Sa voisine était cambiste à Wall Street, divorcée, et cherchait l’aventure. A Paris, elle n’avait pas eu le temps de coucher un Français dans son lit et comptait bien le faire à New York avec celui que le destin et Air France avaient assis à ses côtés. Le bel homme qu’était Coplan lui avait tapé dans l’œil et elle le lui faisait savoir sans ambages. Plutôt jolie fille, la trentaine épanouie, elle posait un regard langoureux sur les lèvres de son compagnon de voyage et semblait fort ennuyée par la constante présence de l’hôtesse qui paraissait prendre un malin plaisir à contrarier ses avances. Amusé, Coplan la laissait opérer à sa guise. Certes, il aurait aimé donner suite. Malheureusement, le Vieux lui avait confié une mission et, dès l’arrivée à J.F.K., il ne serait plus disponible.
Étrange mission, d’ailleurs. Tony Da Siracusa était le demandeur. Peu banal qu’un capo mafioso ait recours à la D.G.S.E. Non pas qu’il fût un inconnu. Des années plus tôt, il supervisait, pour le compte de l’une des cinq Familles new-yorkaises, les activités occultes de la Mafia à Washington. Rien ne lui échappait, trafics de drogue, cambriolages, attaques à main armée, prostitution, jeux. Chacun devait lui verser sa dîme. Personne n’était censé opérer sur son territoire sans payer en retour sa protection. C’est ainsi qu’un jour, une équipe de cambrioleurs, en lui versant sa part, lui avaient aussi remis un épais dossier découvert dans le coffre-fort au domicile particulier d’un diplomate français. Son contenu prouvait que ledit diplomate trahissait son pays au profit de l’Union soviétique. Tony Da Siracusa n’avait hésité que quarante-huit heures. Ou bien exercer un chantage sur le traître, ou bien alerter la D.G.S.E. Le chantage, avait-il calculé, ne lui rapporterait guère, l’intéressé, renseignements pris, étant peu fortuné. En revanche, s’assurer là sympathie de la D.G.S.E. ne pouvait qu’un jour ou l’autre lui ramener des agios dans son escarcelle si le besoin s’en faisait sentir. Dans la profession à hauts risques qu’il avait choisie, ménager l’avenir se révélait toujours un bon placement.
Sa décision prise, il avait fait le voyage à Paris. Prudent, il avait laissé le dossier dans son coffre. Après maintes démarches secrètes, par des canaux de lui seul connus, il avait réussi à rencontrer le Vieux et à lui livrer l’histoire. Gratuitement. En assurant être un bon citoyen américain, farouchement anti-soviétique.
Le Vieux avait dépêché Coplan à Washington où il avait consulté le dossier et pu constater que le capo mafioso disait vrai. En le raccompagnant à l’aéroport, ce dernier lui avait empoigné les deux mains et avait plongé son regard noir dans le sien.
« - J’espère que vous êtes réglos et que vous n’oubliez pas les services rendus ? »
« - Je crois que vous avez un gros chiffre dans votre colonne crédit », avait souri Coplan.
« - Votre diplomate, c’est un pourri. Les gens qui trahissent leur pays me donnent envie de dégueuler. Vous allez le flinguer ? »
« - J’en doute. »
« - Chez nous, quand on découvre un traître, on le bute. »
« - En France, on aurait plutôt tendance à le mettre à la retraite », avait regretté Coplan.
Et voilà que, des années plus tard, Tony Da Siracusa faisait appel au Vieux. Dans l’intervalle, il avait pris du galon et était devenu capo d’une des Familles new-yorkaises. La moins importante.
Le Jet amorçait sa descente sur Queens. « No smoking. Attachez vos ceintures. » Avant de boucler la sienne, Sarah Wynne posa un bristol sur la cuisse de Coplan.
- J’ai un bel appartement à Columbus Circle, avec vue sur Central Park. On aperçoit même le zoo. C’est tout juste si les écureuils ne grimpent pas à mes fenêtres.
- C’est engageant, reconnut Coplan, détaché, qui pensait toujours à Tony Da Siracusa et enfouit machinalement la carte dans la poche intérieure de sa veste.
- J’espère vous y voir ?
- J’essaierai, promit-il sans y croire.
- Je suis assez bonne cuisinière.
- J’adore les petites bouffes sympas. J’apporterai le vin. Un Français ne laisse personne d’autre que lui choisir le vin qu’il va boire.
Après qu’il eut franchi les contrôles d’immigration et de douanes, les envoyés du capo le reconnurent au badge rouge, vert, jaune et bleu que, comme convenu, il avait accroché au revers de sa veste.
- Francis Carzon ?
- C’est moi.
- Suivez-nous.
Deux grands hommes costauds, aux larges épaules et au faciès peu engageant. Des vêtements un peu voyants. Courtois, l’un d’eux lui prit son bagage. Sa main libre, Coplan adressa un signe d’adieu à Sarah Wynne qui paraissait fort déçue.
Par le pont de Queensboro, la Lincoln Continental entra dans Manhattan qu’elle traversa pour gagner le Henry Hudson Parkway et le remonter vers le nord. Une pluie légère tombait et le pont George Washington était voilé de brume. Après la bretelle vers Yonkers, la circulation se fluidifia. Le conducteur régla sa vitesse sur celle d’une camionnette d’I.B.M. qui retournait à son siège à Poughkeepsie.
En arrivant à Garrison, la Lincoln tourna à droite dans une voie étroite, bitumée, qui s’encastrait entre de longues rangées d’arbres et sinuait vers le sommet d’une colline. Elle dépassa le Frankie Frank, l’auberge dans laquelle Coplan avait un soir dîné avec Da Siracusa des années plus tôt. Une dizaine de voitures étaient rangées dans le parking. Un peu plus tard, la Lincoln atteignit la propriété. Un immense portail en fer forgé en clôturait l’accès, prolongé par de hauts murs blancs qui se perdaient jusqu’au détour de la route. Sur leur faîte, des caméras de télévision pour la surveillance des lieux. Le long de l’enceinte, à l’intérieur, était creusé un large et profond fossé au sol parsemé de pièges à loup et de mines antipersonnel, précédant une triple haie de fils électrifiés. Le capo veillait à sa sécurité. Il connaissait par cœur l’historique de la guerre des gangs à New York et entendait bien ne jamais en tomber victime.
Par une porte basse, l’un des cinq gardiens sortit et vint s’assurer de l’identité des arrivants.
- Tout est okay, Joey, fit le conducteur.
Les battants du portail s’écartèrent et la Lincoln escalada une pente rude avant de déboucher sur un terre-plein.
Tony Da Siracusa ressemblait à l’acteur Andy Garcia dans le Parrain III. La peau basanée, les cheveux ébène rejetés en arrière et mi-longs sur la nuque luisant sous les gouttes de pluie, les lèvres minces et tranchantes, le regard noir et rusé, il demeurait svelte et élégant. Son maintien trahissait une totale confiance en lui-même et la certitude qu’une belle destinée lui était promise. Après tout, il n’avait pas encore quarante ans et était chef d’une Famille, même si celle-ci était la moins cotée de New York. Certes, pour être admis dans l'Onorata Società, il avait dû commettre quelques assassinats commandités afin de faire ses preuves dans le crime mais, surtout, il avait effectué de brillantes études à l’Université. Si, à l’accoutumée, il adoptait le langage des truands, il était aussi capable de disserter longuement, dans une langue châtiée, sur les mérites comparés des grands noms de la littérature d’outre-Atlantique. Intelligent, ambitieux, dénué de scrupules, rusé, audacieux, il comptait bien terminer ses jours au sommet de la hiérarchie et être élu capo dei capi.
Il serra chaleureusement les mains de Coplan comme s’il retrouvait un ami d’enfance perdu de vue à cause d’un destin machiavélique.
- Heureux de vous revoir, Francis. Tout va bien pour vous ? Sans mon concours, avez-vous démasqué d’autres traîtres ?
Coplan fut conduit à sa chambre où il prit une douche et se changea avant de retrouver le capo dans son luxueux salon où, dans l’âtre, brûlait un feu de bois léger pour combattre l’humidité.
La mémoire de Da Siracusa était sans failles.
- Un cavalier ? proposa-t-il.
Coplan acquiesça et l'Italo-Américain versa le mélange de rhum, de gin, de vodka et de tequila, en proportions égales, avant de presser sur l’alcool sept gouttes de citron. Lui-même se servit un scotch bien tassé. Confortablement installés dans des fauteuils en cuir fauve, les deux hommes, en préambule, devisèrent gaiement de futilités, puis le capo entra dans le vif du sujet :
- Paris est toujours décidé à me renvoyer l’ascenseur ?
- Tout dépend du contenu de votre requête. En tout cas, ma présence vous prouve que nous n’oublions pas nos promesses.
- C’est vrai. Voici ce dont il s’agit. J’ai besoin que vous fassiez passer un Soviétique à l’Ouest.
- Qui est-il ? Que fait-il ?
Le capo croisa ses jambes et, sur un genou, brossa une poussière imaginaire.
- C’est un scientifique.
- Quelle branche ?
- L’électronique moléculaire.
- C’est un peu vague.
- La bio-communication. Je ne peux, pour le moment, vous en dire plus. Cette conversation n’est pas unilatérale.
- Son nom ?
- Je vous le livrerai plus tard, si nous tombons d’accord.
- Quel intérêt cet homme représente-t-il pour vous ? Soyons francs. Ni vous ni moi ne sommes dupes. Un spécialiste de l’électronique moléculaire, section bio-communication, ce n’est pas votre pizza. Vous me parleriez d’une cargaison de drogue, là je serais sur votre longueur d’onde.
- Des cargaisons de drogue, je peux en avoir autant que je veux. C’est une des choses les plus faciles à trouver dans le monde à l’heure actuelle. De Turquie ou de Colombie, par la French ou la Cuban Connection, peu importe, c’est quasiment le supermarché. D’ailleurs, Francis, je vais vous faire un aveu. La drogue, ça me dégoûte. Son seul intérêt ? Elle constitue mon trésor de guerre. Ce que j’ambitionne, c’est de me hisser au niveau des décideurs, à la fois financiers et politiques, de devenir l’un des grands de ce monde, d’ordonner, sans être contredit, une guerre dans le Golfe ou la paix en Palestine, le kidnapping du président du Panama ou l’interdiction d’importer des voitures japonaises pour sauvegarder l’industrie nationale et éviter le chômage.
- Vaste programme. Vous voulez devenir Président des États-Unis ?
- Je n’aurais aucune chance, je suis trop marqué par mon passé et mes liens.
- Et le Soviétique, dans ce schéma ?
- Il détient un lourd secret.
- Vous avez décidé de me faire languir ? De me servir vos gnocchis un par un ? Quel secret ?
- Vous n’êtes pas un naïf et moi non plus. Si vous acceptez mon offre, cet homme, vous allez le débriefer. C’est bien le terme que vous utilisez dans votre jargon ?
- En effet.
- Donc, vous découvrirez son secret. En outre, j’offre à la D.G.S.E., pour sa caisse noire, une somme de cinquante millions de dollars. Ainsi, vos frais seront payés.
Éberlué, Coplan resta un instant sans voix. C’était bien dans le style du capo d’imaginer que l’argent résolvait le problème le plus ardu.
- Voyons, résuma-t-il, vous demandez à un organisme officiel, la Direction des Services spéciaux français, de vous aider à amener à l’Ouest un Soviétique détenteur d’un lourd secret et vous comptez rémunérer cette aide. Par ailleurs, vous refusez de me dire à quoi vous servira cet homme. J’imagine qu’il est précieux à vos yeux, pour débourser une telle somme ?
- Il l’est.
- Pour quelles raisons ?
- Pour deux raisons. D’une part, il m’ouvrira la porte pour accéder au sommet de la hiérarchie, d’autre part, lorsqu’il procédera à ses révélations, le scandale éclaboussera mes ennemis.
- En somme, une opération interne, uniquement de type mafia ?
- Non. Politique aussi, et c’est là où vous serez intéressé. Si le scandale dont je viens de parler n’éclatait pas, la France pourrait pâtir de la suite des événements.
- Vraiment, vous excitez ma curiosité. Vous ne voulez vraiment pas me révéler quel lourd secret ce Soviétique détient ?
- Pas à ce stade.
- Pourquoi faire appel à la France ? Votre Organisation a des ramifications un peu partout dans le monde.
- Pas dans les pays de l’Est.
- Pourquoi des Français et pas des Américains ? Vous devez compter de nombreuses relations dans les milieux susceptibles de vous aider ?
La réponse fusa sèchement :
- Je n’ai confiance dans aucun Américain, en raison justement de la connotation politique de l’affaire. Je dois m’adresser à des étrangers. Les seuls qui puissent répondre aux critères, c’est vous.
- Puisque vous parlez de critères, laissez-moi vous dire que l’opération envisagée n’entre pas dans les nôtres, d’autant plus que vos cinquante millions de dollars nous transformeraient en mercenaires à votre solde.
- Vous pensez bien que j’ai imaginé votre réaction. Néanmoins, considérez le peu de risques que vous prenez. Vous sortez ce Soviétique d’U.R.S.S. Facile, pour vous. Vous avez dû monter des centaines de fois une opération de ce genre. Simple routine. Ensuite, vous le débriefez et vous apprenez tout. Vous découvrez que le danger est à vos portes, mais vous ne pouvez rien faire officiellement. Alors, vous me repassez le bébé et je fais éclater le scandale. Tout le monde y trouve son compte. Vous et moi. Vous avez même une autre possibilité, si ça vous chante. Faire le boulot vous-même et faire éclater le scandale à ma place.
- Il est d’accord pour s’échapper d’U.R.S.S.?
- Bien sûr. C’est pourri là-bas. Le pays est en pleine décomposition, ça se déglingue de partout. C’est pire depuis le putsch raté. L’anarchie règne dans les républiques. Chacun tire à hue et à dia. La famine, la malnutrition, la misère, et j’en passe...
Sans rien dire, Coplan remarqua que son interlocuteur se gardait bien de mentionner la corruption dont, à New York, il était un des hérauts.
- ... Moi je lui offre une vie dorée, de rêve. Villa à Palm Beach, armée de domestiques, je lui devrai bien ça car il m'aura rendu un fieffé service.
- Comment êtes-vous parvenu à dénicher ce Soviétique, détenteur d’un lourd secret ? C’est lui qui vous a contacté ?
Da Siracusa fixa un instant son interlocuteur d’un air indécis, puis, pour prendre le temps de réfléchir, il se leva, jeta une bûche dans l'âtre et renouvela les consommations, autant de manœuvres dilatoires qui permirent à son cerveau super-intelligent de peser le pour et le contre.
- Vous me rappelez les mendiants de Calcutta, plaisanta-t-il. Ils ne vous lâchent pas.
- C’est mon rôle. A vous de me convaincre de l’intérêt que cette opération représenterait pour nous. En outre, soyons lucides. Nous ne sommes pas du même bord. Pourquoi vous ferais-je confiance ?
- Parfaitement raisonné. Voyons...
Le capo repartit jeter une seconde bûche dans l'âtre, puis tourna la tête vers la baie vitrée contre laquelle battait une pluie plus forte.
- Êtes-vous familiarisé avec le Hollywood du cinéma muet ?
- Je n’étais pas encore né.
- Moi non plus, mais peu importe. A l’époque, Hollywood était secoué par les scandales, orgies sexuelles, viols, meurtres, dont les auteurs étaient les vedettes des années vingt. Les producteurs payaient à tour de bras police et journalistes pour étouffer ces scandales. Néanmoins, les ligues puritaines en avaient vent et, dans les années trente, elles ont eu finalement leur mot à dire. Mais là n’est pas mon propos. Parmi ces stars, il y en avait une, un homme, dont le nom est encore aujourd’hui connu dans le monde entier. Il était mêlé à tous ces scandales. Sur le dos, il avait des viols et deux meurtres, uniquement des crimes passionnels, car il était férocement jaloux. En outre, c’était un débauché de la pire espèce. Ici, j’ouvre une parenthèse. Étant d’origine sicilienne, je réprouve la débauche. Moi je suis marié et bon père de famille. Ma femme, une Sicilienne naturellement, m’a donné trois beaux enfants, un garçon, deux filles.
« Ceci dit, je poursuis. Cet acteur voulait fonder sa propre maison de production, mais son producteur, qui était astucieux et rusé, n’entendait pas se séparer d’une vedette numéro 1 au box-office. Aussi, même s’il avait couvert les frasques de sa star, avait-il contracté une assurance contre une défection. Tout simplement, il avait recueilli des dépositions écrites des témoins ayant assisté aux viols et aux meurtres de son protégé. Ces témoins étaient eux-mêmes tenus par le secret car ils travaillaient pour le studio de ce producteur qui était alors le numéro 1 à Hollywood. Ce producteur a eu de la progéniture, tout comme l’acteur. Pour le premier, un fils né juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ce fils, attiré par le communisme, est passé en U.R.S.S. dans les années soixante. Quant à l’acteur, il a eu cinq enfants nés d’épouses différentes. Trois fils, deux filles. Ils sont tous morts à l’heure actuelle, disparus dans un naufrage, des accidents d’avion, morts du Sida ou d’une overdose. Tous étaient comédiens mais sans avoir le talent de leur père. L’un d’eux a eu une fille qui est aujourd’hui l’une des vedettes les plus cotées du monde.
« Comme Mathusalem, le producteur a vécu jusqu’à un âge fort avancé. Il n’est mort qu’au début de cette année. A l’annonce de cette triste nouvelle, le fils du producteur est revenu d’Union soviétique pour recueillir l’héritage. En réalité, son père était criblé de dettes. L'âge d’or du cinéma muet avait disparu depuis plus d’un demi-siècle et le père avait dilapidé sa fortune. Néanmoins, le fils a découvert dans ses affaires le fameux dossier contenant les témoignages, certes vieillis mais pourtant pareils à de la dynamite pour la petite-fille. Entre autres, ils prouvent que le père a assassiné deux de ses épouses.
« Le fils du producteur a tout de suite pensé au chantage, certain que la petite-fille ne souhaiterait ni ternir le bon renom de son grand-père ni mettre en péril sa propre carrière par suite d’un scandale retentissant, sa grand-mère ayant aidé son grand-père à se débarrasser de l’épouse précédente pour éviter la pension alimentaire. Tout à fait sordide, comme vous le voyez. Donc, le fils du producteur se lance dans le chantage. Malheureusement pour lui, il se trouve que je possède cinquante pour cent de sa cible. »
- Cinquante pour cent ? Comment ça ?
- Cette super-star du cinéma international actuel est une joueuse effrénée. Moi j’ai investi dans les casinos de Las Vegas. Elle y a perdu gros et me doit une fortune. J’ai passé un arrangement avec elle. Jusqu’à la fin de ses jours, elle me versera la moitié de ses cachets. En fin de compte, le gagnant ce sera moi.
- Et si elle décidait qu’elle a conclu un pacte avec le diable et mettait fin à votre accord ?
Un sourire cruel se percha sur les lèvres de Da Siracusa.
- Elle mourrait à l’improviste.
- Qu’entendez-vous par improviste?
- Ce qui doit forcément arriver. Continuons. Donc, le maître chanteur se manifeste. Aussitôt, mon associée m’alerte et mes hommes invitent le pro-communiste à me rencontrer. Au cours de l’entrevue, je découvre que mon visiteur est fascinant. D’abord, il n’est plus pro-communiste. Son séjour en Union soviétique lui a définitivement ouvert les yeux. Il est écœuré, dégoûté, il en a la nausée. C’est tout juste s’il ne dégueule pas sur ma moquette. J’apprends aussi qu’il a travaillé pour le K.G.B., mais, surtout, il me raconte une histoire stupéfiante !
- Laquelle ? fit sournoisement Coplan.
- Celle qui nous occupe. Une association monstrueuse, contre nature. L’Est et l’Ouest réunis.
- L’Est et l’Ouest réunis ? En quel sens ?
- Je me suis mal exprimé. L’Est réuni avec certains intérêts privés de l’Ouest contre l’intérêt général de l’Ouest. Le plus formidable complot dont j’aie jamais entendu parler, sorti de deux cervelles tortueuses.
- Vous me faites saliver.
- Y a de quoi.
Coplan avala une longue gorgée de son cavalier.
- Quelles preuves vous a-t-il fournies ?
- Si vous évoquez des preuves concrètes, aucune. Cependant, la trame même du complot prouve que ce dernier existe. En outre, l’homme qui sait tout et détient le moyen de retourner le piège contre ceux qui l’ont tendu est justement celui que vous devrez aider à passer à l’Ouest. Et, comme vous le débrieferez, vous serez automatiquement au courant de la conspiration.
- A première vue, c’est attirant. Pourtant, si l’on pioche un peu, le tout est assez vague. Vous comprendrez que des services officiels ne peuvent s’engager sur des indices aussi faibles. Pourrais-je rencontrer le maître chanteur ?
- Impossible.
- Une autre question. Pourquoi s’est-il lancé dans le chantage ?
- En vue de réunir des fonds afin de faire sortir son ami d’Union soviétique. L’ennui, cependant, c’est qu’il ne dispose d’aucun plan, d’aucune aide, pour mettre son projet à exécution, même si c’est un ancien du K.G.B. ou, peut-être, sans doute à cause de cela. D’où la proposition que je vous fais, assortie d’un versement de cinquante millions de dollars.
- Là encore, vous ne pouvez citer aucun nom ?
- Négatif. Ce n’est pas vous qui détenez le pouvoir décisionnaire. Il vous faut rendre compte à votre direction à Paris. J’espère simplement que vous saurez plaider ma cause avec la conviction suffisante.
- Je n’en suis pas sûr.
- Vous hésitez parce que, selon vos critères, je suis un criminel ?
- A priori, nous n’avons pas de rejets, pas d’exclusions, à partir du moment où la sécurité de notre pays est en jeu. Mais l’est-elle ? Croyez-moi, vous n’êtes pas frappé d’ostracisme, d'autant que nous avons une dette à votre égard. Ceci posé, votre histoire me paraît confuse.
- Laissez Paris en décider, répliqua le capo d’un ton dont il essayait de gommer la sécheresse.
CHAPITRE II
- Il faut en savoir plus, conseilla le Vieux. Vous avez raison de le souligner, cette histoire est trop vague. En outre, compte tenu de la personnalité de notre interlocuteur, il nous est impossible de lui faire confiance. J’avoue que, en dehors de Tony Da Siracusa, nous n’avons jamais eu à traiter avec un membre aussi éminent de Cosa Nostra. C’est une expérience nouvelle et nous devons nous montrer extrêmement prudents. Quand il s’agit de recevoir des renseignements nous permettant de démasquer un traître dans notre ambassade de Washington, parfait, nous ne courons aucun risque. Il n’en va pas de même avec sa proposition. Non pas qu’elle nous pose des problèmes majeurs, mais il n’est pas question de nous faire rouler et de nous ridiculiser. Ce capo essaie peut-être de nous manipuler. Il est supérieurement intelligent, donc dangereux.
- Il existe une possibilité. Nous acceptons sa proposition. Il nous livre toute l’affaire, nous l’étudions et si le coup nous semble pourri, nous ne donnons pas suite. Il nous accusera de ne pas tenir notre parole mais nous rétorquerons que notre parole vaut toujours, mais pour une affaire moins risquée que celle-ci.