A son entrée dans le bureau, Francis Coplan fut étonné de voir auprès du Vieux un homme qu’il ne connaissait pas.
- Ah, Coplan ! fit son chef avec une jovialité un peu forcée. Je parlais de vous depuis dix minutes. Désormais, je ne serai plus votre seul supérieur direct : voici mon adjoint, le colonel Pontvallain, qui est versé dans notre service après une brillante carrière à la Sécurité Militaire.
La nouvelle était inattendue. Coplan décerna un rapide coup d’œil à l’officier en civil. Ce dernier avait une figure carrée plantée sur un torse puissant. Ses cheveux étaient taillés en brosse, mais un regard limpide et une bouche expressive mettaient de la chaleur dans ce visage rude d’ancien baroudeur.
Pontvallain sourit.
- Ce que j’ai le plus apprécié, c’est le mal qu’on m’a dit de vous, déclara-t-il en avançant une main large ouverte. Quant au bien, il y a belle lurette que je sais à quoi m’en tenir.
Coplan jaugea l’homme et comprit sur-le-champ ce que signifiait sa mutation : dynamique, partisan des méthodes de choc, Pontvallain allait apporter dans la « Maison » une mentalité plus jeune, mieux adaptée à l’époque des fusées et de la guerre subversive.
Le masque réservé de Coplan s’éclaira.
- A vos ordres, mon colonel, répondit-il, et sa poignée de main fut plus qu’une simple marque de politesse.
Le Vieux ricana :
- Ce n’est pas encore la relève, mais ça l’annonce... Enfin, tâchez de faire bon ménage. Au fond, Coplan, vous êtes mieux fait pour vous entendre avec Pontvallain qu’avec moi. Il appartient à la nouvelle école du Renseignement, qui vise des objectifs limités avec des moyens barbares...
Appuyé sur ses coudes, il releva les yeux sur ses deux interlocuteurs.
- Ne souriez pas, bougonna-t-il. Je crois qu’un chapitre est en train de se clore. Finies, la diplomatie de papa, les combinaisons à longue portée. Maintenant, la période pendant laquelle une information est valable devient de plus en plus courte, ce qui conduit à renouveler sans cesse les données, donc à se les procurer plus vite. Mes enfants, voyez où cela vous mènera : vous finirez par n’être plus que des servants d’ordinateurs !
- J’en suis persuadé, approuva Pontvallain. Il ne peut en être autrement, hélas, en un temps où la stratégie est commandée par des machines. Nous finirons même, vous et moi, par être remplacés par des ordinateurs qui trieront, confronteront et collationneront les renseignements. Ces instruments définiront à la fois la politique à suivre et les missions des agents à l’étranger.
Le Vieux haussa les épaules comme pour rejeter en bloc ces sombres perspectives de l’âge électronique, puis il dit à Coplan :
- Dans l’immédiat, je vais encore vous confier une mission de style ancien, à ma manière. Une de vos consœurs risque d’être dépassée par la tâche que je lui avais assignée. J’aimerais que vous restiez dans son ombre, afin d’intervenir immédiatement si le besoin s’en fait sentir.
Coplan fronça les sourcils.
- Y a-t-il péril en la demeure ?
Arborant une mimique dubitative, le Vieux déclara :
- Du péril, non, mais il y a quelque chose dans l’air, et je crains que la demoiselle en question ne soit pas suffisamment armée, sur le plan du métier, pour faire face à toute éventualité. En outre, c’est un cas un peu spécial, auquel j’attache un intérêt personnel pour un motif... disons : psychologique.
Le front de Coplan se rembrunit encore.
- C’est une protégée ? s’enquit-il sans ambages.
- Non, une débutante, rectifia son chef d’un ton uni. Elle n’en est qu’à sa troisième mission. Autant que je vous raconte comment elle est entrée dans le service, sous l’indicatif FT-23.
Il bourra posément sa pipe, l’alluma et reprit :
- Vingt-six ans, jolie, instruite, distinguée, elle était malheureusement vulnérable par un côté. (Il toussota.) Elle n’était pas un glaçon, vous me comprenez ? Je ne la qualifierai pas de nymphomane, entendons-nous ! Mais enfin elle avait du tempérament, ce qui n’était pas dramatique en soi, ou plutôt ne l’aurait pas été si un accident ne s’était produit. Une de ses amourettes avait eu des suites... Des suites qu’elle n’a pu cacher à sa famille. Étant donné le milieu auquel elle appartenait, cet incident a pris la tournure d’une catastrophe.
Le Vieux regarda Coplan d’un air fataliste, puis il continua :
- Il s’est trouvé que je connaissais ces gens. Durs, bourrés de préjugés, à cheval sur les grands principes. Ils ont flanqué leur fille à la porte. Rejetée par les siens, fortement déprimée par l’abandon de son séducteur, nullement préparée à gagner sa vie, elle était prête à glisser sur la mauvaise pente quand je l’ai fait contacter par quelqu’un... Il fallait donner un but à son existence, lui insuffler un idéal. Bref, elle a subi son stage d’instruction avec succès et ses débuts ont été encourageants.
Ces confidences du Vieux, sur le curriculum vitae d’un agent, étaient exceptionnelles. Coplan comprit que son chef s’intéressait à cette jeune femme comme un éducateur soucieux de reconstruire une personnalité détruite par un grand choc affectif.
- Il y a trois ou quatre mois, enchaîna son supérieur, je l’ai placée auprès d’un exilé bulgare vivant à Paris, le comte Stakov. Il est riche, très mondain, mène grande vie, mais certaines réunions qui se tiennent chez lui, ainsi que de fréquents voyages, ont attiré sur lui l’attention de la D.S.T. Exerce-t-il une activité clandestine ? Dans l’affirmative, de quelle nature est-elle ? Voilà les questions qui m’ont été posées, attendu que seule une surveillance de ses agissements à l’étranger pouvait résoudre le problème. En France, on ne trouvait rien à lui reprocher sinon, peut-être, un désir trop évident de poser au joyeux noctambule, insouciant et gaspilleur.
- Et alors ? fit Coplan, dont la curiosité s’éveillait.
- Il s’est avéré que le comte Stakov menait effectivement une double vie : FT-23 m’a transmis un premier rapport indiquant qu’il était affilié à un groupement anti-communiste dont le but était de fomenter des troubles en Bulgarie. Je lui ai alors demandé de fournir des précisions complémentaires sur cette association, dans laquelle nous pouvions avoir intérêt à nous infiltrer...
Les yeux du Vieux allèrent de Coplan à Pontvallain, et il ajouta sur un ton sardonique :
- Car moi, voyez-vous, je fais toujours des placements à longue échéance.
- Si vous sous-entendez par là que je suis adversaire de ces méthodes, vous avez tort, se défendit le colonel. Il faut semer pour récolter, cela va de soi.
- Pourquoi estimez-vous subitement que mon concours est nécessaire ? demanda Coplan. Vous avez là une « antenne » de premier ordre...
Le Vieux se renversa dans son fauteuil et ses mains étreignirent les accoudoirs.
- Oui, mais un élément nouveau a surgi, révéla-t-il. Depuis une huitaine de jours, les inspecteurs de la Sûreté affectés au contrôle de la frontière franco-italienne assistent à un phénomène bizarre : de nombreux sujets bulgares et roumains habitant en France semblent s’être donné le mot pour se rendre en Italie. La fréquence de ces passages est nettement anormale. Or Stakov a participé à cet exode : il est à Venise en ce moment. Et je ne pense pas que ce soit uniquement pour assister au Festival du Cinéma.
- Fort bien, mais qu’attendez-vous de moi, au juste ?
- En raison même de sa position auprès de Stakov, FT-23 n’a pas les coudées franches. Je voudrais que vous m’examiniez cela de l’extérieur, en quelque sorte. Qui Stakov va-t-il rencontrer au-delà des Alpes ? Que signifie ce déplacement concerté de ressortissants balkaniques ? Prélude-t-il à une action dirigée contre le régime de Sofia ? Voilà ce qu’il s’agirait de savoir.
Coplan se pétrit les arcades sourcilières.
- Donc, résuma-t-il, je démarre comme si FT-23 n’existait pas. Aucun contact direct avec elle ?
- Aucun. Ne vous découvrez pas. Néanmoins, au départ, elle vous servira de fil conducteur à son insu. Et vos rapports me permettront de recouper les siens, ce qui est indispensable dans le cas présent, compte tenu de son manque d’expérience.
- A quel hôtel le couple est-il descendu ?
- Je l’ignore. Débrouillez-vous sur place. FT-23 opère actuellement sous le nom d’Irène Texeau. Accessoirement, voyez aussi comment elle se comporte lorsqu’elle peut se croire à l’abri de toute surveillance...
- Gondola, Signor ?
Francis Coplan déclina l’offre d’un signe de tête négatif, franchit d’un pas alerte le petit pont qui enjambait le canal.
Sur le côté gauche de l’église, il enfila une ruelle bordée de boutiques dont les vitrines, remplies de bibelots, de verrerie, de gravures ou d’articles de luxe, accrochaient le regard des visiteurs étrangers.
Au moment où il passait sous l’arcade donnant sur la place Saint-Marc, il entendit les sons joyeux prodigués par l’orchestre du café Quadri. Cette musique légère, un peu insolite dans ce cadre prestigieux, créait une ambiance de fête.
Nimbée de soleil, l’étonnante basilique byzantine resplendissait sur un fond de ciel bleu ; ses ors et ses mosaïques enchâssées dans les dentelles de pierre grise, ainsi que ses coupoles de mosquée, évoquaient plus la splendeur de l’Orient que le sanctuaire chrétien.
A droite, la tour carrée, altière, du campanile en briques roses, portant à son sommet une pyramide vert-de-grisée, contrastait par la dureté de ses lignes avec l’architecture flamboyante de l’église.
C’était l’heure de l’apéritif. Il y avait beaucoup de monde sur la place. Coplan se dirigea vers l’immense terrasse du Café Florian.
Depuis son arrivée à Venise, trois jours plus tôt, il alternait : tantôt le Florian, tantôt le Quadri, tous deux fréquentés assidûment par des gens de cinéma pendant la durée du festival.
Une main s’agita au-dessus des têtes des consommateurs attablés. C’était Bollini, un des jurés de la Biennale. Coplan se fraya un chemin jusqu’à la table de l’italien, un petit homme mince, aux tempes argentées, vêtu avec recherche.
- Bon giorno, salua Bollini. Ça s’est terminé comment, à l’Anthony Club?
Coplan haussa une épaule.
- Comme tous les soirs... Les filles ont ôté leurs chaussures pour danser, quelques robes ont craqué au bon endroit, au bon moment. Toujours près d’un reporter armé d’un flash.
Son interlocuteur sourit. Il tapota sa grosse chevalière contre le rebord de son verre presque vide.
- Scotch ? Vermouth ?
- Cinzano blanc.
En tournant la tête pour intercepter un garçon, Bollini aperçut une de ses relations, lui dédia un petit signe de connivence.
- Norman Kaldix, des Distributeurs Associés, confia-t-il ensuite à Coplan. Vous devriez peut-être le connaître ?
- Sûrement. A l’occasion, présentez-moi.
Bollini passa la commande. A un mètre de Coplan, une jeune femme blonde qui lui tournait le dos exhibait des épaules dorées d’une rondeur exquise, émergeant d’un large décolleté bateau.
Coplan détacha les yeux de cette peau satinée, préleva une cigarette dans son étui.
Posant ses coudes sur la table, Bollini se rapprocha.
- Dites-moi, Signor Regnier, ce groupe que vous représentez, où va-t-il trouver des capitaux ?
Francis afficha un air absent.
- « Euro-Consortium » est en voie de formation, laissa-t-il tomber à mi-voix. Je n’ai pas le droit de vous révéler le dessous des cartes. Mais sachez que ce qu’il y a derrière est très gros.
Inspiré, il répéta :
- Très gros.
Dans un milieu où l’on jonglait avec des centaines de millions sans préciser s’il s’agissait de lires, de francs ou de dollars, cette réserve était plus impressionnante qu’un chiffre, si fabuleux fût-il.
Hautement intéressé, Bollini glissa :
- Subventions d’État ou intérêts privés ?
- Privés, assura Francis. Étant donné la crise actuelle du cinéma, les plus grandes firmes battent de l’aile dans la plupart des pays d’Europe. Pour qui a des disponibilités, c’est le moment de racheter.
Les lèvres plissées, Bollini approuva. L’avenir de l’industrie du film était probablement dans une vaste concentration de moyens techniques et financiers, à l’échelle du continent.
- Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je vous mette en rapport avec un des magnats de la production italienne ? s’enquit Bollini.
- Absolument aucun. Bien au contraire.
L’Euro-Consortium n’existait que dans l’esprit de Coplan, mais c’était une couverture excellente pour s’infiltrer dans les clans du festival.
Le garçon apporta un whisky à l’eau et un vermouth blanc.
- Venez au Lido cet après-midi, suggéra Bollini, alléché par les perspectives que le Français avait fait miroiter. Après la présentation des films, nous dînerons avec ce producteur.
- D’accord.
Les deux Maures de la Tour de l’Horloge se mirent à battre les douze coups de midi. Les visages des touristes assemblés sur la place se tournèrent vers les automates tandis que résonnait la voix de bronze, couvrant de ses graves sonorités la musique et le brouhaha des conversations.
Lorsque les derniers échos s’éteignirent, Francis enchaîna :
- Je n’assisterai pas à toutes les projections, j’arriverai vers la fin. Au fait, quand doit passer le film bulgare ?
Bollini consulta le programme de la Mostra.
- Après-demain soir, signala-t-il. Vous envisageriez aussi de conclure des marchés avec l’Est ?
- Pas dans l’immédiat, mais plus tard, qui sait ?
Le dialogue, alimenté par les derniers potins, se prolongea une dizaine de minutes, puis Coplan prétexta un rendez-vous pour s’esquiver.
Contournant le campanile, il traversa l’esplanade parallèlement au Palais des Doges et descendit vers les embarcadères.
La lumière était éblouissante. Les eaux de la lagune scintillaient et l’île San Giorgio apparaissait comme un mirage posé sur leur surface.
Au passage, les yeux de Coplan errèrent sur les consommatrices qui, assises aux tables en bordure de la Piazzetta, contemplaient l’incessant trafic des vaporetti et des gondoles. Il discerna pas mal de jolies filles, sauf celle qu’il cherchait.
Au bout de la colonnade du Palais ducal, des dizaines d’amateurs de souvenirs jouaient des coudes pour photographier le Pont des Soupirs, et tandis que Coplan fendait les groupes, il tomba nez à nez avec Phil Raine.
- Hey ! fit l’Américain. C’est une balade que vous faites ou une partie de rugby ?
- Je cingle vers la Terre Promise, le bistrot, là-bas... Vous n’avez pas soif ?
Raine était un vague délégué des United Artists, l’unique société américaine qui eût un film dans la compétition.
- J’ai toujours soif, déclara-t-il avec amertume. Et je ne tiendrai peut-être pas le coup jusqu’au Quadri.
- Alors, demi-tour et accompagnez-moi, dit Francis en le prenant par le coude. Vous débarquez du Lido ?
- Ouais, dit Raine. Je dois justifier ma note de frais. Mais j’ai mal aux mâchoires tellement j’ai bâillé : ce que j’ai vu ce matin ne cassait rien, sauf les pieds.
Ils déambulèrent de conserve le long du quai, les mains dans les poches.
- Monika Drake s’est fait virer des salons du casino, la nuit dernière, confia Raine alors qu’ils passaient devant la façade rouge ocre du Daniéli. Personne ne sait comment elle a pu entrer avec un scooter. Elle a exécuté un petit rodéo avant qu’on parvienne à la maîtriser.
- Pas mal, jugea Coplan. Deux cent cinquante journaux vont sûrement raconter l’histoire.
- Maintenant, au moins, elle est tranquille : on remarquera qu’elle joue un bout de rôle dans l'Enfer du Vice, ricana Raine. Son avenir est assuré, contrats ou pas.
Les deux hommes parvinrent à s’installer à une table du bar situé près du poste d’amarrage des remorqueurs. Lorsque les boissons furent servies, Coplan reprit :
- Vous qui êtes un Bottin vivant, vous n’avez pas rencontré le comte Stakov, par hasard, au cours de vos équipées nocturnes ?
- Vous voulez dire Todor, le play-boy ? s’enquit Raine.
- Oui, si vous préférez.
- Il dînait hier soir au Lotito.
- Vous ne savez pas à quel hôtel il est descendu ?
- Non. Au fond, que fait-il dans le cinéma, ce type ?
- Rien. Mais le milieu lui plaît. Il est à toutes les manifestations internationales du Septième Art : Cannes, Punta del Este, Hollywood...
- Si on n’a pas l’excuse d’un job bien payé, il faut être complètement sonné pour fréquenter cette maffia, maugréa Raine.
Il jeta un coup d’œil oblique à son compagnon.
- Vous songez à l’embarquer dans votre business ?
- Pas question, rétorqua Francis en riant. C’est pour une tout autre raison que j’aimerais le voir Est-il toujours avec la même fille ?
- Laquelle ?
- Une Française, blonde. La ligne actuelle : jambes longues, hanches étroites, des yeux immenses et une bouche triste.
Raine médita.
- Oui, celle d’hier soir entrait dans cette catégorie, estima-t-il. Mince à faire peur et le soutien-gorge bien garni. Expliquez-moi comment elles font...
Ils burent tous deux.
- Où comptiez-vous déjeuner ? demanda l’Américain.
- Dans une des trattoria du Pont du Rialto.
Raine fit la grimace.
- Trop loin. Je dois être au Palais du festival à deux heures et demie.