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Coplan traque le renard

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Un ciel plat, sans étoiles et sans nuages, couvrait Moscou en cette nuit de juillet. Pas un souffle de vent ne balayait la Perspective Koutouzov, déserte, ensevelie dans un lourd silence.
  
  De la lumière ne filtrait que de deux ou trois fenêtres d'un seul immeuble de cette longue enfilade d'édifices modernes. Haut de huit étages, il était également le seul devant lequel stationnaient quelques voitures.
  
  L'inspecteur Alexis Orlov, fatigué d'être resté longtemps immobile dans une encoignure, résolut de se dégourdir les jambes. Agé de 45 ans, consciencieux mais blasé, il supportait de plus en plus mal ces interminables veilles nocturnes. Il effleura d'un regard fatigué la façade grise derrière laquelle quelques locataires s'obstinaient, Dieu sait pourquoi, à ne pas se mettre au lit, puis il se mit à déambuler dans l'avenue.
  
  Les épaules basses, ses mains enfoncées dans les poches de son pantalon, il avait presque l'impression, en se promenant, d'avoir commis un délit. Son métier le contraignait à passer inaperçu, et le fait de se déplacer en terrain découvert, tout seul, visible, altérait son confort moral. Le complexait.
  
  Il lui déplaisait qu'on pût le surveiller, alors que sa tâche était de surveiller les autres. Aussi ne pouvait-il s'abstenir, en avançant, de lancer des coups d’œil furtifs aux maisons anonymes pour s'assurer qu'on ne l'épiait pas.
  
  Au bout d'une centaine de mètres, il fit brusquement demi-tour. Trop brusquement. Si loin que sa vue pût porter, il n'y avait personne..
  
  Orlov était à peu près sûr que tous les occupants de l'immeuble dont il guettait les abords étaient rentrés à présent, et que d'éventuels visiteurs n'en sortiraient pas avant l'aube. L'édifice, d'apparence des plus respectables, avait pourtant une assez fâcheuse réputation.
  
  « Des privilégiés », songeait l'inspecteur avec une ironie qui n'était pas dénuée d'un soupçon de malveillance. Ces gens-là pouvaient se procurer des tas de choses qui restaient inaccessibles au commun des citoyens soviétiques, vivre en marge des difficultés quotidiennes, s'offrir des plaisirs rares. Bien que, la plupart du temps, ils ne fussent à Moscou que pour venir quémander une aide, en fonds ou en armes. Ou pour entretenir avec les dirigeants des rapports empreints d'hypocrisie, déguisant leur aversion pour le communisme
  
  Orlov, marchant sur le trottoir opposé, vit que trois fenêtres restaient toujours éclairées. Il se perdit en supputations sur ce que pouvaient encore faire ces étrangers à une heure pareille. Travailler ? Il en doutait fortement. Plus d'un était déjà ivre quand il revenait chez lui.
  
  Tout à son soliloque, le policier poursuivit son chemin. Il allait atteindre le point extrême de sa navette quand il perçut un bruit étrange : un coup sourd, sinistre et définitif, qui le fit se retourner d'un bloc avec une sensation nauséeuse.
  
  D'emblée, son regard capta une forme blanche allongée sur le trottoir, près du caniveau, devant l'immeuble dont il assumait la surveillance.
  
  Son sang ne fit qu'un tour. La nuque subitement moite, il s'élança au galop vers la silhouette laiteuse qui gisait de l'autre côté de l'avenue, mais il ne négligea pas pour autant de parcourir rapidement des yeux toutes les fenêtres de la maison ; une seule d'entre elles était ouverte.
  
  Parvenu près de la femme entièrement nue qui venait de s'écraser à l'aplomb de cette croisée, Orlov eut la gorge serrée. Le corps admirable de la malheureuse semblait intact, à première vue. Étalée sur le dos, les bras en croix, les paupières à demi relevées sur des yeux révulsés, elle ne paraissait souffrir d'aucune fracture. Et pourtant, elle était morte, tuée sur le coup. Une fille jeune, aux courts cheveux noirs, aux traits légèrement mongoloïdes.
  
  L'inspecteur mit quelques secondes à surmonter son désarroi. Il avait des consignes précises, mais le plus urgent n'était-il pas de faire enlever ce cadavre ? Le silence conservait une densité surprenante.
  
  Accident ou suicide, le drame ne semblait soulever aucune émotion dans l'immeuble. Pourtant, le bruit affreusement insolite avait été suffisamment audible pour éveiller la curiosité.
  
  Préférant s'en tenir aux instructions, Orlov se redressa et gagna l'entrée de l'édifice. La porte n'était jamais fermée à clé. Il pénétra dans le couloir, appuya sur le bouton de la minuterie, décrocha le combiné du téléphone attaché au mur du couloir, forma fébrilement un numéro.
  
  La réponse fut instantanée.
  
  - Ici, Orlov, chuchota-t-il. Au 15 de la Perspective Koutouzov. Envoyez tout de suite une escouade. Il s'est passé quelque chose qui risque de provoquer un scandale. Faites vite.
  
  - On vient, promit son correspondant, laconique.
  
  L'inspecteur, après avoir coupé la communication, resta un instant immobile, l'oreille tendue, le souffle un peu oppressé. Un calme total continuait de régner.
  
  Orlov ressortit, regarda de part et d'autre avant d'aller se pencher derechef sur le corps de la jeune femme. Une tache de sang commençait à s'élargir sous sa nuque. Fracture du crâne, évidemment.
  
  Si Orlov n'avait appris à maîtriser ses impulsions, il aurait passé une main caressante sur les seins de la belle inconnue, tant leur forme était parfaite. Cédant plutôt à son apitoiement, il se débarrassa de sa veste pour en couvrir le haut des cuisses et le buste de la morte.
  
  Il releva la tête car une fenêtre s'ouvrait. La tête et les épaules d'un homme en pyjama s'inclinèrent vers le bas, puis une voix enrouée lança :
  
  - Hé ! Que faites-vous là ? (Puis, avec stupeur.) Que... Qu'est-il arrivé ?
  
  - Ne vous en préoccupez pas, rentrez chez vous ! rétorqua l'inspecteur d'un ton rude. Je suis de la police.
  
  Mais le locataire, éberlué, continuait de fixer le corps étendu.
  
  - Un accident ? s'enquit. Faut-il appeler une ambulance ?
  
  - C'est déjà fait. Ne vous en mêlez pas.
  
  Leurs voix, bien que contenues, résonnaient étrangement dans la nuit. Une autre fenêtre s'éclaira, puis une autre encore.
  
  Orlov sentait monter en lui une impatience grandissante. Les chances d'étouffer l'affaire devenaient plus ténues à mesure que les minutes passaient. Il se demanda s'il ne valait pas mieux transporter le corps dans le couloir de l'immeuble, pour le soustraire à la curiosité des voisins. Mais peut-être le lui reprocherait-on ultérieurement.
  
  Son indécision s'estompa car les feux d'une voiture surgissaient à l'angle d'une voie transversale, fonçaient vers lui.
  
  La limousine noire s'arrêta pile devant l'entrée du 15, et plusieurs hommes en jaillirent par les quatre portières. L'un d'eux, tête nue et vêtu d'un long imperméable de teinte sombre, hocha la tête en apercevant la jeune femme couchée sur le trottoir. Il dit à Orlov :
  
  - D'où est-elle tombée ?
  
  - Du sixième étage, je crois. C'était la seule fenêtre ouverte à ce moment-là.
  
  L'homme à l'imper, renfrogné, distribua des instructions en désignant d'un regard acéré ceux auxquels il s'adressait :
  
  - Embarquez-la dans la voiture... Restez devant la porte, à l'intérieur, et empêchez quiconque de sortir... Vous, récupérez votre veste et accompagnez-moi là-haut.
  
  Puis, à tous, il intima :
  
  - Défense de répondre aux questions des locataires, vous m'entendez ?
  
  Ses subordonnés opinèrent. C'étaient des individus au gabarit impressionnant et au faciès prolétarien qu'on eût dit taillé dans du hêtre. Ils s'ébranlèrent silencieusement.
  
  Avant de monter à l'étage, le chef de l'escouade décrocha le téléphone du couloir et forma un numéro composé d'un seul chiffre.
  
  - AKZ 23, s'annonça-t-il. Coupez toutes les lignes de l'immeuble jusqu'à 7 heures du matin. Sauf moi, personne ne doit avoir de communications avec l'extérieur. Compris ?
  
  Ayant reçu un acquiescement d'une promptitude toute militaire, il fit un signe à Orlov et à deux de ses hommes. Ensemble, ils se dirigèrent vers l'ascenseur.
  
  Une vingtaine de minutes plus tard, alors que les occupants de la maison tenaient aux divers étages de discrets conciliabules malgré les injonctions des policiers, le groupe de ceux-ci ressortit.
  
  Il emmenait deux personnages de bonne mine, élégants, qui affichaient une expression extrêmement soucieuse. Les locataires qui eurent l'occasion de les entrevoir partagèrent l'opinion que ces quidams se trouvaient en état d'arrestation bien qu'on ne leur eût pas mis des menottes.
  
  Les bavardages de palier se poursuivirent longtemps après leur départ. Par bribes, et en diverses langues, des informations s'échangèrent mais, si elles permirent d'élaborer des hypothèses sur la fin de la jeune femme aux traits eurasiens, elles ne purent donner à personne une notion exacte des circonstances du drame.
  
  Dans cette maison habitaient, pour des durées variables, des gens de races et de nationalités différentes. Ils avaient entre eux des relations courtoises, parfois amicales.
  
  Un Belge, nommé Verbist, logeait au 6e, dans un appartement proche de celui d'où la fille s'était jetée dans la rue. Lorsqu'il eut refermé sur lui la porte du petit hall d'entrée, il se gratta pensivement la joue.
  
  Cette histoire ne le regardait en aucune manière, bien sûr. Mais enfin, la solidarité, ça existe. Ça devrait exister. Tomber dans les mains de la police soviétique est une épreuve dont l'issue est toujours aléatoire.
  
  Verbist avait un cœur généreux et un sens très strict des devoirs qu'impose l'amitié. Aussi ne tarda-t-il pas à prendre une décision qui allait à l'encontre de sa prudence native, se disant avec un rien d'acrimonie que si lui n'agissait pas, aucun autre locataire ne le ferait. Il le connaissait, ce monde d'égoïstes à la parole facile et à l'humanitarisme de surface.
  
  Il resserra la ceinture de la robe de chambre qu'il avait enfilée un quart d'heure auparavant et gagna son cabinet de travail. Assis d'une fesse sur le coin de son bureau, il s'empara du téléphone dans l'intention d'appeler l'ambassade de France.
  
  Pas de tonalité.
  
  Comme par hasard.
  
  Verbist raccrocha, philosophe, puisa une cigarette dans un paquet ouvert. Tant pis. Il se rendrait le lendemain, à la première heure, à l'ambassade de la nation amie.
  
  Réflexion faite, c'était encore préférable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - C'est ici que l'histoire se corse, annonça le Vieux en se renversant dans son fauteuil. L'ambassade n'avait jamais entendu parler du type cité par ce brave Belge appelé Verbist !
  
  Francis Coplan, les mains jointes, continua de se tourner les pouces tout en posant sur son chef un regard à peine intéressé. Le teint encore recuit par le soleil d'Afrique, ses prunelles grises rendues plus bleues par contraste, il avait l'air d'être là en simple visiteur. Pire : en vacancier. Son polo léger à col ouvert et manches courtes, la montre de plongée sous-marine à son poignet, son pantalon clair et ses chaussures de toile eussent été parfaits dans le décor d'une plage du Midi.
  
  Le Vieux désapprouvait ce genre de tenue. Mais qu'y faire ? Ils devenaient tous comme ça, dans le Service. Le style nouvelle vague, décontracté à l'excès, un peu pop sur les bords.
  
  - Vous me suivez ? s'informa le Vieux, le menton sur la poitrine et les yeux vifs derrière ses lunettes.
  
  - Oui, oui, parfaitement, dit Francis. Et alors, qu'a fait l'ambassade ?
  
  - Elle a demandé des explications aux autorités soviétiques, cela va de soi. L'homme étant, jusqu'à preuve du contraire, un ressortissant français, il était normal qu'elle s'inquiétât de son sort. Les Russes ont répondu que l'intéressé avait été expulsé le lendemain de l'accident, qu'ils l'avaient mis dans un avion partant pour Zurich et, pour le reste, ils ont opposé un mutisme total.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Vous n'allez pas me dire, j'espère, que ce gars-là faisait partie de la maison ? prononça-t-il avec un vague sourire.
  
  - Non. Mais je regrette presque que ce ne soit pas le cas. Vous allez voir pourquoi.
  
  Le Vieux changea de nouveau de position. Il saisit un stylo bille et dessina un petit cercle au centre d'une feuille de papier machine tout en reprenant :
  
  - Voilà donc un personnage qui loge dans un édifice exclusivement réservé aux agents diplomatiques en mission à Moscou, et qui n'est pas recensé aux Affaires étrangères. Il reçoit chez lui, tardivement, un individu dont les Russes refusent de dévoiler l'identité, et une jeune femme prénommée Liouba, connue par plusieurs attachés comme étant une « call girl » de haute classe se tenant à la disposition des diplomates célibataires ou esseulés...
  
  Il précisa, entre parenthèses :
  
  - Un poste officiel, en quelque sorte. Bref, la soirée tourne mal et la demoiselle, dont la pudeur ne doit pas être la qualité dominante, termine sa carrière en sautant par la fenêtre. Entièrement nue, je vous le rappelle.
  
  Il avait dessiné deux autres petits cercles qui, avec le premier, marquaient les sommets d'un triangle équilatéral.
  
  - Je comprends, poursuivit-il, que les Russes aient voulu éviter toute publicité à ce regrettable incident, mais je serais tout de même curieux de savoir ce qui s'est passé. D'autant plus...
  
  Il releva son regard légèrement sarcastique vers Coplan et articula :
  
  - D'autant plus que ce Luc Sevran n'appartient pas davantage aux Services Spéciaux, ni au Parti Communiste français.
  
  Coplan montra par une mimique empreinte de scepticisme qu'il ne tenait pas cette affirmation pour irrécusable. Il objecta :
  
  - Ce ne serait pas la première fois qu'on renie un bonhomme qui a eu le tort de se faire remarquer.
  
  Son chef secoua la tête.
  
  - Il y a déjà une huitaine de jours que les Renseignements Généraux et la D.S.T. sont en piste pour établir le pedigree de ce mystérieux voyageur, révéla-t-il. Ils ont recueilli sur lui un certain nombre d'indications valables, mais aucune qui puisse expliquer pourquoi les Russes l'ont reçu avec les honneurs habituellement réservés aux seuls membres accrédités du corps diplomatique.
  
  Le visage viril de Coplan exprima pour la première fois un semblant d'intérêt. Lentement, il tira de sa poche un paquet de Gitanes.
  
  - Sevran est-il domicilié en France ? s'informa-t-il.
  
  - Non. Son port d'attache n'a pas encore été découvert. Il a renouvelé son passeport il y a quatre ans, alors qu'il habitait Paris, et, un beau jour, il a disparu de la circulation. Il ne semble pas être revenu en France depuis. Son casier judiciaire est vierge et il n'a pas eu d'activités politiques apparentes.
  
  - Quel âge a-t-il ?
  
  - 29 ans. Il est né de père français et de mère russe, ce qui laisse à penser qu'il pratique assez couramment cette langue. Mais ses parents sont décédés.
  
  Il y avait là une certaine analogie avec les ascendances de Coplan, dont l'arrière-grand-père maternel était originaire de Kharkov.
  
  - Bon, dit Francis. Vous voudriez que je retrouve cet homme ?
  
  - Je voudrais surtout que vous découvriez ce qu'il trafique, rectifia le Vieux. Il y a trop d'éléments bizarres dans ce fait divers qui a coûté la vie à la jeune Liouba. Primo : on ne discerne pas ce qui l'aurait poussée au suicide, lors de cette réunion intime où elle s'était rendue librement et en sachant qu'elle devrait s'y prostituer. Secundo : l'hypothèse d'un accident paraît assez baroque. Tertio : s'il y a eu meurtre délibéré, l'endroit était plutôt mal choisi, et l'expulsion rapide de Sevran ne s'explique pas. Coplan souffla de la fumée avant de parler :
  
  - Il serait non moins curieux que ce gars-là ait conservé son identité réelle pour se livrer à des manœuvres clandestines.
  
  Le Vieux médita, puis :
  
  - Je vous l'accorde, mais il s'en est vraiment fallu d'un cheveu que nous n'ayons jamais eu vent de cette histoire. C'est l'initiative charitable de ce Belge, Verbist, qui a révélé à l'ambassade la présence de Sevran dans cet immeuble réservé. Sans cela, un voile impénétrable aurait été jeté sur toute l'affaire. Qui était l'invité de Sevran, par exemple ? Un Russe ou un étranger ? Verbist lui-même, qui était dans la maison, n'en sait rien.
  
  Un silence plana.
  
  Coplan, réaliste et enclin par nature à voir les choses sous un angle pratique, souligna :
  
  - Sans autres indices, localiser Sevran sur la surface du globe ne va pas être une sinécure. Les Russes prétendent qu'ils l'ont embarqué dans un avion pour Zurich, mais doit-on les croire ?
  
  - Ça, vous pourrez le vérifier facilement : la police helvétique a les fiches d'aéroports. Si Sevran a bien été expulsé de Moscou le 28 juillet au matin, c'est à cette date-là qu'il a dû arriver en Suisse.
  
  - Quel métier exerçait-il, avant de quitter le pays ?
  
  - Représentant de commerce. Il vendait de l'appareillage électronique d'usage courant : transistors, amplis, interphones, prothèses auditives, etc. J'ai là le dossier de tous les renseignements rassemblés à son sujet, y compris une copie de la photo qu'il avait fournie pour le renouvellement de son passeport.
  
  Il glissa devant Coplan une chemise cartonnée jaune clair dont la minceur attestait qu'elle ne contenait pas grand-chose. Coplan ne se donna même pas la peine de l'ouvrir : si un fait significatif y avait été consigné, le Vieux n'aurait pas manqué de l'évoquer.
  
  Francis regarda son chef bien en face.
  
  - Avez-vous une raison spéciale qui vous fasse désirer connaître les causes véritables de la mort de Liouba
  
  Le directeur du S.D.E.C. plissa les lèvres avant de grommeler :
  
  - Si vous voulez insinuer que cette attrayante personne avait des attaches occultes dans l'ambassade ou avec le Service, je vous répondrai non. Mais il y a toujours de bonnes raisons de s'intéresser aux agissements d'un individu qui, sans être commissionné, gravite dans les milieux diplomatiques.
  
  - En clair, vous soupçonnez Sevran d'être devenu un auxiliaire des services de renseignements du Kremlin ?
  
  - Cela ne paraît pas exclu, ne pensez-vous pas ? Et si cela se confirme, j'aimerais savoir à quelles fins les Russes utilisent les talents de ce citoyen français.
  
  Coplan opina de la tête. A l'origine de la plupart des enquêtes de contre-espionnage, il n'y a souvent que l'interprétation méfiante d'une anomalie, et le Vieux n'avait pas son pareil pour les déceler, comme si son cerveau avait été doté d'une espèce de radar.
  
  - Bien, soupira Coplan. Je présume que vous avez fait préparer une lettre d'introduction pour la police helvétique ?
  
  - Elle est rangée dans le dossier, dit le Vieux. Si vous trouvez là-bas un début de piste, prévenez-moi par téléphone. Ensuite, nous aviserons.
  
  
  
  
  
  Le lendemain après-midi, à Berne, Coplan recueillit auprès des fonctionnaires de la police fédérale suisse des informations qui prouvaient, à tout le moins, que Luc Sevran s'était arrêté dans ce pays après son départ d'U.R.S.S.
  
  Une fiche de débarquement remplie de sa main attestait qu'il avait atterri à Kloten, l'aéroport de Zurich, le 28 juillet. Par ailleurs, il existait une fiche d'hôtel, portant la même date, remise à la police par le « Carlton-Elite », un établissement situé dans la Bahnhofstrasse à Zurich.
  
  Sur ce dernier document, signé par Sevran mais rempli par un employé de la réception de l'hôtel sur la foi des renseignements figurant dans le passeport, la mention « Adresse permanente » avait été complétée par l'indication du dernier domicile connu du titulaire, à savoir celui de Paris, qu'il avait abandonné quatre ans auparavant.
  
  Il fallait s'y attendre.
  
  Coplan, après s'être fait délivrer une photocopie des deux fiches, prit le train jusqu'à Zurich et se rendit au « Carlton-Elite ».
  
  Depuis la veille, il essayait de se faire une image de la personnalité de l'homme dont il cherchait la trace.
  
  Il ne se fiait guère à la photo d'identité qu'il avait contemplée. Le visage, au nez droit, au front haut, n'était pas déplaisant et avait même de la distinction. Appartenant à un individu d'une taille de 1 m 75, il devait lui conférer un aspect sérieux, parfaitement honorable.
  
  Pour ceux qui le côtoyaient, Sevran devait paraître sympathique. La démarche de Verbist, à l'ambassade de Moscou, était symptomatique à cet égard. Voisins de palier depuis moins d'une semaine, ne s'étant rencontrés par hasard qu'une fois ou deux et n'ayant échangé que peu de phrases, leur contact avait été cordial puisque la première idée de Verbist, après avoir vu Sevran emmené par la police russe, avait été de lui procurer un défenseur.
  
  Au préposé à la réception du Carlton, Coplan déclara :
  
  - Je devais voir M. Sevran ces jours derniers mais je n'ai pas pu venir à Zurich plus tôt. Pouvez-vous me dire s'il est encore ici ?
  
  L'employé, diligent, consulta le tableau des « Occupations ».
  
  - Non, il a quitté l'hôtel, signala-t-il.
  
  - Quand cela ?
  
  - Un instant, je vous prie.
  
  L'examen d'un grand registre lui permit de préciser peu après :
  
  - M. Sevran est parti le 31 juillet.
  
  - Oh, fit Coplan, contrarié. N'a-t-il pas laissé une adresse à laquelle faire suivre son courrier ?
  
  - Je vais m'en informer.
  
  Le réceptionnaire se retourna, alla ouvrir la porte d'un petit bureau et passa son buste dans l'entrebâillement pour dire quelques mots à une secrétaire. Il attendit la réponse, puis tendit un bras et, enfin, revint au comptoir, en tenant une lettre à la main.
  
  - Non, dit-il. M. Sevran n'a pas donné d'adresse. Il nous a priés de renvoyer à l'expéditeur le courrier qui parviendrait à son nom ; nous avons ici une lettre pour lui, mais comme elle ne porte pas d'indication au verso, nous allions la détruire... Peut-être pourrez-vous l'en aviser quand vous le verrez ?
  
  Coplan saisit la balle au bond.
  
  - Montrez, fit-il d'un air négligent.
  
  Puis, son visage s'éclairant d'un sourire, il glissa froidement l'enveloppe dans sa poche intérieure en expliquant :
  
  - C'est moi qui la lui avais envoyée... J'espérais qu'elle l'atteindrait encore. Enfin, tant pis. Auriez-vous une chambre pour moi ? Ah, j'y pense : avant de partir, M. Sevran a peut-être laissé un message pour moi. Mon nom est Coplan, Francis.
  
  Il affichait une mine si ouverte que l'employé ne soupçonna pas un quart de seconde la supercherie. Il dépouilla rapidement le paquet de la correspondance non délivrée et, bien entendu, n'y trouva rien.
  
  - Je regrette, il n'y a pas de pli pour vous, dit-il en rangeant la liasse sous le comptoir. Vous désirez donc une chambre... Pour une nuit ou davantage ?
  
  - Une seule nuit, en principe.
  
  - Bien. Veuillez signer cette fiche et me donner une pièce d'identité. Avez-vous des bagages ?
  
  - Une seule valise.
  
  Le réceptionnaire fit signe à un bagagiste, inscrivit un numéro sur un petit carton publicitaire, le remit à Coplan avec une clé.
  
  - Vous serez au 408, stipula-t-il. Je vous souhaite une bonne soirée, monsieur.
  
  Quelques instants après avoir pris possession de sa chambre, Coplan retira de sa poche la lettre qu'il avait détournée.
  
  II résultait de tout ceci que les Russes n'avaient pas fourré Sevran au hasard dans le premier avion en partance vers l'Ouest. Il devait venir à Zurich : il y avait passé trois jours et quelqu'un savait qu'il descendrait au Carlton.
  
  Le timbre apposé sur l'enveloppe était suisse.
  
  Coplan décacheta vivement le pli, en retira un feuillet plié en quatre, lut les quelques lignes du texte :
  
  « Monsieur, comme suite à votre visite du 29 juillet et à notre conversation téléphonique du 30, nous avons le plaisir de vous informer que nous pourrions vous consentir une réduction supplémentaire de 2 % si, au lieu de six machines, vous en preniez douze à grouper dans un seul envoi. Cependant, sans autres ordres de votre part, nous expédierons votre commande initiale à la date prévue. Veuillez croire, etc. »
  
  Le feuillet portait un en-tête : « Bockmeyer A.G. Schaffhauser Strasse 842 ».
  
  De l'index, Coplan se gratta la nuque sans détacher ses yeux de cette missive commerciale. Elle était datée du 3 août.
  
  Une firme qui était censée envoyer des machines à un acheteur devait, logiquement, connaître, sinon son domicile, tout au moins celui de l'entreprise qu'il représentait.
  
  Coplan se promit de téléphoner au Vieux en début de matinée, le lendemain.
  
  Avant d'aller chez Bockmeyer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  La Schaffhauser Strasse s'étirait, au nord de la ville, dans une banlieue industrielle « à la Suisse » : routes impeccables, grandes pelouses, immeubles modernes aux couleurs nettes.
  
  Le bâtiment de l'usine Bockmeyer, haut de quatre étages, avait la forme d'un rectangle très allongé. Sa façade, toute en vitres teintées comme des lunettes solaires, reflétait le paysage qui s'étalait devant elle. Au-dessus de la marquise d'une grande entrée, une enseigne lumineuse allumée proclamait le nom de l'entreprise. Mais rien n'indiquait le type de machines qu'on pouvait construire dans ce superbe édifice.
  
  Coplan monta les quatre marches qui menaient au hall d'accueil et, bien qu'il s'efforçât de deviner la nature de l'activité industrielle développée par la firme, il ne put s'en faire une idée. Pas une vitrine, pas un objet en exposition, pas de catalogues sur la table basse installée devant le long canapé destiné aux visiteurs en attente.
  
  La discrétion légendaire des citoyens de ce pays semblait avoir atteint son sommet dans ces locaux futuristes : on se serait cru dans une banque.
  
  Une jolie hôtesse dotée d'un uniforme beige clair à jupe courte se leva, vint au-devant de Coplan, sourire aux lèvres.
  
  - Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle.
  
  Etant donné son physique, elle aurait pu faire beaucoup, mais Francis préféra s'en tenir au motif essentiel de sa démarche.
  
  - Je suis intéressé par les machines que M. Sevran vous a commandées il y a une dizaine de jours, hasarda-t-il. Pouvez-vous me mettre en rapport avec la personne qui l'a reçu ?
  
  - Bien volontiers. Voulez-vous inscrire votre nom sur cette fiche ? Coplan s'exécuta. Il écrivit « Royaumont ».
  
  - Prenez place, je reviens dans un instant, assura la fille avec une gentillesse ambiguë.
  
  En s'éloignant, elle révéla un autre aspect de sa personne qui était susceptible d'alimenter pour un bout de temps les réflexions de son interlocuteur : une croupe élégamment rebondie oscillant avec grâce entre une taille flexible et une paire de cuisses au galbe savoureux.
  
  Ceci n'atténua toutefois que modérément les soucis de Francis, qui allait aborder un entretien des plus épineux. S'étant assis sur le canapé, il alluma une Gitane. Dieu sait ce qu'il allait être contraint d'acheter pour donner de la vraisemblance à sa visite !
  
  L'hôtesse reparut bientôt, le visage éclairé comme si elle voyait un bel homme pour la première fois de sa vie.
  
  - Veuillez m'accompagner, murmura-t-elle sur un ton laissant à penser qu'elle méditait de l'entraîner dans une alcôve.
  
  Il se releva, lui emboîta le pas. Elle le conduisit dans un petit bureau confortable où régnait la clarté uniforme que dispensent les tubes luminescents. Un homme d'une trentaine d'années, debout, tendit sa main droite pardessus la table en disant :
  
  - Bonjour, monsieur Royaumont. Je serai heureux de pouvoir vous être utile. Asseyez-vous. Désirez-vous prendre un peu de café ?
  
  - Non, je vous remercie. Je viens de déjeuner.
  
  La jeune femme s'éclipsa et, lorsqu'elle eut refermé la porte, le silence devint oppressant. Sans nul doute, la pièce était insonorisée.
  
  Coplan reprit la parole :
  
  - J'ai su, par M. Sevran, que vous lui accorderiez une remise de 2 % s'il prenait douze machines au lieu de six. Or, si moi je vous commandais ces six machines supplémentaires, et si vous groupiez les douze en une seule expédition, le résultat serait le même, n'est-ce pas ? Mais, bien entendu, je voudrais d'abord en voir une...
  
  L'expression de son hôte s'assombrit.
  
  - Non, dit-il. Cela n'est pas possible. Et pour une raison que vous comprendrez immédiatement, j'en suis sûr. Nous ne pouvons pas livrer des machines identiques à des clients différents.
  
  Coplan sut masquer sa perplexité. Il adopta un air inspiré pour répondre :
  
  - Ah oui, je vois. J'avoue que je n'y avais pas pensé. Les traits de l'homme se détendirent.
  
  - C'est précisément ce qui a fait la renommée de Bockmeyer, souligna-t-il en se rengorgeant. Nous ne sommes pas des fabricants de grande série, nous sommes des marchands de sécurité, monsieur Royaumont. Aussi, malgré mon désir de vous être agréable, je ne puis joindre à une commande de M. Sevran des machines qui vous seraient destinées.
  
  Coplan, les yeux dans le vague, se pétrit le menton. Il ne discernait plus le moyen par lequel il soutirerait à ce Suisse le lieu de destination de l'envoi. Voulant de toute manière être édifié sur un point, il déclara :
  
  - Dans ce cas, tant pis pour les 2 %. Qu'avez-vous à me proposer, dans le même ordre d'idées ?
  
  Rasséréné, le vendeur de la firme posa ses coudes sur le bureau et se croisa les mains.
  
  - Je peux vous offrir un article analogue et au même prix : 350 dollars pièce, avec réduction habituelle de 3 % si vous en prenez six.
  
  - Bon, acquiesça Francis. Montrez-le-moi. Il se demanda si on allait lui présenter une arme, un coffre-fort eu une calculatrice. L'employé, appuyant son index sur une touche de l'interphone, prononça :
  
  - Apportez un modèle CSD 28 H. au parloir B, s'il vous plaît. Puis, la tête tournée vers l'éventuel client :
  
  - Vous allez voir : l'apparence extérieure et les dimensions sont tout à fait les mêmes, mais la combinaison est telle que si le texte produit par cette machine était soumis à l'une de celles de M. Sevran, il en résulterait un cafouillage sans nom.
  
  - Bien sûr, approuva Francis, qui éprouvait une furieuse envie de se gratter le cuir chevelu.
  
  Il éteignit posément sa cigarette dans un cendrier en cristal tout en continuant d'observer son interlocuteur. Ce dernier reprit :
  
  - C'est devenu un de nos modèles standard depuis l'avènement des circuits intégrés. Il a beaucoup de succès, d'autant plus que son prix est imbattable.
  
  Il affichait ce petit air de supériorité satisfaite propre aux gens dont la compétence est reconnue.
  
  Une jeune femme en blouse blanche immaculée pénétra dans le bureau. Elle tenait dans sa main gauche une boîte en carton luxueuse du même format que celles qui renferment une paire de chaussures, et déposa ce colis sur le bureau tout en dédiant un signe de tête poli à Coplan, puis elle se retira.
  
  L'employé de la firme entreprit de déballer l'objet. Il ôta le couvercle de la boîte, découvrant ainsi un bloc ovoïde de mousse de plastique couleur de neige, utilisé pour protéger contre les chocs des objets relativement fragiles. Il souleva ensuite la moitié supérieure de cette sorte de sarcophage et mit à jour un appareil rectangulaire ayant à peu près le volume d'un livre de poche épais de deux centimètres.
  
  Avec les gestes cérémonieux d'un joaillier exhibant une rivière de diamants, il extirpa ce boîtier de sa gangue et l'offrit à la vue de Coplan.
  
  - Voilà, dit-il. Portatif, inviolable, et traitement ultra-rapide des données : le CSD 28.
  
  Coplan lui prit la « machine » des mains, l'examina. Elle comportait un petit clavier carré de cinq rangées de cinq lettres placées dans l'ordre alphabétique. Seul le W manquait. Sous certaines lettres figurait un chiffre : allant de 1 à 9, ils se disposaient en « X » sur le clavier. Outre un bouton de mise en service et un onglet à deux positions, il y avait une fente presque aussi large que le boîtier, et par laquelle dépassait une bande de papier.
  
  Coplan sut enfin de quoi il s'agissait. Il hocha la tête.
  
  - Joli, admit-il. Et les deux opérations sont réalisables avec le même appareil ?
  
  - Parfaitement, affirma le vendeur. Il n'en reste pas moins que deux machines au minimum sont indispensables : l'une pour l'expéditeur, l'autre pour le destinataire. Mais chacun d'eux peut coder ou décoder avec un appareil unique. Et pour qui ne dispose pas d'un exemplaire identique à celui que vous tenez là, le déchiffrement du texte codé est virtuellement impossible. Je dis « virtuellement » parce que, à l'aide d'un gros ordinateur et si l'on y consacrait des mois, on finirait peut-être par découvrir la combinaison.
  
  Rêveur, Coplan mesura donc l'intérêt qu'offrait cet engin cryptographique miniaturisé. Finis, les laborieux procédés de chiffrement...
  
  - Vous voyez, poursuivit l'employé de Bockmeyer avec enthousiasme, il n'y a plus lieu de se casser la tête. Ni grille ni phrase-clé à retenir par cœur, ni code à transporter, qui peut toujours tomber dans les mains d'un concurrent ou d'un adversaire. Vous tapez le message en clair et c'est un ensemble de signes inintelligibles qui sort de la machine. Réciproquement si, après avoir mis l'onglet en position « Décodage », vous tapez ces signes dans le même ordre, c'est le texte en clair qui ressort. Voulez-vous faire un essai ?
  
  - Oui, avec plaisir, dit Coplan. Mais comment s'effectue l'impression ? Vous ne pouvez pas loger un mécanisme de machine à écrire dans un si petit espace.
  
  - Une partie de l'astuce est là, dit fièrement le vendeur. Le procédé d'impression est électronique : la lettre ou le chiffre sélectionnés sont projetés en infrarouge sur du papier photosensible. Celui-ci ne bouge pas : le caractère lumineux saute d'un rang à chaque impulsion. A la fin de la ligne, le rouleau se dévide automatiquement de 7 mm. La recharge de papier s'effectue aussi facilement que celle d'une pellicule dans une caméra.
  
  - Magnifique. Quelles piles équipent cet instrument ?
  
  - Une simple pile plate de 4 volts, très ordinaire. Ce qui consomme le plus d'énergie, c'est l'entraînement du papier. Les circuits intégrés, mobilisés par les touches, fonctionnent selon un programme très compliqué, mais les micro-courants qu'ils fournissent usent moins la pile que son vieillissement normal.
  
  Il reprit le boîtier afin de montrer où se trouvait le logement de la batterie, à l'arrière, et ajouta :
  
  - Je vous signale encore ceci, qui peut avoir son importance : il existe une possibilité de provoquer l'autodestruction du CSD 28, si l'on veut s'en débarrasser ou s'il risque de tomber en possession de gens non qualifiés. Il suffit de l'allumer et d'appuyer, du plat de la main, sur toutes les touches du clavier, simultanément. La panne ainsi déterminée est irrémédiable : nous-mêmes, nous ne pourrions pas réparer l'appareil.
  
  Ils pensaient à tout, chez Bockmeyer.
  
  - Effectivement, tous ces avantages valent bien 350 dollars, reconnut Coplan, sincèrement admiratif. M. Sevran me les avait décrits, mais rien ne vaut une démonstration. En somme, ça marche quelle que soit la langue dans laquelle est rédigé le message ?
  
  - Absolument. La langue ne joue aucun rôle. La conversion et la reconversion s'opèrent lettre par lettre, chacune d'elles étant transcrite par un autre caractère qui varie selon sa position. Ainsi, le deuxième « A » survenant dans une phrase n'aura pas le même équivalent que le premier ou le troisième. Cependant, vous récupérez intégralement le texte initial lorsque vous avez reproduit sur le clavier le texte brouillé, que ce soit du français, de l'italien ou du turc, pour autant qu'il soit, cryptographiquement, représentable par des caractères latins. Mais, sur demande, nous sommes en mesure de fournir des machines équipées d'autres signes : arabes ou japonais, par exemple. Tenez, faites une expérience...
  
  Coplan tapota d'un doigt les mots d'une phrase en français et, à la suite, deux vers d'un poème de Kipling, en anglais.
  
  - Tirez vers vous le bord de la feuille jusqu'à ce que vous sentiez une résistance, et puis détachez comme vous le feriez d'un bloc-notes, invita le technicien.
  
  Francis obéit. Amenant le fragment de papier devant ses yeux, il ne vit qu'un salmigondis de caractères qui n'étaient même pas groupés comme dans les mots qui leur avaient donné naissance.
  
  - Reproduisez à présent cette succession de signes.
  
  Attentif, Coplan les copia un à un, jusqu'au bout. Il arracha la nouvelle languette et, sans surprise, il relut les phrases qu'il avait composées antérieurement, dans les deux langues.
  
  - Marrant, fit-il. Mais, incidemment, sous quelle appellation faites-vous voyager ces articles quand vous les expédiez à l'étranger ? Vos clients ne doivent pas tenir beaucoup à ce qu'on sache qu'ils ont besoin d'entretenir une correspondance secrète ? Or, ces marchandises doivent être dédouanées comme les autres.
  
  - Oui, concéda le vendeur. Cela pose un problème, en effet. Dans certains cas, tout au moins, car de grosses compagnies pétrolières, des banques et des firmes de télécommunications qui sont nos clientes n'en font aucun mystère : l'usage de codes a toujours été répandu dans ces entreprises. Mais quand il s'agit de simples particuliers, la chose est moins fréquente. Nous indiquons sur les documents commerciaux : « Machines de bureau à commande manuelle pour la codification des stocks ». Elles peuvent servir à cela aussi, du reste.
  
  - Et pour peu qu'on ait plusieurs magasins, cela justifie l'emploi de plusieurs appareils du même type.
  
  - Exactement. Je présume que vous êtes dans ce cas-là, monsieur Royaumont ? Où faudrait-il vous les acheminer ? A Hong Kong, si j'ai bien compris ?
  
  - Oui, à Hong Kong, articula Coplan. Une idée lui venant à l'esprit, il questionna :
  
  - A quel transitaire confiez-vous vos expéditions ?
  
  - A Farner & Grauer. A moins que vous n'ayez votre propre agent ?
  
  - Non. Mais voudriez-vous calculer le montant total, frais de port inclus ? Faut-il régler à la commande ou à la réception ? L'homme eut un sourire sibyllin.
  
  - Cela dépend. Si vous désirez que la transaction reste anonyme, et que l'envoi soit effectué à un intermédiaire, nous demandons le paiement immédiat, en espèces.
  
  Comment Sevran avait-il procédé ? Il devait avoir recouru aux bons offices d'un prête-nom, vraisemblablement, pour brouiller les cartes.
  
  - Hum, fit Coplan. Je serais d'avis de vous régler en liquide, mais il faut que je fasse venir de l'argent en Suisse. Dites-moi combien et ensuite je reviendrai vous voir.
  
  - D'accord. Vous permettez ? Je dois consulter les tarifs de Farner & Grauer.
  
  - Eh bien, je suppose que le prix du transport sera exactement le même que pour la commande de mon ami Sevran, non ?
  
  - Oui, naturellement, puisque ce sera le même poids. Où ai-je la tête ? Le montant de la facture, tout compris, marchandises expédiées par avion, sera de 2 247 dollars.
  
  - Très bien, dit Francis en se levant avec décision, la main tendue. Je vais prendre mes dispositions et puis nous conclurons l'affaire. Au revoir, monsieur.
  
  L'employé le reconduisit jusqu'à la porte du bureau, la lui ouvrit en faisant une courbette, le suivit jusqu'au hall en assurant :
  
  - Toujours à votre service, monsieur Royaumont. Lorsque vous reviendrez, demandez M. Bolinger.
  
  En retraversant le hall, Coplan enveloppa d'un regard frustré la sémillante hôtesse aux jambes publicitaires. Il aurait aimé travailler dans cette maison.
  
  
  
  
  
  Le jour suivant, en fin d'après-midi, Coplan eut une nouvelle entrevue avec son chef, à Paris.
  
  - Après mon coup de fil, je suis donc allé chez Bockmeyer, raconta-t-il d'un ton neutre. Figurez-vous que c'est une maison spécialisée dans la fabrication de machines électroniques de codage et décodage. Si nous pouvions lui en acheter quelques-unes, cela faciliterait notre existence, soit dit entre nous. A côté de ça, nos systèmes sont harassants et vieillots.
  
  Le Vieux souffrait d'une surdité chronique pour tout ce qui concernait les dépenses. Des propos de Coplan, il ne retint qu'un fait :
  
  - Sevran est donc client de cette firme ? Très intéressant. Les Soviets moderniseraient-ils leurs méthodes ?
  
  - Minute. Il n'est pas prouvé qu'il agit pour leur compte.
  
  - Avez-vous pu leur extorquer son adresse, chez Bockmeyer ? Coplan souffla, l'œil terne.
  
  - Vous connaissez les commerçants suisses. Il faudrait un tire-bouchon pour leur extirper des renseignements sur un de leurs clients. Alors, chez Bockmeyer, étant donné le caractère confidentiel de leur industrie, ils sont encore plus renfermés qu'un directeur de banque. J'ai dû naviguer prudemment.
  
  - En d'autres termes, c'est l'impasse ?
  
  - Non, je ne crois pas, mais il nous faudra quelques jours de patience.
  
  - Ah bon ? Il reste un espoir de ce côté-là ?
  
  Coplan fit un signe d'acquiescement, puis expliqua :
  
  - J'ai réussi à leur faire dire que les machines commandées par Sevran devaient être envoyées à Hong Kong, et que leur transitaire était la firme Farner & Grauer, de Zurich. Nanti de ces informations, je suis retourné à la police fédérale, à Berne, pour qu'elle intervienne auprès du Service des Douanes. Elle nous enverra un télex quand ce Service aura reçu de Farner & Grauer un connaissement provenant de chez Bockmeyer, relatif à « des machines de bureau à commande manuelle pour la codification des stocks », pour une valeur de 2 247 dollars et à destination de Hong Kong. L'adresse figurant sur ce connaissement nous sera communiquée.
  
  Le Vieux rajusta ses lunettes en fixant son subordonné.
  
  - Vous ne pouviez rien tenter de plus, convint-il. Mais je crains que le fil soit rompu et que Sevran se soit volatilisé. Il a fort bien pu faire livrer les marchandises ailleurs qu'à l'endroit où il réside. Rappelez-vous que Hong Kong est un port franc d'où l'on peut réexpédier, sans acquitter de droits ou de taxes, dans toutes les parties du monde.
  
  - Oui, je sais, dit Coplan. Ces appareils sont cependant la seule piste dont nous disposons pour remonter jusqu'à Sevran. A ma connaissance du moins.
  
  Pensif, le Vieux se pinça la lèvre inférieure.
  
  - Ce renard m'intrigue de plus en plus, avoua-t-il. Son achat chez Bockmeyer semblerait confirmer qu'il appartient à un réseau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Par le canal de la Sûreté Nationale, le télex en provenance de Berne fut transmis à la direction du S.D.E.C. Il annonçait :
  
  « Marchandises pour Hong Kong ont été enregistrées le 13 août. Destinataire: Impextronic, Holland House. Victoria. »
  
  On était le 14.
  
  Le Vieux convoqua Coplan séance tenante, par téléphone. Une demi-heure plus tard, Francis se présenta.
  
  - Regardez, dit son chef en lui montrant le message. Il faut que vous filiez là-bas sans délai. Par la Sibérie et via Tokyo, c'est le plus rapide.
  
  Coplan haussa les sourcils.
  
  - C'est à moi que vous confiez ce travail ? s'étonna-t-il d'une voix un peu railleuse.
  
  - Eh oui. Pourquoi pas ?
  
  - Auriez-vous oublié mes démêlés avec la police britannique, là-bas, il y a cinq ans (Voir Tous contre Coplan) ?
  
  - Rassurez-vous, ma mémoire ne faiblit pas, rétorqua le Vieux, acide. Elle est même peut-être meilleure que la vôtre. D'abord, les Anglais ne vous ont recherché que pour témoignage. Cette histoire est enterrée depuis longtemps. Ensuite, vous avez rendu un fier service à des gars de la C.I.A. qui ont dû être mutés depuis, car ces gens-là changent souvent de secteur. Et enfin, en dépit de vos agissements déplorables, vous aviez réussi à vous ménager la sympathie de certains Chinois, si je ne m'abuse ?
  
  - Bon Dieu, marmonna Coplan, soudain reporté loin en arrière. Spéculeriez-vous sur les liens que j'ai pu nouer à Hong Kong ?
  
  Le Vieux écarta les revers de son veston pour passer ses pouces dans les entournures de son gilet et persifla :
  
  - Mon cher FX 18, la Sécurité sociale, l'aide à l'agriculture, le déficit de la S.N.C.F. et les autoroutes ont réduit mon budget à une maigreur squelettique. Je dois faire flèche de tout bois. Je n'ai pas les moyens d'envoyer là-bas toute une équipe. Je ne suis pas un producteur de cinéma, moi !
  
  Coplan lui décocha un coup d'œil sceptique. Le vieux joueur, en vérité, n'entendait pas risquer une mise trop substantielle pour un résultat douteux.
  
  - Alors, je vais partir à Hong Kong comme on va au Club Méditerranée ? renvoya Francis pour l'asticoter. Sans rien dans les poches et sans couverture ?
  
  - Vous allez accomplir un travail licite, dit son chef avec une dignité qui soulignait le caractère exceptionnel de la chose. Localiser un citoyen français suspect de collusion avec une puissance étrangère. C'est une tâche de police, et vous aurez une carte nationale énonçant votre qualité.
  
  En aparté, il ajouta malgré lui :
  
  - Ça ne coûte pas cher.
  
  - Je ne devrai pas faire le voyage dans la soute d'un DC-8 ? s'informa Coplan, insidieux.
  
  - Non, non, vous aurez droit à un fauteuil, comme tout le monde, répondit le Vieux, décidément réfractaire aux allusions impertinentes. J'ai fait envoyer quelqu'un aux Champs-Élysées pour un billet en classe économique à la Japan Air Lines. Vos visas, je me les étais déjà procurés après votre retour de Suisse. Il ne vous reste qu'à préparer vos valises,.. et à joindre à vos affaires ces quelques petits instruments dont vous connaissez l'utilité.
  
  Il désignait du menton un emballage qui devait renfermer un attirail de cambrioleur, des micro-émetteurs et de quoi supprimer discrètement un individu gênant... Sa conception personnelle d'une besogne licite s'accommodait de ces minimes entorses à la moralité vulgaire.
  
  - Merci, dit Coplan, une main posée sur le petit colis. De quoi dois-je m'occuper en priorité, si Sevran et les marchandises de Bockmeyer empruntent des directions différentes ?
  
  - Sevran, spécifia le Vieux. Je veux savoir au profit de qui il opère. Mais n'y touchez pas. Cadrez-le, simplement. Après, nous verrons.
  
  
  
  
  
  Il pouvait paraître assez étrange que Coplan choisît de s'installer, trois jours plus tard, dans un hôtel entouré de montagnes et dominant le splendide panorama d'une baie.
  
  Le « Shatin Heights Hotel » était situé sur le continent asiatique, dans les « New Territories » contrôlés par la Grande-Bretagne en face de l'île de Hong Kong. Pour parvenir à Victoria, la grande ville de cette île, il fallait effectuer un trajet terrestre d'une quinzaine de kilomètres jusqu'à Kowloon, puis franchir le détroit par ferry-boat.
  
  Mais Coplan ne s'était pas laissé guider par des considérations touristiques, ni par le désir d'être au calme après un long vol entrecoupé d'une escale en Sibérie et d'une autre au Japon.
  
  Avant de plonger dans la fourmilière de Hong Kong, il voulait se ménager un peu de recul pour disposer ses batteries. La proximité immédiate du Temple des 10 000 Bouddhas, dont il voyait la pagode en forme de tour chinoise par la fenêtre de sa chambre, avait aussi influencé sa décision.
  
  Après qu'un bon sommeil lui eût facilité l'adaptation à un décalage de neuf heures, il enfila des vêtements légers appropriés à la chaleur étouffante qui régnait en cette période de l'année, ne se munit que d'une centaine de dollars H.K. (l'équivalent d'une centaine de francs) et prit, en taxi, le chemin de Kowloon. Il était deux heures de l'après-midi et le soleil dardait ses rayons avec une redoutable virulence.
  
  Arrivé au quai d'embarquement du Star Ferry, le chauffeur voulut faire le coup classique du compteur détraqué, mais Coplan, égayé, ne lui paya que les 7 dollars que valait la course, en dépit des lamentations du Chinois.
  
  Là, sur la rive du détroit, il revit avec plaisir les jonques qui croisaient devant les buildings du front de mer de Victoria, le trafic des vedettes, les cargos à l'ancre et, par-delà, les édifices étagés dans la verdure à flanc de colline.
  
  In petto, il espéra que son séjour serait moins tumultueux que l'avait été le précédent. Révolution culturelle ou pas, les Anglais sont intraitables sur le chapitre de l'ordre public, et ils ont les moyens de le faire respecter.
  
  Avant de quitter l'hôtel, Coplan avait pu déterminer l'emplacement de « Holland House », un de ces grands immeubles qui abritent les bureaux de nombreuses entreprises commerciales et qui foisonnent dans le district central de Victoria.
  
  Quand il eut débarqué du ferry, il n'eut qu'à marcher droit devant lui, dans la direction d'un gratte-ciel massif épaulé par deux autres, plus élevés encore, au fond d'une place aménagée en parking. C'était là, dans celui de la Bank of China, à gauche, qu'il avait jadis repéré un autre suspect.
  
  Par coïncidence, Holland House donnait sur la même avenue, à l'arrière : Queen's Road. Ici, cette artère extrêmement animée bordait les jardins dans lesquels sont disséminés les bâtiments gouvernementaux.
  
  L'immeuble qui intéressait Coplan s'érigeait à l'angle d'une rue transversale qui aurait pu se trouver dans le quartier de Wall Street, à New York, si toutefois les piétons n'avaient été en majorité de race jaune.
  
  Le building comportait deux entrées, l'une dans cette rue et l'autre dans Queens Road. Les halls correspondants, desservis par des ascenseurs, étaient pourvus de tableaux d'affichage indiquant l'emplacement des bureaux de toutes les firmes représentées. « Impextronic » se trouvait au huitième étage, dans l'aile A.
  
  Coplan monta, uniquement pour se faire une idée de la topographie des lieux. Il déboucha sur un large couloir où circulaient pas mal de gens porteurs de serviettes. Il dépassa des portes sur lesquelles des plaques mentionnaient des noms de sociétés, atteignit celle qu'il cherchait, lui décocha un coup d'œil sans ralentir et poursuivit son chemin.
  
  Quelques minutes plus tard, il se retrouva au rez-de-chaussée, dans le hall. Il y avait là des postes téléphoniques dotés d'un petit auvent insonorisé. Coplan alla vers l'un d'eux et se mit à feuilleter l'annuaire. Le nom de Sevran n'y figurait pas. Alors, Francis releva le numéro du consulat suisse.
  
  Ayant inséré des pièces de monnaie dans l'appareil, il appela ce numéro, puis demanda en français :
  
  - Pourriez-vous me dire qui est le correspondant à Hong Kong de l'agence en douane Farner & Grauer de Zurich, je vous prie ?
  
  - Oh oui, répondit d'emblée l'employé. C'est Rufus... La Rufus Trading Co.
  
  - Bien. Merci.
  
  Il raccrocha, consulta derechef l'annuaire, nota mentalement le numéro et l'adresse de cette entreprise, établit la communication.
  
  - Mon nom est Keller, annonça-t-il. Je travaille pour la maison Bockmeyer, de Zurich, et comme je suis de passage à Hong Kong, on m'a prié de procéder à une vérification. Vous avez dû recevoir de Farner & Grauer une caisse de machines de bureau destinée à Impextronic, n'est-ce pas ?
  
  - Un instant, je vais me renseigner.
  
  Coplan patienta, le combiné à l'oreille, tout en tournant la tête pour regarder les allées et venues dans le hall. Sans trop d'illusions, mais en songeant que Sevran devait, au moins occasionnellement, venir dans cet immeuble.
  
  - Allô ?... Oui, cette caisse nous est parvenue, en effet.
  
  - L'avez-vous déjà livrée ?
  
  - Heu... Non. Il y a eu le week-end. Mais elle sera sans doute transportée demain matin, avec d'autres envois pour le district central.
  
  - Bon. Où est-elle en ce moment ? Je voudrais la voir.
  
  - Elle est à notre entrepôt, près de l'aéroport de Kai Tak.
  
  - Entendu, je vais passer chez vous. So long.
  
  Il coupa, se dirigea vers la sortie à longues enjambées. Un taxi hélé dans Queen's Road l'amena en moins d'un quart d'heure dans Bonham Strand, malgré un trafic d'une densité effarante.
  
  Comme beaucoup d'entreprises de Hong Kong qui brassaient des affaires considérables, la Rufus Trading Co avait des bureaux d'un standing très modeste, vétustes, dans la tradition des anciens courtiers britanniques : boiseries d'acajou, affiches montrant des navires, rangées imposantes de gros classeurs toilés.
  
  Debout devant le comptoir qui dressait une barrière entre les visiteurs et le personnel, Coplan déclara :
  
  - Je suis M. Keller, qui vous a téléphoné tout à l'heure. Le représentant de Bockmeyer.
  
  - Ah oui, fit un jeune employé chinois à la chevelure noire parfaitement lustrée. On m'a parlé de votre coup de fil. Attendez, je préviens M. Hobson.
  
  Il disparut dans une pièce contiguë où des dactylos tapaient des textes à grande vitesse, revint peu après et souleva la planche mobile du comptoir pour ouvrir le passage.
  
  - Entrez, invita-t-il, épanoui.
  
  Coplan le suivit dans l'autre pièce. Un Européen en bras de chemise, assis sous un ventilateur à larges pales, le salua d'un « Hello, monsieur Keller ! » et s'informa :
  
  - Quel est votre problème ? Prenez cette chaise.
  
  - Rien d'extraordinaire, dit Francis avec un petit mouvement d'épaules. Profitant de ma présence ici, on m'a chargé de contrôler l'état de notre emballage au terme d'une série de manutentions. Certains de nos clients ont réclamé. Il me suffira de jeter un coup d’œil sur le colis avant qu'il soit livré à Impextronic.
  
  Hobson plissa le front.
  
  - Aucune difficulté, monsieur Keller, assura-t-il. Mais je puis vous garantir que Farner & Grauer traitent les marchandises, quelles qu'elles soient, avec le plus grand soin. Et nous aussi.
  
  - Je n'en doute pas. C'est la qualité de nos caisses qui peut être en cause. Ou l'arrimage à bord de l'avion cargo.
  
  Il eut une mimique d'incertitude, ajouta :
  
  - Pour ne rien vous cacher, je ne suis pas depuis longtemps au service de Bockmeyer. Auriez-vous eu des plaintes pour des envois antérieurs ?
  
  Hobson se frotta l'estomac du plat de la main.
  
  - Il n'y a eu qu'un envoi, en provenance de cette firme, déclara-t-il. Impextronic ne nous a rien fait savoir.
  
  - Ils ont dû s'adresser directement à Zurich, supputa Coplan. Êtes-vous parfois en rapport avec M. Sevran ?
  
  - Qui est-ce ?
  
  - L'homme qui nous a commandé ces machines. Je croyais qu'il était le directeur d'Impextronic.
  
  - Franchement, je l'ignore. Cette maison n'effectue pas ses expéditions par notre intermédiaire.
  
  La mine de Hobson montrait qu'il le déplorait hautement.
  
  - Eh bien, reprit Francis, je ne veux pas vous déranger. Comment pourrai-je examiner cette caisse ?
  
  - Je vais vous donner un mot pour notre foreman, à l'entrepôt. Celui-ci est situé entre l'aéroport et la baie de Hung Hom, dans Gillies Avenue, à Kowloon.
  
  
  
  
  
  Au sortir de l'entrepôt, Coplan reprit le chemin de son hôtel.
  
  Il était quelque peu embarrassé. Ce colis qu'il venait de voir (en excellent état, formant un cube de 60 cm d'arête constitué par des planches d'un bon doigt d'épaisseur) terminerait-il son voyage dans les locaux d'Impextronic à Queen's Road, ou n'y ferait-il qu'une escale avant de repartir vers une autre destination ?
  
  Il ne pouvait être question, évidemment, de monter la garde en permanence devant Holland House pour guetter sa sortie éventuelle et le suivre jusqu'à son nouveau point de départ.
  
  Quant à Sevran, tout compte fait, il n'avait peut-être jamais mis les pieds dans la colonie britannique.
  
  Ceci aurait pu être élucidé rapidement, mais Coplan ne tenait pas beaucoup à se présenter à visage découvert à l'Immigration Department. Il ne s'y résignerait que si ses investigations privées n'aboutissaient pas.
  
  Au frais dans sa chambre climatisée, à son hôtel, devant le site majestueux de Shatin, Coplan mit au point un plan d'action pour le lendemain. Au moins saurait-il sans délai si son séjour à Hong Kong méritait d'être prolongé.
  
  Mais ce programme impliquait qu'il devait aller loger à Victoria. Non loin de Holland House.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, il déménagea et se rendit au Queen's Hotel, dans la partie de la ville qui était probablement la plus bruyante à toute heure du jour et de la nuit, mais à moins de deux cents mètres du siège de l'Impextronic. Il parvint à obtenir une chambre à l'étage le plus élevé, sur le côté de l'édifice surplombant Chater Road.
  
  L'après-midi, il se renseigna sur la compagnie qui assumait la gérance de Holland House, s'informa si chaque firme locataire veillait elle-même au nettoyage de ses locaux ou si une société spécialisée était chargée de l'entretien de tout le building.
  
  Il apprit ainsi qu'une équipe opérait à chaque étage après la fermeture des bureaux, qu'elle procédait quotidiennement à un dépoussiérage sommaire, vidait les corbeilles, et qu'un nettoyage plus poussé, à l'eau, se faisait deux fois par semaine. Toutes les entreprises de l'immeuble étaient obligées, par contrat, de s'abonner à ce service.
  
  Coplan put déduire de ces indications que le personnel d'entretien ne voyait jamais les employés, d'une part ; et que la direction d'Impextronic ne devait rien laisser traîner de compromettant si cette firme avait des activités clandestines, d'autre part.
  
  En début de soirée, vers 6 heures, alors que le flot des gens travaillant à Holland House s'était écoulé depuis un bon moment, Coplan pénétra dans le hall ; pour toute sécurité, il forma dans l'un des box le numéro d'Impextronic. On ne répondit pas.
  
  Coplan monta au huitième et partit à la recherche du détachement des femmes de ménage.
  
  Ce n'étaient pas des femmes mais des hommes, vêtus d'une salopette blanche et coiffés d'un calot, à l'américaine. Tous chinois. Ils agissaient avec célérité, en silence.
  
  Francis interpella l'un d'eux en anglais :
  
  - Où est votre chef ?
  
  Le masque inerte, l'Asiatique lui désigna de la tête un de ses compagnons qui, dans le couloir, manœuvrait un chariot à roues caoutchoutées portant six grandes poubelles.
  
  Coplan s'approcha du contremaître, lui expliqua sur un ton soucieux :
  
  - Je suis employé chez Impextronic et j'ai l'impression que j'ai jeté à la corbeille un papier important. Venez avec moi, je n'ai pas la clé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Le contremaître dévisagea Coplan d'un regard teinté de suspicion. II avait la face obtuse des subalternes qui détiennent une parcelle d'autorité.
  
  - A part mes hommes, je n'ai pas le droit de laisser entrer quelqu'un, objecta-t-il d'une voix de fausset.
  
  Francis rétorqua :
  
  - Oui, je sais. C'est pourquoi je vous demande d'entrer avec moi. Si ce papier disparaît, je vais avoir des ennuis.
  
  Le Chinois, tenant toujours à deux mains la barre du chariot qu'il véhiculait, tenta de concilier son devoir avec la possibilité de satisfaire à l'exigence du Blanc.
  
  Il suggéra :
  
  - Attendez que nous ayons sorti les corbeilles. Vous pourrez les fouiller avant qu'on ne les vide.
  
  Cette formule ne convenait pas tout à fait à Coplan.
  
  - Je ne peux pas attendre jusqu'à ce que vous arriviez aux bureaux d'Impextronic, maugréa-t-il. Vous venez à peine de commencer.
  
  - Moi, je ne peux pas quitter mon équipe, fit valoir l'autre. Je dois avoir l’œil à tout.
  
  Son ton aurait été plus ferme, et son visage moins énigmatique, s'il avait eu l'intention de rester intransigeant.
  
  Coplan lui glissa :
  
  - N'exagérez pas vos responsabilités. Je donnerais bien dix dollars pour savoir si j'ai vraiment jeté cette damnée lettre.
  
  Le contremaître eut un battement de paupières, redressa son calot.
  
  - Oui, je vois, opina-t-il. Vous risquez d'être très ennuyé...
  
  Le faciès préoccupé, il ânonna quelques mots en cantonais à l'adresse de ses compagnons de travail, lâcha la barre et se mit en route, les bras ballants, vers l'autre extrémité du couloir.
  
  Lorsqu'il eut sélectionné une clé dans son trousseau, il marmonna, pour donner du poids à la faveur qu'il octroyait :
  
  - Ne le dites à personne. C'est contraire au règlement. Seuls ceux qui possèdent une clé ont le droit de pénétrer dans ces locaux en dehors des heures de travail.
  
  - Je n'ai pas eu le temps de la demander au patron. Vous auriez eu fini avant que j'arrive.
  
  Le Chinois entra avant lui, et il resta posté près de la porte tandis que Coplan balayait d'un vif coup d'œil ces aménagements qui étaient censés lui être familiers.
  
  Au jugé, la superficie occupée par Impextronic ne devait pas avoir été divisée en plus de trois pièces : une salle assez spacieuse pour recevoir les clients et pour permettre à trois ou quatre employés de remplir leurs fonctions sans se gêner mutuellement, un bureau directorial et, sans doute, un petit local à usages multiples. Les portes de communication étaient d'ailleurs larges ouvertes.
  
  Coplan avança d'un pas décidé tout en regardant autour de lui. Il cingla vers le bureau où devait siéger le chef de l'entreprise, y pénétra, alla se pencher vers la corbeille.
  
  Il n'y plongea la main que pour la forme car il avait déjà reconnu ce qui l'intéressait : à côté d'elle gisait la caisse en provenance de Bockmeyer, le couvercle enlevé, remplie de boîtes en cartons et de morceaux de mousse de plastique entassés.
  
  Mais Coplan n'était pas venu que pour ça. Farfouillant assez bruyamment dans le panier, froissant les enveloppes que touchaient les doigts de sa main droite, il extirpa simultanément de la poche gauche de son pantalon un objet de la taille d'une boîte d'allumettes et le tint dissimulé dans sa paume.
  
  Le contremaître se mit à errer dans la salle, tant pour garder à vue le Blanc qu'il avait introduit que pour évaluer l'état de propreté du sol. Il y avait toujours des gens qui jetaient leur cigarette par terre au lieu de l'écraser dans un cendrier.
  
  - Bon Dieu, bougonna Coplan, je ne la trouve pas. Où diable peut-elle être passée ? Ça devient encore plus mystérieux !
  
  Il se redressa, l'air consterné, et s'appuya de dos au bureau comme pour réfléchir. Puis il soupira :
  
  - Tant pis. Si ce document n'est pas là, c'est que quelqu'un d'autre l'a pris par inadvertance. Je tirerai cela au clair demain.
  
  Il s'écarta du meuble et revint vers le chef d'équipe.
  
  - Tenez, ajouta-t-il en lui fourrant un billet plié dans la poche de sa salopette. Vous faites une meilleure affaire que moi. Merci quand même.
  
  Décochant au Chinois un petit signe d'adieu, il quitta les locaux d'Impextronic.
  
  Cette firme n'avait pas acheté les six CSD 28 dans le but de les revendre.
  
  
  
  
  
  Revenu au Queen's Hotel, le premier soin de Francis fut de s'assurer si le micro émetteur qu'il avait collé sous la tablette du bureau directorial fonctionnait correctement.
  
  Il le vérifia en appliquant contre son oreille un mini récepteur réglé sur la même fréquence, et qu'il orienta pour améliorer l'écoute.
  
  Ses traits se détendirent. On pouvait faire confiance aux techniciens du Service. Il entendait parfaitement les bruits provoqués par les préposés à l'entretien. Ils déplaçaient des sièges, échangeaient des phrases courtes, maniaient un aspirateur.
  
  Coplan éteignit son petit appareil, inutile jusqu'à la reprise du travail, le lendemain matin.
  
  Il était légitime de supposer que les machines à coder portatives allaient être distribuées prochainement à leurs futurs utilisateurs, soit qu'elles leur fussent remises en divers endroits, à Hong Kong ou ailleurs, soit qu'ils vinssent en prendre possession eux-mêmes à Impextronic. De toute façon, étant donné leur faible encombrement, elles échapperaient désormais aux regards d'un observateur, si vigilant fût-il.
  
  Restait Sevran, simple homme de paille ou membre actif d'une organisation secrète, soviétique ou non. Sevran, à cause de qui une fille était morte à Moscou.
  
  Il faudrait pourtant le faire sortir de l'ombre, ce renard!
  
  Pour tuer le temps, Coplan résolut d'aller dire bonjour à son ami Jackie Fay, l'honorable tenancier de maison close, dispensateur avisé de plaisirs érotiques à faire rougir un Scandinave.
  
  C'était un homme qui avait beaucoup de relations. Il préparait aussi, et fort bien, le thé.
  
  
  
  
  
  A 7 heures du matin, alors que Coplan dormait encore dans sa chambre du Queen's, un frêle Asiatique, élégamment vêtu d'un complet gris clair et portant une serviette, pénétra dans Holland House.
  
  On n'aurait pas plus pu définir son âge que son origine ethnique : s'il était indiscutablement de race jaune, ses traits ne permettaient pas de deviner s'il était Vietnamien, Chinois, Coréen ou Japonais. Il avait un air docte et sa mise dénotait une situation aisée.
  
  Il monta au huitième ; à sa sortie de l'ascenseur, il se dirigea vers l'aile A, très droit, la démarche cadencée.
  
  Parvenu devant la porte d'Impextronic, il tira une clé plate de sa poche mais, avant de l'introduire dans la serrure, il examina celle-ci très attentivement. Il la scruta d'abord de face, puis sous divers angles, comme s'il la soupçonnait de receler un dispositif dangereux.
  
  Enfin, apparemment édifié, il ouvrit, repoussa le battant, le referma derrière lui. Les grandes baies vitrées laissaient entrer la lumière du jour, claire et uniforme, que dispense le ciel peu après le lever du soleil.
  
  Le petit homme promena un regard circulaire sur l'ameublement, déposa sa serviette sur un bureau et entreprit ensuite d'explorer systématiquement la surface des cloisons. Il écarta un cadre suspendu à un crochet, passa le bout de ses doigts effilés sur la peinture pour déceler une aspérité anormale s'il en existait une, étudia le clou qui maintenait le crochet.
  
  Pendant près d'un quart d'heure, il fureta partout : la moquette, les plinthes, les appareils d'éclairage, les prises de courant et les postes téléphoniques subirent successivement le contrôle de ses yeux perspicaces.
  
  Il agissait en toute tranquillité, avec méthode, n'oubliant rien, passant d'une pièce à l'autre pour suivre le trajet d'un fil ou d'une canalisation.
  
  Quand il eut ainsi fait le tour des locaux, il revint à sa serviette, l'ouvrit et en retira un instrument ayant la forme et les dimensions d'un magnétophone à cassette. Mais il s'en différenciait par une fenêtre rectangulaire montrant un cadran devant lequel se mouvait une aiguille, et par une série de commutateurs à poussoir.
  
  Muni de cet appareil de mesure de champ radio-électrique, l'inconnu alla se placer au centre de la salle ; ayant enfoncé l'un des poussoirs, il fit lentement tourner un bouton moleté fixé sur la tranche du boîtier, tout en observant l'aiguille.
  
  Parfois, celle-ci déviait très légèrement, retombait à sa position antérieure, ayant révélé la présence d'un champ faible dans la gamme de 80 à 100 mégacycles, donc dans les ondes métriques.
  
  Après avoir parcouru cette bande de fréquences, l'expérimentateur pressa un autre poussoir afin d'en sélectionner une capable de recevoir des ondes plus courtes encore.
  
  A un moment donné, l'aiguille fit un bond devant les graduations et revint aussi vite à son point de départ. L'homme, alerté, fit pivoter en arrière le bouton moleté. Un certain réglage ramena l'aiguille au chiffre qu'elle avait atteint fugitivement et elle s'y maintint.
  
  Une expression de contrariété se répandit alors sur le visage de l'Asiatique. Indéniablement, un émetteur fonctionnait dans les environs immédiats : l'intensité du champ le démontrait. Mais se trouvait-il à l'intérieur ou à l'extérieur des installations d'Impextronic ?
  
  Pour s'en rendre compte, le visiteur alla vers un des coins de la salle. Enregistrant une diminution du champ, il marcha vers le coin opposé tout en imprimant à son appareil un lent pivotement. Le déplacement de l'aiguille atteignait le maximum d'amplitude quand le boîtier était tourné vers le bureau de la direction.
  
  Hochant la tête, le Jaune se rendit à pas comptés dans cette pièce, l'aiguille reprenant une course ascendante. Dès lors, il ne fut pas long à localiser la source du rayonnement : il distingua une petite boîte suspecte appliquée SOUS la tablette du bureau, se livra à quelques essais concluants. Aucun doute, c'était bien là le générateur d'ondes ultra-courtes.
  
  Fortement ennuyé par sa découverte, le technicien résista à l'impulsion qui l'incitait à détacher le micro émetteur et à le mettre hors d'usage. Il y avait mieux à faire.
  
  Il éteignit son instrument de mesure, quitta le bureau et alla ranger le boîtier dans sa serviette puis, très songeur, il ressortit dans le couloir, referma la porte à double tour.
  
  Revenu dans le hall, il consulta l'horloge à chiffres lumineux : 7 h 45.
  
  Le personnel d'Impextronic commençait à 8 h 30. Carter devait encore être chez lui, mais il n'y avait plus de temps à perdre.
  
  Le mince Asiatique logea son buste dans un des auvents et forma le numéro de l'Européen. Ce fut un domestique chinois qui décrocha.
  
  - Passez-moi M. Carter. C'est urgent.
  
  - De la part de qui ?
  
  - De M. Kago.
  
  Après un court intervalle, une autre voix se fit entendre :
  
  - Oui, je vous écoute.
  
  - Il faut que je vous voie avant l'ouverture du bureau, prononça discrètement le nommé Kago. Où puis-je vous rencontrer ?
  
  - Ho... Où êtes-vous ?
  
  - A Holland House. Un silence, puis :
  
  - Alors, attendez-moi dans un quart d'heure à l'angle de Pedder Street et de Queen's Road. Je vous embarquerai dans ma voiture, au passage.
  
  - Entendu.
  
  Le petit homme en gris raccrocha posément, sortit du building et se mêla aux piétons déjà nombreux qui déambulaient dans l'avenue.
  
  Le lieu du rendez-vous était peut-être le carrefour le plus animé du district central de Victoria, et il n'était situé qu'à moins de 200 mètres de Holland House.
  
  Kago eut le temps d'aller boire un café avant de venir se poster à l'arrêt du bus.
  
  Dans le flot des véhicules qui déferlaient, il ne tarda pas à repérer la berline Triumph beige clair de Carter. Celle-ci, alignée dans la file la plus proche du trottoir, ne stoppa qu'une ou deux secondes pour lui permettre de monter.
  
  - Je vais gagner le jardin botanique, annonça le conducteur, un quadragénaire au teint basané, rasé de près et fleurant l'eau de lavande. Je suppose que ce que vous avez à me dire est plutôt désagréable; non ?
  
  - Oui, acquiesça Kago en conservant une mine impassible. Très désagréable.
  
  Il régnait dans cette artère un vacarme terrible qui couvrait le son des voix. Kago remonta les vitres des fenêtres de la voiture, de son côté. Carter fit de même pour la sienne. Deux pâtés de maisons plus loin, quand il eut viré dans une avenue à forte pente, il reprit :
  
  - De quoi s'agit-il, monsieur Kago ? Des affaires ou d'autre chose ?
  
  - Voilà précisément ce qui doit être éclairci, émit d'un ton réservé son passager. Au cours de mon inspection quotidienne, ce matin, j'ai découvert un micro dans le bureau de M. Sevran.
  
  Carter tourna vers lui un visage incrédule.
  
  - Déjà ? s'étonna-t-il, quêtant de plus amples détails.
  
  Kago approuva de la tête et dit, avec une ombre de sarcasme :
  
  - Vous voyez que nos précautions ne sont pas inutiles. Hong Kong est un vaste nid de serpents, monsieur Carter. Une île bien commode, à certains égards, mais truffée de dangers. Je vous signale que j'ai laissé le micro en place.
  
  - Hein ? Comment ? fit Carter tout en négociant un virage. Mais cela va nous paralyser !
  
  - Sans doute. Pendant quelques jours au moins, que nous mettrons à profit pour élucider certaines questions.
  
  Carter comprit d'emblée. La nouvelle lui avait flanqué un choc.
  
  - Qui, comment et pourquoi ? supputa-t-il. Espérez-vous vraiment que nous l'apprendrons ?
  
  - Nous devons l'apprendre, déclara Kago. Il est tout de même surprenant que la firme ait suscité de la curiosité après seulement trois mois d'existence. Nous ne pouvons rien bâtir de valable sur des bases incertaines : le but est trop important.
  
  - Nous sommes bien d'accord, mais par quel bout comptez-vous attaquer ce problème ? Allons-nous faire le mort ou adopter une tactique offensive ?
  
  - Cela, nous ne pourrons en décider qu'après avoir identifié les gens qui s'intéressent à nous. Notre ligne de conduite variera selon ce que nous aurons détecté ; je vais d'ailleurs devoir en référer à l'échelon supérieur.
  
  Manifestement, Carter était dépassé. Où s'était produite la faille qui avait attiré l'attention sur Impextronic ?
  
  Kago, les mains posées sur sa serviette, regardait fixement le paysage. Il avait quelques raisons, lui aussi, d'être inquiet.
  
  Il parla :
  
  - On n'a pas pénétré dans les bureaux par effraction, ce qui signifie que l'émetteur a été placé, quasiment sous vos yeux, par quelqu'un que vous avez reçu hier ou par un membre du personnel qui s'est laissé corrompre.
  
  Les deux termes de l'alternative étaient inacceptables pour Carter. Pourtant, le fait était là, et il ne servirait à rien de discuter. L'accusation à peine déguisée que venait de formuler Kago pouvait n'être qu'un moyen de pression.
  
  - Alors, que dois-je faire ? maugréa Carter.
  
  - D'abord, vous abstenir de tout propos compromettant, que ce soit de vive voix ou par téléphone. Si un membre du groupe vient vous trouver, faites-lui comprendre par signe qu'un micro est branché quelque part. Ça, c'est le côté négatif. Mais il faut aussi entreprendre une action positive. Et cela, malgré l'urgence, nécessite de la réflexion.
  
  - En tout cas, nous devons nous dépêcher car l'heure avance, dit Carter. Vous songez à un piège ?
  
  Il engagea la Triumph sur une route de montagne qui menait au Peak, le point culminant de l'île. Sur la gauche s'étendait le panorama ensoleillé de Victoria, étirée le long du détroit, et de la péninsule de Kowloon nimbée d'une légère brume.
  
  Kago soupira.
  
  - Il se peut que nous ayons affaire à une banale tentative d'espionnage commercial. C'est courant, dans la Colonie. Il peut s'agir aussi d'un simple coup de sonde de la Special Branch, du Commercial Crime Office ou du Narcotics Bureau. Mais nous pourrions être en présence d'une manœuvre des services de Pékin, et ceci serait infiniment plus gênant. Quoi qu'il en soit, le piège devrait jouer efficacement pour chacune de ces éventualités.
  
  La psychologie et les buts de ces adversaires potentiels auraient nécessité une série d'hameçons soigneusement calibrés. Faire réagir les Individus qui avaient installé le micro, sans connaître leurs mobiles réels, risquait d'être difficile.
  
  - En somme, résuma Carter, on cherche à savoir ce qui se passe chez nous. Bon. Si l'on s'était ménagé la complicité d'un membre du personnel, on n'aurait pas eu besoin de placer un micro. Un informateur dans la place est plus précieux qu'un auxiliaire électronique. Dans ces conditions, je propose de laisser entendre à ces curieux qu'un de nos employés n'est pas d'une honnêteté à toute épreuve. Ils essaieront probablement de le contacter. Qu'en pensez-vous ?
  
  Kago montra d'un mince sourire que l'idée ne lui déplaisait pas.
  
  - J'envisageais quelque chose de ce genre, avoua-t-il. Si nous parvenons à leur faire pointer le bout de l'oreille, nous serons vite renseignés sur ce qu'ils cherchent. Avez-vous quelqu'un-de sûr, à qui vous pourriez confier ce rôle d'appât ?
  
  Les traits de Carter se décontractèrent. Il jeta un coup d'œil à son compagnon et dit :
  
  - Vous venez de prononcer un mot très évocateur, monsieur Kago. Oui, j'ai quelqu'un qui remplira ce rôle à la perfection. Et que je tiens suffisamment pour lui ôter l'envie de nous doubler, si par hasard on lui offrait un pont d'or.
  
  - Parfait. Il est superflu, n'est-ce pas, d'insister sur les conséquences qu'entraînerait pour vous un échec ? Vous devez réaliser pleinement que si nous ne démasquons pas l'organisation en cause, il planera sur nous une menace tellement grave qu'elle nous obligerait à repartir de zéro. Sans vous.
  
  Carter grommela :
  
  - Je savais à quoi je m'exposais en acceptant vos propositions. La bagarre ne me fait pas peur. Soyez tranquille : je réussirai.
  
  - Je le souhaite, articula l'Asiatique. Moi, je puis vous promettre que vous serez épaulé. Maintenant, je crois que vous pouvez reprendre le chemin de Holland House.
  
  Le conducteur de la Triumph attendit de parvenir à un embranchement pour faire accomplir un demi-tour à sa voiture. Tandis qu'elle dévalait la pente, Kago reprit :
  
  - M. Sevran ne rentrera qu'après-demain, si je ne me trompe ?
  
  - Oui, dans la soirée.
  
  - Il faudra que je lui parle avant qu'il reparaisse à l'Impextronic. Devez-vous l'attendre à l'aéroport ?
  
  - Oui, s'il confirme par télégramme l'heure de son atterrissage.
  
  - Prévenez-moi, voulez-vous ? J'enverrai quelqu'un à votre place.
  
  - Okay.
  
  - Combien d'agents doivent encore entrer en possession de leur machine à coder ?
  
  - Trois. Külberg est venu prendre la sienne hier. Le masque de Kago resta de bois.
  
  - Informez-le par message codé qu'il ne doit plus vous téléphoner sous aucun prétexte, dit-il. Et vous, n'appelez plus aucun de nos amis : une oreille exercée peut compter les déclics et reconstituer les numéros.
  
  Il se fit déposer en bordure du jardin botanique ; il extirpa de sa poche une paire de lunettes solaires et, tout en les assujettissant devant ses yeux, il s'en fut d'un pas de promenade vers l'hôpital Canossa.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Dès 8 heures du matin, après s'être fait monter le petit déjeuner dans sa chambre, Coplan se mit à l'écoute de ce qui se passait à l'Impextronic.
  
  Ce ne fut d'abord qu'un brouhaha assez confus annonçant l'arrivée du personnel : des lambeaux de conversation, des sièges qu'on bougeait, des tiroirs ouverts et refermés, un cliquetis de machine à écrire.
  
  Des voix masculines et féminines s'élevaient tour à tour, s'interpellaient sur ce ton maussade qu'adoptent des employés dont la mise en train se révèle pénible.
  
  Le tout restait lointain, dilué dans une sorte de brouillard sonore. Coplan s'arma de patience. Il savait que cette surveillance risquait d'être longue, fastidieuse et, peut-être, sans grand profit.
  
  La pièce où il avait dissimulé le micro demeurait inoccupée. Les bruits captés parvenaient assez amortis, comme par une porte entrouverte.
  
  Du temps passa, au cours duquel Coplan ne recueillit que les indices normaux d'une activité bureaucratique routinière.
  
  De sa visite à la Rufus Trading Co, il avait retenu que la livraison commandée à Zurich par Sevran était en fait la seconde. Or, pour celle-ci, Sevran avait demandé à Bockmeyer de quelle remise il bénéficierait si au lieu de six machines, il en prenait douze... A Impextronic, ils semblaient décidément avoir de gros besoins dans ce domaine.
  
  Coplan, confortablement assis dans un fauteuil, les jambes allongées, se mit à lire l'exemplaire du « Hong Kong Tiger Standard » qu'on lui avait apporté avec le plateau du petit déjeuner.
  
  Sur le plan politique, l'atmosphère de la Colonie était assez détendue, les rapports avec la Chine communiste traversant une période d'apaisement. Si les portraits de Mao étaient ostensiblement affichés dans la ville de Victoria pour rappeler aux Britanniques qu'ils étaient encore là par faveur spéciale, les agents provocateurs mêlés à la multitude des réfugiés chinois se tenaient tranquilles : leur croisade idéologique cédait le pas devant la nécessité, pour Pékin, de se procurer des devises fortes en commerçant avec le monde par le truchement de cette enclave où flottait le drapeau anglais.
  
  Il n'était pas pressé de se mettre au travail, le directeur d'Impextronic... Dix heures et demie, et son bureau demeurait toujours vide.
  
  La firme recevait peu de visiteurs, apparemment. Parfois, une sonnerie de téléphone retentissait, s'arrêtait parce qu'on avait décroché. Les paroles d'une secrétaire répondaient alors à un correspondant anonyme, lui donnant des précisions d'ordre commercial.
  
  Sevran n'était pas sorti de sa spécialité, apparemment. La maison devait importer et exporter du matériel électronique en gros, à en juger par des termes que Coplan parvenait à saisir de temps à autre.
  
  Des voix qui s'approchaient aiguisèrent son attention. Elles pépiaient en anglais, mais devaient sûrement appartenir à de jeunes Chinoises occidentalisées. Leur dialogue devint plus intelligible quand elles furent entrées dans la pièce.
  
  - ... m'arrange drôlement qu'il ne soit pas encore là, je te jure. Ce que je peux être vannée, ce matin.
  
  - Tu es rentrée tard ?
  
  - Vers les 4 heures du matin. Sais-tu où il fourre l'échéancier ?
  
  - Dans le dernier tiroir de droite, habituellement. Tu étais allée à une party ?
  
  Petit rire perlé, puis :
  
  - Si on peut appeler ça une party... Non, Daisy, j'étais plutôt en service commandé. C'est pour ça que je suis fatiguée.
  
  - Que veux-tu dire ? Ce n'était pas pour la firme, quand même ?
  
  - Oh, non. Une petite combine... qui me rapporte quelques centaines de dollars chaque fois.
  
  - Hé, dis donc, ça m'intéresse. Comment fais-tu ? C'est une blague, non ?
  
  La conversation se poursuivit sur un ton plus confidentiel.
  
  - Non, Daisy, je préfère ne pas t'en parler. Je suis sûre que tu serais choquée. D'ailleurs, j'avais pensé t'en faire profiter mais je me suis dit que tu ne marcherais pas. Je te connais, tu te débinerais au dernier moment.
  
  - Linda ! Raconte... Est-ce que tu vas... coucher avec des hommes ?
  
  La dernière phrase avait été quasiment chuchotée. Elle révélait de la part de la jeune femme qui l'avait prononcée, une curiosité intense, complice, nullement scandalisée.
  
  Coplan arqua les sourcils. Le bavardage de ces filles, si étranger qu'il fût aux affaires intérieures d'Impextronic, n'était pas dénué de saveur. La vie est fort chère, à Hong Kong, et tous les moyens sont bons pour grappiller des dollars.
  
  La nommée Linda répondit à mi-voix :
  
  - Non, je ne couche pas avec eux, c'est presque pareil, mais enfin une femme mariée ou une fiancée peuvent le faire sans tromper celui qu'elles aiment, si tu me comprends.
  
  Daisy devait s'être rapprochée de sa collègue car elle murmura, agacée, dans un souffle :
  
  - Non, je ne comprends pas. Explique-toi, je t'en prie. Tu sais bien que j'ai aussi du mal à m'en tirer avec ce que je gagne ici. Comment te débrouilles-tu ?
  
  - Jure-moi que tu ne le répéteras à personne.
  
  - Si tu te figures que je m'amuserais à... Allons, dis-moi !
  
  - Eh bien, il suffit de se laisser caresser. Les types choisissent toujours le même endroit, tu devines, et ils veulent donner du plaisir. Ce qui est fatigant, c'est qu'ils y réussissent souvent.
  
  - Avec la main ? s'enquit Daisy, ébahie.
  
  - Rien qu'avec la main.
  
  - Et... et après ? Eux ?
  
  - C'est très bizarre. La plupart des hommes qui viennent là se contentent de ça : du moment qu'ils m'ont fait atteindre l'extase, ils sont satisfaits et ils s'en vont.
  
  - Tu ne vas pas me faire croire qu'il n'y en a pas qui veulent te prendre ?
  
  - Ils savent qu'ils n'ont pas le droit. Ils ont payé d'avance et, si j'appuie sur un bouton de sonnerie parce qu'un type devient trop entreprenant, il se fait jeter à la porte séance tenante. C'est la règle du jeu. Quand, par hasard, il y en a un qui tient absolument à être soulagé, il doit payer un supplément pour que je lui rende la pareille. Mais jamais il ne peut me déshonorer. Moi-même je n'aurais pas l'autorisation de faire l'amour avec lui si j'en avais l'envie. Le patron est intraitable là-dessus.
  
  Ces singulières confidences durent impressionner l'autre employée car un silence de plusieurs secondes régna.
  
  - Voudrais-tu essayer ? reprit Linda. Tu ne risques rien. Quand le type est moche, ou trop vieux, tu n'as qu'à fermer les yeux.
  
  Après un temps d'hésitation, sa camarade s'enquit :
  
  - On doit se déshabiller complètement ?
  
  - Ça dépend. Il y a des clients qui veulent occuper leurs dix doigts, d'autres qui préfèrent qu'on garde sa robe. Ce sont les plus vicieux.
  
  - Ils t'embrassent ?
  
  - Pas sur la bouche. Ailleurs, ils peuvent.
  
  - Toi... Tu as pu t'habituer ?
  
  - Bah, tu sais, ce n'est pas tellement désagréable. La plupart de ces bonshommes doivent être des impuissants ou des complexés qui cherchent une compensation quelconque. Il en vient de toutes les races.
  
  - Ça te rapporte combien, au juste ?
  
  - 50 dollars par « massage », comme on dit. J'en ai deux ou trois par soirée...
  
  Daisy dut faire un rapide calcul mental.
  
  - C'est pas mal, soupira-t-elle. Mais je ne vois pas comment je m'arrangerais pour que Johnnie n'en sache rien.
  
  - Idiote. Dis-le-lui. Moi, c'est ce que j'ai fait. Quand, timidement, j'ai proposé à Dave d'y aller, il a commencé par me faire une scène terrible. Et puis, petit à petit, il s'est laissé convaincre.
  
  La voix de Linda se fit plus discrète encore lorsqu'elle glissa :
  
  - Les hommes sont tous un peu vicieux, crois-moi. Les jaloux plus que les autres. Ils n'arrêtent pas de se faire des idées. Je l'ai bien vu avec Dave. Après que je lui aie bien expliqué que, en réalité, ça n'avait aucune importance, il a cédé plus vite que je ne m'y attendais. Et maintenant, quand je rentre la nuit, il est encore plus amoureux de moi qu'avant, figure-toi !
  
  Elle pouffait tandis que sa collègue, probablement ébranlée, marmonnait :
  
  - Je ne sais pas si j'oserais.
  
  - Quoi ? Lui en parler ou venir avec moi ?
  
  - Lui avouer que...
  
  - Fais d'abord une expérience, pour te rendre compte. Invente une histoire. Tu verras bien... Je suis certaine que tu ne le regretteras pas.
  
  Puis, furtivement :
  
  - Décide-toi. On va se demander ce que nous fabriquons dans ce bureau.
  
  - Tout à l'heure... Laisse-moi le temps d'y penser.
  
  Il y eut un léger remue-ménage, puis le départ des deux employées se fondit dans les bruits généraux.
  
  Cet intermède inattendu avait amusé Coplan. Les aveux que peuvent se faire des filles ont souvent de quoi estomaquer les hommes qui les surprennent. L'aisance avec laquelle certaines évoluent vers diverses formes de prostitution n'a d'égale que l'intransigeante vertu de leurs consœurs, ce qui n'a pas fini de plonger l'homme dans des abîmes de perplexité, son flair illusoire ne lui permettant jamais de ranger d'emblée celles qu'il rencontre dans l'une ou l'autre catégorie.
  
  Il ressortait en tout cas de ce dialogue qu'Impextronic ne rémunérait pas généreusement ses collaboratrices.
  
  Coplan n'aurait pas été fâché de voir en personne les deux jeunes femmes dont il avait entendu les propos. Son imagination leur attribuait un aspect des plus attrayants. Graciles, menues, un visage safrané à la bouche délicatement ciselée. Une chevelure noire, miroitante, tombant sur les épaules.
  
  Il se ressaisit soudain. Il n'était pas là pour épier les problèmes de secrétaires un tantinet perverses, soucieuses d'arrondir leurs fins de mois. Que la nommée Daisy fît taire ou non ses scrupules ne le concernait aucunement.
  
  A présent, elles devaient toutes deux offrir à leurs compagnons de travail le spectacle d'employées modèles, pudiques, très attachées aux intérêts de la firme. Le crépitement des machines à écrire allait bon train.
  
  L'une des filles s'était félicitée que le patron n'était pas encore là. Il était donc attendu. L'écoute ne deviendrait instructive qu'au moment où le boss reprendrait les rênes.
  
  L'attention de Coplan faiblit et, à midi, il ne fut pas mécontent de pouvoir interrompre son audition. Il descendit se restaurer au snack-bar de l'hôtel, acheta une provision de journaux et de magazines avant de remonter chez lui.
  
  Dans le courant de l'après-midi, sa veille continua d'être décevante jusqu'à ce qu'une seconde conversation menée en cachette par Linda et Daisy vînt rompre la monotonie.
  
  Aussi furtivement que pendant la matinée, elles abordèrent le sujet qui avait dû préoccuper la moins effrontée des deux.
  
  - ... Si je voulais faire comme toi, où devrais-je me présenter, en définitive ?
  
  - Il ne faut pas que tu y ailles seule. Accompagne-moi, je te donnerai du courage. Et puis, tu te mettras d'accord avec le propriétaire de la maison pour les conditions.
  
  - Quand cela pourrait-il s'arranger, pour toi ?
  
  - Demain soir. On devrait se fixer un rendez-vous vers 9 heures. Il y eut un silence. Daisy conclut enfin :
  
  - Je vais encore y penser.
  
  - Oh, ce que tu es godiche ! Lance-toi à l'eau une bonne fois. Si tu continues d'hésiter, tu ne t'y résoudras jamais. Tandis que si tu fais un essai, tu verras combien c'est facile de gagner de l'argent. Au point que je me demande pourquoi je viens m'embêter ici tous les jours, du matin au soir.
  
  - Est-elle à Wanchai, cette maison ?
  
  - Oui, mais pas dans le secteur des dancings. Il faut connaître... Allons, je t'attendrai demain au coin d'Hennessy Road et de O'Brien Road. Si tu ne viens pas, tu ne devras jamais plus m'en reparler par la suite, je t'avertis.
  
  - Linda ! Tu veux me forcer la main.
  
  - Dans ton propre intérêt, trouillarde ! Elles quittèrent la pièce.
  
  A quelque distance de là, Coplan reprit distraitement un de ses magazines.
  
  Les hommes se demandent souvent comment une fille honnête franchit soudain le pas qui l'engage sur les sentiers périlleux de la galanterie. Francis en avait eu là un exemple frappant : l'influence d'une amie dévergondée, l'appât d'un gain facile, une curiosité un peu louche et un rien de forfanterie se conjuguaient pour détourner du droit chemin cette jeune secrétaire.
  
  L'envie de contempler les deux actrices de ce petit psychodrame reprit Coplan. Au fond, cela ne dépendait que de lui. Linda avait cité les coordonnées du rendez-vous qui, peut-être, marquerait d'une pierre noire l'existence de sa collègue. Daisy s'y rendrait-elle ?
  
  Il y avait presque la matière à un pari.
  
  Coplan se fût moins attaché à soliloquer sur cette question si son écoute avait été plus fructueuse. Malheureusement, les vagues propos qui lui parvenaient d'Impextronic étaient d'une banalité persistante. Il n'avait même pas saisi la moindre allusion se rapportant à Sevran ou à l'envoi de Bockmeyer.
  
  Lorsque le moment de la fin du travail arriva, il avait tout juste réussi à déterminer que cinq personnes, deux hommes et trois femmes, étaient employées au siège de la firme. En dehors des prénoms des deux comploteuses, il avait entendu interpeller un certain M. Carter qui devait, en l'absence du directeur, avoir le grade le plus élevé.
  
  
  
  
  
  La journée du lendemain ne fut guère plus instructive. Francis ne bénéficia même plus d'un intermède semblable à celui qui l'avait diverti la veille. Bien que le bureau directorial fût demeuré inoccupé, Linda et Daisy n'y vinrent pas prolonger leur bavardage.
  
  La seconde finirait-elle par succomber au chant de sirène de sa collègue ?
  
  En s'interrogeant là-dessus, Coplan se fit la réflexion qu'il y avait peut-être moyen de tirer parti des maigres informations dont il disposait.
  
  Après tout, pourquoi ne pas entrer en relation avec l'une des deux filles ? Lui soutirer quelques renseignements, soit d'une façon désinvolte, soit en monnayant ses indiscrétions, n'exigerait qu'un peu de diplomatie et ferait à coup sûr gagner du temps.
  
  Coplan ne se dissimula pas que cette perspective n'entrait pas seule en ligne de compte. Il était également intrigué par le physique des deux employées, sinon par l'établissement où Linda se prêtait aux attouchements de névrosés en mal de solitude.
  
  Le soir, après avoir dîné de beignets de langoustines et d'un copieux chop-suey au poulet, il se dirigea d'un pas de promenade vers le district de Wanchai en suivant Queen's Road.
  
  Cette balade d'environ deux kilomètres le fit passer à proximité du Quartier Général de la Police, dont il avait gardé un souvenir plutôt déplaisant. Mais, dès qu'il eut pénétré dans le quartier véritablement chinois de Victoria, il se sentit d'humeur plus amène.
  
  Cette odeur à la fois douceâtre et piquante, infecte, putride et pourtant sournoisement chargée d'effluves capiteux, qu'on retrouve dans toute l'Asie, ces banderoles et ces panneaux aux caractères peints à gros traits, ces boutiques mal éclairées, surencombrées de marchandises, ces hommes aux pommettes accusées, élégants ou dépenaillés, ces femmes joliment coiffées, fidèles à la tunique soyeuse, moulante et fendue sur la cuisse, composaient une atmosphère puissamment évocatrice, inoubliable, dans laquelle Coplan plongeait avec une joie secrète.
  
  A quoi tient cette sorte de fascination qu'exerce l'Extrême-Orient sur l'Occidental ? Beaux ou sordides, ses décors le séduisent toujours par quelque côté, comme si une obscure parenté l'unissait, dans la nuit des âges, à ce monde indéchiffrable.
  
  O'Brien Road est une voie transversale qui coupe trois longues et interminables rues parallèles au port de commerce. A 9 heures du soir, les devantures des bars et les enseignes lumineuses commencent à lancer leurs éclats de couleur bien que la vie nocturne n'anime le quartier qu'un peu plus tard.
  
  Coplan ne se singularisait pas, dans ce district de prédilection des gens de mer : des Américains athlétiques, des Russes aux yeux de banquise ou des Scandinaves encore dignes déambulaient comme lui dans ces artères surpeuplées. Ils n'en étaient qu'à la première phase de leur sortie, celle où, refrénant leur impatience de marins frustrés, ils essayaient de se comporter en simples touristes.
  
  Approchant du croisement de Hennessy et de O'Brien Road, Coplan aiguisa son regard et le promena sur les quatre coins de rues.
  
  Il repéra une silhouette féminine de l'autre côté de la voie, presque perdue dans la foule, et qui semblait attendre quelqu'un.
  
  Mais, à un autre coin, était aussi postée une créature d'aspect juvénile, tenant à bout de bras la lanière de son sac à main et explorant des yeux les alentours.
  
  Laquelle des deux était l'employée d'Impextronic ? La moins voyante pouvait être une belle de nuit portant encore une robe effacée, et l'autre une fille réservée le jour qui avait revêtu une toilette agressive pour aller remplir ses fonctions dans un des mauvais lieux de l'endroit.
  
  Perplexe, Coplan s'immobilisa un instant, les mains dans les poches, comme pour mieux s'imprégner de l'exotisme de ce carrefour.
  
  Il regarda dans tous les sens, observa les façades des maisons, incertain quant à l'itinéraire qu'il allait emprunter.
  
  Il traversait O'Brien Road quand son dilemme fut inopinément résolu : un quidam de race blanche, la face distendue par un sourire béat, vint au-devant de la fille munie d'un sac et lui prit affectueusement les poignets. Ils échangèrent quelques monosyllabes, partirent aussitôt bras dessus bras dessous vers des amours plus ou moins coupables.
  
  Coplan continua d'avancer dans Hennessy mais, une trentaine de mètres plus loin, il gagna l'autre trottoir en rebroussant chemin.
  
  Il passa à quelques pas de la présumée Linda (ou Daisy...) sans donner le moins du monde l'impression qu'il l'avait remarquée. Cependant, il avait eu d'elle une image précise qui resterait gravée dans sa mémoire : un joli visage plat, doté d'un petit nez aux narines écartées, d'yeux étirés retranchés sous de larges paupières, et d'une bouche d'idole sereine, très belle, aux lèvres fermes.
  
  Lorsqu'il eut retraversé O'Brien Road, il s'attarda devant la vitrine d'un marchand tailleur, où un écriteau en anglais annonçait qu'un costume sur mesure pouvait être livré dans les douze heures. Des échantillons du savoir-faire de l'artisan étant exposés, en vente à des prix dérisoires.
  
  Deux ou trois minutes plus tard, une Chinoise en robe d'été très courte aborda la fille qui patientait. Elles se parlèrent gaiement, puis, sans hâte, elles s'éloignèrent dans Hennessy Road.
  
  Coplan alluma une cigarette. Il était partagé entre le désir de les suivre et celui de prendre contact avec l'une d'elles ailleurs que dans la maison hospitalière on elles se rendaient fort probablement.
  
  Apparaître sous les traits d'un « client » n'est pas l'idéal pour entamer avec une femme des relations appelées à prendre une autre tournure. Mieux valait engager la conversation dans un quartier moins frelaté, sans paraître se douter qu'elles avaient un second métier.
  
  Coplan poursuivit son chemin, en sens inverse.
  
  
  
  
  
  Moins d'une heure après sa descente d'avion, Luc Sevran rejoignit Kago dans une voiture qui stationnait près d'un music-hall, et à laquelle l'avait conduit un émissaire de l'Asiatique.
  
  - Avez-vous fait un bon voyage ? s'informa poliment Kago lorsqu'ils furent seuls.
  
  - Oui, merci, dit Sevran. Mais pourquoi m'avez-vous fait intercepter ? J'aurais dû voir Carter.
  
  - Vous allez le voir, rassurez-vous. Auparavant, je tenais à vous informer que votre programme, quel qu'il soit, va subir une entorse.
  
  Sevran fixa son compagnon, peu visible dans la pénombre.
  
  - Ah ? fit-il, interloqué. Cela tombe mal. Une opération doit être montée très bientôt. Que s'est-il produit ?
  
  - Quelqu'un espionne ce qui se dit dans les locaux d'Impextronic, monsieur Sevran. Cela nous contraint à réviser tous nos projets.
  
  Après un temps, il ajouta sans laisser à Sevran l'occasion de prononcer un mot :
  
  - Êtes-vous certain de ne pas avoir commis une erreur en Union Soviétique ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  - Une erreur ? dit Sevran, soucieux. Comment voulez-vous que... Tout s'est passé exactement comme prévu. Les Russes ne m'auraient pas mis dans le premier avion pour la Suisse s'ils avaient découvert une raison de se méfier de moi.
  
  - La fille a bien été éliminée ? s'informa Kago.
  
  - Certainement. Et malgré les soins pris pour étouffer l'affaire, la nouvelle aura filtré, soyez-en sûr. Il y avait du monde aux fenêtres quand le corps a été enlevé.
  
  - Donc, on vous a vu quitter l'immeuble... Quelqu'un a pu s'intéresser à vous, prendre le même avion.
  
  Sevran secoua négativement la tête.
  
  - Impossible, affirma-t-il catégoriquement. J'ai été emmené par des officiers de la Sûreté, à grande vitesse, dans un énorme bâtiment possédant de nombreuses issues sur quatre voies publiques. Je suis ressorti, vers 5 heures du matin, dans une voiture aux stores baissés. A l'aéroport, on m'a mis dans un petit salon spécial et j'ai été le dernier à monter dans l'avion. Alors ?
  
  - Alors, dit Kago, une dizaine de jours plus tard quelqu'un est venu coller un micro sous la tablette de votre bureau. Et vous êtes le seul, de nous tous, qui ayez quitté Hong Kong. Or ici, vous ne l'ignorez pas, nos activités n'ont pas encore donné matière à suspicion.
  
  Sevran afficha un certain scepticisme.
  
  - Ici, n'importe quelle activité prête à suspicion, rétorqua-t-il. Le seul fait de s'installer à Hong Kong paraît déjà louche aux yeux des Britanniques, par principe. Je suis persuadé que vous avez tort d'établir une corrélation entre mon voyage et le placement de ce micro. Avez-vous pris des contre-mesures ?
  
  - J'en ai laissé le soin à Carter. Nous allons savoir dans quelques minutes si sa tactique a été payante. Vous parliez d'une opération à réaliser... Dans quel délai ?
  
  - Trois jours... Mais, monsieur Kago, sans vouloir vous offenser, est-il interdit de supposer que l'intérêt porté à Impextronic pourrait être attribué à une autre cause qu'une erreur de ma part ?
  
  Le masque de l'Asiatique se durcit imperceptiblement. Il articula d'une voix douce :
  
  - Veuillez préciser votre pensée, monsieur Sevran.
  
  - Votre service est très ramifié, il utilise un grand nombre d'auxiliaires dans cette partie du monde ; les Américains, tout comme les Chinois de Pékin et les nationalistes de Formose, se démènent pour connaître vos intentions. Supposez que l'attention d'un de leurs agents ait été portée sur vous, qui venez quotidiennement à Impextronic à une heure bizarre.
  
  Kago resta de marbre, malgré l'affront.
  
  - Votre hypothèse est absurde, répondit-il d'un ton égal. Peut-être ne savez-vous pas que je suis moi-même couvert. Personne n'aurait pu me suivre sans que j'en sois averti. Ni deviner dans quels locaux du huitième étage je pénètre, étant donné qu'une bonne douzaine de firmes y ont des bureaux. Mais laissons cela : j'espère que nous saurons sous peu à quoi nous en tenir.
  
  Sevran ne regretta pas d'avoir exprimé carrément son opinion, dût la susceptibilité de Kago en souffrir. Il n'aimait guère être traité en subalterne douteux. Au reste, objectivement, il estimait que la responsabilité de Kago devait être envisagée, dans l'apparition de cette menace.
  
  - M'avez-vous fait venir pour me conseiller de ne pas retourner à Impextronic et de choisir un autre centre opérationnel ? s'enquit-il, les yeux posés sur son interlocuteur.
  
  - Non. Il faut au contraire que vous continuiez de jouer votre rôle de chef d'entreprise, en surface. Si vous avez des instructions confidentielles à transmettre à Carter où à d'autres membres du personnel, faites-le par écrit, puis brûlez ces notes. N'engagez plus aucune conversation téléphonique avec d'autres membres de votre groupe. Ils sont avisés, déjà, qu'ils ne doivent plus venir vous rendre visite à la firme. Vous correspondrez avec eux par courrier, en recourant aux machines que vous aviez commandées en Suisse.
  
  - Ah oui, à propos, ont-elles été distribuées à leurs destinataires ?
  
  - C'est chose faite. Carter s'en est occupé. Dorénavant, nous ne...
  
  Il s'interrompit car une voiture arrivant à leur hauteur cherchait visiblement à se garer. C'était une berline beige clair.
  
  - Il aurait mieux fait de venir en taxi, bougonna Kago.
  
  Lorsque la berline se fut immobilisée à un emplacement libre, Carter en sortit. Il jeta un coup d'œil circulaire tout en refermant sa portière à clé, puis il se dirigea en droite ligne vers la caisse du music-hall, acheta un billet d'entrée et s'engouffra dans la salle de spectacle.
  
  Sevran réprima un sourire.
  
  - Vous disiez ? questionna-t-il, un peu railleur.
  
  Kago enchaîna, comprenant qu'il avait parlé trop vite :
  
  - Je disais que dorénavant, nous n'aurons plus de contacts directs jusqu'à ce que l'adversaire soit identifié. Mais je poursuivrai mes inspections.
  
  - Très bien. A vous de juger.
  
  Quelques minutés s'écoulèrent encore. Carter, s'étant défilé du music-hall par une sortie de secours, vint les rejoindre. Il serra la main de Sevran et avoua tout de suite :
  
  - L'hameçon n'a rien ramené, il va falloir augmenter la dose.
  
  Il se carra mieux sur la banquette arrière pour s'adresser à Sevran :
  
  - Vous êtes au courant, je présume ?
  
  - Oui, grosso modo. Qu'aviez-vous organisé ? Carter le lui expliqua et fournit des détails complémentaires :
  
  - Je m'étais planqué dans notre maison à l'angle de Hennessy et de O'Brien Road, au premier étage. Le rendez-vous des deux filles avait été choisi en fonction de cela : je disposais là d'un excellent poste d'observation. Je m'étais muni de jumelles et d'un appareil de photo avec téléobjectif, chargé de pellicule ultra-rapide. Par transcepteur, j'étais en liaison avec Külberg, qui patrouillait dans la rue, de manière à le lancer sur les traces de l'individu qui emboîterait le pas à mes deux Chinoises. Eh bien, tout ça n'a rien donné. J'ai eu beau scruter les épreuves, je n'ai pas pu déceler si un type s'était particulièrement intéressé à Linda et à Daisy.
  
  Le faciès de Kago exprima du mécontentement.
  
  - Et elles ? maugréa-t-il. Aucun client ne leur a-t-il posé de questions insidieuses ? Vous auriez pu ne pas vous apercevoir qu'un homme les suivait, dans cette foule. Il a pu entrer chez Wong bien plus tard !
  
  - Je les ai interrogées, dit Carter. Elles n'ont eu affaire à personne. Puis, méditatif :
  
  - Le ou les types qui sont à l'écoute n'ont peut-être pas encore discerné que l'une des filles pourrait leur être utile. Ou bien ils n'ont pas été suffisamment excités.
  
  Sevran intervint :
  
  - Vous avez gardé les clichés ?
  
  - Naturellement.
  
  - Il faudrait les amener au bureau demain. J'aimerais les examiner, et les montrer à ces jeunes femmes. En tout cas, l'expérience doit être poursuivie. Si nous repérons une même tête sur deux photos prises à vingt-quatre heures d'intervalle...
  
  Carter opina.
  
  - Nous aurons plus de chances par des recoupements que par une simple observation visuelle, car ces gars-là doivent être habiles. Mais le résultat ne sera décisif que si l'un d'eux se décide à aborder nos filles et essaye de les soudoyer. Alors seulement nous pourrons lui tomber dessus.
  
  - Oui, dit Sevran. Il me tarde que cela soit tiré au clair, car nous avons du travail en perspective : les événements sont en train de bouger.
  
  
  
  
  
  A cette même heure, Coplan se trouvait dans un petit salon en compagnie de son ami Jackie Fay. Ce dernier, un Chinois anglicisé, ne devait pas avoir plus de trente ans.
  
  En pantalon de lin et chemise nylon blanche à col ouvert, il avait la mine parfaitement respectable et la voix feutrée d'un confesseur. Toutefois, quand il renonçait à composer son personnage, sa physionomie s'éclairait subitement d'un sourire franc, jovial, teinté de malice. Alors sa vraie nature transparaissait : celle d'un garnement débrouillard et astucieux qui n'avait aucun scrupule à exploiter les faiblesses de ses contemporains.
  
  Assis en face de Coplan et séparé de lui par une table basse, il insistait, une cigarette tenue entre le pouce et l'index :
  
  - Enfin, Francis, je te ferais un tarif tout à fait spécial. Commence au moins par les regarder ! J'en ai de nouvelles, des merveilles, tu peux me croire. De 16 à 19 ans, garanti. Et très artistes, par surcroît. Tu ne vas pas manquer ça !
  
  Coplan était édifié sur les conceptions de Jackie en matière d'art. Il pinça l'anse de sa tasse de thé, l'amena près de ses lèvres et, avant de boire une gorgée, il déclara :
  
  — N'aggrave pas mes regrets, Jackie. J'ai d'autres préoccupations en ce moment. L'autre jour, je t'ai montré la photo d'un Français. Tu ne l'avais jamais vu. Bon. Mais ce soir j'ai autre chose à te demander.
  
  Il avala un peu de thé très chaud tandis que Jackie assurait, une main sur le cœur :
  
  - Tout ce que tu veux. Je suis ton serviteur, ton frère.
  
  - Connaîtrais-tu par hasard une maison située à proximité du croisement de O'Brien et de Hennessy Road, à Wanchai, et où la clientèle n'a que le droit de caresser les filles ?
  
  Jackie Fay se gratta la tête.
  
  - Rien de plus ? s'étonna-t-il, incrédule.
  
  - A la rigueur, je crois qu'on peut obtenir davantage, mais ce n'est pas un institut de massage traditionnel, si tu vois ce que je veux dire. Ce serait plutôt l'inverse. L'originalité de la boîte, c'est que les gars paient pour procurer du plaisir à des professionnelles.
  
  Le visage de Fay refléta du scepticisme. Il s'inquiéta :
  
  - Es-tu sûr que cela existe ?
  
  - J'ai des raisons de le penser. Son hôte hocha la tête, très perplexe.
  
  - Si une maison comme celle-là s'est ouverte à Wanchai, ce n'est pas depuis longtemps, affirma-t-il. Je n'en ai jamais entendu parler, et Dieu sait si je me tiens au courant des nouveautés dans ce domaine. Il faut suivre le progrès, tu comprends. La concurrence est dure, à Hong Kong. J'ai des indicateurs, des rabatteurs. Aucun d'eux ne m'a signalé un business de ce genre.
  
  Il avait l'air sincèrement vexé, comme un chef d'industrie auquel on apprend qu'un confrère plus avisé a découvert une meilleure formule de vente. Mais il se ressaisit :
  
  - D'ailleurs, pourquoi créer une maison spéciale ? Les clients qui n'ont que cette envie-là peuvent la satisfaire n'importe où, même chez moi. A moins qu'ils ne paient moins cher là-bas ?
  
  A ses yeux, c'était la seule explication valable. Les sourcils froncés, il reprit :
  
  - Nous allons être fixés tout de suite : je connais un membre de la section de la « Triad » qui contrôle les établissements de Wanchai. Pas un claque ne peut s'ouvrir sans qu'il le sache. Je vais lui passer un coup de fil.
  
  Coplan approuva, satisfait. La « Triad » est une société secrète chinoise qui a la haute main sur toute la pègre de Hong Kong. Elle perçoit les « cotisations » des tenanciers de bars, de tripots et de fumeries, réglemente la prostitution, recrute des affiliés parmi les réfugiés et joue un rôle politique assez obscur ; la police anglaise ferme les yeux, en vertu d'un accord tacite qui laisse à la « Triad » le soin de maintenir l'ordre dans les bas-fonds. Elle s'en acquitte fort bien (Authentique).
  
  Jackie, qui s'était rendu dans une pièce contiguë, revint au bout de quelques minutes. Un certain contentement se lisait sur ses traits.
  
  - Ton tuyau n'est pas bon, Francis, déclara-t-il en se rasseyant. Il n'y a pas de boîte qui se soit fait une exclusivité de ce vice-là. Elle aurait peut-être une chance si elle s'adressait à une clientèle féminine, de touristes, par exemple, mais alors il faudrait payer des gars spécialisés, tu vois ?
  
  - Ouais, laissa tomber Coplan, rêveur.
  
  Il pouvait tenir pour valable l'information que venait de lui transmettre le Chinois. Il devait même la considérer avec gravité.
  
  En vieux technicien du commerce des plaisirs charnels, Jackie poursuivit, les mains croisées :
  
  - Mes « call girls » peuvent répondre à toute demande, quel que soit le désir du visiteur. Et, quand par hasard une voyageuse anglaise ou américaine entre ici, je t'assure qu'elle trouve ce qui lui faut, sur mesure.
  
  - Je sais, dit Coplan. Tu te donnes beaucoup de mal pour sauvegarder ta réputation, et l'éventail de tes possibilités est très large. Tu n'as jamais déçu ceux qui te faisaient confiance.
  
  Jackie s'épanouit.
  
  - Pour moi, c'est une question d'honneur, affirma-t-il. On raconte tellement de choses sur les raffinements orientaux ! Moi, tu comprends, je peux prouver que ce n'est pas de la blague, de la littérature. Les gens sont convaincus. Ils en parlent à leurs amis, dans le monde entier. Malgré les inventions des Nordiques et le tam-tam qu'ils en font avec leurs porno-shops et leurs films érotiques affreusement grossiers, Hong Kong demeure insurpassable.
  
  Coplan vida sa tasse, la déposa sur la soucoupe.
  
  - Moi je n'en ai jamais douté, dit-il avec le plus grand sérieux. Maintenant, Jackie, excuse-moi, il faut que je m'en aille. Je reviendrai te voir un de ces jours, c'est promis.
  
  Il eut encore quelque difficulté à résister aux propositions de plus en plus saugrenues que s'obstinait à lui faire l'adroit proxénète, mais il parvint à quitter l'immeuble sans avoir goûté aux sublimes faveurs qu'y prodiguaient des pensionnaires expertes.
  
  Il se mit en marche dans une rue assez sombre et peu fréquentée, indécis quant à ses projets immédiats, turlupiné par sa conversation avec Jackie.
  
  La douceur de l'air incitait à la promenade, et il n'était que 11 heures un quart.
  
  Coplan, bifurquant dans une artère plus large, emprunta machinalement la direction du quartier des affaires.
  
  Que serait-il advenu si, deux heures plus tôt, il avait eu la curiosité de suivre les deux employées d'Impextronic ? Peut-être l'auraient-elles guidé vers une maison privée où, clandestinement, un personnage n'appartenant pas au « milieu » trafiquait des charmes de quelques filles en quête d'un appoint de ressources et non recensées par la « Triad » ?
  
  C'eût été, pour cet individu, extrêmement dangereux. Si dangereux qu'aucun Chinois de la Colonie, fût-il le plus rusé et le plus cupide, ne s'y serait risqué.
  
  Mais Coplan poussa le raisonnement plus loin, en admettant comme véridique l'assertion de Jackie : dès lors, Linda et Daisy ne se rendaient pas au genre d'endroit où elles étaient censées aller.
  
  Coplan s'arrêta pour allumer une Gitane. L'idée que les phrases prononcées par ces secrétaires dans le bureau directorial avaient eu un but précis ne lui parut pas invraisemblable. Quiconque, ayant surpris leurs confidences, aurait été tenté de les voir, sinon de se livrer avec elles aux jeux que Linda évoquait. Et, conduit par ce fil, il aurait pu être entraîné vers une trappe.
  
  Cette hypothèse impliquait que le micro avait été décelé, et qu'on s'en était servi pour monter un scénario.
  
  Coplan, ne se jugeant jamais plus malin que l'adversaire, envisagea calmement cette éventualité tout en poursuivant sa promenade.
  
  Il était relativement louche, tout compte fait, que les deux Chinoises fussent revenues dans le bureau du patron pour convenir de leur rendez-vous. Elles auraient pu le faire pendant la pause du lunch, à midi, ou après leur sortie de Holland House. Or, comme par hasard, elles s'étaient postées à proximité du micro, deux fois de suite.
  
  Leur histoire avait été si bien agencée que lui, Coplan, avait réagi sans tarder. Ce qu'on avait escompté, probablement.
  
  Il eut le sentiment d'avoir été bien inspiré en décidant de n'entrer en contact avec l'une d'elles que le lendemain, et dans un autre coin de la ville.
  
  Il regarda de part et d'autre pour s'orienter. Subitement, sa résolution fut prise. Il se remit en route à une allure plus rapide, le cap sur l'embarcadère des ferrys.
  
  Il y arriva quelques minutes plus tard, monta sur le premier transbordeur pour Kowloon. Pendant la courte traversée, il réalisa que des choses bien étranges devaient se tramer à Impextronic pour qu'une parade aussi prompte eût été opposée à l'installateur du micro. Ces gens-là connaissaient la musique.
  
  Arrivé sur l'autre rive du détroit, Coplan monta dans un taxi et donna comme adresse le « Shatin Heights Hotel ». La voiture enfila Nathan Road, la longue avenue principale qui traverse de bout en bout l'agglomération de Kowloon et où, à cette heure, une foule nombreuse déambulait encore devant des magasins brillamment illuminés. Puis le taxi dépassa une zone industrielle et s'enfonça dans une campagne obscure.
  
  La course se poursuivit pendant une vingtaine de minutes ; les lumières du bourg de Sha Tin apparurent. A l'entrée de l'hôtel, Coplan paya le chauffeur et pénétra dans le hall.
  
  Il se dirigea vers un des salons, s'assit devant un secrétaire afin de rédiger une lettre sur du papier à en-tête de l'établissement.
  
  Il l'adressa aux « Vénérables du Temple des Dix mille Bouddhas » et l'écrivit en ces termes :
  
  « Peut-être vous souviendrez-vous qu'il y a cinq ans, j'ai eu l'insigne honneur et le redoutable privilège d'acheminer en France un document secret de la plus haute importance, et qui m'avait été remis, sur votre ordre, par votre éminent serviteur Yau Sang. Je ne sais si, de ce fait, j'ai quelque titre à solliciter votre concours, mais je vous informe respectueusement qu'une aide de votre organisation me serait très utile en ce moment. Je réside au Queen's Hotel, à Victoria, où votre émissaire pourrait me joindre le cas échéant. Bien entendu, je lui fournirai des explications complémentaires afin que vous puissiez juger si ma requête mérite considération (Voir Tous contre Coplan). »
  
  Et il signa : Francis Coplan.
  
  Ayant glissé le feuillet plié sous enveloppe, il mit la missive dans sa poche intérieure et ressortit de l'hôtel.
  
  Sous un ciel constellé d'étoiles, il gravit le chemin qui montait vers le monastère construit sur la colline. Seuls les grillons troublaient le calme de ce site boisé, que la nuit rendait impressionnant. Un touriste ordinaire ne s'en fût pas rendu compte, mais Coplan savait quelle formidable puissance spirituelle dissimulait ce décor paisible.
  
  Outre le temple et la pagode, le monastère comportait divers pavillons pour le logement et l'activité studieuse des bonzes. Mais tout dormait à cette heure et personne n'était visible.
  
  Coplan chercha des yeux la boîte à offrandes qui se trouve à l'entrée des temples. Il l'aperçut à la droite de la grande porte à double battant, s'en approcha et introduisit sa lettre dans la fente, assez curieux des suites qu'aurait sa démarche.
  
  Puis il repartit vers l'hôtel, prit le premier des taxis qui stationnaient devant la rotonde.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à 8 heures et demie, il reprit son écoute tout en étant presque certain qu'il n'entendrait rien de vraiment significatif, sinon d'autres propos destinés à l'intoxiquer.
  
  Son attente, cependant, était désormais pimentée par l'espoir que son message allait produire un effet, favorable ou non.
  
  Il eut la surprise de constater que le mystérieux patron d'Impextronic était revenu : le bureau directorial, occupé par son titulaire, était le théâtre d'un remue-ménage sonore beaucoup plus intense que précédemment.
  
  Un détail ne tarda pas à frapper Coplan : la voix de l'inconnu qui distribuait des ordres ou parlait au téléphone s'exprimait en langue anglaise avec la plus grande facilité, mais elle avait une pointe d'accent qui ne trompait pas. Cet homme avait été élevé, éduqué, en France.
  
  Toutefois, dans le courant de la matinée, jamais son nom ne fut prononcé, ni par lui ni par ses collaborateurs.
  
  Coplan, ragaillardi, se promit d'aller vérifier si ce particulier n'avait pas la tête de Sevran.
  
  Et c'est à cet instant précis que la sonnerie de son propre téléphone résonna mélodieusement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan porta le combiné à son oreille.
  
  - Un instant, on vous demande, sir, lui dit le standardiste. La communication fut établie.
  
  - Oui ? prononça Francis, intrigué.
  
  - Mister Coplan ? interrogea une voix féminine très fluette, empreinte de timidité.
  
  - Oui, c'est moi.
  
  - J'arrive des New Territories. Où pourrais-je vous rencontrer ?
  
  Les Vénérables n'avaient pas perdu de temps.
  
  - Où êtes-vous ? demanda Coplan.
  
  - Dans une cabine du hall.
  
  - Alors, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préférerais vous recevoir dans ma chambre. Je loge au 488.
  
  - Très bien, mister Coplan. Je vais venir frapper à votre porte
  
  Avant de couper, l'inconnue eut un petit rire étouffé dont Francis ne devina pas la cause. Trouvait-elle amusant de s'enfermer dans une chambre d'hôtel avec un Européen ?
  
  Il était vaguement déçu, par ailleurs, que les moines bouddhistes lui eussent dépêché une femme. En l'occurrence, cela paraissait peu indiqué.
  
  Il détacha de son oreille l'écouteur du transistor, déposa l'appareil dans un tiroir, préleva une cigarette de son paquet.
  
  A peine venait-il de l'allumer que trois petits coups légers lui firent tourner la tête. Il écarta un fauteuil pour aller ouvrir, abaissa son regard sur la frêle silhouette qui se tenait derrière le seuil.
  
  - Pai Yen, souffla-t-il, médusé.
  
  Cinq années n'avaient altéré en rien la beauté de la jeune Chinoise. Élégante dans sa mise occidentale, ses longs cheveux lisses ramenés en torsade sur son épaule droite, elle entra en murmurant, ses yeux admirables grands ouverts :
  
  - Francis !... Tu n'as pas changé.
  
  Il referma vivement pour lui prendre les mains, émerveillé par ces retrouvailles inespérées.
  
  - Bon Dieu, marmonna-t-il. Si je m'attendais... Je te croyais quelque part au Vietnam, ou en Chine Rouge.
  
  Il se pencha pour l'embrasser presque fraternellement, et fut ému de reconnaître son parfum. Chaleureux, il la souleva de terre comme une enfant, contempla son visage tandis qu'elle battait des jambes en protestant :
  
  - Voyons, dépose-moi, grande brute ! Je suis ici en mission, pour des choses sérieuses.
  
  Il la remit sur ses pieds sans lui lâcher les coudes.
  
  - Je l'avais complètement oublié, avoua-t-il, sincère. A-t-on idée de me flanquer une émotion pareille.
  
  - Tu n'as changé à aucun point de vue, persifla Pal Yen. Il y a trois minutes, c'est tout juste si tu te souvenais encore de mon existence, et maintenant tu veux me faire croire que tu as failli t'évanouir. Te souviens-tu que quand nous nous sommes quittés, tu ne m'as même pas dit au revoir ?
  
  Il reprit sa cigarette abandonnée dans un cendrier, affirma :
  
  - C'était pour ne pas sombrer dans le mélo. A ces moments-là, il vaut mieux tailler dans le vif. Tu sais bien que j'avais de la peine à te quitter.
  
  Elle se rapprocha de lui et dit gravement :
  
  - Oui, Francis, je le sais. Aucun homme ne m'a autant maltraitée, ni mieux aimée, que toi.
  
  La physionomie virile de Coplan revêtit une expression débonnaire
  
  - Tu méritais les deux, certifia-t-il. Es-tu toujours, sous tes dehors angéliques, la tigresse alternativement folle de rage et ronronnante que j'ai connue ?
  
  Sérieuse, Pai Yen répondit en lançant son sac à main sur le lit :
  
  - Combattre pour son idéal est une chose, l'amour en est une autre... Tu m'avais sauvée quand j'étais ton ennemie, j'avais le droit de redevenir moi-même quand nous sommes devenus alliés. Oui, je pense que mon caractère ne s'est pas modifié, malgré la fuite du temps.
  
  Elle mit ses bras autour du cou de Francis, lui posa sur les lèvres un de ces longs baisers doux et provocants dont elle avait le secret, tout en se collant étroitement à lui. Elle ne le relâcha que lorsqu'elle eut senti qu'une bouffée de désir embrasait son partenaire.
  
  - Tu vois ? fit-elle ensuite avec un inconcevable détachement. On ne sait jamais... Demain, tu pourrais de nouveau compter parmi nos adversaires. Je préfère en profiter pendant que ma conscience le permet.
  
  Coplan respirait un peu plus vite. Il considéra sa visiteuse d'un œil moins aimable. Elle avait aussi gardé ses façons déroutantes, tantôt lascive, étonnamment froide l'instant d'après.
  
  Il se domina.
  
  - Je n'ai pas fait appel à Sha Tin pour jouer un mauvais tour à votre mouvement, grommela-t-il. Tu peux profiter des circonstances sans la moindre appréhension. Viens, je vais te dire de quoi il s'agit.
  
  Il la prit par la taille et la contraignit à s'asseoir avec lui sur le bord du lit, mais elle prit ses distances et reflua vers l'oreiller, ses jambes repliées sous elle, en déclarant :
  
  - Ne nous égarons pas. De quelle sorte d'aide as-tu besoin, et pourquoi ? Je te chipe une cigarette...
  
  Personne au monde n'aurait pu soupçonner cette adorable jeune femme d'être la collaboratrice d'une organisation souterraine possédant de puissants moyens d'action dans tout l'Extrême-Orient.
  
  Coplan, les coudes sur les genoux et les mains jointes, entreprit de lui raconter ce qui avait motivé son voyage à Hong Kong. Il relata ensuite son incursion chez Impextronic, fit part de sa méfiance à l'égard du comportement des deux employées et termina son exposé en disant :
  
  - Mon seul objectif est de savoir dans quel complot trempe ce type appelé Sevran, et de découvrir pourquoi il a fait l'objet de faveurs spéciales en Union Soviétique. Je ne suis pas sûr qu'il soit ici actuellement, mais ce point-là sera élucidé bientôt. D'autre part, si ces filles ont obéi à des ordres, elles doivent appartenir au groupe pour lequel Sevran a acheté des machines à coder en Suisse. Je pourrais donc apprendre quelque chose par elles, à condition que...
  
  Pai Yen l'invitant du regard à poursuivre, il laissa tomber :
  
  - ... à condition qu'un volontaire veuille bien tomber à ma place dans le traquenard qu'on me tend. L'expérience vaut d'être faite, non ?
  
  La Chinoise l'observa, partagée entre l'admiration qu'elle éprouvait pour son culot et celle que lui inspirait sa perspicacité.
  
  Elle rapprocha ses genoux de son menton, les encercla de ses bras.
  
  - Je rapporterai fidèlement tes paroles, promit-elle sur un ton neutre. Tu devines pourquoi on m'a envoyée : pour t'identifier, d'abord, et ensuite pour juger si tes demandes n'étaient pas excessives. As-tu songé que l'homme qui te remplacera risque de trouver la mort ?
  
  Coplan rectifia :
  
  - Disons qu'il s'exposera à un danger passager. Il n'est pas question de le laisser s'engager seul dans cette aventure. Si vous pouvez me prêter une équipe de quatre ou cinq agents aguerris, et quelques moyens matériels... que je suis du reste en mesure de payer, je réponds du succès de l'opération. Remarque qu'elle peut être rentable pour vous également car, si je ne m'abuse, vous n'avez pas une affection débordante pour les communistes, qu'ils soient russes ou chinois.
  
  Pai Yen avait déjà saisi cet aspect de la question.
  
  - Mes supérieurs décideront, prononça-t-elle, les paupières baissées.
  
  Puis, pivotant pour ramener ses pieds sur la moquette, elle ajouta :
  
  - Je te donnerai leur réponse ce soir même, mais pas ici. Où veux-tu ?
  
  - A Kam Tin, plaisanta Francis.
  
  C'était le village des Nouveaux Territoires où il avait été détenu par les amis de la Chinoise, mais où il avait passé avec elle des nuits mémorables.
  
  Le visage de Pai Yen se ferma.
  
  - Tu avais juré d'oublier cette localité, rappela-t-elle assez sèchement.
  
  - Excuse-moi. C'est ta présence qui me l'a rappelée. Yau Sang vit-il encore ?
  
  - Je n'en sais rien. Attends-moi au débarcadère du ferry à 10 heures.
  
  Elle semblait soudain pressée de s'en aller. Coplan lui agrippa le poignet. Elle tourna la tête vers lui et il la regarda dans le blanc des yeux.
  
  - Es-tu sûre que c'est toi qui viendras ? s'enquit-il à voix basse, le masque tendu.
  
  Pai Yen sut qu'il ne serait pas dupe d'un mensonge.
  
  - Non, dit-elle, je n'en suis pas sûre.
  
  - Il n'y aurait plus de raison, puisque tu m'as identifié sans risque d'erreur. Ton travail, dans cette affaire, s'arrête là, n'est-ce pas ?
  
  - Vraisemblablement.
  
  - Ce qui signifie que je n'aurai plus aucune possibilité de te revoir ?
  
  - Sans doute.
  
  Elle arborait une mine butée, essayait mollement de dégager son poignet. Elle murmura :
  
  - Tu l'as dit tout à l'heure : dans ces cas-là, il vaut mieux ne pas sombrer dans le mélo et se séparer sans se dire adieu.
  
  - Oui, c'est vrai, admit Coplan.
  
  Il l'enveloppa de ses bras pour lui appliquer sur les lèvres un baiser qui, chaste à son début, devint de plus en plus gourmand tandis que se resserrait l'étreinte.
  
  Quoiqu'elle en eût, les résolutions de la belle Chinoise fondirent lentement sous cette chaude agression. C'était comme si elle aspirait des effluves qui diluaient ses forces, ses pensées, sa pudeur. Ses mains se crispèrent sur les robustes épaules de l'homme pendant que s'affaissait en elle la volonté de résister à ses propres sentiments.
  
  Elle avait eu longtemps la nostalgie de leur amour si brusquement fauché par leurs destinées respectives... Maintenant Francis était là, splendidement présent, vivant ; elle se cramponnait à lui, voulait offrir tout son être à ce corps enfiévré qui s'emparait d'elle.
  
  Les murs de la chambre tournoyèrent. Pai Yen eut un frisson de joie.
  
  - Oh oui, oui, balbutia-t-elle, le regard noyé, les reins arqués.
  
  Elle était maintenue dans un étau, écartelée, les flancs labourés par un assaut impitoyable mais bienfaisant qu'elle stimulait encore par ses baisers entrecoupés de petits geignements de plénitude.
  
  Elle connut un instant de répit, prit dans ses mains le visage de son amant. Chacun lut dans les yeux de l'autre une immense tendresse, un désir profond de se rejoindre en une âme éternelle.
  
  Leurs bouches se soudèrent. Pai Yen témoigna qu'elle pouvait s'abandonner plus qu'elle ne l'avait fait jusqu'à présent. Active, elle avait voulu vaincre son assaillant, lui dérober sa vigueur. Maintenant, elle se livrait intégralement et l'autorisait à abuser d'elle comme il le souhaitait, libre de son rythme et de sa virulence.
  
  Cette invite le déchaîna. Animé par une fulgurante adoration, il fut rapidement terrassé tandis que sa maîtresse, comblée, achevait de l'anéantir.
  
  Un lourd silence succéda à leur victoire commune. Longtemps, ils demeurèrent enlacés, ivres, confondus, les sens apaisés.
  
  Enfin, Pai Yen chuchota :
  
  - Tu es le seul, mon chéri. Je n'ai jamais vibré qu'avec toi.
  
  Il lui pressa l'épaule sans mot dire, lui caressant de la joue sa chevelure.
  
  Quelques secondes s'écoulèrent, puis il avoua :
  
  - J'aurais aimé t'avoir pour épouse, Pai Yen.
  
  Ce fut elle qui, cette fois, incrusta ses doigts dans la nuque de Francis ; leur bonheur à tous deux se prolongea encore, bien qu'ils eussent le sentiment d'en vivre les ultimes parcelles.
  
  - Il faut que je retourne à Sha Tin, prononça finalement la Chinoise. Ta mission en dépend.
  
  Au fond de lui-même, Coplan eut une brève envie de l'étrangler. Le dévouement fanatique de Pai Yen à « ce qui devait être fait » revêtait parfois un aspect révoltant.
  
  Et puis, se souvenant de son attitude à lui en maintes circonstances, il réalisa qu'il n'avait aucun reproche à lui faire. En soupirant avec lassitude, il convint :
  
  - Je n'ai pas le droit de te retenir.
  
  Il la libéra à contrecœur, l'esprit barbouillé d'amertume, mais résigné aux servitudes de leur métier.
  
  Un quart d'heure plus tard, après un dernier baiser, Pai Yen s'esquiva. Pour toujours, peut-être.
  
  Resté seul, Coplan consulta sa montre en tâchant de rassembler ses idées. Il tourna en rond dans la chambre, cueillit son paquet de Gitanes, en alluma une.
  
  Vague à l'âme ou pas, il devrait se rendre compte au plus tôt si le directeur d'Impextronic était Sevran.
  
  Officiellement, c'était cela l'essentiel.
  
  
  
  
  
  En fin d'après-midi, coiffé d'un chapeau de paille et les yeux cachés par de grandes lunettes solaires, Coplan se rendit à Holland House.
  
  Son mini-récepteur, logé dans la pochette de son veston, et l'écouteur encastré dans son conduit auditif pouvaient laisser croire qu'il était affligé de surdité, mais ils le tenaient au courant des paroles qui étaient échangées dans les bureaux de la firme.
  
  Peu avant l'heure de fermeture, il monta au huitième. Il n'avait pas seulement l'intention de s'assurer si l'homme à l'accent français était Sevran, mais aussi d'identifier le nommé Carter et de vérifier si les filles qu'il avait vues à Hennessy Road étaient réellement des employées d'Impextronic. Etant donné l'existence des deux entrées du building, il n'aurait pu les surveiller simultanément s'il s'était posté dans la rue.
  
  Arrivé à l'étage, il s'engagea de quelques pas dans un couloir qui ne desservait pas les locaux de l'entreprise, mais d'où il pouvait observer les gens qui se disposaient à prendre l'ascenseur.
  
  Il tira une gazette de sa poche et s'appuya d'une épaule au mur, comme s'il attendait quelqu'un.
  
  Se trouvant à proximité immédiate de l'émetteur, il percevait avec plus de netteté qu'à l'hôtel les bruits provenant de l'intérieur de la société commerciale. De toute évidence, le personnel était en train de se préparer à partir.
  
  Deux voix masculines retentirent fortement dans le transistor.
  
  - Il faudra songer demain à cette expédition pour l'Australie. Le matériel a-t-il été emballé ?
  
  - Il est resté dans son emballage d'origine, mais on l'a regroupé dans des caisses plus grandes. Les documents maritimes sont prêts. Il n'y a plus qu'à faire enlever les marchandises par l'agence.
  
  - Bien. Serez-vous chez vous, ce soir ?
  
  - Non, malheureusement. Tant que cette affaire ne sera pas réglée...
  
  - Ah oui, je vois. C'est empoisonnant. Mais nous pourrions peut-être aller prendre un whisky ?
  
  - Volontiers, si vous ne me retenez pas trop longtemps.
  
  Des chocs ébranlèrent la tablette à laquelle adhérait le micro, qui retransmit des coups de tonnerre. Puis des timbres de voix féminins résonnèrent à l'arrière-plan, formant un babillage de récréation.
  
  De l'endroit où il se tenait, Coplan ne pouvait voir la porte d'Impextronic. Des employés des deux sexes et de races diverses commençaient à émerger des bureaux d'autres sociétés et allaient s'agglutiner près des cages d'ascenseurs. Certains étaient si pressés qu'ils bousculèrent Francis. Celui-ci mit son journal sous le bras et fit mine de regarder au loin.
  
  Sa radio l'avertit que les gens auxquels il s'intéressait vidaient les lieux, les secrétaires en avant-garde. Plus vigilant, il braqua son regard dans la direction de l'autre couloir, tout en extirpant de sa poche un paquet de cigarettes américaines.
  
  Il eut bientôt l'occasion de reconnaître le duo Linda-Daisy parmi un lot de jeunes femmes en majorité ravissantes.
  
  Donc, elles travaillaient effectivement et on n'avait pas fait appel à leurs compétences uniquement pour harponner des curieux.
  
  Prolixes, elles s'engouffrèrent avec des collègues dans la première cabine qui s'arrêta. Tous les employés qui affluaient ne purent y prendre place. Certains d'entre eux préférèrent emprunter les escaliers plutôt que d'attendre leur tour.
  
  Peu après, deux hommes marchant ensemble entrèrent dans le champ de vision de Coplan.
  
  Pas de doute : l'un d'eux était Sevran. Ses traits étaient un peu plus creusés que sur la photo d'identité attachée à sa demande de passeport.
  
  Une serviette à la main, vêtu d'un complet tropical beige clair, il avait l'allure d'un jeune businessman qui, au cinéma, aurait fait un play-boy assez convaincant. Il conversait avec un individu d'aspect aussi soigné, mais au physique moins avenant : un Anglo-saxon aux cheveux châtain clair, au teint bronzé et aux yeux bleus, doté d'un de ces visages dont les lignes sans caractère, plutôt molles, ne dévoilent pas la personnalité réelle.
  
  Carter, évidemment.
  
  Ils ne s'avisèrent pas de la présence, à proximité, d'un quidam de belle taille qui patientait en ouvrant un paquet de Stuyvesant.
  
  Coplan avait enfin localisé son gibier, après moins d'une semaine de recherches. Plus facilement qu'il ne l'avait escompté, en somme.
  
  Sa cigarette lui plut, bien que, en général, il n'aimât pas le tabac de Virginie.
  
  Il descendit avec l'une des fournées suivantes, se dirigea vers des Voeux Road où il était sûr de trouver des agences télégraphiques.
  
  Dans l'une d'elles, il rédigea un câble à destination de Paris :
  
  « Renard repéré. A fait un détour avant de revenir à Hong Kong. Machines réparties d'ores et déjà. Système de protection contre les intrus. Obtenu concours pour investigations supplémentaires. »
  
  Après avoir réfléchi deux secondes, le stylo-bille levé, il ajouta : « Habite hôtel Queen's. Devine instructions. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Alors que, seule, Linda Lee Tang était sur le point d'atteindre son domicile, dans le quartier de North Point, elle fut soudain encadrée par deux inconnus, des Chinois en polo à manches courtes, âgés d'une trentaine d'années, qui lui parlèrent dans sa langue natale.
  
  - Nous sommes des inspecteurs de police, articula l'un d'eux en exhibant discrètement une carte portant sa photo. Veuillez nous accompagner pour vérification d'identité et témoignage, je vous prie.
  
  Interdite, Linda les contempla. Ils arboraient les faces impassibles et le maintien décontracté d'hommes qui ont derrière eux toutes les forces de la loi.
  
  Linda se doutait qu'elle allait être abordée un jour ou l'autre par un mystérieux personnage, mais elle ne s'attendait pas à ce qu'il appartînt à la police de la Colonie. Elle se ressaisit.
  
  - Vous accompagner où ? s'enquit-elle, plus inquiète qu'elle ne le laissait paraître.
  
  - Pas loin, dit l'autre détective. Notre voiture stationne là-bas. Il est préférable que vous nous montriez vos papiers à l'intérieur plutôt qu'en pleine rue. Ça fait mauvaise impression.
  
  La jeune secrétaire n'ignorait pas que des agents du Service du Contrôle des jonques et de l'Anti-illegal Immigration Squad procédaient sans relâche à des vérifications pour détecter les gens qui, originaires de la Chine Rouge, s'infiltraient clandestinement dans la Colonie.
  
  Elle fit un signe d'assentiment et marcha dans la direction indiquée, escortée par ses compatriotes qui, négligemment, avaient glissé leurs mains dans les poches de leur pantalon.
  
  Le trio arriva près d'une berline Humber de couleur noire, dont un des Chinois ouvrit la porte arrière pour faire monter Linda, puis il prit place sur la banquette avant tandis que son collègue s'asseyait près de la suspecte.
  
  - Votre pièce d'identité, réclama ce dernier, calme et froid.
  
  Il examina très attentivement le permis de séjour que lui remit Linda, ainsi que les dates imprimées par des tampons officiels. Puis il restitua le document et dit :
  
  - Ceci est en règle. Mais vous ne l'êtes pas à d'autres égards, miss...
  
  Elle posa un regard interrogateur sur le détective, qui reprit :
  
  - Nous savons que vous êtes employée dans une firme d'import-export de matériel électronique, mais que vous exercez en marge une profession moins avouable.
  
  Comme Linda avait un haut-le-corps, l'autre inspecteur déclara :
  
  - Ne niez pas. Nous sommes renseignés. En tant que prostituée, vous n'avez pas satisfait aux prescriptions légales.
  
  Instantanément, Linda comprit tout. Dans un sens, elle en fut soulagée.
  
  - Allez-vous m'arrêter ? demanda-t-elle, les traits altérés.
  
  - Vous risquez plusieurs mois de prison, souligna le premier. En outre, vous allez perdre un emploi honorable. Il ne tient qu'à nous de vous envoyer devant le juge, mais ce n'est peut-être pas une bonne solution.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Que vous auriez plutôt intérêt à coopérer avec la police, vous comprenez ?
  
  Elle dévisagea les deux hommes, un peu désemparée. Elle avait entendu dire que certains flics profitaient de leur titre pour coucher avec des filles qui étaient en situation irrégulière.
  
  Elle murmura, l'expression équivoque :
  
  - Coopérer comment ?
  
  Son interlocuteur abattit ses cartes :
  
  - En nous aidant dans la répression du trafic de la drogue.
  
  - Moi ?
  
  - Parfaitement. Votre double vie vous met en très bonne posture pour le faire. Vous fréquentez des gens de divers milieux, à Holland House et à Wanchai. Parmi vos collègues, tant d'un côté que de l'autre, il doit certainement y en avoir qui consomment des stupéfiants. Vous pourriez découvrir où et comment elles se les procurent, nous les signaler. En échange, nous vous épargnerions des ennuis.
  
  Linda inspira. Elle ne devait pas commettre de gaffe.
  
  Ces types du Narcotics Bureau ne pouvaient pas être détrompés, même si cela présentait pour elle de graves inconvénients.
  
  Après un temps d'hésitation, elle dit, la tête basse :
  
  - Je veux bien essayer.
  
  
  
  
  
  - All right, vous êtes une bonne fille, dit l'inspecteur assis sur la banquette de devant, tout en lui décernant une petite tape sur l'épaule. Mettez-vous à l'ouvrage dès demain. Je m'appelle Donald Ho Feng, et je m'arrangerai pour vous contacter dans une semaine. Je suis sûr que vous pourrez déjà nous fournir quelques tuyaux.
  
  L'autre appuya :
  
  - Et rappelez-vous que si vous n'y mettez pas de la bonne volonté, nous pouvons toujours vous envoyer en prison.
  
  - Je... je ferai de mon mieux, promit Linda d'un air humble.
  
  - Très bien. Alors, vous pouvez rentrer chez vous, conclut le nommé Donald. Au revoir, miss Linda.
  
  Il avait prononcé « miss » avec une intonation sarcastique assez injurieuse, mais il lui ouvrit cependant la portière.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à Impextronic, Carter fit un signe à Sevran pour lui faire comprendre qu'il désirait lui parler hors de la portée du micro.
  
  Les deux hommes se rendirent aux toilettes, et Carter prit la précaution supplémentaire de faire couler un robinet du lavabo avant de confier :
  
  - Linda a été approchée. Et savez-vous de quoi il s'agit ?
  
  - Non, fit Sevran, attentif.
  
  - Du Narcotics Bureau ! C'est eux qui sont branchés sur la boîte.
  
  - Quoi ? Ils nous suspectent de trafic d'opium ?
  
  Carter fit signe que non.
  
  - Ils épient le personnel. Ils ont forcé la main à la fille pour qu'elle accepte de devenir une indicatrice. Qu'est-ce que vous dites de ça !
  
  Sevran eut une mimique d'étonnement, puis il dit :
  
  - Je préfère qu'il en soit ainsi. Mais êtes-vous bien certain que le micro a été installé par un de leurs hommes ?
  
  - Absolument. La preuve en est qu'ils ont menacé Linda de l'inculper pour prostitution clandestine. Qui d'autre, à part ceux qui sont à l'écoute, aurait pu avoir cette idée ?
  
  Sevran se prit le menton.
  
  - En effet, convint-il. Je m'en doutais un peu, que ce coup-là venait d'un service officiel. Hier soir, je suis revenu faire une petite enquête, figurez-vous.
  
  Carter rapprocha les sourcils.
  
  - Une enquête ? A quel propos ?
  
  - A propos du type qui s'est introduit dans mon bureau sans crocheter la serrure de la porte d'entrée. J'ai parlé au chef du service d'entretien et j'ai dû lui refiler vingt dollars pour qu'il finisse par reconnaître avoir ouvert nos locaux à quelqu'un. Et puis je lui ai montré vos photos : sur l'une d'elles, il a repéré un grand gaillard qui ressemblait très fort à l'homme qui avait prétendu appartenir à notre personnel.
  
  - Crénom, jura Carter à mi-voix. Il faudra que vous me le montriez.
  
  - J'en avais bien l'intention. C'est un Blanc, bien bâti, aux traits énergiques, le genre de gentlemen qu'ils ont dans les cadres de la police. Sa méthode, aussi, a été dans la bonne tradition de ces fonctionnaires : il n'a pas pénétré chez nous par effraction, donc il a respecté la loi. Enfin, nous voici édifiés.
  
  - Oui, et pour autant que Linda continue à jouer son rôle, nous allons pouvoir nous remettre au travail sérieusement.
  
  - D'après Kago, au bout de combien de temps la pile de ce micro-émetteur doit-elle s'épuiser ?
  
  - Cinq ou six jours, au maximum. C'est probablement ce qui a incité les flics à se manifester. Ils avaient le choix : ou recharger leur appareil, ou se ménager une complicité. Pas étonnant qu'ils aient choisi la seconde formule, avec le bobard que je leur avais monté.
  
  Sevran, le front plissé de rides, approuva :
  
  - Oui, tout ça se tient. Mais il faudra que Kago nous débarrasse de cet engin dès qu'il aura constaté que la pile est morte. Ce sera plus prudent.
  
  - Faites-lui confiance, grinça Carter. Il doit brûler d'envie de l'ouvrir pour voir comment c'est fait. Quant à moi, je ne devrai plus me casser la tête pour amener un type dans nos filets, ce qui me délivre d'un fameux poids, croyez-moi.
  
  - D'autant plus que Kago avait tendance à nous rejeter la responsabilité de cet état de choses. Il saura maintenant que notre groupe n'y était pour rien. Vous me tranquillisez, Carter.
  
  Après une pause, il conclut :
  
  - Je vais envoyer les consignes pour la mise en route de la prochaine opération.
  
  
  
  
  
  Au même moment, Coplan se trouvait au premier étage d'un magasin de porcelaine de Chine, entre des rayonnages encombrés de vases, de statuettes, de piles de soucoupes et de bols, de cache-pots et autres articles venus du continent.
  
  Il s'y entretenait avec un Asiatique au crâne rasé, en costume traditionnel : robe à col fermé, aux manches évasées, tombant sur un pantalon étroit.
  
  Les yeux de l'homme ne formaient que des fentes dans sa figure au teint d'ivoire. Il était nettement plus large de carrure que la plupart de ses frères de race, et la cinquantaine n'avait pas entamé sa robustesse physique en dépit de sa mauvaise mine due à de longues périodes de claustration et d'activités nocturnes.
  
  Après qu'il eût parlé d'une voix monocorde, le visage de Coplan se détendit.
  
  - Merci, Yau Sang, articula-t-il. Comme je vous l'avais dit hier soir, le plus important était de leur redonner confiance. J'y avais réfléchi après la visite de Pai Yen : leur jeter un otage en pâture, ou kidnapper cette employée, aurait provoqué la bagarre prématurément. Désormais, ils vont s'estimer à l'abri et nous aurons beaucoup plus de chances de découvrir ce qu'ils manigancent.
  
  Le chef du réseau de renseignement déployé à Hong Kong par les Vénérables opina et dit :
  
  - Le fait qu'ils avaient détecté votre instrument d'écoute avait faussé le jeu. Une autre action venant se greffer là-dessus les aurait conduits à prendre des mesures extrêmes, telles que la mise en sommeil de leurs manœuvres occultes ou la dispersion immédiate des acolytes de Sevran. Vous jouez là une partie délicate, cher ami.
  
  Coplan le regarda avec sympathie, encore qu'il eût failli être tué par les agents de Yau Sang quelques années auparavant. Il reprit, souriant à demi :
  
  - Quel dommage que ces gens-là ne soient pas d'authentiques adversaires. Nous aurions plus vite fait de déblayer le terrain ! Mais pour qui et contre qui travaillent-ils ? Voilà le problème. Ce voyage à Moscou, de Sevran, laisse le champ ouvert à toutes les hypothèses. A-t-il été expulsé d'U.R.S.S. ou l'a-t-on poliment aidé à refranchir la frontière ?
  
  Yau Sang effectua une petite courbette, les bras croisés et ses mains glissées dans ses manches.
  
  - Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous faciliter la tâche, assura-t-il. Mes modestes moyens, associés à votre sagacité, parviendront peut-être à éclaircir ce point.
  
  In petto, Francis admira la sobriété du Chinois. En son temps, il avait eu un échantillon de « la modicité » de ses ressources : pas moins d'une centaine d'auxiliaires de Yau Sang avaient brouillé les cartes dans tous les coins de l'île pour égarer les forces de police britanniques.
  
  Coplan demanda :
  
  - Quel est le climat, en ce moment ? Je parle de l'affrontement des organisations étrangères, bien entendu.
  
  La figure ronde de Yau Sang perdit son imperturbabilité bouddhique. Un mince sourire plissa ses lèvres et ses paupières se relevèrent légèrement.
  
  - Cela ne s'améliore pas, émit-il. Les nationalistes de Formose, qui contrôlent la plupart des journaux locaux, propagent de fausses nouvelles sur le gouvernement de Pékin et se servent de Hong Kong comme d'un tremplin pour faire passer leurs agents provocateurs en Chine communiste. Réciproquement, les partisans de Mao mènent une intense propagande parmi les réfugiés pour miner idéologiquement la Colonie. C'est d'ici que les spécialistes sinologues des États-Unis captent les ondes que diffusent les radios provinciales du continent : ils en retirent une masse de renseignements sur les faiblesses du régime, ce qui irrite Pékin. Le conflit sino-soviétique se répercute ici également : les deux partis se lancent à la tête des accusations véhémentes et chacun prétend que l'autre favorise les Américains au Vietnam. En plus, on assiste aussi à la remontée politique du Japon, qui implante ici des informateurs. Mais tout cela n'empêche pas la Chine Rouge de retirer environ 600 millions de dollars par an des opérations commerciales réalisées par l'intermédiaire de la Colonie. Vous le voyez, le matérialisme scientifique sait surmonter la rigueur de ses principes.
  
  Coplan, pensif, questionna :
  
  - Mais qui sont ici les principaux adversaires des Russes ? Les Chinois ou les Américains ?
  
  - Les Chinois, sans aucun doute, affirma Yau Sang. C'est la guerre au couteau, ouvertement.
  
  - Et quelle est votre position, dans tout ce micmac ?
  
  - Vous la connaissez. Elle n'a pas dévié d'une ligne. Nous œuvrons pour délivrer l'Asie des deux puissances qui se la disputent : le communisme athée de Pékin et la menace militaire des États-Unis. C'est pourquoi notre attitude vis-à-vis des Russes est momentanément, plutôt favorable. Leurs adversaires, en Extrême-Orient, sont les nôtres.
  
  - Hum, fit Coplan. Une fois de plus, nos intérêts concordent, et je m'en félicite car j'aurais eu des scrupules à vous embarquer dans une histoire qui, en fin de compte, risquait d'être en contradiction avec vos objectifs.
  
  Yau Sang prononça :
  
  - Vous avez droit à toute notre reconnaissance, mister Coplan, mais que ceci soit bien établi : le jour où votre enquête prendrait une tournure qui nous obligerait à reconsidérer le problème, nous nous jugerions libres de tout engagement à votre égard.
  
  Coplan avait assez le sens des nuances pour interpréter correctement le langage diplomatique du Chinois : les Vénérables le laisseraient froidement tomber si, d'aventure, les événements leur ouvraient des perspectives incompatibles avec leurs propres desseins.
  
  - D'accord, approuva Francis. Passons maintenant aux mesures concrètes. A mon avis, il ne serait pas payant d'exercer une surveillance constante sur Sevran, d'abord parce que, malgré tout, il doit être sur ses gardes, et ensuite parce qu'il peut correspondre en toute sécurité avec les autres membres de son réseau grâce à sa machine à coder et au Post Office. Idem pour Carter.
  
  - Mais alors, vous êtes bloqué, objecta Yau Sang. Ces gens-là font, ou vont devoir faire, quelque chose, matériellement. S'ils téléguident des complices pour en assumer l'exécution, vous n'en saurez jamais rien.
  
  - Je m'en suis avisé, et c'est là que le bât blesse, justement. Il faut prendre l'affaire par un autre bout. Cette fille, Linda...
  
  Yau Sang, en dépit de son impassibilité, ne put réprimer un haussement de ses paupières.
  
  - Je croyais qu'elle était désormais neutralisée, murmura-t-il en remuant ses mains dans ses manches.
  
  - Pas tout à fait. Après la mésaventure qui lui est arrivée, elle doit continuer de feindre qu'elle vend ses charmes. Or, la maison où elle comptait attirer un des hommes qui espionnaient l'Impextronic abrite, de toute évidence, un ou plusieurs complices de la bande. Premier objectif : en connaître l'adresse.
  
  Yau Sang inclina légèrement le buste en rééditant son sourire sibyllin.
  
  - Nous disposons de tous les éléments voulus pour vous donner satisfaction, acquiesça-t-il. En jetant un coup d'œil sur la carte d'identité de Linda, mon collaborateur avait relevé le lieu de son domicile.
  
  - Parfait, dit Coplan. Deuxième objectif : identifier l'individu qui se fera passer pour le tenancier. Celui-là, je veux le voir de mes propres yeux.
  
  
  
  
  
  Dans la soirée du même jour, Linda Lee Tang quitta sa demeure de North Point afin de se rendre à Wanchai. Maintenant qu'elle savait que cela ne donnerait plus aucun résultat pour l'organisation, ce déplacement lui paraissait vain, mais Carter avait exigé qu'elle continuât d'aller chez Wong.
  
  A l'arrêt du tramway, elle fut rejointe par un homme qui lui toucha le bras. Elle ne fut qu'à demi étonnée de reconnaître l'un des deux inspecteurs de la veille, celui qui avait décliné le nom de Donald Ho Feng. Il la considéra de haut en bas avec une impudence cynique et déclara :
  
  - N'attendez pas le tramway, je puis vous conduire du côté de O'Brien Road.
  
  La secrétaire eut d'emblée l'intuition que le policier n'était pas mû par des mobiles professionnels.
  
  - Je suppose que je n'ai aucune raison valable de refuser, marmonna la jeune femme en s'efforçant de sourire,
  
  - Non, dit Donald. Il n'y en a vraiment aucune. Venez, je suis garé là-bas.
  
  Elle le suivit, songeant déjà aux prolongements que risquait d'avoir cette rencontre.
  
  Qu'elle aurait certainement. Son cœur se mit à battre un peu plus vite.
  
  Avant toute chose, il faudrait prévenir Wong, sans quoi ce dernier serait capable d'appliquer les anciennes consignes, et cela provoquerait un désastre.
  
  Au bout de quelques pas, elle se retrouva devant la Humber.
  
  - Montez devant, cette fois-ci, dit son compatriote avant de lui ouvrir la portière.
  
  Lorsqu'ils eurent pris place tous deux dans la voiture, il mit le moteur en marche, fit tourner le volant pour écarter sa berline du trottoir.
  
  - Où est située la maison ? s'enquit-il, la tête dirigée vers l'arrière du véhicule.
  
  - Dans Mallory Street.
  
  Le faux inspecteur inséra la Humber dans le trafic, puis il laissa tomber un regard sur les jambes de sa passagère. Il était plutôt exceptionnel qu'on lui confiât une besogne aussi attrayante, et il se promit d'en retirer toutes les satisfactions possibles. La fille aurait tout juste le droit de ne rien dire, étant donné qu'elle le prenait pour un flic.
  
  Afin de ne lui laisser aucun doute sur ses sentiments, il détacha une main du volant et la glissa sans vergogne entre les cuisses de Linda pour palper le triangle bombé que modelait le slip.
  
  - Ne vous gênez pas, dit la Chinoise, mécontente, ne pouvant se soustraire par un recul aux agissements du conducteur.
  
  - Oh, ceci n'est qu'un petit acompte, émit-il d'un ton léger. Vous avez l'habitude, non ?
  
  Il persistait à comprimer de sa paume le bas-ventre de sa voisine tandis que ses doigts s'insinuaient dans un sillon mal défendu par un voile de nylon trop ténu.
  
  - Pas ici, protesta Linda, les jambes serrées. Attendez au moins que nous soyons dans la chambre.
  
  - Vous aimez, ou bien c'est uniquement pour gagner du fric ?
  
  - Ça dépend de la manière dont on s'y prend. Je n'apprécie que la douceur, et j'ai horreur des maladroits trop pressés.
  
  - Moi, je ne suis pas pressé, affirma le nommé Donald. Vous allez vous en rendre compte. Mais j'avais hâte de lier connaissance, vous comprenez ? Vous m'aviez plu, hier, quand vous étiez assise à l'arrière. J'étais bien placé pour vous admirer. Si mon copain n'avait été là, j'aurais déjà tâté vos cuisses. Bien entendu, vous n'oserez pas réclamer de l'argent à un inspecteur de police, pas vrai ?
  
  - Heu... non, bien sûr.
  
  - Et vous serez gentille quand même, évidemment. Plus que pour un quelconque particulier que vous ne reverriez jamais.
  
  - D'accord, mais...
  
  Elle lui prit le poignet et le ramena de force vers le volant.
  
  - Patientez, ajouta-t-elle sur un ton de supplication. Sinon c'est vous qui perdrez la tête trop vite.
  
  Il ne récidiva pas, son attention braquée sur la circulation.
  
  Linda l'avait jaugé. C'était un de ces types maigres aux muscles de chat, constamment minés par un appétit sexuel inextinguible et chauds partisans de toutes les perversités. Sa face osseuse aux oreilles décollées, ses fortes dents, son front étroit surmonté par une courte chevelure épaisse et drue dénotaient un personnage dangereux, épris de violence.
  
  Un instant, l'idée d'être à sa merci la terrifia. Mais comment échapper à ses entreprises sans enfreindre les instructions de Carter ?
  
  Moralement coincée entre sa répugnance et les dangers que feraient naître la moindre erreur de tactique, Linda sentit grandir son anxiété à mesure qu'ils approchaient de Mallory Street.
  
  Elle avait beau retourner le problème, il n'y avait pas d'autre solution que de donner le change, de faire croire à ce policier qu'il avait affaire à une authentique prostituée.
  
  Il fut contraint de garer sa voiture dans Thamson Road, une voie assez étroite, proche du lieu où ils se rendaient.
  
  A pied, ils traversèrent un carrefour où passait un tramway. Donald avait pris le bras de la fille, non seulement parce qu'il avait l'envie de la tenir mais aussi pour affirmer son autorité.
  
  Il n'ignorait pas que sa démarche comportait un risque. D'avance, il était bien décidé à s'en dédommager.
  
  Sans mot dire, ils enfilèrent une petite rue sombre, bordée de maisons vétustes, d'aspect sordide, dont le rez-de-chaussée était occupé par des boutiques aux volets clos, revêtus d'inscriptions en caractères chinois. Pas un piéton n'arpentait cette ruelle pourtant peu éloignée du quartier des plaisirs où commençaient à affluer marins et touristes.
  
  - C'est là, indiqua Linda, les lèvres sèches.
  
  De la tête, elle désignait un couloir obscur.
  
  Natif de Hong Kong, Donald savait qu'une façade rebutante peut souvent cacher un intérieur d'un luxe inattendu, aussi s'engagea-t-il sans hésitation dans ce sinistre vestibule. Linda découvrit à tâtons le bouton de la minuterie, appuya dessus. Une pauvre lumière tombant d'une ampoule éclaira les premières marches d'un escalier en pierre.
  
  Au premier étage, l'employée d'Impextronic s'immobilisa devant une porte crasseuse. Avant de manœuvrer le loquet, elle actionna brièvement un timbre d'appel puis, en avançant de deux pas tandis que son compagnon lui mettait déjà la main à la croupe, elle dit à la cantonade :
  
  - C'est moi, Wong. J'amène un client. Attends deux secondes, je vais venir.
  
  Elle fit entrer Donald Ho Feng dans une chambrette qui, effectivement, n'avait rien de comparable avec l'immeuble qui la recelait : un boudoir douillet, meublé à l'occidentale, éclairé par des appliques qui répandaient une clarté rose sur un divan et des sièges recouverts de satin.
  
  Linda murmura :
  
  - Écoutez, je veux bien rester avec vous gratuitement, mais je suis obligée de payer la chambre. Je vais régler cela tout de suite pour que nous soyons tranquilles.
  
  Elle parvenait à dissimuler son appréhension sous une expression candide, bien qu'elle fût taraudée par la nécessité d'expliquer à Wong qu'il ne devait intervenir à aucun prix.
  
  - Non, tu feras cela plus tard, opposa fermement Donald en repoussant le battant derrière elle et en mettant le verrou. Je suis déjà presque malade d'attendre. Ôte tes frusques en vitesse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le désarroi de la jeune Chinoise s'amplifia. Atterrée, elle chercha un autre moyen d'éviter le pire. L'homme se déshabillait prestement, jetait sa chemise sur un des fauteuils, enlevait ses chaussures.
  
  - Eh bien quoi ? bougonna-t-il. Pourquoi restes-tu plantée là ?
  
  - On va venir frapper à la porte... C'est l'usage, de payer d'abord la chambre.
  
  - Glisse un billet de l'autre côté. On le ramassera.
  
  Il se débarrassait en hâte de son pantalon, et Linda ne put s'empêcher de remarquer qu'il avait été généreusement doté par la nature. Ce n'était pas de ces sentimentaux qui ont besoin d'une lente stimulation : son désir s'extériorisait avec une inquiétante robustesse.
  
  Après, peut-être, subsisterait-il une chance ? Wong se douterait que le type n'avait d'autre souci, dans l'immédiat, que de profiter de l'occasion. Il devait être tapi dans la pièce contiguë, à moins qu'il ne fût déjà en train de prévenir son chef.
  
  Pour ne pas éveiller les soupçons de l'inspecteur, Linda se résigna à ôter sa robe. Elle achevait à peine le geste de la poser sur le dossier d'un siège que Donald Ho Feng l'enlaçait et la collait contre lui en ricanant :
  
  - Tu m'inspires drôlement, ma jolie. Dommage que je ne t'aie pas connue plus tôt.
  
  Elle était maintenue avec vigueur, ses seins écrasés contre le torse vibrant de son agresseur, le ventre meurtri par un rouleau dont elle éprouvait toute la dureté parce que, d'une main gourmande plaquée sur ses fesses, Donald la soudait étroitement à lui.
  
  Une lueur de lubricité dans ses yeux bridés, il baissa la tête vers le visage de la fille et, par un baiser sur sa bouche, il lui notifia symboliquement qu'il entendait user d'elle de toutes les façons. Linda, les lèvres écartées de force, subit sans broncher ce fébrile hommage. Elle devait tenir son rôle sans défaillance, ne pas laisser deviner un seul instant qu'elle n'avait jamais cédé à un inconnu.
  
  D'abord contractée et résistant à l'étreinte, elle se détendit et riposta même à la provocation licencieuse du policier.
  
  Un grondement naquit dans le fond de la gorge de l'homme. Il culbuta sa partenaire sur le divan, sans la lâcher, et chercha à s'en rendre maître. Mais son impatience le desservait, l'égarait, si bien que Linda fut contrainte de l'aider pour ne pas souffrir davantage de ses vaines tentatives.
  
  Le contact la fit tressaillir. Ses doigts percevaient tant d'énergie vitale qu'ils se refermèrent involontairement, se crispèrent autour de cette rigidité têtue pour la guider vers ce qu'elle exigeait. Les yeux de la fille chavirèrent lorsque, l'ayant lâchée, elle la sentit accentuer sa poussée. Sans brusquerie, mais avec la volonté tenace de s'imposer au maximum, son agresseur savoura consciemment, jusqu'au bout, son envahissement. Puis, absorbé, dilaté par un bonheur aigu, il marqua un temps d'arrêt.
  
  Linda, complètement asservie, s'était attendue à une attaque sauvage qu'elle commençait à souhaiter. Donald ne bougeait pas, retenant son souffle, prolongeant la béatitude d'avoir à lui cette mignonne créature et d'en goûter pleinement les subtiles faveurs.
  
  Elle ne sut si elle devait l'inciter ou se livrer passivement à son bon plaisir. Qu'aurait fait une professionnelle à sa place ? Cette lourde palpitation qui l'aiguillonnait attisait en elle un désir de violence. N'y tenant plus, elle creusa les reins, puis reprit elle-même, en une invite agressive, l'épieu qui la clouait.
  
  Donald s'arc-bouta sur un coude et la regarda, ironique.
  
  - Il me semble que c'est toi qui es pressée, à présent ? persifla-t-il. Enfin, si tu le veux...
  
  Avec une aisance inattendue, il lui releva les genoux jusqu'aux épaules et les emprisonna en lui enlaçant le buste. Alors il s'élança, impitoyable. La jeune femme, fouaillée, ne put réprimer une plainte rauque. Mû par une virilité presque morbide, l'homme la malmena avec ardeur, comme s'il eût voulu la détruire sous ses coups.
  
  Linda, éperdue, réalisa fugitivement qu'elle participait malgré elle à ce furieux galop. Un dernier soubresaut acheva de l'anéantir, alors que de puissantes pulsations éteignaient en elle la brûlure de leur impétuosité réciproque.
  
  Son amant, secoué par cette délivrance, demeura prostré pendant de longues secondes. Les sens apaisés, l'esprit lucide, habité par une joie sardonique. Il l'avait vachement possédée, cette honorable secrétaire forcée de jouer à la courtisane.
  
  Il la fustigea encore en remuant les reins, puis il l'abandonna lentement et s'assit sur les talons, les traits railleurs.
  
  Fixant Linda droit dans les yeux, il murmura :
  
  - Tu connais ton métier. Tu es une brave petite salope.
  
  Elle, les bras en croix, troublée par un mélange de langueur, de honte et de craintes ravivées, réussit à rétorquer, mutine :
  
  - Toi, tu es un vrai sale type.
  
  Elle replia l'une de ses jambes étendues et se mit les mains derrière la nuque en arborant un sourire ingénu. Lui se pencha en avant pour l'embrasser à nouveau, comme il l'avait fait à leur entrée, puis il se redressa et dit
  
  - Ne t'inquiète pas, je reviendrai. Il y a des tas de choses qu'on devra faire ensemble. Je te consacrerai plus de temps. Mais maintenant, il faut que je m'en aille : je suis de service.
  
  - Quand tu voudras, espèce de voyou, renvoya-t-elle avec une intonation prometteuse, se demandant si, après tout, elle ne le désirait pas.
  
  Mais il y avait Wong, à l'affût de l'autre côté de la cloison. Il avait dû écouter, rageant de ne pouvoir intervenir à cause du verrou tiré.
  
  Ce fut à son intention que Linda dit à haute voix, avec l'espoir qu'il comprendrait à demi-mot :
  
  - Tu es le premier flic qui profite de ses fonctions pour coucher avec moi. J'espère que tu ne vas pas amener des collègues ?
  
  Donald Ho Feng, debout sur la moquette et occupé à se rhabiller, eut un rire protecteur et déclara :
  
  - Rassure-toi, cela restera entre nous. Je suis un égoïste... Mais en ce qui te concerne, souviens-toi qu'il n'y a rien de changé : il faudra que tu déballes ce que tu sais.
  
  Un frisson parcourut l'échine de Linda. Son interlocuteur avait ébréché lui-même ses propres chances de sauvegarde.
  
  Elle se releva, mortifiée par son comportement, se disant qu'au moins elle avait fait de son mieux pour entretenir l'erreur du détective et protéger le réseau. Ce qui se produirait ensuite ne serait pas sa faute.
  
  Elle enfila son slip, se chaussa, passa sa robe par-dessus sa tête.
  
  - Terrible, jugea Donald. Si je m'écoutais, on remettrait ça. Ne me tourne pas le dos ou je suis capable de te faire une surprise.
  
  - Oh, ça va, tu m'as suffisamment éreintée, dit la Chinoise d'un ton las. Laisse-moi payer cette chambre ou bien je devrai verser un supplément. On n'a droit qu'à une demi-heure.
  
  - Non, opposa le pseudo-policier, très ferme. C'est moi qui vais régler le taulier. Tu as bien fait ton boulot et je ne te ferai pas dépenser de l'argent par-dessus le marché. Nous allons ressortir ensemble.
  
  Le sort en était jeté. Linda se recoiffa d'un coup de peigne devant un miroir mural, songeant à la manière dont elle pourrait se justifier. Elle n'avait entendu aucun bruit dans la maison depuis son arrivée.
  
  Planté derrière elle, son compagnon, déjà prêt, lui enserra la taille de ses mains nerveuses ; par plaisanterie, il lui prouva d'une impulsion obscène qu'il avait encore faim d'elle. Il maintint sa poussée jusqu'à ce que sa prisonnière se déroba, les tempes moites, et fit volte-face.
  
  - Tu as tous les vices, constata-t-elle amèrement. Allons, viens, nous devons partir.
  
  Donald se fit la réflexion que le moment était venu de penser à son véritable but.
  
  - Bon, filons, concéda-t-il.
  
  Linda s'en fut vers la porte et déplaça le verrou. Il avait été convenu que, en pareille circonstance, elle sortirait la première de la chambre.
  
  Elle déboucha dans le couloir baigné d'une faible lumière, se dirigea vers la porte donnant sur le palier.
  
  Sur ses talons, Donald Ho Feng questionna :
  
  - Où se cache le patron de cette baraque ?
  
  Un léger craquement l'alerta. D'instinct, il fit un écart tout en tournant la tête. Une matraque fouetta l'air sans l'atteindre. Il fléchit sur ses jambes et sabra du tranchant de la main le bas des côtes de l'individu qui l'attaquait, un personnage corpulent mais de taille moyenne. Ce dernier, protégé par un matelas de graisse, accusa le coup mais n'en perdit pas le souffle. Il sauta en arrière avec agilité, calculant un autre angle de frappe.
  
  Donald, vif comme l'éclair, lui expédia de biais son talon dans l'épigastre, mais il s'en fallut d'un centimètre qu'il l'atteignît car son adversaire esquiva le coup en pivotant sur lui-même, et il abattit son arme sur la rotule du faux inspecteur, qui fut déséquilibré autant par la douleur que par l'impact. Il tomba sur un genou, ses mains amortissant sa chute. L'autre, ne lui laissant aucun répit, visa la tête et assomma sans pardon l'homme qui était tombé dans le piège.
  
  Inanimé, Donald acheva de s'écrouler sur le plancher.
  
  Wong, après l'avoir contemplé un instant pour s'assurer qu'il avait son compte, interpella Linda d'une voix bourrue :
  
  - Où t'avait-il abordé, ce type ?
  
  - Près de chez moi. Mais tu n'aurais pas dû l'attaquer, Wong, c'est un flic ! Tu ne m'as donc pas entendue ?
  
  Le colosse souffla.
  
  - Si, que je t'ai entendue, maugréa-t-il d'un air rancunier. Même que tu roucoulais sans t'en apercevoir et que tu ne dois pas me raconter de bobards : tu ne t'es pas embêtée.
  
  - Ça n'a pas d'importance, coupa-t-elle d'un ton sec. Tu viens de nous mettre dans une situation terrible : je te dis que cet homme est un inspecteur. Carter devait envoyer d'autres consignes : il fallait laisser ressortir ce policier sans qu'il se doute de rien !
  
  - Quoi ? fit Wong, désemparé. Comment saviez-vous que c'était un gars de la police ?
  
  - Je t'expliquerai. Qu'allons-nous faire de lui, à présent ? Est-ce que Külberg n'est pas là ?
  
  - Oui, il est là-haut, mais je n'ai pas pu le prévenir. Si tu n'avais pas mis le verrou, je n'aurais pas dû guetter la sortie de ce type !
  
  - Rien ne devait lui arriver, précisément.
  
  - Il a dit pourtant que tu devrais déballer ce que tu savais.
  
  - Il s'agissait d'autre chose, pas du réseau. Wong se pétrit la nuque, une profonde contrariété peinte sur sa face lunaire.
  
  - Un instant, marmonna-t-il, le front ridé par une intense réflexion. Ce salaud-là n'était pas en service commandé, de toute façon. T'imagines-tu qu'il a dit à quelqu'un qu'il viendrait ici avec toi ?
  
  Dominant son agitation, Linda reconnut :
  
  - Non, bien sûr. C'est hier, qu'il m'avait interceptée officiellement, avec un collègue. Aujourd'hui, il voulait me voir pour d'autres raisons, tu comprends.
  
  - Donc, il n'y a probablement personne qui sache qu'il est entré dans cette maison. Alors, rien n'est perdu.
  
  Linda leva sur son compatriote un regard effrayé.
  
  - Vas-tu le liquider ? s'enquit-elle. Wong se croisa les bras, les paupières lourdes.
  
  - Je ne vois pas d'autre solution, avoua-t-il. Puisqu'il est inutile de l'interroger... et qu'il ne peut être question de le remettre en liberté après cette bagarre.
  
  - Wong, n'agis tout de même pas sans consulter Külberg : c'est lui qui doit prendre la responsabilité.
  
  Il fit un signe d'assentiment.
  
  - D'accord. Mais je vais commencer par ficeler ce lascar.
  
  Il disparut dans une pièce, en revint aussitôt avec des liens qu'il tenait prêts depuis plusieurs jours et s'accroupit devant le corps de sa victime.
  
  - Moi je me sauve, dit Linda. J'aurai peut-être besoin d'un alibi.
  
  - Ce serait une bonne précaution, convint benoîtement Wong. Mais ne pars pas tout de suite, j'ai encore quelque chose à te demander.
  
  De ses mains expertes, il ligotait rapidement les poignets et les chevilles du prisonnier de manière à le paralyser complètement.
  
  - Que veux-tu encore savoir ? s'enquit Linda, mal à l'aise.
  
  - Rien, laissa tomber Wong d'un ton uni. J'ai pu remarquer que tu avais des dispositions pour ce job. Entre nous, tu m'as donné des idées.
  
  Devinant où il voulait en venir, elle s'abstint de répondre et fit demi-tour, mais une main d'acier se referma autour de son mollet.
  
  - C'est à cause de toi que je vais devoir étrangler ce flic, dit Wong. Tu aurais dû l'emmener ailleurs. Ne penses-tu pas que tu devrais me dédommager ?
  
  Linda balbutia :
  
  - Mais... où voulais-tu que j'aille ? Il savait que c'était dans ce coin-ci. Je n'y peux rien.
  
  - Pas d'histoires, fit Wong qui, tout en se relevant, caressa jusqu'à la hanche la peau nue de la jeune femme. Un de plus ou de moins.
  
  Il la refoula dans la chambre qu'elle venait de quitter, bouchant de sa large carrure l'encadrement de la porte. Ses traits s'étaient burinés. Linda, les jambes molles, sut qu'elle ne pourrait lui échapper, ni par le raisonnement ni par la force. La jalousie de Wong gravait sur sa face une expression cauteleuse.
  
  - Installe-toi à quatre pattes, je préfère, suggéra-t-il en défaisant sa ceinture. Et mets-y de la bonne volonté, autant que pour ce lèche-botte des Anglais.
  
  Fascinée, elle recula et tomba assise sur le divan.
  
  
  
  
  
  Coplan et le Chinois qui s'était fait passer pour le second inspecteur, un nommé Jimmy Kwai Tchan, étaient en faction dans une voiture garée à un bout de Mallory Street. Leur champ de vision embrassait l'immeuble où Donald avait pénétré avec la Chinoise.
  
  - Cela fait déjà plus de trois quarts d'heure, soupira Jimmy. Il sait pourtant que nous l'attendons.
  
  Coplan, philosophe, émit à mi-voix :
  
  - Mettons-nous à sa place. Elle est mignonne, cette fille.
  
  - Oui, il a de la veine, opina l'auxiliaire de Yau Sang. Il n'est pas dit que, moi aussi, demain, je ne lui servirai pas le même baratin. Tant mieux si ça marche.
  
  - Elle va finir par la trouver mauvaise, jugea Francis. En fin de compte, ce pourrait être une fille honnête. Le plan des dirigeants d'Impextronic ne prévoyait pas qu'elle devrait subir les derniers outrages : elle n'était qu'un appât.
  
  - Une arme à double tranchant, ricana Jimmy. Voilà où mènent les activités secrètes. Après un silence, Coplan déclara :
  
  - Je crains une chose. Si les types d'en face sont convaincus d'avoir affaire à un policier, le ou les occupants de la maison éviteront peut-être de se montrer. Dans ce cas, il nous faudrait surveiller constamment l'immeuble, sans trop savoir qui trempe dans la combine ou non.
  
  - Donald saura bien se débrouiller pour faire apparaître un des complices de la fille, affirma Jimmy, confiant. Il sait que vous attendez un signalement précis.
  
  - Eh bien, patientons.
  
  A peine Coplan venait-il de prononcer ces mots qu'une frêle silhouette féminine débouchait sur le trottoir et descendait à petits pas pressés vers le carrefour.
  
  - C'est elle, dit le Chinois, soudain attentif.
  
  - Alors, Donald ne va plus tarder, marmonna Coplan. Puis :
  
  - C'est curieux qu'ils ne soit pas ressorti avec elle.
  
  - Oh, vous savez, c'est toujours comme ça : les putes se débinent avant que le client ait fini de se rhabiller.
  
  Francis en accepta l'augure.
  
  D'autres longues minutes s'écoulèrent. De temps à autre, un promeneur égaré ou un habitant du quartier défilaient le long des façades lépreuses.
  
  Il n'y avait de la lumière qu'au second étage de la maison d'où Linda avait émergé. Un Occidental avait du mal à se représenter comment se disposaient les pièces, à l'intérieur de ces anciennes bâtisses construites par des Chinois.
  
  - Quel commerce pratique-t-on, au rez-de-chaussée ? s'informa Coplan, peu renseigné par les inscriptions verticales peintes sur le volet de la devanture.
  
  - Apparemment, c'est un magasin de pierres dures, répondit son compagnon. Des jades, des perles... et aussi des montres.
  
  Y a-t-il un nom sur l'enseigne ?
  
  - Kam Lee Shop. Mais ça ne veut rien dire : cela peut être le nom d'un ancien propriétaire décédé. Il subsiste souvent, par tradition, même après qu'une boutique ait changé de mains plusieurs fois.
  
  Coplan sortit son paquet de cigarettes, en présenta une à Jimmy.
  
  - Si Linda devait continuer ce petit jeu, la « Triad » serait vite alertée, remarqua-t-il. Carter ne l'ignore sans doute pas.
  
  - Qui sait s'il n'en fait pas partie ?
  
  C'était là une éventualité à laquelle Francis n'avait pas pensé. Sevran et Carter embauchés par la « Triad » ? Agissant comme agents de liaison avec les Russes ?
  
  L'hypothèse n'était pas absurde, a priori. Jimmy parla :
  
  - Ce retard de Donald devient louche, si vous voulez mon avis. Je ne vois pas pourquoi il lambinerait aussi longtemps dans cette bicoque, maintenant que la fille s'en est allée.
  
  Il ne faisait que traduire le sentiment qui commençait à préoccuper Coplan. De fait, Donald avait eu pour consigne de vider les lieux aussitôt qu'il aurait identifié le pseudo-tenancier.
  
  Se prenant à chercher les raisons possibles de cette anomalie, Coplan en discerna subitement une qui lui fit se gratter le front.
  
  Si Sevran avait posté un message codé modifiant les instructions antérieures, ce dernier ne serait délivré que le lendemain matin
  
  Francis révéla d'un trait ce qui lui traversait l'esprit :
  
  - Si Linda n'a pas eu l'occasion d'édifier à temps ses complices, votre ami doit être en fâcheuse posture. Sa position est pire qu'elle ne l'aurait été auparavant. Je dois le tirer de là.
  
  - Hein ? Qu'est-ce que vous dites ? sursauta Jimmy. Vous pensez qu'on le retient ? Pourquoi ?
  
  - Parce que, pour les gens qui logent dans ce repaire, il est le gars qu'ils attendaient, le type qui devait tomber dans le traquenard:
  
  Le Chinois s'agita sur son siège.
  
  - Mais... le plus urgent n'est-il pas de prévenir Yau Sang ?
  
  - Nous n'en avons plus le temps. Donald risque d'être liquidé d'un instant à l'autre, s'il ne l'est déjà. Venez, tant pis pour la casse.
  
  Il ouvrit sa portière et descendit de la voiture en jetant un coup d'œil aux alentours, imité par Jimmy De concert, ils marchèrent vers la « Kam Lee Shop », les nerfs tendus par la proximité de l'action qu'ils voulaient entreprendre.
  
  Jimmy chuchota, chemin faisant :
  
  - Ils n'ouvriront pas.
  
  - Rien ne dit que ce sera fermé.
  
  Arrivés devant l'ouverture béante et ténébreuse du couloir d'entrée, les deux hommes s'immobilisèrent un instant, prêtant l'oreille.
  
  Le silence était aussi épais que l'obscurité.
  
  Coplan franchit le seuil, alluma son briquet afin de localiser l'interrupteur. Jimmy, l'ayant vu avant lui, l'actionna. Les marches luisantes de l'escalier apparurent sous une lumière jaunâtre.
  
  En les escaladant derrière l'Européen, le Chinois étreignit le Browning qu'il avait dans sa poche.
  
  Il n'y avait qu'une porte ouvrant sur le palier.
  
  Posant une main sur le loquet, Coplan appuya la tête contre le panneau de bois. Alors, il entendit confusément une voix masculine qui parlait en anglais.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Ce n'était qu'un murmure venant de loin, quasiment inintelligible. Coplan fit à Jimmy un signe l'invitant à se taire, puis il retint sa respiration pour tenter de saisir le sens de quelques paroles prononcées par l'inconnu qui devait être à l'autre bout du logement.
  
  Il n'y parvint pas, mais perçut une autre voix au timbre plus grave, répondant à la première. La conversation se déroulait sur un ton posé, sans éclats. Il était impossible de déterminer si l'un des interlocuteurs n'était pas Donald.
  
  Les yeux de Coplan rencontrèrent le bouton de sonnerie fixé au chambranle de la porte. Celle-ci ne possédait pas de judas.
  
  A tout hasard, Francis fit jouer le loquet et imprima une très légère poussée au battant, qui bougea. Linda, lors de son départ, s'était bornée à le refermer derrière elle, et les occupants, soucieux de leur capture, avaient oublié de bloquer le panneau.
  
  Coplan souffla à son compagnon :
  
  - Pas de coups de feu. Nous sommes des flics.
  
  Jimmy acquiesça : il avait compris.
  
  Coplan appuya sur le bouton du timbre et, simultanément, ouvrit la porte assez brutalement, pénétra dans l'antichambre en appelant :
  
  - Ho ! Donald, où êtes-vous ?
  
  Il y eut d'abord un silence, puis un certain remue-ménage se produisit à un autre niveau, plus élevé que celui de l'appartement.
  
  Les deux intrus avancèrent ; soudain ils virent surgir devant eux un Chinois ventripotent, large de carrure, à la face bougonne.
  
  - Qu'y a-t-il ? dit Wong. Que venez-vous faire ici ?
  
  - Nous venons chercher l'inspecteur Ho Feng, répliqua Francis d'un air rogue. Où est-il ? Wong, pétrifié, bredouilla :
  
  - Heu... Vous devez vous tromper... Le bordel, c'est l'étage au-dessus.
  
  - Je n'en crois rien, jeta Coplan, éclairé par l'attitude embarrassée de l'individu. Jimmy, regardez dans toutes les pièces.
  
  Un climat de tension enveloppa les trois hommes. Jimmy, après un instant d'hésitation, ouvrit la porte de la chambre qui était à sa droite. Des appliques murales projetaient une lueur rose sur un divan passablement ravagé, un petit fauteuil était renversé.
  
  - C'est bien ici. Ce type ment, dit Jimmy, tranquille.
  
  Wong, acculé, perdit son sang-froid. Il se rua vers Coplan, qui l'observait pourtant avec fixité, et lui expédia son poing en plein visage. Il l'eût atteint si son adversaire ne l'avait esquivé avec une vivacité stupéfiante, et ne l'eût contré d'un direct à l'estomac.
  
  Wong heurta lourdement le mur, mais son agressivité ne fut nullement ébranlée par cette contre-attaque. Ses deux mains se cramponnèrent aux épaules de Coplan, auquel il décerna un coup de genou dans le ventre. Deux poings réunis le frappèrent sous le menton avant que sa jambe eût achevé son mouvement, et il fut violemment projeté en arrière par le choc.
  
  Coplan, les dents serrées, se dit que ce gros lard n'allait pas l'embêter longtemps. Il fit un pas en avant et, à la volée, il lui envoya sa chaussure dans la bedaine, sous la ceinture. Puis son gauche partit en bolide et s'écrasa sur le faciès grimaçant du Chinois ; dans le centième de seconde qui suivit, ce fut son droit qui pilonna derechef la figure de son antagoniste.
  
  Wong, hébété, parut tenir debout par miracle. N'étant pas sensible au surnaturel et ne croyant qu'aux lois physiques, Francis mit dans un autre doublé toute l'énergie qu'il fallait pour descendre cet increvable. Cela fit le même bruit que deux coups de marteau sur une escalope. Wong dégringola en arrière, mou comme un édredon, et sa tête cogna le plancher au terme de sa culbute.
  
  Jimmy, qui n'avait pu intervenir faute d'espace disponible, grinça de satisfaction.
  
  - Nettoyé, proféra-t-il, admiratif, en contemplant le corps affalé. Ce porc n'avait pas la conscience très pure.
  
  - Non, dit Coplan, mais il n'était pas seul. Gare à son acolyte !
  
  Tous deux épièrent le silence. Ils distinguèrent des pas à l'étage supérieur, précipités et furtifs, dénotant une hâte suspecte.
  
  Puis une porte claqua. Coplan eut une illumination.
  
  - Il y a deux escaliers... Courez vers le palier et empêchez quiconque de filer, moi je vais monter par l'intérieur.
  
  Tandis que Jimmy faisait demi-tour, il enjamba la masse inerte du gros type et marcha vers l'endroit où l'homme était apparu.
  
  Il vit une porte ouverte et l'amorce d'un escalier en colimaçon très étroit. Il posa le pied sur la première marche mais s'immobilisa ensuite car des grognements lui parvenaient.
  
  On devait se battre devant l'entrée de l'appartement.
  
  Coplan reflua vers le couloir en vue de prêter main forte à son allié, réalisant que, de toute manière, par une voie ou par l'autre, personne ne pourrait fuir sans qu'il s'en aperçût.
  
  A peine avait-il franchi quelques mètres qu'il entendit un cri étranglé suivi d'un ébranlement de toute la bicoque ; ceci ne freina pas son élan, au contraire.
  
  Il distingua, dans la pénombre, Jimmy qui regardait vers le bas.
  
  Celui-ci tourna la tête vers lui et expliqua, haletant :
  
  - Un type m'a sauté dessus. Je l'ai basculé d'une prise de judo.
  
  Ils dévalèrent les degrés de pierre au bas desquels le fuyard s'était écroulé, se penchèrent sur lui.
  
  - Un Blanc, s'effara Jimmy.
  
  - Il faut le remonter, décréta Francis à mi-voix. On pourrait le voir du dehors.
  
  L'homme était mal en point : du sang coulait de son front dans la rigole formée par sa joue et son nez.
  
  Le Chinois lui souleva les jambes et Coplan le prit sous les aisselles. A reculons, il le hissa à l'étage, assez tourmenté par la tournure que prenaient les événements.
  
  Lorsque l'inconnu eut été allongé dans la petite chambre, sur le divan, Coplan l'examina de plus près. D'emblée, il eut une fâcheuse impression. Le pouls du type était d'une faiblesse alarmante.
  
  - Je crains que vous ne lui ayez brisé le crâne, émit Francis à l'adresse de Jimmy.
  
  - Je n'ai fait que me défendre.
  
  - D'accord, mais au bout de sa voltige, il est tombé droit sur sa caboche. S'il n'est pas soigné tout de suite, il va claquer.
  
  - On ne va tout de même pas appeler une ambulance ! protesta l'agent de Yau Sang. Nous ne savons même pas ce qu'est devenu Donald !
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Verrouillez l'entrée, recommanda-t-il. J'espère qu'il n'y a plus un troisième larron tapi quelque part.
  
  Comme pour démentir son optimisme, une plainte inarticulée s'éleva, les faisant tressaillir. Ce n'était pas le moribond qui l'avait lâchée.
  
  Ils se redressèrent en même temps, l'oreille aux aguets, puis foncèrent hors de la chambre. Un second râle les guida vers une pièce qu'ils n'avaient pas encore visitée.
  
  Jimmy, son Browning logé dans sa main droite, ouvrit la porte en grand mais resta collé contre le chambranle. Ayant hasardé un coup d'œil, il distingua un corps recroquevillé sur le sol, ligoté, le bas de la figure barré par une bande de sparadrap.
  
  En un rien de temps, il débarrassa son collègue de son bâillon et de ses liens pendant que Coplan, les poings sur les hanches, observait la scène en réfléchissant à toute allure. Dans leur clan, au moins, il n'y avait pas de dégâts.
  
  Donald semblait ébahi de le voir avec Jimmy. Il prononça tout en se massant l'occiput :
  
  - Où est passé le type qui m'a assommé ?
  
  - Il dort, dit Francis. Occupez-vous de lui tous les deux, ficelez-le à son tour. Moi, je vais tâcher de savoir qui est cet Européen.
  
  Il repartit vers l'escalier en colimaçon et monta quatre à quatre.
  
  A l'étage supérieur, il se trouva subitement dans une ambiance très différente : les murs étaient propres, le sol recouvert d'une épaisse moquette et les aménagements décorés d'une façon beaucoup plus soigneuse. L'appartement auquel il accédait n'aurait pas déparé un immeuble de grand standing.
  
  Après une inspection rapide qui lui fit découvrir successivement un studio, une chambre et un cabinet de travail, Coplan se mit en devoir d'explorer ce dernier.
  
  Les classeurs qui lui tombèrent sous la main lui apprirent pas mal de choses en peu de temps : l'occupant de ces lieux s'appelait Heinz Külberg, il se livrait au commerce des pierres dures dans la boutique du bas.
  
  Il ne fallait pas être sorcier pour en déduire que le Chinois du dessous devait tenir le magasin dans la journée, et que les deux hommes étaient liés par autre chose que des rapports strictement professionnels puisque leur maison avait été mise à la disposition de Carter pour l'exécution de son plan.
  
  Francis poursuivit sa fouille avec une attention accrue. S'il n'osait escompter la mise à jour d'indices sur la nature des activités clandestines de Sevran, il n'en espérait pas moins découvrir quelques précisions sur le rôle exact que jouait le nommé Külberg.
  
  Visiblement, celui-ci avait été dérangé dans son travail. Des papiers jonchaient le bureau et une cigarette achevait de se consumer dans un cendrier, près d'un verre de whisky. C'était à la fenêtre de cette pièce que Coplan avait vu de la lumière, pendant qu'il attendait dans la voiture.
  
  Il frémit en constatant qu'une clé était fichée dans la serrure d'un petit coffre-fort scellé au mur dans un des angles du local. Il se dépêcha de l'ouvrir et d'en inventorier le contenu.
  
  Au bout d'une minute, il déchanta. Une importante somme d'argent, quelques bijoux de prix et un volumineux paquet de traites commerciales gisaient là, mais rien d'autre.
  
  Il revint au bureau afin d'en explorer les tiroirs. Outre le bric-à-brac habituel que tout négociant range à portée de sa main, Francis vit du papier de machine à écrire, une boîte de papier carbone, une réserve de cigarettes. Et, dans le second tiroir de droite, sur un agenda à couverture noire, une machine identique à celle qu'il avait vue chez Bockmeyer.
  
  Coplan saisit la « CSD 28 » et l'examina. Son possesseur s'en était servi, à titre d'essai sans doute.
  
  Les pensées de Francis continuaient de vagabonder quand il entendit monter quelqu'un par l'escalier tournant. Une voix étouffée l'appela :
  
  - Monsieur Coplan, venez vite !
  
  C'était Jimmy, les traits défaits.
  
  - Quoi encore ? maugréa l'interpellé.
  
  - Le gros type est mort.
  
  - Hein ? Le Chinois ?
  
  - Oui.
  
  Francis dévala les marches, précédé par Jimmy.
  
  Une auscultation sommaire de Wong attesta qu'il avait succombé, en effet. D'une défaillance cardiaque, selon toute probabilité. Les émotions qu'il avait éprouvées ce soir-là, cumulées avec les terribles coups qu'il avait encaissés, avaient eu raison de sa vitalité.
  
  Décidément, ce qui ne devait être à l'origine qu'une simple démarche d'identification prenait l'allure d'une catastrophe. Un grain de sable avait détérioré le système soigneusement mis au point de part et d'autre.
  
  - Décampons en vitesse, proposa Donald, peu rassuré. Son collègue, plus réfléchi, déclara :
  
  - Il y a peut-être moyen de faire croire à la police que ces deux individus se sont démolis mutuellement ?
  
  Coplan, s'étant relevé, considéra ses compagnons.
  
  - Vous pouvez partir, leur dit-il. Moi, il faut que je reste.
  
  Médusés, ils l'interrogèrent du regard. Il s'expliqua :
  
  - Je veux intercepter le message qui va parvenir à Külberg, l'Européen. Ce qui s'est déroulé ici prouve qu'il n'avait pas encore reçu de nouvelles consignes d'Impextronic. Elles sont sûrement en route et je suis curieux de les connaître. Les liaisons s'effectuent par courrier, en texte codé. Il y a une machine de déchiffrement là-haut.
  
  Donald objecta :
  
  - Mais la fille va prévenir son patron que le nommé Wong m'avait capturé. Ils vont rappliquer ici dare-dare !
  
  Francis fit un signe de dénégation.
  
  - Sûrement pas. Ils laisseront à Külberg le soin de se débrouiller. Moins que jamais, ils n'établiront un contact direct, de crainte d'être mêlés à la disparition d'un flic. Si quelqu'un vient ici, ce sera Linda, demain soir, comme si de rien n'était. C'est ce délai que nous devons mettre à profit car, après, quand ils apprendront que leurs complices sont morts, ils en tireront les conséquences.
  
  Comme les deux Chinois restaient muets, Coplan reprit :
  
  - L'un de vous doit joindre Yau Sang le plus vite possible et lui expliquer dans quel guêpier nous sommes. Je ne veux pas revenir à Mallory Street en plein jour, quand toutes les autres boutiques seront ouvertes et celle-ci fermée. Il vaut mieux que je passe la nuit dans cette maison et que je me défile discrètement après la venue du facteur.
  
  Donald, maussade, grommela :
  
  - Vous allez courir un gros danger, de toute façon. Supposez que Wong et Külberg ne soient pas les seuls habitants de cette baraque. Ou qu'un employé se présente au petit matin. Vous feriez mieux de vous débiner avec nous.
  
  - J'ai une chance qui ne se renouvellera jamais. Si je ne la saisis pas au vol, c'est cuit : Sevran et compagnie ne bougeront plus avant longtemps. Ils comprendront qu'ils n'étaient pas aux prises avec la police de la Colonie mais avec un réseau adverse, et ils modifieront leurs batteries de fond en comble. Il faut que je sache ce qu'ils trafiquent.
  
  Son ton ferme montrait que sa résolution était prise, quels que fussent les arguments qu'on lui opposerait.
  
  Jimmy et Donald s'inclinèrent. Après tout, ils n'étaient là que pour le seconder, non pour discuter ses directives.
  
  - Okay, dit le premier. En quoi pouvons-nous encore vous être utiles ?
  
  Coplan médita deux secondes, cherchant à discerner toutes les répercussions qu'allaient entraîner les confidences de Linda à ses supérieurs. L'objectif devait être de retarder au maximum le moment où ils apprendraient que leurs complices de Mallory Street étaient rayés du nombre des vivants.
  
  - Jimmy. Vous approcherez Linda demain soir, quand elle regagnera son domicile de North Point après son travail. Vous lui demanderez si elle n'avait pas vu Donald ce soir et vous lui avouerez qu'il a disparu. Elle prétendra évidemment qu'elle ne l'a pas rencontré. Alors vous changerez d'attitude : vous dévoilerez votre désir de coucher avec elle et vous vous arrangerez pour qu'elle n'ait pas l'occasion de revenir ici. Cela fera une nuit de gagnée.
  
  - Comptez sur moi, opina Jimmy, rasséréné. Je la distrairai jusqu'aux petites heures.
  
  - Vous, Donald, dites à Yau Sang que, sauf empêchement majeur, j'irai le trouver en fin de matinée. Si je n'étais pas là à midi, cela signifierait que j'ai eu un coup dur. Dans ce cas-là, qu'il ne s'inquiète pas de mon sort mais qu'il prévienne quelqu'un à Paris, dont je vais vous donner l'adresse.
  
  Il griffonna les indications sur un bout de papier, le remit au Chinois en ajoutant :
  
  - Par télégramme, bien sûr. Et maintenant, barrez-vous, un dans chaque voiture.
  
  - Voulez-vous mon Browning ? offrit Jimmy.
  
  - Pour ameuter tout le quartier en cas de pépin ? Non, pas question. Je pourrai recourir à des méthodes moins bruyantes, le cas échéant. Bonsoir.
  
  
  
  
  
  Après le départ de ses deux auxiliaires, Coplan se rendit auprès de Külberg.
  
  Ce dernier agonisait. Le sang accumulé, sur sa figure tranchait durement sur son teint cadavérique. Sa respiration était si faible qu'on ne voyait pas bouger son torse.
  
  Il devait avoir entre trente et quarante ans. A la suite de quelles vicissitudes était-il arrivé à Hong Kong, et pour quels motifs s'était-il engagé dans une pareille aventure ?
  
  En les décomptant, Sevran et lui, il y avait donc encore quatre hommes qui étaient dotés d'une machine à coder. Cela ne constituait qu'un petit groupe, même si chacun d'eux disposait de quelques subalternes de race jaune.
  
  Un silence écrasant pesait dans la bâtisse. Coplan, pénétré de l'inutilité de prodiguer des soins rudimentaires à ce condamné, se souvint de la suggestion de Jimmy : tenter de faire passer les deux décès comme le résultat d'une altercation qui avait opposé les locataires.
  
  Se promettant de réaliser plus tard une mise en scène pouvant accréditer cette version, Coplan ressortit de la petite chambre et, enjambant une fois de plus le cadavre de Wong, il remonta dans le bureau.
  
  Il y poursuivit ses investigations interrompues un quart d'heure plus tôt, dénicha un passeport. Külberg, ressortissant de l'Allemagne fédérale, était né à Munich. Son visa d'immigration à Hong Kong avait été prorogé plusieurs fois : il séjournait dans la Colonie depuis neuf ans. Célibataire.
  
  L'agenda sur lequel reposait la « CSD 28 » contenait un grand nombre d'inscriptions qui n'avaient de sens que pour leur auteur : trop laconiques, elles remémoraient des rendez-vous, des formalités à remplir, des engagements.
  
  Nulle part n'apparaissait le nom d'Impextronic.
  
  En principe, Külberg devait avoir entretenu des relations moins occultes avec les autres membres du groupe, avant qu'ils fussent équipés de machines fabriquées chez Bockmeyer. Ceci ne remontait qu'à un passé très récent.
  
  Francis eut beau fouiller, scruter, fouiner partout, il ne parvint pas à relever des corrélations instructives, sinon sur les fournisseurs et les clients étrangers du commerçant en objets d'art. Ses marchandises provenaient exclusivement de la Chine communiste et du Japon.
  
  Lorsque Coplan fut persuadé qu'il ne glanerait là aucun éclaircissement sur les objectifs visés par Sevran et ses acolytes, il voulut encore vérifier s'il n'existait pas un accès direct entre le premier étage et le magasin.
  
  De fait, en circulant dans les pièces du logement de Wong, il découvrit un autre escalier en colimaçon qui descendait au rez-de-chaussée. Ainsi, on pouvait se déplacer de bas en haut dans l'immeuble par deux voies indépendantes.
  
  C'est en fonction de cette singulière disposition que Francis choisit l'endroit où il allait dormir : une chambre située au premier, à peu près à égale distance entre la porte palière et l'issue aboutissant dans l'arrière-boutique.
  
  Ce devait être la chambre du Chinois, car elle n'était meublée que d'une natte.
  
  En dépit de l'envie qui le turlupinait, Coplan résista au besoin de fumer. Il ne voulait pas laisser traîner là des cendres, des mégots ou même une odeur de cigarette française.
  
  Allongé dans l'obscurité la plus opaque, sur un plancher d'une dureté spartiate, il chercha un sommeil que la proximité des deux corps ne favorisait pas. « Eux roupillent, au moins », soliloqua-t-il âcrement.
  
  De ce côté-là, il n'avait rien à craindre, mais sa sécurité n'en était pas moins aléatoire. Les aiguilles phosphorescentes de sa montre ne marquaient que minuit et demi.
  
  Ce travail qu'il avait espéré mener à bien en finesse débouchait malheureusement sur une tuerie, et par un concours de circonstances imprévisibles. Sortir de cet imbroglio sans se brûler les doigts devenait une hypothèse des plus douteuses.
  
  Des craquements qui naissaient de temps à autre, comme dans toutes les maisons anciennes, suffisaient à empêcher Coplan de sombrer dans une légère somnolence. Chaque fois, il tâchait d'en deviner la cause et appréhendait l'irruption d'un mystérieux visiteur.
  
  A la fin, exaspéré, il dut se retenir pour ne pas se relever et aller faire un tour dans les bars tout proches de Wanchai.
  
  Vers trois heures du matin, alors qu'il évoquait mentalement sa dernière entrevue avec Pai Yen, il s'endormit. Un quart d'heure plus tard, une sonnerie aigre et nerveuse lui fit l'effet d'une décharge électrique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Assis dans le noir, les nerfs à fleur de peau, il ne sut si c'était le téléphone ou une autre sonnerie qui avait résonné. Mille éventualités s'entrechoquèrent dans son esprit, toutes menaçantes.
  
  L'infernal tintement qui avait vrillé le silence s'interrompit. Il avait empli toute la maison, semblait-il, et son origine était difficile à localiser. Ses échos s'éteignirent, comme étouffés par une montagne d'ouate.
  
  Non, ce ne pouvait être le téléphone. Alors, le timbre de l'entrée ?
  
  Figé, Coplan écouta intensément. Un visiteur, à cette heure-ci ?
  
  Ouvrir, c'était l'obligation inéluctable de le réduire à l'impuissance. Ne pas ouvrir, c'était ignorer qui venait relancer Wong, et pourquoi. Et aussi, éveiller sa méfiance, lui inspirer une décision probablement génératrice de nouveaux périls.
  
  Francis se leva lentement dans les ténèbres. Il ne percevait pas un frôlement, pas un souffle. Pour ne rien cogner, il alluma brièvement son briquet avant de se hasarder dans le couloir où gisait le Chinois.
  
  A pas de loup, il se rapprocha de la porte et s'arrêta, toujours indécis quant à la conduite qu'il devait adopter, mais enfiévré par la nécessité de choisir rapidement. Néanmoins, il attendit que l'arrivant sonnât une seconde fois. Cette démarche tardive ne pouvait être motivée que par une raison importante.
  
  Si quelqu'un se tenait de l'autre côté de la porte, il conservait une immobilité de statue. Une ou deux minutes passèrent sans que l'inconnu manifestât un signe d'impatience, ou renouvelât son appel.
  
  Coplan, ayant opté pour une solution extrême, se mit à remuer sans précautions comme l'eût fait l'occupant légitime de l'appartement, puis il appuya sur l'interrupteur commandant la lumière du vestibule.
  
  Il se disposait à entrebâiller le battant quand son regard tomba sur un rectangle de couleur claire. Un soupir de soulagement lui gonfla la poitrine. On avait glissé une lettre sous la porte, et l'émissaire devait avoir déguerpi aussitôt après.
  
  Francis se baissa pour saisir le pli, vierge de toute inscription. Il le décacheta tout en revenant sur ses pas et en tira un feuillet étroit sur lequel s'étiraient quelques lignes de caractères imprimés, alignés d'une manière incohérente.
  
  Cela sortait d'une « CSD 28 », sans l'ombre d'un doute.
  
  Un tressaillement de plaisir parcourut les veines de Coplan. Les consignes prévues avaient été acheminées plus tôt qu'il ne l'espérait, par courrier spécial.
  
  Il se hâta de monter au deuxième étage, alluma la lampe de bureau et prit dans le tiroir la machine de Külberg. Assis dans le fauteuil pivotant, il actionna le petit bouton à molette de mise en service puis, tapotant du bout d'un doigt sur les touches, il reproduisit dans l'ordre les caractères figurant sur le feuillet.
  
  Il ne put lire la traduction que lorsqu'il eût détaché le papier qui sortait de la fente du capot. Le texte, en anglais, signifiait ceci : « Tenez pour nulles les instructions qui vont vous parvenir par la poste. Événements obligent vous tenir à l'écart de l'opération projetée. Vos activités suspendues jusqu'à nouvel ordre. Informez-moi immédiatement des mesures prises à l'égard du client. »
  
  Coplan se gratta la joue, méditatif.
  
  Linda avait réussi à joindre Carter ou Sevran, et elle les avait mis au courant de la méprise de Wong. Malgré ce handicap, ils ne renonçaient pas à remplir une mission en voie d'exécution.
  
  Contrairement à l'espoir qui l'avait effleuré, Coplan ne pouvait pas encore quitter cette damnée maison : des renseignements plus révélateurs seraient inclus dans le message qu'allait apporter le facteur.
  
  L'alerte avait été suffisamment énervante pour ôter à Francis le désir de se recoucher, et la lecture de cette brève épître rédigée sur un ton comminatoire était susceptible d'alimenter ses réflexions.
  
  Il brûla les deux papiers au-dessus d'un cendrier, en pulvérisa les débris consumés. Le véritable destinataire vivait-il encore ?
  
  Coplan redescendit, gagna la chambre où gisait Külberg.
  
  Le sang s'était coagulé en taches noirâtres, les traits du visage avaient pris une raideur funèbre, les mains s'étaient également décolorées.
  
  Fini.
  
  Mais le défunt était supposé devoir envoyer une réponse à Impextronic. Il faudrait l'expédier à sa place, sans quoi ses correspondants s'aviseraient qu'il n'avait pas reçu leur avertissement.
  
  Francis glissa une main sous le dos du cadavre et le redressa ; ensuite, l'ayant saisi sous les aisselles, il l'attira vers le couloir et continua de le traîner jusqu'à l'amorce de l'escalier, ce qui le contraignit à passer sur le corps de Wong.
  
  Sans lâcher son fardeau, il gravit à reculons toutes les marches puis, du sommet, il repoussa vigoureusement la dépouille de Külberg. Celle-ci, piquant de la tête, roula sur elle-même jusqu'au bas en épousant la courbe et finit par s'affaler dans une position grotesque devant le premier degré, contre la rampe.
  
  Cela fournirait d'étranges indices aux enquêteurs, quand ils tâcheraient d'élucider cette histoire.
  
  Coplan fit le geste de s'épousseter les mains, puis il alla se réinstaller au bureau du mort. Il commença par élaborer un texte capable de fournir des apaisements aux gens de Holland House et l'écrivit au fur et à mesure sur une feuille de papier machine.
  
  Lorsqu'il eut terminé, il y fit quelques retouches, si bien que la version définitive devint : « Client évacué cette nuit. Aucun problème. Respecterai cependant vos ordres, attendrai futures directives.»
  
  Il chiffra ces courtes phrases à l'aide de la machine, préleva leur transcription inintelligible et inséra celle-ci dans une enveloppe blanche, sans en-tête commercial. Alors il se posa une question : Külberg était-il censé envoyer une semblable missive à l'adresse de la firme ou à sa boîte postale ?
  
  Dans un cas d'urgence, tel que celui-ci, il l'eût peut-être déposée lui-même dans la boîte aux lettres qui voisinait avec celles d'autres entreprises dans le hall du building. C'était une façon, pour Francis, de tourner la difficulté, et il se promit d'agir de la sorte.
  
  
  
  
  
  A l'inverse du spectacle morne qu'elle présentait la nuit, Mallory Street était le théâtre d'une animation grouillante dès le petit matin.
  
  Des camelots y circulaient avec des charrettes de primeurs en vantant la qualité de leurs fruits et légumes, des vélos et des rickshaws se frayaient un passage à travers une foule hétéroclite.
  
  Toutes les boutiques de la rue étaient déjà ouvertes. Plusieurs commerçants amenaient sur le trottoir des articles qu'ils voulaient exposer mais qui eussent interdit l'entrée de leur magasin s'ils les avaient gardés à l'intérieur, tant l'espace était restreint.
  
  Seule Kam Lee Shop restait fermée, ses volets clos. Jusque quand les voisins ne s'en inquiéteraient-ils pas ?
  
  Coplan, embusqué derrière le rideau d'une fenêtre du second étage, observait avec une certaine âpreté cette fourmilière coincée entre les façades pavoisées de banderoles. Il avait un peu l'impression d'être assiégé sur un îlot, et la précarité de sa situation lui apparaissait beaucoup plus clairement qu'il ne l'avait imaginé quand il avait décidé d'attendre là.
  
  Il avait fait un brin de toilette dans la salle de bains, s'était rasé, mais ce n'était pas son aspect correct qui le rendrait moins visible lorsqu'il quitterait l'immeuble.
  
  Ne sachant pas du tout à quel moment s'effectuait la distribution du courrier dans ce quartier, il guettait impatiemment l'apparition de l'employé des postes. Son estomac criait famine depuis plusieurs heures et son désir de griller une cigarette avait pris des proportions démesurées. Mais ce qui le tracassait encore davantage, c'était l'épée de Damoclès qu'eût représenté la venue d'un commis de Wong ou d'une domestique.
  
  Vers 8 heures et demie, il descendit pour la troisième fois dans le magasin, où une découpe, dans le bas de la porte d'entrée, permettait le dépôt de la correspondance. Plusieurs plis et des imprimés étaient répandus sur le sol.
  
  Le facteur était passé sans qu'il l'eût aperçu. Il avait dû commencer par ce côté-ci de la rue.
  
  Dans la pénombre, Coplan se hâta de ramasser les enveloppes et d'en faire un tri. Seule l'une d'elles l'intéressa car elle était dépourvue de toute mention désignant l'expéditeur.
  
  Il grimpa vivement au second, indifférent aux cadavres qu'il évita d'un bond, et ouvrit l'enveloppe qu'il suspectait de contenir le message codé. Effectivement, il reconnut d'emblée le format et la qualité du papier débité par une CSD 28.
  
  Il s'attela au déchiffrement des quatre lignes de caractères.
  
  Au bout de quelques minutes, il put lire : « Attention ne pas molester et laisser libre toute personne qu'amènerait L. Primordial. Consignes antérieures périmées. Autre point : soyez ce soir 22 heures Yaumati Waterloo tenue foncée croisière. Pas d'arme. »
  
  Les sourcils froncés, Coplan s'imprima ces indications dans la mémoire. A première vue, cela ne paraissait pas très explicite, et il en éprouva une autre déception.
  
  Il avait misé gros sur un bien maigre butin.
  
  Si Yaumati Waterloo était une appellation convenue, ce message ne conduirait même nulle part.
  
  Mécontent, Francis brûla l'original et la traduction. Il remit à zéro le bouton molleté de la machine et plaça celle-ci dans la poche intérieure de son veston.. Peut-être lui serait-elle plus utile un autre jour.
  
  Pas fâché de quitter ces lieux, il emprunta pour la dernière fois l'escalier en colimaçon et aboutit au premier étage. Une odeur fétide commençait à imprégner l'atmosphère confinée de cette habitation. Que serait-ce après la chaleur de la journée !
  
  Il marcha jusqu'au bout du couloir et passa sur le palier. Il ne put refermer à clé, la porte étant dépourvue de serrure. Il descendit normalement les degrés de pierre, puis il s'accroupit, comme pour rattacher un lacet de sa chaussure, près du seuil de l'encadrement qui ouvrait sur la rue.
  
  Des piétons déambulèrent près de lui sans lui prêter attention. Il semblait s'être réfugié dans cette embrasure pour ne pas être bousculé par les passants.
  
  Avec une lenteur calculée, il se faufila dans la foule en se relevant et adopta l'allure décontractée d'un touriste épris de pittoresque. Ses pas le conduisirent dans Johnston Road, où passait une ligne de tramways. A l'arrêt le plus proche, il monta sur la plate-forme arrière d'une motrice qui allait vers le centre.
  
  Vingt minutes plus tard, après avoir déposé le message posthume de Külberg dans la boîte du hall de Holland House, il fit un crochet par son hôtel, le temps de prendre une douche, d'apaiser sa fringale par un copieux petit déjeuner à l'anglaise, avec saucisses, bacon et marmelade.
  
  Restauré, ayant changé de complet, il prit un taxi et se fit débarquer non loin du magasin de porcelaines où il pouvait rencontrer Yau Sang.
  
  L'affilié de l'organisation secrète de Sha Tin l'accueillit avec son imperturbabilité coutumière, encore que la vue de Coplan l'allégeât d'un gros souci.
  
  Les deux hommes se retirèrent dans un petit local affecté à l'emballage des pièces à expédier outre-mer.
  
  Yau Sang parla :
  
  - Les choses ont évolué plus vivement que vous ne le souhaitiez, m'a-t-on dit. Avez-vous fini par en récolter un bénéfice ?
  
  Coplan fit une mimique dubitative, maugréa :
  
  - Il eût mieux valu que nous puissions suivre les mouvements de ce nommé Külberg. Ce type-là était indubitablement engagé dans l'action, même quand ses chefs se cantonnaient dans une prudente expectative. Le malheur, c'est qu'il est mort.
  
  Yau Sang, se tenant les coudes, opina d'un air pensif.
  
  - J'en suis désolé, assura-t-il. Jimmy est sans excuse : il a agi sans se contrôler, et ceci lui vaudra une sanction.
  
  - N'en faites rien. Il ne savait pas qui était son agresseur. Vous et moi, nous aurions sans doute riposté instinctivement de la même manière. Disons que c'est un accident et tournons la page. Mais il y a un ennui : les gens d'Impextronic vont soupçonner Donald d'avoir liquidé Külberg et Wong avant de s'évader. Un vrai policier n'aurait pas procédé de cette façon, et ils vont en déduire à juste titre qu'il n'en était pas un. Comme ils possèdent son signalement, nous devons le retirer du circuit.
  
  - J'y avais pensé, dit Yau Sang, les paupières mi-closes. Ceci deviendra aussi valable pour Jimmy, dans très peu de temps.
  
  - A moins d'un malencontreux hasard, nous avons encore trente-six heures devant nous, car Sevran ne se doutera pas qu'il y a eu du grabuge à Mallory Street. Le problème est de savoir si, d'ici là, j'aurai pu réunir plus d'informations sur les buts qu'ils poursuivent.
  
  - Vous ne semblez pas très optimiste. Dois-je comprendre que ce message que vous désiriez vous approprier n'est pas tombé dans vos mains ?
  
  - Si, mais je ne sais si je pourrai l'exploiter. La seule phrase digne d'intérêt assignait à Külberg un rendez-vous, ce soir à 10 heures, à un endroit désigné Yaumati Waterloo. Cela vous dit-il quelque chose ?
  
  Yau Sang arqua ses minces sourcils.
  
  - Apparemment, oui, déclara-t-il. Toutefois, si c'est un nom de code...
  
  - C'est ce que je redoute. Et si ce n'en était pas un, où cela se trouve-t-il ?
  
  - A Kowloon. Yaumati est le nom de la rade protégée contre les typhons et du district qui la flanque sur le versant ouest de la péninsule. Waterloo Road aboutit au quai qui longe le plan d'eau. Il y a même un pier public dans le prolongement de cette artère, si je ne m'abuse.
  
  Coplan, hochant la tête, s'offrit une cigarette.
  
  - Je crois que nous tenons le bon bout, grommela-t-il. Külberg devait revêtir une tenue de croisière, selon ces instructions. Il était donc appelé à monter sur un bateau... En compagnie d'autres personnages qu'il connaissait, évidemment. Et sans arme, spécifiait-on. J'ai dans l'idée que je serai dans les parages.
  
  Plus blafard que jamais, Yau Sang se tripota les coudes.
  
  - Le succès est toujours le fruit d'une bonne préparation, fit-il remarquer. Un tigre ne peut pas suivre la piste d'un requin. Si ce groupe qui vous intéresse prend place à bord d'un bateau, il vous en faudra un aussi. De plus, cette rade couvre une grande superficie.
  
  - Je vois, dit Coplan. Je vais aller faire une reconnaissance des lieux, afin de juger du nombre d'hommes et du matériel dont je pourrais avoir besoin. Les individus qui viendront à cette réunion mériteront d'être recensés.
  
  - Téléphonez-moi avant 5 heures de l'après-midi, si vous le voulez bien. Et puis, il sera bon que vous reveniez ici vers 8 heures, pour que nous mettions au point une tactique et un système de liaison. Si ces gens partent en mer, ils pourraient vous entraîner loin. Plus loin que ne le permettrait l'embarcation que je vous aurai procurée.
  
  - Oui, bien entendu. Pourvu qu'ils n'utilisent pas un chriscraft ou une vedette rapide ! Enfin, nous verrons. L'essentiel, ce sera de ne pas nous tromper, car plusieurs rassemblements de yachtmen nous mettraient devant un satané dilemme. J'y vais, Yau Sang.
  
  Il se leva et, tandis que l'Asiatique le saluait d'une inclinaison du buste, il lui dit encore :
  
  - Incidemment, si vous êtes en relation avec Pai Yen, faites-lui savoir que je ne l'oublie pas.
  
  Yau Sang lui décocha un regard oblique.
  
  - Je crains que ce ne soit réciproque, soupira-t-il.
  
  
  
  
  
  Le port que formait la rade de Yaumati était encombré de bateaux de toute espèce. Jonques, sampans, vieux cargos, remorqueurs, péniches, grues flottantes et autres navires, sans compter les vedettes de la police et les bateaux-pompes anti-incendies, se pressaient le long des piers et des appontements.
  
  Un magnifique clair de lune dispensait une clarté plus uniforme que les centaines de lampes et de lanternes disséminées autour du lac artificiel et à bord des unités. Waterloo Road, la plus large de toutes les rues parallèles qui menaient à ce vaste bassin, était aussi la plus fréquentée. Si, le dos tourné à la ville, on regardait dans la direction de l'eau, on avait sur la gauche les immenses entrepôts qui entourent les marchés de vente en gros des légumes et du poisson.
  
  C'était à l'angle d'un de ces bâtiments que Coplan s'était posté. De cet endroit, il apercevait toute la largeur de l'artère et le début du pier. Il lui suffisait de reculer de quelques pas pour disparaître dans l'ombre de l'édifice.
  
  Des hommes de Yau Sang, dispersés aux alentours, munis de minuscules talkies-walkies, se tenaient prêts à obéir à ses directives ou à le renseigner. Donald, en tant que chef de cette équipe, se trouvait à bord d'un chalutier amarré devant le marché. Ce raffiot d'aspect minable était équipé d'un moteur puissant, capable de lui imprimer une vitesse de dix-huit nœuds.
  
  Des marins étrangers, en balade dans Nathan Road, venaient souvent explorer ce secteur, espérant qu'il recelait des bars et des dancings comme ceux de Wanchai. Mais l'immense majorité des promeneurs était composée de Chinois de toutes conditions, à la mise décente malgré leur pauvreté. En dehors des pêcheurs et des mendiants, peu d'entre eux portaient encore le grand chapeau de paille au bord arrondi et la chemise flottant sur un pantalon serré au mollet : hommes et femmes étaient quasiment tous convertis à la tenue occidentale, de la coiffure aux talons.
  
  Coplan, en polo à manches courtes, gris foncé, les mains dans les poches, avait l'air de baguenauder en attendant un camarade. Apparemment distrait, il cherchait à isoler dans ces passants désœuvrés d'autres personnages de race blanche qui guettaient également l'arrivée de quelqu'un.
  
  Sur le coup de 10 heures, son attention fut sollicitée par une camionnette venant de Nathan Road. Elle s'immobilisa à quelques mètres du pier et le conducteur en descendît aussitôt pour ouvrir les deux portes à l'arrière.
  
  Sevran.
  
  Il fut bientôt rejoint par trois Européens à la démarche nonchalante et qui paraissaient de bonne humeur. Jeunes, les cheveux assez longs, ils avaient une mine de riches fils de famille large ceinture, pantalons de velours léger, chemisettes sombres en mailles de filet.
  
  Coplan songea que si ces types n'avaient pas d'autre bagage, ils ne navigueraient pas jusqu'au Vietnam ou au Japon. Il s'engagea dans la ruelle entre les deux entrepôts et, par son émetteur de poche, il avisa Donald et les agents de son équipe qu'il avait repéré le groupe en question.
  
  Quand il revint à l'angle du bâtiment, les acolytes de Sevran avaient déchargé trois caisses qui, par leurs dimensions, eussent pu contenir chacune deux cartons de bouteilles de vin ou de whisky.
  
  Deux d'entre eux en trimbalaient une vers le pier. Ils descendirent des marches et Coplan cessa de les voir.
  
  Ils allaient très certainement la déposer dans un canot.
  
  Sevran, aidé par le dernier du quatuor, en transporta une autre pendant que les deux premiers revenaient se saisir de la dernière.
  
  Le transbordement fut effectué avec des échanges de plaisanteries ; personne, parmi les promeneurs, ne se soucia de ces joyeux lurons.
  
  Francis prévint Donald, mieux placé que lui pour observer l'embarcation où ils avaient porté leurs lourds colis. Sevran, étant remonté sur le quai, dit quelques mots à son compagnon, puis il lui serra la main et redescendit les marches pour rejoindre ceux qui étaient restés au bas, tandis que son interlocuteur se rapprochait de la camionnette. Ce dernier y monta, claqua la portière et entreprit de décrire un virage en marche arrière pour repartir vers Nathan Road.
  
  Quelques minutes plus tard, Donald signala que le canot faisait rames vers le musoir sud de la rade. Coplan lui répondit que tous ses hommes qui étaient à terre devaient le rejoindre à bord du chalutier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le canot avait rallié un yacht blanc qui était ancré à l'extérieur de la rade. De la timonerie du chalutier, Coplan pouvait aisément suivre ses évolutions à la jumelle.
  
  Les occupants du canot et les trois caisses furent hissés à bord du yacht, puis le canot lui-même fut amené et amarré sur la plage arrière.
  
  Donald, qui surveillait ces opérations à l’œil nu, s'inquiéta :
  
  - Ne devrions-nous pas déhaler ? Ils vont appareiller.
  
  - Nous n'allons les filer qu'à la limite de la visibilité.
  
  Le patron du chalutier attendait qu'on lui donnât des ordres ; les autres agents de Yau Sang bavardaient sur le pont, à l'avant et à l'arrière.
  
  Le moment vint de sortir de la passe, alors que le yacht cinglait vers l'extrémité ouest de l'île de Hong Kong.
  
  Tandis que s'amorçait une prudente filature, Donald glissa à Coplan :
  
  - Jimmy a plus de veine que nous. Il ne doit pas s'embêter avec la fille.
  
  - Grand bien lui fasse, renvoya Francis, intrigué par les raisons de cette croisière nocturne.
  
  La présence de Sevran à bord du bateau de plaisance le tarabustait particulièrement. Pour la première fois, il avait l'occasion de le pister au cours d'une expédition qui n'avait sans doute aucun rapport avec ses activités commerciales licites.
  
  La vitesse modérée du yacht restait bien en deçà des possibilités du bâtiment de pêche. Le trafic maritime ne chômait pas : les ferry-boats brillamment illuminés accomplissaient inlassablement leur navette entre Hong Kong et le continent, des jonques à la grande voile nervurée voguaient vers le large, des bateaux de commerce pansus se dirigeaient vers les docks de Kowloon ou de Victoria, sans compter les sampans qui se faufilaient entre ces seigneurs de la mer.
  
  Au bout d'une vingtaine de minutes de navigation, le yacht parvint dans une zone beaucoup moins fréquentée où la houle de la mer de Chine se faisait sentir plus que dans le détroit. Il continua de naviguer cap au sud-ouest, vers l'archipel que constitue la grande île de Lan Tao, plus étendue que celle de Hong Kong, et les dizaines d'autres, de superficie plus réduite, qui l'entourent.
  
  Coplan était en train de se demander si ce n'était pas à son bord que quelque chose se passait quand, insensiblement, sa course se modifia. Bientôt il devint clair qu'il allait s'engager dans un chenal qui séparait deux îlots au relief peu marqué.
  
  - Où peut-il aller par-là ? s'informa Francis auprès de Donald.
  
  L'interpellé répéta la question au patron, lequel arbora une mimique d'incertitude et débita une réponse volubile que Donald traduisit :
  
  - Il ne peut que croiser dans les eaux plus calmes des baies de Lan Tao. Sur l'île, il n'y a que de pauvres villages.
  
  Par suite de l'avance qu'avait le yacht, son changement de route le déroba à la vue des passagers du chalutier, car il fut masqué par la colline en dos d'âne que formait l'un des îlots.
  
  - Avez-vous une carte ? demanda Coplan sans trop d'espoir.
  
  Non, évidemment. Mais le patron esquissa rapidement au crayon, sur la paroi de la timonerie, les contours des terres émergées dans ces parages, et il montra ensuite le chemin qu'empruntait le petit navire qu'ils surveillaient. Celui-ci contournait à présent l'île de Chau Kung.
  
  - Accélérez et virez plus à l'ouest, recommanda Coplan. Nous ne pourrons manquer de le revoir si nous passons par le nord de Chau Kung.
  
  La barre obéit à ses indications. Le chalutier, restant à environ quatre kilomètres de la plage de ce monticule qui en avait à peu près un de long, décrivit une grande courbe. Le clair de lune semait des miroitements sur les flots, mais il ne dessinait pas les détails de la masse sombre posée à leur surface.
  
  - C'est un endroit désert, spécifia Donald. Trop aride pour être habitable. Les Anglais l'appellent l'Ile du Soleil Levant.
  
  Le yacht ne réapparaissait pas, bien qu'il eût eu largement le temps de dépasser Chau Kung.
  
  - Qu'est-ce qu'ils fabriquent ? maugréa Coplan, les yeux rivés aux oculaires. Je suppose qu'ils n'avaient pas l'intention de pique-niquer dans ce coin-là !
  
  Le patron, qui avait dû se faire un raisonnement analogue, articula quelques paroles en cantonais.
  
  - Il dit que le bateau a dû stopper dans une anse, retransmit Donald.
  
  - Sûrement. Essayons de le repérer, mais sans nous approcher davantage, et en réduisant la vitesse. Dirigeons-nous sur ces feux qui brillent sur Lan Tao, si les fonds le permettent.
  
  Informé, le marin fit un signe d'acquiescement. Lorsque le raffiot eut couvert à peu près un mille, la tache blanche de la coque du vaisseau de plaisance surgit à nouveau dans le champ de vision des jumelles.
  
  - Je l'aperçois, marmonna Francis. Il est en panne, effectivement. Ne changeons pas de cap. Nous le verrons mieux dans quelques minutes.
  
  Cette prévision ne tarda pas à se vérifier. Il ne fut pas difficile de se rendre compte que les compagnons de Sevran opéraient un va-et-vient entre le yacht et la terre ferme. Certains s'éloignèrent deux par deux assez loin du point de débarquement, tout en trimbalant une charge.
  
  Ces mystérieux déplacements durèrent près d'une demi-heure, puis tout le monde regagna le navire et celui-ci quitta le lieu où il avait stationné.
  
  - Ces types font de la contrebande, supputa. Donald. Ils ont planqué là des marchandises que d'autres viendront chercher.
  
  Coplan objecta :
  
  - De la contrebande de quoi ? Hormis les stupéfiants et les armes, tout peut être librement transbordé, dans ces eaux, vous le savez mieux que moi. Or il ne s'agit ni de l'un ni de l'autre.
  
  On n'aurait pas prescrit à Külberg de ne pas emporter un revolver s'il avait été appelé à manipuler des caisses de mitraillettes !
  
  Le yacht poursuivait paisiblement son tour de l'îlot, comme s'il allait retourner d'où il était venu.
  
  - Et maintenant, que faisons-nous ? demanda Donald, assez déconfit. Nous ne sommes guère plus avancés.
  
  - Nous le serons peut-être quand nous saurons ce que ces joyeux drilles ont déposé sur ce mamelon. Il y a peu de chances qu'ils se soient amusés à cacher des bouteilles de whisky. Je veux prendre pied sur Chau Kung.
  
  - Bien, admit Donald. Et si quelqu'un d'autre survenait pendant que vous patrouillez là-bas ?
  
  - J'en prends le risque. Vous garderez la vigie ; si une embarcation quelconque s'amène en direction de l'îlot, vous éteindrez un de vos feux de position : je me dépêcherai de revenir à bord.
  
  Des instructions dans ce sens furent communiquées au responsable du chalutier, mais elles ne furent appliquées que lorsque la silhouette du yacht eut fondu dans le lointain.
  
  Grâce au youyou du bâtiment, Coplan échoua sur la plage au même endroit que ses prédécesseurs. Il put alors se faire une meilleure idée de la configuration de ce petit territoire déshérité.
  
  De forme plus ou moins ovale, son pourtour rocheux et chaotique ne se prêtait à un débarquement que sur ce bout de rivage de sable. Le sol montait en pente douce vers un sommet central atteignant une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. Seules des broussailles et des arbrisseaux desséchés en atténuaient la désolation. Le relief, peu accentué quand on le voyait de loin, présentait des inégalités notables, si bien qu'il eût été aisé de se soustraire aux regards de personnes voguant à proximité de l'île.
  
  Coplan, faisant appel à sa mémoire, entreprit d'effectuer un parcours semblable à celui qu'avaient suivi deux des acolytes de Sevran.
  
  Tout en foulant les petits galets qui succédaient au sable, il promena des yeux inquisiteurs sur l'espace qui s'étalait devant lui.
  
  Il était sûr d'une chose : ce n'étaient pas les caisses qui avaient été transportées. Le bois eût été plus discernable, en raison de sa teinte claire. Aussi Francis s'évertua-t-il à distinguer des objets manufacturés plutôt qu'un emballage.
  
  Il franchit à peu près la distance limite à laquelle les autres s'étaient éloignés, puis il jeta un coup d’œil vers le chalutier pour s'assurer que ses feux brûlaient toujours. Rassuré, il regarda plus méthodiquement autour de lui en errant de droite et de gauche.
  
  Un instant, il crut voir une énorme tortue de mer en partie dissimulée sous des cactus. Curieux, il avança doucement vers la carapace, et puis il s'avisa que ce n'était pas celle d'un animal. Si elle en affectait la forme bombée et les dimensions, elle était trop lisse, dépourvue du dessin des écailles.
  
  Venant plus près encore, Coplan jugea que ce ne pouvait pas davantage être une pierre, encore que sa teinte se confondît avec les roches environnantes. Sa géométrie était trop parfaite.
  
  Cela ressemblait, par ses lignes pures, à une coquille d’œuf qu'on eût coupée en deux dans le sens de la longueur et qu'on eût ensuite posée par terre. L'arrête inférieure, c'est-à-dire le bord de la carapace, était strictement rectiligne.
  
  Sans trop savoir pourquoi, Coplan éprouva de la méfiance à l'égard de cette fausse tortue si étrangement façonnée. Il hésitait cependant à supposer que c'était un des pesants fardeaux qu'avaient apporté de Kowloon les amis de Sevran.
  
  Il reprit son exploration mais ne découvrit rien d'autre qui pût susciter son intérêt. Se rabattant alors vers sa seule trouvaille, il l'examina derechef en s'accroupissant à moins d'un mètre d'elle.
  
  Ce devait être un objet métallique revêtu d'une couche de peinture. Mais qu'y avait-il sous cette espèce de couvercle ?
  
  Coplan avait appris de longue date à ne pas manipuler, voire seulement toucher, un engin inconnu susceptible de receler un piège. Si Sevran avait abandonné trois de ces carapaces dans la nature, il devait être assuré que seuls des individus compétents pourraient s'en saisir impunément. Mais pourquoi diable les avait-il déposées là, à plus d'une centaine de mètres l'une de l'autre ?
  
  Rageant de ne pas trouver de réponse adéquate aux questions qu'il se posait, Coplan résolut de ne plus s'attarder sur cette île sinistre. Or, lorsqu'il se retourna vers le chalutier, il constata qu'un des feux de position était éteint.
  
  Il dévala la pente en faisant rouler des cailloux sous ses pas, atteignit la plage, remit à flot le youyou et sauta dedans. En quelques puissants coups de rames, il regagna le chalutier, agrippa le filin qu'on lui jetait.
  
  Donald, accoudé à la rambarde, lui annonça :
  
  - Le yacht est de nouveau en vue. Mais bien qu'il ne semble pas revenir de ce côté-ci, il vaut mieux que nous filions, vous ne croyez pas ?
  
  - Oui, c'est préférable, dit Francis en remontant par une échelle de corde. J'ai l'impression qu'il va encore se passer des choses bizarres, dans le secteur.
  
  Puis, tandis que des Chinois repêchaient le petit canot, il indiqua :
  
  - Allons nous réfugier derrière l'autre île, de telle sorte que nous puissions encore surveiller les mouvements du yacht. Êtes-vous bien sûr que c'est le même ?
  
  - Le patron est formel.
  
  Alors débuta une longue partie de cache-cache, à grande distance.
  
  Le vaisseau blanc, croisant au gré de la fantaisie de son pilote, vogua vers l'océan, bifurqua ensuite vers la côte de Hong Kong comme s'il allait entrer à Aberdeen ou à Repulse Bay, revint après un grand périple autour de l'île Lama, passa de nouveau au large de Chau Kung.
  
  Coplan rongeait son frein. Exaspéré par ces perpétuelles manœuvres qui n'avaient aucun sens, il se demanda si elles n'allaient pas durer toute la nuit. Ses compagnons, disciplinés et d'une patience à toute épreuve comme peuvent en témoigner les Chinois, supportaient mieux que lui cette attente. Il leur avait révélé sa découverte, et ceci justifiait amplement à leurs yeux une surveillance constante du yacht.
  
  Or, un fait vint bientôt ranimer leur intérêt : surgissant de l'horizon, un chriscraft fonçait en droite ligne vers Chau Kung alors que le bateau de Sevran flânait à nouveau près de l'île Lama, éloignée de cinq à six milles.
  
  Le chalutier, embossé dans une baie, tous feux éteints, se trouvait dans une position favorable : de la timonerie on dominait un vaste panorama englobant la plage de Chau Kung et, à l'autre extrémité, par-delà une grande étendue marine, la tache sombre du cap près duquel baguenaudait le yacht.
  
  En quelques minutes, volant sur les flots en vrombissant, le chriscraft atteignit le chenal. Là, sa vitesse fut subitement réduite ; il s'approcha du rivage autant que le permettait son faible tirant d'eau et stoppa à quelques mètres de l'endroit où Coplan avait lui-même pris pied.
  
  Plusieurs points noirs, que Francis ne put dénombrer, prirent place dans un canot pneumatique ; ce dernier s'échoua tandis que repartait déjà le rapide esquif dont ils venaient de débarquer.
  
  Coplan, qui comprenait de moins en moins, vit fondre les arrivants dans le décor ténébreux de la colline.
  
  
  
  
  
  Les hommes gravissaient de conserve le flanc du coteau. Ils étaient six. Quatre d'entre eux, de race blanche, entouraient deux Japonais. Le groupe progressait lentement sur ce terrain accidenté, comme s'il effectuait une promenade.
  
  Bavardant à bâtons rompus, très décontractés, les inconnus cherchèrent un site où ils pourraient s'asseoir commodément. Lorsqu'ils eurent trouvé une cuvette propice à la poursuite de leur entretien, ils s'installèrent en cercle, échangèrent encore quelques propos sans importance. puis, l'un d'eux, un Blanc, exposa le thème de leur réunion.
  
  Pendant qu'il parlait, le bruit assourdi du moteur du chriscraft attestait que ce dernier patrouillait aux environs de l'île, à petite allure, pour veiller à ce que personne ne vînt troubler leur tranquillité.
  
  Lorsque l'orateur eut terminé, l'un des Japonais prit la parole. A son tour, il exprima ses vues sur l'objet des négociations et précisa les points sur lesquels il faudrait aboutir à un accord.
  
  Les pourparlers étaient engagés depuis une vingtaine de minutes quand un grattement insolite, assez faible d'ailleurs, éveilla l'attention de l'auditoire. In petto, chacun l'attribua à la fuite d'un rongeur quelconque, et ne jugea pas nécessaire d'en faire la remarque.
  
  Mais, peu après, l'étrange raclement se répéta. Il était impossible d'en situer l'origine, sinon que celle-ci devait être relativement éloignée. Une cinquantaine de mètres peut-être.
  
  Comme cela se prolongeait, les hommes qui étaient en train de discuter finirent par s'interrompre et prêtèrent l'oreille, agacés par le comportement de l'animal. L'un d'eux se releva en ramassant une pierre.
  
  Après avoir promené les yeux sur les alentours, il lança son projectile dans la direction qu'il croyait la bonne, afin de chasser la bête invisible. Le bruit cessa.
  
  La conversation reprit. Pas pour longtemps, car l'irritant crissement se reproduisit, plus proche cette fois.
  
  Le silence se rétablit au sein du groupe. Un à un, étreints par un début d'inquiétude, les inconnus se levèrent. On ne leur avait pas signalé l'existence d'une faune sur cette île. Hébergeait-elle des espèces dangereuses ?
  
  Malgré le clair de lune, les taillis formaient des écrans opaques, les massifs de cactus se réduisaient à des silhouettes tourmentées, aux profondeurs obscures. Les visiteurs eurent beau scruter les environs, ils ne décelèrent aucun mouvement suspect. Et pourtant, le grattement persistait.
  
  Un des Japonais lâcha soudain une exclamation. Il pointait l'index vers un amas de buissons épineux distant d'une quinzaine de mètres, et tous les regards se reportèrent de ce côté. Certains furent parcourus par un frisson, d'autres éprouvèrent un léger soulagement. Une tortue géante émergeait de l'ombre des végétaux et se dirigeait vers eux avec une sage lenteur.
  
  Mais elle n'avait pas de tête. Du haut de sa carapace sortaient deux courts pédoncules surmontés d'une petite demi-sphère métallique animée d'une rotation continue. Sur l'arrière du dôme se dressait une tige souple, incurvée, et l'on ne pouvait discerner par quel mode de locomotion cette hideuse créature se mouvait à ras de terre.
  
  Un des Blancs, surmontant la frayeur qui le saisissait, dégaina prestement un pistolet muni d'un silencieux et tira sur ce monstre artificiel qui s'amenait vers la cuvette. La balle ricocha sur le dos arrondi, fit voleter un caillou. Immédiatement après, il y eut un petit éclair accompagné d'une faible détonation. L'homme qui s'était servi de son arme chancela, puis s'abattit, frappé en plein cœur par un projectile.
  
  Une angoisse proche de la panique fit se dresser les cheveux sur la tête de tous les assistants. Plus aucun ne douta qu'ils étaient en présence d'un engin meurtrier capable de les tuer, et qu'il était là pour ça !
  
  Des imprécations retentirent en trois langues, des recommandations contradictoires jaillirent, préludant à une débandade générale.
  
  D'instinct, les plus agiles filèrent vers le bas de la pente, par le chemin qu'ils avaient suivi en sens inverse. D'autres, ne songeant qu'à fuir l'inquiétante machine, s'en écartèrent en courant dans la direction opposée.
  
  Ceux-ci eurent les jambes coupées après quelques dizaines de mètres d'une course éperdue car, devant eux, sur un sol privé de végétation, un second engin arrivait à leur rencontre. Dès lors, terrorisés, ils virèrent à angle droit pour s'élancer sur les traces de leurs compagnons qui cavalaient vers le bas de la colline.
  
  La progression des deux tortues s'accéléra tandis que, guidées par leurs yeux chercheurs, sensibles au rayonnement infrarouge dégagé par les corps humains, elles modifiaient également leur itinéraire.
  
  Elles n'allaient pas aussi vite que les individus qu'elles pourchassaient, devaient parfois contourner ou escalader péniblement un obstacle, mais elles avançaient, inexorablement.
  
  Les fugitifs continuaient de se lancer des interrogations tout en se précipitant vers la plage ; parmi eux, il y en avait trois qui serraient une arme dans leur poing, sans réaliser qu'elle ne pouvait opposer qu'une défense illusoire à ces véhicules blindés dotés de moyens de riposte infaillibles.
  
  Le chriscraft ne devait venir récupérer que beaucoup plus tard les six négociateurs. L'un de ceux-ci, voulant alerter le pilote, brandit son pistolet préalablement démuni de son silencieux et tira en l'air par deux fois. Il aurait pressé la détente une troisième fois s'il n'avait été atteint, dans l'intervalle, de deux projectiles crachés par les machines, dont le tir avait été commandé par la flamme sortant du canon du pistolet.
  
  Les rescapés, ne se souciant pas de leur camarade frappé à mort qui déboulait sur le sol pierreux, décampaient à bride abattue, dominés par l'idée fixe de bondir dans le canot pneumatique et d'échapper ainsi au sort qui les guettait.
  
  Mais le premier de la file, arrivant à la lisière des galets, eut un terrible sursaut destiné à casser son élan. Il apercevait le canot échoué sur le sable et aussi, à trois mètres devant l'embarcation, une forme ovoïde légèrement aplatie, immobile.
  
  La gorge du Japonais se dessécha. Il agita les bras pour avertir les trois hommes qui se succédaient derrière lui, réussit à clamer :
  
  - Stop ! Il y en a une troisième, là-bas !
  
  Ses compagnons le rejoignirent néanmoins et fouillèrent de regards atterrés l'espace qu'il désignait.
  
  Ce fut comme si l'engin avait attendu, pour se mettre en route, que le groupe se fût reconstitué. Il se souleva imperceptiblement et rampa vers l'objectif détecté par ses cellules exploratrices.
  
  Les fuyards, hors d'haleine, l'esprit en déroute, restèrent cloués sur place. Traqués, cernés par ces engins invulnérables, empêchés de gagner la mer, ils se creusèrent la tête pour inventer un moyen de déjouer les systèmes de repérage de ces adversaires mécaniques.
  
  Mais ils ignoraient comment fonctionnaient les robots, quelles étaient leurs possibilités d'autodéfense. Des coups de feu attiraient immanquablement des représailles fulgurantes, ils avaient pu le constater.
  
  Ils entendaient, dans leur dos, l'odieux crissement qui trahissait l'approche des deux autres tortues, accélérée par la déclivité du terrain.
  
  La troisième avançait vers eux, ses yeux périscopiques tournant comme de minuscules pavillons de radar.
  
  - A plat ventre ! clama soudain une voix étranglée.
  
  Peut-être était-ce la seule façon de se soustraire à la vue de ces machines et de les désorienter.
  
  Simultanément, les trois Blancs et le Japonais s'aplatirent sur les galets, leurs mains près de leurs oreilles.
  
  Le Japonais, sentant sous ses doigts une pierre polie, la saisit fébrilement et, redressant un peu son torse, la lança comme une grenade dans l'espoir de démolir le dispositif de visualisation de l'engin.
  
  Celui-ci n'était plus qu'à dix mètres à peine. La pierre produisit un son mat en percutant la carapace. Elle était tombée en avant des pédoncules et l'impact n'eut aucun effet.
  
  Trois secondes après, une lueur aveuglante inonda la plage. Une violente explosion retentit, déchirant l'air d'une multitude de fragments d'acier. Ceci provoqua illico le tir des deux tortues qui descendaient vers la grève.
  
  Lorsqu'elles parvinrent à dix mètres des cadavres déchiquetés, elles explosèrent à leur tour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  A bord du chalutier, tout le monde avait perçu l'écho affaibli des coups de pistolet tirés sur l'île, et la vigilance de Coplan avait redoublé.
  
  Sans doute les gens du chriscraft les avaient-ils entendus aussi, car l'embarcation décrivit subitement un virage en prenant de la vitesse et, laissant derrière elle un sillage bouillonnant, se catapulta vers le mouillage de Chau Kung. Elle s'en trouvait à plus de trois milles.
  
  - Quant au yacht, il se baladait toujours aux abords de l'île Lama, beaucoup trop loin pour que ses passagers eussent pu recueillir le signal d'alarme.
  
  - Un règlement de comptes, supposa Donald. Ces types ont dû emmener quelqu'un là-bas dans l'intention de l'exécuter.
  
  Coplan, les doigts crispés sur les tubes de ses jumelles, marmonna :
  
  - Je n'en crois rien. Ils auraient eu plus vite fait de l'assassiner en mer et de jeter son corps aux requins. De toute façon, une seule balle aurait suffi.
  
  Il vibrait d'énervement contenu, ne sachant pas comment interpréter tous ces incidents qui avaient jalonné la soirée.
  
  Existait-il une connivence entre Sevran et ces individus arrivés sur l'île ultérieurement ? Dans l'affirmative, pourquoi ces derniers s'étaient-ils attardés aussi longtemps, alors qu'ils devaient savoir où Sevran avait déposé ses singulières marchandises.
  
  Le chriscraft doublait la pointe nord de Chau Kung au moment précis où une vive lumière embrasa le ciel en même temps que le versant ouest de l'îlot. Le vacarme de la déflagration ne parvint au chalutier qu'avec un retard de plusieurs secondes.
  
  Coplan et ses compagnons n'étaient pas revenus de leur surprise quand deux autres éclairs, brillant coup sur coup, annoncèrent les explosions suivantes.
  
  Ils n'éclairèrent pas seulement le flanc de la colline et le firmament étoilé : ils édifièrent aussi Francis sur la tragédie qui se déroulait là-bas. Rabaissant les jumelles, il se tourna vers Donald et le patron.
  
  — C'est tout le lot qui vient de se faire liquider, gronda-t-il. Voilà pourquoi ces engins avaient été placés en divers recoins. Ils étaient bourrés d'explosifs.
  
  Donald articula :
  
  - Eh bien, vous l'avez échappé belle ! Vous auriez pu être volatilisé. Coplan secoua la tête.
  
  - Non... Maintenant, je comprends le scénario. Le yacht est resté dans les parages pour activer les trois bombes mobiles par une télécommande-radio, après que les victimes désignées aient débarqué. A présent, je parie qu'il va se débiner.
  
  Relevant ses lentilles vers l'horizon, il rattrapa l'image claire, presque ponctuelle, de la coque effilée. Le bateau de plaisance ne tournicotait plus : il faisait route sur le détroit séparant Lama de Hong Kong.
  
  Quant au chriscraft, gouverné d'une main rageuse, il accomplissait un virage en épingle à cheveu devant la plage où les charges avaient sauté.
  
  Le patron du chalutier interpella Donald d'un ton véhément et lui débita une longue tirade. L'adjoint de Coplan traduisit aussitôt :
  
  - Chan dit que des unités de la police navale ou de la douane vont certainement venir voir ce qui se passe. Que faisons-nous ?
  
  Mentalement, Francis dressa le bilan de la situation. Informer les autorités britanniques en leur apportant son témoignage, ce serait dévoiler ses propres agissements et dénoncer l'aide que lui avait fournie Yau Sang. Il ne pouvait en être question.
  
  Rallier d'abord Kowloon, puis renseigner les Anglais par un coup de fil anonyme ? Sevran aurait beau jeu de nier toute participation à ce meurtre collectif. Comment pourrait-on prouver qu'il avait amené à Chau Kung des engins ultra-perfectionnés dont il avait ensuite déclenché le fonctionnement par télécommande ?
  
  Et d'abord, qui étaient ces gens qui avaient trouvé la mort sur l'île ? Le propriétaire du chriscraft le divulguerait-il, alors que cette expédition semblait avoir été enveloppée du plus grand mystère ?
  
  S'avisant que Donald et le marinier attendaient de sa part une réponse immédiate, Coplan déclara :
  
  - Rentrons à Yaumati par un chemin détourné. Inutile de courir après le yacht, il a trop d'avance sur nous.
  
  A peine Chan eût-il été avisé de cette décision que le moteur du raffiot fit trembler toutes ses tôles. Le chalutier, ses feux rallumés, sortit de l'anse où il s'était réfugié puis, serrant au plus près la côte, il s'évada vers le large.
  
  Au même moment, des barques et des sampans en provenance d'un village de l'île de Lan Tao se signalèrent par le fanal que portait chacune de ces embarcations ; cette flottille de points lumineux se dirigea vers Chau Kung pendant que le chriscraft s'en éloignait de toute la puissance de son diesel.
  
  Des vedettes et des garde-côtes, forçant l'allure, apparurent bientôt, accourant comme des chiens de garde vers le lieu du sinistre.
  
  
  
  
  
  Il n'était pas loin de 2 heures du matin quand Coplan débarqua du Star Ferry à Victoria. Toujours préoccupé par l'attitude qu'il allait adopter à la suite de ces événements, il marcha vers le Queen's Hotel.
  
  La silhouette famélique d'un mendiant se profila devant lui, la main tendue. Il allait l'écarter d'un geste quand le miséreux lui chuchota en un anglais approximatif :
  
  - Mister Coplan ? Yau Sang veut vous voir de toute urgence. Voici l'adresse : 1089 Hennessy Road. C'est la maison à l'angle de O'Brien Road, premier étage. Good night.
  
  Francis, surpris, le suivit un instant des yeux.
  
  Ou bien Yau Sang tenait à être informé immédiatement du résultat de l'action entreprise dans la soirée, ou bien il avait appris entre-temps quelque chose de première importance.
  
  Coplan, penchant plutôt pour la seconde hypothèse, envisagea d'un assez bon œil l'éventualité d'une entrevue avec le chef de l'organisation bouddhiste. Celui-ci avait souvent une opinion très sensée, quoique d'une logique déroutante pour un Occidental, au sujet d'un ensemble de faits qu'on eût pu croire incohérents.
  
  S'engouffrant dans un des taxis en stationnement près du débarcadère du ferry, Coplan cita le carrefour où il désirait se rendre.
  
  En cours de route, il fut soudain frappé par une coïncidence.
  
  C'était à cet endroit que Linda avait fixé rendez-vous à son amie, quelques jours plus tôt, pour l'entraîner, soi-disant, dans les sentiers du vice. En d'autres termes, la maison où Yau Sang attendait était située non loin de Mallory Street. Après un trajet relativement court, Francis parvint au croisement. Il régla le montant de la course, puis jeta un coup d'œil aux fenêtres de l'immeuble qui formait le coin. De la lumière brillait à l'une des fenêtres donnant sur O'Brien Road.
  
  Coplan s'engagea dans le couloir latéral et monta par des marches branlantes. Arrivé sur le palier, il vit trois portes. Il hésitait à sonner à l'une d'elles, craignant de commettre un impair, quand son incertitude fut levée inopinément : un battant s'entrebâilla, puis s'écarta davantage, démasquant un Asiatique souriant qui dit en esquissant une courbette :
  
  - Yau Sang sera heureux de vous accueillir, monsieur Coplan. Excusez-moi, je vais le réveiller.
  
  Introduit dans un salon meublé à la chinoise, éclairé par trois lanternes hexagonales, le visiteur s'installa sur un fauteuil d'ébène très ouvragé pendant que le domestique s'en allait dans une autre pièce.
  
  Lorsque la porte se rouvrit, ce ne fut pas Yau Sang qui parut sur le seuil, mais un frêle Oriental vêtu d'un somptueux kimono. Il salua Coplan d'une inclinaison du buste et prononça :
  
  - Je suis heureux, et très honoré, de vous rencontrer. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, je crois ?
  
  Francis posa sur son hôte un regard méditatif. Il avait la sensation déplaisante de s'être mis dans une situation fâcheuse, car la courtoisie de cet inconnu ne lui disait rien qui vaille.
  
  - Je vous écoute, répondit-il sobrement.
  
  Kago s'assit en face de lui, de l'autre côté d'une table basse en bois laqué. Son faciès révélait une concentration mentale mêlée d'hostilité. Il dit d'une voix unie :
  
  - Il faut que vous sachiez tout d'abord que je puis vous livrer à la police britannique, avec tous les éléments voulus pour vous faire inculper du meurtre d'un certain M. Külberg. Le témoignage d'un nommé Jimmy Kwai Tchan, actuellement détenu par moi, serait assez accablant, ne pensez-vous pas ?
  
  Coplan sut dissimuler sous une impassibilité de pierre l'intense travail cérébral que ces paroles avaient déclenché en lui.
  
  - Vous ne répondez pas ? persifla Kago. Évidemment, je conçois que cette nouvelle vous prenne au dépourvu. Kwai Tchan nous a raconté pas mal de choses, vous vous en doutez. Il m'intéressait car, depuis le soir où, en compagnie de son camarade Donald Ho Feng, il avait interpellé Linda, je savais qu'il n'appartenait pas à la police. Lui et son collègue ont été filés par les hommes que j'avais chargés de couvrir, à son insu, cette charmante jeune femme.
  
  Il laissa à son hôte le temps de se pénétrer à loisir de tout ce que ces révélations impliquaient, puis il reprit sur le même ton neutre :
  
  - Par ailleurs, il m'avait aussi été donné de voir un agrandissement d'une photo prise de vous, à partir d'une des fenêtres de cette maison, quand vous êtes venu au rendez-vous que s'étaient assigné les deux jeunes filles devant le micro que vous aviez placé à Impextronic. Il ressort de tout cela que vous êtes un personnage assez redoutable, monsieur Coplan. Extrêmement gênant pour moi. C'est pourquoi j'aimerais avoir quelques détails sur les motifs qui vous ont incité à vous occuper de cette firme.
  
  Coplan pêcha dans sa poche l'avant-dernière cigarette que contenait son paquet.
  
  Plus rien ne collait, dans cette histoire. S'il avait été identifié dès le début, comme le prétendait son interlocuteur, pourquoi l'avait-on laissé tranquille jusque-là ? D'autre part, au cours de la nuit antérieure, Sevran croyait encore dur comme fer que Donald faisait partie de la police : son message nocturne à Külberg le prouvait.
  
  Francis alluma sa Gitane, souffla sa première bouffée sur le bout en ignition. Il retenait surtout des confidences de son hôte que celui-ci n'aurait pas le moindre intérêt à le garder en vie après avoir obtenu les éclaircissements qu'il demandait. Si ce type s'offrait le luxe d'être poli, il devait avoir sous la main, dans l'appartement, des gardes du corps qui le seraient moins.
  
  - Un moment, dit Coplan, les yeux relevés vers l'homme en kimono. Votre position paraît solide, mais ne vous y fiez pas. Jimmy n'a pu vous donner que des indications fragmentaires. N'en déduisez pas trop vite que vous possédez tous les atouts. Depuis que Jimmy est tombé dans vos mains, je ne suis pas resté inactif.
  
  - Précisément. Je voulais savoir aussi où vous aviez passé votre soirée.
  
  - Du côté de Yaumati et de l'île Chau Kung, pour ne rien vous cacher.
  
  Kago, arquant ses minces sourcils, joignit ses mains.
  
  - Ah, vous étiez là ? fit-il d'un air mécontent. Et qu'avez-vous vu ?
  
  - Un impressionnant feu d'artifice, qui a dû coûter la vie à plusieurs hommes.
  
  - Il pourrait également vous coûter la vôtre, monsieur Coplan. Que représentez-vous, au juste ?
  
  Un silence plana. Puis Coplan, se croisant les jambes, s'assit d'une manière plus confortable et dit.
  
  - Je n'ai pas le plaisir de vous connaître, mais je n'ai aucune raison de vous prendre pour un naïf Vous figurez-vous que ma disparition mettrait un point final à vos problèmes ?
  
  - Peut-être pas. Ils s'en trouveraient cependant simplifiés. Vous êtes étranger à la Colonie, puisque vous résidez dans un hôtel. Avant qu'arrive votre successeur, je pourrais envisager certaines mesures qui limiteraient les inconvénients.
  
  - Détrompez-vous, rétorqua Francis avec bonhomie. Vous auriez sur-le-champ, dès demain, une foule de graves ennuis. Moi aussi, je sais me servir d'un appareil photographique. Moi aussi, je connais les performances des pellicules sensibles à l'infrarouge. Les Anglais seront fort heureux de recevoir des renseignements précis sur ce massacre de Chau Kung.
  
  Le masque de Kago revêtit une expression vaguement narquoise.
  
  - Sûrement, affirma-t-il. Mais en quoi cela me concernerait-il ?
  
  Coplan se demanda qui des deux bluffait avec le plus d'aplomb.
  
  Il répondit :
  
  - Cela vous concerne tout autant, je suppose, que l'installation d'un micro dans le bureau de Sevran, et des répercussions qu'elle risquait d'entraîner. A moins que vous ne soyez guidé que par votre intérêt personnel pour les frasques de l'attrayante Linda ?
  
  Il affichait à son tour un scepticisme railleur qui eut le don d'irriter son hôte.
  
  - Parlez plus clairement, invita ce dernier d'un ton sec. A quelles photos faites-vous allusion ?
  
  - A celles qui ont été filmées ce soir. Entre autres, le déchargement de caisses amenées à Yaumati par une camionnette, leur transport à bord d'un yacht, le mouillage devant Chau Kung et le transfert à terre d'objets très lourds .. Sevran doit être reconnaissable sur plusieurs clichés. Ceux-ci, déposés quelque part dans la Colonie, ne manqueraient pas d'être communiqués aux autorités si je tardais à me montrer. Une quinzaine de témoins oculaires seraient prêts à en confirmer l'authenticité, le cas échéant. Mais cela vous est égal, je présume ?
  
  Kago pinça les lèvres. Ses petits yeux vifs scrutaient le visage du Blanc comme s'il espérait déceler sur ses traits la part de vérité ou de mensonge contenue dans ses propos. Il avait conscience de jouer là une partie de poker dont la vie de l'un ou de l'autre partenaire était l'enjeu, indépendamment de conséquences encore plus dramatiques.
  
  Il finit par prononcer :
  
  - A la rigueur, oui, cela me serait indifférent. L'essentiel, pour moi, est d'apprendre comment et pourquoi vous avez abouti à Impextronic.
  
  - Je vois, dit Coplan, compréhensif. Toute cette équipe opère sous vos ordres et vous ignorez où la faille s'est produite. Rien n'est plus angoissant pour un chef de réseau, je vous l'accorde. Mais que ceci ne vous pousse pas à commettre une faute supplémentaire. Vous la payeriez très cher.
  
  Le Jaune réfléchit.
  
  Tâtant le terrain dans une autre direction, il marmonna :
  
  - Je ne m'explique pas pourquoi, ayant assisté à ce... à cet accident de Chau Kung, vous êtes tranquillement rentré chez vous. Aviez-vous l'intention de monnayer votre silence ?
  
  - D'une certaine façon, oui. Mais je comptais m'adresser à Sevran car, en définitive, lui seul m'intéresse, Maintenant, le problème a changé d'aspect. Je vais devenir plus exigeant.
  
  Kago lui décerna un regard hautain.
  
  - Vous estimez-vous en mesure de poser des exigences ?
  
  - Jugez-en par vous-même: je ne sais jusqu'où Jimmy a poussé ses aveux, mais je puis vous assurer que si vous touchez à un seul cheveu de ma tête, vous, Impextronic et tout ce qui se cache derrière sera balayé de Hong Kong comme un fétu de paille. En revanche, si vous acceptez mes conditions, vous aurez une chance de vous en tirer avec le minimum de désagréments.
  
  - Et quelles sont ces conditions, je vous prie ?
  
  - Indiquez-moi où je peux joindre Sevran, et laissez-nous regagner l'Europe. En échange, je m'engage à ne rien faire qui puisse nuire à votre sécurité ou à celle des autres membres de votre réseau.
  
  Un sourire de dérision détendit la face austère de Kago.
  
  - Vous osez me proposer un pareil marché ? Alors que je puis vous faire exécuter d'une seconde à l'autre ?
  
  Coplan tira une bouffée de sa cigarette.
  
  - Songez-y, dit-il. Vous n'avez pas d'autre alternative : ou me supprimer, et liquider aussi Sevran, ou accepter mon offre. Dans le premier cas, Yau Sang et ses hommes auront vite fait de vous rendre l'existence intenable. Vos collaborateurs se dépêcheront de plier bagage tant l'air de la Colonie leur paraîtra empoisonné. Dans le second cas, vous en seriez quitte pour remanier votre dispositif.
  
  D'une chiquenaude, il fit tomber la cendre de sa cigarette avant de poursuivre :
  
  - Bien sûr, cela vous paraît indigeste. Mais rendez-vous compté que, malgré les apparences, je ne suis pas nécessairement votre adversaire. Mon objectif était d'établir si Sevran avait des accointances avec les services secrets soviétiques et de vérifier s'il n'avait pas des activités dirigées contre son pays. Le reste, je ne m'en soucie pas.
  
  L'Asiatique se caressa le menton.
  
  - Sevran n'a jamais été au service de l'U.R.S.S. et il n'a rien fait contre la France, je vous en donne ma parole, affirma-t-i1 solennellement. Cela dit, je n'ai pas le droit de le laisser rentrer dans son pays. Comment avait-il éveillé vos soupçons ?
  
  - Lors de son récent séjour à Moscou, il avait été hébergé dans un immeuble réservé aux agents diplomatiques. La mort suspecte d'une jeune femme qu'il avait reçue chez lui, loin de lui valoir une détention provisoire pour les besoins de l'enquête, n'a eu d'autre effet que son expulsion vers un pays de son choix. Il y avait de quoi s'étonner, non ?
  
  Hochant la tête, Kago concéda, moins tendu :
  
  - Vos services de renseignements ne fonctionnent pas mal. Par quels détours aviez-vous retrouvé sa piste ? Et comment savez-vous qu'on l'avait expédié dans un pays « de son choix » ?
  
  Coplan balaya l'air d'un geste désinvolte.
  
  - Une chambre avait été réservée pour lui au Carlton de Zurich. La suite n'a été qu'un travail de routine... Un maillon de la chaîne m'a manqué cependant : j'ignore où il est allé entre Zurich et Hong Kong. Je suis arrivé ici avant lui.
  
  Kago, ses mains réunies sur son estomac, salua en penchant le front.
  
  - Vous êtes habile, vraiment. Il est déplorable que nous ne nous soyons pas rencontrés plus tôt. Yau Sang serait-il le correspondant des Services spéciaux français à Hong Kong ?
  
  - Là, votre curiosité passe les bornes, dit Francis. J'ai répondu à plusieurs questions sans aucune contrepartie. Maintenant, il faut vous décider. Quelle formule choisissez-vous ?
  
  Après une longue pause, au cours de laquelle Kago s'enferma dans une laborieuse méditation, il déclara :
  
  - Tout bien considéré, je vais m'arrêter à la solution la moins agréable pour vous, et je le regrette sincèrement, croyez-moi. Il me faudra dissoudre ce réseau de toute manière. Ce qu'il adviendra de ses membres importe peu : les responsables, ceux qui pourraient me mettre en cause, seront éliminés avant que vos amis entreprennent quoi que ce soit. Vous et Jimmy, vous irez rejoindre Külberg et Wong à Mallory Street : la maison peut aisément abriter quatre cadavres. La justice y trouvera son compte.
  
  De son index replié, il frappa sur un petit gong de table.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  La conversation s'était déroulée dans une atmosphère si paisible que Coplan avait peu à peu acquis la conviction qu'il sortirait indemne de cette entrevue Mais les dernières phrases de l'énigmatique personnage électrisèrent instantanément tous ses muscles.
  
  Le gong vibrait encore lorsque Francis, s'élançant de son siège, fondit sur Kago, arracha celui-ci de son fauteuil en le saisissant par les revers de son kimono et, l'ayant fait pivoter, le rattrapa pour le plaquer contre lui, le menton coincé par son avant-bras et un poignet ramené en arrière.
  
  Une porte de la pièce s'était ouverte entre-temps, et deux individus râblés, armés de poignards, firent leur apparition. Manifestement, ils ne s'attendaient pas à voir leur chef entre les mains du visiteur ; leurs faces reflétèrent du désarroi.
  
  - Ne bougez pas, gronda Coplan. Lâchez ces poignards ou je casse les vertèbres de votre patron.
  
  Il dardait sur eux un regard déterminé qui aggrava leur indécision.
  
  Kago, la tête trop relevée, ne pouvait leur adresser le moindre signe. Sa pomme d'Adam lui rentrait dans la gorge.
  
  - Vite, ordonna Coplan. Je vous donne trois secondes.
  
  Les interpellés, voyant que Kago suffoquait, songeant par ailleurs que, même désarmés, ils réussiraient à maîtriser l'Européen, ouvrirent leurs doigts. Les lames tombèrent sur le tapis.
  
  - Couchez-vous par terre, à plat ventre.
  
  Médusés, les sbires hésitèrent à obéir à cette injonction révoltante. Tout en craignant pour la vie de leur supérieur, ils calculèrent les chances de réussite d'une attaque brusquée. Mais ce qu'ils virent alors leur souleva le cœur.
  
  Un faible craquement rompit le silence. Kago n'avait même pas pu éructer un hoquet. La nuque brisée, tué sur le coup, ses jambes cessèrent de le porter. Coplan le rejeta comme un sac contre le mur et expédia, du bout de sa chaussure, la table basse dans les jambes des deux hommes de main.
  
  Ceux-ci ne purent l'éviter malgré leur écart, et les arêtes du meuble leur cisaillèrent les tibias sans toutefois les renverser.
  
  Coplan n'entendait pas leur faire de cadeaux. Ces types devaient être experts en judo ou en karaté ; l'envoi de ce lourd guéridon dans leurs pattes n'avait eu d'autre but que de les empêcher de se mettre en position défensive.
  
  Il fonça vers le moins touché des deux, lui défonça la mâchoire d'un direct qui le catapulta contre le chambranle puis, la manche agrippée au vol par l'autre tueur, il crocha de sa main gauche l'épaule de ce dernier et exerça des deux bras une traction qui fit trébucher le type sur le guéridon et le précipita vers le sol. Mais cette chute ne fit pas lâcher prise à l'Asiatique, cramponné au vêtement avec une énergie rageuse. Son autre main happa la cheville de Francis ; d'une secousse conjuguée avec celle qu'il imprima au bras, il déséquilibra son adversaire.
  
  Coplan, cédant à ces deux impulsions, tomba sur les fesses, mais une fraction de seconde après qu'il eut trouvé cet appui, il en profita pour décocher dans la figure de son antagoniste un coup de talon fracassant. L'autre eut la brève sensation de s'être flanqué la tête contre un mur à 80 à l'heure ; pour lui, un intense flamboiement se dilua dans des ténèbres bourdonnantes.
  
  Francis, ramenant ses pieds sous lui, se redressa et, pour faire bonne mesure, il abattit le tranchant de sa main dans la nuque du rebelle avec autant de force que s'il avait voulu le décapiter.
  
  Puis il reporta sa sollicitude sur l'individu qui s'était écroulé près de l'entrée de la pièce. Il le prit au collet afin de lui redresser le buste et d'examiner sa face inerte.
  
  Un joli K.O., indiscutablement, mais qui ne serait peut-être pas assez durable. A deux reprises, Francis lui cogna durement le crâne contre la boiserie. Ce gars-là aurait besoin de plus d'une aspirine pour faire passer sa migraine.
  
  Restait l'obligeant serviteur qui avait ouvert la porte. Et Jimmy.
  
  Echauffé par le feu de l'action, Coplan épia le silence. Ce grabuge n'avait pu manquer d'alerter le domestique. Mais celui-ci l'attribuait sans doute au traitement que ses collègues faisaient subir au visiteur, car il n'avait pas l'air de s'émouvoir.
  
  Coplan, récupérant son souffle, referma tranquillement la porte du salon. Il accéda dans une pièce éclairée qui, elle, avait des fenêtres donnant sur Hennessy Road, mais où il ne vit personne.
  
  Il battit en retraite, partagé entre l'envie de sortir au plus vite de cet immeuble, susceptible de lui ménager d'autres surprises, et la nécessité de délivrer l'agent de Yau Sang.
  
  Tandis qu'il reprenait son exploration, une voix chantonnante résonna. Elle avait articulé une phrase interrogative et provenait d'un endroit peu éloigné.
  
  Sans piper mot, Coplan se rapprocha de la pièce où devait se tenir ce bonhomme peu curieux. Ayant appliqué son oreille au battant, et ne décelant pas la présence d'un second occupant, il ouvrit au large d'un geste brusque.
  
  La mâchoire du Chinois s'affaissa, ses yeux s'agrandirent. Il était en train d'essuyer des assiettes devant un évier de cuisine.
  
  - Où est Jimmy ? lui demanda Coplan. Vous savez, le prisonnier.
  
  Le domestique, sa serviette dans une main, l'assiette dans l'autre, recula d'un pas. Il avala sa salive et bafouilla des monosyllabes inintelligibles.
  
  - Vous parliez anglais, tout à l'heure, dit Francis. Dépêchez-vous, je suis pressé.
  
  - Oui... Heu... Dans la cave, bégaya le malheureux en montrant le sol du pouce.
  
  - Y a-t-il une clé ?
  
  L'autre fit plusieurs signes d'assentiment ; posant son assiette sur l'égouttoir, il plongea la main dans la poche de son pantalon afin d'en extraire l'objet en question. Avec une bonne volonté touchante, il la tendit à Coplan, qui l'accepta.
  
  - Montrez-moi le chemin, je vous prie, reprit celui-ci sur le même ton anodin.
  
  Le petit homme sentit qu'il serait peu prudent de regimber.
  
  - Okay, okay, fit-il de sa voix fluette.
  
  L'échine courbée, il passa devant Coplan. Celui-ci l'empoigna par le col de sa vareuse et ajouta, tout en le suivant :
  
  - Si tu ouvres le bec, tu es mort. Compris ?
  
  Ils quittèrent l'appartement silencieux, descendirent au sous-sol, dont la topographie se révéla compliquée. Enfin, le cicérone désigna du doigt la serrure qui garnissait un battant d'acier.
  
  Sans le lâcher, Coplan ouvrit, mais prévint :
  
  - C'est moi, Jimmy ! Le Français... Relaxez-vous !
  
  Il repoussa le panneau, jeta un regard préalable à l'intérieur du réduit. Jimmy était là, effectivement, pieds et poings liés, bâillonné, couché en chien de fusil sur le sol.
  
  - Entrez, intima Francis à son guide.
  
  En fait, il l'y contraignit d'une vigoureuse poussée, si bien que le Chinois, trébuchant sur le corps du prisonnier, alla buter contre le mur d'en face. Il s'y arc-bouta, fit aussitôt volte-face et reçut alors une châtaigne qui abolit à la fois sa peur et son sens des réalités.
  
  Jimmy avait subi des sévices. Il eut du mal à se lever quand il eût été débarrassé de ses liens, et son visage meurtri exprima plus de crainte que de soulagement.
  
  - Pardonnez-moi, ils m'ont torturé, haleta-t-il. Je ne...
  
  - Plus tard, coupa Francis. J'ai besoin de vous. Filons.
  
  Il referma la porte métallique derrière Jimmy, bloqua la serrure d'un tour de clé, força celle-ci en décernant un coup de talon latéral sur sa tige, puis entraîna le rescapé en dépit des plaintes que lui arrachait une marche trop rapide.
  
  Ils débouchèrent enfin à l'air libre, dans O'Brien Road.
  
  - Où était votre voiture quand vous avez été kidnappé ? s'enquit Francis.
  
  - Je l'avais garée près d'un petit hôtel de Steward Road, ici à Wanchai.
  
  - Loin ?
  
  - A deux blocs de ce carrefour.
  
  - Allons-y. Et tâchez de ne pas trop grimacer en avançant.
  
  Pas mal de noctambules déambulaient encore dans le quartier. Des soldats casqués de blanc, de la police militaire de la Navy américaine, matraque au ceinturon, accomplissaient une ronde pour ramasser les marins ivres ou intervenir dans des rixes. Des filles changeaient de bar dans l'espoir de racoler un dernier client.
  
  Jimmy parla :
  
  - Ils m'ont coincé à la sortie de l'hôtel, vers minuit, et ils ont dit à Linda de rentrer chez elle.
  
  - C'est là que nous allons, spécifia Coplan. Elle est en mesure de nous dire où je peux joindre Sevran.
  
  
  
  
  
  A North Point, Linda fut tirée de son lit par les coups de sonnette impératifs des visiteurs qui ne semblaient pas freinés par la crainte de réveiller tous les occupants de la maison.
  
  Elle vint ouvrir pieds nus, en chemise de nuit, et elle eut un saisissement lorsqu'elle reconnut Jimmy. Ses traits s'altérèrent davantage quand elle aperçut un Européen athlétique ressemblant à la photo que lui avait montrée Carter.
  
  - Écoutez, dit Francis à mi-voix, nous ne venons pas vous régler votre compte. Mais si vous ne me donnez pas l'adresse privée de votre patron, monsieur Sevran, vous porterez la responsabilité de sa mort. Je pourrais l'attendre à son arrivée à Holland House, demain matin, si je n'étais sûr qu'on l'empêchera d'atteindre le building. Répondez-moi vite car chaque minute aggrave le danger.
  
  Linda, blafarde, tenta de reprendre ses esprits. Le langage qu'on lui tenait bouleversait toutes ses idées préconçues, remettait en cause ses rapports avec les deux faux policiers, modifiait la signification de l'enlèvement auquel elle avait assisté. Au lieu de se montrer menaçants, ses interlocuteurs s'efforçaient de la convaincre.
  
  - Comment ? articula-t-elle. Vous ne savez pas où il habite ? A tous égards, elle tombait des nues.
  
  - Non, dit Francis. Indiquez-moi son adresse et son numéro de téléphone : il ne figure pas dans l'annuaire. Je veux le prévenir de ma venue.
  
  Elle récita, presque automatiquement :
  
  - Sundale Mansions, 515 Barker Road. 665.784.
  
  - Bon. Retournez vous coucher et allez à Impextronic demain comme si rien ne s'était passé. Bonsoir.
  
  La plantant là, les deux hommes firent demi-tour pour regagner la Humber.
  
  Quand la voiture se fut remise en route, Jimmy bougonna :
  
  - Pourquoi voulez-vous à tout prix sauver ce type ? Je ne vois d'ailleurs pas qui, en dehors de nous, essaierait de le descendre.
  
  - Il n'aurait rien risqué si, vous et moi, avions été éliminés par l'individu qui nous a interrogés à O'Brien Road. Sevran est le seul qui connaisse le dessous des cartes, et je ne tiens pas à ce qu'on le supprime avant qu'il me l'ait dévoilé.
  
  - Croyez-vous réellement qu'il va se confesser à vous, simplement pour vous faire plaisir ?
  
  - De l'eau a coulé sous les ponts depuis hier soir, Jimmy. J'ai les arguments qu'il faut pour le convaincre. Si vous voyez une cabine téléphonique, signalez-la-moi.
  
  Ils en avisèrent une à un croisement.
  
  - Patientez ici, dit Francis en se rangeant le long du trottoir.
  
  Il appréhendait cependant que Sevran ne fût pas encore rentré chez lui après sa promenade en mer. Normalement, il aurait dû rendre compte de sa mission à l'inconnu de O'Brien Road, et un contact avait peut-être été prévu à une heure plus tardive.
  
  Coplan glissa une piécette dans la fente de l'appareil, puis forma le numéro. La sonnerie d'appel résonna dans l'écouteur. Longuement.
  
  Lassé, il allait raccrocher quand une voix bourrue grogna :
  
  - Oui. Qu'y a-t-il ?
  
  Coplan prononça en français :
  
  - Êtes-vous bien monsieur Sevran ?
  
  - C'est moi. Et vous, qui êtes-vous ? Qu'est-ce qui vous prend de me réveiller à une heure pareille ?
  
  - Une raison majeure : je voudrais empêcher que ceci soit votre dernière nuit en ce bas monde. Mon nom ne vous dirait rien, mais vous m'avez déjà vu en photo, passant à un carrefour où Linda attendait son amie. Vous y êtes ?
  
  Il perçut la respiration de son correspondant, manifestement pris de court par cette entrée en matière plutôt déconcertante.
  
  Coplan reprit d'un ton calme :
  
  - Je vous conseille de préparer votre valise, de vous munir d'argent et de votre passeport, car je vais venir vous chercher à votre domicile dans quelques minutes. J'ai le devoir de vous ramener en France et, honnêtement, je crois que c'est ce qui peut vous arriver de mieux. N'essayez donc pas de me fausser compagnie, cela se retournerait contre vous.
  
  Sevran éclata :
  
  - Vous êtes cinglé, ma parole ! Je n'en ai rien à foutre, de vos histoires ! Qu'est-ce qui m'obligerait à vous suivre, je vous le demande ?
  
  - Ne vous énervez pas, je vais vous le dire. Vous ignorez certainement que votre exploit à Chau Kung a eu des témoins, qu'un coup de fil bien intentionné à la police britannique vous enfermerait dans l'île de Hong Kong comme dans une nasse, et qu'un individu de race jaune, au faciès osseux et aux manières distinguées, est au courant de ces deux faits. Voyez-vous où cela vous mène ?
  
  Un silence plus éloquent qu'une réponse régna sur la ligne.
  
  Coplan acheva son travail de sape :
  
  - Croyez-vous qu'on s'exposera à vous laisser divulguer d'où viennent les tortues électroniques, comment elles fonctionnent, et pourquoi cet attentat a été perpétré ? Si je ne vous prends pas sous ma protection, vous êtes un homme fini, Sevran. L'Asiatique dont je viens de vous parler a tenté de s'emparer de moi, il y a moins d'une heure, et nous avons bavardé un peu, à votre sujet, avant que je ne l'endorme, lui et ses gorilles. Alors, réfléchissez, mais pas trop longtemps car je suis dans le même bain que vous, et je ne tiens pas à laisser mes os dans cette charmante Colonie. A présent, faites-en des choux ou des raves : ou bien vous monterez gentiment dans la Humber qui vous attendra devant votre immeuble, et je me porte garant de votre sécurité, ou bien vous vous débrouillerez tout seul avec les flics et vos commanditaires. Bonsoir.
  
  Il raccrocha, sortit de la cabine et rallia la voiture.
  
  - Qu'a-t-il répondu ? s'informa anxieusement Jimmy.
  
  - Rien. Je ne lui en ai pas laissé l'occasion. Mais nous saurons bientôt s'il est stupide ou intelligent. Savez-vous où cela se trouve, Barker Road ?
  
  - Du côté du Peak, sur la hauteur. Coplan libéra le frein à main et embraya. Lorsqu'ils furent revenus dans le quartier des affaires de Victoria, il stoppa dans Des Voeux Road et, se tournant vers Jimmy; il lui annonça :
  
  - Vous allez descendre ici. Tâchez de joindre Yau Sang dans le plus bref délai. Vous n'aurez pas besoin de lui expliquer à la suite de quelles circonstances je vous ai repêché dans cette bâtisse au coin de O'Brien Road, mais dites-lui que je vais me réfugier au temple de Sha Tin avant l'aube, et que je désire l'y rencontrer demain pour lui fournir des renseignements supplémentaires. D'accord ?
  
  Jimmy devina sur-le-champ que l'Européen se tairait sur sa trahison et qu'il ne lui ferait pas perdre la face.
  
  - D'accord, opina-t-il avec gravité. Je vous devrai la vie deux fois. Comptez sur moi comme sur votre frère. Adieu.
  
  
  
  
  
  La Humber stationnait devant Sundale Mansions. Il était 4 heures et demie du matin et la lune avait disparu, laissant un ciel d'un bleu velouté parsemé d'étoiles. De la route, on voyait la longue traînée des lumières de Victoria, formant un large ruban qui dessinait un des rivages du bras de mer, alors que l'autre n'apparaissait au loin que sous l'aspect d'une tache laiteuse. Entre ces deux zones éclairées, des navires à l'ancre se profilaient sur une eau sans rides, parcourue de reflets.
  
  Coplan, un coude appuyé sur le rebord de la portière, ne résista plus au désir de consommer sa dernière cigarette. Il l'alluma, reporta les yeux vers l'édifice résidentiel de grand standing qui se dressait à sa droite.
  
  C'était vingt-cinq minutes plus tôt qu'il avait eu sa communication avec Sevran. Plus qu'il n'en fallait pour accorder à ce dernier un temps de réflexion convenable, mais peut-être ce délai était-il insuffisant pour empiler dans un bagage tout ce que le fugitif souhaitait emporter. Dans tout naufrage, les gens, qu'ils soient de sang-froid ou victimes de la panique, hésitent sur ce qui est essentiel.
  
  En l'occurrence, Sevran alerterait-il Carter et ses autres complices ? Tous étaient en danger de mort, au même titre que Sevran lui-même.
  
  En tordant le cou à ce type en kimono, à O'Brien Road, Francis s'était ménagé un répit, certes, mais il ne pouvait être certain d'avoir étouffé dans l'œuf les actions qu'allaient entreprendre les collaborateurs de cet homme pour se mettre à couvert.
  
  Soudain, Coplan vit s'illuminer le hall d'entrée de l'immeuble.
  
  Il respira, sa confiance soudain restaurée. Le chantage qu'il avait exercé sur Sevran aurait pu le conduire à se tirer une balle dans la tête, si des motifs idéologiques profonds avaient été à la base de ses activités clandestines.
  
  Un homme lesté d'une grosse valise, débouchant d'un ascenseur, vint vers l'entrée en ployant sous le poids de son fardeau. Lorsqu'il eut dépassé le seuil, il accoutuma ses yeux à l'obscurité. Il distingua la voiture arrêtée au bord de la route, puis le rougeoiement de la cigarette du conducteur.
  
  Le renard...
  
  Il reprit sa marche, en direction du véhicule. Coplan lui ouvrit la portière arrière afin qu'il pût déposer sa valise entre les banquettes.
  
  - C'est ce que vous aviez de mieux à faire, articula-t-il à mi-voix. Quand on détient autant de secrets que vous, on ne les emporte pas dans la tombe : on s'en sert pour survivre. Prenez place à côté de moi.
  
  Sevran, frémissant comme un fauve ligoté, regarda Coplan bien en face avant de monter.
  
  - D'où sortez-vous ? grinça-t-il, acerbe.
  
  - Du boulevard Mortier (Quartier général du Service de Documentation extérieure et de contre-espionnage, à Paris). J'ai dans l'idée qu'on pourrait engager un gars de votre espèce. Allez, hop !
  
  Le fugitif s'assit et referma la portière.
  
  Il resta silencieux pendant plusieurs minutes, tandis que la voiture dévalait la pente. Coplan ne voulut pas le harceler. Il devait se poser pas mal de questions.
  
  Sevran finit par grommeler :
  
  - Pourquoi vous êtes-vous intéressé à moi ? Je n'ai jamais rien fait qui puisse nuire à la France.
  
  - Voilà précisément ce que je devais élucider, figurez-vous. Et je n'en suis toujours pas convaincu. A tout le moins, vous étiez au service d'une organisation étrangère, ce qui vous a valu un traitement de faveur en U.R.S.S. Une ambassade digne de ce nom s'inquiète du sort de ses ressortissants, surtout quand il sont supposés devoir répondre d'une inculpation de meurtre.
  
  Sevran lui dédia un coup d'œil.
  
  - C'est donc de là que tout est parti ? marmonna-t-il, méditatif.
  
  Puis, plus ferme :
  
  - Il ne s'agissait pas d'un meurtre, mais d'une exécution, et elle n'a d'ailleurs pas été opérée par moi. Vous avez eu tort de vous mêler de cette affaire. Votre intervention n'aura pas été bénéfique, croyez-moi.
  
  - Je n'avais pas l'intention de vous torpiller. La faute en revient à ce Jaune de O'Brien Road qui méditait de m'envoyer à la morgue. Et vous avec... Il m'a paru prêt à vous sacrifier allègrement quand il a su que le massacre de Chau Kung avait eu des témoins.
  
  Sevran soupira.
  
  - Cela ne me surprend qu'à demi, avoua-t-il. A Impextronic, nous formions un paravent. Mais j'ai du mal à m'imaginer que vous ayez pu lui échapper, alors qu'il vous tenait en son pouvoir. C'est un personnage de première force.
  
  « Était », rectifia Coplan dans son for intérieur.
  
  - Parlez-moi d'abord de cette fille, dit-il, les yeux fixés sur la route. Cette Liouba.
  
  Sevran secoua la tête, son visage pétri d'amertume.
  
  - Vous ne comprendriez pas... Où m'emmenez-vous ?
  
  - Dans les Nouveaux Territoires. Je dispose là d'une retraite inviolable. Nous n'en sortirons que pour monter dans un appareil d'Air France, dans deux ou trois jours. A quelle heure part le premier car-ferry pour Kowloon ?
  
  - A 6 heures du matin.
  
  La Humber, après de nombreux méandres, atteignait la lisière du jardin botanique. Coplan murmura :
  
  - Nous allons avoir le temps de bavarder. En attendant l'aube, nous serons plus tranquilles du côté de l'université. Pas d'objection ?
  
  - Aucune.
  
  La voiture passa à proximité de Holland House. Sevran dédia un coup d'œil au building. Liquidé, Impextronic.
  
  - Après ce que vous avez vu cette nuit, vous devez me prendre pour un beau salaud ? reprit-il, la voix enrouée. Bien sûr, on l'est, dans un sens, quand on recourt à de pareils moyens. Mais nous avions des circonstances atténuantes. Je regrette de quitter Hong Kong.
  
  - Eclairez-moi, invita Francis. Un peu plus tôt, un peu plus tard, vous déballerez le tout. Qui tirait les ficelles ?
  
  Sevran répugnait à entrer dans la voie des confidences, bien qu'il éprouvât ce besoin de justification qui tourmente les vaincus. En moins d'une heure, il avait dégringolé de haut, et les dimensions de sa défaite ne lui apparaissaient que progressivement dans toute leur ampleur.
  
  Quels devoirs avait-il encore envers Kago, puisque ce dernier avait résolu de le supprimer ? Une décision parfaitement logique, du reste.
  
  Coplan roulait à petite allure vers la région ouest de Victoria. La tension nerveuse qu'il avait subie depuis quarante-huit heures commençait à s'estomper, cédant la place à une sorte de détachement des contingences. Quel usage le Vieux ferait-il du cadeau qu'il lui rapportait ?
  
  Sevran articula, sarcastique :
  
  - Qui sait si vous ne poursuivrez pas, d'une autre façon, la tâche que j'avais assumée. L'Europe devrait miser davantage sur le Japon. Savez-vous ce que signifie « Kabouki » ?
  
  - C'est un genre de spectacle, si je ne m'abuse ?
  
  - Oui, mais cela veut dire aussi « faire perdre l'équilibre ». C'est le nom du service secret qui nous avait recrutés, moi, Carter, Külberg, et d'autres Européens. Quand je vivais en France, je vendais des appareils de marque japonaise.
  
  - Je sais.
  
  - Un jour, on m'a invité à Tokyo pour une exposition. C'est ainsi que les choses se sont engrenées. On m'a offert la direction d'une firme à Hong Kong, moyennant une coopération dans d'autres domaines. Quand on m'en a dévoilé les objectifs, j'ai accepté. Il s'agissait de contrecarrer la politique de l'U.R.S.S. en Extrême-Orient.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - Êtes-vous sûr d'avoir employé le mot juste ? Vous avez dit « contrecarrer »...
  
  - Oui, affirma Sevran. Vous voyez qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Mon voyage en Union Soviétique n'était en réalité qu'une manœuvre pour faire échouer certains pourparlers, tout comme l'affaire de Chau Kung, hier soir, devait en rompre d'autres. Le service « Kabouki » avait jugé plus habile de recourir à des hommes de race blanche pour accomplir ses desseins, d'où la création de cette « centrale » qu'était Impextronic. L'homme qui a voulu vous capturer porte le pseudonyme de Kago : il était l'agent de liaison entre « Kabouki » et mon réseau.
  
  - Hum... Je comprends mieux, à présent, son attitude à votre égard : il vous supervisait et, au premier danger, était disposé à vous rejeter comme un citron dont on a pressé la pulpe, vous et votre équipe.
  
  - Il n'a pas dû le faire de gaieté de cœur, je vous assure, car il n'y survivra pas. Chez eux, une faute se paye durement.
  
  - Mais pourquoi diable cette organisation « Kabouki » en veut-elle à l'U.R.S.S. ? Les relations sont plutôt bonnes, entre les deux pays.
  
  - Ils veulent éviter qu'elles le deviennent trop. Le but manifeste des Russes, à l'heure actuelle, est non seulement de se rapprocher de l'Allemagne et du Japon, mais aussi de former avec eux, dans un avenir aussi proche que possible, un bloc militaire d'une puissance supérieure à celle des États-Unis, et ceci en vue de se protéger à la fois contre l'Amérique et la Chine, les deux cauchemars du Kremlin.
  
  Sevran, se croisant les bras, continua d'une voix sourde :
  
  - Au Japon, trois grandes tendances s'affrontent : les partis de gauche, qui veulent tendre la main au monde communiste et briser l'alliance avec les États-Unis. Ceux de droite, qui visent à maintenir le pays dans le clan occidental, sous la protection nucléaire américaine. Enfin, les ultra-nationalistes, qui aspirent à ce que le Japon s'affranchisse de tout lien politique, qu'il mène une action diplomatique totalement indépendante et reprenne son rang de première puissance d'Asie. « Kabouki » sert la deuxième tendance, celle de ce qu'on pourrait appeler la droite modérée. C'est pourquoi il cherche sans relâche à torpiller les efforts des Russes pour se rapprocher du parti socialiste japonais et influencer de la sorte, par l'intérieur, l'orientation de la politique étrangère de Tokyo.
  
  - Mais cette pauvre Liouba, que venait-elle faire là-dedans ?
  
  - C'était une espionne des Chinois. J'ai fourni aux Russes la preuve qu'elle avait transmis à Pékin des renseignements sur les négociations que le Kremlin avait amorcées avec les socialistes japonais. Elle a été liquidée par l'homme que j'avais reçu dans ma chambre à Moscou ; on m'avait logé dans cet immeuble réservé aux diplomates pour la faire venir sans éveiller sa méfiance. Confrontée avec moi, elle s'est effondrée, et on a donné à sa mort l'aspect d'un accident pour que les Chinois ignorent si, oui ou non, elle avait été détectée. Mais, du même coup, les pourparlers ont eu du plomb dans l'aile : vous connaissez la méfiance des Soviétiques.
  
  Coplan approuva de la tête. En effet, ils y regardent à deux fois, les Russes, avant de renouer des conversations quand ils s'avisent qu'il y a des fuites.
  
  Il demanda :
  
  - Etiez-vous passé par le Japon, en revenant de Zurich à Hong Kong ?
  
  - Ah ? Vous contrôliez déjà mes faits et gestes depuis Zurich ? s'étonna Sevran. Comment avez-vous pu soupçonner que j'avais atterri là ?
  
  - Je vous le raconterai plus tard. Votre détour, c'était pour les tortues ?
  
  - Oui, admit Sevran. Je devais en apprendre le mode d'emploi. Ces soldats robots sont fabriqués dans une base d'Okinawa. Ils devaient m'être livrés à Hong Kong sous la désignation de matériel électronique.
  
  - Singuliers engins, que ces mini-tanks autoguidés, nota Francis. De vraies bombes à pattes, en somme ?
  
  - Vous les avez vus de près ?
  
  - A un mètre... Celle que j'ai approchée était inerte. Elles sont « éveillées » par radio, sans doute ?
  
  - Oui, Un signal codé, capté par leur carapace, déclenche une succession de mécanismes qui les rend aptes à passer à l'attaque : leurs yeux à cellule émergent de l'habitacle, les embrasures de tir se démasquent, leur « programme » prédéterminé les guide et définit leur comportement face à des obstacles ou à des tentatives de destruction dirigées contre elles. L'explosion de leur charge principale est provoquée par une distance limite assignée en fonction de l'objectif à atteindre. Ce sont de redoutables machines contre lesquelles un soldat ordinaire ne peut rien : difficiles à localiser en raison de leur déplacement à ras du sol, elles sont dotées d'un blindage qui les rend invulnérables aux balles de gros calibre et même aux grenades.
  
  - A Chau Kung, qui ont-elles tué ?
  
  Sevran avoua :
  
  - Des Japonais et des Russes. Ils étaient six en tout. Ils devaient tenir une conférence ultra-secrète au sujet de la mise en valeur de la Sibérie. Du côté soviétique, il y avait quatre experts, qui souhaitaient obtenir des avantages politiques en échange de la fourniture de matières premières que produirait la mise en commun de ressources techniques. Les Japonais faisaient partie du Jetro (Japan External Trade Organization: Office japonais du commerce extérieur). La suppression spectaculaire de ces six délégués va compromettre sérieusement, et peut-être pour toujours, une coopération russo-nipponne dans le nord-est asiatique. A ce point de vue-là, « Kabouki » a gagné : mais c'est nous, ceux d'Impextronic, qui ferons les frais de l'opération.
  
  Il arbora un sourire désabusé qui dissimulait la profondeur de sa déconvenue.
  
  - Vous voyez, reprit-il, pour les nations européennes, il sera peut-être indispensable, prochainement, d'éviter la constitution d'un bloc groupant trois puissances industrielles dont la capacité dépasserait de loin celles des États-Unis. Je tiendrais une revanche assez savoureuse si, par hasard, c'était vous qu'on chargeait de la besogne que j'accomplissais.
  
  Coplan faisait décrire un virage à la Humber afin de la garer dans le parking de l'université. Il pensa à Yau Sang, qui n'était pas loin de partager l'opinion de Sevran. Les Vénérables, soucieux de maintenir l'Asie à égale distance du communisme et du capitalisme, étudieraient sans doute l'opportunité d'un soutien à « Kabouki ».
  
  Francis, à l'arrêt, cala le frein à main.
  
  - Une aube nouvelle se lève sur l'Asie..., remarqua-t-il, les yeux levés vers l'est. Puis, tourné vers son passager :
  
  - Vous aurez encore beaucoup de choses à dévoiler, Sevran, mais je suis sceptique quant à mon éventuel retour à Hong Kong. D'autres que moi prendront la relève...
  
  Il se souvint alors qu'il avait déjà tenu deux fois le même langage. Au Vieux.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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