Dans son modeste bureau de l’ambassade de France, au Caire, Hervé Cornilon terminait la rédaction d’un rapport concernant la vente de matériel aéronautique au gouvernement égyptien.
C’était un travail délicat, compliqué, bourré de chiffres et de références, où figuraient les offres de la concurrence. Ce marché très important faisait l’objet d’une rivalité impitoyable entre les constructeurs français, américains et russes.
En ce début du mois d’août, il faisait une chaleur épouvantable au Caire. Plus de 35 degrés à l’ombre ! Cornilon avait tombé la veste mais il avait conservé sa cravate : le standing d’un diplomate a ses exigences. Sa chemise blanche montrait des traces de transpiration autour des aisselles et dans le dos.
Il se leva pour se détendre un moment, marcha vers la fenêtre, d’où il contempla distraitement les eaux limoneuses du Nil. Le fleuve boueux faisait penser à une coulée de lave. Sur l’autre rive, quelques courageux touristes sortaient du Palais Manyal et, en débouchant de l’ombre fraîche du musée, marquaient un temps d’arrêt, assommés par cette fournaise qui leur tombait dessus.
Cornilon regarda sa montre. Elle marquait 18 heures 20.
Dans trois quarts d’heure, Nizam s’amènerait avec ses suggestions pour la soirée. Ragaillardi par cette perspective, l’attaché commercial retourna à sa table de travail et se remit courageusement au boulot.
Il attendait beaucoup de la sortie de ce soir.
A l’exception des réceptions diplomatiques auxquelles il devait assister par devoir professionnel, il ne sortait pour ainsi dire jamais. Depuis bientôt sept mois qu’il était en poste en Égypte, il ne s’était fait aucun ami. Et s’il avait participé à un circuit touristique à travers le pays, c’était encore par obligation, pour accompagner un vieil industriel français qui n’osait pas se déplacer tout seul.
A vrai dire, les monuments historiques l’ennuyaient, les musées lui donnaient envie de dormir, les sites légendaires lui cassaient les pieds. Comment pouvait-on se pencher sur les reliques qui avaient trente siècles d’âge sans éprouver un cafard terrible ? La fuite inexorable du temps, la succession des générations, la disparition des civilisations, tout cela puait la mort à dix lieues à la ronde. La vie est bien trop courte pour qu’on la gaspille à ruminer le passé.
En fait, pensa Cornilon, les choses pourraient changer. Je me suis peut-être fait un ami dans cette ville : Hussein Nizam. Un garçon vraiment sympathique. Au cours d’une conversation récente, ils avaient ressenti naître une confiance réciproque, amicale, dénuée d’arrières-pensées.
Hussein Nizam était l’un des chauffeurs auxiliaires de l’ambassade. gé d’une trentaine d’années, grand et solide, il avait hérité de ses origines paysannes une franchise un peu rude mais courtoise. Il parlait le français presque couramment et il connaissait parfaitement le Caire. De plus, il était heureux. Célibataire, il avait toutes les femmes qu’il voulait. Son visage ouvert et viril, sa moustache conquérante, sa prestance physique et ses yeux de velours, peu de femmes y résistaient.
Mais la qualité principale de Hussein Nizam, c’était son absence de préjugés. Tant sur le plan moral que sur le plan religieux, il admettait toutes les convictions, toutes les opinions. Et, chose rarissime, il n’était pas raciste. Il avait combattu les Juifs comme soldat de son pays mais il leur reconnaissait beaucoup de qualités. Bref, un type assez exceptionnel.
A 19 heures moins cinq, Cornilon mit le point final à son rapport. Il le relut avec attention, se sentit satisfait. Les grosses légumes de Paris seraient sûrement satisfaites, elles aussi. En tout cas, elles sauraient à quoi s’en tenir.
Il alla porter le dossier au secrétariat. Lundi matin, le premier attaché commercial s’occuperait de la suite : vérifications, photocopies, transmission par la valise.
Hussein Nizam arriva un peu après sept heures.
- Je suis en retard, s’excusa-t-il, mais je pense que vous ne m’en voudrez pas. Je vous ai préparé une soirée qui vous fera plaisir, du moins je l’espère.
- Je l’espère aussi, acquiesça Cornilon, rieur. Alors, de quoi s’agit-il ?
- Cette fois-ci, je crois que j’ai trouvé la perle des perles. Douze ans, joli comme un ange, très bien éduqué, tendre comme un agneau.
Une lueur brilla dans les yeux gris de l’attaché commercial.
- Qui s’occupe de lui ? questionna-t-il.
- Ibrahim Mokkal.
- Ce vieux gredin ? Tu es retourné le voir ?
- Nous nous sommes expliqués, lui et moi. L’histoire de l’autre fois, c’était un malentendu. Il n’avait pas compris ce que je voulais.
- Ce type ne m’inspire aucune confiance, grommela le Français, déçu et contrarié.
- N’ayez pas peur, cette fois-ci vous serez content, je vous le promets. J’ai vu le garçon. Si j’avais les mêmes goûts que vous, je me serais laissé tenter. Ce petit Abdel est délicieux.
Les réticences de Cornilon fondaient comme beurre au soleil. Il demanda à mi-voix :
- Pas d’ennuis à redouter ?
- Mokkal m’a montré l’autorisation écrite du père.
- Dans ce cas, je veux bien tenter l’expérience.
- Ce sera évidemment plus cher que l’autre fois.
- Aucune importance. Tu connais mon principe : si la marchandise est de bonne qualité, je ne discute pas les prix.
- De toute façon, j’ai pris mes précautions. Si vous changez d’avis au dernier moment, vous pourrez vous en aller sans rien payer. Mais cela m’étonnerait.
- Bon, nous verrons cela sur place. Tu me conduis chez moi, je prends ma douche et nous filons là-bas.
Ainsi fut fait.
Ibrahim Mokkal habitait à El Helmia, dans une des ruelles qui forment un labyrinthe au pied de la citadelle, dans un quartier populeux de la vieille ville. Cornilon, assez déprimé par l’aspect grouillant et miséreux de l’endroit, se sentit un peu soulagé lorsqu’il eut franchi le portail de la demeure du proxénète. Là, au moins, régnaient le calme et la propreté.
Ibrahim Mokkal, enveloppé dans sa djellaba blanche, accueillit le diplomate français avec son habituelle politesse obséquieuse. Son faciès de vieux pirate - front ridé, joues boucanées, courte barbe poivre et sel, lèvres mouillées - était tout miel.
- Je suis très honoré, votre excellence, baragouina-t-il en mauvais français. Je désire effacer le mauvais souvenir de votre dernière visite.
Cornilon se contenta d’opiner et suivit le vieux forban qui le guida vers une petite chambre située au fond du logis.
C’était déjà mieux que l’autre fois. Cette pièce-ci, plus intime, plus arabe, ne comportait aucun meuble occidental. Une large couche à même le sol, des tapis, des poufs, une table basse, un coffre en bois.
L’Égyptien désigna un des coussins.
- Si votre excellence daigne prendre place...
Il tapa dans ses mains et, comme par magie,
une jeune femme en robe de soie blanche, le visage voilé à l’ancienne, apparut avec un plateau de cuivre ciselé portant une tasse de porcelaine, une théière fumante, une serviette de papier.
Elle déposa le plateau sur la table basse, se retira sans un regard pour le visiteur.
Mokkal servit lui-même le thé à la menthe Puis, d’une voix doucereuse :
- Hussein Nizam vous a parlé des conditions, je crois ?
- Oui, je suis d’accord. Vous réglerez cela avec lui. Mais je voudrais voir d’abord ce vous me proposez.
- Tout de suite, acquiesça l’Égyptien avec empressement. Je vais le chercher.
Il quitta la chambre, revint quelques instants plus tard en compagnie d’un jeune garçon vêtu d’une simple gandoura blanche en coton léger. Plutôt grand pour son âge, le crâne tondu, l’adolescent arborait un sourire teinté de réserve.
Mokkal murmura en guise de présentation :
- Voici Abdel, pour vous servir, Excellence.
Cornilon eut un éblouissement. Ce gamin était beau comme un rêve. Son visage lisse et pur, ses grands yeux de biche, ses lèvres rouges au dessin plein de finesse, ses jolies mains encore enfantines, quel morceau de roi !
- C’est bien, dit le Français au vieux proxénète. Tu peux nous laisser. Arrange-toi avec Nizam.
Ibrahim Mokkal s’inclina et disparut.
Le jeune Abdel s’approcha de Cornilon, lui caressa la joue d’un geste déjà affectueux, lui montra la tasse de thé et dit en souriant :
- You drink.
Il prit la tasse de thé, la présenta au Français.
Cornilon but à petites gorgées le breuvage chaud et sucré. Tout en dévorant des yeux l’adolescent.
Celui-ci, avec une douceur féline, se déhancha pour s’asseoir sur un des genoux de Cornilon. Et, de ses doigts agiles, il dénoua la cravate du Français, la jeta sur le tapis.
Cornilon, subjugué, vida sa tasse, la redéposa, glissa une main impatiente sous la gandoura du jeune garçon. Au contact de cette peau satinée comme une peau de pêche, il ressentit un émoi violent qui empourpra ses joues.
Abdel murmura en montrant la théière :
- More tea ?
- Non, merci. Tu ne parles que l’anglais ?
- Very little, dit le gamin, rieur.
Puis, se levant d’un mouvement souple, il prit la main de Cornilon.
- Come, chuchota-t-il, engageant.
Il conduisit l’attaché-commercial jusqu’à la couche, lui fit comprendre qu’il devait s’allonger, lui installa un coussin sous la tête. La main avide de Cornilon palpait avec gourmandise le corps svelte du garçon.
Avec une gentillesse désarmante, Abdel se déroba de nouveau et murmura :
- Wait.
Il entreprit alors, avec une dextérité surprenante, de dévêtir le Français. Pour déboutonner la chemise, puis le pantalon, les jolis doigts de l’adolescent avaient une vélocité presque féminine.
Cornilon était grand, plutôt lourd, un peu adipeux même. La vie sédentaire, l’horreur des exercices physiques et des bains de soleil donnaient à sa chair une pâleur un peu maladive, une consistance lâche. A quarante-deux ans, il avait l’air d’un énorme bébé qui a toujours vécu emmailloté.
Abdel souffla :
- One minute, please.
Il se redressa, quitta la chambre.
Cornilon, étendu sur la couche, ferma un instant les yeux. Il nageait déjà dans une béatitude indicible. Rien qu’à l’idée d’avoir à sa merci pour toute la soirée cet enfant merveilleux, son cœur débordait de bonheur.
Y a-t-il vraiment des rêves qui se matérialisent, qui se réalisent ? se demanda-t-il, vaguement incrédule encore.
Abdel revint. Il portait un autre plateau en cuivre ciselé sur lequel se trouvaient des pots d’onguents, un brûle-parfum en argent, des kleenex et un petit récipient en faïence blanche.
Il déposa le plateau près du lit, tendit à Cornilon un papier plié en quatre.
- For you, dit-il en tendant le papier.
Cornilon prit connaissance du message.
« Mokkal m’annonce que vous êtes d’accord et que vous restez. Je reviendrai vous chercher aux environs de minuit. Bon amusement. Hussein »
Cornilon laissa tomber le feuillet, que le jeune Égyptien ramassa pour le glisser dans une des poches du pantalon du Français.
Ensuite, avec des gestes de vestale antique et toujours ce sourire d’ange qui magnifiait la pureté de ses traits, il alluma le brûle-parfum.
Cornilon, agacé par ce rituel, prononça :
- Come, Abdel.
Abdel s’agenouilla près de ce grand corps flasque étalé sur le drap blanc, promena le bout des doigts de sa main gauche sur les lèvres du Français, le gratifia de sa main droite d’une caresse aérienne sur la face interne des cuisses.
Électrisé par ces attouchements, Cornilon glissa de nouveau une main fervente sous la chemise de l’adolescent et se mit à palper ce torse tiède, lisse, à la fois tendre et dur.
Abdel constata alors que son client réagissait plus vite que prévu.
- You quick, dit-il en souriant.
Quand la tension de sa chair s’apaisa, Cornilon resta inerte mais ses yeux ouverts admiraient la beauté de l’adolescent qui lui souriait.
Abdel demanda à mi-voix, affectueux :
- Good ?
- Extra, soupira Cornilon, alangui de béatitude.
Abdel se leva, entreprit de faire la toilette intime de son partenaire au moyen de mouchoirs en papier, de crèmes parfumées, d’eau de rose tiède, le tout avec des gestes empreints d’onction et de respect.
Cornilon se laissait faire. L’odeur d’encens qui montait du brûle-parfum augmentait son bien-être et lui confirmait qu’il planait dans une sorte de nirvâna oriental situé au-delà des réalités du monde.
Discrètement, le jeune garçon s’allongea contre le Français et recommença à le caresser. Sans hâte mais avec une science indéniable, il flatta d’un continuel effleurement la chair molle de l’adulte, explorant sans en avoir l’air les zones érogènes de son amant occasionnel, percevant ses réactions, entretenant le feu sacré tout en permettant aux mécanismes virils de récupérer.
Du grand art, pensa confusément Cornilon. Des traditions amoureuses qui doivent remonter aux temps des pharaons ; des pratiques adorables, exemptes de nos stupides tabous occidentaux.
Les agissements de l’adolescent ne tardèrent pas à produire leurs effets. Le désir se rallumait dans les artères du Français.
Il était près de minuit lorsque Cornilon retrouva Hussein Nizam dans un des petits salons d’attente de la demeure de Mokkal.
- Heureusement que vous êtes patient, mon cher Hussein, plaisanta le Français.
- Si j’en crois Mokkal, vous êtes satisfait, cette fois-ci ?
- Comblé.
- Mokkal m’assure que vous avez retenu le jeune Abdel pour samedi prochain, est-ce vrai ?
- Oui. Cet enfant est tout simplement merveilleux.
- Eh bien, tant mieux. Je vous reconduis chez vous ?
- Oui, naturellement. Je crois que je vais bien dormir. J’espère que vous n’êtes pas resté dans ce salon depuis notre arrivée ?
- Non, que diable ! s’exclama Nizam, enjoué. Je n’ai pas perdu ma soirée, moi non plus. J’ai une amie dans les environs qui vaut bien Abdel, croyez-moi.
- Je vous abandonne toutes les pucelles d’Égypte pour mon jeune ami, renvoya Cornilon.
- Je ne suis pas porté sur les pucelles, assura Hussein. Mon expérience des femmes m’a enseigné une chose intéressante, et c’est bien dommage que vos penchants particuliers vous empêchent de profiter de mes conseils. De toutes les femmes, ce sont les jeunes épouses insatisfaites qui baisent le mieux. Quand elles se décident à prendre un amant, bien entendu.
- C’est du propre, fit Cornilon, scandalisé. A votre place, j’aurais honte. Semer la discorde dans les ménages, c’est un péché très grave.
Il ajouta sans rire :
- Voilà au moins un reproche qu’on ne pourra jamais me faire.
- En effet, reconnut Nizam en riant.
Ils débouchèrent dans la ruelle étroite. Une obscurité dense effaçait les porches des masures. L’endroit paraissait désert, mais il ne l’était pas vraiment. De mystérieuses silhouettes hantaient la nuit et des ombres indistinctes rasaient les murs en silence. Dans un quartier surpeuplé comme celui-ci, la vie ne s’arrêtait jamais complètement.
Nizam chuchota :
- J’ai laissé ma voiture au coin d’El Kalaa. Ces petites rues ne sont pas très sûres après la tombée du jour. Des chapardeurs vous piquent vos phares et vos essuie-glaces en moins de deux, ni vus ni connus.
- Un peu de marche ne me fera pas de tort, acquiesça le Français. J’aime là fraîcheur de la nuit.
- Si je comprends bien, reprit l’Égyptien, vous en avez eu pour votre argent, ce soir ?