-nous, trancha Enrique. Comme ça, s’il y a du grabuge, tout pourra leur retomber sur le dos. Et comme nous ne savons combien ils sont…
  
  Il avait raison. Si l’adversaire donnait l’assaut en nombre suffisant pour que Hubert et Enrique ne pussent leur résister, et que la Comtesse fût enlevée, leur position vis-à-vis du grand patron de la « C.I.A. » ne serait pas enviable… Hubert préférait ne pas y penser.
  
  — Occupez-vous de cela, dit-il. Je vais effacer mes empreintes. Et surtout arrangez-vous pour qu’on ne puisse voir aucune lumière de l’extérieur, hein ?
  
  — Faites-moi confiance, Hube.
  
  Ils se quittèrent. Hubert prit un torchon dans la cuisine et entreprit de se rappeler tous les gestes qu’il avait faits, essuyant au fur et à mesure tout ce qu’il avait touché. Il y avait bien sûr, en premier lieu, l’extincteur qu’il avait manipulé à pleines mains.
  
  Étrange la conduite de Maria Vasari. Elle et le gondolier devaient avoir finalement compris que le gosse avait dit vrai en affirmant qu’un homme l’avait sauvé des flammes et que cet homme devait encore se trouver dans la maison lorsqu’ils étaient arrivés. Or, ils n’avaient pas essayé de le retrouver…
  
  Il en eut assez vite terminé de ce côté-là et décida de continuer par les verrous et la clé de la grande porte, qu’il avait touchés.
  
  Il allait déboucher dans le hall lorsqu’un bruit insolite le fit s’immobiliser et prêter l’oreille. Pas de doute, quelqu’un était en train de manœuvrer les verrous de l’entrée. Enrique ?
  
  Il fit encore quelques pas, silencieux comme un chat, et risqua un œil au coin de l’escalier… Il ne voyait rien. Mais les bruits persistaient. Puis, le lourd battant s’ouvrit avec lenteur, grinçant légèrement…
  
  Hubert vit alors deux silhouettes massives se glisser subrepticement par l’ouverture venant de l’extérieur et comprit ce qui s’était passé : un troisième larron s’était introduit dans la place par le chemin déjà suivi par Enrique, afin d’ouvrir à ses complices.
  
  Ils repoussèrent la porte sans la refermer complètement puis échangèrent quelques phrases à voix basse. Hubert éprouva soudain des inquiétudes au sujet de son compagnon. Si le premier entré avait décelé la présence de l’Espagnol, il avait pu prendre sur lui de le neutraliser d’abord. À moins qu’il n’eût préféré attendre l’appui des deux autres…
  
  Hubert les vit approcher de l’escalier et se mettre à monter, en silence mais sans perdre de temps. Il attendit juste ce qu’il fallait et monta sur leurs traces…
  
  
  
  Enrique Sagarra estima que la baignoire était assez pleine et ferma les robinets. Ses mains étaient gantées. Il pivota lentement sur lui-même pour examiner si rien ne clochait. La salle de bains avait dû être aménagée au début du siècle dans cette petite pièce attenante à la chambre. Tout y était à la fois luxueux et désuet et les dimensions généreuses de la baignoire se prêtaient merveilleusement à l’affaire. Qu’on s’y endormît ou qu’un malaise vous prît, la glissade sous l’eau était inévitable.
  
  Enrique décida que tout était prêt et qu’il pouvait aller chercher la Comtesse pour lui faire prendre son dernier bain. Il ouvrit la porte de communication, marcha vers le lit, posa sa lampe sur la table de chevet, découvrit la jeune femme et entreprit de lui ôter son déshabillé aux trois quarts en lambeaux.
  
  Il l’avait complètement dénudée lorsqu’il se figea brusquement, alerté par ce sixième sens qu’arrivent à posséder tous les gens habitués à vivre dangereusement. Il regarda vers la porte de communication entre les deux chambres et aperçut trois hommes qu’il ne connaissait pas et trois automatiques braqués sur lui.
  
  — Levez les bras, ordonna l’un des nouveaux venus, et restez tranquille.
  
  Enrique Sagarra se dit que ce qu’il avait de mieux à faire, pour l’instant était d’obéir. Ses mains vinrent lentement se placer à hauteur de ses épaules.
  
  — Plus haut !
  
  Enrique fit un effort pour leur donner satisfaction. Il se demandait où était Hubert et ce qu’il fabriquait. Il ne pensa pas un seul instant que les trois intrus aient pu déjà le neutraliser. Hubert n’était pas un homme que l’on pouvait surprendre comme ça et il ne se rendait jamais sans combattre.
  
  Le trio avança lentement, sur un seul rang.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda celui du milieu.
  
  — Je suis le docteur, répliqua Enrique. J’étais en train d’ausculter ma cliente. À votre disposition si quelque chose ne va pas…
  
  — Trop aimable. Mais votre cliente me paraît bien calme…
  
  Enrique se dit que si le ton ne changeait pas, ce serait merveilleux.
  
  — Elle dort, répliqua-t-il.
  
  L’homme du milieu continuait d’avancer alors que les deux autres s’étaient immobilisés. À la lueur diffuse de la lampe posée sur la table de chevet, Enrique put voir enfin à quoi il ressemblait. C’était un homme entre deux âges, un peu bellâtre, avec des cheveux gris ondulés. Il était bien sanglé dans un imperméable de gabardine noire ou bleu marine, serré à la taille. Ses mains étaient gantées. Il s’arrêta.
  
  — Venez par ici, ordonna-t-il, et ne faites pas l’imbécile. Nous n’avons pas l’intention de prendre le moindre risque…
  
  — Alors, lança tranquillement Hubert qui venait d’apparaître derrière eux, vous feriez mieux de laisser tomber vos armes.
  
  Son intervention fit sur les trois hommes l’effet d’une douche glacée. Ils se tassèrent imperceptiblement et leurs muscles dorsaux se bandèrent.
  
  — Ne faites pas les imbéciles, recommanda Hubert d’un ton suave. Vous ne pouvez pas savoir sur lequel je tirerai le premier.
  
  — Nous pouvons descendre votre ami d’abord, riposta l’homme aux cheveux gris.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Si ça vous amuse… Je sais très bien qu’il est difficile de faire une omelette sans casser des œufs.
  
  Enrique n’attendit pas qu’une décision fût prise à ce sujet, il plongea le long du lit, hors de vue du trio. Alors, l’une après l’autre, boum… boum… boum…, les trois armes tombèrent sur le tapis qui couvrait les dalles au centre de la pièce.
  
  Enrique se releva.
  
  — Faites la cueillette, dit Hubert.
  
  L’Espagnol prit sa lampe sur la tablette et approcha. L’homme aux cheveux gris lança par dessus son épaule à l’intention de Hubert :
  
  — Vous savez que ces vieux palais sont extrêmement sonores. Si vous tirez, les détonations réveilleront tout le quartier.
  
  — J’ai un silencieux, affirma Hubert qui avait tout simplement les mains aux poches, n’étant même pas armé…
  
  Enrique se pencha devant l’un des hommes pour ramasser le premier automatique. L’attaque le surprit complètement, mais ses réflexes étaient si rapides qu’il réussit à parer de l’avant-bras le coup de chaussure destiné à son visage. Il n’en fut pas moins projeté en arrière et la douleur qu’il éprouva fut très vive.
  
  — Il n’est pas armé ! Allez-y ! lança celui qui avait attaqué Enrique, lequel roulait sur le dos.
  
  Il y eut un flottement chez les deux autres et ce fut ce qui sauva Hubert. Sa première idée fut de les empêcher à tout prix de reprendre leurs armes sur le tapis. Il saisit une chaise à sa droite et la lança sur l’homme aux cheveux gris qui s’était retourné. Dans la seconde qui suivit, il fonça sur le troisième.
  
  La chaise atteignit son but et déséquilibra le bellâtre. Hubert attrapa le type à hauteur de la ceinture et le projeta contre le lit. Il se redressa le premier, expédia une manchette sous le menton de son adversaire qui essayait aussi de se relever puis enchaîna avec un coup du tranchant de la main sur l’épaule. Le type hurla, contre-attaqua d’un coup de pied en traître que Hubert para en pivotant d’un quart de tour.
  
  Le mouvement lui permit d’apercevoir le bellâtre qui, débarrassé de sa chaise, essayait de ramasser un automatique. Un coup de pied dans le gras du bras le propulsa un peu plus loin. Puis, une série de « shoots » rapides, Hubert expédia les trois armes dans tous les azimuts.
  
  Enrique s’expliquait au sol avec celui qui avait pris l’initiative de la bagarre et ne semblait pas s’en tirer trop mal. Il n’était pas, en tout cas, en danger immédiat.
  
  Le premier adversaire de Hubert revenait à la charge en essayant de nouveau un coup de pied au bas-ventre. D’une seule main, Hubert lui saisit la cheville, leva la jambe très haut et poussa. Le type tomba malencontreusement en arrière et son crâne heurta le bronze doré qui recouvrait le bois des îles dont était fait le lit. Au bruit, Hubert comprit que c’était fini pour celui-là.
  
  Il se retourna à temps pour voir Enrique se remettre sur pied, souple comme un singe, près de son adversaire dont la tête formait un angle bizarre avec le reste du corps.
  
  Le bellâtre était également debout et de se retrouver seul contre l’adversaire ne lui fit aucun plaisir. Il détala.
  
  Ce fut si brusque que Hubert et Enrique perdirent une première seconde avant de se lancer à ses trousses. Le fuyard eut ainsi le temps de flanquer les portes derrière lui, sans perdre de temps, ce qui obligea Hubert à les rouvrir chaque fois à contresens.
  
  Lorsque le bellâtre s’enferma dans l’ancienne nursery, il avait cinq bonnes secondes d’avance. C’était plus qu’il ne lui en fallait. Hubert et Enrique ne trouvèrent qu’une fenêtre ouverte et entendirent presque aussitôt le plouf ! du plongeon dans le canal.
  
  Hubert et Enrique se lancèrent en même temps dans l’escalier, mais le bruit d’un moteur qui démarrait leur parvint alors qu’ils atteignaient la porte. Débouchant sur le portone, ils virent le motoscafi s’éloigner rapidement, conduit par un quatrième homme. Le bellâtre, accroché des deux mains à la bordure n’avait même pas pris le temps de grimper dedans.
  
  — Bon voyage ! grogna Enrique. On se reverra !
  
  — Sûrement ! approuva Hubert.
  
  Ils rentrèrent et refermèrent soigneusement la porte. Puis ils remontèrent sans mot dire. À part un ou deux meubles renversés, la pièce n’avait pas trop souffert. La Comtesse Christina, qui dormait toujours aussi profondément, continuait d’offrir le spectacle de son corps nu merveilleusement beau. Hubert la recouvrit.
  
  Enrique, qui avait rapidement examiné les deux vaincus, se redressa en faisant la grimace.
  
  — J’ai bien peur qu’ils ne soient morts, annonça-t-il.
  
  — Tous les deux ?
  
  — Tous les deux.
  
  — Merde ! fit Hubert. Il va falloir s’en débarrasser. Et vite. Des voisins ont pu entendre le tapage et téléphoner aux flics.
  
  — Pas la peine de se casser la tête, répliqua Enrique qui vidait déjà les poches des cadavres. Je vais les emmener faire un tour en gondole et ce ne sera pas ma faute si j’en perds un de temps en temps dans un virage. Pourvu qu’on les retrouve assez loin d’ici…
  
  — D’accord. Mais, grouillez-vous.
  
  Hubert redressa les chaises et récupéra les armes : trois « Beretta », 9 mm, de fabrication italienne, tous neufs. Enrique avait fait un paquet de son butin. Il le tendit à Hubert :
  
  — Faudra jeter un coup d’œil là-dedans. On ne sait jamais.
  
  Il ajouta sans regarder Hubert.
  
  — J’ai gardé le fric. C’est pour mes œuvres.
  
  Hubert l’aida à descendre les corps, puis à les transporter par derrière jusqu’au petit pont. Là, ils tinrent un rapide conseil de guerre.
  
  — Je ne crois pas que ce soit prudent de terminer l’affaire cette nuit, dit Enrique de lui-même. Il y a eu tout de même un peu trop de remue-ménage et les flics auraient du mal à croire à l’accident… Hein ?
  
  — C’est bien mon avis, répliqua Hubert avec soulagement. Je vais retourner là-bas. Si les flics viennent, je me sauverai par ici. Rentrez à l’hôtel. S’il y a du nouveau, je vous appellerai. Je ne pense pas que nos bons amis remettent ça cette nuit.
  
  — Moi non plus, Hube. Salut !
  
  Hubert revint en arrière, laissant Enrique se débrouiller avec ses macchabées. Il rentra dans le palais et remonta au premier étage.
  
  Il était en train de vider la baignoire emplie par Enrique lorsqu’il entendit approcher plusieurs canots à moteur. Il alla se pencher à une fenêtre et vit trois vedettes de la police s’arrêter devant le Palazetto.
  
  L’endroit devenait malsain. Il descendit rapidement les escaliers. Il passait dans le hall quand le premier coup de sonnette résonna. Dans quelques minutes, n’obtenant aucune réponse, ces messieurs allaient forcer la serrure.
  
  Hubert quitta les lieux sans perdre de temps, emportant dans une serviette nouée aux quatre coins le contenu des poches des deux victimes de cette nuit plutôt mouvementée…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Hubert referma doucement la porte de sa chambre, puis alluma. Les volets étaient fermés, les rideaux tirés. Il posa son paquet sur le lit, ôta son imperméable et sa veste, desserra sa cravate et déboutonna le col de sa chemise.
  
  Il but quelques gorgées d’eau minérale, à même le goulot de la bouteille qui se trouvait sur la table de chevet, puis ouvrit le paquet fait par Enrique et répandit le butin sur le dessus de lit.
  
  Aucun papier d’identité, bien sûr, mais le bric-à-brac habituel que traînent dans leurs poches les gens qui ont pour habitude de s’introduire nuitamment chez les autres, à des fins inavouables.
  
  Hubert examina tout ce matériel avec soin, mais n’en tira rien de particulièrement intéressant. Il démonta les lampes de poche et les briquets, sans succès, gardant les trois montres pour la bonne bouche.
  
  Ce fut dans le boîtier de l’une d’elles, un gros chronomètre en or, qu’il trouva une diapositive en couleur sur film de 16 mm. Une petite visionneuse de poche en bakélite noire, faisant partie du butin, Hubert la saisit, glissa le bout de pellicule à l’endroit voulu et se plaça face à la lumière pour regarder dans l’oculaire…
  
  Il ne put s’empêcher de siffler entre ses dents pour exprimer sa surprise. Il s’était vaguement attendu à trouver quelque document secret et ce qu’il voyait n’était qu’une très jolie jeune femme rousse, surprise par l’objectif dans le plus simple « appareil » alors que, les bras haut levés, elle arrangeait ses cheveux dans son cou.
  
  La photo avait été prise de face, dans une pièce qui devait être une chambre à coucher s’il fallait en juger par un morceau de lit que l’on apercevait dans un coin. La jeune femme, adorablement belle, paraissait tranquille et pas le moins du monde embarrassée. Très naturelle. Ce n’était certainement pas la première fois qu’elle se faisait photographier dans cette tenue…
  
  Hubert l’admira encore un instant et pensa qu’elle devait avoir été la maîtresse d’un des hommes qu’ils avaient descendus. Encore une veuve, se dit-il. Mais ; avec une pareille anatomie, la splendide inconnue ne manquerait pas de consolateurs…
  
  Hubert refit le paquet, ne gardant pour lui que la visionneuse dans laquelle il avait laissé le « document ». Il se disposait à se coucher quand un léger grattement à la porte attira son attention.
  
  Il déchira une page de son carnet et la glissa sous le battant. Dix secondes plus tard, le papier reparut, enrichi d’un dessin représentant un violon. Hubert ouvrit sans bruit et laissa entrer son complice.
  
  — Quoi de neuf ? demanda-t-il à voix très basse après avoir refermé.
  
  Enrique, qui savait comme lui combien les murs d’hôtel sont perméables aux sons, répondit sur le même ton :
  
  — Mission accomplie. On les retrouvera assez loin l’un de l’autre et au delà du Grand Canal.
  
  Hubert sortit son briquet et fit brûler la feuille de carnet qu’il écrasa ensuite soigneusement dans un cendrier.
  
  — Okay ! murmura-t-il. Je crois que nous pouvons nous coucher.
  
  — Je suis repassé par le rio Della Fava, reprit Enrique. Il n’y avait plus personne devant le Palazzetto.
  
  — Sans blague ? Déjà repartis ?
  
  — Oui. Mais peut-être ont-ils laissé quelqu’un dans la place.
  
  Hubert digéra lentement l’information.
  
  — Qu’est-ce que vous décidez ? demanda Enrique en étouffant un bâillement.
  
  — Je vais y réfléchir. Nous ne pouvons plus rien faire cette nuit, alors… mieux vaut se coucher. Demain matin, nous aviserons. En attendant, je voudrais que vous alliez immerger ça quelque part dans la lagune.
  
  Il montra le paquet.
  
  — Maintenant ?
  
  — Oui. La police a mis le nez dans l’affaire et on ne sait jamais ce qui peut en résulter.
  
  — Bon, fit Enrique avec résignation.
  
  Hubert prit la petite visionneuse et la tendit à Enrique :
  
  — Jetez donc un coup d’œil là-dedans.
  
  Enrique obéit et siffla lui aussi. Ses joues se colorèrent et il eut une moue expressive pour apprécier :
  
  — Sensationnelle ! Vous avez son numéro de téléphone ?
  
  — Pas encore.
  
  — Formidable ! Cette poitrine, Seigneur ! et ces hanches ! Vous avez vu ? Et cette peau laiteuse avec ces cheveux roux !
  
  — Pas la peine de vous exciter, mon vieux…
  
  — Elle me rappelle une fille que j’ai connue en Irlande. Son père était…
  
  Hubert coupa aussitôt.
  
  — Vous me raconterez ça une autre fois, Enrique. Le gardien de nuit dort toujours, en bas ?
  
  Enrique eut un large sourire.
  
  — Comme un loir.
  
  Il prit le paquet et marcha vers la porte. La main sur la poignée, il s’immobilisa, puis revint vers Hubert, affichant un air préoccupé.
  
  — Il y a une chose qui me tracasse, Hube… Je voudrais bien savoir comment ce type, au Palazzetto a pu deviner que vous n’étiez pas réellement armé.
  
  Hubert eut un sourire sarcastique.
  
  — J’attendais que vous me le demandiez, tête de lard. Le type n’a pas deviné, il a VU.
  
  — Mais, vous étiez à quatre mètres derrière lui et il ne s’est pas retourné. D’ailleurs, vous étiez dans un coin si sombre que je ne vous voyais même pas moi-même…
  
  — Le type m’a vu dans le grand miroir accroché au-dessus de la commode, et c’est votre faute. Il n’aurait jamais pu me voir si l’éclairage était resté ce qu’il était quand je suis entré. Mais, pour aller ramasser les armes, vous avez pris votre lampe sur la table de chevet et vous l’avez tenue horizontalement au lieu d’en braquer le faisceau vers le sol pour éviter de m’éclairer. C’est à ce moment-là que le type m’a vu dans le miroir, éclairé par vous.
  
  Enrique remonta d’un doigt la mèche folle qui pendait en permanence sur son front.
  
  — Bon sang ! On ne pense jamais à tout… Mais je vous promets, Hube, que ça n’arrivera plus.
  
  — Je l’espère bien.
  
  Enrique quitta la chambre sans bruit, s’assura que personne ne se promenait dans le couloir et s’en alla. Hubert referma la porte et s’y adossa. Quelque chose le tracassait : il n’était pas certain que la police ait laissé un des siens dans le Palazzetto pour veiller sur la Comtesse. Si celle-ci se trouvait seule, l’adversaire pouvait en être informé et saisir l’occasion…
  
  Il décida d’y retourner, afin d’en avoir le cœur net.
  
  
  -:-
  
  La petite place, derrière le Palazzetto, avait toujours le même aspect tranquille et désuet. Hubert sortit du passage voûté et redressa sa haute taille. Il marchait sans bruit sur ses semelles de crêpe.
  
  Il ouvrit la grille de protection qu’il avait simplement repoussée en quittant le palais une heure et demie plus tôt pour échapper à la police et entra dans la place. Il pensait que si un ou plusieurs policiers étaient restés là, ils devaient s’être placés en bas ou en haut de l’escalier.
  
  Il connaissait maintenant suffisamment les lieux pour ne plus avoir besoin de s’éclairer. Grâce à son excellente mémoire visuelle, il pouvait recréer le décor à mesure qu’il avançait.
  
  Il traversa l’office, atteignit la porte qui donnait accès dans le hall. Elle était ouverte. Son regard avait eu le temps de s’habituer à l’obscurité et un peu de lumière tombait dans le hall par les fenêtres du premier étage.
  
  Il resta un long moment, appuyé de l’épaule contre le chambranle, tous ses sens en éveil. Le silence était total. Il en conclut que personne ne se trouvait dans l’entrée et se remit en marche.
  
  Une silhouette sombre, au pied de l’escalier, le surprit soudain, mais il reconnut aussitôt le négrillon d’ébène porteur de torche. Sans aucun bruit, il monta les marches de marbre et atteignit le vaste palier.
  
  Nouvelle période d’observation. Rien d’autre que le tic-tac régulier d’une pendule invisible… Il approcha du seuil de la première chambre, avec la quasi-certitude qu’il ne courait plus aucun risque. Après tout, les policiers n’avaient pu trouver que la jolie Comtesse dormant à poings fermés dans son lit, Hubert ayant pris soin de tout remettre en ordre… Ils avaient pu croire à une mauvaise blague et repartir aussitôt…
  
  Hubert traversa la première chambre et pénétra dans la seconde. Oreille tendue… Rien. Normalement, il aurait dû percevoir la respiration régulière de Christina Della Dorsoduro. Pris d’une soudaine inquiétude, il sortit enfin sa lampe de sa poche et l’alluma…
  
  Le lit était vide. La Belle au bois dormant avait disparu. Hubert encaissa sans broncher, puis alla jeter un coup d’œil dans la salle de bains. Vide, également.
  
  Un sacré coup du sort. Les flics avaient pris l’affaire au sérieux et emmené la dormeuse, Dieu savait où !
  
  Hubert s’assit au bord du lit et se mit à réfléchir. Cela tournait mal et c’était sa faute. S’il n’avait pas perdu un temps précieux à discuter avec Enrique pour essayer de faire remettre l’exécution, Christina Della Dorsoduro n’aurait plus été qu’un joli cadavre dans une grande baignoire 1900 lorsque l’adversaire était intervenu. Il n’y aurait plus de problème…
  
  Et il n’était même pas sûr que la jeune femme eût bien été emmenée par la police. Autant de chances pour que ce fût un enlèvement… Et, dans ce dernier cas, le seul indice qu’il possédait pour se mettre en chasse, était la photographie d’une belle fille nue, aux cheveux roux et à la peau laiteuse, avec des seins en poire.
  
  De toute façon, il ne pouvait absolument rien faire avant le jour. Tout le monde dormait et il lui faudrait interroger des gens…
  
  Il pensa soudain que la police pouvait venir perquisitionner le lendemain dans le Palazzetto et que la Comtesse, n’ayant plus toute sa lucidité avait pu commettre des imprudences en laissant traîner quelques trucs compromettants. Et, bien qu’il fût très fatigué, il décida de fouiller lui-même partout afin de prévenir toute surprise désagréable pour le Service.
  
  Il enfila ses gants et se mit au travail.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Le temps était gris et maussade. La mer, poussée par le vent du sud qui ne désarmait pas, avait envahi, à marée haute, les quais, la place Saint-Marc, la Basilique et l’entrée de la Mercerie.
  
  Chaussés de bottes en caoutchouc procurées par un chasseur de l’hôtel, Hubert et Enrique se retrouvèrent dehors, pataugeant dans dix centimètres d’eau.
  
  Ils tournèrent au coin du Palais des Doges, longèrent la Piazzetta et passèrent devant Saint-Marc en se dirigeant vers la tour de l’horloge. Les innombrables pigeons, désorientés par cette invasion marine, s’étaient réfugiés sur les toits et sur le campanile.
  
  Ils pénétrèrent dans la Mercerie et furent bientôt à pied sec. Ils marchaient sans rien dire, tous deux de fort mauvaise humeur, sans un regard pour les vitrines des magasins qui se succédaient des deux côtés du passage.
  
  Ils franchirent le pont dei Baretteri et continuèrent jusqu’au Campo San Salvador. Là, ils entrèrent dans un café et s’assirent dans un coin éloigné du bar sur lequel deux jeunes gens, apparemment désœuvrés, sirotaient leur café.
  
  Ils ôtèrent leurs bottes et commandèrent aussi des cafés, puis Hubert se mit à parler, assez bas pour ne pas être entendu par des oreilles indiscrètes :
  
  — Tu parles l’italien mieux que moi et beaucoup de gens ici te prennent pour un compatriote… Alors, c’est toi qui vas téléphoner à la police.
  
  — Comme vous voudrez, répondit Enrique auquel ce tutoiement subit confirmait que son chef de mission était vraiment de mauvaise humeur.
  
  — Tu te feras passer pour le Baron Donato. C’est un oncle de la Comtesse. Un vieux cinglé. Tu diras que tu as été voir ta nièce, que tu n’as trouvé personne, et que tu as appris par des voisins que la police était venue cette nuit au Palazzetto. Tu leur demanderas ce qu’est devenue la dame.
  
  — Compris. Baron Donato, hein ? J’appelle d’ici ?
  
  — Non. Allez à la poste, c’est plus sûr. Les flics pourraient avoir un doute, retrouver d’où l’appel est venu et obtenir ici nos signalements. Allez-y, je vous attends là. Vous savez où c’est ?
  
  — Oui, c’est à deux pas…
  
  Enrique but son café et sortit. Hubert appela le garçon et paya. Puis il sortit à son tour et partit sur les traces de son compagnon, vers le Campo San Bartoloméo. Il voulait s’assurer que personne ne s’intéressait encore à leurs faits et gestes…
  
  Il vit Enrique pénétrer dans la poste et l’attendit près de la porte. Ce ne fut pas très long. Deux ou trois minutes plus tard, l’Espagnol ressortit et vit Hubert qu’il rejoignit aussitôt.
  
  — Je vous ai suivi afin de voir si vous l’étiez ou non. À partir de maintenant, il faudra avoir l’œil.
  
  — Alors ?
  
  — Rien pour l’instant. Et les flics ?
  
  — Ça a marché. Mais ils disent qu’ils sont repartis aussitôt après avoir constaté que la Comtesse dormait paisiblement et que tout était parfaitement tranquille dans le Palazzetto. Ils croient qu’on leur a fait une blague.
  
  — Ils l’ont laissée dans son lit ?
  
  — C’est ce qu’ils affirment, et c’est sûrement la vérité.
  
  — Eh bien ! soupira Hubert. Nous voilà frais !
  
  Enrique suggéra :
  
  — Si on retrouve la filière assez vite, on peut limiter les dégâts. Je ne crois pas qu’ils essaieront de la faire parler par la force…
  
  — Moi non plus… Ils lui donneront à boire et ils attendront que le phonographe se mette en marche tout seul. Mais il faut faire vite. Tout ce que nous avons, c’est cette photo…
  
  — J’ai vu aussi le visage du gars qui nous a échappé cette nuit. Je suis sûr de le reconnaître si je le rencontre…
  
  — Ouais ! Il peut se passer des mois avant que ça se produise.
  
  — Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?
  
  — On m’a donné deux ou trois contacts possibles et utiles parmi les gens du réseau de la Comtesse. Nous allons tout de suite en voir un : il est photographe…
  
  Hubert entraîna Enrique vers le pont du Rialto.
  
  
  -:-
  
  Projetée sur un écran de 110 x 80, l’image était d’une netteté parfaite.
  
  — Bon sang ! Qu’elle est belle ! répéta Enrique légèrement congestionné.
  
  Hubert approcha de l’écran. Ce n’était pas les formes d’un corps à coup sûr splendide qui l’attiraient, mais les détails d’un décor pouvant lui permettre d’identifier la fille, ou de situer l’endroit où la photographie avait été prise.
  
  À gauche, en bas, se trouvait l’extrémité d’un lit-divan, sans boiserie, couvert d’une housse de reps rouge. On distinguait sur ce lit un bout de robe, la moitié d’un soutien-gorge, des bas, un bout de slip, ce qui indiquait tout simplement que la photo avait été prise alors que la fille venait de se déshabiller.
  
  À droite : une porte ouverte, peinte en vert pâle, certainement éclairée d’une autre source. Entre cette porte et le lit, en partie caché par les jambes de la femme, un électrophone sur une table basse. Au mur, des photos…
  
  Hubert approcha encore. Les photos représentaient presque toutes la jeune femme en compagnie de… vedettes de cinéma très connues, non seulement italiennes, mais françaises, américaines et allemandes. Malheureusement, il n’était pas possible d’identifier le décor de ces photographies, toujours le même.
  
  Hubert recula d’un pas.
  
  — Vous ne la connaissez pas ? demanda-t-il au photographe.
  
  L’homme hésita.
  
  — Je ne sais pas. C’est un visage qui ne m’est pas inconnu, mais…
  
  — Et le reste ? lança Enrique.
  
  Sa question resta sans écho. Hubert, ayant examiné le décor, regardait maintenant la jeune femme. Il remarqua :
  
  — Vous avez vu comme les avant-bras sont flous ?
  
  — Elle était en train d’arranger ses cheveux sur sa nuque. Tout son corps était immobile, sauf ses mains, que nous ne voyons pas et ses avant-bras…
  
  — On dirait que l’opérateur ne l’a pas prévenue…
  
  — Cela dépend. Peut-être l’a-t-il fait exprès. Le flou suggère le mouvement. C’est plus vivant…
  
  Hubert se retourna de nouveau vers le photographe.
  
  — Vous croyez que c’est l’œuvre d’un professionnel ?
  
  — Un professionnel ou un bon amateur. Et avec une optique de première qualité…
  
  — Pouvez-vous me tirer quelques agrandissements de ça tout de suite, juste la tête et les épaules ?
  
  — Pour identification ?
  
  — Oui.
  
  — C’est possible, mais en noir et blanc.
  
  — Ça ira très bien. Allez-y, mon vieux.
  
  — Dans vingt minutes, je vous donne ça…
  
  
  -:-
  
  Hubert entra seul dans le bar du Danièli et marcha vers le barman qui s’occupait à faire le ménage.
  
  — Sale temps, hein ?
  
  L’homme se retourna, heureux de voir un client.
  
  — À qui le dites-vous, Monsieur ! Vous voulez boire quelque chose ?
  
  — Whisky.
  
  — Sec ?
  
  — Avec un peu d’eau.
  
  Hubert tenait à la main la clé de sa chambre. Il la laissa soudain tomber, se baissa pour la ramasser et fit semblant de trouver une des épreuves que lui avait remises le photographe.
  
  — Tiens, fit-il, qui est-ce qui sème des photos, ici ?… Hé ! Joli brin de fille !
  
  Il la fit voir au barman intrigué.
  
  — Mais, s’exclama celui-ci, c’est la Signorina Focherini !
  
  Hubert la regarda de nouveau.
  
  — Signorina Focherini… Elle habite ici ?
  
  — Oh ! Non, Monsieur. Elle travaille pour l’organisation du Festival. Chargée de presse, ou un truc comme ça… Elle vient souvent ici pendant le Festival…
  
  — Quel est son prénom ?
  
  — Lauïnia… Lauïnia Focherini. Une très gentille fille.
  
  — Mariée ?
  
  — Non.
  
  Le barman servit le whisky. Hubert but une gorgée et parut se désintéresser de la photo.
  
  — Tenez, fit-il en la donnant au garçon. Vous n’aurez qu’à la lui rendre quand vous la verrez…
  
  — Merci, Monsieur.
  
  Hubert but son whisky, puis quitta le bar et se rendit dans le hall, vers les cabines téléphoniques. Il prit un annuaire. Si elle était réellement chargée de presse pour le Festival, Lauïnia Focherini devait avoir le téléphone…
  
  Il trouva tout de suite. Elle habitait calle Della Tasta, au 14. Il nota les renseignements et consulta sa montre : près de onze heures. Il entra dans une cabine, forma le numéro et attendit…
  
  Drinng… Drinng… Décroché. Une voix ensommeillée répondit :
  
  — Allô ?
  
  Hubert se fit passer pour un des acteurs qu’il avait identifiés sur les photos épinglées au mur du studio de la jeune femme.
  
  — Oh ! Comme je suis heureuse ! assura-t-elle.
  
  — Je suis à Venise pour une heure. Je peux passer vous voir ?
  
  Brève hésitation.
  
  — Chez moi ?
  
  — Oui. Cela vous évitera de vous déranger.
  
  Juste le temps de bavarder un quart d’heure avec vous.
  
  — Hum ! Vous me promettez d’être sage, cette fois ?
  
  Aïe ! pensa Hubert. Il avait peut-être mal choisi son personnage…
  
  — Promis ! Juré ! Tout ce que vous voudrez !
  
  — Serments d’ivrogne, oui…
  
  — Écoutez, je veux vous parler affaires.
  
  — Bon, coupa-t-elle avec résignation, venez. Mais si vous recommencez comme l’année dernière, je vous assomme avec une bouteille.
  
  — Entendu. J’arrive dans un quart d’heure.
  
  Il raccrocha et monta dans sa chambre où Enrique attendait.
  
  — Ça y est ! annonça-t-il. Mes déductions étaient bonnes…
  
  Les photographies avec les acteurs lui avaient en effet fait penser que la jolie rousse évoluait dans le milieu du Festival. Comme beaucoup de grandes vedettes présentes à Venise pour cette occasion résidaient au Danièli, il était logique de supposer que le barman de cet hôtel pût la connaître…
  
  — Ça me paraît bien facile, dit Enrique avec une moue.
  
  — Elle s’appelle Lauïnia Focherini. Un bien joli nom… et j’ai rendez-vous avec elle dans un quart d’heure. Vous venez avec moi… Mais vous resterez dans la rue.
  
  — Évidemment ! Je reste toujours dans la rue… :
  
  Ils se préparèrent à sortir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  C’était une vieille maison avec une porte de bois cloutée, comme il en existe des milliers à Venise. Hubert entra dans le couloir. Il y avait des boîtes aux lettres et la liste des locataires. La signorina Lauïnia Focherini habitait au troisième et dernier étage, la porte à droite.
  
  Hubert monta l’escalier, sombre et un peu nauséabond. Il n’avait pas l’intention de perdre du temps et voulait attaquer à fond dès l’entrée.
  
  Il frappa à la porte. Un bruit de pas… Une voix qu’il connaissait déjà demanda :
  
  — C’est vous ?
  
  Curieuse question. Comme c’était bien lui, Hubert répondit par l’affirmative. La porte s’ouvrit. Discrètement, Hubert avança le pied droit afin de prévenir une possible fermeture.
  
  — Signorina Focherini ? s’enquit-il avec son sourire le plus enjôleur.
  
  Elle le considéra avec surprise, et resserra le col de la robe de chambre en soie bleu vif qui moulait avec indiscrétion les formes d’un corps dont Hubert n’ignorait plus rien, du moins en ce qui concernait le côté face.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
  
  — Je ne le sais pas très bien et j’aurais peur de vous induire en erreur… De toute façon, cela n’est pas très important. Vous permettez ?
  
  Il força le passage avec désinvolture et pénétra dans une grande pièce meublée en studio, éclairée par deux fenêtres récemment élargies. Des traces encore visibles indiquaient qu’une cloison avait été abattue au centre pour transformer deux chambres de dimensions moyennes en un grand studio. C’était gai, agréablement arrangé et relativement clair malgré le mur affreux qui bouchait la vue à trois mètres en face.
  
  La jeune femme, nullement effrayée, annonça en gardant la porte ouverte.
  
  — J’attends quelqu’un d’une seconde à l’autre. Vous feriez mieux de me dire tout de suite ce que vous voulez…
  
  Hubert sourit, découvrant largement sa denture de loup.
  
  — Je sais… Mais, c’est moi que vous attendiez. Excusez-moi d’avoir usurpé une identité qui n’est pas la mienne…
  
  Il se dirigea vers le divan rouge et regarda la photo de l’acteur.
  
  — Je n’ai ni le talent ni probablement la fortune de cet heureux homme, mais… croyez-moi, je possède d’autres qualités. Voulez-vous fermer la porte, s’il vous plaît ? Je ne vous mangerai pas.
  
  Elle semblait furieuse.
  
  — Sortez immédiatement, ou j’appelle la police.
  
  Il se mit à rire.
  
  — Ne soyez pas sotte.
  
  Puis, pour la vexer, il la considéra d’un œil ironique et enchaîna :
  
  — Vous me paraissiez craindre quelque peu la fougue du personnage et je m’attendais à vous trouver en pantalons de skis, avec un corsage solide, fermé jusque-là…
  
  Il montra son cou.
  
  — Je vois que vos craintes n’étaient pas si sérieuses, ou alors que vous aimez jouer avec le feu. Si je ne me trompe, vous n’avez rien là-dessous ?
  
  Elle devint rouge.
  
  — Mufle ! lança-t-elle.
  
  Sur ce, elle flanqua la porte et vint se planter devant lui, les mains aux hanches. C’était une fille superbe, avec un teint de lait et d’adorables taches de rousseur, un beau fruit sain. Elle rappelait un peu à Hubert la jeune personne qu’il avait dû abandonner à Cannes quelques jours plus tôt, en moins sophistiqué.
  
  — Est-ce que vous croyez vraiment me faire peur ? questionna-t-elle.
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Non. Pas encore…
  
  — Je vous préviens que j’ai fait du judo. Je suis capable de me défendre…
  
  — Excellent sport, approuva Hubert. Je suis moi-même ceinture noire, troisième dan.
  
  Elle pâlit.
  
  — Heee… Que voulez-vous ?
  
  Hubert sortit de sa poche la petite visionneuse de bakélite noire dans laquelle il avait replacé la diapositive en couleur et la lui donna :
  
  — Je veux que vous jetiez un coup d’œil là-dedans. Rien de plus…
  
  Elle le prit et dirigea l’appareil vers la fenêtre avant d’y coller son œil droit. Hubert avait prudemment reculé d’un pas en prévision d’une réaction qui pouvait être brutale. Il vit la jeune femme cesser de respirer. Elle devint écarlate et fut pendant quelques secondes aussi immobile qu’une statue de pierre. Hubert se dit qu’elle se donnait ainsi le temps de réfléchir. Puis le sang quitta son visage. Elle était livide lorsque son bras, tenant le petit appareil, retomba brusquement.
  
  Sans regarder Hubert, elle dit d’une voix décomposée :
  
  — Je n’ai pas d’argent. Qu’attendez-vous de moi ?
  
  Hubert répliqua d’une voix glacée.
  
  — Je ne suis pas un maître-chanteur, ne vous méprenez pas. Je sais que ce… document a été trouvé dans les poches d’un homme dont l’activité m’intéresse. Je suppose que cet homme était avec vous dans les meilleurs termes… Alors, je veux que vous me donniez son nom et son adresse. Tout de suite. Je suis très pressé.
  
  Elle se tourna lentement vers lui et le considéra avec une grande stupéfaction.
  
  — Êtes… Êtes-vous sérieux ?
  
  Le visage de condottiere de Hubert était devenu dur comme l’acier, ses yeux bleus étaient sans expression.
  
  — Ai-je l’air de plaisanter ?
  
  Elle chercha vainement dans son regard une réponse à la question.
  
  — Je ne sais pas, murmura-t-elle. C’est tellement inattendu ; tellement incroyable…
  
  Elle semblait totalement désemparée et il se surprit à penser qu’elle ne pouvait avoir été la maîtresse de l’espèce de truand qui gardait cette photo étrange dans le boîtier de sa montre, avec une visionneuse à portée de la main qui lui permettait de se régaler à n’importe quel moment quand il en avait envie. Il savait pourtant qu’avec les femmes on ne peut jamais savoir et que les plus angéliques en apparence sont souvent de terribles démons ; il n’y croyait plus. Quand même…
  
  — Vous n’allez pas me raconter, riposta-t-il, que cette photo a été prise à votre insu. Même si cela était, l’opérateur était ici dans cette pièce et vous étiez nue devant lui… Je peux donc en déduire que vous le connaissez… plutôt bien.
  
  Elle rougit de nouveau et le foudroya du regard.
  
  — Vous n’avez pas le droit de dire des choses pareilles ! Je ne prétends pas être une oie blanche, mais je n’accepterais jamais de poser pour une pareille… cochonnerie !
  
  — Le mot est un peu fort. Moi, je trouve cette photo très jolie. Tout dépend, évidemment, de l’usage qu’on en fait… Vous prétendez donc, si j’ai bien compris, ne pas savoir qui a pu vous saisir dans cette situation… Pensez qu’il s’agit d’un film de 16 mm et que certains appareils employant ce format ne sont guère plus gros qu’une boîte d’allumettes. Il en existe qui ont la forme d’un briquet… Réfléchissez… Votre docteur… Une de vos amies ?
  
  Elle secoua négativement la tête.
  
  — Je n’ai pas été malade depuis des années et je n’ai pas d’amie suffisamment intime pour me montrer ainsi devant elle.
  
  Il tendit la main pour récupérer le petit appareil. Elle eut un mouvement de recul.
  
  — Ah ! non ! Je ne vais certainement pas vous le rendre. Je suis déjà malade de honte à l’idée que vous m’avez regardée… comme ça.
  
  — Il n’y a vraiment pas de quoi, répliqua Hubert. J’ai vu d’autres femmes nues, croyez-moi, mais rarement d’aussi jolies que vous… C’est donc tout à votre avantage.
  
  Elle rougit de nouveau. Il insista :
  
  — Je veux bien vous croire, mais aidez-moi. Il existe peut-être une possibilité que cette photo ait été prise à votre insu…
  
  Elle regardait par la fenêtre. Il suivit la direction de son regard. De l’autre côté, juste en face, à moins de trois mètres, une petite fenêtre carrée perçait le grand mur nu. Les vitres étaient sales, tapissées de toiles d’araignées, mais l’une d’elles était cassée…
  
  — Qu’est-ce que c’est en face ?
  
  Elle tourna vers lui son visage éclairé d’un soudain espoir.
  
  — Un entrepôt. Croyez-vous que…
  
  Il lui reprit la visionneuse et alla s’adosser à la fenêtre.
  
  — Placez-vous dans la même position, demanda-t-il.
  
  Elle obéit sans discuter. Il regarda la photo et fit bouger la jeune femme.
  
  — Un pas en avant, légèrement à gauche. Parfait…
  
  Il examina tour à tour la réalité et l’image. Et une constatation s’imposa aussitôt à son esprit. Il avait assez pratiqué la photographie pour se rendre compte de certaines choses… Par exemple, la pièce était beaucoup plus profonde qu’elle ne le paraissait sur le film et l’écrasement des plans indiquait que la photo avait été prise au moyen d’un téléobjectif. D’ailleurs, si elle avait été prise de la pièce, même appuyé au garde-fou, l’opérateur aurait dû utiliser un objectif grand angulaire pour obtenir l’image de la jeune femme en pied et la portion de décor fixée en même temps sur la pellicule aurait été beaucoup plus importante…
  
  — Je suis horriblement gênée, dit-elle.
  
  Puis, subitement, son regard s’agrandit, sa bouche s’ouvrit et elle pointa un doigt en direction de Hubert. Il comprit trop tard que quelque chose de terrifiant lui était apparu. Un claquement sec comme un coup de fouet se fit entendre et il reçut un choc terrible sous l’omoplate gauche, près de la colonne vertébrale.
  
  Horrifiée, Lauïnia Focherini le vit s’écrouler d’un seul bloc. Le mince canon d’acier noir d’où s’échappait une légère fumée bleutée était maintenant pointé sur elle. Elle aurait voulu se sauver, mais ses jambes refusaient de se mouvoir. Elle leva une main vers son front et perdit connaissance…
  
  
  -:-
  
  L’homme entra dans la pièce et referma soigneusement la porte. Il était vêtu d’un imperméable en gabardine noire et ses cheveux gris ondulés étaient soigneusement calamistrés. Il avait un peu l’air d’un bellâtre.
  
  Il regarda le grand corps d’Hubert tombé sur le ventre devant la fenêtre puis celui de la jeune femme toujours évanouie. Un sourire cruel et satisfait retroussa ses lèvres minces que marquait une toute petite cicatrice du côté droit. Il sortit de la poche de sa gabardine un automatique de calibre 22 à canon long. Ses mains étaient gantées. Il essuya néanmoins l’arme avec un mouchoir, puis se pencha sur Lauïnia Focherini et lui fit refermer la main sur la crosse, en appuyant sur les doigts afin de bien imprimer les empreintes sur certaines surfaces polies. Il posa l’arme sur le parquet, souleva le corps inerte de la jeune femme et le porta sur le divan.
  
  Il revint ensuite vers Hubert en se frottant les mains de satisfaction et murmura pour lui-même :
  
  — Joli drame passionnel. La femme jalouse tire sur son amant et se fait ensuite justice. Tout à fait classique, donc parfaitement admissible !
  
  Il se pencha sur Hubert et le retourna pour lui faire les poches. À ce moment, Lauïnia laissa échapper un gémissement et remua sur le divan.
  
  L’homme, inquiet, tourna la tête, prêt à intervenir…
  
  L’attaque fut portée avec une telle rapidité qu’il n’eut pas le temps d’esquiver. Les mains de Hubert s’étaient glissées en croix de part et d’autre de son cou et avaient agrippé solidement le col de la veste, le plus en arrière possible. D’un coup de reins, Hubert fit basculer son adversaire accroupi, se retrouva sur lui et tira de toutes ses forces sur ses avant-bras placés en tenaille. Les os de ses poignets écrasèrent les artères, le sang cessa d’arriver au cerveau. L’autre essaya vainement de réagir. Tout se brouilla devant lui et il perdit connaissance…
  
  Hubert se releva avec peine, grimaçant de douleur, le visage inondé de sueur. Il porta sa main droite derrière son dos et regarda la jeune femme qui était revenue à elle.
  
  — Vous l’avez échappé belle, fillette ! grogna-t-il. Ce salopard qui me croyait mort avait l’intention de vous tuer aussi et de maquiller le tout en drame passionnel…
  
  Elle semblait tomber des nues.
  
  — Moi aussi, je vous croyais mort, murmura-t-elle. Il vous a raté ?
  
  Hubert secoua doucement la tête.
  
  — Non, il ne m’a pas raté. Mais je suis invulnérable. J’ai la peau si dure que les balles ne passent pas. Tout de même, ça fait mal ! Damn’d !
  
  Elle n’y comprenait plus rien. Mais il n’estimait pas encore utile de lui expliquer qu’il portait sous ses vêtements un gilet pare-balles du modèle « U.S. Army » qui lui protégeait le corps depuis le cou jusqu’à l’entre-jambes. Une sacrée veine, tout de même, que le bellâtre ait choisi de tirer au cœur plutôt qu’à la tête !
  
  Il jura entre ses dents. Avec ce coup terrible qu’il avait encaissé dans les côtes, il allait se trouver handicapé pendant plusieurs jours.
  
  — Avez-vous de l’aspirine ? demanda-t-il.
  
  Elle se releva, les jambes molles, complètement ahurie devant ce grand beau gosse qui prenait tout simplement de l’aspirine pour se remettre d’un coup de revolver. Elle passa dans la salle de bains en bredouillant :
  
  — J’ai l’impression de rêver… Ou alors je suis complètement paf !
  
  Hubert marcha vers la fenêtre et tira les rideaux sans perdre de vue le carreau cassé sur le mur d’en face. Il n’avait pas envie d’encaisser un second pruneau. Puis il alla ouvrir l’autre fenêtre, celle-ci n’ayant que la muraille de l’entrepôt pour vis-à-vis, et siffla péniblement les premières mesures d’une vieille chanson de cow-boys qui lui servait de signal avec Enrique.
  
  Lauïnia revint avec un verre d’eau et un tube de comprimés. Elle regarda les rideaux tirés, mais ne fit aucune réflexion. Hubert avala trois pastilles blanches et vida le verre. Puis, essayant de sourire, il dit :
  
  — Maintenant, occupons-nous de ce petit malin !
  
  Il s’agenouilla près du corps inerte et entreprit de le fouiller avec sa seule main droite. Il ne fut pas déçu de ne rien trouver de particulièrement intéressant ; il s’y attendait.
  
  Lauïnia Focherini s’était assise au bord de son lit et le regardait faire. Sa robe de chambre bâillait un peu sur sa poitrine, mais le spectacle m’avait rien de désagréable ; au contraire.
  
  — Je voudrais tout de même bien que vous m’expliquiez un peu ce qui se passe, dit-elle soudain.
  
  Il attendait cela et savait qu’il serait obligé de lui raconter une histoire satisfaisante.
  
  — Vous n’êtes pas Italien, n’est-ce pas ?
  
  — On ne peut rien vous cacher, dit-il.
  
  Il allait se lancer dans les explications lorsqu’un grattement se fit entendre à la porte. Hubert reconnut l’indicatif d’Enrique et alla ouvrir. L’Espagnol entra, posa un regard glacé sur le bellâtre étendu par terre, puis glissa un coup d’œil admiratif vers la jeune femme.
  
  Hubert fit les présentations, raconta brièvement à Enrique ce qui s’était passé, lui adressa un petit signe à l’insu de Lauïnia et enchaîna pour celle-ci ;
  
  — Mon ami et moi sommes Américains. Nous avons vécu dans la région au temps de la Résistance, avec des groupes de francs-tireurs. Un de nos camarades avait été assassiné et nous sommes revenus pour régler ce compte…
  
  La jeune femme approuva d’un hochement de tête entendu :
  
  — J’ai entendu parler de cette histoire, assura-t-elle.
  
  Hubert sourit intérieurement. Il y avait eu en effet un drame semblable, dont les journaux avaient parlé et qui avait même fait l’objet d’un film tourné à Hollywood. C’était parfait que Lauïnia se crût au courant.
  
  — Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? s’étonna-t-elle.
  
  — Nous n’avions aucun indice sérieux… jusqu’à ces derniers temps. Quelqu’un a parlé… a donné des noms. Et nous sommes venus… Et nous avons tapé dans le mille. Voyez !
  
  Il fit un signe du menton vers l’homme aux cheveux gris qui commençait à redonner signe de vie, puis s’adressa à Enrique :
  
  — Ramasse donc ce 22 qui traîne, ça fait désordre.
  
  Enrique obéit et braqua l’automatique vers le bellâtre qui essayait de se dresser sur un coude en secouant la tête comme un bœuf importuné par un essaim de mouches. Hubert demanda à la jeune femme :
  
  — Avez-vous des lentilles, ou quelque chose dans ce goût-là ? Des pois chiches, par exemple ?
  
  — J’ai des lentilles, répondit-elle, intriguée. Pourquoi faire ?
  
  — Vous allez voir. Donnez-m’en une bonne poignée.
  
  Elle traversa toute la pièce et disparut par une porte qui devait être celle de la cuisine, du côté opposé à la salle de bains. Hubert regarda le bellâtre qui avait réussi à s’asseoir, et qui les considérait avec une expression de haine non dissimulée.
  
  — Enlève tes chaussures, ordonna-t-il.
  
  L’homme hésita. Enrique remua légèrement le canon du 22 et demanda d’une voix dangereusement douce :
  
  — T’as entendu ?
  
  Lauïnia revenait avec une poignée de lentilles.
  
  Hubert les prit dans ses mains placées en coupe, en éprouva la dureté entre deux doigts, puis attendit que leur adversaire eût fini de se déchausser pour répartir également les lentilles dans les chaussures.
  
  — Remets-les, maintenant.
  
  Le type le regarda avec ahurissement.
  
  — T’as entendu ? répéta Enrique d’un ton qui donna le frisson à Lauïnia.
  
  L’homme haussa les épaules et obéit. Non sans mal, il parvint à se rechausser.
  
  — Serre bien les lacets, mieux que ça… Là ! Très bien. Maintenant, debout !
  
  Ils le regardèrent se lever avec peine et grimacer de façon éloquente.
  
  — Comme ça, ajouta Hubert, tu ne pourras pas te sauver.
  
  Il se tourna vers Enrique.
  
  — Descends avec lui. Je vous rejoins en bas. Nous allons jeter un coup d’œil dans cet entrepôt en face…
  
  Enrique fit un clin d’œil entendu et poussa le bellâtre vers la porte. L’homme semblait marcher sur des aiguilles. Enrique le fit sortir, restant à bonne distance avec son arme pointée à travers la poche de son imperméable.
  
  Hubert se rapprocha de Lauïnia Focherini.
  
  — Je suis navré de vous avoir donné tant de tracas, dit-il.
  
  Elle le regardait avec des yeux émerveillés.
  
  — Ne vous excusez pas. Je m’ennuyais…
  
  — Eh bien, fit-il en souriant, si vous aimez ce genre de distraction, vous avez été servie…
  
  — Oui…
  
  Il montra du doigt la petite visionneuse de bakélite, tombée sur le parquet près de la fenêtre.
  
  — Je vous laisse ça. Vous pouvez le détruire…
  
  Les pommettes de la jeune femme se colorèrent.
  
  — Mais, reprit Hubert, ne me demandez pas d’oublier…
  
  Elle baissa la tête et laissa échapper un petit rire, plein de confusion.
  
  — Je ne vous demande rien…
  
  — Pardonnez-moi pour la façon dont je vous ai parlé en entrant. Je ne pouvais pas savoir, je suis navré.
  
  Elle releva la tête et sourit.
  
  — Vous êtes pardonné.
  
  — Amis ?
  
  — Amis.
  
  Il l’embrassa gentiment sur la joue, puis ajouta :
  
  — Surtout pas un mot ! À personne ! Il y va de notre vie et de la vôtre. Compris ?
  
  Elle tendit la main pour un simulacre de serment :
  
  — Je serai muette comme une carpe.
  
  — Okay, Lauïnia. Je reviendrai vous voir quand ce sera fini.
  
  — Oh ! oui…
  
  Ils se regardèrent un moment sans rien dire.
  
  Il sortit et tira la porte derrière lui. Les comprimés commençaient à faire effet et il souffrait un peu moins. Il retrouva les deux autres en bas au moment précis où un carabinier passait dans la ruelle étroite. Hubert s’immobilisa, mais l’homme aux cheveux gris ne broncha pas. Il devait craindre la police autant qu’eux…
  
  — Passe devant, ordonna Hubert lorsque l’alerte fut passée.
  
  L’homme obéit avec docilité. Il marchait difficilement et le spectacle était assez comique. Mais ni Enrique, ni Hubert n’avaient envie de rire.
  
  Un immense portail en ogive occupait une partie de la façade de l’entrepôt. Mais l’homme passa devant sans s’arrêter et s’engagea un peu plus loin à droite dans un passage étroit et sombre.
  
  
  
  Ils parcoururent encore vingt mètres. Ils avaient l’air de trois amis dont l’un voulait montrer quelque chose aux autres… Une porte de bois, peinte en vert foncé. L’homme l’ouvrit en tournant simplement la poignée.
  
  — Stop ! commanda Hubert.
  
  Enrique conservant leur prisonnier sous la menace de son arme, Hubert passa prudemment la tête dans l’ouverture pour regarder à l’intérieur… C’était un énorme entrepôt vide, poussiéreux et sale. Un escalier de bois qui avait des allures d’échelle s’élevait dans le fond à droite.
  
  Hubert entra et fit signe aux autres d’avancer. Il n’y avait apparemment aucune cachette possible en bas. Ils se dirigèrent vers l’escalier, lentement, car l’homme aux cheveux gris n’avançait qu’avec peine.
  
  — Y a quelqu’un, là-haut ? questionna Enrique.
  
  L’homme ricana.
  
  — Vous verrez bien !
  
  Enrique eut un sourire cruel et remonta de la main gauche la mèche qui pendait sur son front.
  
  — Faut pas que tu oublies que si y a de la bagarre, je commencerai d’abord par te descendre, pour être tranquille. Faut pas que tu oublies ça !
  
  L’autre ne répondit pas. Les mains à la ceinture de son imperméable, Hubert se tenait sur ses gardes. Il pensait, quant à lui, qu’ils faisaient une sacrée belle cible, isolés au milieu de cette immense caverne, et que si quelque quidam se mettait soudain à les mitrailler de là-haut, ils n’auraient que fort peu de chances de s’en sortir vivants.
  
  Ils atteignirent enfin le bas de l’escalier.
  
  — Laisse-le monter le premier, dit Hubert à Enrique. Il se sauvera pas.
  
  L’homme passa en tête, montant avec peine sur ses pieds douloureux et s’aidant des mains. Enrique suivait à distance raisonnable, puis Hubert, qui ne lâchait jamais la rampe, afin de pouvoir résister à l’avalanche si le bellâtre décidait soudain de se laisser tomber en arrière sur Enrique.
  
  Le choc des chaussures sur les marches de bois résonnait avec force dans le vaste bâtiment. Le bellâtre ne prenait aucune précaution et ils ne pouvaient exiger de lui qu’il en prît. Il avait une belle excuse avec ses chaussures farcies de lentilles.
  
  La montée parut interminable à Hubert. L’escalier se terminait en haut devant use porte grossièrement fabriquée avec des planches brutes. L’homme poussa cette porte.
  
  — Doucement, mon gars, recommanda Enrique. Reste bien dans ma ligne. Si tu glisses, je te cueillerai avant que tu aies disparu. Fais-moi confiance et n’essaye pas.
  
  L’autre, sans répondre, avança droit devant lui, sans se retourner, sans même chercher à repousser la porte d’un coup de pied dans le nez d’Enrique.
  
  Ils se retrouvèrent tous sur un palier de forme rectangulaire, perpendiculaire au mur de façade. Une porte à droite, une à gauche, une autre au fond. Toutes fermées.
  
  Les nerfs tendus, Hubert et Enrique se tenaient de plus en plus sur leurs gardes. La docilité de leur prisonnier ne lassait pas de les inquiéter l’un et l’autre. Ce type n’était pas une mauviette, il l’avait déjà prouvé. Alors ?
  
  — Ne bouge pas ! ordonna Hubert à voix basse.
  
  Il vint se placer derrière l’homme et lui retourna un bras dans le dos de telle façon que le moindre mouvement dût produire une douleur intolérable.
  
  — Enrique, jette un coup d’œil derrière ces portes.
  
  L’Espagnol, l’arme au poing, s’approcha d’une porte, tourna la poignée, l’enfonça d’un coup de pied et s’effaça vivement. Rien ne se produisit.
  
  Il risqua un œil… La pièce était une chambre sommairement meublée : un lit de fer, une vieille commode branlante, une cuvette et un broc posés sur une caisse retournée contre la cloison avec un morceau de miroir accroché au-dessus. Une fenêtre carrée, très sale, avec un carreau brisé, assurait l’éclairage et l’aération.
  
  Enrique tourna les talons et répéta les mêmes gestes pour la porte située juste en face, de l’autre côté du couloir. Cette pièce-là était plongée dans une obscurité complète. Enrique hésita.
  
  — Le bouton est tout de suite à gauche à l’intérieur, annonça aimablement le prisonnier.
  
  Enrique le regarda, craignant un piège. Hubert trancha la difficulté :
  
  — Va allumer toi-même. Mais reste sur le seuil si tu tiens à ta peau.
  
  Le type obéit sans se presser. La lumière jaillit. Hubert et son compagnon regardèrent et ne purent s’empêcher de siffler pour exprimer leur étonnement et leur satisfaction. Ils venaient de découvrir un laboratoire de photo, et un magnifique poste émetteur-récepteur était installé au fond, contre le mur.
  
  Ils poussèrent l’homme devant et entrèrent sur ses talons.
  
  — C’est la caverne d’Ali-Baba ! s’exclama Enrique ravi.
  
  L’homme expliqua d’un ton soumis :
  
  — C’est notre labo… Et ça, c’est un émetteur-récepteur.
  
  Il se dirigea vers l’appareil. Hubert l’arrêta net.
  
  — Reste ici et mets tes mains sur ta tête. Si tu essaies de toucher à quelque chose, tu chopes une balle dans le crâne.
  
  L’homme s’immobilisa et croisa ses mains à plat sur ses cheveux gris.
  
  — Enrique ! Ne le perds pas de vue et tire s’il fait l’imbécile…
  
  — Pigé, assura l’Espagnol.
  
  L’homme s’était montré trop complaisant jusque-là et cette complaisance devait cacher quelque chose : soit qu’il voulût, sous prétexte de montrer le maniement du poste, avertir ses chefs de ce qui se passait, soit qu’un dispositif de destruction des lieux ait été prévu et qu’il eût décidé de le déclencher au péril de sa vie. Il pouvait aussi, plus simplement, chercher à mettre la main sur une arme située quelque part dans la pièce afin de pouvoir se battre à égalité…
  
  Hubert se mit à faire l’inventaire, ouvrant les tiroirs, les boîtes, déplaçant tout ce qui pouvait cacher quelque chose. Il finit par découvrir un bouton de sonnerie fixé sur la caisse qui supportait le poste et derrière celui-ci.
  
  — C’est pour quoi faire, ce bouton ? demanda-t-il.
  
  — C’est un bouton d’ap…
  
  L’homme se mordit les lèvres, comme s’il venait d’en dire trop. Mais Hubert ne fut pas dupe. Ce type-là n’était pas de ceux qui se laissent surprendre par une question lancée à l’improviste. Il chercha un petit tournevis qu’il avait aperçu un instant plus tôt et démonta prudemment l’appareil de bakélite brune. Il libéra les fils, les entoura de chatterton afin de les isoler, puis tira lentement la caisse.
  
  L’homme aux cheveux gris s’était mis à transpirer, mais le regard implacable d’Enrique, toujours fixé sur lui, lui interdisait de bouger.
  
  Lorsque la place entre le mur et la caisse fut suffisante, Hubert tira sa lampe de sa poche, se mit à genoux et regarda. La caisse était ouverte de ce côté-là et un simple coup d’œil suffit à Hubert pour qu’il se votât immédiatement une motion de félicitations. C’était une machine infernale, avec une bombe incendiaire, réglée pour exploser trois minutes après la mise à feu au moyen du bouton.
  
  Hubert tira davantage la caisse et neutralisa complètement l’engin. Puis il se releva.
  
  — Ce salaud voulait nous faire sauter, expliqua-t-il.
  
  Impassible, Enrique remonta sa mèche folle sur son front.
  
  — C’était bien ce que j’avais compris. Dîtes-donc, y a encore une porte qu’on n’a pas vue…
  
  — Restez ici, répliqua Hubert. S’il y avait quelqu’un d’autre dans la baraque, il y a longtemps que ça nous serait tombé dessus…
  
  Il quitta la pièce et alla ouvrir la porte au fond du couloir, non sans prendre les précautions d’usage. Un immense grenier s’étendait devant lui, absolument vide jusqu’au pignon de grosses pierres brunes apparentes qui le fermait à l’autre bout, à cinquante mètres de là. Hubert avança d’un pas, regarda dans tous les coins. Vide… Vide… Vide…
  
  — Il fit demi-tour et s’arrêta devant la porte du labo.
  
  — Amenez-le par ici.
  
  Il les précéda dans le grenier. Enrique jeta un regard circulaire, puis consulta Hubert :
  
  — On commence ?
  
  — Expliquez-lui le topo pendant que je fouille un peu la chambre.
  
  Il les laissa et fit ce qu’il venait de dire. Il n’y avait pas grand-chose dans cette chambre. Il trouva tout de même deux « Beretta » et une série de photos en couleur qui représentaient toutes la même chose : Lauïnia Focherini en train de se déshabiller ou complètement nue. Hubert brûla ces intéressants documents, puis regarda par la vitre cassée. La fenêtre de Lauïnia était juste en face, à trois mètres, mais les rideaux qu’il avait tirés l’étaient toujours.
  
  Hubert imagina l’occupant de cette chambre guettant chaque soir le retour de la jeune femme qui, sans méfiance, se dévêtait devant la fenêtre grande ouverte, entre le pied du lit et la porte de la salle de bains…
  
  Il rejoignit Enrique. L’Espagnol dit d’un ton fâché :
  
  — Cet idiot nous prend pour des tronches. Il prétend qu’il n’a jamais entendu parler de la Comtesse. Je lui ai pourtant dit que c’est à nous qu’il avait échappé la nuit dernière, au Palazzetto. Rien à faire…
  
  — Okay, fit Hubert d’un ton lourd de menace. Je vais m’en occuper.
  
  Il connaissait une méthode de torture très efficace et qui ne laissait aucune trace. C’était une méthode dérivée de certaines prises de jiu-jitsu et de judo. Certaines pressions exercées à des endroits bien précis provoquaient une douleur absolument intolérable, et sans blesser.
  
  Il vint derrière le bellâtre, lui saisit un poignet et l’obligea à se mettre à genoux. L’homme commença à serrer des dents et devint pâle.
  
  — Je te préviens, je vais te faire mal, très mal. Quand tu en auras ta claque, tu nous diras tout simplement où se trouve la Comtesse. Vu ?… Allons-y.
  
  Hubert plaça ses mains d’une certaine façon sur le bras et se pencha brusquement en avant. Un hurlement terrible emplit le grenier. Hubert avait arrêté son effort à la limite de rupture des os. Il savait que personne ne pouvait résister à ce genre de chose. C’était bien plus efficace que les allumettes sous les ongles.
  
  Il lâcha brusquement sa prise. Le hurlement du malheureux se transforma en râle.
  
  — Simple échantillon, dit Hubert. J’en connais d’autres et de meilleures. Tu parles ?
  
  — Allez vous faire… ! lança l’autre.
  
  — Il est même pas très poli, remarqua Enrique d’un ton ennuyé.
  
  Hubert passa aussitôt à un autre divertissement qui concernait simplement le poignet. Le type se remit à hurler. Son visage était devenu gris et il était inondé de sueur…
  
  — Tu parles ?
  
  — Plutôt crever !
  
  — On dit ça ! Mais tu ne crèveras pas, justement. Ça fait mal, c’est tout, mais tu ne risques pas d’en mourir ; à moins que tu n’aies le cœur malade…
  
  Nouvelle gâterie, nouveaux hurlements. Enrique demeurait imperturbable. Finalement, il suggéra ;
  
  — Un petit coup de corde, peut-être ?
  
  Il sortit d’une de ses poches sa fameuse corde à violon munie d’une poignée de bois aux deux extrémités. Hubert accepta d’un signe de tête. Le type haletait, broyé par la souffrance. Enrique passa le 22 long-rifle à Hubert et prit la place de celui-ci. Avec des gestes de prestidigitateur, l’Espagnol abattit le fil métallique mis en cercle autour du cou de leur prisonnier et serra en tirant sur les poignées. La corde s’enfonça légèrement dans la peau.
  
  — Ça coupe comme un rasoir, annonça Enrique. Et quand tu te rendras compte que c’est entré dans les chairs, il sera trop tard.
  
  — Tuez-moi, bredouilla l’autre. Je ne parlerai pas…
  
  Et il s’évanouit.
  
  — Tu parles d’un con ! gronda Enrique furieux en récupérant sa corde.
  
  Hubert réfléchissait. Ce type était un coriace, aucun doute là-dessus. Mais tout coriace a un point faible qu’il suffit de trouver. Hubert avait connu un agent tout à fait remarquable, ayant résisté aux ongles arrachés, aux brûlures, aux coups de barres sur les parties, et qui avait un jour mangé le morceau parce qu’il ne pouvait pas supporter d’être chatouillé sous la plante des pieds.
  
  Celui-là soignait sa chevelure avec un soin particulier. Peut-être que… Hubert le ranima, puis lui attrapa brutalement les cheveux et les tordit après l’avoir bien dépeigné. L’homme ne hurla pas, mais il serra les dents, se mit à trembler et, cette douleur-là n’étant pas paralysante comme les autres, se défendit avec l’énergie du désespoir. Hubert dut aussitôt l’immobiliser avec une autre prise. Mais il comprit bientôt qu’il n’arriverait à rien non plus de cette façon-là.
  
  Il reprit la première méthode, après avoir prié Enrique de bâillonner leur prisonnier afin de l’empêcher d’alerter le voisinage par ses hurlements.
  
  L’homme aux cheveux gris capitula une demi-heure plus tard complètement épuisé par la souffrance. Hubert nota l’adresse qu’il leur donna, puis attira Enrique à l’écart et lui dit :
  
  — Liquide-le, mais proprement. C’est un brave.
  
  L’Espagnol approuva d’un signe de tête. Hubert quitta le grenier, retourna dans la chambre où il s’empara des armes, puis descendit tranquillement le grand escalier de bois. Il était écœuré par ce qu’il venait de faire ; il n’avait jamais aimé et il n’aimerait jamais cela. Pourtant, il était bien obligé de le faire…
  
  Il se dirigea vers la sortie et s’arrêta au centre du vaste entrepôt pour attendre Enrique. Il pensait que l’adversaire avait bien choisi l’emplacement pour installer son repaire. Il n’y manquait qu’une chose : une issue de secours, pourtant toujours considérée comme indispensable en pareille matière. Mais peut-être était-il possible de se sauver par les toits en cas d’alerte grave, après avoir appuyé sur le bouton de mise à feu de la machine infernale, bien sûr.
  
  Enrique le rejoignit deux minutes plus tard, l’air content de soi. Hubert ne lui posa aucune question. Ils sortirent et respirèrent à pleins poumons. Le ciel était couvert et quelques gouttes de pluie étaient tombées un instant plus tôt.
  
  Ils regagnèrent la ruelle.
  
  — On y va maintenant ? questionna Enrique.
  
  — Et comment ! répliqua Hubert. Pas une minute à perdre…
  
  L’horloge d’une église voisine sonna une heure. Enrique dit en repoussant sa mèche folle sur son front ;
  
  — J’espère qu’ils nous inviteront à déjeuner. Je commence à avoir sérieusement faim…
  
  Hubert le regarda avec stupéfaction et se demanda si quelque chose au monde était capable de couper l’appétit à Enrique Sagarra.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Une gondole les avait conduits au plus près, par le Grand Canal et le rio de San Barnaba. Ils avaient continué à pied vers la gare de marchandises, vers le quartier des entrepôts, car c’était l’adresse d’un autre entrepôt que leur avait donné l’homme aux cheveux gris.
  
  Ils étaient arrivés. C’était un énorme bâtiment de pierre brune, coiffé d’un toit de tuiles rouges, avec une enseigne peinte en grosses lettres noires sur la façade : Magazzini Gozzoli.
  
  Un gigantesque portail à glissière en fermait l’entrée, par où passait une voie de chemin de fer. L’endroit était désert. La demie d’une heure n’était pas sonnée et les ouvriers n’étaient pas encore revenus de déjeuner. Un vent tiède et malsain soulevait des débris de paille qui obligeaient les deux hommes à tenir leurs yeux à demi fermés.
  
  — Difficile d’entrer par la grande porte, remarqua Enrique.
  
  — Doit sûrement y en avoir une autre.
  
  Ils entreprirent de contourner le bâtiment et trouvèrent bientôt une petite porte métallique peinte en noire, marquée d’une « INTERDICTION D’ENTRER » en lettres blanches. Nonobstant la défense, Hubert tourna la poignée et tira. La porte s’ouvrit sans résistance, et sans grincer. Hubert avança prudemment dans l’ouverture…
  
  Simplement éclairé par le peu de jour qui filtrait à travers les quelques tuiles de verre posées çà et là sur le toit apparent, l’endroit était plutôt obscur. Enrique approcha pour regarder à son tour. C’était plein de tonneaux de fer empilés les uns sur les autres en forme de pyramides. Des passages avaient été réservés entre chaque pyramide.
  
  Hubert et Enrique restèrent une vingtaine de secondes sur le seuil, tous leurs sens en éveil. Aucun bruit, rien. Pourtant, Hubert ne se sentait pas à son aise. Il avait l’impression que mille paires d’yeux hostiles étaient braqués sur lui.
  
  — Ça ne sent pas bon ! murmura Enrique.
  
  Hubert fit semblant de se méprendre sur le sens de la phrase et répondit en pointant le doigt vers une inscription qu’il venait de déchiffrer sur un tonneau :
  
  — C’est de l’huile d’olive.
  
  — Paraît que ça fait de la bonne salade…
  
  Hubert fit un pas en avant et regarda de part et d’autre de la porte à l’intérieur du bâtiment.
  
  Un passage restait libre tout le long du mur, jusqu’aux deux extrémités. Rien en vue. Hubert sentit le doute s’insinuer en lui. Il n’y avait pas de grenier comme dans l’autre entrepôt et les caves à Venise étaient pratiquement inconnues. Enrique, qui pensait la même chose, murmura derrière son dos :
  
  — On s’est peut-être un peu pressés de liquider le gars…
  
  Hubert ne répondit pas. Au bout d’un moment, il se retourna et communiqua sa décision :
  
  — Nous allons faire le tour en partant chacun de notre côté, vous à gauche et moi à droite. Nous nous rejoindrons en face et reviendrons à travers.
  
  À chaque travée, un coup d’œil. Compris ?
  
  — Okay.
  
  — Vous avez le 22 ?
  
  — Toujours.
  
  — Bon. J’ai pris deux « Beretta » dans la chambre du gars. Si le casse-pipes se déclenche, essayons de ne pas nous tirer dessus…
  
  — On essaiera. Bonne chance, Hube…
  
  Hubert répondit par un mot français de cinq lettres censé signifier la même chose. Ils partirent en se tournant le dos.
  
  Hubert avait sorti un « Beretta » de sa poche, il repoussa le cran de sûreté et fit glisser une balle dans le canon. Il avançait sans se presser, bien souple sur ses jambes, bien décontracté malgré la douleur qui lui vrillait les côtes sous l’omoplate gauche. À chaque travée, entre les pyramides de fûts d’huile, il s’arrêtait un instant pour regarder.
  
  Il arriva sans encombre sur le fronton principal, où se trouvait la grande porte à glissière. Quelques petites installations avaient été construites là : un vestiaire, des toilettes et un bureau vitré. Hubert visita le tout soigneusement, puis continua. La voie ferrée s’enfonçait au centre des piles de tonneaux, creusant un passage plus large que les autres, comme l’avenue principale d’une cité étrange. Un locotracteur à moteur diesel occupait la voie qu’un pont roulant doublait au-dessus, avec des ramifications sur les côtés pour le chargement et le déchargement des tonneaux.
  
  Hubert attendit un instant, mais il ne vit pas Enrique passer à l’autre bout, qu’il avait d’ailleurs de la peine à distinguer. Comme il avait pris du retard à visiter les installations de l’entrée, il en conclut que son compagnon était déjà plus loin…
  
  Mais, lorsqu’il atteignit l’autre grand côté du quadrilatère, il n’aperçut pas Enrique. En raison de la distance et de l’obscurité relative, il ne s’inquiéta pas immédiatement. De toute façon, Enrique n’était pas homme à se laisser surprendre facilement. Peut-être avait-il découvert quelque chose…
  
  Hubert continua de progresser, non sans jeter de fréquents regards en arrière. Enrique ne paraissait toujours pas.
  
  Hubert fut bientôt à l’endroit où ils auraient dû normalement se retrouver. Il s’adossa au mur et décida d’attendre là quelques instants. Rien n’était venu troubler le silence depuis qu’ils s’étaient séparés et c’était une excellente raison pour ne pas croire qu’il fût arrivé malheur à Enrique.
  
  Mais, le temps continuant de s’écouler sans que rien se produisît, Hubert fut bientôt incapable d’attendre davantage. Il partit au-devant d’Enrique…
  
  Il avait de nouveau l’impression désagréable d’être le point de mire d’invisibles regards hostiles. Il avançait prudemment, en crabe, rasant le mur des épaules, prêt à faire feu si une attaque se produisait…
  
  Il arriva au bout sans encombre et s’immobilisa, stupéfait et franchement inquiet, cette fois. Aucun endroit où se cacher mais pas de trace d’Enrique…
  
  Il respira profondément pour chasser l’énervement qui le gagnait. C’était ce silence qui devenait intolérable. Un silence lourd, épais, chargé de menaces…
  
  Il connaissait trop Enrique, ils avaient trop souvent travaillé ensemble pour qu’il pût douter de lui. Enrique n’était pas de ces hurluberlus qui sabotent une affaire par des initiatives malheureuses. Il connaissait le prix d’une parfaite cohésion et le gros atout que représente pour une équipe le fait de toujours pouvoir compter l’un sur l’autre et de toujours savoir comment l’autre réagira dans une circonstance donnée.
  
  Hubert avait dit à Enrique de faire le tour en suivant le mur et de le retrouver de l’autre côté, Enrique aurait dû normalement exécuter ces instructions à la lettre. Il n’était pas pensable qu’il eût décidé soudain de changer le programme sans que Hubert en fût prévenu.
  
  Pourtant, il fallait se rendre à l’évidence : Enrique avait disparu. Et c’était incroyable.
  
  Hubert pensa que s’il errait à travers les pyramides de fûts, ils pouvaient se chercher longtemps sans se trouver. Il décida en conséquence de terminer le tour et d’attendre près de la petite porte qui leur avait donné accès.
  
  Il se remit en marche, toujours rasant le mur. Son regard aiguisé était partout à la fois et il avait l’impression que ses oreilles étaient devenues de formidables appareils d’écoute à la recherche du moindre bruit suspect…
  
  Son regard fut soudain attiré par quelque chose de brillant sur le ciment, tout près d’une pile de fûts. Il s’arrêta pour mieux voir. Cela ressemblait à un bijou. Il fit un pas en avant, puis deux, se pencha vers le sol…
  
  C’était un clip de brillants, une très jolie pièce en admettant que les pierres ne fussent pas fausses. Son premier mouvement fut d’aller le ramasser, mais un signal d’alarme se déclencha aussitôt dans son esprit. Ce truc était bougrement prêt de la pyramide et juste en face d’un espace d’une quinzaine de centimètres entre deux tonneaux… Un piège ?
  
  Il se redressa, recula d’un pas, l’œil braqué sur l’étroite meurtrière entre les fûts, vit soudain bouger un reflet métallique dans le noir et tira…
  
  Bang ! Le tonnerre de la détonation fut doublé d’un cri de douleur, suivi d’un râle. Hubert sut qu’il avait fait mouche. En même temps, il détala vers la gauche, peu soucieux de servir de cible à d’autres amateurs de chasse à l’appât.
  
  Il ralentit brutalement au coin, jeta un rapide coup d’œil, vit un homme arriver en courant, s’assura que ce n’était pas Enrique et tira de nouveau. Une balle venant de derrière lui et qui creva un fût à dix centimètres de sa tête lui fit rater son coup. Surpris, l’homme obliqua brutalement pour se jeter dans une travée avant que Hubert pût doubler…
  
  Hubert avait surtout pensé à se mettre à l’abri du traître qui lui tirait dans le dos. Il tourna vivement le coin de la pile et se fit arroser par un jet d’huile d’olive qui s’échappait du tonneau percé. Là, il sortit rapidement son second « Beretta » et le mit en batterie. Le type qu’il avait raté montra le bout de son nez et tira. Mais il visait mal. Hubert riposta, sans succès apparent.
  
  Plus rien ne bougea pendant un moment. Hubert ne se faisait aucune illusion. Il savait que l’adversaire regroupait ses forces et que, s’il restait là, le cercle allait se refermer sur lui.
  
  Il ne savait pas combien ils étaient contre lui, ni ce qui était arrivé à Enrique, probablement victime de l’appât. Il avait dû se pencher pour ramasser ce bijou et recevoir un coup de matraque sur la tête. Net, sans bavure et sans bruit. Inutile de se sacrifier pour aider un camarade peut-être déjà mort. La première chose à faire était de se sortir de ce guêpier, pour repartir ensuite à l’attaque du bon pied. Car Hubert comprenait maintenant que l’homme aux cheveux gris les avait expédiés tout droit dans une chausse-trape. Il était maintenant évident que Christina Della Dorsoduro ne pouvait se trouver là. Le bellâtre avait donc trouvé un moyen, à leur insu, de prévenir son équipe qui avait tendu le piège dans cet entrepôt…
  
  Hubert partit brusquement en courant. Une balle lui siffla aux oreilles quand il passa devant la première travée transversale. Il tira à son tour dans le tonneau derrière lequel devait s’abriter le seul adversaire qu’il eût entrevu. Un juron répondit au coup. Il passa en trombe avant que l’autre ait pu réagir.
  
  Il atteignit la porte, essaya de l’ouvrir. Mais quelqu’un était venu la fermer et avait emporté la clé. Il n’eut pas le temps d’insister. Les balles se mirent à siffler autour de lui. Des éclats lui piquèrent le visage. Il courut se mettre à l’abri dans une travée et décida de gagner, si possible, le bureau près du grand portail, où il pourrait soutenir un siège en attendant un possible miracle.
  
  Ce fut un véritable slalom de la mort. Il zigzaguait entre les pyramides de fûts, essayant de déconcerter l’adversaire par une progression apparemment incohérente, salué par une volée de balles à chaque fois qu’il bondissait à travers un passage.
  
  Il ne tirait plus lui-même, soucieux d’économiser ses balles. Mais les autres ne regardaient pas à la dépense et les fûts qui perdaient leur huile ne se comptait plus…
  
  Il allait atteindre son but quand il aperçut un grand gaillard aux aguets devant la porte du bureau. Le grand gaillard le vit une seconde trop tard. Le « Beretta » avait eu le temps de cracher la mort.
  
  Derrière, les autres tirèrent aussi, mais au hasard. Hubert bondit vers le corps de l’homme qu’il venait d’abattre, lui prit son arme au passage et plongea dans le bureau juste à temps. Criblées de balles, toutes les vitres dégringolèrent en cascade. Hubert s’était immédiatement protégé la tête avec ses bras et il s’en tira avec une simple coupure à la main gauche. Premier sang.
  
  D’un coup de pied, il repoussa la porte métallique et se glissa derrière un énorme bureau, également métallique. En plus du meuble, un mur de briques de un mètre de haut le protégeait maintenant de ses adversaires.
  
  Il se prépara à soutenir le siège, appelant de toutes ses forces un miracle…
  
  
  -:-
  
  Bâillonné, ficelé comme un saucisson, Enrique Sagarra baignait dans l’huile d’olive. Il avait repris connaissance au moment du premier coup de feu tiré par Hubert.
  
  Tout d’abord, il n’avait rien vu. Puis ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, cependant que la fusillade se poursuivait dans l’entrepôt. Il savait maintenant qu’il se trouvait dans une sorte de caverne, d’igloo plus exactement, dont les parois étaient formées par des fûts d’huile de deux cents litres, soutenus à l’intérieur par des barres de fer entrecroisées.
  
  Son crâne lui faisait très mal et il se souvint du clip de diamants qu’il avait voulu ramasser, avec l’idée qu’il s’agissait probablement d’un bijou ayant appartenu à la Comtesse. Le coup lui était tombé sur la tête à l’instant même où il s’apercevait que le bijou était faux…
  
  Il se retourna sur un côté. Ses vêtements étaient complètement imbibés d’huile. Un fût s’était vidé jusqu’à la lie, et deux cents litres d’huile… Hein ? Il aperçut une masse sombre devant une ouverture par où pénétrait un peu de jour. On aurait dit un corps.
  
  Il examina la chose un bon moment. La chose ne bougeait pas, mais ressemblait de plus en plus à un corps. Enrique souleva sa tête douloureuse pour mieux voir. Un corps mort ?
  
  La fusillade avait cessé. Peut-être faute de combattants. Il n’osait pas y penser. Il avait un grand principe, qui lui avait d’ailleurs été enseigné par Hubert : celui de ne jamais se tracasser AVANT.
  
  Il se mit à rouler sur lui-même en direction de ce qu’il croyait être un corps et s’arrêta à le toucher. C’était bien ça. Un cadavre encore chaud. Avec sa souplesse d’anguille, Enrique se mit à se contorsionner. Ses mains étaient liées derrière son dos, aux poignets. Ses doigts étaient donc libres…
  
  Il tourna le dos au cadavre et s’arrangea pour glisser une de ses mains dans la poche droite de la première victime de Hubert. Après bien des difficultés, il trouva ce qu’il espérait : un couteau.
  
  C’était un couteau à cran d’arrêt, qui s’ouvrait par une simple pression. Ce fut un jeu pour Enrique de faire jaillir la lame. Il roula ensuite sur le ventre, plia les genoux et arrondit le dos pour amener ses pieds attachés le plus près possible de ses mains. La lame glissa entre ses chevilles… Dix secondes plus tard, les jambes libérées, il réussit à se mettre à genoux, puis debout.
  
  Il lui fallait maintenant trouver un interstice entre deux tonneaux ou engager solidement le manche du couteau. Ce ne fut ni très long ni très difficile. Après cela, il frotta simplement les cordes enserrant ses poignets sur le fil de la lame.
  
  Tout fut bientôt terminé. Il se débarrassa facilement des autres cordes qui lui entouraient le buste et les cuisses, mit le couteau dans sa poche, emprunta au mort la matraque qui avait servi à l’assommer et le 22 long-rifle qui avait failli expédier Hubert dans un monde dit meilleur.
  
  Après quoi, il chercha à sortir. Puisque le mort et lui-même se trouvaient là, c’est qu’il y avait une issue. Il se mit à tâter les tonneaux l’un après l’autre et découvrit promptement celui qui servait de porte. Vide, bien sûr, et monté, comme certains appareils de chauffage à catalyse, sur un chariot très bas muni de roulettes en caoutchouc. Pratique et silencieux.
  
  Enrique tira la « porte » vers lui et montra prudemment le bout du nez. Le secteur paraissait tranquille. Mais des murmures de voix se faisaient entendre, paraissant provenir de l’autre extrémité de l’entrepôt.
  
  Enrique aurait bien voulu trouver au moins un chiffon pour s’essuyer les mains. Il était poisseux des pieds à la tête. L’huile s’était répandue sur le ciment presque à perte de vue.
  
  — Joli travail, pensa-t-il.
  
  Il s’assura que son arme était prête à tirer et décida de pousser une reconnaissance. Deux heures sonnèrent à San Sébastiano.
  
  Enrique progressait avec une souplesse de chat, choisissant les endroits les plus sombres et prenant garde à ne pas glisser sur ses semelles imbibées d’huile. L’odeur de cette huile commençait d’ailleurs à lui donner des nausées et il savait qu’après cela il ne faudrait plus lui parler d’huile d’olive pendant longtemps…
  
  Il parcourut sans encombre les trois quarts de la longueur de l’entrepôt. Partout, des fûts crevés avaient laissé échapper leur contenu, témoignant du déplacement de la bagarre.
  
  Enrique arriva soudain à portée de voix d’un groupe d’individus qu’il ne pouvait encore voir. Il appuya contre une pyramide de tonneaux et prêta l’oreille…
  
  Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que Hubert, probablement sain et sauf, s’était réfugié dans un bureau près du grand portail, où il se trouvait assiégé.
  
  Les assiégeants discutaient avec animation, bien qu’à voix basse, l’un d’eux proposa d’aller chercher des grenades et d’en balancer une dans le bureau, ce qui réglerait la question, tant pis pour le matériel ; mais celui qui paraissait tenir les leviers de commande, objecta que, la trêve de midi étant passée, il fallait maintenant attendre la cessation du travail de six heures pour reprendre la bagarre, car le bruit attirerait certainement des curieux… Et tout devait se passer avec un maximum de discrétion.
  
  À cet instant précis, un vacarme titanesque se déclencha dans l’entrepôt. On aurait dit un formidable coup de tonnerre. Cela ne dura pas longtemps. Une dizaine de secondes, pas plus. Mais ce fut terrifiant.
  
  Enrique pensa tout de suite qu’une pyramide de tonneaux métalliques venait de s’écrouler. Il entendit crier des ordres. Les hommes avaient rapidement eu le réflexe de courir vers le fond de l’entrepôt pour aller voir ce qui s’était passé. Le chef envoya deux d’entre eux en reconnaissance et commanda aux autres de continuer à surveiller l’assiégé.
  
  Une minute s’écoula. Enrique espérait que des gens alertés par le bruit viendraient se rendre compte. Mais personne ne frappa au portail. Les deux envoyés revinrent et Enrique n’eut qu’à tendre l’oreille pour écouter leur rapport.
  
  — C’est la « creuse » qui s’est écroulée. Complètement…
  
  — Merde ! Le prisonnier…
  
  — En bouillie, sûrement. Le corps de Luigi aussi…
  
  — Mais, comment c’est arrivé ?
  
  Une voix que Enrique n’avait pas encore entendue expliqua :
  
  — La pyramide étant creuse, une poussée s’exerçait forcément vers l’extérieur. L’huile qui s’est répandue a permis aux fûts de glisser sous la pression… Pas plus difficile que ça.
  
  Enrique eut un frisson rétrospectif. Somme toute, il l’avait échappé belle. S’il avait mis un quart d’heure de plus à se libérer, il aurait été transformé en steak tartare, avec un excès d’huile d’olive.
  
  Les autres se remirent à discuter sur les moyens de faire sortir Hubert de sa tanière. Finalement, ils décidèrent d’attendre six heures et d’employer alors une grenade. Une seule, mais bien placée.
  
  À ce stade de la conversation, Enrique comprit qu’ils n’allaient pas tous rester là. Deux hommes placés aux bons endroits pouvaient suffire à interdire toute sortie à Hubert. Les autres allaient probablement vaquer à d’autres occupations, l’un d’eux allait sortir pour ramener une grenade. Il allait y avoir des allées et venues et Enrique risquait d’être découvert alors que tout le monde le croyait mort.
  
  Mais, où se cacher ? Il trouva aussitôt : sous le tracteur diesel qui occupait la voie centrale.
  
  Aussitôt pensé, aussitôt fait. Il parvint au but sans ennuis et se glissa sous la grosse machine. Là, peu de chances d’être aperçu. Il pouvait attendre une conjoncture favorable. Rien ne pressait…
  
  La pluie se mit soudain à tomber, crépitant sur le toit. Il entendit ensuite la petite porte de fer qui leur avait donné accès se refermer bruyamment. Il aurait peut-être pu sortir par là sans attirer l’attention, mais pour aller où ? Pas question d’aller chercher du renfort, encore moins la police. C’était une affaire qui devait être réglée entre soi. Et Enrique ne voulait pas quitter les lieux sans avoir tiré Hubert de la fâcheuse position où il se trouvait, par sa faute à lui, Enrique, qui aurait dû savoir depuis longtemps que tout ce qui brille n’est pas d’or…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  La pluie crépitait toujours sur le toit et la nuit tombait. Enrique pensait que le moment favorable allait venir. À plat-ventre sous le boggie avant du diesel, toujours baignant dans son huile, il écoutait parler les autres.
  
  Il était parvenu, en classant les voix, à établir une sorte d’inventaire des forces adverses et croyait qu’ils devaient être cinq. Celui qui avait l’air de commander remarqua soudain :
  
  — Dites-donc, les gars, faudrait éclairer. Si ça continue, il pourra se sauver sans qu’on s’en aperçoive.
  
  — Les portes sont toutes bouclées.
  
  — Ça fait rien. Il peut venir nous canarder à bout portant.
  
  — Si on allume, il va tirer sur les ampoules.
  
  — Nos lampes de poche ?
  
  — Ça nous fera repérer et c’est pas sûr que les piles tiennent deux heures. Ça pourrait nous manquer quand on en aura besoin.
  
  — Y a qu’à allumer les phares du diesel.
  
  — Bonne idée. Va l’approcher un peu, arrête le juste avant d’apercevoir le bureau, de façon qu’il puisse pas tirer dessus et allume les phares en grand. Ça éclairera tout le coin. Il pourra pas bouger sans qu’on le voie et nous on restera dans l’ombre. Parfait !
  
  Un des hommes se détacha et gagna l’allée centrale où se trouvait le tracteur sur rails. À cet instant, Enrique aurait pu faire un magnifique carton, mais une idée bien meilleure venait de jaillir dans son esprit.
  
  Il laissa l’homme venir et monter dans la cabine de pilotage. Puis, assuré que personne d’autre ne suivait, il sortit lentement de dessous la machine et se redressa avec mille précautions.
  
  Il fit passer son automatique dans sa main gauche et saisit la matraque dans la dextre. Un coup d’œil… L’homme, penché sur le tableau de bord qu’il venait d’éclairer, tripotait des manettes…
  
  Enrique monta une marche, puis deux, collé contre la carrosserie. Il attendit que le moteur se mît à démarrer avec un bruit d’enfer. C’était le moment. Il bondit dans la cabine et expédia le type d’un terrible coup de matraque en travers de la figure.
  
  Le temps pressait. Du pied, Enrique poussa le corps inerte de son adversaire en dehors de la machine. Puis il se pencha à son tour sur les manettes. Le frein… Les gaz… En quelques secondes, il comprit la manière de s’en servir.
  
  Il alluma les phares en grand. Ainsi les autres seraient aveuglés au bon moment. Puis il fit démarrer le lourd engin, tira la manette des gaz à fond, assez progressivement pour ne pas étouffer le moteur, et sauta.
  
  Le locotracteur prit de la vitesse, accompagné d’un vacarme terrible. Cinquante mètres environ le séparaient, au départ, du grand portail. Les dix tonnes de fer, de fonte et d’acier n’arrivèrent guère à plus de vingt kilomètres-heure sur l’obstacle, mais c’était largement suffisant.
  
  Il y eut comme une explosion. La seconde suivante, Enrique vit l’engin qui s’éloignait dehors, tous feux allumés, et la brèche énorme dans le portail.
  
  Affolés, ne comprenant pas ce qui s’était passé, les quatre hommes qui restaient s’étaient découverts. Hubert, surpris par l’incident, réalisa aussitôt la chance qui lui était offerte. Il se redressa et tira. Un magnifique doublé. Deux hommes boulèrent et il se baissa juste à temps pour éviter la riposte des autres.
  
  Mais Enrique était là, dont personne ne soupçonnait encore la présence. De deux balles bien placées, il termina l’affaire et hurla :
  
  — Hube ! La route est libre !
  
  Hubert comprit tout de suite, il sauta en voltige par-dessus le mur bas qui l’avait protégé pendant plus de deux heures et fonça dans la brèche ouverte par le locotracteur, avec l’Espagnol sur ses talons.
  
  Tout le quartier des entrepôts était en émoi.
  
  Des hommes couraient le long des voies, sur les traces du tracteur fou. Hubert et Enrique n’eurent aucun mal à se perdre dans la nuit, sous la pluie. Une nouvelle explosion leur apprit que le diesel venait de rencontrer un obstacle…
  
  Ils franchirent un rio en direction du centre de la ville et décidèrent de rentrer à pied. Puis, ils se mirent à réfléchir et les mêmes conclusions leur vinrent simultanément à l’esprit :
  
  — Nous ne pouvons pas rentrer au Danièli dans un état pareil, dit Hubert. Nous ne sommes pas à prendre avec des pincettes.
  
  Ils s’arrêtèrent sous un réverbère et s’examinèrent d’un œil critique.
  
  — Vous, ça peut aller, dit Enrique. Vous avez un peu d’huile sur votre imper, mais comme il va être trempé avant d’arriver, vous pouvez tenter le coup. Mais moi, j’en ai partout, dans les cheveux, partout. Je baigne dans l’huile !
  
  — Et puis ça pue, dit Hubert. Ça sent la vieille huile rance. C’est dégueulasse.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ?
  
  — Allez chez notre ami le photographe. Je vous y rejoindrai avec des vêtements propres. Lavez-vous en m’attendant.
  
  — Okay, Hube.
  
  — Faites gaffe. L’affaire va faire du bruit. C’est inévitable. À l’heure actuelle, les gars que nous avons descendus sont probablement découverts. La police va prendre le mors aux dents…
  
  — Que voulez-vous ? répliqua Enrique avec un air faussement hypocrite. Il faut bien tuer pour vivre…
  
  — Quelquefois, oui… Mais les flics ne comprennent pas ça. Dans aucun pays… Salut, Enrique. À tout à l’heure.
  
  — Nous nous séparons maintenant ?
  
  — C’est préférable.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait de notre arsenal.
  
  — Gardons juste un minimum et jetons le reste dans un canal. Et faites gaffe à ne pas vous faire piquer, même avec un minimum.
  
  Enrique prit un air offensé.
  
  — On n’est tout de même pas tombé de la dernière pluie, Hube. Allons ! Allons !
  
  Hubert le regarda s’éloigner dans une ruelle étroite et dallée qu’éclairait mal un vieux réverbère. Même son pantalon était tout imbibé d’huile et cela lui donnait une démarche inhabituelle. Avec sa petite taille, il avait l’air d’un jockey.
  
  Hubert partit de son côté. De gros nuages noirs couraient bas sur la ville, venant du sud, et la pluie tombait par rafales. Il se mit à sucer la coupure de sa main qui avait beaucoup saigné. Somme toute, Enrique et lui s’étaient merveilleusement tirés d’une situation désastreuse. Mais cela ne résolvait pas le problème. La Comtesse Christina était toujours aux mains de l’adversaire et le fil était rompu, qui pouvait conduire à elle.
  
  Hubert se mit à réfléchir aux moyens de reprendre la bagarre. L’homme aux cheveux gris, avec un courage admirable, s’était laissé torturer assez longtemps pour qu’ils ne pussent conserver aucun doute sur ce qu’il voulait leur dire. Ils avaient marché et donné tête baissée dans le piège…
  
  D’accord ! Mais pour que le piège fût tendu, il fallait que l’adversaire eût été prévenu. Par qui et comment ? Hubert eut beau se creuser la cervelle, il atteignit la Place Saint-Marc sans avoir trouvé de solution…
  
  L’eau s’était retirée, laissant une croûte boueuse assez glissante. Hubert dût prêter un peu d’attention à ses pieds, mais n’en continua pas moins de réfléchir.
  
  L’homme aux cheveux gris, en les envoyant à l’entrepôt « Gozzoli » n’avait certainement pas pensé qu’ils s’en tireraient indemnes. Il avait donc pris sans crainte le risque de leur dévoiler une des points d’achoppement de l’organisation. C’était maintenant à partir de là que Hubert devait reprendre la filière. Et il fallait agir vite…
  
  Il passa à droite du campanile et s’engagea sur la Piazzetta. L’endroit était désert, battu par le vent. Quelques lumières scintillaient en face sur San Giorgo Maggiore.
  
  Il atteignit le quai et tourna à gauche contre le Palais des Doges. Il était presque arrivé. Dans moins d’une minute, il allait se trouver dans la tiédeur confortable de l’hôtel. Pas pour longtemps, car il lui faudrait repartir aussitôt pour rejoindre Enrique.
  
  Il devina plutôt qu’il ne vit la silhouette qui avait soudain bougé dans l’ombre épaisse, sous les arcades. Il s’arrêta net et ce fut sans doute ce qui lui sauva la vie. La balle lui siffla sous le nez, Bzimm ! La détonation très sèche et caractéristique d’un 22 ne le rassura nullement. Il bondit de côté et se jeta lui aussi sous les arcades. Une seconde balle le frôla de près. Il tourna le coin et courut en longeant le mur du Palais vers la Basilique.
  
  Décidément, l’adversaire était bien organisé. Moins de vingt minutes après avoir essuyé une défaite sanglante, il passait à la contre-attaque en organisant un nouveau guet-apens. Mais le plus grave était qu’ils aient su où l’attendre. Comment avaient-ils pu apprendre que Hubert et Enrique logeaient au Danièli ?
  
  Hubert s’arrêta derrière une colonne et scruta l’obscurité derrière lui. Sur le fond plus clair du bassin, il vit une ombre avancer rapidement, puis une autre.
  
  Ils étaient deux, armés de 22 relativement silencieux et terriblement précis. Et ils savaient tant de choses qu’ils ne devaient plus ignorer que Hubert portait un gilet pare-balles. Ils viseraient donc à la tête…
  
  Hubert n’avait qu’un « Beretta » 9 mm ; un engin meurtrier, certes, mais beaucoup trop bruyant et trop peu précis.
  
  L’avantage était à l’adversaire, Hubert décida de battre en retraite et d’essayer d’atteindre le Danièli par l’autre côté.
  
  Il dut quitter l’abri des arcades pour courir devant la Basilique en direction de la Mercerie. Il courait vite, mais en effectuant de fréquents et rapides zigzags. Trois balles l’encadrèrent. Une vitre vola en éclats quelque part devant lui. Il fonça tête baissée sous le passage…
  
  La fuite avait un autre avantage. L’adversaire ne le voyant pas riposter, penserait qu’il était désarmé et prendrait peut-être le risque de le capturer vivant. S’il se trouvait coincé, Hubert pourrait alors utiliser le « Beretta » en combat rapproché, ce qui lui donnerait le bénéfice de la surprise.
  
  Il courait en souplesse, rasant les murs. Les autres étaient derrière lui. Il le savait. Il eut une pensée émue pour le cerf poursuivi par une meute et se prit à souhaiter qu’il n’y eût pas pour lui d’hallali.
  
  
  -:-
  
  Enrique s’arrêta au coin du petit pont en dos d’âne et regarda de l’autre côté du rio le magasin éclairé du photographe qu’une passerelle reliait à la ruelle. Un réverbère plutôt faiblard éclairait ce coin romantique, mettant en relief la vétusté d’un panneau publicitaire « Cinzano » que l’humidité avait rongé. Enrique pensa soudain qu’il avait vu un décor tout à fait semblable dans le film « Vacances à Venise ». Tout y était : le petit pont, la passerelle, la boutique du photographe, le vieux panneau publicitaire aux couleurs délavées…
  
  Une cliente se trouvait dans le magasin et il attendit qu’elle s’en allât. Il avait fait de nombreux détours avant d’arriver là et s’était même perdu deux ou trois fois. Mais il avait acquis la certitude que personne ne le suivait…
  
  Il resta plusieurs minutes sans bouger sous la pluie. Puis la cliente sortit du magasin et il s’éloigna de quelques pas pour revenir ensuite et la croiser sur le petit pont, le plus naturellement du monde.
  
  La clochette tinta joyeusement lorsqu’il ouvrit la porte. Le photographe leva sa grosse tête joviale et le reconnut :
  
  — Per la Madoua ! s’exclama-t-il. Vous êtes tombé dans un rio !
  
  — Non répliqua Enrique en repoussant la porte.
  
  Des amateurs m’ont fait mariner dans l’huile. J’étais presque bon pour la casserole…
  
  — Dans l’huile ! Ça par exemple !
  
  — Je peux me cacher ? Pas la peine que quelqu’un me voie comme ça…
  
  — Dans la cuisine. Pas ailleurs, hein ? Vous tacheriez tout ! Et qu’est-ce que vous allez faire ?
  
  — Le Boss va m’apporter des vêtements secs. Il faudrait que je me lave en attendant. Des pieds à la tête…
  
  — Passez. Je vais vous donner ce qu’il faut…
  
  Ils quittèrent la boutique par derrière.
  
  — On peut savoir ce est arrivé ? questionna le photographe.
  
  — Vous lirez ça dans les journaux demain et la radio en parlera sûrement ce soir.
  
  — Merde ! fit l’Italien. C’est si grave que ça ?
  
  — Encore plus. Une bonne demi-douzaine de macchabées et deux ou trois tonnes d’huile de perdues…
  
  — Tiens, ça me fait penser que je n’en ai plus.
  
  — Plus de quoi ?
  
  — D’huile.
  
  — Vous n’avez qu’à tordre mes vêtements… Ça vous fera faire des économies.
  
  
  -:-
  
  Hubert continuait de fuir sous la pluie, essayant de s’orienter de façon à parcourir une sorte d’arc de cercle qui le ramènerait de l’autre côté du Danièli.
  
  Il n’entendait plus les autres derrière lui et il en conçut une soudaine inquiétude. Ils ne pouvaient avoir abandonné la chasse aussi facilement, ce n’était pas possible.
  
  Il ralentit l’allure et se mit à réfléchir. Pour des gens connaissant bien la topographie de Venise ses intentions devaient être apparentes depuis un certain temps. Conclusion : s’il ne les entendait plus derrière lui, c’est qu’ils étaient en train d’essayer de passer devant par un raccourci afin de lui barrer la route…
  
  Il s’arrêta dans l’ombre épaisse d’un étroit passage entre deux maisons et attendit, prenant le risque pour en avoir le cœur net. Une minute passa, puis deux… Rien ne se produisit. Il se mit à réfléchir. Le Danièli était maintenant devenu dangereux. Les autres avaient facilement deviné qu’il voulait y retourner pour se changer et ils allaient l’y attendre sans faiblir. Aucun doute là-dessus…
  
  Il renonça à s’y rendre. Mais cela n’empêchait pas qu’il fallait trouver une solution. Il pensa à Lauïnia Focherini, qui habitait assez près de là. Elle accepterait peut-être de se charger de la commission…
  
  Il aurait pu rejoindre Enrique chez le photographe et envoyer ce dernier à l’hôtel leur chercher des vêtements. Mais il pouvait être dangereux d’exposer le photographe qui était un agent permanent du réseau. Mieux valait envoyer une personne étrangère à l’affaire…
  
  Il repartit par des petites ruelles et fit tout ce qu’il fallait pour s’assurer qu’il n’était plus suivi. Quand il en fut tout à fait certain, il se dirigea carrément vers le logement de la belle Italienne…
  
  La pluie s’arrêta de tomber comme il y arrivait. Il monta rapidement les quatre étages et frappa à la porte. Pas de réponse. Il frappa de nouveau, un peu plus fort. Personne ne bougea de l’autre côté. Alors, sans perdre plus de temps, Hubert examina la serrure, sortit de son portefeuille un instrument plat dont la forme bizarre rendait possible toutes les suppositions, et se mit au travail.
  
  Deux minutes plus tard, il était dans la place. La porte refermée, il alluma. Le living-room était vide. Il visita rapidement la cuisine et la salle de bains. Lauïnia n’était pas là, ce qui n’avait d’ailleurs rien que de très normal à cette heure de l’après-midi.
  
  C’était tout de même un contretemps fâcheux. Hubert tira les rideaux après avoir vu les rectangles de lumière projetés sur le mur de l’entrepôt d’en face. Puis, il décrocha le téléphone et forma le numéro du photographe.
  
  Il donna tout de suite la phrase de reconnaissance et demanda que Enrique vînt lui parler. L’Espagnol arriva.
  
  — Que se passe-t-il ? Je vous attends…
  
  — Je n’ai pas pu arriver jusque là-bas, expliqua Hubert. Le terrain était devenu trop glissant, subitement. Voyez ce que je veux dire ?
  
  — Très bien.
  
  — Quand vous vous trouvez sur des sables mouvants, vous cherchez un passage vers la terre ferme. C’est ce que j’ai fait et je m’en suis tiré. Je suis actuellement chez notre amie de ce matin, le modèle involontaire, Mademoiselle Technicolor, vous voyez ?
  
  — Très bien.
  
  — Malheureusement, elle n’est pas là. J’aurais voulu l’envoyer faire ce que je n’ai pu faire moi-même…
  
  — Ou peut envoyer notre ami d’ici ?
  
  — Non. Il risquerait de s’enliser lui aussi et cela n’arrangerait rien. Demandez-lui plutôt d’aller vous acheter ce qu’il vous faut. Pour moi, ça ira bien comme ça… Vous ferez une note de frais.
  
  — Sûrement. Et après ?
  
  — Attendez-moi. Je vais jeter un nouveau coup d’œil en face. Des fois que je trouverais quelque chose… Et puis je vous rejoins où vous êtes. Nous déciderons de la suite…
  
  — D’accord. À tout à l’heure…
  
  — À tout à l’heure.
  
  Hubert raccrocha. Puis il éteignit la lumière, tira les rideaux de la fenêtre qui faisait face à celle de la chambre de l’entrepôt…
  
  Tout était calme et obscur. Il referma les rideaux et quitta l’appartement. Il croisa en bas une vieille dame qui le dévisagea avec curiosité, puis se retrouva dans la ruelle. Il marcha au-delà du passage et revint ensuite sur ses pas, afin de s’assurer que l’adversaire n’avait placé aucune souricière dans les parages.
  
  La petite porte latérale, par où l’homme aux cheveux gris les avait fait entrer le matin, n’était pas fermée à clé. Il entra sans difficulté, referma derrière lui et se trouva dans le noir absolu.
  
  Il savait que l’entrepôt était absolument vide et qu’il ne risquait pas de heurter un objet quelconque. Il partit à droite en suivant le mur avec sa main, sans bruit, l’oreille tendue, toutes antennes déployées.
  
  Il atteignit sans encombre le mur de façade, pivota d’un quart de tour, sentit défiler le grand portail sous ses doigts, retrouva le mur. Puis l’escalier…
  
  Toujours à tâtons, il se mit à grimper. Il était à peu près certain maintenant que personne ne se trouvait là en dehors de lui. Mais il ne voulait prendre aucun risque inutile…
  
  Il se déplaçait sans aucun bruit. Ses mouvements étaient des modèles de souplesse et de précision et sa grande mémoire visuelle l’aidait considérablement.
  
  Le sommet de l’escalier atteint, il ouvrit doucement la porte en la soulevant un peu pour l’empêcher de grincer. Puis il écouta, pendant une bonne minute…
  
  Silence complet. Il sortit son « Beretta », repoussa le cran de sûreté, et alluma sa lampe de poche. Le cercle de lumière se promena sur le parquet de lattes grossièrement taillées, monta sur les murs, glissa sur les portes fermées. Quelqu’un était venu là depuis leur visite du matin. Sans doute pour chercher l’homme aux cheveux gris.
  
  Hubert alla d’abord ouvrir la porte du fond, celle qui donnait sur le grenier. Il ne savait pas ce que Enrique avait fait du corps de leur victime ; probablement l’avait-il pendu quelque part pour faire croire à un suicide en cas d’intervention de la police…
  
  Pas de cadavre dans le grenier en tout cas. Il referma la porte et alla jeter un coup d’œil dans le laboratoire. Là, tout était resté comme ils l’avaient laissé. Il passa dans la chambre, s’y enferma et entreprit une fouille sérieuse…
  
  Il avait déjà fouillé le matin, mais d’une façon plutôt superficielle. Cette fois, il voulait tout passer au crible, avec l’espoir de mettre la main sur quelque chose de vraiment intéressant, de trouver le fil qui le conduirait plus loin…
  
  Il cherchait depuis un quart d’heure sans résultat lorsqu’un bruit de pas le surprit. Il éteignit vivement sa lampe et reprit son automatique en main en allant se poster derrière la porte.
  
  Le pas se rapprochait. Intrigué, Hubert nota que cela ne semblait pas venir de l’escalier, mais d’ailleurs… Une porte fut ouverte, puis refermée. L’inconnu, c’était un pas d’homme assez lourd, passa dans le couloir, à moins d’un mètre de Hubert dont il n’était séparé que par une cloison de planches… Puis, ce furent les marches de l’escalier qui craquèrent L’homme descendait…
  
  Hubert attendit longtemps sans bouger. Il ne voulait pas prendre de risques en rallumant trop tôt sa lampe.
  
  L’homme était venu du grenier. Cela ne faisait aucun doute. Mais Hubert avait regardé dans ce grenier un quart d’heure plus tôt et n’y avait vu personne. D’ailleurs, l’inconnu ignorait sans aucun doute la présence de Hubert dans les lieux…
  
  Alors ?… Mystère et boule de gomme, aurait dit Enrique. Lorsque Hubert estima que l’inconnu devait déjà être loin, il sortit silencieusement dans le couloir, sans rallumer, puis gagna le grenier à tâtons.
  
  La porte ouverte. Quelques vasistas formaient des taches plus claires sous le toit. Hubert alluma sa lampe, en projeta le faisceau aussi loin que possible vers le mur de pignon qui se trouvait à l’autre bout. Tout paraissait normal. Il éclaira successivement les deux côtés en revenant vers lui et ne trouva rien d’insolite.
  
  Pourtant, l’homme était bien sorti de quelque part. Hubert ne croyait ni aux fantômes ni à la génération spontanée. La première chose à faire était d’aller examiner le mur du fond qui pouvait n’être qu’un trompe-l’œil, mais Hubert ne se sentait pas chaud pour s’avancer ainsi à découvert sur ce grand espace vide où il ne trouverait aucun abri si quelqu’un se mettait brusquement à le canarder…
  
  Il éteignit sa lampe, revint sur ses pas et chercha une solution à ce difficile problème. Et il trouva. Puisqu’il était trop dangereux de chercher sous le toit, il n’y avait qu’à chercher par-dessus.
  
  Il se souvint du vasistas obstrué par une plaque de carton dans le laboratoire. Il se rendit dans cette dernière pièce, ferma la porte, attira une chaise sous la lucarne, fit sauter avec la pointe de son couteau les punaises fixant le carton…
  
  Deux minutes plus tard, il était sur les tuiles rondes du toit à pente faible. La vue qu’il avait de là sur la Venise nocturne était magnifique, mais il avait autre chose à faire que d’admirer. Il se dirigea prudemment vers l’autre extrémité de l’entrepôt…
  
  Il aperçut la lucarne éclairée bien avant d’y arriver et s’immobilisa aussitôt. Ainsi, son idée était bonne. Le mur au fond du grenier n’était qu’un trompe-l’œil et il y avait un logement derrière, avec une porte camouflée. Les auteurs de ce stratagème avaient pensé avec juste raison, que des visiteurs importuns s’arrêteraient au seuil de cet immense grenier vide où il était « visiblement » impossible de dissimuler quoi que ce soit.
  
  Une soudaine excitation s’empara de Hubert. Il comprenait maintenant comment l’adversaire avait été prévenu de leur visite aux Magazzini Gozzoli. Quelqu’un avait dû les observer pendant qu’ils torturaient l’homme aux cheveux gris. Mais, en raison de la distance, ce quelqu’un ne pouvait intervenir efficacement. Et plutôt que de risquer un échec, après avoir fait découvrir la cachette…
  
  Hubert retint son souffle. Et s’ils avaient amené la Comtesse Christina dans cet endroit ? Ce n’était pas impossible.
  
  Il reprit sa progression, usant de mille précautions pour ne pas signaler son approche par quelque bruit intempestif. À quelques mètres de la lucarne éclairée, il se mit à plat ventre et continua en rampant…
  
  À priori, la lumière impliquait une présence humaine dans ce repaire. Il fallait souhaiter que cet individu, quel qu’il soit, n’eût pas son regard braqué sur la lucarne à l’instant que Hubert y risquerait un œil…
  
  Hubert ne pouvait plus approcher davantage. Il avança lentement la tête, millimètre par millimètre… Découvrit un pan de mur blanchi à la chaux, un vieux chromo représentant la place Saint-Marc, un magnétophone ouvert sur une commode de bois blanc…
  
  Un coup de vent releva un pan de son imperméable qui s’en vint s’abattre sur ses fesses avec un claquement sec. Il resta sans bouger quelques secondes, puis entreprit d’élargir son champ de vision…
  
  Une petite table basse, également en bois blanc, avec des bouteilles de whisky et un verre, le pied d’un divan…
  
  Hubert se rendit compte qu’il était mal placé pour en voir davantage sans être obligé de coller carrément son visage sur la vitre. Il se mit à pivoter lentement, autour de l’ouverture éclairée. Ses pieds décrivirent un arc de cercle sur cent quatre-vingts degrés. Puis il tendit de nouveau le cou…
  
  Un nouveau pan de mur avec un éventail japonais, une grande photo en couleur de Marylin Monroe, une autre de Sophia Loren en collant, un papillon de nuit épinglé… Le divan, avec un gosse allongé dessus…
  
  Un gosse ? Non, plutôt un nain. Un affreux petit gnome qui sirotait du whisky d’un air hébété. Ivre, sans aucun doute, et qui semblait fasciné par quelque chose que Hubert ne pouvait encore voir…
  
  Hubert se remonta un peu. Son champ de vision s’agrandit et ce qu’il découvrit lui coupa le souffle.
  
  La Comtesse Christina Della Dorsoduro était là. Vêtue d’une robe blanche maculée et déchirée, elle se traînait sur les mains et sur les genoux autour d’un tapis rond de fibre rouge orné de motifs noirs géométriques. Elle tournait autour de ce cercle, jetant la tête de droite et de gauche et parlant avec volubilité.
  
  Hubert ne pouvait entendre ce qu’elle disait, mais cela devait être intéressant car le nabot se leva soudain et marcha vers le magnétophone qu’il mit en route. Le nain profita de ce qu’il était debout pour remplir son verre de whisky, puis il retourna se coucher, et se remit à contempler l’étrange manège de la femme…
  
  La Comtesse tournait toujours, donnant l’impression d’accomplir un rite magique. La gorge serrée, Hubert n’arrivait plus à détacher son regard de cette femme magnifique dégradée par l’alcool et par la folie.
  
  Ils n’avaient pas cherché à la faire parler malgré elle. Ils lui avaient donné à boire et un gardien chargé de faire fonctionner le magnétophone aux bons moments. Le gardien s’était saoulé lui aussi, mais cela ne l’empêchait pas, apparemment, de remplir sa mission.
  
  La Comtesse tournait, tournait, de plus en plus vite, autour du tapis rouge, sans jamais s’arrêter. Hubert essayait de trouver un moyen d’intervenir sans prendre trop de risques. Le nain ne semblait pas armé, mais il avait sûrement un automatique à portée de la main. Comment le neutraliser pendant le temps nécessaire pour passer par la lucarne ? Hubert répugnait à le tuer…
  
  La Comtesse cessa brusquement de tourner et se releva, hagarde, l’écume aux lèvres. Les grands yeux fous se levèrent soudain vers le plafond et Hubert se retira vivement, pas du tout certain qu’elle ne l’eût aperçu.
  
  Il regarda de nouveau quelques secondes plus tard. Elle marchait à pas glissés vers le lit qui supportait le nain. À quelques pas, elle commença à tendre les bras. Le nabot l’observait sans aucune crainte apparente. Ce n’était sûrement pas la première crise qu’elle faisait devant lui.
  
  Stupéfait, Hubert ne perdait rien de la scène étrange qui se déroulait sous ses yeux. Il vit la Comtesse folle se pencher sur le nain et le soulever dans ses bras. Comme pour beaucoup de fous ou d’épileptiques, ses forces se trouvaient décuplées lorsqu’elle était en crise.
  
  Cette fois le nain se semblait plus tellement tranquille. Elle le porta sur ses avant-bras tendus, sans effort apparent, au milieu de la pièce, le déposa au centre du tapis rouge et lui tapota gentiment le visage, comme une mère aurait pu faire avec son enfant.
  
  Puis, elle se redressa et retourna vers le lit qu’elle défit complètement. Le nain restait à l’endroit où elle l’avait déposé, toujours hébété par l’alcool, mais roulant des yeux effarés. Elle secoua le matelas et refit le lit. Ses gestes étaient devenus doux et soigneux. Elle lissait les draps avec ses mains, éliminant tous les plis. Quand elle eut fini, elle recula de deux pas pour admirer son œuvre. Puis elle ouvrit le lit en repliant drap et couverture sur le côté.
  
  Le nain n’avait toujours pas bougé. Le ruban du magnétophone continuait de se dérouler, bien que la jeune femme eût cessé de parler depuis un moment.
  
  Un avion passa très bas sur la ville. Hubert tourna la tête et vit les clignotants rouge, vert et blanc défiler rapidement sous les gros nuages chargés de pluie. Quand il regarda de nouveau, la Comtesse était revenue près du nain et le soulevait dans ses bras.
  
  Elle le serra contre son sein et fit mine de le bercer. Hubert comprit qu’elle l’identifiait à son enfant perdu et son malaise s’en trouva fortement accru.
  
  Le nain se laissait faire, mais il avait peur ; cela pouvait se lire sur son visage crispé. Il avait dû recevoir des instructions précises pour laisser faire à la prisonnière absolument tout ce qu’elle voudrait et il n’osait pas les enfreindre ; mais il devait trouver maintenant que cette femme dépassait la mesure…
  
  Elle le porta vers le lit et l’y déposa doucement. Puis elle releva le drap avec des gestes tendres et le recouvrit jusqu’au menton. Il n’avait pas fait un geste, passif jusqu’au bout. Elle le borda avec beaucoup de soin. Après quoi, elle s’agenouilla contre le lit et caressa tendrement la tête du nabot. Fasciné, Hubert devina qu’elle lui racontait une histoire, comme les mères de tous les pays du monde en racontent à leurs enfants pour les endormir…
  
  Et le plus extraordinaire fut que le nain parut s’endormir vraiment. Rassuré, apaisé, ivre d’alcool, il avait fermé les yeux et ne les rouvrait plus.
  
  Hubert pensa que, s’il dormait vraiment, cela pouvait servir ses plans. Il pourrait peut-être découper un morceau de vitre, ouvrir la lucarne et entrer dans la place sans attirer son attention.
  
  À condition bien entendu que la Comtesse restât tranquille en l’apercevant ; ce qui n’était pas certain. Absolument pas certain. Mieux valait peut-être essayer d’entrer par le grenier ; la porte ne devait pas être difficile à trouver…
  
  Il venait de se décider pour cette dernière solution lorsque la Comtesse se redressa en pivotant sur elle-même. Il vit alors son visage blême, au regard halluciné et devina à la crispation de ses mâchoires qu’elle était en train de grincer des dents.
  
  Elle se dirigea vers la table, versa du whisky dans le verre et but d’un trait. Puis elle prit une cigarette dans un paquet et l’alluma d’une main tremblante. Hubert retenait son souffle, pressentant que la malheureuse mijotait quelque chose…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Enrique consulta sa montre pour la dixième fois.
  
  — Mais qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer ! s’exclama-t-il.
  
  Le photographe, qui avait fermé sa boutique, haussa les épaules pour exprimer son ignorance. Enrique retourna devant le miroir de l’armoire pour se regarder de nouveau dans les vêtements neufs que l’autre avait été lui acheter.
  
  — Je vais téléphoner, décida l’Espagnol.
  
  — Est-ce bien prudent ?
  
  — Je m’en fous.
  
  Il passa dans la pièce voisine, chercha dans l’annuaire le numéro de Lauïnia Focherini et le forma sur le cadran. La sonnerie résonna longuement. Il allait raccrocher quand un déclic se fit entendre, puis une voix de femme :
  
  — Allô ?
  
  — Signorina Focherini ?
  
  — Oui. Qui êtes-vous ?
  
  — Vous m’avez vu ce matin chez vous, avec mon ami, le beau gosse… Vous savez, qui a reçu un pruneau devant la fenêtre.
  
  Elle hésita, puis répondit prudemment par une question :
  
  — Que voulez-vous ?
  
  — Simplement savoir si mon ami est chez vous.
  
  — Il n’y a personne chez moi. Je viens de rentrer. J’étais encore dans l’escalier lorsque le téléphone s’est mis à sonner…
  
  Enrique pensa que, si Hubert se trouvait là il aurait pris l’écouteur, reconnu sa voix, et déjà répondu. Hubert devait donc s’être attardé à fouiller en face. Enrique reprit :
  
  — Écoutez-moi bien et faites ce que je vous dis, je vous en supplie. Reposez l’appareil sans raccrocher. Éteignez la lumière chez vous et allez regarder par la fenêtre pour voir s’il y a quelqu’un en face. Vous comprenez ce que je veux dire ?
  
  — Oui, répliqua-t-elle d’une voix brusquement enrouée.
  
  Enrique respira, soulagé de l’avoir convaincue si facilement. Il attendit en surveillant du coin de l’œil la rapide progression de l’aiguille des secondes sur le cadran de son chronomètre. Moins de deux minutes s’étaient écoulées lorsque la jeune femme revint en ligne et dit à voix basse :
  
  — Vous m’entendez ?
  
  — Oui.
  
  — Il y a de la lumière en face et j’ai vu quelqu’un…
  
  — Mon ami ?
  
  — Je ne sais pas. C’est un homme et il porte un chapeau…
  
  Enrique sentit un frisson glacé lui secouer l’échine.
  
  — Un chapeau ? Vous êtes sûre ?
  
  — Tout à fait.
  
  — Alors, ce n’est pas lui. Merci, Mademoiselle…
  
  — Allô ! Allô ! All…
  
  Elle aurait évidemment voulu en savoir davantage, mais Enrique avait raccroché, peu soucieux de la renseigner. Le visage sombre, sa mèche folle barrant verticalement son front creusé de rides d’expression, il regarda le photographe.
  
  — Il faut que j’y aille. Il est certainement arrivé quelque chose…
  
  D’une main, il s’assura de la présence de sa corde à violon dans la poche de son nouvel imperméable et se dirigea vers la porte.
  
  — Avez-vous besoin de moi ? proposa le photographe sans grand enthousiasme.
  
  — Non, répliqua sèchement Enrique. C’est pas vos oignons…
  
  Il sortit.
  
  
  -:-
  
  Hubert regardait la Comtesse qui était revenue près du lit. Elle tirait toujours avec ardeur sur sa cigarette et tremblait maintenant de tout son corps.
  
  Un coup de sirène strident déchira la nuit. Un bateau, sans doute, qui entrait dans le port ou en sortait. Quelques secondes plus tard, le sifflet d’un train répondit. Hubert constata que l’humidité lui refroidissait les genoux, mais ce n’était pas important.
  
  L’important était ce qui se passait sous ses yeux.
  
  La Comtesse allongea soudain le bras au-dessus du lit où dormait le nain. Un instant, elle resta figée et le temps parut s’arrêter… Puis, ses doigts tremblants s’entrouvrirent. D’un coup. Et la cigarette allumée tomba sur la couverture.
  
  Hubert comprit alors ce qui s’était passé la veille au Palazzetto. C’était la Comtesse qui avait mis le feu au lit du gosse. Et elle recommençait. Le drame atroce qui avait bouleversé son existence dix ans plus tôt continuait de l’obséder et elle répétait dans ses crises le geste tragique…
  
  Un filet de fumée bleue s’éleva soudain tout droit de la couverture qui commençait à se consumer. Lentement, d’un pas chancelant, la Comtesse folle recula, hypnotisée par cette naissance du feu. Le tremblement et la tension de ses membres s’amplifiaient à vue d’œil. Hubert pensa qu’elle allait encore se rouler par terre et déchirer ses vêtements comme il l’avait déjà vue faire chez elle.
  
  Il décida d’attendre qu’elle en fût là pour intervenir, qu’elle fût devenue insensible à ce qui pouvait se passer autour d’elle et que le feu n’eût pas encore réveillé le nabot.
  
  Mais elle fit quelque chose d’inattendu qui bouleversa le plan de Hubert. Elle alla se remplir un verre de whisky, versant autant de liquide à côté que dedans. Hubert crut qu’elle allait le porter à sa bouche ; mais elle en lança le contenu sur le lit, visant la cigarette.
  
  L’alcool s’enflamma aussitôt et une flamme haute jaillit. Plouf ! Le verre s’échappa des mains de la Comtesse et roula sur le parquet. Le bruit et le feu réveillèrent le nain qui se mit aussitôt à hurler, puis sortit du lit qui brûlait. Il se jeta sur la Comtesse et la frappa. Elle tomba en arrière sur le tapis rouge et se mit à se tordre et à déchirer sa robe.
  
  Le nain, sans aucun doute dégrisé, retourna vers le lit et entreprit très adroitement d’éteindre le feu en roulant la couverture en boule et en pesant dessus de tout son poids. Il resta ainsi un bon moment, toussant à s’arracher les poumons. Hubert attendait. Une épaisse fumée avait envahi la chambre et le nain serait bien obligé d’ouvrir la lucarne…
  
  Il s’éloigna un peu en remontant, sans faire aucun bruit. Il n’eut pas à attendre longtemps. La tabatière se souleva soudain, poussée par un petit bras qui la rabattit complètement en arrière sur les tuiles. Hubert entendit le petit homme sauter de sur la chaise et se rapprocha doucement…
  
  Il faillit presque recevoir la couverture roulée en boule en pleine figure. Le nain n’avait pas voulu la conserver dans la chambre, craignant sans doute que le feu ne reprît. La couverture roula jusque dans la gouttière, très large, et s’arrêta dans quelques centimètres d’eau retenus là par quelque bouchon de saleté obstruant un tuyau de descente. Elle allait rapidement s’imbiber d’eau et il n’y aurait plus à redouter qu’elle s’enflammât de nouveau.
  
  La fumée continuait de s’échapper en larges volutes par la lucarne ouverte. En bas le nain toussait, la Comtesse aussi qui hurlait entre deux quintes des phrases inintelligibles. Hubert approcha la tête pour voir ce qui se passait. Il entendit une porte claquer, une clé tourner dans une serrure…
  
  Il s’enhardit, en ne voyant plus le nain, et se pencha à l’intérieur. La Comtesse, en pleine crise, restait seule. Le nabot était parti. Sans doute allait-il téléphoner à ses employeurs qu’il en avait assez…
  
  En deux temps et trois mouvements, Hubert fut dans la place.
  
  La malheureuse Comtesse ne fit aucune attention à lui. Il trouva un pichet d’eau et le lui projeta à la figure. Sans résultat aucun. Alors, il prit le risque de provoquer une syncope, la saisit au cou et enfonça ses pouces aux bons endroits…
  
  Elle ne se défendit même pas, cessa en quelques secondes de s’agiter, puis perdit rapidement connaissance.
  
  Hubert la laissa retomber sur le tapis, sans un regard pour ses charmes splendides presque complètement dévoilés. Il se dirigea vers la porte. La clé était dans la serrure, de l’autre côté, irrécupérable, l’intervalle sous le battant n’étant pas suffisant pour la ramener sur un journal après l’avoir fait tomber en la poussant.
  
  Une seule solution ; emmener la Comtesse par les toits. C’était plutôt casse-gueule de se balader sur des tuiles humides avec un tel fardeau, mais il n’y avait pas le choix.
  
  Il la prit dans ses bras, repoussa la chaise qui avait servi au nain et souleva le corps inerte à bout de bras en le tenant sous les aisselles, fit passer la tête, puis les épaules…
  
  Le buste reposait sur le toit jusqu’à la taille, les jambes pendant encore à l’intérieur, lorsque Hubert entendit ouvrir la porte derrière lui. Il abandonna la jeune femme et se retourna vivement en essayant de sortir son arme. Mais sa main s’empêtra malencontreusement dans le tissu et se trouva bloquée…
  
  Le grand type au chapeau qui venait d’entrer, suivi du nain, se rendit compte immédiatement de la situation et voulut aussi sortir son arme. Mais Hubert avait des réflexes. D’un coup de pied bien ajusté, il expédia la chaise à la tête de l’homme qui fut obligé de parer avec ses avant-bras.
  
  Cela donna à Hubert le répit nécessaire pour récupérer sa main droite, sans le « Beretta ». Il fonça, sachant très bien que la rapidité était son meilleur atout.
  
  Mais l’autre n’était pas un amateur et possédait quelques rudiments de boxe française. Hubert fut à un poil d’attraper un coup de savate en pleine figure. Il réussit à saisir le pied de l’adversaire et poussa en levant, ce qui eut pour résultat d’expédier l’autre au tapis. Irrésistiblement.
  
  S’il avait pu se jeter aussitôt sur son adversaire, Hubert aurait pu en finir aussitôt avec lui. Mais le nain s’était jeté sur lui, essayant de le frapper au bas ventre. Hubert fut obligé de le repousser d’une manchette soignée, mais cela l’obligea à rester une seconde de trop immobile les jambes écartées…
  
  L’homme au chapeau (lequel avait roulé contre le mur) glissa ses pieds entre les chevilles de Hubert et lui fit un écartèlement. Déséquilibré, Hubert tomba durement sur les fesses. L’autre bondit aussitôt, mais commit une légère erreur qui lui valut de recevoir les deux pieds de Hubert dans l’estomac…
  
  Il roula de côté. Le nain revenait à la charge en brandissant la chaise au-dessus de Hubert qui, d’une détente désespérée, para le coup. La chaise se fracassa sur le sol. Hubert profita de son élan pour se remettre sur pieds. Il vit alors l’automatique braqué sur lui. À bonne portée fort heureusement. Sa main gauche partit comme un éclair en même temps qu’il s’effaçait de côté. La détonation le fit grimacer mais la balle était passée à dix centimètres. En même temps il avait envoyé l’index et le majeur de sa main droite, en fourchette, dans les yeux de l’adversaire. Celui-ci hurla, partit en arrière et buta dans les jambes de la Comtesse dont la moitié du corps pendait toujours grotesquement par la lucarne…
  
  Un court instant, l’homme au chapeau eut les jambes nues de la femme autour du cou. Mais la poussée fit basculer le corps en équilibre instable et, malgré lui, Hubert se précipita pour recevoir la jeune femme dans ses bras et l’empêcher de s’assommer sur le parquet.
  
  Ce mouvement chevaleresque mais parfaitement idiot causa sa perte. Le nain, s’étant souvenu qu’il possédait un revolver, eut le temps de le sortir du tiroir de la table de nuit.
  
  — Haut les mains ! cria-t-il de sa voix de fausset.
  
  Hubert se retourna et comprit qu’il avait perdu la partie, au moins momentanément. Il laissa tomber la Comtesse en la retenant toutefois avec sa jambe tendue et croisa ses mains sur sa tête.
  
  Toujours aveugle, l’homme au chapeau demanda :
  
  — Tu le tiens ?
  
  — Oui je le tiens. Ne vous en faites pas.
  
  — Et si, je m’en fais. Surtout ne le laisse pas approcher de toi. Ne fais pas d’erreur. Ne le quitte pas des yeux…
  
  — Ne vous en faites pas. D’ailleurs, je peux le descendre tout de suite…
  
  — Non. Ne fais pas ça. Il faut l’interroger. Je suis sûr qu’il aura des choses intéressantes à me dire…
  
  — Comme vous voudrez.
  
  — Où y a-t-il de l’eau. Mes yeux me brûlent…
  
  — Dans le pichet. Vous voulez que…
  
  — Non ! Surtout ne bouge pas. Surveille-le seulement !
  
  L’homme tâta le mur près de lui et se mit à marcher en le suivant de la main. Hubert reprenait confiance. Sa situation n’était pas si mauvaise en face d’un adversaire qui en avait pour une demi-heure avant de recouvrer une partie de sa vue et un nain imbibé d’alcool qui avait reçu des instructions formelles pour ne pas tirer. L’important était de conserver son sang-froid et de saisir la première occasion qui se présenterait.
  
  L’homme avait atteint le pichet qui devait contenir l’eau.
  
  — C’est ça ?
  
  Le nain jeta un bref regard de côté, trop rapide pour que Hubert put agir.
  
  — Oui.
  
  L’homme souleva le pichet. Mais il était vide. Cinq minutes plus tôt, Hubert en avait jeté le contenu au visage de la Comtesse.
  
  — Mais, y a rien dedans !
  
  — C’est moi qui ai tout bu, dit Hubert avec un grand sourire.
  
  L’autre se mit à jurer. Ses yeux devaient le faire souffrir terriblement et des compresses d’eau fraîche l’auraient soulagé ; bien sûr.
  
  — Trouve-moi de l’eau ! gronda-t-il, perdant brusquement le contrôle de soi.
  
  Mais le nain protesta.
  
  — Peux pas. Faut descendre en bas.
  
  — Impossible de rester comme ça. Tu ne peux pas savoir !
  
  — Voulez-vous que je descende vous en chercher ? proposa aimablement Hubert.
  
  Le nain, perdant aussi les pédales, se mit à trépigner.
  
  — Je vais le truffer ce salaud !
  
  Hubert se dit que tout allait de mieux en mieux. Si le nain ne tirait pas, il n’allait certainement pas tarder à commettre une imprudence. Mais l’homme au chapeau le sentit également et cela suffit à lui rendre son calme.
  
  — Assez ! Si tu t’énerves comme ça, nous sommes foutus.
  
  Le nain respira profondément, mais ses yeux restaient injectés de sang. Hubert remit un peu d’huile sur le feu :
  
  — A. votre place, je ne serais pas tranquille. Ce jeune homme a un peu abusé de la bouteille. Il est bourré de whisky jusqu’à la gorge. S’il se penche un peu, ça déborde.
  
  Le nain devint cramoisi et fit un pas en avant, comme pour se jeter sur Hubert. « Encore un, pensa Hubert, et je le sers. » Mais, le nain ne fit pas le second pas. Quelqu’un poussait la porte restée entrouverte et demandait :
  
  — Qu’est-ce qui se passe ?
  
  C’était un beau gosse, très élégant, avec une peau mate, des cheveux de jais luisants de brillantine et de magnifiques yeux de velours. Sans parler de la bouche qui devait fasciner les vieilles douairières pendant la saison.
  
  — Tiens ! remarqua Hubert. Voilà le pin-up boy de la bande !
  
  L’autre le toisa, avec la même expression que s’il eût regardé la dépouille d’un rat mort exposé depuis quinze jours au soleil.
  
  — Nous l’avons surpris alors qu’il essayait d’emmener la Comtesse par la lucarne, expliqua l’homme au chapeau. Il m’a enfoncé ses doigts dans les yeux. Je n’y vois plus rien…
  
  Le beau gosse ne dit rien. Il continuait d’observer Hubert.
  
  — C’est le type qui nous a échappé cet après-midi, aux Magazzini. Une bonne prise. Nous allons le faire chanter un peu…
  
  — Je chante faux, répliqua Hubert. Aucun intérêt.
  
  Il venait de réaliser que ces gens-là croyaient toujours à la mort d’Enrique. Personne n’avait dû le voir sortir des entrepôts après que le diesel eut défoncé la porte… N’avaient-ils pas proprement descendu les seuls témoins ?
  
  — On vous fera chanter juste. N’ayez crainte.
  
  Il parut soudain remarquer la Comtesse toujours étendue inerte sur le tapis rouge et noir.
  
  — Reculez jusqu’au mur, ordonna-t-il à Hubert.
  
  Il attendit d’avoir été obéi pour approcher de la femme, la soulever dans ses bras et la porter sur le lit. Il lui tâta le pouls et fit la grimace.
  
  — Elle est mal en point.
  
  Hubert aurait pu la ranimer en quelques secondes, mais il se garda bien de le proposer. Il se demandait si Enrique aurait le bon goût de venir à son secours…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Enrique frappa à la porte et tendit l’oreille. Un pas léger se fit entendre de l’autre côté.
  
  — Qui est là ? demanda la voix de Lauïnia.
  
  — C’est moi qui vous ai téléphoné, il y a dix minutes…
  
  La porte s’entrebâilla. La jeune femme montra un œil, puis ouvrit complètement.
  
  — Entrez. Vous avez de la chance que j’aie reconnu votre voix.
  
  Elle referma. Enrique s’était assuré que les rideaux étaient bien tirés.
  
  — Quoi de nouveau, en face ? Elle haussa les épaules.
  
  — Je ne sais pas. La lumière est éteinte.
  
  — Vous permettez ? demanda Enrique.
  
  Sans attendre de réponse, il fit l’obscurité dans la pièce et se dirigea à tâtons vers la fenêtre de gauche. Les rideaux écartés, il regarda…
  
  Pas de lumière. La jeune femme avait dit vrai. Enrique resta une vingtaine de secondes en observation. Une radio, pas très loin, diffusait un bulletin d’informations. Enrique laissa retomber les rideaux et dit :
  
  — Vous pouvez rallumer.
  
  La pièce fut de nouveau éclairée. Il regarda Lauïnia, vêtue d’un joli tailleur gris, et dit :
  
  — Je suis très inquiet pour mon ami. Je sais qu’il était retourné en face… pour essayer de trouver un indice qui nous manquait. Mais si l’homme que vous avez vu portait un chapeau ce n’était pas lui… Je vais y aller faire un tour. Excusez-moi de vous avoir dérangée, Signorina.
  
  Il s’inclina galamment. Désemparée, elle répondit à peine à son salut. Il sortit, très digne, sa mèche folle pendant sur son front.
  
  
  -:-
  
  Lauïnia Focherini ne bougeait pas. Des idées folles tournaient dans sa tête. Cet homme aux allures de prince pirate qui était entré dans sa vie le matin même de si étrange façon se trouvait en danger ; son ami venait de le dire.
  
  Elle porta une main à sa gorge, incapable de supporter cette idée. N’avaient-ils pas, tous les deux, trop présumé de leurs forces. Leurs ennemis devaient être nombreux et bien organisés. Ils allaient succomber.
  
  Elle aurait voulu les aider. Mais comment ? De quelle façon ? Par quels moyens ? Elle se prit la tête dans les mains et se mit à marcher de long en large dans la pièce. Puis, elle eut une idée. La police !
  
  La police n’était-elle pas faite pour soutenir toutes les causes justes ? Elle pensa que son beau prince pirate ne serait pas content. Il était de ces hommes valeureux qui préfèrent régler leurs comptes eux-mêmes. Mais l’important était de le sauver. Elle ne voulait pas qu’il meure…
  
  Elle décrocha le téléphone et appela Police-secours.
  
  
  -:-
  
  Enrique poussa doucement la petite porte, puis envoya un caillou à l’intérieur. Rien ne bougea. Il entra dans l’entrepôt et referma. L’obscurité fut complète.
  
  Comme l’avait fait Hubert il se guida de la main contre le mur pour gagner l’escalier. Arrivé au pied de celui-ci, il sortit son automatique et entreprit de monter sans bruit…
  
  Le fait qu’il n’y eût pas de lumière en haut n’impliquait pas nécessairement qu’il n’y eût plus personne. Le type au chapeau que Lauïnia avait vu pouvait fort bien se trouver dans le laboratoire.
  
  Il atteignit la porte du palier et l’ouvrit avec mille précautions. Tout était obscur. Pas de lumière filtrant sous la porte du labo. Il s’enhardit, alluma sa lampe.
  
  Un coup d’œil dans la chambre. Personne. Il passa de l’autre côté, entra dans le laboratoire, vit le ciel par la lucarne ouverte et le carton gisant par terre avec ses punaises. Hubert s’était-il sauvé par là ?
  
  Enrique fit deux pas en avant. Et ce fut comme un coup de canon derrière lui. Il se jeta au sol en se retournant et vit à la faible lumière nocturne qui tombait par le vasistas que la porte était refermée.
  
  Son cœur battait la chamade. Il avait été totalement surpris. Rien ne se produisant dans les secondes qui suivaient, il se mit à raisonner. Pourquoi l’enfermer là alors qu’il pouvait sortir par le toit ? D’ailleurs, il n’avait pas entendu de clé tourner dans la serrure…
  
  Puis il se mit à rire, ayant compris. Il avait laissé toutes les portes ouvertes et il y avait eu appel d’air par la lucarne et la porte avait claqué sous la poussée du vent. Il se redressa, se moquant de lui et de la frayeur qu’il avait eue…
  
  Tout de même, il se tint prêt à faire feu dès que sa main gauche fut sur la poignée pour rouvrir. Mais c’était bien un courant d’air. Personne ne lui sauta dessus lorsqu’il remit le pied sur le palier…
  
  Personne dans la chambre ; personne dans le labo. Restait le grenier. Il y alla…
  
  Et aperçut un mince filet de lumière, tout à fait inattendu, à l’autre bout, sur ce qu’il croyait être le pignon du bâtiment…
  
  
  -:-
  
  L’homme au chapeau se mit brusquement à hurler :
  
  — De l’eau ! Je vous en supplie ! Je ne peux plus tenir…
  
  Il tenait ses paumes sur ses yeux blessés et semblait souffrir terriblement. Le dernier venu le considéra avec ennui, puis regarda le nain.
  
  — Dis-moi où on peut en trouver.
  
  — En bas, répondit le nabot. À la fontaine. Il n’y en a plus une goutte ici…
  
  Le beau gosse hésita. Hubert retint son souffle et prit un air résigné. Finalement, le nain, qui devait avoir peur dans le noir, suggéra :
  
  — Vous pouvez peut-être y aller. Je garde le type pendant ce temps-là…
  
  — Bon, j’y vais.
  
  Il regarda une dernière fois la Comtesse, passa ses doigts manucurés dans les ondulations de sa chevelure, puis alla chercher le pichet et se dirigea vers la porte.
  
  Hubert le regarda disparaître. Il disposait de trois minutes au maximum pour renverser la situation en sa faveur. Il se mit à ricaner :
  
  — Le petit homme a peur dans le noir, hein ?
  
  L’homme au chapeau cria :
  
  — Ne l’écoute pas ! Il cherche à te mettre en colère pour te faire faire des bêtises.
  
  Il se laissa glisser contre le mur et s’assit sur le parquet, tenant toujours ses paumes pressées contre ses yeux. Hubert, avec un air goguenard, le montra d’un signe de tête :
  
  — Pas brillant le copain, hein ?
  
  — Ta gueule ! répliqua le nain.
  
  — Fais pas l’idiot, gamin. Tu sais que tu n’as pas le droit de tirer.
  
  L’autre grinça des dents.
  
  — Vous me paierez ça ! Je vous jure que vous paierez ça !
  
  La porte était restée à demi ouverte et Hubert vit soudain quelque chose bouger dans la pénombre, de l’autre côté. Le nain, qui tournait le dos à la porte ne pouvait rien voir. Hubert enchaîna :
  
  — Écoute, petit. Tu es du mauvais côté. Aide-moi à me sortir de là et tu ne t’en repentiras pas. Tue ton copain avant que l’autre revienne et tirons-nous d’ici…
  
  — Tu crois au Père Noël ! ricana le nabot.
  
  Hubert reconnut alors Enrique qui avançait prudemment dans l’entrebâillement de la porte.
  
  — Et comment que je crois au Père Noël ! assura-t-il.
  
  — Surtout surveille-le bien et ne le laisse pas approcher ! lança l’autre. Oh ! mes yeux, mes yeux !
  
  Enrique regarda Hubert et fit un mouvement de tête interrogatif. Hubert regarda l’homme au chapeau et renseigna indirectement son compagnon :
  
  — Foutez-nous la paix avec ça. Dans une demi-heure ce sera fini ; vous y verrez de nouveau !
  
  Hubert vit alors, par-dessus le nabot, que Enrique tenait un « Beretta » dans sa main droite et quelque chose de rond et de sombre dans la gauche. Il pensa que l’Espagnol allait intervenir aussitôt en intimant au nabot l’ordre de lâcher son arme.
  
  Mais Enrique avait quelquefois de curieuses idées… Il tendit son bras gauche vers une table roulante poussée contre le mur à gauche de la porte et posa dessus… la tête du beau gosse, proprement tranchée au ras du cou et toute dégoulinante de sang.
  
  Hubert se sentit pâlir et toussa pour dissimuler son émotion. L’Espagnol s’était servi de sa corde à piano. Il n’avait pas pu s’en empêcher. Le nain se méprit sur la réaction de Hubert et se mit à glapir :
  
  — Ah ! Ah ! vous commencez à avoir la trouille, hein ?
  
  La main gauche d’Enrique manœuvra doucement la table roulante, puis la poussa d’un mouvement sec en direction du nain. Hubert décroisa les doigts de ses mains posées sur ses cheveux, prêt à agir… La table vint s’arrêter doucement tout près du nabot, un peu en avant. Il ne put s’empêcher de baisser les yeux…
  
  L’effet fut assez sensationnel. Une terreur indescriptible s’empara de lui. Le souffle coupé, les cheveux dressés, il laissa tomber son arme. Puis il se mit à hurler. Un hurlement épouvantable. Hubert fit un pas en avant. Enrique entra tranquillement, très calme, très souriant.
  
  — M’a l’air de se passer de drôles de choses, ici ? remarqua-t-il de sa voix la plus naturelle.
  
  Le nain pivota sur ses talons et partit comme un boulet. Enrique voulut se lancer à ses trousses. Mais Hubert l’arrêta.
  
  — Laisse-le ! Nous avons mieux à faire.
  
  En deux pas, il fut sur l’homme au chapeau qui s’était redressé, affolé, et l’étendit raide d’un terrible coup du tranchant de la main sur la nuque. Puis il ordonna :
  
  — Prends l’imperméable de ce type et fourre la Comtesse dedans. On se taille. Pas une minute à perdre.
  
  Enrique obéit sans mot dire. Hubert approcha du magnétophone, le mit sur marche arrière, débrancha le micro, attendit que la bobine se fût réenroulée, laissa la manette sur « Enregistrement » et remit en marche avant. Ainsi, toutes les divagations de la Comtesse qui avaient été fixées sur le ruban magnétique allaient être effacées…
  
  Enrique attendait près de la porte, avec la Comtesse sur son épaule.
  
  — C’est un peu lourd pour vous, dit Hubert. Passez-moi ça.
  
  Enrique ne protesta pas. Hubert chargea également le corps inerte de la femme sur son épaule et ils partirent par le grenier, sans prendre la peine d’éteindre la lumière.
  
  — Pourvu que ce petit con n’alerte pas toute la population ! grogna Enrique qui regrettait d’avoir laissé échapper le nain.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Je suis sûr qu’il est déjà place Saint-Marc.
  
  Ils sortirent du grenier, passèrent sur le palier.
  
  Enrique, qui marchait devant, avait allumé sa lampe. Il l’éteignit brusquement et se figea. Un bruit de voix montait d’en bas. Il fit encore deux pas pour atteindre la porte de l’escalier et regarda ce qui se passait…
  
  Une demi-douzaine de carabinieri, qui s’éclairaient mutuellement avec leurs torches, entouraient le nain qui glapissait, aux limites de la crise de nerfs, en pointant le doigt vers le plafond.
  
  Enrique recula d’un pas, ferma la porte et dit :
  
  — Il faut trouver une autre sortie, Hube. Les flics sont en bas.
  
  — Merde ! fit Hubert. Retournons et filons par les toits. C’est possible.
  
  Ils retraversèrent rapidement le grenier et s’enfermèrent à clé dans la pièce où la Comtesse avait été séquestrée.
  
  — À vous l’honneur, dit Hubert en montrant la lucarne ouverte. Je vous passerai la dame.
  
  Enrique approcha une chaise, monta dessus et se hissa par l’ouverture. Quand il fut sur le toit, il se retourna et dit :
  
  — Allez-y !
  
  Hubert souleva le corps de la Comtesse toujours inerte vers la main tendue d’Enrique. En quelques secondes, la femme eut disparu. Hubert regarda autour de lui pour s’assurer qu’il n’oubliait rien. À cet instant, il entendit du bruit dans le grenier et alla coller son œil au système optique qui, installé sur la porte, permettait de voir ce qui se passait de l’autre côté.
  
  Il ne vit rien tout d’abord, puis à la faible clarté qui tombait des lucarnes, il distingua des ombres qui se mouvaient sur un large front. Déployés en tirailleurs, les policiers approchaient…
  
  Inutile de s’attarder davantage. Hubert grimpa sur la chaise et se hissa sur le toit où l’attendait Enrique accroupi auprès de la Comtesse toujours sans connaissance.
  
  — Tu crois qu’on peut l’emmener comme ça ? questionna l’Espagnol. On va se casser la gueule…
  
  — Je vais la réveiller, annonça Hubert. Et il faudra bien qu’elle nous suive.
  
  Il s’agenouilla lui aussi sur les tuiles rondes, de l’autre côté, appuya le pouce et l’index de sa main droite sur les globes oculaires de la jeune femme et se mit à exercer des pressions rythmées avec son pouce de la main gauche sur la région du plexus. En quelques secondes, la Comtesse reprit connaissance. Elle se dressa sur son séant, regarda les deux hommes avec étonnement et posa la question classique :
  
  — Où suis-je ?
  
  Elle paraissait redevenue normale. La syncope prolongée avait mis un terme à la crise. Hubert répondit :
  
  — Nous venons de vous tirer des griffes de vos ennemis qui se préparaient à vous tuer. Il faut nous sauver car ils cherchent à vous reprendre…
  
  En bas, le chef des carabinieri hurlait des sommations inintelligibles.
  
  — Écoutez-les, dit Hubert.
  
  Ce fut Enrique qui aperçut une tête puis des épaules émergeant du toit à quarante mètres d’eux. Il envoya son poing dans l’épaule de Hubert et lui montra le policier en train de se hisser par la lucarne du laboratoire. Hubert décida aussitôt ce qu’il fallait faire :
  
  — Emmenez-la, ordonna-t-il à l’Espagnol. Fichez le camp par les toits. Je vais les occuper pendant ce temps-là. Débrouillez-vous pour quitter la ville cette nuit. Rendez-vous demain soir chez 289. Compris ?
  
  — Compris.
  
  — Suivez-le, dit-il à la Comtesse.
  
  Elle se leva. Enrique lui prit la main et l’entraîna sur les tuiles rondes et glissantes.
  
  — Par ici la sortie.
  
  Hubert se retourna. Là-bas, le flic s’était immobilisé à mi-corps. Il avait dû les apercevoir, signaler leur présence et attendre de nouvelles instructions. Hubert tira un coup de feu dans sa direction, prenant soin de viser beaucoup plus haut. Le policier disparut d’un coup.
  
  Enrique et la Comtesse étaient arrivés dans la très large gouttière, où il était facile de marcher à condition de ne pas souffrir du vertige. Un peu plus loin, le toit de l’entrepôt touchait celui d’une maison voisine. À Venise, d’ailleurs, presque tous les toits se touchent et il est même souvent possible de passer en les suivant d’un bord de rue à un autre, nombre de maisons chevauchant les calli et ne laissant sous elles qu’un passage, plus ou moins bas de plafond.
  
  Un projecteur apparut soudain à l’autre extrémité du toit et l’inonda de lumière. Le premier réflexe de Hubert fut de tirer dedans, mais à cette distance, avec le « Beretta », il n’avait aucune chance. Il regretta de n’avoir pas sur lui un 22 long-rifle avec lequel il aurait pu faire mouche dès la première balle.
  
  Le bruit de la porte d’en bas qui volait en éclats l’incita à s’éloigner quelque peu. En quelques souples enjambées, il grimpa jusqu’au faîte du toit, redescendit un peu de l’autre côté, assez pour se mettre à l’abri d’une fusillade, mais pas trop car il ne voulait pas que les assiégeants le perdissent de vue tant que Enrique et la Comtesse ne seraient pas tirés d’affaire.
  
  Il regarda dans la direction prise par les fugitifs mais ne les vit plus. De toute façon, il pouvait faire confiance à Enrique…
  
  Il se mit soudain à rire. Un rire amer. N’était-ce pas comique tout ce mal qu’ils se donnaient, tous ces risques qu’ils prenaient pour sauver une femme qu’ils étaient par ailleurs chargés de liquider ?
  
  Il se demanda si Enrique se rappelait encore que c’était là leur mission essentielle, mais un porte-voix émergeant d’une lucarne lui transmit soudain un ultimatum des forces de l’ordre :
  
  — Rendez-vous. Tout le quartier est cerné. Vous ne pouvez vous échapper. Jetez vos armes et approchez-vous du projecteur les bras en l’air !
  
  Il mit ses mains ouvertes de chaque côté de sa bouche et cria sa réponse, en bon italien :
  
  — Dove avete preso tutte queste coglionerie ?
  
  Puis il éclata de rire et partit en bondissant, dans la direction opposée à celle qu’avaient prise Enrique et la Comtesse folle.
  
  Il sauta par-dessus l’étroit passage qui longeait l’entrepôt. Un bond d’un mètre cinquante qui le porta sur le toit d’un immeuble voisin. Une idée venait de jaillir dans son esprit, et il savait où aller. Mais il devait faire un détour assez grand pour dérouter l’adversaire…
  
  Une volée de balles lui siffla aux oreilles et des éclats de tuiles lui cinglèrent les jambes comme il arrivait au faîte. Il regarda derrière lui et vit trois ou quatre carabinieri qui lui tiraient dessus depuis le toit de l’entrepôt. Il se glissa vivement derrière une de ces énormes cheminées en cône renversé qui sont une spécialité vénitienne, tira en l’air, et se remit à fuir.
  
  Il s’amusait, ne nourrissant absolument aucune inquiétude quant à l’issue de l’affaire…
  
  
  -:-
  
  Enrique tirait la Comtesse qui se faisait de plus en plus lourde et de plus en plus maladroite. Il savait que les policiers, distraits par les soins de Hubert, n’avaient pas pris leur piste ; mais il se demandait si la femme tiendrait jusqu’au bout.
  
  Car ils n’étaient pas encore sortis de l’auberge. Ils ne pourraient se permettre de redescendre au niveau des rues qu’après avoir franchi une distance suffisante. Et ils n’allaient pas vite.
  
  Ils arrivèrent sur le toit d’une maison qui surplombait un rio. Un bel à-pic. Si l’un d’eux glissait…
  
  Et, brusquement, Enrique se souvint de quelle mission on les avait chargés et qu’ils avaient oubliée dans le feu de l’action… N’était-ce pas l’Occasion qui se présentait maintenant à lui ? Si l’on retrouvait le lendemain matin le corps de la Comtesse dérivant dans le rio, imaginerait-on qu’elle fût tombée de si haut ? Maria Vasari serait certainement interrogée et dirait que sa maîtresse avait des crises de folie. On penserait au suicide, ou à l’accident. Il n’y avait rien dans les poches du vêtement d’homme qu’elle portait et même si la police découvrait la vérité, ce ne serait jamais qu’une partie, une toute petite partie de cette vérité. On ne pouvait plus guère éviter cela, maintenant, après tout ce qui s’était passé.
  
  Quelle journée, Seigneur !
  
  — Passez devant ! ordonna-t-il. Je vous retiendrai si vous glisser.
  
  Passive, elle obéit. Elle ne semblait pas souffrir du vertige. Elle marchait sur ses pieds nus avec une sûreté étonnante. Il comprit qu’il devrait la pousser…
  
  Ils étaient à peu près à mi-chemin de l’endroit où le rio faisait un coude, passant sous un immeuble. Après cet endroit, il serait trop tard.
  
  Enrique tendit la main vers la manche gauche de la femme… La tirer vers le vide en même temps qu’il lui ferait un croc-en-jambe. Rien, de plus facile. Mais, au moment d’agir, il sentit quelque chose d’inconnu le serrer à la gorge et fut incapable de le faire.
  
  Il fut tellement surpris de ce qui venait de lui arriver, qu’il s’arrêta, le souffle coupé. Elle s’immobilisa en même temps, se retourna lentement et le regarda. Il faisait nuit, mais ils étaient assez près l’un de l’autre pour distinguer les traits de leurs visages. Alors, elle dit avec une grande douceur :
  
  — Vous avez l’ordre de me tuer, mais vous n’avez pas le courage nécessaire. C’est ça, n’est-ce pas ?
  
  Il avala péniblement sa salive et tenta de protester :
  
  — Vous êtes folle !
  
  Et se mordit la langue d’avoir employé ce mot.
  
  — Oui, répliqua-t-elle d’un ton extrêmement las. Je suis folle. Je le sais… En ce moment je le sais, parce que je suis lucide. Et je comprends très bien… « Ils » ont peur que je parle, que je livre tous les secrets du réseau… Et « Ils » ont raison. Je sais qu’ils ont raison…
  
  Désemparé par la tournure que prenaient les événements, Enrique s’accroupit lentement et s’assit sur les tuiles. Elle en fit autant. À deux étages au-dessous d’eux, de l’autre côté du rio, une fenêtre ouverte laissait voir l’intérieur d’une salle à manger modeste. Un garçon d’une dizaine d’années faisait ses devoirs sur la table. Puis ils entendirent, sans la voir, une gondole passer lentement sur le rio.
  
  — Vous ne dites rien, reprit-elle. Je ne me suis donc pas trompée…
  
  Il n’avait plus aucune envie de nier. Il eut un geste brusque, né de son désarroi.
  
  — Eh ! c’est la règle du jeu !
  
  — Oui, reprit-elle de sa belle voix douce. La règle du jeu… C’est bien pourquoi je ne vous en veux pas…
  
  Quelques instants plus tard, elle ajouta :
  
  — Je suis maudite. J’avais tout pour être heureuse, tout. Pourquoi ai-je été frappée si durement. Pourquoi ? Pouvez-vous me l’expliquer ? Je n’étais pas méchante, je n’avais jamais fait de mal à personne, consciemment. Alors ? Pourquoi toutes ces épreuves ? Pourquoi toutes ces souffrances ?
  
  La gorge sèche, Enrique ne pouvait pas répondre. Il la regardait et la trouvait merveilleusement belle. Et il était accablé par sa propre défaillance…
  
  Christina Della Dorsoduro se releva soudain très lentement, la tête haute, ses beaux cheveux bruns flottant dans le vent du sud.
  
  — Vous direz à votre ami que je ne vous en veux pas. Et vous direz aussi… à M. Smith, comment les choses se sont réellement passées. Je vous fais confiance.
  
  Elle tourna le dos au vide et posa un de ses jolis pieds nus sur le rebord de la gouttière.
  
  — Adieu, murmura-t-elle. Je vais enfin trouver la paix. Si Dieu existe, il aura pitié de moi…
  
  « Sûrement ! » pensa Enrique qui ne croyait ni à Dieu ni au diable. Et il ne fit pas un mouvement pour la retenir lorsqu’il la vit se laisser partir en arrière. Il n’y avait d’autre issue pour la malheureuse Comtesse. Il le savait.
  
  Il ferma les yeux et attendit le plouf !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Au terme d’une courte chute, Hubert tomba sur le palier obscur. Il s’immobilisa et prêta l’oreille. La maison paraissait tranquille. De l’intérieur, car tous les habitants étaient aux fenêtres, captivés par la chasse à l’homme qui se livrait sur les toits de leur quartier.
  
  Il gratta à la porte. Mais Lauïnia devait être à la fenêtre, comme tout le monde, et ne l’entendait pas. Il sortit son passe et, fort d’une première expérience sur cette serrure, ouvrit sans tâtonnements.
  
  Lauïnia était bien à la fenêtre, occupée à bavarder avec des voisins. Hubert referma doucement sans attirer son attention.
  
  — Paraît qu’ils ont trouvé six têtes coupées suspendues au plafond, criait un voisin.
  
  — Oh ! fit Lauïnia.
  
  Elle se redressa, pâle comme une morte, porta une main à son cœur et voulut gagner la salle de bains. Elle aperçut alors Hubert qui lui souriait, un doigt sur la bouche, et resta muette de saisissement.
  
  Puis, lentement, sa jolie poitrine se gonfla, les couleurs revinrent à ses joues, une expression de joyeux soulagement éclaira ses beaux yeux.
  
  — Vous !
  
  Elle courut vers lui. Il la saisit aux épaules.
  
  — Pas de bruit. La police me court après.
  
  — Mais, répliqua-t-elle…
  
  Il lui ferma la bouche.
  
  — Parlez bas !
  
  Elle recommença en murmurant :
  
  — Mais, c’est moi qui ai appelé la police. Je vous savais en danger et…
  
  — Eh bien ! fit Hubert. Vous avez fait du propre. J’ai dû descendre deux ou trois adversaires, en état de légitime défense, bien entendu. Mais je ne peux pas le prouver et je risque fort de passer des mois en prison avant que ma bonne foi soit reconnue…
  
  — Oh ! s’exclama-t-elle, horrifiée. Je ne pouvais pas deviner. Je croyais bien faire…
  
  Hubert lui saisit le menton entre deux doigts.
  
  — Maintenant, il faut que vous m’aidiez.
  
  — Dites-moi ce qu’il faut faire.
  
  — Me fournir un alibi.
  
  — Comment ?
  
  — En affirmant que je suis avec vous depuis deux heures et que nous ne nous sommes pas quittés…
  
  — Oui… Nous ne nous sommes pas quittés.
  
  Il ôta son imperméable.
  
  — Pendez ça quelque part.
  
  Elle le considéra d’un œil critique :
  
  — Mais vos pantalons sont tout trempés. Si vous êtes ici depuis deux heures…
  
  Ils se regardèrent. Elle rougit lentement. Il écarta les bras d’un geste plein de résignation.
  
  — Je crois que c’est la seule solution, hein ? Vous en voyez une autre ?
  
  Elle secoua négativement la tête et lui tourna le dos pour aller fermer la fenêtre et tirer les rideaux. Il commença à se déshabiller. Elle éteignit un lampadaire, ne laissant qu’une petite veilleuse. Il lui donna ses vêtements mouillés qu’elle porta dans la salle de bains. Lorsqu’elle revint, il la prit aux épaules et l’attira doucement contre lui.
  
  — Ils vont probablement fouiller toutes les maisons et il vaudrait mieux que le lit soit chaud quand ils viendront. On ne sait jamais…
  
  Elle baissa la tête et répondit d’une toute petite voix.
  
  — Je veux bien, mais vous allez me promettre d’être très sage.
  
  Elle ne put voir le sourire sarcastique qui retroussait ses lèvres sur sa denture de loup.
  
  — Mais voyons ! C’est bien naturel !
  
  Et il entreprit de l’aider à se dévêtir en pensant que la vie était quelquefois bien amusante. On l’avait arraché des bras d’une rousse pour le lancer dans cette aventure et il finissait cette aventure dans les bras d’une autre rousse. Le cycle était fermé. Il ne restait plus qu’à tirer le rideau.
  
  Ce fut Lauïnia qui allongea son joli bras nu pour éteindre la lampe…
  
  FIN
  
  Janvier 1957
  
  
  
  
  
  1 Lire « O.S.S. 117 franchit le canal », même éditeur.
  
  2 Office of Stratégie Service ». S. R. américain, créé pendant la dernière guerre et remplacé depuis par le « C.I.A. ».
  
  3 Lire « Dernier quart d’heure », « O.S.S. 117 voit rouge » et « Noël pour un espion », chez le même éditeur.
  
  4 « Office of Stratégie Service ». S.R. américain créé pendant la dernière guerre, et remplacé depuis par la « C.I.A. ».
  
  5 « Central Intelligence Agency ».
  
  6 Mais enfin, ne vous frappez pas.
  
  
  
  
  
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