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Coplan revient de loin

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  No 1967 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Attablée dans un coin de la terrasse couverte d’un petit café proche de l’avenue George-V, Monique Fallain suivait d’un œil distrait les promeneurs qui arpentaient les Champs-Élysées. En cette matinée de la mi-janvier, le ciel gris et maussade qui pesait depuis des semaines et des semaines sur Paris paraissait plus que jamais immuable.
  
  Pour calmer l’impatience secrète qui la tenaillait, la jeune femme alluma une cigarette. Puis, appelant le garçon, elle lui demanda l’heure, commanda un café.
  
  Son troisième café en un peu moins d’une heure.
  
  « Exactement ce qu’il me faut pour apaiser ma nervosité, pensa-t-elle avec une pointe d’amertume à l’égard d’elle-même. Mais tant pis ! Cette journée n’est pas une journée comme les autres. »
  
  En apparence, pourtant, elle semblait parfaitement détendue, décontractée, désœuvrée, et seul un observateur attentif aurait pu déceler cette tension intérieure qu’elle ne parvenait pas à maîtriser.
  
  Un jeune type qui venait d’entrer lui jeta un regard au passage, s’arrêta, reluqua ses jambes et ses genoux avec une insistance plutôt cavalière. Il devait avoir une vingtaine d’années, portait un veston sport en tweed brun, un pull noir à col roulé, et il affichait une assurance qui confinait à l’effronterie.
  
  Esquissant un sourire de « joli-garçon -habitué - à - parler - aux - filles », il s’installa tranquillement à la petite table qui se trouvait près de celle de Monique, s’accouda.
  
  - Je cherche des beautés dans votre genre pour un film publicitaire, lui glissa-t-il d’une voix feutrée, vaguement condescendante. Si cela vous intéresse...
  
  Monique toisa l’intrus d’un air glacial, détourna la tête.
  
  L’autre, nullement découragé, reprit :
  
  - Donnez-moi votre numéro de téléphone, je vous appellerai ce soir, entre neuf et dix heures. D’ici là, vous aurez peut-être envie de tenter votre chance. C’est une occupation agréable... et ça paie bien.
  
  Monique, les yeux tournés vers les Champs-Élysées, ignora ostensiblement l'entreprenant bonhomme. Celui-ci haussa les épaules, se leva, se dirigea vers le bar.
  
  Pendant dix minutes, assis sur un des tabourets du comptoir, il continua à observer la jeune femme tout en bavardant à mi-voix avec le barman.
  
  - Parole, marmonna le barman, je ne l’ai jamais vue dans le secteur.
  
  - Une touriste, tu crois ? Ces cheveux blonds et ce buste... Suédoise ou Danoise, non ?
  
  - En tout cas, elle parle le français comme toi et moi.
  
  - Un chouette morceau. A poil, elle doit être formidable... Rarement vu des jambes et des genoux aussi sexy...
  
  - Pas l’air marrante, susurra le barman.
  
  - M’en fous. J’ai d’ailleurs un faible pour les déesses boudeuses et les nanas aux yeux d’iceberg.
  
  - Bon, t’excite pas. Voilà son Jules.
  
  Effectivement, un solide gaillard d’une bonne trentaine d’années, vêtu d’un imperméable mastic, prenait place en face de la jeune femme.
  
  - Je suis terriblement en retard, dit l’arrivant sur un ton pas du tout contrarié.
  
  Monique faisait de son mieux pour conserver une expression impassible, mais ses yeux bleus trahissaient une inquiétude indéniable.
  
  - Eh bien, quelles sont les nouvelles ? questionna-t-elle tout bas.
  
  Il la dévisagea longuement, arbora un sourire.
  
  - Impatiente de connaître le verdict ? ironisa-t-il.
  
  - Ben dame, c’est assez naturel, non ? Sans compter qu’il y a une heure et demie que je poireaute ici.
  
  - Vous n’avez pas changé d’avis ?
  
  - Quelle question ! fit-elle, agacée.
  
  - Je reconnais que c’est une question idiote, admit-il avec bonhomie, mais je suis obligé de vous la poser.
  
  Il consulta sa montre-bracelet.
  
  - Vous avez encore vingt minutes pour réfléchir et pour revenir sur votre décision, précisa-t-il posément.
  
  - Si cela vous amuse de me faire marcher, soupira-t-elle.
  
  - Mais pas du tout. C’est très sérieux.
  
  D’abord incrédule, elle eut soudain un bref accès d’hilarité. Son rire fut discret fugace, vite effacé. Mais, l’espace d’une seconde, elle avait été comme métamorphosée : son visage morose s’était éclairé, ses yeux avaient pétillé, l’arc de sa bouche avait eu quelque chose de très juvénile. A cet instant-là, on avait pu se rendre compte qu’elle n’avait que vingt-quatre ans et qu’elle possédait en elle une réserve extraordinaire de vitalité.
  
  De nouveau assombrie, elle murmura en baissant les yeux vers la cigarette qu'elle venait d’allumer :
  
  - Il y a six mois que ma décision est prise. Je ne vois vraiment pas pourquoi je changerais d’avis maintenant.
  
  - Je vais vous expliquer notre point de vue et vous allez comprendre. En fait, il s’agit pour vous de prendre le virage décisif... Si vous n’êtes pas tout à fait sûre de vous, nous pouvons encore revoir le problème et vous accorder un nouveau délai. Nous pouvons même, éventuellement, en rester là et passer l’éponge sur tout ce qui s’est passé depuis huit mois. Bref, si vous faites machine arrière maintenant, c’est sans importance et cela n’entraînera aucune conséquence. Par contre, si nous poussons les choses plus loin, ce ne sera plus pareil.
  
  - Si j’ai bien saisi, vous me laissez l’initiative ?
  
  - Oui, pour la toute dernière fois.
  
  - Dois-je en conclure que mes résultats étaient acceptables ?
  
  - Ils l’étaient. La commission a émis un avis favorable.
  
  - Enfin, une bonne nouvelle, marqua-t-elle avec soulagement. C’est par sadisme que vous m’avez fait languir ?
  
  - Je vous l’ai déjà dit, j’exécute les ordres.
  
  Le garçon s’était approché pour prendre la commande. Monique redemanda un café, il demanda un Cinzano.
  
  Le jeune type des films publicitaires traversa la terrasse couverte pour gagner la sortie. Avant de pousser la porte, il lança un ultime regard d’invite à l’adresse de Monique. Elle fit semblant de ne pas le voir.
  
  - Ce minet qui vient de sortir m’a fait des propositions pendant que je vous attendais, murmura-t-elle en désignant le quidam qui s’éloignait. Il m’offrait un job dans le cinéma publicitaire.
  
  - Ah oui ?... Cela prouve qu’il a du flair. Vous êtes irrésistible en bikini.
  
  - Qu’en savez-vous ?
  
  - Je parle en connaissance de cause. Vous feriez le succès de n’importe quel produit... J’ai eu l’occasion de jeter un coup d’œil sur les photos que contient votre dossier.
  
  - J’y penserai si je me trouve un jour en chômage, promit-elle, railleuse.
  
  - N’ayez crainte, nous y penserons pour vous, répliqua-t-il sans rire.
  
  Quelques minutes plus tard, ils quittaient le café.
  
  - Nous allons prendre un taxi, décida-t-il.
  
  - Où allons-nous ?
  
  - Chez votre nouveau patron. Moi, mon rôle est terminé.
  
  - Vous n’allez plus vous occuper de moi ?
  
  - Non. Le travail actif, réel, ce n’est pas mon domaine. Je ne m’occupe que des stagiaires du centre de formation. Dans un quart d’heure, vous serez prise en charge par votre protecteur.
  
  - Dommage. J’aurais bien aimé travailler avec vous, faire équipe avec vous.
  
  - Ne vous désolez pas. Je suis convaincu que mon remplaçant vous plaira. C’est un homme sympathique, charmant, et qui connaît admirablement son affaire.
  
  Ils montèrent dans un des taxis qui stationnaient en file au milieu des Champs-Élysées.
  
  
  
  
  
  Lorsqu’ils descendirent du taxi, à l’entrée de la rue de Passy, Monique demanda :
  
  - Mon nouveau patron a ses bureaux dans ce quartier ?
  
  - Il n’a pas de bureaux. C’est à son domicile privé qu’il nous attend... C’est à deux pas d’ici, dans la rue Raynouard.
  
  Monique ne fut donc pas surprise quand ils s’arrêtèrent devant la façade discrète d’un immeuble vieillot et bourgeois qui portait le numéro 172 bis.
  
  - C’est au deuxième étage, dit-il en appuyant sur un des boutons de cuivre de la sonnerie.
  
  Monique, cédant à une curiosité bien légitime, se pencha pour lire les noms qui figuraient en face des quatre boutons superposés. Le rez-de-chaussée était occupé par un militaire, le général Edmond de Talloy ; il n’y avait pas de nom à la sonnerie du premier étage ; l’habitant du deuxième se nommait Francis Coplan. Quant au locataire du troisième et dernier étage, il s’appelait Émile Jaillaud.
  
  Dès qu’elle aperçut l’homme qui les attendait sur le palier du deuxième, Monique se sentit rassurée. Il était grand, athlétique, dans la pleine force de l’âge ; son visage énergique, un peu rude mais ouvert, inspirait confiance.
  
  Il tendit la main, se présenta :
  
  - Francis Coplan. Soyez la bienvenue.
  
  Puis, au collègue qui avait accompagné la jeune femme :
  
  - Mes amitiés au colonel Sirand. Dites-lui que je prendrai le plus grand soin de la précieuse marchandise qu’il veut bien me confier. Au revoir, Moriel, et merci.
  
  Moriel, dont la mission prenait fin, posa sa main sur l’épaule de la jeune femme :
  
  - Bonne chance, Monique. N’oubliez pas la consigne : si nous nous rencontrons un jour par hasard, vous ne me connaissez pas, je ne vous connais pas. Tchau, Coplan !...
  
  Il fit demi-tour et s’en alla.
  
  En le voyant partir, Monique eut comme une espèce de pincement au cœur qui l’étonna elle-même.
  
  Coplan, qui l’observait, murmura :
  
  - Son départ vous donne le trac ?
  
  - Non, pas du tout. Mais je m’avise à l’instant que c’est le seul homme que j’aie pu fréquenter tous les jours pendant huit mois sans qu’il me fasse des avances.
  
  Coplan eut un sourire ironique :
  
  - Il ne faut pas lui en vouloir, c’est la déformation professionnelle. Nous avons appris à cacher notre jeu, mais nous n’en pensons pas moins.
  
  - Mais je ne lui en veux pas ! se récria-t-elle. Au contraire, je n’en ai que plus d’estime pour lui.
  
  - Vraiment ?
  
  Il introduisit la visiteuse dans une salle de séjour qui donnait sur la rue. La pièce était claire, spacieuse, meublée avec sobriété mais confortablement.
  
  - Asseyez-vous, dit-il en lui désignant un fauteuil. Vous êtes ici chez vous. Plus exactement, chez moi.
  
  C’était un mensonge.
  
  Cet immeuble appartenait au Service. Le locataire du rez-de-chaussée et du premier étage, le général de Talloy, soi-disant propriétaire de la maison, était un officier en retraite. En réalité, Edmond de Talloy était non seulement l’homme de paille du S.D.E.C. mais un collaborateur actif de cet organisme. Et la bâtisse, truquée comme les coulisses d’un théâtre, était équipée comme une véritable station d’observation. Des postes de guet permettaient de surveiller la rue, de photographier les passants, d’épier les voitures en stationnement dans les parages. De plus, tout un système de portes camouflées, de meubles à fond coulissant, d’appareils d’écoute et d’enregistrement, de miroirs transparents et de tableaux trafiqués complétait l’outillage qui faisait de la bicoque, en dépit de son aspect inoffensif et paisible, un merveilleux instrument à usages multiples que le Service exploitait en cas de nécessité.
  
  Plus d’une fois déjà, au cours de sa carrière, Coplan avait provisoirement élu domicile en ce lieu. Avec profit, neuf fois sur dix (Voir: «Les astuces de Coplan»).
  
  Il se laissa choir dans un fauteuil, près de la jeune femme.
  
  - Alors ? attaqua-t-il avec bonne humeur. Vous avez fait le grand saut et vous êtes prête à commencer votre noviciat ?
  
  - Oui, acquiesça-t-elle en soutenant sans broncher le regard scrutateur que son interlocuteur dardait sur elle.
  
  - Résumons la situation, reprit-il en s’installant plus confortablement dans son fauteuil. Vous vous appelez Monique Fallain, vous avez vingt-quatre ans, vous parlez couramment l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Vous avez vos deux bachots, vous êtes jolie, en bonne santé, et vous avez suivi d’une manière satisfaisante le stage d’instruction du Service. Nous sommes d’accord ?
  
  - Oui.
  
  - Je vous signale tout de suite que c’est à peu près tout ce que je sais de vous. Ce matin, en m’éveillant, j’ignorais encore votre existence. Il n’était pas loin de dix heures quand un messager m’a apporté votre dossier d’engagement et une lettre de la direction m’annonçant que j’étais chargé de parrainer vos débuts. Il paraît qu’on me remettra votre fiche signalétique et votre curriculum en fin de journée. De toute façon, nous aurons largement le temps de faire plus ample connaissance... Quel genre de fille êtes-vous ?
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Si vous aviez à vous décrire en deux phrases, comme on décrit un personnage secondaire dans un roman, comment le feriez-vous ? Je ne parle évidemment pas de votre personnage physique ; je l’ai sous les yeux et je constate que vous êtes très jolie, soit dit en passant. Plus je vous regarde, plus je m’en rends compte. Mais je voudrais que vous me parliez de votre personnalité morale.
  
  Un peu décontenancée, Monique hésita :
  
  - C’est une question difficile que vous me posez là.
  
  - Pourquoi ? On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Et vous me paraissez mieux placée que quiconque pour vous connaître, non ?
  
  « Décidément, songea Monique, cet homme est plus impressionnant que je ne l’avais cru de prime abord. »
  
  Ses yeux gris qui la couvaient dégageaient un magnétisme étrange, assez intimidant, et ils allaient encore plus droit au but que ses paroles. En ce moment même elle en était sûre (car elle le sentait d’une manière presque palpable), ce regard la déshabillait, la dépouillait, la jaugeait avec une agressivité virile aussi franche qu’irrésistible.
  
  - Eh bien, voilà... commença-t-elle. Si j’avais à me dépeindre en quelques mots, je dirais que je suis beaucoup plus vieille que mon âge, très renfermée, assez désagréable en société, totalement dépourvue d’illusions sur la vie et sur l’espèce humaine, foncièrement déçue par les possibilités de l’existence.
  
  Coplan ne put s’empêcher de rire.
  
  - Le portrait n’est pas engageant, émit-il. Vous êtes définitivement pessimiste, en somme ?
  
  - Je suis lucide.
  
  - Et sur le plan sentimental ?
  
  - Absolument dépourvue de romantisme.
  
  - Quelle est votre définition personnelle de l’amour ?
  
  La réponse fusa aussitôt, catégorique :
  
  - Un mirage suscité par l’instinct de reproduction.
  
  - Vierge ?
  
  - Non.
  
  - Portée sur la chose ?
  
  - Pas du tout.
  
  - Excusez ma brutalité, mais je crois qu’il est préférable de déblayer le terrain une fois pour toutes. Pour vous guider à bon escient, il est indispensable que je connaisse vos penchants intimes. Naturellement, si vous ne tenez pas à me répondre, libre à vous.
  
  - Vos questions ne me choquent pas.
  
  - Vous avez eu beaucoup d’amants ?
  
  - J’ai eu des rapports sexuels avec neuf partenaires masculins. La première fois, j’avais dix-neuf ans. La dernière fois, c’était juste avant de commencer mon stage de formation. Depuis lors, j’ai vécu en circuit fermé, forcément. Il y a donc environ dix mois que je n’ai plus fait l’amour, et je m’en trouve très bien.
  
  - Cette question-là mise à part, vous aimez que les hommes vous fassent la cour ?
  
  - Plus maintenant. Il y a quatre ou cinq ans, oui, cela me plaisait. Toutes les jeunes filles adorent qu’on s’intéresse à elles... Vous voulez savoir si je suis une allumeuse ?
  
  - Exactement.
  
  - Quand cela m’arrive de l’être, c’est par méchanceté. Pour me moquer des hommes. Mais, en fait, je crois que j’ai dépassé ce stade. Les hommes sont ce qu’ils sont et c’est la nature qui les a faits ainsi. La sexualité est une fonction naturelle comme les autres : l’homme est bien obligé de satisfaire les besoins de son organisme.
  
  - L’homme ? objecta Coplan, imperturbable. Pas la femme ?
  
  Elle s’esclaffa, subitement égayée par ce quiproquo.
  
  - Je parle évidemment de l’être humain en général, spécifia-t-elle. Devant les impératifs de la nature, les deux sexes sont dans la même situation.
  
  Une lueur avait traversé les prunelles de Coplan. Au moment où Monique avait eu ce bref rire spontané, elle avait été comme éclairée par une surprenante lumière intérieure. Pendant ce court instant, un autre visage s’était inscrit sur ses traits, un visage à la fois tendre et pur comme l’adolescence.
  
  - Vous avez tort de ne pas être plus rieuse, murmura-t-il en se levant. Le rire vous va bien.
  
  Il alla prendre un paquet de Gitanes qui traînait sur une petite table chinoise.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Coplan s’était réinstallé dans son fauteuil.
  
  Il ouvrit le paquet de Gitanes et le tendit à Monique :
  
  - Cigarette ?
  
  - Si vous le permettez, je fumerai plutôt une des miennes.
  
  Elle ouvrit son sac pour y prendre un paquet de Kent. Francis lui donna du feu au moyen de son Ronson. Puis, sur un ton détaché, il lui demanda :
  
  - Cette physionomie boudeuse que vous avez en permanence, c’est votre expression naturelle ?
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Est-ce qu’il s’agit d'une attitude, d’un masque que vous vous êtes composé pour vous rendre intéressante, ou bien est-ce la traduction sincère de votre état d’esprit ?
  
  - On m’a toujours reproché d’être sombre et boudeuse... Je me demande d’ailleurs pourquoi je ne le serais pas ?
  
  La vie n’est pas tellement drôle, tout compte fait.
  
  Elle ajouta, désabusée :
  
  - Vous me direz sans doute que c’est moi qui ne suis pas capable de la prendre du bon côté. C’est possible. Mais ce qui est certain, c’est que je n’ai jamais découvert ce bon côté.
  
  - Question de caractère, cela va de soi, laissa tomber Coplan, compréhensif.
  
  - Il paraît que je suis traumatisée par mon enfance malheureuse, prononça-t-elle d’une voix où perçait une ironie un peu grinçante.
  
  - Car vous avez eu une enfance malheureuse ?
  
  - On me l’a répété tant de fois que j’ai fini par le croire, soupira-t-elle. Voulez-vous que je vous raconte ma vie ?
  
  Elle arborait de nouveau son air maussade et renfrogné.
  
  Coplan fit non de la tête :
  
  - Je lirai tout cela dans votre dossier. Quand nous nous reverrons, demain probablement, je connaîtrai votre histoire depuis votre premier vagissement jusqu’au moment où vous avez franchi la porte de cette maison.
  
  - Je vous plains ! jeta-t-elle en secouant la cendre de sa cigarette au-dessus du cendrier de cristal.
  
  - Pourquoi ?
  
  - C’est une histoire mortellement ennuyeuse.
  
  - Ne vous tracassez pas pour moi, je suis habitué aux corvées. Dans notre métier, les occupations intéressantes sont plutôt rares, vous ne tarderez pas à vous en apercevoir... Mais comme je suis désormais responsable de vos faits et gestes, je suis contraint de me passionner jusque dans le plus infime détail pour votre charmante personne. Je suis payé pour cela.
  
  Il baissa les yeux vers sa montre-bracelet.
  
  - Vous aimez la goulash ? questionna-t-il.
  
  - Oui, quand elle est bien préparée.
  
  - J’ai l’intention de vous inviter à déjeuner. Je connais un restaurant, rue de Lincoln, où on sert la meilleure goulash d’Europe. Est-ce que cela vous va ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Il est encore un peu tôt pour se mettre en route. Si cela ne vous embête pas, reprenons notre conversation. Il y a une chose qui m’a frappé dans ce que vous disiez tout à l’heure..., votre vocabulaire.
  
  - Ah ? s’exclama-t-elle, étonnée. Qu’est-ce qu’il a de particulier, mon vocabulaire ?
  
  - Je le trouve plutôt pittoresque pour une jolie fille de vingt-quatre ans... Je vous interroge sur l’amour et vous me répondez sexualité, fonction naturelle, besoin de l’organisme.
  
  Il eut un sourire, enchaîna dans un nuage de fumée :
  
  - A vous entendre, on pourrait croire que vous voyez cette affaire sous un angle résolument clinique : mécanique du corps humain, automatisme des organes reproducteurs, etc... C’est un point de vue assez affligeant, non ?
  
  Monique croisa ses jambes superbes.
  
  - Je vous avais prévenu : je ne suis pas romantique pour un sou.
  
  - En général, les femmes ont quand même une vision plus poétique de ces choses.
  
  - Je déteste la poésie et je déteste encore plus les poètes. Ce sont des tricheurs. Pour moi, il n’y a pas de mystère dans l’amour. L’acte sexuel nous délivre de nos tensions, un point c’est tout.
  
  - Et la volupté, qu’est-ce que vous en faites ?
  
  - C’est un piège, évidemment. La nature, qui est bien faite, a prévu certaines sensations qui n’ont d’autre but que de nous rendre obéissants à ses injonctions.
  
  - Tout cela me paraît bien simpliste.
  
  - Vous me comprendrez peut-être mieux si je précise que je suis frigide. Médicalement frigide.
  
  - Bravo ! lança-t-il en se levant derechef. Dans ce cas, on peut dire que vous êtes réellement prédestinée à faire le métier que vous inaugurez aujourd’hui ! Pour un agent féminin, la frigidité est un atout fantastique... Et, en ce qui me concerne, cela m’épargnera bien des soucis !
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Comme on a dû vous le dire pendant votre stage, le Renseignement n’est pas une activité de tout repos. Nous évoluons dans un monde hérissé de traquenards. Et, pour une femme, le plus redoutable de tous, c’est sa vulnérabilité amoureuse.
  
  - De ce côté-là, assura-t-elle, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. L’homme qui me fera perdre la tête n’est pas encore né.
  
  Il traversa la pièce, ouvrit un bahut.
  
  - Quelles sont vos préférences en matière d’apéritif ? s’enquit-il. Porto, whisky, vermouth ?
  
  - La même chose que vous.
  
  - En ce moment, je m’en tiens au Dubonnet.
  
  - Non ?... Vous me décevez... Pendant mon stage, on m’a entraînée à ingurgiter des quantités incroyables de scotch pour vérifier ma résistance, et vous me proposez un honnête Dubonnet !
  
  Il transporta la petite table chinoise près des fauteuils, prépara deux verres.
  
  - Avant de trinquer à vos exploits futurs, dit-il, nous avons une formalité à régler : votre contrat d’engagement.
  
  Il alla chercher, dans le tiroir d’un secrétaire, une chemise cartonnée de couleur verte.
  
  Il revint s’asseoir, ouvrit le dossier.
  
  - Comme on a dû vous le dire, il s’agit d’un contrat de six mois. Après cette période d’essai, ou bien vous serez engagée à titre définitif ou bien vous serez renvoyée à vos occupations antérieures. Le point capital est le suivant : en signant ce contrat, vous vous engagez sur l’honneur à respecter le secret le plus absolu au sujet de vos activités, au sujet de ce que vous avez pu voir et entendre, au sujet de toutes les personnes qui, de loin ou de près, appartiennent au Service. Cet engagement formel reste valable même si vous êtes congédiée au terme de votre semestre d’épreuve ou en cours de carrière. En cas de violation de cette clause, ce qui vous arrivera de moins grave sera d’être poursuivie en justice pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Dans la pratique, nous avons une méthode plus radicale pour fermer la bouche des bavards ; mais cela n’est évidemment pas stipulé dans ce contrat... Dans vingt ans, si vous éprouvez l’envie d’écrire vos mémoires, vous devrez solliciter l’autorisation écrite du ministre... Je vais vous lire ce papelard, n’hésitez pas à m’interrompre si vous avez des explications à demander ou des objections à formuler.
  
  Il lui donna lecture du contrat, s’arrêtant après chacune des clauses pour voir ses réactions ; elle écoutait poliment, immobile et silencieuse, avec ce pincement des lèvres et cette expression revêche qui éteignaient si malencontreusement l’éclat de son beau visage.
  
  Lorsqu’il eut terminé la dernière phrase du texte dactylographié, il murmura en la dévisageant :
  
  - Si j’en juge par votre passivité, vous êtes d’accord sur toutes les obligations prévues par le contrat ?
  
  - Oui, certainement. Le colonel Sirand m’avait donné connaissance de cet engagement il y a environ trois semaines et il m’en avait commenté le contenu point par point.
  
  - Parfait. Il n’y a plus qu’à signer alors.
  
  Il lui donna un stylo-bille, posa les papiers sur la table.
  
  - Vous écrivez : Lu et approuvé, et vous signez.
  
  Elle s’exécuta, nullement impressionnée par cette formalité qui concrétisait cependant la mainmise irrévocable du Service sur son avenir.
  
  Coplan prit les papiers, les remit dans la chemise verte. Puis, empoignant la bouteille de Dubonnet, il remplit les deux verres, en donna un à la jeune femme.
  
  - Vous voilà entrée dans la grande famille !...
  
  Ils burent en silence.
  
  Des souvenirs hantaient la mémoire de Coplan. Il se souvenait de son propre engagement.
  
  Il reprit :
  
  - Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que cette petite cérémonie ne vous touche pas beaucoup. Je suis plus ému que vous.
  
  - Quand je prends une décision, je vais jusqu’au bout.
  
  - J’espère que vous êtes pleinement consciente du choix que vous avez fait ?
  
  - Je le crois.
  
  - L’idée d’abdiquer toute liberté, toute vie personnelle ne vous trouble pas ?
  
  - Non, bien au contraire, puisque j’ai souhaité cette abdication.
  
  - Quelle est la raison fondamentale qui vous a guidée ?
  
  - Un besoin d’absolu.
  
  - Voilà une réponse nette et catégorique.
  
  - Il m’a fallu plus de deux ans pour en arriver là.
  
  - Pour en arriver où ?
  
  - A me connaître... C’est en m’analysant, en me livrant avec obstination à un continuel examen de conscience que j’ai fini par découvrir mes véritables aspirations. Si j’avais eu la foi, je serais entrée en religion. Malheureusement, comme ce n’est pas le cas, j’ai choisi le seul idéal qui se trouvait à ma portée : servir mon pays.
  
  Coplan esquissa une petite grimace, se gratta la tempe.
  
  - J’espère que vous ne vous attendez pas à accomplir des actions héroïques ?
  
  Elle eut son merveilleux rire de gosse.
  
  - Non, rassurez-vous, je ne me prends pas pour Jeanne d’Arc !
  
  - Tant mieux. Mais vous avez néanmoins une conception du patriotisme qui n’est plus très courante de nos jours.
  
  - Ce serait trop long à vous expliquer. De plus, mes petits problèmes de conscience n’ont d’importance que pour moi. Il n’y a rien de plus casse-pieds que les préoccupations philosophiques d’autrui, c’est bien connu.
  
  - Mais moi, cela m’intéresse sur un plan strictement professionnel, rétorqua Coplan. Comme je vous le disais tout à l’heure, vous êtes désormais un outil dont je vais devoir me servir et dont je vais devoir tirer le maximum d’efficacité. Je ne pourrai le faire que si je connais bien cet outil.
  
  - Eh bien ! en gros, mon problème se présentait comme suit...
  
  Elle alluma une Kent, baissa la tête.
  
  - Très jeune, vers ma dix-septième année, je me suis heurtée à un obstacle philosophique parfaitement banal mais dont le contenu tragique m’est resté en travers de la gorge : les limites dérisoires de la créature humaine vouée à la mort inexorable. Pour la plupart des gens, cette phase de la puberté morale se passe sans histoire : on bâtit son existence et on rejette délibérément cette idée de la mort. Pour diverses raisons : mon caractère, mon tempérament, certaines circonstances de mon enfance, je ne suis pas parvenue à franchir l’obstacle. J’ai pataugé pendant plusieurs années dans un affreux marécage spirituel et psychologique, jusqu’au jour où j’ai compris ce qui clochait. Pour trouver mon équilibre, il me fallait coûte que coûte un idéal, une raison de vivre, un objectif capable de transcender la mort. Ni la religion, ni l’amour, ni la politique ne répondaient à mes goûts. Après mûres réflexions, l’idée de la patrie, de la communauté nationale considérée comme une réalité permanente, m’a séduite. J’en étais là quand j’ai rencontré le capitaine Dissart qui m’avait connue à l’époque où l’Amicale des anciens officiers s’occupait de mes études... Et voilà le chemin qui m’a conduite ici.
  
  Coplan fut sur le point de poser une question, mais il se ravisa.
  
  - J’espère que le Service vous donnera ce que vous attendez, dit-il simplement.
  
  - J’en suis persuadée. Depuis que je sais que la commission du centre de formation a émis un avis favorable pour mon entrée dans le Service, je me sens délivrée, heureuse.
  
  Coplan vida son verre, se leva.
  
  - Et maintenant, conclut-il, après ces hautes envolées philosophiques, revenons sur terre. La goulash nous attend Chez Louis...
  
  
  
  
  
  Les deux heures qu’ils passèrent ensemble au restaurant furent cordiales, agréables, intéressantes. Ils bavardèrent de mille et une choses, à bâtons rompus, abordant les sujets les plus variés, à l’exclusion de ceux qui touchaient de trop près à leurs vraies préoccupations.
  
  Bien que détendue, Monique n’en affichait pas moins son visage boudeur, un peu buté, austère, qui était son visage habituel.
  
  Coplan essaya en vain de la dérider, de déclencher ce rire fugace qui la rendait si émouvante. Peine perdue. Même quand elle maniait l’ironie - car elle avait une sorte d’humour acide très caractéristique - ses prunelles bleues demeuraient sombres.
  
  Ce masque peu aimable ne l’empêchait pas d’attirer les regards masculins, irrésistiblement aimantés par sa silhouette élancée, par son buste provocant, par sa chevelure blonde.
  
  Coplan lui en fit la remarque :
  
  - Je suis en train de faire des envieux... J’aperçois aux tables voisines quelques messieurs qui voudraient bien être à ma place. Je suis sûr qu’ils voient dans leur imagination les moments délicieux que nous allons vivre ensemble en sortant d’ici...
  
  Cette boutade parut contrarier Monique. Fronçant les sourcils, elle regarda son interlocuteur droit dans les yeux, sans mot dire. L’anxiété qu’il décela dans ce regard incisif le surprit. Se penchant davantage vers elle, il chuchota tout bas, d’un air complice :
  
  - Ne vous affolez pas, je plaisantais. Je n’ai pas l’intention de vous faire la cour.
  
  - Je me demande dans quelle mesure vous êtes sincère ? dit-elle sans cesser de le fixer.
  
  - Ah bon ? Vous suspectez ma bonne foi ?
  
  - Oui... Vous ne le faites peut-être pas exprès, mais c’est une chose à laquelle je suis très sensible.
  
  - Quelle chose ? De quoi, diable parlez-vous ?
  
  - Quand vous m’avez introduite dans votre appartement, j’ai tout de suite senti que je vous intéressais.
  
  - Ben dame ! Puisque je dois m’occuper de vous, c’est assez normal, non ?
  
  - Ne faites pas l’innocent, vous savez très bien de quoi je parle. Et même si vous me juriez que je me trompe, je ne vous croirais pas. Cela se dégage de vous avec une force incroyable.
  
  - Quoi ?
  
  - Le désir... Vous êtes un homme à femmes et vous avez envie de moi.
  
  Ils s’affrontèrent pendant quelques secondes, les yeux dans les yeux. A la fin, avec un sourire désarmant, Coplan prononça :
  
  - Admettons. Et alors ?
  
  - Si vous y tenez vraiment, je n’ai rien contre.
  
  - Il n’en est pas question. Je ne veux pas tomber plus bas que terre dans votre estime... Vous avez de l’admiration pour mon camarade Moriel parce qu’il s’est occupé de vous pendant huit mois sans vous faire la moindre proposition. Je me dois de faire mieux que lui. Nos relations futures sont un peu conditionnées par l’autorité et par le prestige que j’aurai su garder à vos yeux.
  
  - Il ne faut pas généraliser. Ce qui est valable pour Moriel ne l’est pas forcément pour vous. De votre part, ça ne me choquerait pas.
  
  - Tiens ! Curieux distinguo, non ?
  
  - Disons que c’est de la curiosité. Vous m’intriguez.
  
  - Nous reparlerons de tout cela à l’occasion. Présentement, désir ou pas désir, je vous avoue que je préfère remettre à plus tard la satisfaction du besoin sexuel résultant de la tension qui a pu naître dans mon organisme à la vue de votre conformation anatomique.
  
  Monique, prise au dépourvu par ce pastiche inattendu de son propre vocabulaire, à un moment aussi délicat de la conversation, ne put retenir son rire, son rire adorable qui jaillit comme un coup de soleil dans une trouée de ciel gris.
  
  - Vous êtes féroce, dit-elle. Pour une fois que c’est moi qui fais des avances à un homme, vous trouvez le moyen de vous moquer de moi.
  
  - Juste retour des choses, souligna-t-il.
  
  Puis, appelant le garçon d’un geste, il lui réclama l’addition.
  
  
  
  
  
  Après avoir quitté Monique, Coplan se rendit au siège du Service où il fut immédiatement introduit dans le bureau du directeur.
  
  Le Vieux, la pipe en bataille, paraissait à la fois soucieux et impatient.
  
  - Alors, Coplan ? jeta-t-il, assez bourru. Donnez-moi tout de suite votre impression. Comment la trouvez-vous ?
  
  - Je présume que vous parlez de Monique Fallain ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  - A mon avis, vous avez eu la main heureuse. Je crois que c’est une recrue de tout premier ordre.
  
  Le Vieux ôta lentement sa bouffarde de sa bouche, posa sur Coplan un regard empreint d’une sorte de gratitude.
  
  - Vous me délivrez d’un bien grand poids, Coplan, et vous me faites immensément plaisir. J’attendais de connaître votre opinion…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Coplan, un peu ébahi par l’attitude de son chef, marmonna :
  
  - L’importance que vous paraissez attacher à mon avis concernant cette jeune personne me flatte beaucoup, mais vos paroles m’étonnent. D’une manière générale, quand vous prenez vos décisions, vous ne vous souciez guère de l’opinion de vos collaborateurs.
  
  - Pure calomnie, se défendit le Vieux. Asseyez-vous, nous avons deux ou trois choses à mettre au point au sujet de ma nouvelle recrue.
  
  Tout en prenant place dans un fauteuil, Coplan prononça sur un ton dégagé :
  
  - Avant de vous écouter, j’aimerais vous poser une question.
  
  - Allez-y.
  
  - Pourquoi m’avez-vous confié ce rôle de tuteur ? Jusqu’ici, les missions de parrainage n’ont jamais fait partie de mes attributions. Dois-je comprendre que cette fille est votre protégée ?
  
  - Non, elle n’est pas ma protégée, mais je vais vous expliquer ce qui se passe. Je m’intéresse à cette jeune femme pour deux raisons : primo, parce que j’ai de sérieux problèmes d’effectifs ; secundo, parce que c’est un peu à ma demande - et pour me faire plaisir - que mon vieil ami Dissart a aiguillé cette fille vers le Service. Dans un sens, je considère que ma responsabilité morale se trouve quelque peu engagée dans cette affaire. Et ce qui me gêne le plus, c’est que j’ai dû me bagarrer pour avoir gain de cause. Sans mon intervention, la commission du centre de formation l’éliminait.
  
  - Sans blague ? lâcha Francis, stupéfait. La commission ne la jugeait pas apte à faire du renseignement ?
  
  - Eh non, mon cher Coplan ! Vous savez que les admissions doivent être faites à l’unanimité des membres de la commission. Or, contre toute attente, à la fin du stage, ma candidate a récolté trois voix défavorables... J’ai été obligé de monter sur mes grands chevaux pour que le colonel Sirand accepte de faire une entorse au sacro-saint règlement... Vous comprenez maintenant pourquoi votre opinion revêtait une telle importance à mes yeux.
  
  Il haussa ses lourdes épaules d’un air encore furibond, puis reprit :
  
  - Ce n’est évidemment pas par hasard que j’ai omis de vous envoyer son dossier de stage. Ce qui m’intéressait, c’était de voir votre réaction spontanée en face de la fille, d’avoir votre impression à chaud...
  
  Il désigna d’un geste méprisant le volumineux dossier cartonné qui se trouvait sur le coin de sa table de travail.
  
  - Si je vous avais communiqué toute cette littérature à la gomme avant de vous mettre en présence de la fille, votre jugement aurait été influencé.
  
  Coplan avait allumé une Gitane.
  
  - J’avoue que je suis réellement surpris d’apprendre que le verdict de la commission était défavorable, dit-il, pensif. A mon humble avis, Monique Fallain me paraît un élément d’une valeur exceptionnelle. Je dirais même plus : en bavardant avec elle, j’ai eu la sensation qu’elle avait vraiment la vocation. Elle est intelligente, lucide, réaliste, et elle est très belle, ce qui ne gâte rien. Je ne vois pas ce que la commission peut lui reprocher.
  
  - Je vous le donne en mille, râla le Vieux. Vous verrez cela dans le dossier, bien entendu ; mais, en gros, ce sont les deux médecins du Centre et le psychotechnicien qui ont voté contre... Le Dr Avelder estime que la candidate manque de maturité psychologique et présente des traits d’infantilisme. Quant au professeur Kovenski, il a décelé chez la candidate un penchant subconscient pour ce qu’il appelle dans son jargon une conduite de malheur. Vous y croyez, vous, à la psychanalyse ?
  
  - Oui, pourquoi pas ? Mais je pense qu’il faut en prendre et en laisser.
  
  - Admettons, maugréa le Vieux. Mais, ce qui me paraît sûr, c’est que la psychanalyse n’a qu’une valeur d’indication. Elle ne détermine pas le comportement des gens. La vie concrète, qui est pleine de surprise, modifie constamment la personnalité d’un être...
  
  - Et le psychotechnicien ?
  
  - Sa conclusion recoupe celle du Dr Avelder. Il estime que la candidate n’a pas encore atteint pleinement le stade de la personne adulte.
  
  - Ma foi, il y a probablement du vrai là-dedans, émit Coplan en expirant une bouffée de fumée. Reste à savoir s’il y a moyen d’être adulte à vingt-quatre ans ? Quand elle aura deux ou trois ans de bouteille et quelques boulots à son actif, sa mue sera terminée.
  
  - Je suppose que vous l’avez un peu sondée ?
  
  - Nous avons bavardé à bâtons rompus... Je l’ai évidemment asticotée au sujet de l’amour, du plaisir, de la philosophie et autres salades du même acabit. J’ai trouvé qu’elle avait des points de vue tout à fait valables et des jugements très pertinents. La seule chose qu’elle ignore, c’est qu’elle se fait des illusions quand elle croit qu’elle n’a plus d’illusions. Là, je serais assez d’accord avec Avelder.
  
  - Et en tant que femme ?
  
  - Elle m’a déclaré avec aplomb qu’elle était frigide, mais je demande à voir.
  
  Le Vieux, fronçant ses sourcils touffus, grommela en dévisageant Francis :
  
  - Comment ça, vous demandez à voir ?
  
  - Je veux dire que je fais des réserves sur ce point. Pour savoir si elle est vraiment frigide, il faudrait coucher avec. Et encore !...
  
  - Kovenski parle de cette histoire dans son rapport. D’après lui, ce sont des traumatismes de l’enfance qui ont provoqué cet état de frigidité.
  
  - Ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas certain. La plupart des femmes qui sont frigides à vingt-quatre ans sont des femmes qui sont tout simplement mal parties. Dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à une cérébrale qui n’a pas encore surmonté ses contradictions.
  
  - Je vois que vous avez vos petites idées sur la question, fit remarquer le Vieux d’une voix un peu sarcastique.
  
  Puis, avec une moue désabusée :
  
  - Après tout, si vous jugez que cela peut nous être utile de tirer cela au clair, je ne vous interdis pas de la sauter. Vous me ferez part de vos conclusions.
  
  Coplan se mit à rire.
  
  - Pour le bien du Service, je me ferai peut-être violence à l’occasion.
  
  - Ce n’est pas un ordre, précisa le Vieux. Après tout, la frigidité de mes collaboratrices, je n’en ai rien à foutre. Je me demande même pourquoi Kovenski et Avelder attachent une telle importance à ce détail.
  
  - C’est pourtant facile à comprendre. Quand une femme frigide tombe sur un partenaire qui réussit à la guérir, cette femme se transforme totalement. On en a vu qui devenaient complètement dingues en découvrant les jouissances de la volupté charnelle. Au point de renier toute leur existence passée.
  
  Le Vieux resta silencieux et songeur. Coplan poursuivit :
  
  - Pour nous, ce serait indiscutablement dangereux si cela se produisait dans certaines circonstances. Cependant, je suis convaincu que Monique Fallain tiendrait le coup. Elle a de la tête, de la volonté, une grande rigueur morale... Les médecins du Centre s’en tiennent à la règle générale, et ils n’ont pas tort. Mais il y a des exceptions à toutes les règles. Et je suis persuadé que Monique est une exception. Même si elle tombe sur un gars qui réussit à la révéler à elle-même, elle ne déraillera pas.
  
  - Je l’espère, grogna le Vieux. Au cours de ces trois dernières années, je n’ai pas eu beaucoup de chance avec mes effectifs féminins. Nous avons enregistré de nombreuses pertes, vous le savez tout aussi bien que moi. En Colombie, en Grèce, en Turquie, en Espagne (Voir, entre autres: « Coplan paie le cercueil » et « Barrage à Bogota »)... Une hécatombe ! Et des éléments de valeur, difficiles à remplacer. Bref, cette pénurie est une des raisons qui m’ont obligé à forcer la main au colonel Sirand. Des filles qui parlent couramment l’allemand, l’anglais et l’espagnol, il m’en faudrait au moins une centaine pour couvrir les besoins actuels du Service.
  
  - Le colonel Sirand, quelle était son opinion personnelle ? Depuis le temps qu’il dirige le Centre de Formation, il a appris à juger les futures recrues, non ?
  
  Le Vieux eut une lippe dubitative.
  
  - Eh bien, à vrai dire, son opinion était assez mitigée... Ce qui l’embêtait surtout, c’était le diagnostic du professeur Kovenski ; ce fameux penchant de la candidate à une conduite de malheur... Sirand craint que la vocation de la petite ne soit qu’une recherche du sacrifice, un désir inconscient de se punir, de s’anéantir, bref, une fausse vocation.
  
  - Ce qui nous ramène à l’enfance malheureuse, constata Coplan.
  
  - Encore un bobard, grinça le Vieux. L’enfance malheureuse, je n’y crois pas. Il y a des gosses qui sont choyés et d’autres qui ne le sont pas. Mais ce que l’on appelle le malheur, non, les enfants ne savent pas ce que c’est. Les gosses vivent dans un univers tout à fait spécial que personne ne peut analyser... Enfin, puisqu’il s’agit de notre recrue, je vous résume son histoire en quelques mots... En fait, elle ne s’appelle pas Fallain. Du moins, elle a porté un autre nom jusqu’à l’âge de neuf ans, car elle avait neuf ans quand le drame a éclaté. Ses parents formaient un ménage assez houleux. Le père, lieutenant dans l’aviation, était un bel homme, un excellent pilote de chasse, insouciant de caractère et plutôt noceur comme les aviateurs l’étaient souvent à cette époque ; son épouse, un peu plus âgée que lui, issue d’une famille de militaires, était ombrageuse et jalouse. Elle prenait très mal les frasques de son mari, et les scènes étaient fréquentes. Et puis, un jour, exaspérée, l’épouse outragée s’empare du 7.65 de son époux et lui expédie cinq balles dans la poitrine, le tuant plutôt deux fois qu’une. Après quoi, elle se fait sauter la cervelle. La gosse assiste à toute la scène... Orpheline, absolument seule au monde, c’est l’Amicale de l’armée qui la prend en charge. On remplace le nom du père par celui de la grand-mère maternelle et, pour changer le climat moral de la pauvre gosse, on la confie à un ménage sans enfants ; le tuteur est un officier d’état-major en poste à Buenos-Aires, un brave homme. C’est en Argentine que la petite apprend l’anglais, l’allemand et l’espagnol. Elle y reste pendant six ans. A la mort de son tuteur, elle revient en France avec la veuve de celui-ci. Elle passe deux ans en Bretagne, termine ses études secondaires, entre à Air France à dix-neuf ans comme employée, puis devient hôtesse ; son premier amour la jette dans les bras d’un diplomate américain qui a vingt ans de plus qu’elle. Et la voilà enceinte ! Le diplomate, marié, père de famille, prend la fuite en se faisant nommer à Sydney, en Australie. Par bonheur, ou par malheur, la grossesse de Monique tourne court et se termine par une fausse couche. Après quelques mois de convalescence dans une des maisons de l’Amicale, elle prend un nouveau départ : elle obtient un emploi dans une agence de tourisme et elle fait de la prospection touristique en Espagne. Nouveau drame : un jeune collègue allemand avec lequel elle flirte et dont elle devient la maîtresse se noie dans la Méditerranée. Elle revient à Paris, devient secrétaire dans une agence immobilière qui vend des appartements à la Costa Brava. C’est à ce moment-là que mon ami Dissart, auquel j’ai fait part de mes ennuis d’effectifs, la contacte. Séduite par les propositions de Dissart, elle accepte avec enthousiasme de faire un stage à notre Centre de Formation... Les autres détails, vous les lirez dans le dossier.
  
  - Et moi qui m’étonnais de sa mine renfrognée ! soupira Coplan, impressionné par ce qu’il venait d’entendre. Cette pauvre fille n’a vraiment aucune raison de sourire à la vie. Son passé n’est qu’une suite de malheurs et de déconvenues.
  
  - Bah ! fit le Vieux sur un ton fataliste. A mon sens, elle n’est pas tellement à plaindre. Elle est jeune, elle est belle, elle a une santé de fer, elle n’a aucune infirmité, elle a toujours mangé à sa faim et bu à sa soif, ce n’est pas si mal.
  
  - N’empêche ! Je comprends mieux cette expression maussade qui ne la quitte pour ainsi dire jamais.
  
  - Mes théories ne sont peut-être pas au goût du jour, rétorqua le Vieux, mais j’ai maintes fois constaté que ce ne sont pas ceux qui ont eu une jeunesse agréable et facile qui sont les mieux armés pour la vie. Bien au contraire. Quant à sa physionomie morose...
  
  Il ouvrit le volumineux dossier qu’il avait attiré vers lui, farfouilla parmi les liasses de documents que contenait la chemise cartonnée, en retira une enveloppe.
  
  - Regardez, dit-il, c’est une photo de la petite quand elle avait six ans. Avant le drame, par conséquent. Elle affiche déjà cette figure revêche.
  
  Coplan examina la photo. Effectivement, la fillette qu’on y voyait regardait l’objectif d’un air chagrin, buté, peu engageant.
  
  - L’ambiance d’un foyer où règne la mésentente agit directement sur la sensibilité des gosses, fit remarquer Francis.
  
  - Bon, si vous voulez, concéda le Vieux. Mais moi, je crois que chacun de nous vient au monde avec son caractère. Tenez, voici un portrait de la mère de Monique... Je ne sais pas si son enfance a été malheureuse, mais sa figure n’exprime pas la joie... Et voici son père, quelques mois avant le drame... Je lui trouve une certaine ressemblance avec vous, soit dit en passant.
  
  Le plus drôle, c’est que c’était vrai. Et Coplan dut en convenir. Il prononça en souriant :
  
  - Si le professeur Kovenski apprend que vous m’avez choisi comme parrain de la petite, il va sauter en l’air, je vous le garantis.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Il va sûrement prophétiser que nous courons à la catastrophe. D’une manière générale, les orphelines font presque automatiquement une fixation au père. Autrement dit, elles tombent amoureuses d’un homme qui ressemble à ce père dont elles ont été prématurément séparées.
  
  - Et puis quoi encore ? ronchonna le Vieux en refermant le dossier avec brusquerie. Si je dois tenir compte de toutes ces foutaises pour recruter du personnel, je n’ai plus qu’à fermer la boutique. Pour moi, l’essentiel, c’est que c’est une fille présentable et qu’elle parle quatre langues.
  
  - Comment envisagez-vous ses débuts ?
  
  - Nous en parlerons tout à l’heure. J’ai trouvé quelque chose de très bien pour elle. Une petite mission qui doit lui aller comme un gant : facile, simple, pas bien dangereuse pour elle et sans grandes conséquences pour le Service. Exactement ce qu’il faut pour un premier rodage... Je vais d’ailleurs régler tout cela avec Rousseaux. Entre-temps, vous allez vous installer au bureau 16 et vous allez feuilleter ce dossier. Fondane vous attend au bureau 16.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - Fondane ?
  
  - Ben oui, le règlement intérieur exige la présence d’un témoin, vous l’avez peut-être oublié ? Aucun membre du Service ne peut consulter seul le dossier confidentiel d’un autre membre du Service... Monique Fallain fait partie de la maison depuis ce matin. J’ai convoqué votre adjoint pour faire d’une pierre deux coups : de cette façon, il sera au courant lui aussi.
  
  - Excellente idée, approuva Coplan en se levant. Il me faudra quand même quelques jours pour m’y faire.
  
  - A quoi ?
  
  - A l’idée que cette beauté blonde est réellement une collègue.
  
  - Je compte sur vos facultés d’adaptation, car j’ai l’intention de la mettre au boulot dès demain soir.
  
  Coplan eut un mouvement d’incrédulité.
  
  - Vous plaisantez ? Je ne peux pas l’initier en vingt-quatre heures, que diable !
  
  - Vous poussez les hauts cris et vous ne savez même pas ce que je compte lui faire faire ! répliqua le Vieux. Prenez ce dossier et filez là-haut. Nous nous reverrons vers six heures et je vous dirai de quoi il s’agit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Le lendemain, répondant à une convocation que Coplan lui avait fait parvenir par un porteur du Service, Monique arriva à 15 heures précises à la rue Raynouard.
  
  - Mes compliments, lui dit Francis avec un sourire amical. Vous êtes exacte au rendez-vous, c’est parfait. Les femmes qui ont la notion de l’heure ne courent pas les rues.
  
  - J’aime la précision, répondit-elle.
  
  Ils s’installèrent, comme la veille, dans les fauteuils de la salle de séjour. Monique portait un tailleur en lainage bleu clair qui mettait en valeur sa silhouette élancée, sa carnation fraîche et ses cheveux blonds.
  
  - Commençons par le commencement, reprit Coplan. Vous êtes inscrite au Service sous l’indicatif D.I. 36... Ce sera désormais votre signature de travail. Mon indicatif est F.X. 18... A 17 heures, je vous conduirai à la piscine (C’est ainsi que les agents du S.D.E.C.E. désignent en argot de métier le siège du Service) et je vous présenterai à Rousseaux, le chef du département administratif. C’est avec lui que vous réglerez vos problèmes matériels et financiers... Voyons maintenant votre première mission.
  
  Il prit sur ses genoux le dossier qu’il avait préparé sur la petite table chinoise.
  
  - Voici l’objectif... (Autre terme du jargon des services spéciaux : l’objectif. C’est ainsi que l’on nomme le ou les personnages qui font l’objet principal d’une mission)
  
  Il lui tendit une demi-douzaine de photos en noir et blanc, des agrandissements tirés au format 13 x 18.
  
  - Le personnage se nomme Antoine Koniatis, il est âgé de 49 ans, célibataire, domicilié à Neuilly. Profession : conseiller technique pour le compte de la SIDEMS.
  
  Monique, qui scrutait l’une des photos d’un œil attentif, murmura :
  
  - C’est un Grec ?
  
  - Non, il est né à Paris. Mais son nom indique évidemment qu’il a des origines grecques.
  
  - Et... en quoi consistera ma mission ?
  
  - Entrer dans l’intimité du personnage. Tout au moins, essayer. Devenir sa maîtresse, pour parler plus clairement.
  
  - Il n’est pas mal, émit-elle tout en continuant à regarder les photos. Il ressemble un peu à Cary Grant, l’acteur américain, vous ne trouvez pas ?
  
  - Il y a de ça, en effet. D’après les informations dont nous disposons, votre tâche ne doit pas être irréalisable. Koniatis a la réputation de s’intéresser très vivement aux femmes, surtout quand elles sont jeunes et jolies. Théoriquement, vous êtes donc une proie idéale pour lui... Ce sera moins drôle pour vous, vu son âge.
  
  - Dans un sens, ça tombe plutôt bien. Mes préférences vont aux hommes mûrs, figurez-vous. Du moins, dans la mesure où je suis sensible au charme masculin. En dessous de 30 ans, les hommes m’écœurent. Ils sont bêtes, vaniteux, égoïstes.
  
  - J’espère que vous n’êtes pas lesbienne ?
  
  - Pour ça, n’ayez crainte ! La fréquentation des femmes me hérisse... Mais dans quel but faut-il que je devienne la maîtresse de cet individu ?
  
  - Nous aimerions avoir des renseignements de première main sur ses activités actuelles et sur ses relations d’affaires.
  
  - De quoi est-il accusé ?
  
  - Hé, allez-y mollo ! s’exclama Coplan, égayé. Vous avez de ces mots ! S’il était accusé de quoi que ce soit, il serait déjà coffré.
  
  - Oui, c’est juste, je me suis mal exprimée. Je voulais dire : de quoi est-il soupçonné ?
  
  - Car vous vous imaginez que le Service ne s’intéresse qu’aux gens malhonnêtes ? C’est une erreur : nous avons souvent des personnes parfaitement honorables parmi nos clients. Dans le cas présent, ce sont les Renseignements Généraux qui sont à l’origine de votre mission.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Ecoutez, comme j’ignore le détail de ce qui vous a été enseigné durant votre stage, je serai sans doute amené à vous donner des explications qui vous ont déjà été données. Prenez votre mal en patience et soyez malgré tout attentive. Deux explications valent mieux qu’une.
  
  Elle opina. Il continua :
  
  - Les Renseignements Généraux - que nous appelons plus simplement les R.G. - sont une des directions de la Sûreté Nationale. Cette direction active comprend douze sections et elle centralise toutes les informations qui intéressent ou peuvent intéresser la police, y compris les informations politiques et même les renseignements de caractère privé. Tout individu qui réside sur le territoire français peut être fiché aux R.G. pour l’une ou l’autre raison... Inutile de vous dire que les archives de ce département sont redoutables. Heureusement, ses fiches et ses dossiers secrets ne sont communiqués qu’avec la plus extrême prudence. Même un ministre en exercice ne peut y avoir accès qu’à certaines conditions... Normalement, les R.G. s’occupent eux-mêmes de la récolte des informations qui les intéressent ; cependant, en certaines occasions, ils font appel à nous pour compléter leur documentation. Notamment, quand il s’agit d’un individu tel que Koniatis qui voyage beaucoup et qui a de nombreux contacts à l’étranger. Tout à fait entre nous, ce n’est sûrement pas sans motif que les R.G. nous demandent d’infiltrer quelqu’un dans l’intimité de ce monsieur. Seulement, ce motif, ils se gardent bien de nous l’indiquer.
  
  Monique restitua les photos, puis questionna :
  
  - Ce seront surtout les activités professionnelles de Koniatis qui devront retenir mon attention ?
  
  - J’y arrive, j’y arrive, la prévint Francis. Vous aurez l’occasion d’étudier la biographie complète de votre victime et vous saurez donc d’avance à qui vous avez affaire. Je vous résume rapidement sa carrière... Né à Paris, famille aisée, bourgeoise, le père exerçant la profession d’importateur. Etudes brillantes à Louis-le-Grand, diplôme de Polytechnique, deux années à l’École Nationale d’Administration, divers stages à l’étranger puis, le père étant décédé et l’affaire familiale liquidée, il entre dans la fonction publique. Pendant plus de dix ans, il mène la vie paisible du fonctionnaire classique et il gravit lentement les échelons hiérarchiques. Il accède ainsi au poste de secrétaire-adjoint de la Commission Consultative des Marchés de l’État, aux Affaires Économiques. C’est à ce moment-là qu’il se spécialise dans une branche particulièrement délicate : les marchés spéciaux et les matières premières. Il ne tarde pas à s’y distinguer et il devient chef de délégation. Pendant quatre ou cinq ans, il défend les intérêts économiques de la France aux quatre coins du monde et l’administration voit en lui un élément de grand avenir. Il a acquis de l’expérience, il est intelligent, habile, négociateur hors ligne, polyglotte, juriste, bref, une sommité dans sa partie. Et puis, subitement, il se fait mettre en position de détachement de longue durée et il se lance dans les affaires pour son propre compte. Deux ans plus tard, il démissionne définitivement de l’administration. Il est alors conseiller au service d’un trust international d’investissements hôteliers. Un peu plus tard encore, la SIDEMS lui fait un pont d’or et il entre dans cette firme... La SIDEMS, c’est la Société Intercontinentale d’Étude des Marchés. En fait, il s’agit d’un trust qui a des filiales et des ramifications partout dans le monde et qui s’occupe essentiellement de ce qui s’appelle les marchés spéciaux. Compte tenu de la complexité ahurissante des grands circuits commerciaux mondiaux, Koniatis, grâce à sa compétence, jouit évidemment d’une autorité incomparable. Son passé de haut fonctionnaire et de technocrate polyvalent est devenu très payant. D’après ce que l’on croit savoir, il gagne beaucoup d’argent et il est en train de se constituer une fortune personnelle assez colossale... dont une faible partie seulement se trouverait en France.
  
  - Mais quelle est sa spécialité ?
  
  - Je vous l’ai dit : les marchés spéciaux de matières premières. Prenons un exemple : si je vous passais commande de quelques tonnes de vanadium, de molybdène ou de béryllium, où iriez-vous me les chercher ? Et à quelles conditions pourriez-vous me les fournir ?
  
  Monique se mit à rire, le visage soudain éclairé :
  
  - Je ne sais même pas de quoi il s’agit !
  
  - Ce sont des métaux rares que l’on utilise pour fabriquer des avions, des fusées, des armes ultra-modernes... Mais ce n’est pas tout. Admettons que vous soyez compétente dans ce secteur, il y a encore un os. Contrairement à l’adage qui affirme que toute marchandise vendable peut se vendre, ce n’est pas vrai dans le domaine des marchés spéciaux. La plupart de ces matières étant classées dans la catégorie des métaux stratégiques, leur circulation est régie par des accords internationaux d’une complication effroyable. Si vous achetez de l’antimoine à la Chine communiste, vous devrez rendre des comptes à vos alliés politiques et militaires. Bref, dans ce maquis planétaire, les gouvernements eux-mêmes finissent par s’y perdre.
  
  Monique affichait un certain désarroi.
  
  - Et vous comptez sur moi pour vous dire si ce Koniatis est régulier dans ses affaires ? articula-t-elle.
  
  Coplan eut un sourire indulgent.
  
  - Non, naturellement, vous en seriez bien incapable. Tout ce qu’on vous demande, c’est de nous procurer le maximum de tuyaux sur les relations du bonhomme. Nos spécialistes exploiteront ces tuyaux et ils en tireront les conclusions. Mais n’anticipons pas : il faut d’abord prendre pied dans la place.
  
  - Vous m’avez affirmé que ce ne serait pas difficile.
  
  - Ce n’est qu’une supposition. Je crois que ce ne sera pas difficile. En fait, je n’en sais strictement rien.
  
  - Vous ne mettez pas mon pouvoir de séduction en doute, j’espère ? ironisa-t-elle. Si Koniatis est un dragueur patenté, j’ai ma petite chance, non ?
  
  - Cela me paraît incontestable. Reste à savoir si le bonhomme drague au hasard ou s’il ne le fait qu’avec une certaine circonspection.
  
  - Je ne serai pas longue à voir de quel bois il se chauffe.
  
  - De toute manière, je vous le répète, n’en faites pas une question d’honneur ou d’amour-propre. Si votre tentative rate, ça n’a aucune importance. Louper une mission n’est pas un crime ; cela nous arrive à tous, dans le Service, même aux meilleurs d’entre nous.
  
  - Je serais quand même vexée, avoua-t-elle sur un ton volontaire... Mais comment dois-je m’y prendre pour rencontrer mon gibier ?
  
  - Calmez votre impatience, chère enfant. Nous avons tout étudié, tout préparé. Depuis trois semaines, une de nos équipes parisiennes est à l’affût pour déceler les mœurs et les coutumes de l’animal. Nous avons notamment relevé la mare où le fauve a l’habitude d’aller se désaltérer en fin de journée. Il s’agit d’un bar de la rue de Ponthieu, le Konarak, et le nom de cette boîte est déjà tout un programme.
  
  - Pourquoi cela ?
  
  - Le temple de Konarak, aux Indes, est célèbre parce qu’il comporte des centaines de sculptures qui représentent, sans le moindre voile, des couples amoureux en pleine activité. J’ai de très bonnes photos de ce temple. Je vous les ferai voir un jour.
  
  - Merci d’avance, ça me changera des estampes japonaises. Un de mes amants en avait une collection remarquable.
  
  - Vous aimez cela ?
  
  - Beaucoup.
  
  - Vous me surprenez. N’oubliez pas que j’ai étudié votre dossier personnel. Hier, je ne vous connaissais pas. Mais, aujourd’hui, je suis très documenté à votre sujet...
  
  - Et alors ? Vous faites allusion à ma frigidité ? On peut fort bien aimer l’érotisme et ses représentations graphiques sans être attirée par la pratique de ce sport.
  
  - Au fond, oui, pourquoi pas. Mais revenons à nos moutons... Comme la filiale française de la SIDEMS a ses bureaux dans un immeuble de la rue de la Boétie, Koniatis, vers les 19 heures, a l’habitude d’aller prendre un drink au Konarak avant d’aller dîner. Il y reste en général une petite heure. Et c’est là qu’il va vous rencontrer dès ce soir. Mais vous ne serez pas seule. Pour ne pas éveiller sa méfiance éventuelle, nous avons combiné ce que nous nommons un « hasard préfabriqué ». Je vous expliquerai plus tard. Au préalable, nous allons mettre au point votre nouvelle personnalité.
  
  - J’attaque dès ce soir ? s’exclama-t-elle, ravie.
  
  - Oui, nous ne pouvons pas perdre de temps, car Koniatis ne reste jamais plus d’un mois à Paris. Mais, ma parole, on dirait que vous avez hâte de vous retrouver dans son lit ?
  
  - Je reconnais que j’éprouve une certaine impatience.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Décidément, grommela-t-il, je ne comprendrai jamais rien aux femmes.
  
  - Comme tous les hommes qui les aiment, enchaîna-t-elle, railleuse.
  
  
  
  
  
  Ce soir-là, quand il poussa la porte du Konarak, Antoine Koniatis arborait une mine assez préoccupée. Il se dirigea vers le comptoir, serra familièrement la main du barman.
  
  - Salut, Georges, ça va ?
  
  - Bonsoir, monsieur Antoine, répondit le barman. Triste temps, non ? Vivement le printemps.
  
  - On se demande ce qu’on fabrique ici, maugréa Koniatis. Il y a un mois, je me baignais à Copacabana et je me faisais rôtir au soleil.
  
  Le barman, un jeune type au teint de méridional, aux petits yeux malins, énonça d’un air dédaigneux :
  
  - Si j’avais les moyens, je vous jure qu’on ne me verrait pas à Paris pendant les mois d’hiver. Faut être dingue pour aimer ce putain de ciel gris !
  
  Koniatis ôta son pardessus de ratine et alla le suspendre à une patère. Pendant ce temps, le barman lui préparait un whisky bien tassé.
  
  Revenant au comptoir, Koniatis demanda :
  
  - Pas de nouvelles de mon ami Carlos ?
  
  - Pas revu depuis jeudi... Il doit être à Cannes, je suppose, puisqu’il avait l’intention d’y passer le week-end ?
  
  - Normalement, il aurait dû rentrer hier. Du jeudi au mardi, c’est sérieux comme week-end.
  
  - Oh ! vous savez... M. Carlos est comme moi : la Côte d’Azur, c’est son paradis. Et il n’est jamais pressé de revenir à Paris quand il fait beau là-bas.
  
  Koniatis but une gorgée de scotch, sortit son étui à cigarettes, se retourna nonchalamment pour promener un regard vers les cinq ou six tables alignées le long du mur latéral de la petite salle. Les clients, des habitués pour la plupart, bavardaient, échangeant des plaisanteries, critiquant les arrivées du dernier tiercé, rigolant sans retenue à l’occasion.
  
  Koniatis alluma sa cigarette, but une autre gorgée de whisky, s’examina dans le miroir qui recouvrait toute la paroi du fond, derrière le barman.
  
  Puis, se retournant derechef, il lança un rapide coup d’œil vers la dernière table de la rangée, celle qui se trouvait au bout de la petite salle, dans le coin. Son regard de connaisseur ne s’était pas trompé : dans la demi-pénombre du lieu, la paire de jambes qu’il avait aperçue au vol méritait qu’on y revienne. Superbes, ces longues jambes au galbe parfait. Et ces genoux !...
  
  Et l’ombre intime qui modelait l’amorce de la cuisse généreusement dévoilée par la robe courte !...
  
  Koniatis, avec une désinvolture un peu froide, un peu hautaine, étudia la propriétaire de ces jambes étonnantes. Une blonde bien balancée, au port altier, aux épaules sensationnelles, aux seins arrogants qui pointaient avec audace. Elle parlait avec un couple : une brunette aux yeux de velours et un gars qui avait une figure de joueur de rugby.
  
  Une fois de plus, portant son verre de scotch à ses lèvres, Koniatis se regarda dans le miroir, vérifia son nœud de cravate, sa coiffure.
  
  Il était grand, bien bâti, étonnamment svelte pour un homme de sa taille et de son âge. Son complet gris à fines rayures noires était de coupe sobre mais trahissait cependant, en dépit de sa sobriété, une certaine recherche dans ce que les bons faiseurs appellent la « simplicité classique ». Au demeurant, l’allure générale du personnage reflétait un évident contentement de soi-même. Il se tenait très droit -comme pour affirmer sa prestance - et sa physionomie calme, un rien avantageuse, était celle de l’homme arrivé, satisfait de son physique et de sa position sociale. Sa peau mate, légèrement bronzée, se rehaussait aux joues glabres et au menton énergique d’une coloration rouge qui était le signe d’une excellente irrigation sanguine.
  
  Ses cheveux grisonnants, taillés dans le style jeune, étaient courts et peignés avec une raie sur le côté droit. Ses longues mains soignées, ses gestes élégants, le parfum de lotion qui flottait autour de lui dénotaient le quinquagénaire toujours friand de faire bonne impression, surtout sur les femmes.
  
  Il s’accouda au comptoir, se pencha en voûtant le dos.
  
  - Dis-moi, Georges, chuchota-t-il au barman, tu la connais, la blonde en robe mauve ?
  
  - Non, inconnue au bataillon, monsieur Antoine. Le gars qui est à sa table, on l’a vu trois ou quatre fois depuis deux semaines. D’après ce que j’ai cru comprendre, il est dans le matériel mécanique.
  
  Koniatis opina lentement, en silence. Pendant un bout de temps, il épia du coin de l’œil la blonde aux jambes sexy. Et lorsqu’une table voisine devint libre, il y transporta son whisky, alla prendre un journal (Le Monde) dans la poche intérieure de son pardessus, s’attabla et se mit à parcourir sa gazette.
  
  Jusque-là, Monique Fallain avait feint d’ignorer aussi bien la présence de Koniatis que l’intérêt que ce dernier lui portait. Pas une seule fois, elle n’avait tourné son regard vers lui.
  
  Après un moment, le soi-disant copain qui bavardait avec Monique et la piquante petite brune, se leva, alla téléphoner au comptoir.
  
  Quand il revint à la table, il annonça aux deux femmes :
  
  - Patrick a dû partir à Nantes, inutile de l’attendre plus longtemps. Son frère vient de me le déclarer.
  
  - Le salaud ! articula Monique sur un ton pas du tout confidentiel. Je le retiens, celui-là... Il aurait pu m’avertir, au moins !
  
  La brunette proposa d’une voix conciliante :
  
  - Tu peux venir avec nous, Monique.
  
  - Pas question ! répliqua Monique. Ce n’est pas parce que Patrick me laisse tomber que je vais vous encombrer.
  
  - Mais tu ne nous encombres pas ! protesta la brune. Tu vas t’embêter, toute seule.
  
  - Penses-tu ! Un Patrick de perdu, dix de retrouvés ! Et à l’avenir, il ne m’y prendra plus. C’est la troisième fois qu’il me pose un lapin. J’ai compris. Qu’il aille se faire cuire un œuf. Je trouverai bien à m’occuper pour passer ma soirée...
  
  La brune, consternée, tenta de plaider la cause du nommé Patrick. Mais Monique, se détournant, ne l’écouta même pas. Son visage morose exprimait une mauvaise humeur butée.
  
  Koniatis, qui n’avait rien perdu de la scène, guettait le regard de la blonde. Et lorsqu’elle le remarqua, il la regarda droit dans les yeux avec un sourire qui en disait long.
  
  Avec un sens inné de la comédie, Monique fit passer dans ses prunelles bleues les nuances d’un intérêt admiratif, puis elle eut ce pâle sourire indécis, inconscient, de la femme qui sourit malgré elle, subjuguée.
  
  Elle rompit aussitôt le charme et s’adressa à son amie :
  
  - Si vous tenez à dîner avant d’aller au théâtre, je vous conseille de filer, sinon vous arriverez après le premier acte.
  
  - Tu as tort de faire la mauvaise tête, Monique, insista la brune.
  
  - Je t’en prie, Suzy, maugréa Monique, je ne suis plus une petite fille... Louis va finir par s’imaginer que tu as peur de sortir seule avec lui !
  
  Mis en cause, Louis essaya à son tour de décider Monique à les accompagner. A vrai dire, il le fit assez mollement.
  
  A la fin, Louis et Suzy se levèrent. Louis paya les consommations et le couple quitta le bar.
  
  Koniatis, avec un aplomb souverain, changea de table et prit possession du fauteuil laissé vide par le nommé Louis.
  
  - J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous tenir compagnie un instant ? Je ne l’ai pas fait exprès, mais j’ai entendu votre conversation et je comprends votre moue déçue. Oh, ne vous effarouchez pas ! Je suis un vieil habitué de l’endroit et c’est en ami que je me permets de vous offrir un drink. Figurez-vous que je suis dans la même situation que vous.
  
  Monique le dévisageait d’un œil méfiant, sombre.
  
  Il reprit :
  
  - J’avais rendez-vous avec un copain, mais il est resté à Cannes et il me laisse en rade...
  
  Il se tourna vers le comptoir, leva la main :
  
  - Georges ? Deux Cutty Sark.
  
  - Voilà, monsieur Antoine !
  
  Koniatis sortit son étui à cigarettes, le présenta à Monique.
  
  - Merci, dit-elle en déclinant et en montrant son paquet de Kent. Je ne fume que celles-là.
  
  - Quelle différence ? Ce sont des américaines également.
  
  Elle accepta une cigarette. Il lui donna du feu, tout en murmurant :
  
  - Vous avez une robe ravissante.
  
  - Ah oui ? fit-elle, ironique. Vous êtes couturier, peut-être ?
  
  - Justement, non, je n’y connais pas grand-chose. Et cela me frappe d’autant plus quand je tombe sur un spectacle aussi rare : une belle harmonie de formes et de couleurs. Avec vos cheveux blonds et vos yeux bleus, ce mauve est une réussite unique.
  
  - Si vous continuez, je vais être obligée d’ouvrir un large bec.
  
  L’espace d’une secondé, il en resta tout bête. Puis, ayant pigé, il eut un faux sourire qui montra ses dents d’une blancheur éclatante.
  
  - Je ne suis pas le flatteur de la fable, n’ayez crainte, assura-t-il sans chercher à cacher sa mauvaise foi. Disons que j’adore être galant avec les jolies femmes. Est-ce un péché ?
  
  - Le péché n’est pas dans les paroles mais dans les pensées, rétorqua-t-elle, acerbe.
  
  Le barman vint déposer les deux verres de scotch sur la table puis retourna à son comptoir.
  
  Koniatis murmura sur un ton moqueur :
  
  - Sur ce plan-là, je suis irréprochable. Mes pensées sont pures comme le cristal.
  
  - Vous voulez dire : transparentes comme le cristal ?
  
  Cette vivacité de réplique amusa Koniatis.
  
  - Ne me dites surtout pas que les pensées admiratives d’un homme vous déplaisent, ce serait un affreux mensonge.
  
  - J’ai horreur d’être prise pour ce que je ne suis pas.
  
  - Ne vous fâchez pas... Si j’ai eu la témérité de vous adresser la parole, c’est tout simplement parce que je vous ai vu changer de figure quand vous avez appris qu’un certain Patrick vous laissait tomber. Cela m’a chagriné pour vous... Mon initiative est le fruit du hasard, et elle part d’un bon sentiment.
  
  Elle eut subitement son rire juvénile.
  
  - Vous avez tout du Saint-Bernard ! s’exclama-t-elle. Le loup qui cache ses oreilles sous le bonnet de la grand-mère, ce serait plus ressemblant !
  
  Elle lança un jet de fumée impertinent, le regarda de nouveau droit dans les yeux.
  
  Il ne riait pas, ne souriait même pas. Quelque chose l’avait touché profondément.
  
  Il articula à mi-voix, sur un ton frémissant :
  
  - Ce sont les petites filles insignifiantes qui ont peur du loup, pas les vraies femmes dignes de ce nom.
  
  - Oh, vous ne me faites pas peur !
  
  - Que vous dites !
  
  - Absolument pas.
  
  - Vous bluffez. Je vous sens tendue et contractée, prête à sortir vos griffes.
  
  - Je reconnais que je ne suis pas commode, mais si vous croyez que vous me faites peur, vous vous surestimez. Je n’ai jamais eu peur de personne.
  
  - Prouvez-le.
  
  Elle eut une mimique ébahie.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Puisque nous avons tous les deux manqué un rendez-vous, profitons de ce bienheureux hasard : voulez-vous dîner avec moi ?
  
  - Trop aimable...
  
  - Vous voyez bien que vous avez peur de moi.
  
  - Vous vous faites des illusions. En réalité, je suis comme le chevalier de Beaupreux : je ne promets que ce que j’ai envie de tenir.
  
  - Je ne vois pas le rapport.
  
  - Tiens, comme c’est bizarre. Vous avez pourtant le regard d’un homme intelligent.
  
  - Eh bien, vous avez ma parole : si vous acceptez mon invitation, je ne prendrai pas cela pour une promesse.
  
  - Dans ce cas, où serait votre intérêt ?
  
  - Le plaisir de passer deux heures en votre compagnie, en tout bien tout honneur. Cela me suffira largement.
  
  Il ajouta sur un ton pénétré :
  
  - Je suis sincère. Pour l’amour du ciel, ne refusez pas...
  
  - Sans aucun engagement de ma part ? insista-t-elle, hésitante.
  
  - J’en fais le serment.
  
  - Soit, mais tant pis pour vous si vous espérez quoi que ce soit. Je veux bien dîner en compagnie d’un homme charmant, mais je ne suis pas de celles qu’un dragueur inscrit à son tableau de chasse. Vous voilà prévenu.
  
  - Franchise pour franchise, et puisque vous voulez bien me considérer comme un homme intelligent, j’avais déjà deviné que vous n’étiez pas commode, figurez-vous.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Pour bien montrer qu’il ne faisait pas les choses à moitié, Koniatis proposa tranquillement la Tour d’Argent. Mais Monique refusa :
  
  - Vous n’y pensez pas ! Avec ma robe de cocktail, j’aurais bonne mine dans un endroit aussi sélect ! Ou alors, laissez-moi le temps d’aller me changer chez moi.
  
  Koniatis, en bon séducteur qui connaît les principes de base de la stratégie, savait qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud.
  
  - J’ai l’impression que vous n’êtes jamais allée à la Tour d’Argent, dit-il.
  
  - En effet, mais je connais la réputation de ce restaurant. Depuis le temps que je rêve d’y aller !
  
  - Eh bien, faites-moi confiance.
  
  - On va se moquer de moi. Et de vous aussi, à cause de moi.
  
  - Je vous en supplie, venez telle que vous êtes. Vous êtes si jolie dans cette robe que vous éclipserez toutes les autres femmes.
  
  - Après tout, c’est vous qui m’invitez. Tant pis pour vous !...
  
  Ils prirent un taxi.
  
  Koniatis était en verve. Ses yeux bruns brillaient de plaisir. Comme tous les conquérants, la réussite l’exaltait, stimulait sa vitalité, le plongeait dans un bain de jouvence.
  
  Dans le cadre prestigieux du célèbre restaurant, en compagnie de cette ravissante créature dont la jeunesse radieuse et la féminité flattaient ses goûts d’esthète et son orgueil d’homme mûrissant, il fut un cavalier parfait. Spirituel, attentif, plein de prévenances, il ne négligea rien pour faire de ce dîner un enchantement. Il sut s’intéresser à sa partenaire, la faire parler, l’écouter.
  
  Chose étrange, il en oublia presque le but qui d’habitude constituait pour lui l’essentiel d’une aventure de ce genre : amener la fille dans un lit et savourer les joies voluptueuses que procure la découverte d’une proie nouvelle poussée à l’abandon suprême.
  
  Il n’y renonçait pas, certes, mais c’était pour ainsi dire secondaire. Le moment présent était un bonheur en soi, car Koniatis était séduit par la personnalité de la jeune femme : sa tournure d’esprit, son humour incisif et rapide, son sens critique, sa lucidité toujours en éveil, ses brefs éclats de rire qui donnaient à son visage amer une soudaine limpidité.
  
  La bonne chère et les vins capiteux aidant, Monique se dégela progressivement. Elle devint moins fermée, moins acide, moins discrète sur elle-même. Répondant aux questions de Koniatis, elle parla de sa vie et de son passé... Bien entendu, elle s’en tint à la version que Coplan lui avait fait apprendre. Mais comme cette version (fabriquée pour les besoins de la cause) n’était qu’une habile transposition de la vérité, le jeu n’était pas difficile à jouer.
  
  Elle n’oublia pas de laisser percer une curiosité typiquement féminine à l’égard de Koniatis. Elle lui posa même pas mal de questions, mais avec tant de tact qu’il y vit un témoignage d’intérêt.
  
  A mesure que l’heure avançait, Monique sentait pourtant grandir en elle une certaine perplexité. Elle avait l’impression que pour accrocher Koniatis elle avait un peu forcé la dose sur le chapitre des principes vertueux... et qu’elle allait avoir un problème pour la suite. Si Koniatis la prenait réellement pour une femme farouche, fermement résolue à rester honnête, elle allait se trouver dans l’obligation de faire machine arrière. Mais comment s’y prendre sans tomber dans la vulgarité ? Il fallait à tout prix sauvegarder le caractère spontané de leur rencontre et maintenir cette équipée à un certain niveau, loin de la banale « bonne fortune » qui amuse les hommes mais ne les retient jamais longtemps.
  
  Cette difficulté imprévue ne la troubla pas outre mesure.
  
  « Des problèmes de ce genre, pensa-t-elle, je devrai sans doute en résoudre tous les jours. Ce n’est qu’un début. »
  
  Elle décida de se fier à son intuition.
  
  Après le café et la fine champagne, il y eut comme un flottement.
  
  Koniatis, visiblement, appréhendait le moment de la séparation.
  
  - Il ne me reste plus qu’à vous reconduire chez vous, ma chère petite Monique, murmura-t-il avec un sourire navré. Je suis un homme de parole et je tiens à vous le prouver. Mais ne serait-il pas équitable que vous me fassiez une promesse, vous aussi ?
  
  - Qu’entendez-vous par-là ?
  
  - J’aimerais vous revoir. J’ai passé une soirée si agréable en votre compagnie.
  
  - Je ne devrais pas vous le dire, fit-elle en baissant les yeux, mais c’est ma plus merveilleuse soirée depuis que je suis revenue en France. Vous avez été très chic avec moi, Antoine... Et cela me touche d’autant plus que j’en avais gros sur le cœur. Dans un sens, vous m’avez rendu un très grand service.
  
  - N’en parlons pas, c’est moi qui suis votre obligé.
  
  - Mais non, je désire en parler, précisément. Dans la vie d’un homme, une déception sentimentale ne pèse pas lourd. Pour une femme, c’est infiniment plus grave... Car elle en arrive à douter d’elle-même.
  
  - Pas vous, ma petite Monique, protesta-t-il tendrement. Je ne connais pas ce Patrick qui se conduit d’une façon si cavalière à votre égard, mais je suis sûr de ne pas me tromper en affirmant que c’est un pauvre garçon. Pour vous traiter comme il vous traite, il faut être sot ou aveugle.
  
  - Et pourtant, je le croyais mieux que les autres. Mieux que la plupart des jeunes crétins qui peuplent Paris.
  
  - J’ai remarqué que vous n’admirez pas follement les jeunes hommes.
  
  - Cela vous étonne ? grinça-t-elle.
  
  - De la part d’une autre que vous, cela m’étonnerait, oui. Mais à présent que je commence à vous connaître, cela me semble assez normal... J’ai décelé en vous, au cours de notre conversation, une sorte de maturité, une exigence intellectuelle et une lucidité assez exceptionnelles. Et je crois que peu de jeunes gens pourraient y répondre.
  
  - C’est la toute première fois que je rencontre quelqu’un comme vous, Antoine.
  
  - A quel point de vue ? glissa-t-il, souriant de bien-être.
  
  - Eh bien... je ne sais pas. J’ai l’impression que vous me comprenez à demi-mot, que nous avons le même langage, la même vision des choses.
  
  - J’ai exactement le même sentiment, dit-il avec une soudaine gravité. Et c’est aussi la première fois que cela m’arrive avec une jeune femme.
  
  Il se pencha vers elle, lui prit les deux mains.
  
  - Alors, pourquoi ne pas nous revoir ? chuchota-t-il, pressant. Le destin nous a fait une faveur... Vous êtes libre et je suis libre. Comme dit le proverbe : les miracles n’ont lieu qu’une fois.
  
  - A quoi bon ? soupira-t-elle. Vous en aurez vite assez de moi... Un homme de votre envergure, et moi qui ne suis rien, même pas une petite employée de bureau.
  
  - L’idée de ne plus vous revoir m’est intolérable, Monique.
  
  - Moi aussi, je me sens bien en votre compagnie, Antoine.
  
  - Bon, il faut que nous nous mettions d’accord, décida-t-il.
  
  Il se redressa, appela le maître d’hôtel, réclama l’addition et le vestiaire.
  
  - Il n’est pas tard, reprit-il, nous avons encore des choses à nous dire. Nous trouverons bien un coin tranquille pour bavarder. Je connais une petite boîte paisible, du côté de l’Opéra...
  
  - J’ai surtout envie de silence, Antoine.
  
  - Venez prendre un dernier drink chez moi ? avança-t-il presque timidement.
  
  - Vous avez été si gentil, fit-elle sur un ton de reproche. Ne gâchez pas ce beau souvenir. Je ne m’intéresse ni aux estampes japonaises ni aux collections de papillons.
  
  - Vous me vexez.
  
  - Pardonnez-moi, c’est un réflexe. Vous méritez mieux, j’en conviens.
  
  - Mettez-moi à l’épreuve. Venez prendre un digestif chez moi.
  
  - Soit, soupira-t-elle.
  
  Un taxi les conduisit à l’avenue Bineau, à Neuilly, où Koniatis habitait un somptueux appartement, au cinquième étage d’un building de construction toute récente.
  
  Le luxe raffiné de ce décor impressionna Monique. Les meubles Louis XV n’étaient pas des copies, les tapis d’Orient étaient des splendeurs.
  
  - Vous devez être drôlement riche ! s’extasia-t-elle.
  
  - Je n’ai pas à me plaindre, reconnut-il modestement. Mes affaires marchent bien.
  
  Il l’installa dans une petite pièce intime et feutrée, accueillante comme un boudoir de coquette.
  
  Après deux ou trois verres de cognac « trois étoiles », leur bavardage devint plus rêveur. Monique, la lèvre humide, l’œil alangui, les joues roses, eut de longs silences et des regards tristes. Elle évoqua son enfance d’orpheline, ses désillusions.
  
  Bientôt, assise sur le divan, tout contre Koniatis, elle ne put résister à ce geste d’enfantine confiance : elle posa sa tête sur cette robuste épaule virile.
  
  Koniatis, pris au piège, s’imagina de la meilleure foi du monde que le baiser qu’il imprima sur cette chevelure blonde était davantage un baiser de paternelle compassion qu’un baiser d’amoureux.
  
  Dès lors, Monique n’eut aucune peine à emmener son partenaire sur la pente savonneuse du désir.
  
  
  
  
  
  En fait, ce n’est qu’au petit matin, lorsqu’il ouvrit les yeux, que Koniatis réalisa pleinement la situation. Deux sentiments contradictoires l’envahirent alors. Il fut d’abord comme ébloui par l’énorme sensation de bonheur qu’il ressentait. En voyant dans la lumière tamisée de la chambre ce beau visage endormi, ces cheveux blonds, l’indicible densité charnelle de ces épaules et de ce buste, il n’en crut pas ses yeux.
  
  En dormant, Monique avait repoussé le drap, dévoilant sa gorge admirable.
  
  L’espace d’une seconde, Koniatis se sentit écrasé par tant de beauté. Ce sein blond et rose, plus doux que toutes les voluptés, plus pur que l’aube elle-même et cependant gonflé de toutes les ivresses de la luxure, c’était insoutenable. Ce fruit de chair, avec sa fermeté velouteuse et sa pointe plus impertinente que la jeunesse insolente de l’univers, c’était le symbole même de la vie.
  
  Koniatis ferma les yeux.
  
  « C’est elle qui s’est donnée, pensa-t-il dans un vertige. Elle s’est donnée librement, sans contrainte, dans un élan irrésistible. A moi qui vais avoir cinquante ans ! »
  
  C’est alors qu’il eut peur.
  
  « J’avais donné ma parole d’honneur ! Elle ne me le pardonnera jamais. Intransigeante comme elle l’est, elle m’imputera sa propre faiblesse. »
  
  L’idée de la perdre se traduisit par une espèce de brûlure qui lui mordit les entrailles. Ce fut une véritable douleur physique qu’il éprouva.
  
  Il se glissa doucement hors du lit, enfila sa robe de chambre, se dirigea vers la salle de bains attenante.
  
  Avant de quitter la chambre, il se retourna, littéralement aimanté par la demi-nudité de sa jeune maîtresse. Il la contempla et il fut de nouveau bouleversé. Même dans son sommeil, elle avait ce petit visage amer, boudeur, ce petit visage poignant et secrètement tourmenté qui lui apparaissait maintenant comme plus beau que tout autre visage.
  
  Il aspira une longue bouffée d’air, passa dans la salle de bains.
  
  « Voyons les choses bien en face, se dit-il. Si elle me plaque parce que j’ai finalement couché avec elle, qu’est-ce que je fais ? Inutile de tricher : je l’aime. »
  
  Il fit couler le robinet d’eau froide et se pencha pour mettre sa figure sous le jet. Il empoigna une serviette, se sécha la face, prit une brosse à cheveux et remit de l’ordre dans sa coiffure. Ensuite, il se scruta impitoyablement dans le miroir. Les excès de la nuit le marquaient : des poches sous les yeux, les deux sillons plus burinés autour de la bouche, les joues un peu boursouflées.
  
  Et pourtant, il se sentait en pleine forme.
  
  Poursuivant son soliloque intérieur, il conclut : « Eh bien, tant pis ! Si elle me laisse tomber, j’encaisserai. Des coups durs, tout le monde en a sa part. Dans un sens, ça me fera les pieds. Mon petit Antoine, tu t’es laissé coincer, c’est le moment de montrer que tu as du cran. Pas de sentimentalité ridicule. Si elle veut s’en aller, qu’elle s’en aille. »
  
  Satisfait de son réalisme et de sa force morale, il retourna dans la chambre. Monique, toujours endormie, avait bougé. Elle était étendue sur le ventre à présent, comme un bel animal gorgé de rêves, quasiment nue, ses cheveux répandus comme un nimbe sur l’oreiller.
  
  Koniatis se sentit beaucoup moins sûr de ses fermes résolutions.
  
  Après quelques minutes d’hésitation, il ne fut plus capable de supporter une telle incertitude.
  
  Il alla s’asseoir sur le bord du lit, et il promena sa bouche sur les épaules de la jeune dormeuse, lui broutant la chair jusque dans le creux des reins en respirant cette odeur grisante de peau, de féminité, de plaisir, qui palpitait sur cette chair.
  
  Elle s’éveilla, s’ébroua, se retourna d’un bond et se mit sur son séant.
  
  Clignant des yeux, elle secoua la tête pour chasser les mèches blondes qui pendaient sur son front.
  
  - Bonjour, dit-elle en souriant.
  
  - Bonjour...
  
  Elle tendit les bras vers lui, mendia un baiser, les lèvres offertes.
  
  Il lui baisa la bouche, et elle se dégagea pour lui souffler à l’oreille :
  
  - Merci...
  
  Il dut faire un effort surhumain pour ne pas éclater en sanglots, ravagé par une tendresse ineffable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Dans son appartement de la rue Raynouard, Coplan commençait à se faire du souci pour sa protégée quand enfin, vers 16 heures, une voix résonna dans le haut-parleur dissimulé derrière un des tableaux accrochés au mur de la salle de séjour.
  
  - La voilà, Coplan. Elle débarque d’un taxi... Elle est seule.
  
  Grâce à une judicieuse initiative du Vieux, Monique avait été installée comme locataire dans l’immeuble ; elle avait hérité de l’appartement du troisième étage, laissé libre par le camarade Émile Jaillaud dont la mission - une mission antérieure - était terminée depuis peu.
  
  Le Vieux avait estimé que c’était la solution la plus commode et la plus sûre, puisqu’elle permettait à Coplan de garder la débutante sous un contrôle constant.
  
  S’étant posté sur le palier du second, Coplan intercepta Monique au passage.
  
  - Content de vous revoir, lui dit-il. Venez chez moi... Je commençais à me poser des questions.
  
  - J’espère que vous serez satisfait, répondit-elle simplement en pénétrant dans l’appartement.
  
  Elle ôta son manteau, le déposa sur le dossier d’un fauteuil.
  
  - Je viens d’Orly, reprit-elle. Mon amant a pris l’avion de 15 heures 10 à destination de Zurich. Nous avons déjeuné ensemble aux Trois Soleils, le restaurant chic de l’aérogare.
  
  Elle se laissa tomber sur le divan, soupira :
  
  - Si je continue à me taper la cloche à ce rythme-là, je vais devenir une grosse dondon ! Hier soir, c’était la Tour d’Argent !
  
  - Si je comprends bien, c’est dans la poche ?
  
  - Tout s’est passé comme sur des roulettes.
  
  - Félicitations.
  
  - Franchement, je n’ai pas beaucoup de mérite. Avec le petit scénario que vous aviez échafaudé, toutes les chances étaient pour moi.
  
  Elle alluma une Kent. Coplan questionna :
  
  - Vous avez passé la nuit avec lui ?
  
  - Oui, à son domicile, avenue Bineau.
  
  Il avait juré de me respecter, mais il a mangé sa parole, heureusement !
  
  Elle resta un moment pensive, puis elle prononça d’une voix un peu amère :
  
  - Curieuse expérience, au fond. Je savais que les hommes étaient vulnérables, mais à ce point-là, ce n’est pas croyable. Koniatis est un homme qui sort de l’ordinaire, pourtant. Il est intelligent, instruit, il a beaucoup voyagé, il a vécu, il connaît les femmes, il a du caractère. Eh bien, non, il est tombé dans le panneau comme un collégien. C’est presque lamentable, vous ne trouvez pas ?
  
  - Lamentable, que voulez-vous dire ?
  
  - Que les hommes sont de pauvres types, même quand ce sont des hommes de valeur. Une femme consciente de ses pouvoirs fait ce qu’elle veut d’un homme. C’est effrayant.
  
  - Pas n’importe quelle femme, ma petite Monique. Et pas n’importe comment. Il y a la manière.
  
  - Pensez-vous ! Quand une femme fait semblant d’être émue et murmure en baissant les yeux : vous n’êtes pas comme les autres, aucun homme ne m’a rendue heureuse comme vous venez de le faire, le malheureux perd complètement la boule.
  
  Elle avait mimé la scène avec tant de naturel que Coplan ne put s’empêcher de rire. Elle le dévisagea, sérieuse, et articula :
  
  - Cela vous fait rire ? Ce n’est pourtant pas drôle. Est-ce que vous êtes comme ça, vous aussi ?
  
  - Qui sait ? Je suis peut-être un peu plus coriace à cause de mon métier, mais il ne faut jurer de rien. En mettant les faibles hommes à la merci des femmes, la nature a évidemment joué un mauvais tour au sexe que l’on dit fort. Adam, qui était le premier homme, a été roulé par Eve qui était la première femme. Le symbole est clair, non ? D’ailleurs, avant même d’exister, l’homme est déjà sous la dépendance de la femme.
  
  - C’est vrai, acquiesça-t-elle, toujours songeuse. Quand on pense que tous les hommes qui peuplent la terre, même les plus éminents, ont commencé leur carrière par un séjour dans le ventre d’une femme, c’est humiliant pour eux.
  
  - N’exagérons rien, il y a des compensations.
  
  - Lesquelles ?
  
  - Entre autres, la faculté de retomber sur ses pattes. D’une façon générale, l’homme souffre moins des vicissitudes de la vie que la femme. Il puise des forces dans sa légèreté, dans son inconséquence, dans son merveilleux égoïsme. Regardez autour de vous : les femmes qui abusent de leur pouvoir sur les hommes sont finalement les victimes de l’histoire.
  
  Il haussa les épaules, esquissa un petit geste de la main comme pour écarter le sujet.
  
  - A vous voir, persifla-t-il, on dirait que vous avez pitié de Koniatis.
  
  - Absolument pas. Je voyais cela sous un angle philosophique.
  
  - En effet, je me suis aperçu que vous avez un goût assez prononcé pour les considérations philosophiques. Méfiez-vous, car cela peut devenir dangereux. Personnellement, ça me plairait plutôt, remarquez. Mais je dois vous mettre en garde : pour notre boulot, le réalisme et l’action doivent avoir la priorité. Racontez-moi en détail comment cela s’est passé et où vous en êtes avec Koniatis.
  
  Elle relata en quelques phrases concises comment les choses s’étaient déroulées au Konarak après le départ de Louis Denoix et de Suzy Lorelli. Elle termina son récit en précisant sur un ton caustique :
  
  - En me quittant à Orly pour aller au contrôle d’embarquement, il a tenu à me dire qu’il m’aimait. Il était ému comme un potache qui flirte pour la première fois de sa vie, ce qui est tout de même assez cocasse pour un Don Juan avéré !
  
  - Quand devez-vous le revoir ?
  
  - Demain après-midi, vers cinq heures, dans un café de la Porte Dauphine. Il m’emmène à Deauville pour le week-end.
  
  - Diable ! ponctua Coplan. Le week-end à Deauville, c’est un signe qui ne trompe pas. Koniatis file un mauvais coton.
  
  - Oh, je ne m’emballe pas là-dessus !
  
  Koniatis avait arrangé son voyage à Deauville avant de me rencontrer.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - Il a téléphoné devant moi pour réserver une chambre supplémentaire au Normandy en confirmant sa propre réservation qu’il avait faite quelques jours auparavant.
  
  - Oui, évidemment, enchaîna Francis, avec un zèbre de cette espèce, il ne faut pas crier victoire trop vite. Le plaisir que lui procure une nouvelle conquête explique sans doute son exaltation. Son amour n’est peut-être qu’une flambée.
  
  - Je ne le connais pas encore suffisamment pour affirmer quoi que ce soit, mais j’ai néanmoins l’impression qu’il est mordu, vraiment mordu.
  
  - Et vous ? Comment vous sentez-vous ? Ce rôle de vamp n’a pas été trop pénible ?
  
  - Non.
  
  - Et la séance de... hum !... les ébats amoureux dans le lit du monsieur ?
  
  - Sans commentaires, fit-elle, laconique.
  
  - Pas trop désagréable à subir ?
  
  - Non.
  
  - Pas de complexe de honte dans le tréfonds de votre subconscient ?
  
  Elle eut un rire bref et spontané.
  
  - Au contraire ! jeta-t-elle.
  
  Coplan, estomaqué, haussa les sourcils.
  
  - Comment ça, au contraire ?
  
  - Vous voulez des détails croustillants ?
  
  Coplan n’apprécia pas cette réflexion désinvolte.
  
  - Je croyais vous avoir dit que c’était par ordre que je m’intéressais à vous. Si vous croyez que cela m’amuse, vous vous trompez.
  
  - Ne vous fâchez pas, j’adore faire marcher les gens que j’aime.
  
  - D’accord, mais nous ne sommes pas ici pour rigoler. Si je vous pose des questions indiscrètes, ce n’est pas pour satisfaire ma curiosité personnelle. Je serai moi-même interrogé à votre sujet par mon directeur et il faudra que je lui réponde.
  
  - Bon, j’ai compris. Vous voulez connaître mes réactions intimes, c’est bien cela ?
  
  - Je veux savoir si le fait de vous être prostituée pour exécuter votre mission vous a laissé une sensation d’avilissement ou pas. C’est la première fois que vous couchez avec un homme que vous n’avez pas choisi, c’est-à-dire un homme que le Service vous a désigné. C’est important pour nous de savoir l’effet que cela vous a fait.
  
  - En l’occurrence, je vous le répète, la chose m’a été très agréable.
  
  - Voilà qui est clair et net. Mais pourquoi ?
  
  - Je suppose que vous n’avez jamais vu Koniatis en chair et en os ?
  
  - Je ne le connais que par les photos que je vous ai montrées.
  
  - C’est un homme très bien.
  
  - Mais encore ?
  
  - Je l’ai trouvé formidable, moralement et physiquement. Il est bien bâti, costaud, très soigné de sa personne. Évidemment, pour une fille de mon âge, c’est un vieux. Mais je vous assure qu’il ne craint pas la concurrence des jeunes. Même tout nu !... Une belle musculature, pas un atome de mauvaise graisse, pas de brioche... En outre, il a du tact et de la délicatesse. Et il fait l’amour d’une manière à la fois si tendre et si généreuse, avec tant d’égards pour sa partenaire, que cela m’a touchée. C’est un homme auquel je pourrais m’attacher réellement, toute question de service commandé mise à part.
  
  Coplan se caressa le menton, perplexe.
  
  - Eh bien, eh bien, marmonna-t-il, voilà un éloge surprenant. Pour un peu, je serais jaloux, sinon inquiet.
  
  - Oh, soyez sans crainte, je garde la tète froide. C’est par souci d’objectivité que je vous dis ma pensée. Je comprends que Koniatis ait du succès auprès des femmes, il a vraiment beaucoup de qualités.
  
  - Si vous êtes sûre de ne pas vous laisser prendre à votre propre jeu, tout va bien. Si vous doutez de vous-même, prévenez-moi franchement. Vous ne seriez pas la première à qui cela arrive.
  
  - Aucun danger, je conserve le recul nécessaire, dit-elle calmement.
  
  - N’oubliez pas que cette mission n’est qu’un galop d’essai pour vous roder. Je me ferais engueuler par le patron si je vous laissais vous embringuer dans une histoire où vous risquez de laisser des plumes.
  
  - Je vous répète une fois de plus que ce n’est pas le cas.
  
  Coplan la regarda dans le blanc des yeux.
  
  - Je compte sur vous pour m’alerter en temps utile. Rappelez-vous la parole du Sage: « Le cœur n’est jamais en repos ». Et moi, je suis responsable de votre cœur comme du reste.
  
  Il se leva, alla prendre son paquet de Gitanes sur un meuble, revint s’asseoir.
  
  - Voyons les problèmes pratiques maintenant. Koniatis est donc tombé amoureux de vous et vous devez le retrouver demain après-midi pour l’accompagner à Deauville. Je présume qu’il vous a posé des tas de questions ?
  
  - Bien entendu. Et, pour satisfaire sa curiosité avide, j’ai dû lui raconter ma vie passée, ma vie présente, mes projets, mes ambitions. Bref, je lui ai récité la leçon que vous m’aviez fait apprendre.
  
  - A-t-il parlé de lui ?
  
  - Très peu, en vérité. Il m’a parlé de ses voyages, de sa solitude morale... Comme je m’étonnais du luxe de son appartement, il m’a dit que ses affaires marchaient bien.
  
  - Le but de son voyage-éclair à Zurich ?
  
  - Il m’a dit incidemment qu’il avait rendez-vous là-bas avec un banquier.
  
  - Il n’a pas cité de nom ?
  
  - Pour son voyage en Suisse ? Non.
  
  - Et d’une façon plus générale, au cours de vos conversations ?
  
  - Il n’a nommé qu’une seule personne, et par son prénom seulement : son ami Carlos. En fait, il avait rendez-vous au Konarak avec le Carlos en question ; et c’est parce que celui-ci n’est pas venu que Koniatis s’est intéressé à moi.
  
  Coplan opina :
  
  - Nous connaissons Carlos. Il s’agit d’un Allemand de Hanovre, Carlos von Krüger, un des délégués permanents du Marché Commun à Paris. Koniatis le fréquente depuis pas mal d’années... La grille semble même indiquer que les deux hommes font des affaires ensemble.
  
  - La grille ?
  
  - Oui, c’est ainsi que nous désignons un ensemble de mesures prises à l’égard de tel ou tel objectif : surveillances, filatures, enquêtes occultes, contrôle de courrier, écoutes téléphoniques, etc...
  
  - Ai-je été surveillée pendant que j’étais avec Koniatis ?
  
  - Non, la grille a été suspendue en prévision de votre entrée dans le circuit.
  
  - Il y a une chose qui m’intrigue.
  
  - Laquelle ?
  
  - Comment pouviez-vous savoir que ce Carlos ne viendrait pas à ce rendez-vous qu’il avait avec Koniatis ?
  
  - Mais nous ne le savions pas.
  
  - La réussite de votre plan n’est donc due qu’au hasard ?
  
  Coplan eut un sourire :
  
  - Dans un sens, oui, nous avons été servis par le hasard. Mais ne vous y trompez pas : même si Carlos s’était amené au Konarak, Koniatis ne vous aurait pas ratée. Il se serait arrangé pour vous faire comprendre que vous l’intéressiez. Compte tenu de sa psychologie de cavaleur, vous ne pouviez pas lui échapper. Les choses ne seraient peut-être pas allées si rondement, c’est possible, mais le piège aurait fonctionné tôt ou tard. Votre beauté, votre jeunesse, votre allure sexy dans cette petite robe aguichante, il ne pouvait pas louper ça ! C’est d’ailleurs pour cette raison que je vous avais recommandé de ne rien brusquer, de guetter l’occasion favorable. Elle s’est présentée plus vite que nous ne le pensions, c’est tout.
  
  - Et je l’ai saisie au vol, vous en conviendrez.
  
  - Oui, vous avez été parfaite. Pourvu que ça dure !
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte que le plus difficile commence... Vous avez brillamment enlevé le premier round, c’est un fait ; mais enfin, soyons francs : ce n’est pas une prouesse. Pour une belle gosse comme vous, harponner un Casanova sur le retour, ça n’est tout de même pas un exploit sans précédent. C’est la suite qui va exiger du savoir-faire. Comme Koniatis est un homme volage, il faut l’empêcher de sortir de la nasse. Mais, d’autre part, vous devez éviter de le chauffer à blanc ; un amour passionné de sa part nous embêterait presque autant qu’une rupture prématurée. Cela vous paraît peut-être facile pour le moment, mais cela peut devenir terriblement scabreux par la suite. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Oui, très bien. Et j’admets que cela ne sera sans doute pas aussi simple que je ne le croyais.
  
  Coplan, pensif, écrasa lentement sa cigarette dans un cendrier. Après un silence, il reprit :
  
  - Vous me tiendrez au courant et, ensemble, nous ferons de notre mieux pour manœuvrer habilement. En attendant le prochain round, vous allez profiter de vos loisirs pour feuilleter le dossier que le Service a préparé pour vous.
  
  Il se leva derechef, alla chercher une chemise cartonnée.
  
  - Je ne vous demande pas d’apprendre par cœur tout le contenu de ce dossier. C’est une documentation générale qui traite de la branche dans laquelle Koniatis exerce son activité, et c’est assez compliqué pour les profanes. Ce qui compte, c’est de vous familiariser avec le vocabulaire et les notions de base de ce secteur économique très spécial... Quelques connaissances, même rudimentaires, au sujet des marchés internationaux des matières premières et des métaux rares, vous permettront, le cas échéant, de nous signaler plus efficacement les choses qui pourraient nous intéresser.
  
  - D’accord, acquiesça-t-elle, le visage grave et sérieux.
  
  - D’après vos notes de stage, vous avez une bonne assimilation intellectuelle. J’espère que ça ne vous cassera pas trop les pieds ?
  
  - J’aime apprendre, confirma-t-elle.
  
  Il lui remit le dossier, ajouta en souriant :
  
  - Eh bien, ne vous gênez pas, vous avez là de quoi assouvir votre passion de l’étude... Quant à moi, je m’en vais aller faire mon rapport au Vieux. Je crois qu’il sera enchanté du comportement de sa nouvelle collaboratrice.
  
  - Et vous ? Est-ce que vous êtes satisfait ?
  
  - Dois-je comprendre que vous pratiquez la pêche aux compliments ?
  
  - Non, absolument pas, mais j’attache beaucoup de prix à votre opinion.
  
  - Pour ce premier exercice pratique, je vous accorde 10 sur 10. Je ne peux pas faire mieux, puisque c’est le maximum.
  
  - En effet, reconnut-elle en riant.
  
  Elle se leva à son tour, empoigna son manteau, son sac, son paquet de Kent et la chemise cartonnée.
  
  - J’ai une faveur à vous demander, dit-elle.
  
  - J’écoute.
  
  - Hier, j’ai remarqué pendant notre petite réunion de travail que Mlle Lorelli vous appelait Francis. Puis-je vous appeler ainsi ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  - Et j’ai aussi remarqué que vous l’avez embrassée quand elle a pris congé.
  
  - C’est ma meilleure équipière et nous avons beaucoup bourlingué ensemble. Nous avons toutes sortes de souvenirs en commun. C’est un peu ma petite sœur, si vous voulez.
  
  - Je n’en suis pas encore là, évidemment.
  
  - Mais si, mais si, ma petite Monique. J’ai déjà beaucoup d’affection pour vous. Beaucoup trop, soit dit en passant.
  
  Il lui prit les épaules, lui posa un baiser fraternel sur la joue, lui ordonna avec un étrange sourire :
  
  - Et maintenant, filez chez vous ! Je ne suis pas un surhomme, vous savez. Je suis fait de la même matière que ce sale veinard de Koniatis…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Lorsqu’il arriva au rendez-vous, le lendemain après-midi, Koniatis était d’une humeur exquise ; ses yeux bruns pétillaient, sa voix était frémissante, enjouée.
  
  - Le temps m’a paru long, dit-il en prenant place à côté de Monique sur la banquette. Je ne vous ai pas trop fait attendre, j’espère ?
  
  - Non, j’étais un peu en avance.
  
  L’établissement était pour ainsi dire désert. Une musique douce, diffusée en sourdine, soulignait l’ambiance feutrée, luxueuse de la salle arrondie.
  
  Au serveur qui se présentait, Koniatis demanda un whisky. Monique avait déjà un thé devant elle.
  
  Koniatis regarda Monique en silence pendant un instant, avec une ferveur qu’il eût jugée ridicule s’il en avait eu conscience. Puis, souriant, il murmura :
  
  - J’ai vécu des moments bizarres, figurez-vous. Quand je vous ai quittée, à Orly, je me suis senti dans une espèce de brouillard...
  
  - Dans les nuages, forcément, glissa-t-elle, pince-sans-rire.
  
  - C’est le cas de le dire, en effet !
  
  L’avion volait dans les nuages... Mais je parle d’un brouillard intérieur. Je ne parvenais plus à me ressaisir, à me situer dans la réalité. Tout me paraissait irréel, féerique : notre rencontre, notre soirée
  
  merveilleuse... Et le comble, c’est que je n’arrivais plus à me souvenir exactement de votre visage, alors que je venais à peine de m’éloigner de vous ! J’avais dans la tête un tel tourbillon d’images plus éblouissantes les unes que les autres, que je m’y perdais... Et pourtant, croyez-moi, je ne suis pas un rêveur !
  
  Il la contempla de nouveau, reprit :
  
  - C’est vous dire si j’avais hâte de vous revoir... Et vous êtes là, plus belle encore que dans mes pensées.
  
  - J’avais hâte de vous revoir, moi aussi. Je me demandais d’ailleurs si vous alliez venir.
  
  - Je suis un homme de parole.
  
  Elle baissa les yeux, confuse. Et son rire jaillit, lumineux, limpide :
  
  - Je m’en suis aperçue !
  
  D’un geste spontané, complice, elle mit sa main sur celle de Koniatis.
  
  Ce n’était qu’un geste, mais qui exprimait tant de choses que Koniatis en fut bouleversé.
  
  - Vous êtes adorable, ma chérie, chuchota-t-il.
  
  Le silence vibra entre eux, et ils restèrent ainsi pendant quelques secondes, immobiles, recueillis. Seuls les amoureux connaissent ces moments où, pour eux seuls, le silence bourdonne comme un arbre plein de fleurs et d’oiseaux.
  
  Monique retira doucement sa main, prit son sac et l’ouvrit pour y pêcher son paquet de Kent. Koniatis prépara son briquet.
  
  Tandis que Monique allumait sa cigarette, il questionna :
  
  - Vos bagages sont-ils prêts ?
  
  - Oui... Mais je vous ai prévenu, ma robe du soir ne vient pas de chez Dior. Ce n’est qu’une petite robe noire toute simple.
  
  - Je ne crains qu’une chose, ma chérie, c’est que vous soyez trop belle... Si vous le voulez bien, nous irons d’abord chez moi en taxi. Nous passerons ensuite chez vous avec la voiture et nous filerons directement à Deauville. Nous pouvons y être pour le dîner.
  
  - Oui, comme vous voudrez. Je n’ai qu’une petite valise à prendre.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, à bord de la Jaguar noire de Koniatis - une puissante berline Mark 10 de 24 CV - ils roulaient en direction de la Normandie.
  
  Le temps était couvert, aucune étoile ne scintillait dans le ciel nocturne saturé d’humidité.
  
  Koniatis conduisait vite, d’une main très sûre. La Jaguar fonçait comme un bolide. De temps à autre, quand il était obligé de ralentir, Koniatis sortait de son mutisme et demandait à sa passagère :
  
  - Vous êtes bien ?
  
  - Très bien.
  
  - Vous ne voulez toujours pas de musique ?
  
  - Je préfère le silence. Mais si vous voulez mettre la radio, ne vous gênez pas pour moi.
  
  - J’aime mieux le silence, moi aussi.
  
  Les 200 kilomètres furent couverts en un temps record.
  
  Lorsque la voiture s’immobilisa devant l’arcade en briques rouges du Normandy, Koniatis coupa le moteur, éteignit les phares, serra le frein à main, se tourna vers Monique :
  
  - Et voilà, ma chérie. J’espère que la promenade vous a plu ?
  
  - C’est la première fois que je roule en Jaguar. C’est presque aussi confortable qu’une 2 CV...
  
  - N’exagérons rien ! protesta-t-il en riant. Bon week-end, mon trésor... Venez, nous allons nous installer et nous habiller pour le dîner.
  
  Ils débarquèrent. Un vent d’ouest, assez froid, soufflait par courtes rafales, mais l’air vif était chargé d’une agréable senteur d’iode et de sel marin.
  
  Monique se serra frileusement dans son manteau. Après l’atmosphère chaude de la Jaguar, le souffle venant du large était un peu brutal.
  
  Déjà, un jeune bagagiste de l’hôtel s’amenait pour prendre les valises.
  
  Dans le hall, Koniatis salua d’un geste amical le portier et l’employé de la réception. Puis il dit à ce dernier :
  
  - Je remplirai les fiches tout à l’heure.
  
  - Certainement, monsieur Koniatis, acquiesça le préposé avec amabilité. Un porteur nous a remis un message pour vous, il y a environ une heure. Je l’ai fait déposer dans votre chambre.
  
  - Merci, dit Koniatis en prenant le coude de Monique pour la guider vers l’ascenseur.
  
  Les deux chambres, contiguës, donnaient sur la mer. Elles étaient belles, spacieuses, confortables et d’un luxe discret mais raffiné.
  
  Les habitudes de Koniatis devaient être connues dans l’établissement, car la porte de communication entre les deux chambres avait été déverrouillée sans qu’il en eût fait la demande.
  
  Koniatis consulta sa montre-bracelet.
  
  - Nous avons une bonne heure de battement, dit-il à Monique. Si vous voulez prendre un bain ou une douche, rien ne vous en empêche. La chambre vous plaît-elle ?
  
  - Elle est magnifique.
  
  - Bien, je vais ranger mes affaires et me changer. Venez chez moi quand vous serez prête.
  
  Elle avait ôté son manteau qu’elle avait jeté sur un fauteuil. Elle portait une robe courte, en piqué de coton jaune pâle à rayures horizontales tête-de-nègre, qui la moulait superbement.
  
  - Dieu, que vous êtes jolie ! s’exclama-t-il, admiratif.
  
  Et c’était vrai. Cette petite robe soulignait remarquablement la ferme plénitude de son jeune corps aux formes féminines si altières, si parfaites, éclatantes de voluptueuse robustesse.
  
  Il s’approcha d’elle, subjugué, et il la prit dans ses bras pour l’étreindre.
  
  - Ma déesse, chuchota-t-il en la pétrissant avec gourmandise. Vous êtes là, je vous tiens dans mes bras et je n’arrive pas à y croire !...
  
  Elle se pressa plus étroitement encore contre lui, porta ses mains aux longs doigts nerveux sur sa nuque rude et virile, lui offrit le fruit de ses lèvres. Un long baiser les tint unis dans une communion fervente, brûlante déjà.
  
  Il se dégagea comme à regret.
  
  - Si je m’écoutais, soupira-t-il... Mais l’attente augmente le plaisir et nous avons deux jours et deux nuits devant nous.
  
  Il alla dans sa propre chambre et elle l’entendit déchirer une enveloppe. Ensuite, tandis qu’elle rangeait ses effets dans la penderie, elle l’entendit qui faisait couler un bain.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, lorsqu’elle le rejoignit, il nouait sa cravate, debout devant le miroir qui ornait le panneau central de la penderie. Il enfila sa veste, l’ajusta.
  
  Il avait remplacé son costume de ville par un complet noir, élégant et strict, qui rehaussait sa prestance.
  
  Il se retourna en souriant, la regarda.
  
  - J’ai fréquenté beaucoup de femmes, dit-il à mi-voix, mais aucune n’avait comme vous le sens inné de la note juste. C’est tout simplement incroyable... Non, je vous en prie, ne bougez pas, laissez-moi vous contempler. Je vous découvre à chaque instant.
  
  - Vous vous moquez de moi ? Ce n’est rien du tout, cette robe.
  
  - Ce n’est rien et c’est tout. Je ne parle pas de la robe, je parle de l’ensemble : vous dans cette robe. C’est presque pathétique... Vous êtes princière, ma chérie.
  
  Il hésita, glissa la main dans la poche de son pantalon, en retira une boîte rouge de forme allongée.
  
  - J’avais pensé à vous à Zurich, mais j’ai l’impression que j’ai commis une erreur. Essayons quand même...
  
  Il ouvrit la boîte, y préleva un collier de perles, s’avança vers elle pour lui nouer le collier autour du cou.
  
  Puis, prenant un pas de recul, il cligna des yeux.
  
  - Hmmm, marmonna-t-il, ce n’est pas mal, mais je crois que c’est encore mieux sans aucun ornement.
  
  Monique, confuse, palpait les perles.
  
  - Elles sont splendides, fit-elle.
  
  - Si vous pensez qu’elles ne déparent pas votre silhouette, portez-les, ma chérie. De toute manière, c’est votre collier...
  
  - Quelle folie ! s’exclama-t-elle. Je vous assure, Antoine, vous n’auriez pas dû.
  
  - J’ai bien le droit de me faire plaisir, n’est-ce pas ?
  
  Elle baissa la tête, embarrassée. Elle avait de nouveau sa physionomie butée, maussade.
  
  Il prononça sur un ton anxieux :
  
  - Cela vous chagrine, ma chérie ?
  
  - Je suis heureuse que vous ayez pensé à moi à Zurich, mais je ne peux pas accepter ce cadeau, dit-elle d’une voix morne... Nos rapports ne seront plus les mêmes.
  
  - Mais..., que voulez-vous dire ?
  
  - Vous êtes très riche, Antoine, et moi je ne le suis pas... Si nous ne mettons pas les choses au point une fois pour toutes, des malentendus vont se produire et ce serait trop dommage. Les restaurants coûteux, ce séjour au Normandy, ce collier, vous voyez où nous allons... Je me sens heureuse près de vous, je vous l’ai dit, mais je ne veux pas que vous puissiez penser des choses que vous penserez tôt ou tard.
  
  Koniatis, ému, se mordillait la lèvre inférieure.
  
  - Vous avez raison, ma chérie, mettons les choses au point une fois pour toutes. Il y a mon âge et mon argent d’un côté, il y a votre jeunesse et votre beauté de l’autre. Je comprends ce qui vous tracasse. Mais ne nous laissons pas arrêter par de tels préjugés. Je sais que vos sentiments à mon égard sont sincères, sans arrière-pensées. Vous m’en avez donné la preuve, et je suis assez psychologue pour avoir deviné votre fierté intérieure. Du reste, même si je voulais vous attacher à moi, acheter votre amour et votre jeunesse, comme on dit, je sais que je ne pourrais pas le faire. Dès notre première conversation, je me suis rendu compte que vous étiez de la race des êtres qui ne se vendent pas.
  
  Elle écoutait, la tête toujours baissée, et elle pensait aux paroles que Coplan lui avait dites pour la mettre en garde.
  
  A la fin, avec une lenteur qui exprimait bien son débat de conscience, elle enleva les perles.
  
  - Ne le prenez pas de mauvaise part, Antoine, articula-t-elle d’une voix triste, je ne peux pas accepter ce présent. La liberté de mes sentiments est une chose trop importante pour moi, surtout vis-à-vis de vous.
  
  Elle lui restitua le bijou, voulut regagner sa chambre. Mais il l’en empêcha en lui saisissant le poignet.
  
  - Soyons francs, ma chérie, enchaîna-t-il d’une voix frémissante. C’est justement parce que je suis sûr de vos sentiments à mon égard que je veux me sentir libre, moi aussi ! Libre de vous offrir ce que j’ai envie de vous offrir, libre de vous montrer que je pense à vous. Nos rapports ne seront nullement faussés pour cela, rassurez-vous. Je veux être au-dessus de ces choses, et je veux que vous le soyez aussi.
  
  En achevant ce vibrant plaidoyer, il agrafait de nouveau le collier autour du cou de sa jeune maîtresse.
  
  Il ajouta en souriant :
  
  - Dois-je vous avouer qu’en acceptant cette parure dont votre beauté n’a pas besoin, c’est vous qui me faites un présent ?
  
  
  
  
  
  Ils n’avaient que la petite place à traverser pour se rendre au Casino d’Hiver.
  
  Koniatis, qui avait une carte de membre, fit inscrire Monique au contrôle. Ensuite, après être passés au vestiaire, ils gagnèrent la salle à manger. Koniatis serra quelques mains au passage. Il était très fier de l’effet que produisait sa nouvelle conquête et il arborait son air le plus avantageux. Monique, indifférente aux regards qui la détaillaient, planait comme une princesse. Elle devinait parfaitement le genre de commentaires qui se chuchotaient aux tables au sujet du couple qu’elle formait avec Koniatis.
  
  Celui-ci, après le dîner, emmena tout naturellement sa compagne à la salle de jeux.
  
  Les habitués du week-end étant fidèles au poste, plusieurs tables de roulette marchaient et l’assistance était nombreuse, d’un niveau social très relevé.
  
  Koniatis initia Monique aux diverses façons de tenter la chance : mises pleines, finales, chevaux et transversales. Il affectait cette attitude ironique et détachée du parfait joueur.
  
  - Cela vous plaît ? demanda-t-il à Monique.
  
  - Ma foi, c’est assez passionnant, reconnut-elle.
  
  Il lui mit une poignée de plaques et de jetons dans les mains.
  
  - Je vous abandonne un moment, murmura-t-il. Volez de vos propres ailes et tâchez de trouver une tactique profitable. J’ai un ami à voir au bar, je reviens dans un petit quart d’heure.
  
  Il s’éloigna en souriant.
  
  Monique se captiva pour les caprices toujours imprévus de la petite boule blanche tournant dans le cylindre. Elle joua avec application et prudence, mais elle perdit assez rapidement ses munitions. La chance ne voulait pas lui sourire.
  
  Acceptant crânement sa défaite, elle se retira de la table de jeu et elle se dirigea sans hâte vers le bar. La salle était enfumée, bourdonnante, agréable ; la voix ces croupiers et le cliquetis des boules fermaient une ambiance très particulière, un peu magique.
  
  Au bar, Koniatis parlait avec un obèse au crâne chauve, au teint très coloré. Les deux hommes se tenaient à l’écart du comptoir et paraissaient plongés dans une discussion serrée.
  
  Koniatis, le verre de scotch à la main, le front soucieux, parlait sur un ton confidentiel et cherchait visiblement à convaincre son interlocuteur.
  
  Il fut un peu décontenancé lorsqu'il aperçut Monique, arrêtée à quelques pas de lui. Il changea aussitôt d’expression, alla vers elle en souriant, lui prit la main.
  
  - Mon ami Helmut Hecker, dit-il en lui présentant le gros bonhomme chauve. Mademoiselle Fallain.
  
  - Bonjour, fit-elle sans sourire.
  
  Puis, à Koniatis :
  
  - Je suis désolée, j’ai dilapidé tout votre capital.
  
  Le gros chauve, qui lorgnait avec une outrecuidance proche de l’impolitesse les formes galbées de Monique, prononça avec un terrible accent germanique :
  
  - Chance en amour, pas de chance au jeu, hein ! Les proferbes ont touchours raison...
  
  Koniatis ne parut pas apprécier la boutade. Impassible, il demanda à Monique :
  
  - Un petit whisky, ma chérie ?
  
  - Non, merci... Je crois que je vais rentrer à l’hôtel, j’ai la tête un peu lourde. Je vous attendrai, n’écourtez pas votre soirée pour moi.
  
  Il consulta sa montre, hésita, puis :
  
  - Je vous rejoins dans dix minutes.
  
  Elle acquiesça d’un hochement de la tête, salua Herr Hecker sans lui tendre la main, marcha vers la sortie du salon.
  
  Dès qu’elle fut dans sa chambre, elle passa dans la chambre voisine et elle se dirigea vers l’une des deux tables de chevet qui flanquaient le large lit. Koniatis avait laissé là, plié en deux et glissé sous l’appareil téléphonique, le message qu’il avait trouvé en arrivant.
  
  Elle déplia le feuillet.
  
  Le texte, griffonné au stylo-bille d’une main autoritaire, était le suivant :
  
  « Hans Ermeling sera là demain. Il désire vous rencontrer à 17 heures. Nous comptons sur vous sans faute. Gosnik. »
  
  Elle relut deux ou trois fois le papier afin de bien se graver le message dans la mémoire, puis elle replia le feuillet et le reglissa sous l’appareil.
  
  Retournant dans sa propre chambre, elle ôta le collier que Koniatis lui avait offert. Il avait dû coûter très cher ; de sa vie, elle n’avait vu des perles aussi superbes. Elle joua un moment avec le bijou, étonnée du plaisir qu’elle trouvait à caresser les précieuses boules nacrées.
  
  « C’est toujours ça de pris ! » pensa-t-elle avec un cynisme un peu âcre.
  
  Elle replaça le collier dans son écrin, alluma une Kent, commença à se dévêtir.
  
  Elle se déshabilla entièrement, fit une rapide toilette intime, alla se planter devant le miroir du placard pour se brosser longuement les cheveux, tout en admirant l’image d’elle-même que lui renvoyait la glace.
  
  Sa nudité lui parut belle, digne d’être admirée et aimée.
  
  Satisfaite, elle alla remettre sa brosse sur la tablette de la salle de bains, se parfuma de la tête aux pieds avec de l’eau de toilette « ODE » de Guerlain.
  
  « Prête au combat ! » se dit-elle en attrapant sa chemise de nuit que la femme de chambre avait posée sur le lit ouvert.
  
  Elle regagna la chambre voisine, tergiversa une fraction de seconde, expédia d’un geste désinvolte sa minuscule chemise de nuit sur un fauteuil et se glissa nue dans le lit.
  
  Parfaitement détendue, elle s’étira et savoura le calme bien-être que lui procuraient les draps frais, la couche moelleuse, le silence de la jolie chambre.
  
  A cet instant, Koniatis fit son entrée. Il paraissait contrarié, fébrile, un peu crispé.
  
  - J’espère que vous ne m’en voulez pas ? jeta-t-il anxieusement après avoir refermé la porte. Ce gros cochon de Hecker ne voulait pas me lâcher. Il le faisait exprès, évidemment. Il était vert de jalousie.
  
  - J’espère que vous ne m’en voulez pas ? rétorqua-t-elle. Quand je pense que j’ai gaspillé tous vos jetons, je ne suis pas fière.
  
  Il eut un geste insouciant de la main.
  
  - Vous plaisantez ! Vous ne vous êtes pas ennuyée, au moins ?
  
  - Pas une minute... Mais calmez-vous et retrouvez votre bonne humeur. J’ai passé une soirée merveilleuse. La prochaine fois, je vous empêcherai de tomber dans les griffes d’un raseur qui vous met les nerfs en boule.
  
  - Je ne pouvais pas l’éviter. Nous traitons des affaires ensemble et je devais le rencontrer... Mais vous avez mille fois raison : au diable les soucis !
  
  Il enleva son pardessus, le suspendit à un cintre.
  
  Monique lui demanda une cigarette. Il lui présenta son étui et lui tendit du feu au moyen de son briquet. Comme elle s’était légèrement redressée, le drap avait glissé.
  
  - Ma chérie, balbutia-t-il, ébloui par le spectacle qui s’offrait à sa vue. Comme c’est bon de vous avoir là !...
  
  
  
  
  
  Il faisait jour depuis belle lurette lorsqu’ils s’éveillèrent, au matin.
  
  Koniatis, le visage lourd et défait, portait les stigmates de la fatigue. Pour un homme de son âge, une nuit comme celle qu’il venait de passer dans les bras de sa jeune maîtresse était une folie. Sous l'ardente impulsion d’un désir qui se rallumait sans cesse, les bourrasques du plaisir avaient été violentes, épuisantes, traversées de fulgurants jaillissements de volupté.
  
  Chose bizarre, ses traits gonflés, ses yeux brillants et heureux lui donnaient un air de jeunesse.
  
  Quant à Monique, son visage avait cette fraîcheur lisse et cet éclat qu’on ne peut avoir qu’à vingt ans. La lèvre un peu épaissie de sommeil, les yeux bleus rendus plus profonds par une impalpable brume de sensualité, elle faisait penser à une adolescente qui émerge d’un rêve plein de visions agréables. Même son expression boudeuse s’était estompée.
  
  - Bonjour, dit-elle en enlaçant Koniatis pour l’embrasser sur la bouche.
  
  De nouveau, il fut bouleversé par cette façon directe et... d’une si limpide franchise charnelle qu’elle avait de reprendre contact avec la réalité.
  
  Il murmura :
  
  - Bien dormi, mon trésor ?
  
  - Comme une souche. Quelle heure est-il ?
  
  - Pas loin de dix heures.
  
  - Il nous fallait bien cela pour récupérer, non ? fit-elle, un peu équivoque, en lui caressant la joue.
  
  Il eut un sourire de fausse modestie, la prit dans ses grands bras, lui tapota l’épaule.
  
  - La vie ne m’a pas fait beaucoup de cadeaux depuis que je suis au monde, prononça-t-il sur un ton songeur. Tout ce que j’ai pu avoir, j’ai dû me battre pour l’avoir. Mais cette fois, sincèrement, le ciel m’a fait une fleur ! Comme c’est étrange...
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Elle s’enquit :
  
  - Quoi ? Qu’est-ce qui est étrange ?
  
  - Je découvre en moi des choses dont j’ignorais l’existence. Au point que je me demande si elles étaient en moi ou si c’est toi qui les y a mises.
  
  - Tu parles par énigmes, mon chéri. Quelles choses ?
  
  - Il n’y a pas de mots pour les traduire... Mais, par exemple, un sentiment que j’ignorais : la peur.
  
  - Comprends pas.
  
  - J’ai connu d’autres femmes, c’est normal. Jamais je n’ai éprouvé cette espèce d’angoisse... la peur de perdre la femme que je serre dans mes bras. J’ai constaté cela hier soir, cette nuit plus exactement, quand tu m’as quitté au casino pour rentrer seule ici. Helmut Hecker me parlait et je ne saisissais pas un traître mot de ce qu’il me racontait. Il a dû croire que j’étais ivre, que j’avais bu trop de whisky ! J’étais comme fou. En fait, j’avais peur de ne pas te retrouver en arrivant ici.
  
  - Je n’ai pas l’habitude de m’envoler, railla-t-elle tendrement.
  
  - Tu ne peux pas comprendre...
  
  Il y eut un long silence, puis il reprit :
  
  - J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit au sujet de ton travail. Je suis bien d’accord avec toi : ce que tu fais en ce moment est indigne de toi. Traduire à longueur de journée des textes insipides, c’est mortel.
  
  - Mais ce n’est qu’un job provisoire. Je t’ai expliqué que...
  
  - Oui, je sais, coupa-t-il, tu attends des réponses pour l’Espagne ou pour l’Angleterre. Seulement, moi, ça ne m’arrange pas. Si tu obtiens un poste à Londres ou à Madrid, qu’est-ce que je deviens là-dedans ?
  
  - De toute manière, tu voyages beaucoup. Tu viendras me voir où je suis.
  
  - Non, c’est impossible, affirma-t-il, catégorique. Te savoir seule, dans une grande ville, séduisante comme tu l’es... Non, pas question. C’est pour le coup que je deviendrais dingue. Ou bien tu trouves un emploi à Paris, ou bien tu renonces à travailler.
  
  - C’est ça, ponctua-t-elle, agressive, je vais me faire entretenir par un homme riche qui a deux fois mon âge ! Jolie proposition !
  
  Elle voulut se dégager, mais il la maintint avec fermeté dans ses bras.
  
  - Ne prends pas le mors aux dents, petite pouliche sauvage. J’ai une autre proposition à te faire, bien meilleure. Et qui ménage nos intérêts respectifs : j’ai besoin d’une collaboratrice, d’une secrétaire privée. J’y pensais depuis quelques mois, mais je n’espérais pas trouver la secrétaire idéale : intelligente, parlant quatre langues, présentant bien de sa personne, et libre de toute attache familiale, c’est-à-dire pouvant m’accompagner dans mes déplacements professionnels. Compte tenu d’un tel ensemble de conditions particulières, j’étais disposé à lui offrir un appointement honnête...
  
  Il cita un chiffre, plus que convenable. Et il attendit la réaction de Monique. Cette réaction ne se produisant pas, il questionna :
  
  - Tu ne dis rien ?
  
  - J’examine l’offre, murmura-t-elle, sentencieuse.
  
  Puis, avec beaucoup de détachement :
  
  - Je ne suis pas très sûre de faire une bonne affaire.
  
  - J’admets que le salaire n’est pas fracassant, mais je puis évidemment...
  
  - Mais non ! l’interrompit-elle avec vivacité. Ce n’est pas le salaire qui me chiffonne ! Bien au contraire, je le trouve plutôt... euh !... plantureux. Ce que je crains, c’est l’habitude. On a beau dire, tous les hommes se valent et ils ont tous horreur de la routine en amour. Si tu me vois tous les jours, matin, midi et soir, au travail et au lit, tu en auras vite assez de moi et tu ne pourras pas résister à la tentation d'en prendre une autre. Je te l’ai déjà expliqué, c’est pour cette raison que je ne me marierai jamais. Puisque tous les hommes mariés trompent leur femme avec une autre, je préfère être l’autre.
  
  - Mais, mon chéri, il n’est pas question de mariage.
  
  - Dans un sens, ce sera tout comme, non ?
  
  - Absolument pas. Chacun de nous conservera sa liberté. Nous aurons simplement une chose de plus en commun : le travail. Et tout le monde admet qu’un travail partagé rapproche fatalement les pensées d’un homme et d’une femme.
  
  - C’est vite dit ! Rien ne prouve que je sois capable de tenir l’emploi que tu me proposes. Après tout, je ne sais même pas de quoi tu t’occupes.
  
  - Rassure-toi, l’amour ne me fait pas perdre la boussole. Si j’envisage de te prendre comme secrétaire, c’est que j’estime que tu es à la hauteur des tâches que cela sous-entend. Tu as l’esprit vif, tu parles quatre langues, tu tapes à la machine et tu as de la classe. Quant à mes affaires, je me charge de te mettre au courant progressivement.
  
  - Quel est ton métier, au fond ?
  
  - Disons, pour simplifier, que je suis un spécialiste des problèmes économiques internationaux. Mon activité comporte deux secteurs distincts : le premier se rapporte aux questions de sondages, de marketing et d’investissements financiers.
  
  - C’est quoi, le marketing ?
  
  - L’étude des marchés et des débouchés. Mais je te signale tout de suite que tu n’auras guère à te soucier de tous ces problèmes-là. En effet, je fais ce travail pour le compte d’une grosse société, la SIDEMS, qui a ses filiales et son personnel... L’autre secteur, qui m’intéresse beaucoup plus, c’est la vente et l’achat de matières premières. Dans ce domaine-là, j’opère comme conseiller, comme intermédiaire et comme négociateur, et j’opère pour mon propre compte.
  
  - Oui, je vois... Je serais en quelque sorte chargée de t’accompagner dans tes voyages pour taper ton courrier ?
  
  - Prendre des notes, tenir des dossiers à jour, etc... Rien de bien sorcier.
  
  - Je voudrais quand même réfléchir avant de me décider.
  
  - Oui, naturellement, acquiesça-t-il.
  
  - Je me méfie des décisions trop impulsives.
  
  - Et tu as parfaitement raison... Je dois aller à Rome dans une semaine, c’est-à-dire le 28. Tu me donneras ta réponse au plus tard le 27, d’accord ?
  
  - Bien, monsieur Koniatis.
  
  Il se mit à rire. Elle grommela :
  
  - Je ne peux tout de même pas t’appeler chéri si tu es mon patron, quoi !
  
  - Tu es adorable, ma Mounette chérie ! Quand tu prends ton air boudeur, j’ai envie de te dévorer.
  
  Il l’emprisonna dans ses grands bras, mais elle ne se laissa pas faire, par jeu. Le grand lit moelleux fut le théâtre d’une bataille de grands enfants en vacances. Draps et couvertures voltigèrent sur le tapis. Nus tous les deux, ils furent pareils à un couple de fauves se taquinant dans une clairière et savourant l’âpre plaisir de se toucher, de se mordiller, de se faire un peu mal pour mieux se sentir vivre.
  
  
  
  
  
  Ils prirent le petit déjeuner au lit, dans la chambre de Koniatis.
  
  Auparavant, il avait demandé avec son tact habituel :
  
  - Tu préfères peut-être prendre ton petit déjeuner dans ta chambre ?
  
  - Mais non, pourquoi ? J’ai le courage de mes opinions, moi. Si tu n’as pas peur de compromettre ta réputation, je reste près de toi.
  
  - Tu renverses les rôles, ironisa-t-il,
  
  enjoué. Ta présence dans mon lit ne peut que rehausser mon prestige.
  
  - Cabotin ! Comme si une femme pouvait se sentir gênée d’afficher que tu es son amant !
  
  - Si tu continues à me dire des choses aussi flatteuses, répliqua-t-il, je vais devenir encore plus cabotin !
  
  Il appuya sur le bouton destiné à appeler le valet de chambre.
  
  Monique se leva, enfila promptement sa mini-chemise de nuit pour montrer des épaules décentes au serveur, se reglissa dans le lit.
  
  Vers onze heures, ils firent leur toilette dans leur chambre respective. Monique déclara alors qu’elle avait follement envie de marcher au bord de la mer. Ils s’habillèrent chaudement, car le temps était gris et venteux.
  
  La plage était pour ainsi dire déserte. Seuls quelques solitaires bardés de chandails et d’imperméables osaient affronter le souffle hivernal qui venait de l’horizon marin. L’eau était glauque, agitée, couverte de crêtes blanches.
  
  Ils marchèrent jusqu’au bout de la promenade en direction de Trouville, puis dans l’autre sens jusqu’à la limite de Tourgeville. En plusieurs endroits, le sable poussé par la bourrasque recouvrait les célèbres planches.
  
  - A cinq heures, annonça Koniatis, nous irons prendre un verre chez un ami qui habite là-bas, à la terrasse de Tourgeville. Je dois rencontrer un zèbre avec lequel j’ai plusieurs affaires en cours. Si ça t’assomme de voir des gens que tu ne connais pas, tu peux m’attendre à l’hôtel.
  
  - Pas question ! protesta-t-elle. Tu aurais tellement peur de me perdre que tu ferais de mauvaises affaires ! Et si je suis appelée à devenir ta secrétaire, j’aime mieux savoir que tu gagnes de plus en plus de fric ! Les intérêts de mon patron sont mes intérêts, non ?
  
  Elle se mit à rire. Le vent froid lui colorait les pommettes et secouait ses mèches blondes.
  
  Elle fut toute surprise de réaliser qu'elle se sentait heureuse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le lundi, vers quatorze heures de l’après-midi, la Jaguar de Koniatis s’arrêta devant le 172 bis de la rue Raynouard.
  
  Monique, sa valise à la main, descendit en souplesse de la limousine, jeta un bref baiser sur le bout de ses doigts et l’expédia à Koniatis qui était resté à son volant.
  
  La Jaguar redémarra en vrombissant.
  
  Coplan n’était pas chez lui à ce moment-là. Mais, alerté par un coup de fil, il s’amena environ trois quarts d’heure plus tard.
  
  Il alla frapper à la porte de Monique.
  
  - Qui est là ? demanda-t-elle.
  
  - Francis.
  
  Elle ouvrit l’huis, apparut en mini-slip noir et soutien-gorge noir, les pieds nus sur la moquette.
  
  - Entrez, dit-elle.
  
  - Je vous dérange, non ?
  
  - Pas du tout. J’étais en train de me changer. J’en ai pour une minute.
  
  Très à l’aise, elle passa une petite robe de lainage bleu vif, enfila des bas, chaussa des escarpins à talons hauts.
  
  Il l’observait en silence. Il la trouvait changée. Elle avait l’œil clair, le teint rose, le geste allègre.
  
  Elle le regarda, se mit à rire.
  
  - Vous pouvez vous asseoir, s'exclama-t-elle. Je vous prépare un scotch ?
  
  - Non, merci.
  
  Il prit place dans un fauteuil, alluma une Gitane. Elle vint s’asseoir en face de lui sur le divan. Il murmura :
  
  - Week-end agréable, je présume ? Vous avez une forme splendide.
  
  - Très agréable, confirma-t-elle en saisissant son paquet de Kent. Casino, promenades, repas gastronomiques, Jaguar et petit cadeau. La grande vie, quoi !
  
  Elle se leva pour aller chercher le collier de perles.
  
  - Koniatis m’a rapporté ceci de Zurich.
  
  - Bravo !... Il a dû trouver ce week-end très agréable, lui aussi, j’imagine ?
  
  - Encore plus que moi, car il a su joindre l’utile à l’agréable. Il a fait des affaires à Deauville. En outre, il m'a offert de devenir sa secrétaire privée.
  
  - Minute, minute, ne jetez pas tout en vrac. Je veux un récit détaille des événements, dans l’ordre chronologique.
  
  Elle tira une profonde bouffée sur sa cigarette.
  
  - Nous avons quitté Paris vers 18 heures, commença-t-elle.
  
  Puis, avec une étonnante sûreté de mémoire et un sens très averti de ce qui méritait d’être mentionné, elle raconta les trois journées passées avec Koniatis à Deauville.
  
  Coplan écouta sans broncher.
  
  Lorsqu’elle se tut, il sortit son agenda de poche :
  
  - Répétez-moi les noms que vous avez cités.
  
  Elle s’exécuta, fit quelques commentaires descriptifs.
  
  Coplan remit son agenda en place, hocha la tête d’un air songeur.
  
  - Mes félicitations, dit-il. C’est tout simplement remarquable.
  
  - Je ne vous ai parlé que des choses concrètes, précisa-t-elle. Des noms et des faits. C’est ce qui vous intéresse, n’est-ce pas ?
  
  - Oui.
  
  - Puis-je vous donner maintenant quelques impressions personnelles ?
  
  - Ben, évidemment ! Ce n’est pas moins important.
  
  - Je vous préviens tout de suite qu’il ne s’agit que d’impressions subjectives. Des idées que je me suis faites, si vous préférez.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Après cette visite que nous avons faite chez cet Allemand qui occupe la villa blanche située à la terrasse de Tourgeville, Koniatis n’était plus tout à fait le même. Il était tendu, surexcité, plutôt ricanant... Je n’ai pas assisté à la discussion qu’il a eue avec les nommés Helmut Hecker, Boris Gosnik et Hans Hermeling, mais je suis sûre qu’il y avait de la bagarre dans l’air. Koniatis m’a dit, un peu plus tard : « Les affaires, c’est comme au poker. Quand on a des cartes maîtresses dans la main, il faut aller à fond. Et quand on n’a que des cartes qui ne valent pas grand-chose, il faut encore aller plus fort. » Comme je ne comprenais pas, il a ajouté : « Vois-tu, ma chérie, les gens qui ont peur de prendre des risques veulent toujours que d’autres prennent des risques à leur place. Du moment qu’on a deviné leur position inconfortable, on peut les manœuvrer. Mes charmants amis, à cet instant même, sont catastrophés par mes exigences. Ils vont palabrer pendant huit ou dix jours, après quoi ils capituleront. Ils ont besoin de moi.
  
  Coplan esquissa une moue dubitative.
  
  - C’est à la fois très significatif et très mystérieux, émit-il. Nous y verrons peut-être plus clair quand nous aurons des informations concernant les gens que Koniatis a rencontrés à Deauville... Quant à la proposition qu’il vous a faite, je suis curieux de voir ce que notre directeur en pensera. Vous devez donner votre réponse avant la fin de la semaine, c’est bien cela ?
  
  - Oui, vendredi au plus tard. Et si j’accepte, il m’emmène à Rome. Il veut profiter de ce voyage pour me mettre au courant.
  
  - Combien de temps compte-t-il rester à Rome ?
  
  - Au minimum cinq jours. Peut-être davantage si les contacts qu’il doit avoir là-bas sont fructueux.
  
  Coplan, baissant la tête, se pétrit machinalement le menton en silence.
  
  - C’est plutôt embêtant, cette histoire, grommela-t-il finalement.
  
  - Quelle histoire ?
  
  - Cette idée de Koniatis de vous engager comme secrétaire privée.
  
  - Tiens ? s’étonna-t-elle. Je croyais que vous alliez vous frotter les mains de satisfaction. Car enfin, si je deviens la collaboratrice de mon amant, je me trouverai dans la situation idéale pour remplir ma mission, non ? Je mettrai le nez dans toutes ses affaires.
  
  - Assurément, mais c’est une arme à double tranchant. Ce lien professionnel s’ajoutant au lien sentimental, la rupture deviendra tout un problème. Le Service n’a jamais eu l’intention de vous consacrer exclusivement à Koniatis... Et je sens que cela va finir par une demande en mariage.
  
  - Là, aucun danger ! Nous avons mis les choses au point une fois pour toutes et nous sommes d’accord : il ne sera jamais question de mariage. Koniatis lui-même a toujours été un adversaire résolu de la vie conjugale. Il m’a encore répété qu’il pensait avec Shakespeare qu’il vaut mieux être bien pendu que mal marié.
  
  - Oh, serments d’ivrogne ! Retenez ce que je vous dis : il y viendra... Il y viendra quand il aura la certitude que vous êtes la femme de sa vie et qu’un mariage avec vous serait un bon mariage.
  
  - Faites-moi confiance. Quand vous me donnerez l’ordre de décrocher, ça ne traînera pas. Je me rendrai tellement odieuse et infecte que notre bel amour sera vite liquidé.
  
  - Admettons, murmura Francis, pas très convaincu. Mais il y a autre chose... En devenant la collaboratrice de Koniatis. vous mettez le doigt dans un engrenage et personne ne peut savoir où cela peut vous conduire.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Soyons logiques : si les R.G. veulent des informations sur Koniatis, c’est qu’il y a du louche dans ses activités privées.
  
  Monique s’esclaffa. Puis, sur ce ton acide qu’elle adoptait si facilement, elle avoua :
  
  - Cette idée m’a traversé l’esprit, figurez-vous ! Imaginez que Koniatis soit un espion à la solde d’une puissance étrangère ! Ce serait drôle, non ? En moins d’une semaine, j’aurais été engagée par deux organisations différentes ! Quel roman cela ferait !
  
  - Ne riez pas, ce sont des choses qui arrivent. Et elles finissent souvent très mal :
  
  - Je vous jure que j’y ai pensé, insista-t-elle. Quand je suis allée avec Koniatis dans cette villa de Deauville, j’ai eu la sensation qu’il y avait une ambiance trouble, un peu mystérieuse. On se serait cru dans le repaire d’une bande de conspirateurs.
  
  - Tout est possible, reconnut Coplan.
  
  - Koniatis me paraît fichtrement bien placé pour diriger un réseau, non ? Ses fonctions lui permettent de récolter des masses d’informations intéressantes, et ses voyages lui donnent une grande liberté de mouvement.
  
  Coplan enchaîna :
  
  - Sans compter qu’il connaît la musique ! Son expérience dans les hautes sphères de l’économie et de la finance lui a fait découvrir la valeur marchande d’un bon tuyau confidentiel. Cela expliquerait évidemment sa prospérité.
  
  Il y eut de nouveau un silence. C’est Coplan qui le rompit en marmonnant :
  
  - Toute réflexion faite, cette hypothèse me semble quand même hasardeuse. S’il y avait une histoire d’espionnage sous roche, les Renseignements Généraux nous auraient mis au parfum. Mieux que cela, ils nous auraient carrément abandonné toute l’affaire, puisque l’espionnage est de notre ressort et non du leur.
  
  Monique objecta :
  
  - Mais qui nous dit que les Renseignements Généraux sont dans le vrai ? Ils n’ont peut-être jamais détecté la nature exacte des activités de Koniatis.
  
  - Oui, évidemment, nul n’est infaillible et votre objection est pertinente, concéda Francis.
  
  Il se leva pour prendre congé.
  
  - Nous verrons ce que notre directeur pensera de tout cela. Quand revoyez-vous Koniatis ?
  
  - Je lui téléphone demain soir, à six heures, à son bureau de la SIDEMS. Comme je n’ai pas le téléphone, nous avons jugé plus pratique que ce soit moi qui l’appelle.
  
  - Parfait. Je m’en vais faire mon rapport à qui de droit et je vous communiquerai les décisions du patron. Je vous reverrai dès mon retour. Si d’autres détails de votre week-end vous reviennent en mémoire entre-temps, notez-les sur un papier.
  
  - D’accord, acquiesça-t-elle.
  
  Elle l’accompagna jusqu’à la porte, lui réclama un baiser d’amitié. Il s’exécuta de bonne grâce, la regarda en souriant, lui dit sur un ton malicieux :
  
  - Vous savez, je vous trouve épatante. Vous changez à vue d’œil... Dynamique, pleine d’entrain, confiante, les yeux vifs... C’est Koniatis qui vous fait cet effet-là ?
  
  - Peut-être ! lança-t-elle, désinvolte et rieuse.
  
  - Vous le trouvez toujours aussi formidable comme amant ?
  
  - Sur ce plan-la, il se pourrait que les événements vous donnent raison finalement. Pour ne rien vous cacher, et puisque ma vie intime vous intéresse à titre professionnel, je dois vous avouer que Koniatis me fait faire des progrès... et même des découvertes...
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - A Deauville, nos nuits d’amour m’ont procuré des sensations que je n’avais jamais éprouvées. Koniatis n’est pas seulement un amant plein de tact, de tendresse et de fougue virile, il a aussi de l’imagination, de la technique et... beaucoup d’intuition. Il s’y est pris d’une telle manière qu’il a réussi à me faire vibrer et à me donner le frisson suprême... C’était tellement nouveau pour moi que j’en ai eu le souffle coupé !... C’est merveilleux, ce plaisir qui jaillit subitement dans son propre corps, dans sa propre chair...
  
  - Hé bé ! laissa tomber Coplan, effaré, voilà du nouveau, en effet ! En ce qui concerne votre éducation, Koniatis me donne un fameux coup de main sans qu’il s’en doute.
  
  - En vérité, il n’est peut-être pas seul en cause. Je crois que mes dispositions ne sont plus les mêmes. Je me sens beaucoup plus heureuse depuis que j’ai un but dans la vie. Je vous l’ai dit : j’ai besoin de servir une cause, j’ai besoin d’être utile.
  
  - En tout cas, cela me fait plaisir de vous voir ainsi !
  
  
  
  
  
  Comme toutes les précédentes, cette conversation entre Coplan et sa protégée avait été enregistrée, à l’insu de la principale intéressée, bien entendu.
  
  Coplan descendit au rez-de-chaussée, prit la bande magnétique et fila en voiture à la Piscine. Mais, le Vieux étant en conférence avec des collègues de la D.S.T, et des fonctionnaires du Deuxième Bureau, il dut poireauter près d’une heure avant d’être reçu par son chef.
  
  Le Vieux paraissait soucieux.
  
  - Bonjour, Coplan, dit-il. Je m’excuse de vous avoir fait attendre, mais nous avions des mesures urgentes à prendre à la suite d’une histoire qui vient de se produire en Italie. Je n’ai d’ailleurs pas beaucoup de temps à vous consacrer... Vous m’apportez des nouvelles de notre débutante, je suppose ?
  
  - Oui, des nouvelles toutes fraîches, confirma Francis en exhibant la bande magnétique. Le week-end à Deauville a été plutôt fructueux, vous allez pouvoir en juger.
  
  Le Vieux mit son magnétophone en batterie, monta la bobine que Coplan lui avait remise, actionna la manette d’écoute.
  
  Tout en suivant d’une oreille très attentive la reproduction du dialogue, le Vieux bourra sa pipe et l’alluma.
  
  L’audition terminée, il arrêta le magnétophone et considéra Coplan d’un air perplexe.
  
  Du coin de la bouche, il articula :
  
  - Vous ne trouvez pas que ça prend une drôle de tournure ?
  
  - Oui, c’est bien mon avis.
  
  - Question boulot, la petite me paraît excellente.
  
  - Elle progresse à pas de géant, émit Francis, acide.
  
  - Elle a de la mémoire, et ses indications sont intéressantes, précises, bien étoffées, bien commentées.
  
  - Elle n’a pas les yeux dans la poche, renchérit Coplan. Et elle s’est bien débrouillée pour avoir des signalements aussi complets que possible. De plus, comme vous venez de le souligner, ses observations annexes sont aussi judicieuses que les renseignements auxquels elles se rapportent. C’est déjà presque du travail de spécialiste.
  
  - Je vais repasser la bande, décida le Vieux.
  
  Ils écoutèrent une nouvelle fois l’enregistrement. Ensuite, le silence étant revenu, le Vieux murmura :
  
  - L’offre de Koniatis pose un problème délicat.
  
  - Ce n’est pas le seul, fit remarquer Francis. Les propos étranges de Koniatis constituent également un problème.
  
  Le Vieux opina, resta un moment pensif, ôta sa pipe de sa bouche.
  
  - Je n’ai pas le temps de m’occuper de cela maintenant, dit-il. Je vais appeler Maresse et vous allez mettre les indications sur fiche pour commencer les recherches ensemble. Dans une bonne heure, je vous rejoindrai dans le bureau de Maresse et nous ferons le point.
  
  Il enfonça une des touches de son interphone, convoqua le chef de la section des archives.
  
  Ludovic Maresse s’amena quelques minutes plus tard. gé d’une cinquantaine d’années, les joues creuses, les cheveux gris, il était célèbre dans le Service pour sa mémoire d’éléphant, pour son courage à la besogne et pour son pessimisme.
  
  Le Vieux prit les devants.
  
  
  
  
  
  - Je sais que vous êtes débordé, mon pauvre Maresse, mais Coplan a besoin de vous. Tenez, prenez cette bande magnétique. Coplan vous expliquera de quoi il s’agit.
  
  
  
  
  
  Environ une heure plus tard, grâce aux machines électroniques, Maresse avait terminé ses recherches et ses vérifications. Les informations rassemblées par les trieuses électroniques étaient les suivantes :
  
  Helmut Hecker : citoyen allemand, né à Francfort, âgé de 54 ans. Docteur en sciences politiques et économiques. Conseiller du gouvernement de Bonn, administrateur de la Hansamet et de la Oostfriesische Verein, délégué consultatif à la C.E.E. Domicilié à Hambourg. Accrédité au titre de diplomate en France dans le cadre de la Communauté Économique Européenne. Domicile habituel en France : 287 avenue Niel à Paris.
  
  Hans Hermeling : citoyen allemand, né à Leipzig, âgé de 43 ans. Contrôleur administratif au ministère de l’Intérieur de la R.D.A. Voyages fréquents en France en qualité de touriste. A appartenu aux cadres économiques du Troisième Reich et a dirigé à ce titre un organisme nazi en France durant l’occupation. Les protections dont il jouit en Allemagne de l’Est sont mystérieuses, tout comme son rôle exact au sein des organismes de Pankov.
  
  Boris Gosnik : citoyen yougoslave, né à Subotica, âgé de 41 ans. A dirigé des missions commerciales en France et aux États-Unis. Formation d’ingénieur métallurgiste. Fait partie depuis trois ans, dans son pays, de la Commission Nationale de Réforme des Structures Industrielles, commission opérant sous le contrôle direct du gouvernement de Belgrade. Séjourne en France comme touriste.
  
  En lisant ces fiches, le Vieux eut une moue dubitative.
  
  - A première vue, les contacts de Koniatis avec ces trois individus n’offrent rien de bien suspect. La SIDEMS a des ramifications en Allemagne et en Yougoslavie... Par contre, les propos de Koniatis sont moins clairs. Je dirais même, à la lumière de ces renseignements, qu’ils sont inquiétants.
  
  Il dévisagea Maresse, puis Coplan.
  
  Ce dernier prononça sur un ton un peu détaché :
  
  - Nos problèmes restent les mêmes. Monique doit-elle devenir la secrétaire de Koniatis ? Devons-nous pousser nos enquêtes plus loin ? Avons-nous intérêt à gêner les activités de Koniatis ?
  
  Le Vieux hésita une seconde, puis :
  
  - Bon, je sais ce que je vais faire.
  
  Il consulta sa montre, se tourna vers Maresse :
  
  - Donnez-moi ces fiches et ces papiers, je vous les rendrai demain.
  
  S’adressant derechef à Francis :
  
  - Puisque nous avons un peu de temps devant nous, autant faire les choses proprement. J’ai l’impression que ce n’est pas le moment de commettre une boulette. Revenez me voir demain matin, à onze heures.
  
  Il décrocha le téléphone intérieur qui trônait sur le bureau de Maresse.
  
  - Rousseaux ? aboya-t-il. Il me faudrait une voiture et un chauffeur, est-ce possible ?... Oui, tout de suite... Bien, je descends.
  
  Il interpella Francis :
  
  - Je vous dépose quelque part ?
  
  - Merci, j’ai ma voiture dans la cour. Mais... peut-on savoir où vous allez ?
  
  Le Vieux riposta, bourru :
  
  - Non, ça ne regarde personne ! Je vais à la place Beauvau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Aux Renseignements Généraux, le Vieux fut reçu avec beaucoup de déférence par l’un des directeurs-adjoints, le commissaire principal Genestre, un policier d’élite âgé de 40 ans, grand et mince, au visage plutôt pâle, aux yeux méditatifs, aux gestes mesurés.
  
  - Il s’agit de votre affaire K.927, dit le Vieux en prenant place sur un siège. J’ai du nouveau à vous communiquer.
  
  - Une seconde, je demande le dossier, répondit Genestre de sa voix un peu sourde.
  
  Il décrocha son téléphone, réclama le dossier en question.
  
  Puis, d’un air assez intrigué :
  
  - Dois-je comprendre que c’est important ? Vous n’avez pas l’habitude de vous déplacer personnellement pour nous transmettre des informations.
  
  - La vérité, c’est que j’ai une décision urgente à prendre et que je n’ai pas les éléments nécessaires.
  
  On frappa à la porte. Un jeune inspecteur apportait le dossier K.927.
  
  Genestre remercia son subordonné, ouvrit le dossier, y préleva une fiche cartonnée qu’il parcourut rapidement du regard.
  
  - Ah, c’est l’affaire Koniatis, murmura-t-il. Je vous écoute, monsieur le Directeur.
  
  - Bon, je vais essayer d’être bref, commença le Vieux. Comme vous me l’avez demandé, je me suis arrangé pour infiltrer un de mes agents dans l’entourage direct de Koniatis. Pour ne rien vous cacher, cet agent est une jeune femme qui fait ses débuts chez nous. Elle entame sa période d’essai et, bien qu’elle me paraisse assez douée, elle n’a pratiquement aucune expérience. Néanmoins, elle est devenue la maîtresse de Koniatis.
  
  - Diable ! s’exclama le policier. Vous n’y allez pas de main morte.
  
  - Je ne vous le fais pas dire ! Et voici les premières informations inédites recueillies par ma collaboratrice au cours d’un week-end qu’elle vient de passer avec Koniatis à Deauville. Koniatis a rencontré là-bas les trois personnages qui sont indiqués sur cette note.
  
  Il tendit la note à Genestre en précisant :
  
  - Ces trois bonshommes ne figuraient pas sur votre récapitulatif. Les renseignements proviennent de nos archives.
  
  Le commissaire principal prit connaissance de la note. Puis, dévisageant son interlocuteur, il questionna :
  
  - Vous aviez déjà eu affaire à ces deux Allemands et à ce fonctionnaire yougoslave ?
  
  - Non, jamais.
  
  Genestre parut vaguement déconcerté.
  
  - C’est à leur sujet que vous avez un problème ? s’enquit-il.
  
  - Absolument pas. Mon problème est le suivant : Koniatis veut engager ma collaboratrice comme secrétaire privée.
  
  - Et alors ?
  
  - Eh bien, je voudrais savoir ce que vous en pensez.
  
  Le policier était franchement sidéré cette fois.
  
  - Moi ? fit-il en arquant les sourcils.
  
  Le Vieux prit son air le plus candide.
  
  - Comme je vous le disais il y a un instant, je ne suis pas en mesure de prendre une décision à bon escient, vu que je ne connais pas les dessous de l’affaire Koniatis.
  
  Genestre ne se rendait absolument pas compte que le Vieux, toujours retors, était en train de le manœuvrer.
  
  - Franchement, monsieur le Directeur, je ne vois pas en quoi mon opinion pourrait vous être utile.
  
  - C’est pourtant clair, voyons ! rétorqua le Vieux. C’est à la demande de votre département que mon service a déclenché ces investigations.
  
  - En effet.
  
  - Eh bien, vous êtes seul à savoir dans quel but ces investigations ont été ordonnées.
  
  - Euh !... oui, sans doute. Mais les enquêtes proprement dites vous incombent.
  
  - Cela va de soi. Seulement, veuillez avoir l’amabilité de m’indiquer si je dois engager ma jeune recrue dans une situation qui peut devenir extrêmement délicate, ou si vous estimez que le jeu n’en vaut pas la chandelle.
  
  Le policier commençait à piger.
  
  - En somme, articula-t-il sur ce ton voilé qui devait provenir d’une altération de ses cordes vocales, vous me demandez de vous dire le motif de nos recherches ?
  
  - Je vous demande simplement de prendre, à ma place, une décision que je suis bien incapable de prendre, faute d’éléments. Ou alors, veuillez éclairer ma lanterne.
  
  Genestre, visiblement embarrassé, plongea le nez dans son dossier, manipula quelques documents, consulta quelques notes. Sans lever les yeux, il proféra :
  
  - Vous connaissez les principes du département, monsieur le Directeur. Je ne suis pas autorisé à divulguer au sujet de Koniatis des choses... euh !... des choses qui pourraient porter atteinte à son honorabilité.
  
  - En résumé, trancha le Vieux, très sec, l’affaire n’est pas très importante et je peux considérer que mon intervention est terminée ?
  
  Le policier ne répondit pas. Le Vieux en profita pour enfoncer un peu plus le fer dans la plaie :
  
  - Soyons logiques. Si vous estimez que la moindre confidence peut faire du tort à Koniatis, je ne vais pas, moi, prendre la responsabilité de le faire espionner jusque dans son lit !
  
  Genestre opina mollement, referma son dossier.
  
  - Je vais demander l’avis de mon directeur, décida-t-il enfin. Je reviens dans un instant.
  
  Il se leva, quitta la pièce avec son dossier.
  
  Quand il revint, cinq minutes plus tard, il paraissait plus à l’aise.
  
  - Le directeur m’a donné carte blanche, annonça-t-il en reprenant place derrière son bureau. Voici de quoi il s’agit... En fait, ce sont les inspecteurs des Finances qui ont mis l’affaire en route. Vous n’ignorez pas que la rue de Rivoli a ses propres informateurs et ses propres antennes. C’est de Suisse que l’alerte est venue... Les Finances ont appris par une voie tout à fait confidentielle que Koniatis se livre à certaines opérations d’investissement de très grande envergure. Ces opérations s’effectuent avec le concours d’une banque de Zurich mais à son nom personnel. Les chiffres cités sont impressionnants. On parle de 825 millions d’anciens francs.
  
  - Crénom ! Pas loin d’un milliard ! Et cette fortune échappe à la fiscalité, J’imagine ?
  
  - Oui, forcément.
  
  - C’est la provenance de cet argent qui intéresse le gouvernement ?
  
  - Nous connaissons d’une manière très précise les indemnités que Koniatis perçoit de la SIDEMS en sa qualité de conseiller, et nous savons également ce qu’il a pu gagner au cours de sa carrière de fonctionnaire aux Affaires Économiques. Même en admettant qu’il ait pu faire fructifier son capital, nous sommes encore loin du compte, vous pensez bien.
  
  - Pardi ! De nos jours, un honnête homme ne peut pas se faire un magot d’un milliard ! Le fisc l’en empêche !...
  
  - D’après l’estimation des Finances, la fortune légale de Koniatis équilibre à peu près ce qu’il possède en France. Son appartement de Neuilly, ses meubles anciens, ses avoirs en banque, etc... Si l’argent qu’il place en Suisse lui appartient, d’où vient cet argent ?
  
  - Les informateurs suisses ne donnent aucun tuyau à ce sujet ?
  
  - Non, dit le policier. Et c’est ce qui inquiète le gouvernement. Car je m’empresse de vous signaler que la fraude fiscale n’est pas l’unique mobile des enquêtes réclamées par les autorités. Il y a une autre raison, peut-être plus grave : la crainte d’un scandale.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Jusqu’à nouvel ordre, nous ne savons pas si les 825 millions de Zurich appartiennent réellement à Koniatis. Nous ne savons pas non plus s’il ne manipule pas d’autres sommes aussi colossales sur d’autres places bancaires. Est-il intermédiaire ? S’est-il enrichi par un trafic quelconque ? Mystère... Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’éclatement d’un scandale ferait un tort immense à la France. Koniatis a représenté notre pays pendant de longues années et son nom est attaché pour bien des gens au nom même de la France.
  
  Le Vieux maugréa :
  
  - Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un trafic. Mais de quelle nature, toute la question est là... Malversations, trafic de devises, corruption, gestion de fonds pour une puissance étrangère, financement d’un réseau d’espionnage, nous avons le choix.
  
  - La détection est malaisée, compte tenu des activités internationales de Koniatis. Il a des amis partout, il représente la SIDEMS d’un bout à l’autre du monde.
  
  - Ce milliard appartient peut-être à la SIDEMS ? supputa le Vieux.
  
  - Ce n’est pas impossible, et c’est pourquoi nous devons y aller avec prudence.
  
  - En ce qui me concerne, quelle est la doctrine ?
  
  - Objectif prioritaire : éviter un scandale international.
  
  Le Vieux fronça ses sourcils broussailleux :
  
  - Vous avez bien dit : objectif prioritaire ?
  
  - Oui, les instructions du gouvernement sont formelles sur ce point. A la limite, il faudrait même protéger Koniatis.
  
  - Qu’entendez-vous par-là ?
  
  - Je vous le répète, le gouvernement attache plus d’importance à la réputation et à l’honorabilité de Koniatis qu’à l’argent qu’il a pu frauder au Trésor par des activités marginales dont les bénéfices auraient échappé à l’impôt. Par conséquent, pour parler d’une manière plus concrète, les services ministériels se proposent d’intervenir directement auprès de Koniatis pour l’empêcher de commettre des actes répréhensibles dont le prestige de la France ferait les frais.
  
  - Dans ces conditions, pourquoi n’interpellez-vous pas Koniatis ? Demandez-lui des explications, mettez-le en garde.
  
  Genestre eut un sourire indéfinissable.
  
  - Vous connaissez nos méthodes, monsieur le Directeur, murmura-t-il. Jusqu’à nouvel ordre, nous sommes censés ignorer les agissements de Koniatis en Suisse. Nous n’avons aucune preuve officielle et nous serions dans l’obligation de révéler nos sources. C’est impensable, évidemment.
  
  - Oui, bien sûr, approuva le Vieux, compréhensif, c’est toujours le même obstacle infranchissable : on ne dévoile pas un informateur.
  
  Il y eut un silence, que le policier rompit en disant :
  
  - Je pense que vous discernez un peu plus clairement à présent dans quel sens vous pouvez orienter vos investigations ? Ce qu’il nous faut, ce sont des informations ayant un caractère positif et contrôlable. Par exemple, des tractations dont il reste des traces que l’on peut exhiber. Sur une base comme celle-là, l’administration pourrait convoquer Koniatis et lui faire comprendre qu’elle est au courant.
  
  - J’ai parfaitement saisi, opina le Vieux. Et je crois que la tâche ne présente aucune difficulté majeure.
  
  Le policier enchaîna :
  
  - Surtout si votre agent devient la collaboratrice de Koniatis.
  
  - Oui, en principe cela doit aller très vite. Du fait que ma jeune recrue va se trouver mêlée aux affaires de notre homme, les résultats ne devraient pas se faire attendre. Je vous remercie.
  
  - Tenez-moi au courant au fur et à mesure de vos découvertes, insista encore Genestre. Le ministre aimerait liquider cette histoire le plus rapidement possible.
  
  - Comptez sur moi, promit le Vieux en se levant pour prendre congé.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, en fin de matinée, après avoir été informé par le Vieux, Coplan eut un entretien avec Monique.
  
  - Bonne nouvelle, lui dit-il sur un ton enjoué. Vous avez le feu vert du patron : vous pouvez accepter l’offre de Koniatis.
  
  - Bon, acquiesça-t-elle, vogue la galère.
  
  - J’ai également un supplément d’information à vous transmettre. Nous savons maintenant pourquoi les R.G. s’intéressent à votre amant. Votre mission devient nettement plus claire, par le fait.
  
  Il lui exposa l’affaire des 825 millions manipulés en Suisse par Koniatis et la position du gouvernement à cet égard.
  
  Monique comprit immédiatement de quoi il retournait.
  
  - En somme, résuma-t-elle, le gouvernement cherche une occasion de rappeler Koniatis à l’ordre, sans plus ? Ce n’est pas bien méchant. Et, dans le fond, j’aime mieux ça.
  
  - Pourquoi ? Cela vous aurait gêné de savoir que votre mission contribuait à la perte de Koniatis ?
  
  Elle hésita une fraction de seconde, puis elle murmura :
  
  - Oui... C’est un type bien.
  
  - Vous ne le considérez pas comme une canaille ?
  
  - Pas du tout !
  
  - Comme c’est curieux ! Hier, vous vous demandiez s’il ne dirigeait pas un réseau d’espionnage.
  
  Elle eut un rire impertinent.
  
  - Et alors ? fit-elle. Je suis mal placée pour décréter que les espions sont des canailles, non ?
  
  - Ma chère enfant, vous devez respecter les coutumes du Service, répliqua Francis. Les espions qui font du tort à notre pays sont des canailles. Nous, c’est différent : nous servons notre pays.
  
  - J’adore vous taquiner.
  
  - C’est idiot. Dites-moi plutôt ce que vous pensez de Koniatis à présent que vous le connaissez mieux. Je fais appel à votre intuition.
  
  - La fameuse intuition féminine ?... Eh bien, je suis profondément convaincue que Koniatis n’est pas un malhonnête homme. Par contre, il est très orgueilleux et il se croit très supérieur à la moyenne des gens. De plus, il est cynique... Je le vois très bien dans la peau de quelqu’un qui a inventé un moyen de s’enrichir sans tomber dans l’illégalité. N’oubliez pas qu’il est intelligent.
  
  Coplan émit un petit sifflement admiratif.
  
  - Vous aussi, vous êtes intelligente, dit-il. Ce portrait de Koniatis m’en bouche un coin.
  
  - Vous croyez que je me trompe ?
  
  - Non, bien au contraire ! J’ai l’impression que vous avez mis dans le mille. Et je pense que le Vieux se fait des illusions quand il s’imagine que nous allons pouvoir coincer Koniatis en deux coups de cuiller à pot. A mon avis, ce gars-là s’est fabriqué un petit racket absolument inattaquable.
  
  - On verra bien, lança-t-elle, désinvolte.
  
  - D’une manière générale, je vous recommande la prudence... Ouvrez bien vos yeux et vos oreilles, mais ne faites pas trop de zèle. N’ouvrez pas les lettres de votre nouveau patron, ne fouillez ni ses poches ni son portefeuille, n’écoutez pas aux portes, ne prenez jamais de notes, ne posez pas de questions indiscrètes. Votre arme la plus efficace, c’est le naturel. Pigé ?...
  
  - Bien, monsieur Coplan, opina-t-elle, sérieuse.
  
  - Dernière recommandation, reprit encore Francis. Au cas où vous feriez une découverte tout à fait sensationnelle pendant votre séjour à Rome, débrouillez-vous pour envoyer un message en code à la Cophysic. Par télégramme, de préférence.
  
  - J’y avais songé. Je vais emporter des traductions à terminer. Comme je change d’employeur, il est normal que j’achève les travaux que j’avais commencés pour mon patron précédent.
  
  
  
  
  
  C’est au Sully du Bois, à la porte Dauphine, que Koniatis fixa rendez-vous à Monique. Ils s’y retrouvèrent à 18 heures 30 et ils occupèrent la table qu’ils avaient occupée lors de leur tout premier rendez-vous.
  
  Koniatis était de bonne humeur.
  
  - Alors ? questionna-t-il. Quelle est ta réponse ?
  
  - Eh bien, j’accepte, déclara-t-elle.
  
  Il lui prit la main, l’étreignit avec joie et ferveur.
  
  - J’en étais sûr, murmura-t-il. D’ailleurs, j’y comptais... Je te connais beaucoup mieux que tu ne le penses, ma chérie.
  
  Il la dévisagea longuement.
  
  - Ta présence ne me quitte plus, souffla-t-il. Je pense à toi du matin au soir, et même la nuit. A tel point que je sens ce qui se passe en toi, même quand je ne suis pas avec toi... Si tu avais refusé ma proposition, je t’aurais fait changer d’avis. Comme disent les Espagnols, entre le oui et le non d’une femme, il n’y a pas la place d’une pointe d’aiguille.
  
  - Quelle présomption ! dit-elle, malicieuse.
  
  - Il y a deux femmes en toi, continua-t-il. La première est spontanée, limpide, enthousiaste et fraîche comme une enfant. L’autre, en revanche, est méfiante, ombrageuse, pleine d’arrière-pensées obscures. Et la seconde est constamment sur le qui-vive afin de tenir la première sous son joug autoritaire. Mais, Dieu merci, la première finit toujours par avoir gain de cause !
  
  - C’est bien observé, concéda-t-elle. Et, dans un sens, tu fais une bonne affaire. Tu auras deux secrétaires pour le prix d’une seule, puisqu’il y a deux femmes en moi.
  
  - Pas du tout, protesta-t-il. Je veux que la petite fille spontanée soit ma maîtresse et l’autre ma secrétaire. Dans les affaires, il est bon d’être méfiant et sur la défensive.
  
  - C’est à Rome que j’inaugure mes fonctions ?
  
  - Non, il y a un changement de programme. Je suis obligé d’aller seul à Rome. Mais je n’y resterai que 48 heures et je te rejoindrai directement en Suisse, à Genève, où tu iras seule et où tu m’attendras.
  
  - Dommage ! Je me faisais un plaisir d’aller à Rome avec toi.
  
  - Rassure-toi, il y aura une compensation. Le voyage à Rome sera remplacé par un voyage bien plus merveilleux. Je ne t’en parle pas encore parce que ce n’est pas tout à fait sûr, mais tu ne perdras pas au change, fais-moi confiance !
  
  - Où ? questionna-t-elle en prenant une expression presque câline.
  
  - Je te le dirai quand ce sera officiel. C’est une surprise que je veux te faire.
  
  Il la contempla de nouveau, et il prononça tout bas, avec une lueur de convoitise dans les yeux :
  
  - J’ai envie de toi, ma chérie, follement envie...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  En apprenant que le voyage à Rome était décommandé, le Vieux dit à Coplan :
  
  - Au point où nous en sommes, ce serait dommage de perdre le contact, vous ne trouvez pas ? Sans compter que Koniatis a peut-être jugé préférable d’aller seul en Italie pour des raisons de sécurité, sait-on jamais ?
  
  - Quelles raisons de sécurité ? fit Coplan.
  
  - Il doit peut-être avoir à Rome des contacts pour lesquels la présence de la petite le gênerait ?
  
  - Oui, c’est possible.
  
  - A votre place, je profiterais de l’occasion pour surveiller notre zèbre d’un peu plus près. De toute façon, ici, vous êtes neutralisé... Je pourrais vous confier une autre mission, mais cela me paraît prématuré.
  
  - J’avoue que les allées et venues de Koniatis m’intriguent de plus en plus, reconnut Coplan. S’il a inventé un stratagème pour gagner un milliard en quelques années, son brevet m’intéresse.
  
  - Vous n’êtes pas le seul ! jeta le Vieux, acerbe.
  
  - Je m’en doute.
  
  - A quel hôtel Koniatis doit-il descendre ?
  
  - Il a donné l’adresse du Massimo d’Azeglio à Monique.
  
  - Vous connaissez cet établissement ?
  
  - Oui, c’est un très bon hôtel. Luxueux, discret, assez important, si j’ai bonne mémoire. Il est situé dans la via Cavour.
  
  - Vous pourriez vous y installer aussi, non ?
  
  Coplan eut une moue dubitative.
  
  - Cela me paraît inutilement téméraire, émit-il. Je risque de tomber nez à nez avec Koniatis et ce n’est pas souhaitable. Imaginez qu’il s’amène un de ces prochains jours chez Monique, à la rue Raynouard, et qu’il me croise dans l’escalier.
  
  - Exact, reconnut le Vieux.
  
  - Je choisirais plutôt le Continental, qui se trouve également dans la via Cavour, pour ainsi en face du Massimo d’Azeglio.
  
  - Voyez cela avec Rousseaux et faites pour le mieux. Si vous pouviez prendre quelques photos des contacts de Koniatis, cela ferait bien dans le dossier. Comme le ministre s’intéresse personnellement à cette affaire, le prestige du Service s’en trouverait rehaussé. Ce n’est pas à dédaigner en ce moment.
  
  - Entendu... A propos, Fondane est-il disponible ?
  
  - Oui, pourquoi ? Vous voulez l’emmener ?
  
  - Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais l’avoir avec moi. Organiser des filatures dans une ville aussi animée que Rome, ce n’est pas du gâteau. A deux, on peut se relayer.
  
  - D’accord, prenez Fondane avec vous.
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, c’est-à-dire le samedi suivant, Coplan prit la Caravelle qui décolla d’Orly à neuf heures du matin.
  
  L’avion se posa un peu avant onze heures à l’aéroport de Fiumicino. Aussitôt terminées les formalités du débarquement, Francis se rendit au restaurant de l’aérogare.
  
  En attendant l’heure du déjeuner, il s’octroya un Cinzano au bar et il parcourut les journaux italiens qu’il avait achetés dans le hall d’arrivée. Ensuite, après un excellent repas arrosé de Broglio Dolce, il alla se mêler à la foule des badauds qui, à Rome comme partout ailleurs, considèrent la vie d’un aéroport comme un spectacle attachant et distrayant.
  
  A 14 heures 50, la voix douce et feutrée de la speakerine annonça l’arrivée du vol Air France AZ 333 en provenance de Paris.
  
  Quelques minutes plus tard, la Caravelle fit son apparition, roula en taxi jusqu’à son aire de stationnement et s’immobilisa, scintillante dans le clair soleil d’hiver.
  
  Antoine Koniatis fut un des premiers passagers à débarquer. Tête nue, vêtu d’un demi-saison gris à chevrons noirs, une mallette de cuir à la main, il se dirigea d’un pas rapide vers le hall, le buste bien droit, le visage impassible, très businessman d’allure, la démarche résolue.
  
  Coplan quitta aussitôt son poste d’observation.
  
  Dans le hall d’arrivée, il aperçut André Fondane, son adjoint, qui flânait d’un air désœuvré. Avec son physique de jeune premier, ses cheveux bruns, drus et bouclés, ses gestes nonchalants et sa gabardine beige négligemment jetée sur son épaule, Fondane attirait surtout les regards féminins.
  
  Au moment où Koniatis s’apprêtait à passer au contrôle douanier, il envoya un bref salut de la main à un grand gaillard mince, élégant et sportif, qui avait également fait les cent pas dans le hall.
  
  Fondane, mine de rien, progressa en direction de ce quidam tout en sortant un paquet de cigarettes.
  
  L’inconnu, les deux mains dans les poches de son pantalon, concentrait son attention sur Koniatis. De toute évidence, il était venu l’accueillir.
  
  « Sauf erreur, pensa Fondane, c’est un Allemand. Cette chevelure blonde comme les blés, ce haut front bombé, ce teint frais et rose agrémenté d’un léger hâle, c’est typique. »
  
  Il actionna son briquet à l’instant précis où il avait le bonhomme dans son champ de visée.
  
  « En voilà toujours un dans la boîte, nota Fondane avec satisfaction. Voyons la suite. »
  
  Effectivement, c’est en allemand que l’inconnu parla avec Koniatis lorsque ce dernier en eut fini avec la douane. Les deux hommes gagnèrent la sortie, s’avancèrent en bavardant vers le parking des voitures. Ils montèrent dans une Mercedes blanche, un coupé grand sport 230 SL, qui portait une plaque d’immatriculation allemande et le sigle du corps diplomatique.
  
  Fondane enregistra les numéros de la somptueuse voiture, rejoignit la Fiat 850 qu’il avait louée dès son arrivée à Rome, la veille, et se lança à la poursuite de la Mercedes.
  
  Durant les 40 kilomètres qui séparent Fiumicino de Rome, la filature ne posa aucun problème. Rien de plus repérable qu'une voiture grand sport blanche dont le prix d’achat n’est certes pas à la portée de toutes les bourses.
  
  Dans la ville même, l’entreprise devint plus délicate. Avec ses démarrages secs et foudroyants, la Mercedes gagnait facilement plusieurs longueurs entre deux feux rouges. Néanmoins, Fondane sut faire preuve d’expérience et de virtuosité. Quand la Mercedes se rangea le long du trottoir, dans la via Montebello, derrière le ministère des Finances, il la repéra et il se gara dans les parages.
  
  A pied, il revint à toute allure vers le coupé blanc et il arriva juste à temps pour voir le grand blond et Koniatis qui pénétraient dans une imposante demeure dont la façade sculptée rappelait les fastes princiers de la Ville Éternelle.
  
  En passant devant la noble bâtisse, Fondane ne fut pas peu surpris de découvrir qu’elle abritait le siège d’un organisme officiel de la République Socialiste Fédérative de Yougoslavie.
  
  Apparemment, le séjour de Koniatis à Rome n’avait rien d’une démarche secrète !
  
  Pendant plus d’une heure, le pauvre Fondane resta de faction sur ces lieux. Sans jamais quitter des yeux l’immeuble dans lequel Koniatis était entré, il erra d’un bout à l’autre de la via, l’air plus désœuvré que jamais.
  
  Enfin, toujours en compagnie du grand gars blondasse, Koniatis sortit de la demeure princière, remonta dans la Mercedes.
  
  Cette fois, le coupé grand sport se rendit à la via Cavour et stoppa devant l’hôtel Massimo d’Azeglio.
  
  Fondane se sentit tranquillisé.
  
  Sur le trottoir d’un face, Coplan baguenaudait en fumant une cigarette.
  
  
  
  
  
  Ce même samedi, vers huit heures du soir, Fondane eut un coup de veine.
  
  Il s’était installé au bar même du Massimo d’Azeglio un peu après 19 heures et il sirotait un whisky en guise d’apéritif lorsque Koniatis s’amena, seul, son demi-saison sur le bras.
  
  Il commanda un scotch, alluma une cigarette, échangea quelques banalités avec le barman, jeta un rapide regard vers les clients attablés dans la petite salle silencieuse, hésita une seconde puis décida de se hisser sur un des tabourets alignés devant le comptoir d’acajou.
  
  Ses traits légèrement tendus, sa fausse désinvolture et sa façon de fumer dénotaient une certaine fébrilité. A plusieurs reprises, il consulta sa montre-bracelet. Il était visiblement sous pression.
  
  Il quitta brusquement son tabouret en voyant deux personnages qui entraient dans le bar. Un sourire un peu forcé détendit sa physionomie.
  
  Le premier des deux arrivants n’était autre que le blond au front bombé. Le second était un homme âgé d’une bonne soixantaine d’années, de forte corpulence, au crâne chauve, à la nuque épaisse, au faciès curieusement figé. Le blond présenta Koniatis au sexagénaire chauve, et celui-ci tendit à Koniatis une main réticente, cérémonieuse, ostensiblement dénuée de cordialité et même empreinte d’une sorte de condescendance dédaigneuse, presque méprisante, que Koniatis serra avec respect.
  
  Le côté glacial de ce contact n’échappa pas à Fondane. Il vida son whisky, se leva, s’avança vers le comptoir, demanda un second whisky au barman, sortit ses cigarettes et son briquet.
  
  Le chauve à la nuque de taureau déclina sur un ton cassant l’invite de Koniatis et exprima le désir de se mettre en route immédiatement.
  
  Il s’exprimait en allemand, d’une voix râpeuse.
  
  Koniatis, empressé, presque obséquieux, donna promptement le numéro de sa chambre au barman, ramassa son manteau qu’il avait déposé sur un des tabourets, déclara aux deux Allemands qu’il était à leur disposition.
  
  Fondane alluma sa cigarette, tourna le dos aux trois hommes, exhiba son portefeuille pour régler le prix de ses deux verres de whisky.
  
  Dehors, à quelques mètres de l’hôtel, Coplan, au volant de la Fiat 850, montait la garde.
  
  Il vit Koniatis monter avec le blond et le sexagénaire chauve dans le taxi qui avait amené ces deux derniers quelques instants plus tôt.
  
  Dès que le taxi s’ébranla, Francis démarra.
  
  Dix minutes plus tard, jurant de dépit et de fureur, Coplan dut capituler. Pris dans un embouteillage à la piazza Barberini, coincé par un autobus, il vit disparaître le taxi dont le chauffeur habile et astucieux connaissait admirablement les ficelles de la circulation romaine.
  
  Penaud, il retourna à la via Cavour, rangea la Fiat et rentra à son hôtel. De sa chambre, il téléphona à Fondane qui logeait à l’Atlantico, dans la via Cavour également, à quelques pas du Continental.
  
  Fondane trouva la mésaventure de son chef plutôt plaisante.
  
  - Ne vous en faites pas, cher ami, dit-il à Coplan, si vous n’avez pas pu rencontrer la personne que vous espériez rencontrer, ce n’est que partie remise. Tôt ou tard, vous la rencontrerez, croyez-moi. Il ne s’agit sans doute que d’un malentendu... Mais je connais la personne en question et je vous assure qu’elle est de parole.
  
  - Eh bien, je vous fais confiance, soupira Francis, soulagé et réconforté.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, bien décidés à reprendre leur surveillance, Coplan et son adjoint se relayèrent pour monter la garde aux abords du Massimo d’Azeglio.
  
  Ils savaient par Monique que Koniatis avait un billet pour le vol Rome-Genève de la Swissair dont le départ avait lieu à 18 heures 20.
  
  Ce n’est qu’un peu avant midi que Koniatis quitta son hôtel. Sans pardessus ni mallette, la cigarette aux lèvres, l’allure dégagée, il resta un moment devant le porche de l’établissement, leva les yeux vers le ciel bleu où brillait un soleil plus chaud et plus vif que la veille, puis se décida à partir à pied vers Santa Maria Maggiore.
  
  Fondane, qui était assis avec Coplan dans la Fiat à ce moment-là, murmura :
  
  - J’ai l’impression qu’il se paie une petite balade de santé. Il m’a l’air bien décontracté par comparaison avec hier.
  
  - Oui, c’est exact. Il a sans doute terminé son boulot.
  
  - Je me mets dans son sillage ?
  
  - Je me...
  
  La phrase de Coplan resta en suspens. Et Fondane lâcha sur un ton effaré :
  
  - Celle-là, c’est la meilleure, non ?
  
  Ils se regardèrent, puis ils observèrent de nouveau la silhouette de Koniatis qui s’éloignait.
  
  A quinze mètres de Koniatis, un type en imperméable, un costaud aux cheveux bruns gominés, était sorti d’un porche et avait entamé une filature.
  
  - Vas-y, dit Coplan à son adjoint. Mais fais gaffe, des fois que ce zigoto aurait quelqu’un en couverture.
  
  Fondane débarqua en souplesse de la Fiat.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, Koniatis revenait à son hôtel.
  
  Fondane arriva quelques minutes plus tard, se réinstalla dans la Fiat.
  
  - Aucun doute possible, confirma-t-il. Ce zèbre en imperméable n’a pas quitté Koniatis des yeux et il n’a rien d’un novice en matière de filatures. Il en a d’ailleurs été pour ses frais, car Koniatis n’a rencontré personne. C’était un simple petit footing de relaxation.
  
  - Fâcheuse histoire, maugréa Coplan.
  
  Il mit le contact, lança le moteur, embraya. Fondane questionna :
  
  - Cela vous embête d’apprendre que nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à Koniatis ?
  
  - Oui, j’avoue que cela m’embête considérablement, grommela Francis.
  
  - Mais pourquoi ?
  
  - Parce que cela modifie de fond en comble le problème de Monique Fallain. Le petit boulot facile que le vieux lui a confié en guise de galop d’essai pourrait bien devenir une très sale histoire.
  
  - Tout ce que je peux vous dire, répéta Fondane, c’est que le gars en imperméable est un professionnel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, vers le milieu de la matinée, le Vieux convoqua Coplan pour lui annoncer que les photos prises par Fondane à Rome étaient identifiées.
  
  Exhibant les deux fiches signalétiques fraîchement établies par les Archives du Service, le directeur du SDEC récita :
  
  - Le grand blond se nomme Werner Mücker. Il a 32 ans et il est attaché commercial de la République Fédérale allemande, en poste à Rome. C’est un diplomate de la jeune école et il est connu pour ses idées favorables à l’unité européenne. On le considère à Bonn comme un technocrate d’avenir... L’autre Allemand, l’imposant bonhomme au crâne chauve, est un personnage beaucoup plus important. Il s’appelle Heinz von Lemmer, il est âgé de 64 ans et il exerce la profession de banquier à Hambourg. Mais ce Dr von Lemmer n’est pas un banquier ordinaire. Il est président de la D.B.V.
  
  - C’est quoi, la D.B.V. en question ? demanda Coplan.
  
  - L’association des grandes banques allemandes. En d’autres termes, ce personnage est en quelque sorte l’incarnation vivante de la puissance financière de l’Allemagne de Bonn. Vous savez ce que cela représente, j’imagine ?
  
  - Diantre ! Koniatis a de belles relations ! Et je comprends son attitude obséquieuse à l’égard de cette montagne de fric !
  
  - Ceci posé, reprit le Vieux, l’identification de ces deux personnages ne nous avance absolument pas. Nous ne savons toujours rien au sujet des mystérieuses tractations auxquelles se livre Koniatis. Au contraire, cela devient de plus en plus énigmatique. Depuis que les R.G. nous ont transmis l’affaire, nous avons réussi à mettre des noms sur six individus : quatre Allemands de Bonn, un Allemand de l’Est et un Yougoslave. D’autre part, la visite de Koniatis à la succursale romaine de l’Office Fédéral des Industries de Yougoslavie semble confirmer que la Yougoslavie joue un rôle dans les opérations... Personnellement, je ne vois pas ce que l’on peut déduire de ce bilan.
  
  - Il est évident que l’information décisive nous manque, reconnut Francis, songeur. C’est probablement Monique qui nous la fournira.
  
  - Oui, parlons un peu d’elle à présent. Cette histoire de filature est assez embêtante, je ne le nie pas. Mais je ne saisis pas pour quel motif vous avez tendance à dramatiser la situation. Après tout, ce lascar qui s’est mis dans le sillage de Koniatis à Rome n’est peut-être qu’un agent des services de sécurité de Bonn ? Un personnage aussi considérable que ce Dr Heinz von Lemmer emmène peut-être des anges gardiens dans ses bagages ?
  
  - C’est peut-être une hypothèse défendable, concéda Coplan, réservé.
  
  - Vous n’avez pas l’air très convaincu.
  
  - Je remarque simplement que vous choisissez l’hypothèse la plus optimiste.
  
  - Qu’est-ce qui vous inquiète ? grogna le Vieux.
  
  - J’ai pour principe de regarder les choses bien en face, articula Coplan. Nous avons la certitude que Koniatis exerce une activité marginale, clandestine, et nous savons par ailleurs qu’il y a des fortunes colossales en jeu. Or, au cours de ma carrière, j’ai remarqué que le mélange de ces deux ingrédients aboutit presque fatalement à une matière aussi explosive que de la dynamite.
  
  - Bon, et alors ?
  
  - Rien, dit Coplan, laconique. Je ne suis pas responsable des décisions du Service.
  
  - Vous voilà bien grandiloquent, maugréa le Vieux. Où voulez-vous en venir ?
  
  - Nulle part. Mais si j’étais à votre place, je retirerais illico Monique Fallain du circuit. Compte tenu de ce que nous avons appris au cours de ces quinze derniers jours, l’affaire Koniatis ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était au début. Et pour vous dire le fond de ma pensée, je trouve que ce n’est plus une affaire que l’on l’on peut confier à une gosse qui commence tout juste ses six mois d’essai.
  
  Le Vieux leva ses deux bras au ciel.
  
  - Quelle sollicitude, mon cher Coplan ! persifla-t-il. Que vous êtes admirable dans votre rôle de protecteur !
  
  - Parfait. Je n’ai rien dit.
  
  - Si, vous avez dit une sottise ! riposta le Vieux, acerbe. Cette affaire Koniatis intéresse le ministre et il ne me manque que quelques éléments pour la résoudre. J’ai réussi à glisser un pion sur l’échiquier, vous ne vous figurez tout de même pas que je vais revenir en arrière, repartir à zéro ?
  
  La mine butée, Coplan proféra :
  
  - Je n’ai rien dit. Et je vous répète que je ne suis pas responsable des décisions du Service.
  
  L’expression du Vieux se modifia et il arbora une attitude vexée. Ce n’étaient pas les paroles de Coplan qui l’offensaient et le mettaient en colère, c’était son faciès fermé, hostile.
  
  - Si je comprends bien, Coplan, vous désirez retirer votre épingle du jeu ? Vous faites allusion à mes responsabilités, mais je pourrais vous rappeler les vôtres. Si vous estimez que Mlle Fallain accomplit une mission qui l’expose à quelques dangers, prenez vos dispositions. Je n’ai jamais exigé qu’elle travaille sans filet.
  
  Coplan haussa les épaules. Sa mauvaise humeur était déjà passée.
  
  - Il y a deux semaines, dit-il, vous m’avez confié cette jeune femme en me précisant que vous teniez beaucoup à elle. C’était la toute première fois que j’assumais cette fonction de parrain et je me suis efforcé de mériter votre confiance. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que la situation a évolué et que ma protégée n’est pas encore armée pour affronter des périls que je pressens. N’est-il pas normal que je vous fasse part de mes scrupules ? Car je ne pense pas seulement à sa sécurité, remarquez. Je pense aussi au Service. Monique, inexpérimentée comme elle l’est forcément, peut nous faire du tort sans le vouloir, sans le savoir.
  
  Le Vieux grommela, amer :
  
  - Et vous croyez que je ne partage pas vos sentiments ? Mais les impératifs du Service doivent passer avant tout. Je suis prêt à vous donner toute mon aide. Vous pouvez mobiliser Fondane, Legay, Suzy Lorelli et même d’autres agents si vous pensez que c’est nécessaire. Mais l’affaire Koniatis doit suivre son cours et la petite Fallain doit continuer le travail qu’elle a commencé... Au besoin, si les...
  
  Le grésillement de l’interphone l’interrompit. Il enfonça la touche d’écoute et se pencha vers l’appareil.
  
  — Oui, j’écoute.
  
  - La rue Raynouard nous signale à l’instant que D.I. 36 vient d’arriver. Elle était seule et elle a débarqué d’un taxi.
  
  - Bien, merci, acquiesça le Vieux en coupant le contact.
  
  Il leva les yeux vers Coplan :
  
  - Vous avez entendu, Monique vient de rentrer.
  
  Coplan se leva :
  
  - Je vais aller aux nouvelles et je viendrai au rapport à trois heures.
  
  
  
  
  
  Monique était rayonnante. Comme par hasard, elle était de nouveau en slip et soutien-gorge lorsqu’elle accueillit Coplan.
  
  - J’espère que ma tenue ne vous choque pas ? fit-elle. Je n’ai qu’une envie quand je rentre chez moi, c’est de me mettre à poil.
  
  Elle vint réclamer le baiser de l’amitié, baiser auquel elle tenait beaucoup, de toute évidence.
  
  - Vous n’êtes pas très charitable, lui reprocha Francis. Si vous croyez que c’est drôle pour moi.
  
  - Bah ! Vous êtes au-dessus de ça, non ? s’exclama-t-elle, effrontée.
  
  - Je vous en prie, mettez un vêtement, ordonna-t-il, plutôt sec. Nous avons à travailler et ce n’est pas le moment de me troubler.
  
  - Je vous trouble, moi ? Menteur !...
  
  Je ne suis qu’un numéro matricule pour vous.
  
  Elle secoua ses mèches blondes, arqua d’une façon plus insolente son corps superbe que le slip noir et le soutien-gorge rendaient effroyablement sexy.
  
  Coplan, déjà passablement énervé par sa discussion avec le Vieux, serra les poings. Puis, subitement, il en eut marre. Il s’avança vers Monique, la prit dans ses bras, la souleva et la transporta sur le divan. D’un geste coléreux, il lui arracha son soutien-gorge, lui ôta son slip, lui écrasa un baiser sur la bouche et se mit à lui pétrir la chair avec une sourde violence.
  
  
  
  
  
  Cette étreinte, brutale comme un viol les laissa tous les deux pantelants.
  
  Après un interminable silence, Monique murmura :
  
  - Tu ne peux pas savoir comme j’ai attendu ce moment...
  
  - En tout cas, j’irai dire un mot aux psychanalystes du Centre de Formation, marmonna Francis. Leurs bobards sur la frigidité, je m’en souviendrai.
  
  - Tu n’es pas déçu ?
  
  Il lui empoigna les cheveux à pleines mains, lui secoua la tête avec une sorte de tendresse rude mêlée de rancune :
  
  - Est-ce que j’ai l’air d’un homme déçu ? Tu es une sacrée petite garce et j’envie Koniatis.
  
  C’est elle qui le prit dans ses bras.
  
  - Tu n’as donc rien compris ? souffla-t-elle. C’est parce que je suis amoureuse de toi que je supporte Koniatis. C’est à cause de toi que je suis heureuse.
  
  Il y eut de nouveau un long silence.
  
  Finalement, Francis se dégagea, se leva, remit de l’ordre dans sa toilette.
  
  - Habille-toi, lui dit-il. Nous avons pas mal de problèmes à régler.
  
  Un quart d’heure plus tard, elle revint dans le living. Elle avait enfilé un pantalon d’intérieur noir et un pull bleu marine à col roulé. Elle était souriante, ses yeux bleus reflétaient une lumière chaude, calme.
  
  Sans mot dire, elle prépara un plateau, deux verres et une bouteille de scotch. Elle servit le whisky, alluma une Kent, se laissa tomber dans un fauteuil, replia ses jambes sous elle.
  
  - J’ai beaucoup de choses à te raconter, prononça-t-elle, et je vais essayer de te les raconter dans l’ordre... Quand Koniatis est arrivé à Genève, il exultait. Bien entendu, il a d’abord voulu qu’on fasse l’amour. Ces deux jours de séparation l’avaient rendu fou de désir... Après, nous avons bavardé et il n’a jamais été aussi loquace, aussi expansif. Il ne m’a pas donné de détails, malheureusement, mais il m’a quand même expliqué qu’il avait remporté à Rome une des plus belles victoires de sa carrière. Il s’agissait de vaincre les résistances d’un homme très puissant, très riche, et de lui soutirer une participation financière s’élevant à plus de 500 millions d’anciens francs. Il a ajouté : « Maintenant, je n’ai plus qu’un obstacle à vaincre et j’aurai réussi le plus gros coup de ma vie. » C’est alors qu’il m’a révélé la surprise qu’il m’avait promise : nous partons dans huit jours pour l’Uruguay ! Il a deux ou trois personnes à rencontrer là-bas, et ensuite il m’offre quinze jours de vacances à Punta del Este. Soleil, plage, baignades, promenades, la grande vie dans un des plus beaux endroits de la planète !
  
  Elle se leva d’un bond souple, alla dans sa chambre, revint deux secondes plus tard.
  
  - Regarde ce qu’il ma offert ! jubila-t-elle en tendant à Coplan un bracelet en or massif dans lequel était sertie une minuscule montre entourée de brillants.
  
  Elle ajouta :
  
  - Et la montre est signée Vacheron-Constantin, tu te rends compte ! D’après ce que je sais, ça vaut dans les 800.000 anciens francs ! Avoue que c’est un chouette patron, Koniatis.
  
  Francis admirait le bijou.
  
  - C’est le cas de dire que tu as décroché la montre en or, constata-t-il. Le Vieux ne te fera sûrement jamais un cadeau pareil ! Tu regretteras Koniatis quand ta mission sera terminée.
  
  - C’est fort probable, admit-elle, souriante. Mais mon choix est fait et il est irrévocable. Si le Vieux me signe un engagement définitif au terme de mon semestre d’essai, je travaillerai toute ma vie pour lui.
  
  - Bien parlé, opina Coplan, satisfait. J’aime les gens qui ont le feu sacré pour leur boulot. Ceci dit, revenons à nos moutons...
  
  - Oui, acquiesça-t-elle en reprenant le bracelet en or.
  
  Elle se réinstalla dans son fauteuil, ajusta le bracelet autour de son poignet.
  
  - A Genève, reprit-elle, je n’ai pas seulement fait l’amour avec Koniatis, j’ai aussi travaillé. L’hôtel nous avait prêté une machine à écrire portative et j’ai tapé une série de notes dont je n’ai malheureusement pas pu prendre des copies. Koniatis a emporté les feuillets dactylographiés, les papiers carbone et les textes que j’avais sténographiés. En gros, il s’agissait de métaux rares : zirconium, béryllium, et aussi de manganèse, de zinc nigérien, de cobalt, etc... Dans ces notes, j’ai utilisé des tas de termes techniques que j’écrivais pour la toute première fois de ma vie et qui étaient du chinois pour moi : « Compensations par leasing, virements aux comptes prêt-bail, garantie d’aval unice, barèmes hors-gatt des ferro-alliages », j’en passe et des meilleures. On a beau avoir une excellente mémoire, on ne peut pas retenir tout ce charabia.
  
  - Il n’a pas mentionné à qui ces notes étaient destinées ?
  
  - Non, mais je sais qu’il a rencontré un Américain oui s’appelle Stewart Dockey, qui séjourne à Genève comme fonctionnaire des Relations Économiques Extérieure des USA et qui participe aux travaux du Kennedy Round. D’autre part, hier soir, nous avons dîné avec un certain Vanco Manic, diplomate yougoslave.
  
  - Toujours la Yougoslavie dans le circuit, marmonna Coplan, songeur. A Rome aussi, Koniatis a rencontré des Yougoslaves.
  
  - Et il part à Belgrade demain matin pour 24 heures.
  
  - Répète-moi ce qu’il t’a raconté à son retour de Rome.
  
  - Pour citer à peu près textuellement ses paroles, il m’a serrée dans ses bras en disant : « Ma Mounette chérie, tu me portes bonheur. Je viens de remporter à Rome une des plus belles victoires de ma carrière. Il me reste un seul obstacle à vaincre et j'aurai réussi le plus gros coup de ma vie. »
  
  Coplan soupira :
  
  - C’est vague et ça ne nous apprend strictement rien.
  
  - Par la suite, il m’a expliqué qu’il avait eu une discussion très serrée avec un vieux bonhomme terriblement coriace, mais qu’il était quand même parvenu à lui faire cracher un demi-milliard... Je crois bien qu’il a fait allusion à un Niagara de deutschmarks d’une solidité à toute épreuve, mais je ne sais pas si c’était en rapport avec le vieux bonhomme en question.
  
  - Je crois que oui, émit Francis. Ce vieux bonhomme a la haute main sur les banques allemandes et il dispose de capitaux fabuleux... Mais ce dernier obstacle à vaincre dont Koniatis parle, de quoi s’agit-il ?
  
  - Je l’ignore, car il n’a pas précisé. Je pense que c’est en Uruguay que la phase décisive doit se dérouler... C’est une chose assez frappante chez Koniatis : il combine toujours ses affaires et ses divertissements. En fait, c’est un homme incroyablement organisé. Ses voyages, ses rendez-vous, ses dîners, ses pourparlers, tout est bien clair dans sa tête et tout est synchronisé, chronométré, calculé au quart de poil. C’est vraiment un cerveau, cet homme.
  
  - J’en suis de plus en plus convaincu, ricana Francis.
  
  Il but une gorgée de whisky, alluma une Gitane. Monique reprit sur un ton un peu ironique :
  
  - Depuis que je vis dans l’intimité de Koniatis, mon opinion au sujet des hommes a considérablement changé. Jusqu’à présent, je n’avais qu’une estime très limitée pour le sexe masculin. Maintenant, ma foi... Je ne crois pas qu’une femme, même intelligente, pourrait égaler Koniatis.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Je ne sais pas... C’est vraiment un homme accompli. Il arrive à mener ses affaires tambour battant tout en restant désinvolte, dégagé, aimable. Il a l’esprit aiguisé, en éveil, et il conserve son humour, son esprit critique, sa fraîcheur sentimentale et sa chaleur virile. Il a des attentions presque puériles à mon égard. Ainsi, par exemple, il ne fume plus que des Kent parce que je ne fume pas d’autres cigarettes... Ce sont de petites choses, mais enfin, pour un homme qui brasse des centaines de millions, ça me paraît révélateur.
  
  - Je finirai par admirer ce type si tu continues à me faire son éloge chaque fois que tu me parles de lui ! grinça Coplan.
  
  - Si tu pouvais éprouver un rien de jalousie, mon bonheur serait complet, susurra-t-elle, une lueur espiègle dans les yeux.
  
  - C’est ça, bougonna Francis, fais ta mijaurée. Un de ces quatre matins, tu auras droit à la fessée. Je déteste les allumeuses, je te l’ai déjà dit.
  
  - Mais moi, j’adore les fessées, confessa-t-elle, narquoise.
  
  Coplan se leva, vida son verre de scotch.
  
  - Je m’en vais voir le Vieux, dit-il. Quand dois-tu le revoir, ton merveilleux amant ?
  
  - Vendredi soir... Entre-temps, je dois préparer mes affaires pour nos vacances à Punta del Este... J’ai reçu une plantureuse indemnité de mon patron. Une indemnité spéciale pour frais de représentation. Je vais pouvoir m’acheter des tas de trucs... Il veut que je sois élégante !...
  
  - Et le départ ?
  
  - Le 7, à 10 heures du matin. Nous faisons une escale de deux jours à New York. Pour affaires, évidemment.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Quand le Vieux écouta la bande magnétique sur laquelle avait été enregistrée la conversation de Coplan et de Monique, il fit une drôle de tête. Le long silence (coupé de soupirs) qui s’était établi après les premières phrases du dialogue le choqua. Il stoppa son magnétophone.
  
  - Mais, dites donc ? maugréa-t-il. Vous auriez pu faire sauter ce passage. Franchement, Coplan, vous manquez de tact et de pudeur.
  
  - Je croyais que le passage en question vous intéresserait tout particulièrement, répondit Francis, imperturbable.
  
  - Vous en avez de bonnes, vous ! ronchonna le Vieux en haussant les épaules.
  
  Il remit son magnétophone en marche.
  
  Lorsque l’audition complète fut terminée, il s’étonna :
  
  - Vous ne lui avez pas dit que Koniatis avait été pris en filature à Rome ?
  
  - Non, j’ai pensé que je ferais bien de vous consulter d’abord à ce sujet.
  
  Le Vieux se gratta la tempe.
  
  - Évidemment, fit-il, c’est une arme à double tranchant. Elle est encore un peu jeunette dans le métier pour conserver son naturel si on la met au courant. Quel est votre avis ?
  
  - Je crois qu’il serait préférable de la mettre en garde sans lui révéler toute la vérité.
  
  - C’est une bonne formule. Et rappelez-lui quelques consignes de prudence, car je crois qu’elle en a besoin. D’après ce que je viens d’entendre, elle me paraît un peu trop désinvolte, un peu trop à l’aise. On dirait presque qu’elle oublie le rôle équivoque qu’elle joue près de Koniatis.
  
  - C’est vrai qu’elle a beaucoup changé, confirma Francis, mais pas au point d’oublier sa mission. C’est son humeur qui se transforme, pas son esprit. La fille boudeuse et renfrognée est en train de devenir une fille exubérante.
  
  - Oui, j’ai noté ça, opina le Vieux. Elle n’arrête pas de dire qu’elle est heureuse. Elle vous attribue d’ailleurs ce changement.
  
  - Vous savez, tout est relatif, murmura Coplan, modeste. Moi, il y a autre chose qui m’a frappé : nous avons commis une erreur.
  
  - Une erreur ?
  
  - Oui, par omission. Nous aurions dû la gratifier d’un bidule enregistreur. Je suis persuadé que si nous avions la teneur exacte et complète des textes que Koniatis lui a dictés, cela nous aurait donné des indications qu’elle n’a pas pu saisir.
  
  Le Vieux opina derechef, songeur et silencieux. Puis :
  
  - Il faudra réparer cet oubli et la doter du matériel nécessaire. Si Koniatis se rend à Montevideo pour mettre le point final au gros coup dont il parle, nous avons une bonne chance d’apprendre le fin mot de l’histoire.
  
  - Comment envisagez-vous cette expédition en Amérique du Sud ?
  
  - Eh bien, je suis un peu pris de court. A première vue, je ne pense pas que vous ayez besoin de toute votre équipe pour assister la petite là-bas ? En combinant bien votre affaire, vous pouvez faire ce travail tout seul, non ?
  
  - Certainement.
  
  - Rousseaux vous indiquera la filière la plus directe et la plus sûre par laquelle vous pourrez éventuellement me transmettre la récolte au fur et à mesure.
  
  - Nous avons quelqu’un de bien à Montevideo ?
  
  - Oui, mais qui ne peut en aucun cas sortir de sa fonction de correspondant. C’est un homme qui commence à prendre de l’âge et qu’il faut ménager. Il se nomme Carlos Ruiz, il est courtier en pierres précieuses, il a vécu près de vingt années à Paris et il parle couramment le français. Rousseaux vous donnera le mode d’emploi.
  
  - Entendu.
  
  - Avant de convoquer Rousseaux, je voudrais encore vous dire un mot au sujet de cette affaire... Même si les circonstances vous permettent d’élucider enfin le mystère que cachent les agissements de Koniatis, continuez à le tenir à l’œil jusqu’à la fin de son séjour en Uruguay et tâchez d’en savoir davantage sur ses contacts. Le cas échéant, si le fait se reproduit là-bas, efforcez-vous de tirer au clair cette histoire de filature. C’est très important.
  
  - S’il a des ennuis, dois-je intervenir pour assurer sa protection ?
  
  - Oui, mais sans vous compromettre.
  
  - Vous tenez décidément beaucoup à faire plaisir au ministre, souligna Francis, moqueur.
  
  - Vous vous trompez, grommela le Vieux. Une autre idée m’est venue, figurez-vous. Si la chance nous sourit et si nous réussissons enfin à découvrir le racket de Koniatis, je compte exploiter la chose. Plus il sera impliqué dans une histoire illégale, plus je serai fort. Nous avons besoin d’un spécialiste de ce genre au Service.
  
  - Pas de doute, la vive admiration que Monique voue à Koniatis est contagieuse, constata Coplan. Mais je suis bien d’accord avec vous. Koniatis serait une recrue de grande valeur. Et, d'après ce que nous savons, il dispose déjà d’un excellent réseau de contacts internationaux. Vous ne perdez jamais le nord, vous !
  
  
  
  
  
  Pendant les deux jours qui suivirent, Monique passa de longues heures dans les magasins afin de constituer son trousseau de voyage, tandis que Coplan partageait son temps entre le bureau de Rousseaux - chef du département administratif du Service - et le laboratoire spécial.
  
  Koniatis, à son retour de Belgrade, fut également très occupé. En prévision des deux semaines de vacances qu’il allait s’octroyer en Uruguay, il tenait à mettre ses dossiers de la SIDEMS à jour et il travaillait le matin et l’après-midi au siège de cette société, rue de la Boétie. Ce qui ne l’empêchait pas de consacrer ses soirées et ses nuits à Monique, qui ne dormit pas une seule fois dans son appartement de la rue Raynouard.
  
  Le vendredi suivant, à trois heures de l’après-midi, Coplan monta chez sa protégée, un paquet sous le bras. Il la trouva en maillot de bain - un maillot blanc à rayures bleues, très découpé, qui soulignait la perfection de ses formes féminines et surtout la beauté, la fascinante densité charnelle de son dos largement dénudé.
  
  Pieds nus, elle évoluait entre trois grandes valises ouvertes, posées à même le sol.
  
  - Je suis obligée de me limiter à deux valises, dit-elle avec une moue contrariée. Et j’ai de quoi en remplir une demi-douzaine... Mon maillot te plaît ?
  
  - Sensationnel, émit Francis, sincère.
  
  - Koniatis m’a demandé de ne pas acheter de bikini ! s’exclama-t-elle, railleuse. Il prétend que mon corps éveille un peu trop vigoureusement la convoitise des mâles.
  
  - Il a parfaitement raison, approuva Coplan. Et je comprends qu’il soit jaloux.
  
  - En fait, il n’est pas vraiment jaloux. Il ne me questionne jamais sur la manière dont je passe mon temps quand je ne suis pas avec lui. C’est autre chose... J’ai parfois l’impression qu’il souffre quand il me voit à poil. Il passe des heures à me contempler... Il a même déjà pleuré, sans blague !...
  
  - Il pleure peut-être sur lui-même ? Il a cinquante ans et ta jeunesse éclatante lui fait mal. C’est ça, l’amour.
  
  - Suis-je vraiment si belle ? murmura-t-elle en secouant ses mèches blondes.
  
  - Quel est ton avis là-dessus ? renvoya-t-il, sarcastique.
  
  - Mon avis ? hésita-t-elle... Je n’étais pas très jolie parce que je manquais d’amour. Mais maintenant qu’il y a deux hommes dans ma vie, deux hommes que j’aime, je crois que je deviens jolie.
  
  - Changeons de disque, grogna-t-il. Je t’apporte quelques cadeaux que le Service t’offre pour tes vacances à Punta del Este. Mais, rassure-toi, ce sont des choses qui ne prendront pas beaucoup de place dans tes bagages.
  
  Il déposa son paquet sur le divan.
  
  - Je te prie de me consacrer toute ton attention, prononça-t-il d’une voix grave.
  
  Il ouvrit le paquet, en retira un collier exotique composé de boules de bois ornées de motifs péruviens.
  
  - Ce collier, expliqua-t-il, tu raconteras à Koniatis que c’est un souvenir de jeunesse, une sorte de fétiche, et que tu adores le porter. Alors, observe bien ce dessin qui rappelle une aile de papillon. Chacune des boules ornées de la sorte contient un enregistreur-miniature. Pour déclencher la mise en route, on tourne de gauche à droite la minuscule virole placée au bout de la boule. Pigé ?
  
  - Oui... Et pour stopper, on tourne dans l’autre sens ?
  
  - Exactement. Mais pour ne pas répéter un geste qui pourrait surprendre, il est préférable de laisser courir l’enregistreur jusqu’à épuisement. Le collier comporte six enregistreurs. Et comme les boules sont détachables, des recharges sont prévues en cas de besoin.
  
  - Bon, acquiesça-t-elle, attentive.
  
  - Ces lunettes de soleil ultra-modernes ne sont pas seulement destinées à protéger tes yeux. La monture d’écaille contient un appareil photographique. Et d’un simple contact à la charnière de droite, on actionne l’obturateur. L’objectif se trouve ici, juste au-dessus de la barre qui coiffe le nez, et le mécanisme est aussi totalement indécelable que silencieux. Bien entendu, nous ferons des répétitions avant le départ.
  
  Monique se saisit des lunettes, les posa sur son nez, alla se regarder dans un miroir.
  
  - Elles sont très dans le vent, dit-elle.
  
  - Et elles te vont très bien, enchaîna Francis.
  
  Puis, exhibant une pendulette de voyage logée dans un écran de cuir beige, il poursuivit :
  
  - Au cas où tu ne pourrais pas utiliser ton collier péruvien, cette pendulette qui renferme également un enregistreur fera le relais. Le poussoir de sonnerie déclenche l’enregistrement. Quant à la sonnerie, on l’actionne au moyen de ce tout petit curseur placé à l’arrière.
  
  - Je connais. On m’a enseigné l’art d’utiliser ce gadget au Centre de Formation.
  
  - Nous ferons quand même quelques séances d’entraînement, c’est plus sûr. Il y a aussi un briquet miniphot de type classique.
  
  - Et nos contacts à Montevideo ?
  
  - J’attends des informations précises à ce sujet, mais tu seras prévenue avant ton départ, n’aie aucune crainte. Comme le Vieux attache beaucoup d’importance à ce voyage en Uruguay, il supervise lui-même nos points de rencontre et nos systèmes de communication. En tout état de cause, il faudra que nous soyons prudents l’un et l’autre. Nous serons peut-être surveillés à Montevideo. Et Koniatis aussi.
  
  - Surveillés ? s’étonna-t-elle. Par qui ?
  
  - Par la police secrète du gouvernement uruguayen. Nous avons appris que deux très importantes conférences politiques et économiques vont se dérouler dans les semaines qui viennent à Montevideo et à Punta del Este. Les délégués de divers pays sont déjà à pied d’œuvre pour préparer ces conférences, et les services de sécurité sont mobilisés.
  
  - Fâcheuse coïncidence, non ?
  
  Coplan eut un sourire.
  
  - Tu retournes le problème, dit-il. C’est sans doute pour rencontrer certains de ces délégués étrangers que Koniatis se rend à Montevideo. Les affaires sont les affaires.
  
  - Je me demande bien pourquoi il m’emmène, marmonna-t-elle, un peu défrisée. Si la police locale est sur les dents, l’ambiance de nos vacances ne sera pas spécialement relax.
  
  - Je suis prêt à parier n’importe quoi que Koniatis n’a pas pris sa décision à la légère. Tu m’as dit toi-même que tu n’avais jamais rencontré un homme aussi organisé, aussi calculateur que lui. Alors, réfléchis... Ces vacances à Punta del Este avec une jolie fille, quel alibi !
  
  Monique resta pensive un moment, puis son rire juvénile jaillit.
  
  - C’est un fin renard, ce Koniatis ! lança-t-elle. Même quand je ne suis que sa maîtresse, je travaille encore pour lui !
  
  Coplan s’empressa de mettre les choses au point :
  
  - Il s’agira surtout de travailler pour nous. Le Vieux compte sur toi pour obtenir un succès décisif. A toi de te débrouiller, mais il faut à tout prix que tu profites de ce séjour en Amérique du Sud pour découvrir une fois pour toutes ce que cache exactement le business clandestin de ton amant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  C’est le 10 février, à midi, que Coplan descendit du Boeing qui venait de se poser à Carrasco, l’aéroport de Montevideo.
  
  La veille, à 22 heures 35, il avait quitté un Paris froid, pluvieux, prisonnier d’un hiver déprimant, et il débarquait sans transition au cœur d’un été flamboyant, éclaboussé de couleurs vives sous un vaste ciel d’un bleu vertigineux.
  
  Une demi-heure plus tard, un taxi le déposait devant l’hôtel Columbia, un palace moderne de huit étages dont la silhouette élégante se dressait au bord même du Rio de la Plata, à la Rambla Francia.
  
  Il prit possession de la chambre qui lui avait été réservée et qui était située au troisième étage, du côté postérieur, avec une vue admirable sur la côte.
  
  Après avoir fait un brin de toilette et changé de costume, il quitta l’hôtel et il s’en alla à pied vers l’Avenida 18 de Julio, l’artère la plus vivante de la ville.
  
  Quelques années plus tôt, il avait fait un bref séjour dans la capitale de l’Uruguay au cours d’une mission de routine et il avait conservé un excellent souvenir de cette superbe cité de plus d’un million d’habitants, très animée, aérée, pleine de contrastes. En traversant la Plaza Libertad, il fut de nouveau visité par cette sensation d’équilibre et d’harmonie qu’il avait si vivement éprouvée lors de son séjour précédent. Certes, avec ses buildings, ses banques et les grands immeubles de son centre d’affaires, Montevideo est bien une cité du vingtième siècle ; cependant, ses édifices publics, ses jardins spacieux ornés de palmiers, ses églises espagnoles et ses innombrables plages dorées lui conservent une douceur très particulière, un charme un peu désuet qui n’est pas sans rappeler les belles époques d’autrefois. Les habitants eux-mêmes, favorisés par un climat privilégié, ont gardé une bonhomie aimable, une aisance souriante et une facilité de vivre qui frappent d’emblée le voyageur étranger.
  
  Cette fusion paisible d’un passé tranquille et d’un présent plus turbulent se remarque d’ailleurs jusque dans certains détails : dans les rues de Montevideo, les plus récentes voitures américaines circulent côte à côte avec des automobiles qui datent de vingt ou trente ans ! Le touriste, assez effaré, admire de vénérables « teufs-teufs » bien briqués, bien pomponnés, qui sillonnent les rues et les routes avec une dignité cocasse.
  
  Les Uruguayens - qui ont toujours eu l’art d’apprécier l’existence - sont aussi des mécaniciens avertis, d’une ingéniosité à toute épreuve.
  
  Délaissant l’Avenida 18 de Julio, Coplan bifurqua sur la gauche pour enfiler la rue Yaguaron, une interminable voie qui conduisait jusqu’à l’imposant Palacio Législative. Mais il tourna très vite à droite pour s’engager dans une petite avenue vieillotte, l’Avenida Del Rey, et il pénétra dans un immeuble bourgeois dont l’entrée cochère restait ouverte en permanence.
  
  Il grimpa les marches d’un vénérable escalier de bois, arriva au troisième étage, donna trois coups de sonnette - un long et deux brefs - à la porte palière.
  
  L’huis s’ouvrit, et Francis reconnut instantanément Carlos Ruiz tel qu’on le lui avait décrit à Paris. C’était un homme d’une bonne soixantaine d’années, petit et corpulent, au teint sombre, au visage raviné, aux yeux noisette.
  
  En guise de préambule, Coplan s’informa :
  
  - Monsieur Carlos Ruiz ?
  
  - Oui, c’est moi, répondit le sexagénaire en souriant.
  
  D’un geste amical, il fit signe au visiteur d’entrer, referma posément la porte, donna un tour de verrou.
  
  - Monsieur Coplan, je présume ? prononça-t-il en montrant le chemin de l’appartement.
  
  - Oui.
  
  - Vous êtes un homme ponctuel, à ce que je vois. J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
  - Un voyage sans histoire.
  
  Carlos Ruiz introduisit Francis dans un petit salon rectangulaire dont la décoration évoquait la mode 1900. Meubles d’acajou, fauteuils et canapés recouverts de velours cramoisi, guéridons tarabiscotés, potiches, napperons à dentelles, bibelots disparates, le tout ayant une allure vieille province française assez surprenante.
  
  - Mon mobilier est un peu vieux jeu, dit l’Uruguayen, mais j’y tiens beaucoup. Je suis veuf depuis quatre ans et ces meubles me rappellent ma pauvre femme. Elle était Toulousaine, figurez-vous. Et tout ce que vous voyez dans cette pièce se trouvait dans la maison de ses parents, à Toulouse, lorsque j’ai demandé sa main à son père... Asseyez-vous, je vous en prie... Comment va ce cher M. Pascal ?
  
  - Toujours en pleine forme, sauf quand il souffre de ses rhumatismes. Il vous fait toutes ses amitiés, bien entendu.
  
  - Je vous remercie, opina Carlos Ruiz.
  
  Il regarda Coplan d’un œil un peu rêveur, murmura en souriant de nouveau :
  
  - Je me sens bien nostalgique quand je pense que vous arrivez directement de Paris. J’aimerais tant y retourner au moins une fois avant de quitter ce monde.
  
  - De nos jours, avec les jets, ce désir n’est pas tellement difficile à satisfaire, fit remarquer Coplan.
  
  L’Uruguayen, se frottant le bout du pouce et le bout de l’index, fit comprendre que c’était une question d’argent.
  
  - A mon âge, fit-il, on doit être très économe. Les affaires ne sont plus ce qu’elles étaient autrefois, la vie est chère, le pays s’appauvrit et notre peso perd constamment de sa valeur.
  
  Il haussa les épaules, s’exclama sur un ton enjoué :
  
  - Heureusement, je suis riche de mes souvenirs ! Et ce capital-là, personne ne peut le dévaluer ! Mais vous n’êtes pas venu à Montevideo pour écouter les doléances d’un vieux bonhomme, n’est-ce pas ? Vous êtes sans doute impatient d’avoir des nouvelles de Mlle Fallain ?
  
  - En effet.
  
  - Elle est passée ici en coup de vent, hier, à 18 heures, et elle m’a laissé pour vous un petit paquet que je vais vous remettre. Elle m’a prié de vous dire qu’elle était descendue au Victoria mais qu’elle n’y resterait qu’une nuit. D’autre part, elle ne connaissait pas encore le lieu exact où elle s’installerait pour ses vacances à Punta del Este. Elle me fera signe dès qu’elle sera fixée à ce sujet... Je vais chercher les choses que j’ai pour vous.
  
  Il quitta le petit salon triste, revint un instant plus tard avec un colis enveloppé de papier brun et ficelé, et un paquet plus petit.
  
  - Voici ce que Mlle Fallain m’a confié, dit-il en tendant à Francis le petit paquet.
  
  Puis, montrant le colis qui avait à peu près les dimensions d’une boîte à chaussures, il expliqua :
  
  - Ceci, c’est notre ami M. Vouly qui me l’a apporté avant-hier à votre intention.
  
  Coplan ouvrit d’abord le petit paquet. Il en retira une boîte de cigarettes Kent qui contenait un minuscule étui en plastique noir et une capsule non moins minuscule en métal chromé. Le second colis, qui était effectivement une boîte à chaussures, renfermait un coffret cubique en bakélite, une petite boîte en carton et un pistolet Beretta modèle Vest-pocket à crosse caoutchoutée, calibre 6.35.
  
  Sans sourciller, Francis commença par empocher le plus naturellement du monde, le Beretta. Puis, levant vers Carlos Ruiz un regard calme, il s’enquit :
  
  - Puis-je opérer dans cette pièce, ici ? Je voudrais écouter un message enregistré sur fil magnétique.
  
  - Vous êtes absolument en sécurité ici, assura l’Uruguayen.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan.
  
  Il retira du coffret cubique un magnétophone spécial sur lequel il monta en un tournemain le fil magnétique extrait de l’étui en plastique noir. Ensuite, ayant inséré dans son oreille droite la pastille d’écoute du magnétophone, il mit l’appareil-miniature en marche.
  
  La voie de Monique, faible et déformée mais absolument intelligible cependant, vibra contre son tympan.
  
  
  
  « D.I. 36 à F.X. 18. New York. Hôtel Belmont, chambre 322, le 8 à 19 heures... Jason doit rencontrer ici, seul, Sam Kaubel. J’irai me balader, mais je placerai mon bidule en batterie. Jason pas content. Obstacle plus gros que prévu et atmosphère orageuse, stop... "
  
  
  
  Cette entrée en matière fut suivie d’un long silence, puis l’enregistrement reproduisit un dialogue en anglais. On pouvait aisément identifier la voix sèche de Koniatis (désigné par le nom de Jason, selon la convention adoptée à Paris) et la voix épouvantablement nasillarde du nommé Sam Kaubel, qui devait être un Américain cent pour cent à en juger par sa façon de s’exprimer.
  
  Cette conversation, âpre et mordante, concernait principalement un certain Russel Bornstein qui n’avait pas tenu parole et dont la défection semblait mettre Koniatis dans une fureur évidente. D’après les propos de Kaubel, le revirement de ce Bornstein était une manœuvre concertée, un chantage qui avait pour but de rogner le
  
  
  
  bénéfice que Koniatis comptait retirer des accords devant être définitivement conclus à Punta del Este.
  
  Un passage, entre autres, retint l’attention de Coplan. Dans sa colère, Koniatis avait jeté à la face de son interlocuteur :
  
  
  
  « Si Bornstein espère m’intimider, il se trompe. Je le mettrai au pied du mur et je l’obligerai à me signer les licences. Il oublie sans doute que je suis en possession de sa lettre d’intention et que les banquiers de Bonn en ont une copie ?... C’est Bornstein lui-même qui m’a proposé l’affaire à Berlin ! Qu’il ne vienne pas me dire maintenant qu’elle est irréalisable, puisque Pankov et Belgrade sont d’accord ! »
  
  
  
  La suite de la discussion était moins révélatrice. Le nommé Kaubel, sarcastique, avait l’air de ne pas vouloir se mouiller mais il recommandait néanmoins à Koniatis de mettre de l’eau dans son vin et d’accepter un petit sacrifice.
  
  Certains passages de l’enregistrement étaient faibles, à peine audibles, ce qui indiquait que les deux hommes s’éloignaient parfois de la pendulette-enregistreuse. Finalement, Koniatis proposa d’aller voir immédiatement un nommé Steinert... et ce fut le silence.
  
  Coplan arrêta le magnétophone, demanda à Carlos Ruiz :
  
  - Pourriez-vous me donner de quoi écrire ?
  
  - Certainement, dit l’Uruguayen.
  
  Il se leva, prit dans le tiroir d’une petite table un bloc de papier à lettres et un stylo-bille.
  
  Coplan fit revenir la bobine du magnétophone à zéro, régla l’appareil sur le débit le plus lent, écouta une seconde fois l’enregistrement tout en prenant des notes au vol, surtout les passages instructifs et les noms mentionnés au cours de la conversation.
  
  Cette fois, il commençait à y voir un peu plus clair dans le business de Koniatis. Dans le cas présent, il s’agissait d’un marché conclu entre l’Allemagne Fédérale, d’une part, et l’Allemagne de l’Est associée à la Yougoslavie, d’autre part. La plaque tournante de la négociation était un groupe d’Américains, groupe représenté par Sam Kaubel, par Russel Bornstein et par le nommé Steinert. Quant au fric, il provenait très vraisemblablement des banquiers de Bonn.
  
  L’intérêt indéniable de ces informations captées grâce à la présence d’esprit de Monique incita aussitôt Coplan a prendre les dispositions requises afin d’assurer l’acheminement de cette marchandise vers le Service.
  
  Après avoir replacé le fil magnétique dans son étui, Francis remit l’étui à Carlos Ruiz.
  
  - Vous demanderez à M. Vouly d’expédier ceci à Paris dans le plus bref délai et dans les meilleures conditions.
  
  - Très bien.
  
  - La même chose pour cette capsule.
  
  - Entendu.
  
  - Quand comptez-vous revoir notre ami Vouly ?
  
  - C’est à moi de lui faire signe. Nous avons tout un système de contacts ; je pourrai sans doute lui transmettre ces objets dans les 48 heures.
  
  - Vous a-t-il parlé du problème de Punta del Este pour moi ?
  
  - En fait, il n’y a pas de problème. Je suis propriétaire d’un modeste appartement, au premier étage d’une maison qui se trouve au bout de la calle 23, à deux pas de la Plaza Mansa.
  
  - A Punta del Este ?
  
  - Oui, naturellement. Vous ne connaissez pas Punta del Este ?
  
  - Je n’y ai passé que quelques heures, il y a de cela plusieurs années. C’était encore l’époque du festival de cinéma.
  
  - Je vais vous dessiner un croquis.
  
  Coplan lui restitua le bloc de papier à lettres et le stylo-bille. Carlos Ruiz traça rapidement la topographie de la célèbre station balnéaire.
  
  - Voici la pointe extrême du cap, c’est-à-dire la place de Grande-Bretagne, commenta-t-il. Et voici l’avenue principale, l’avenida Gorlero... La calle 23 commence juste avant la Plaza Mansa. Vous prenez à droite, vers la plage, et c’est la toute dernière maison de cette rue. Du balcon de l’appartement, vous avez une vue sur le port et sur les installations du Yacht-Club.
  
  - Qui occupe cet appartement ?
  
  - Personne. Je l’avais acheté il y a une quinzaine d’années pour y installer ma fille. Mais mon gendre, avec lequel je ne m’entends plus, à préféré s’expatrier et ils vivent à Buenos-Aires. J’ai conservé l’appartement en me disant que c’était une façon comme une autre de placer mon argent, mais je ne le loue pas. J’y vais de temps en temps, en période creuse.
  
  - Je serai donc seul et je disposerai de toute ma liberté ?
  
  - Assurément.
  
  - Quel est le numéro de la maison ?
  
  - Le numéro 1... Je vais vous remettre un mot pour la locataire principale. Elle vous confiera la clé. C’est une personne très serviable qui tient un bar à la plage. Elle est âgée de 48 ans et elle est très discrète.
  
  - Ma foi, tout s’arrange comme sur des roulettes, constata Francis. Je ne sais pas si M. Vouly vous a mis au courant, mais j’ai une petite somme à vous remettre de la part de M. Pascal, à titre de dédommagement pour votre collaboration. Voulez-vous cet argent en pesos ou en dollars ?
  
  La réponse de l’Uruguayen partit comme une fusée :
  
  - En dollars, bien entendu !
  
  - Je vous apporterai cela lors de ma prochaine visite.
  
  - Merci d’avance. Mais M. Pascal n’aurait pas dû envisager ce... cette prime. Je suis si heureux de servir la France.
  
  - Vous êtes gentil, merci. Toutefois, comme cette histoire sort du cadre habituel de votre collaboration, c’est bien normal.
  
  - Ne pouvez-vous pas me...
  
  Le sexagénaire hésita, puis continua :
  
  - ... me donner quelques éclaircissements au sujet de l’affaire qui nous occupe ? En général, le Service m’explique le travail auquel je participe. C’est parfois très utile, n’est-ce pas ? Évidemment, s’il s’agit d’une opération secrète, je n’insiste pas.
  
  - En l’occurrence, rien de secret, proféra Coplan. Mlle Fallain est une débutante qui vient d’être engagée par le Vieux... je veux dire, par M. Pascal. Elle a commencé sa période d’essai il y a trois semaines et mon rôle consiste à l’aider si elle a des difficultés. Pour le moment, elle surveille un de mes compatriotes dont les activités nous intriguent. Je précise qu’elle est devenue la maîtresse du bonhomme en question.
  
  - Et lui, le bonhomme, que fait-il à Montevideo ?
  
  - C’est ce que nous espérons découvrir incessamment.
  
  - Quelle est sa profession ?
  
  - C’est un spécialiste dans le domaine des achats de matières premières et de métaux rares.
  
  - Tiens ! Je ne vois pas ce que l’Uruguay vient faire là-dedans.
  
  - Nous croyons que notre suspect doit rencontrer ici des gens qui préparent la conférence économique de l’Amérique Latine.
  
  - Ah, j’y suis, opina l’Uruguayen. Eh bien, je vous souhaite bonne chance. Je vais rédiger le mot pour mon appartement.
  
  Il écrivit quelques phrases sur le bloc de papier à lettres, détacha le feuillet, le plia en quatre, indiqua au dos de la feuille le nom de la destinataire : Señora Flora Marquez.
  
  Puis, ayant remis le papier à Coplan, il ajouta en guise de conclusion :
  
  - Dès que Mlle Fallain m’aura donné de ses nouvelles, je vous téléphonerai au Columbia comme convenu.
  
  - D’accord... Entre-temps, puisque j’ai des loisirs, je vais visiter votre belle capitale.
  
  - Contentez-vous de vous promener, murmura Ruiz en souriant. Il n’y a rigoureusement rien à voir à Montevideo.
  
  Coplan rangea le magnétophone dans la boîte à chaussures, prit la petite boîte en carton qui s’y trouvait, la tendit à Ruiz :
  
  - Voici des munitions pour Mlle Fallain.
  
  - Des munitions ?
  
  - Façon de parler. Ce sont des recharges pour les divers appareils miniaturisés que le Service lui a confiés pour cette mission. Elle sait que vous tenez ce matériel à sa disposition et elle vous réclamera ces recharges au fur et à mesure de ses besoins.
  
  - Très bien.
  
  - Je vous confie également ce magnétophone. Je me permettrai de venir ici quand j’aurai des enregistrements à écouter.
  
  - Vous êtes ici chez vous, assura Ruiz.
  
  - Je suppose que vous avez prévu un endroit discret pour cacher ce matériel ?
  
  - Oui, n’ayez crainte, il y a longtemps que je me suis organisé pour camoufler tout ce qui se rapporte à mon activité pour M. Pascal.
  
  Coplan se leva pour prendre congé.
  
  - Du train où vont les choses, dit-il à l’Uruguayen, je crois que je ne vous importunerai pas bien longtemps. La mission de Mlle Fallain est pratiquement terminée.
  
  - Mais vous ne m’importunez pas du tout ! protesta Ruiz. Je ne regrette qu’une chose, c’est que M. Pascal ne fasse pas plus souvent appel à ma collaboration. J’ai toujours été très actif au cours de ma vie, et l’oisiveté ne me convient pas.
  
  - Vous êtes courtier en pierres précieuses, m’a dit M. Pascal.
  
  - Oh, je ne travaille pour ainsi dire plus. La concurrence est devenue trop forte. Un petit courtier de mon espèce ne peut pas lutter contre les grosses sociétés américaines qui ont mis la main sur le marché.
  
  Et je ne suis plus assez jeune pour me reconvertir... Mais bah ! Je ne suis pas à plaindre ! Riche ou pauvre, jeune ou vieux, c’est en soi-même qu’il faut chercher le bonheur et la paix.
  
  - Tout à fait de votre avis, approuva Francis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Carlos Ruiz n’avait pas menti : il n’y avait rien à voir à Montevideo.
  
  En dehors des dalles de marbre du Palacio Legislativo, et des bœufs en bronze de la « Carreta » - un monument dû au sculpteur José Belloni, une gloire locale - la ville n’offrait absolument rien aux touristes, sinon son charme, ses ravissants jardins publics, son ciel admirable, son soleil et ses plages.
  
  Coplan apprécia cette absence de curiosités touristiques.
  
  Après avoir transposé en code les notes qu’il avait prises en écoutant l’enregistrement capté à New York par Monique, il envoya au Vieux ce rapport chiffré (sous la forme d’une simple lettre-avion, adressée à Mme Francis Coplan, 172 bis, rue Raynouard, Paris 16ème) et il consacra le reste de son temps à lézarder sur le sable blond de la Playa Pocitos.
  
  C’est le dimanche matin que Carlos Ruiz lui téléphona au Columbia, à l’heure convenue, pour lui annoncer qu’il avait quelques échantillons à lui soumettre.
  
  Francis se rendit immédiatement au domicile de l’Uruguayen.
  
  - Mlle Fallain m’a apporté ce message, dit Ruiz.
  
  Coplan décacheta l’enveloppe que le sexagénaire venait de lui donner.
  
  C’était un bref billet griffonné en vitesse par Monique.
  
  « Jason a loué un bungalow à l’ouest de Punta Ballena. La bicoque se nomme Flor del Potrero. D’après la photo qui nous a été montrée à l’agence de location, il s’agit d’une sorte de petit cottage blanc avec un toit de tuiles rouges et un arrière-plan boisé. C’est à 2 kilomètres de l’aéroport de P. del E. Nous devons nous installer là dès demain matin. Des précisions suivront dès que possible. Le baromètre descend vers la tempête et Jason est de plus en plus mécontent. Il parle de jouer quitte ou double. Nos vacances dans ce pays paraissent compromises, car si l’affaire craque nous partons nous reposer en Californie. »
  
  En lisant ces lignes, le visage de Coplan s’était un peu assombri. Carlos Ruiz, qui l’observait, murmura :
  
  - Les nouvelles ne sont pas mauvaises, j’espère ?
  
  - Oui et non, répondit Francis, rêveur. Mlle Fallain m’annonce que son séjour en Uruguay risque d’être écourté. La chose n’est guère importante en soi ; mais ce qui me contrarie, c’est la perspective de ne pas obtenir les informations que nous espérions bien recueillir ici.
  
  - Mlle Fallain n’avait pas du tout l’air pessimiste.
  
  - A-t-elle emporté des recharges pour ses appareils ?
  
  - Oui.
  
  - C’est bon signe. Mais elle ne se rend sans doute pas compte des complications que cela va entraîner pour le Service si elle n’arrive pas à recueillir les renseignements qui nous manquent encore pour mettre le point final à sa mission.
  
  - A la voir, on ne croirait jamais qu’elle travaille pour M. Pascal.
  
  - Ah, pourquoi cela ? fit Coplan en regardant l’Uruguayen.
  
  - C'est une très jolie fille.
  
  - Mais M. Pascal compte toute une série de jolies filles parmi ses effectifs féminins ! s’exclama Coplan en riant.
  
  - Je veux dire que Mlle Fallain paraît si insouciante, si... si dégagée. Ce métier a l’air de l’amuser beaucoup.
  
  - C’est un fait qu’elle n’a rien de la mystérieuse femme fatale, de la vamp telle qu’elle figure au répertoire classique du Renseignement de papa ! Heureusement d’ailleurs !
  
  - Elle portait une robe blanche très courte et très moulante... Un régal pour les yeux, j’en conviens, mais ainsi vêtue, elle ne passe pas inaperçue.
  
  Coplan dévisagea derechef son interlocuteur.
  
  - Si je comprends bien, vous la trouvez un peu trop voyante ?
  
  - Euh!... N’est-ce pas dangereux dans notre métier ?
  
  - Rassurez-vous, son rôle ne l’oblige pas à être discrète, bien au contraire. Officiellement, elle incarne la jeune fille moderne qui ne craint pas d’accorder ses faveurs à un homme riche, beaucoup plus âgé qu’elle et qui lui permet de mener la belle vie... C’est devenu très courant.
  
  - A ce point de vue-là, j’avoue que c’est réussi, reconnut Ruiz. Au premier coup d’œil, on devine que les anciens principes de moralité ne l’intéressent pas plus que l’opinion d’autrui. Chez nous, les jeunes femmes ne sont pas encore aussi libres, aussi émancipées.
  
  - Mais cela viendra, vous verrez ! affirma Francis en souriant.
  
  Puis, revenant aux choses sérieuses, il s’enquit :
  
  - Vous connaissez cet endroit : Punta Ballena ?
  
  - Évidemment.
  
  - Vous serait-il possible de m’accompagner à Punta del Este dans le courant de
  
  l’après-midi ?
  
  - Certainement, quand vous voudrez.
  
  - J’ai l’intention de louer une voiture.
  
  Nous ferons d’une pierre deux coups : vous me conduirez à votre appartement et vous m’aiderez à me familiariser avec les divers points stratégiques de Punta del Este.
  
  - Avec plaisir. Mais comme j’ai une voiture, vous n’êtes pas obligé d’en louer une. Bien qu’elle ne soit plus bien jeune, ma Ford tient parfaitement le coup.
  
  Coplan hésita une seconde.
  
  - Non, décida-t-il, je préfère en louer une. Je serai sans doute appelé à faire la navette entre Punta del Este et Montevideo, et cela me sera plus facile si je dispose de toute mon autonomie. A quelle heure puis-je venir vous chercher ?
  
  - C’est à votre convenance, je suis tout à fait libre.
  
  - Disons à 18 heures ?
  
  - D’accord. Mais si cela ne vous fait rien, je me trouverai à 18 heures à la Plaza Independencia et vous me cueillerez au passage. Je me tiendrai près des parkings, du côté opposé au Victoria.
  
  - Si vous voulez, acquiesça Francis.
  
  - Je dis cela par souci de prudence, vous comprenez. Dans une petite avenue tranquille comme la mienne, les allées et venues se remarquent.
  
  - Vous avez cent fois raison... Ah ! j’y pense, voici le petit cadeau de M. Pascal.
  
  Coplan remit à l’Uruguayen une enveloppe cachetée, gentiment gonflée.
  
  
  
  
  
  La Studebaker grise louée par Coplan avait neuf ans d’âge. Avec sa lourde calandre chromée et ses énormes ailerons à l’arrière, elle avait été jadis à la pointe de l’élégance et du faste en matière de carrosseries aérodynamiques ; mais, présentement, elle faisait aussi démodé qu’un monstre antédiluvien.
  
  Heureusement, le spectacle d’un tel véhicule est chose courante à Montevideo et le moteur de la voiture avait conservé un punch admirable.
  
  Les 150 kilomètres qui séparent Punta del Este de la capitale furent couverts en deux bonnes heures, malgré l’encombrement dominical de l’autoroute.
  
  A Punta del Este, Carlos Ruiz s’occupa personnellement de récupérer la clé de son appartement, ce qui dispensa Francis d’entrer en contact avec la señora Flora Marquez, locataire principale de l’immeuble.
  
  Ce premier problème réglé, Ruiz fit faire à son compagnon une visite automobile complète de la station balnéaire. Il lui signala les quartiers importants de la localité, les endroits à la mode, les hôtels les plus chics, le golf, les plages et le Grand Casino où devait se tenir incessamment la fameuse Conférence Latino-Américaine qui allait réunir (en présence du Président des Etats-Unis) une vingtaine de chefs d’État de l’Amérique du Sud.
  
  Il faisait un temps paradisiaque. Dans un ciel bleu d’une pureté inimaginable, le soleil ardent triomphait. La lumière était éblouissante, la mer vibrait comme un miroir céruléen, une brise légère ventilait la côte et dissipait la chaleur qui sans cela eût été torride.
  
  Une foule de baigneurs et de baigneuses s’ébattaient joyeusement dans la frange écumeuse des vagues qui mordillaient le sable doré.
  
  Après ce tour de ville, ils prirent la route de l’Ouest, en direction de la playa de Portezuelo qui borde la vaste baie jusqu’à la pointe de Punta Ballena.
  
  Ils dépassèrent un certain nombre d’hôtels et d’hostelleries pour villégiateurs fortunés, abordèrent une bourgade constituée de villas et de bungalows modernes.
  
  - Tournez à droite, indiqua enfin Ruiz. D’après son nom, le cottage signalé par Mlle Fallain doit se trouver dans les parages de l’arroyo...
  
  Ils coupèrent quelques voies secondaires, retombèrent dans une route plus importante.
  
  - Ne roulez pas trop vite, recommanda l’Uruguayen. Les bungalows de location s’échelonnent le long de cette route...
  
  Trois minutes plus tard, il s’exclama :
  
  - Voilà, c’est marqué sur la pancarte : Flor del Potrero.
  
  Coplan jeta un coup d’œil. A environ vingt mètres en retrait de la route, la maisonnette au toit de tuiles rouges se dressait au bout d’une petite allée carrossable. Le bungalow n’était pas important mais il paraissait bien entretenu. Des fauteuils et des parasols avaient été installés sur la terrasse exposée à l’est. Quatre voitures stationnaient autour de la bicoque. Au nord, le petit bois dont Monique avait parlé n’était guère qu’un boqueteau de buissons rachitiques.
  
  Carlos Ruiz fit remarquer :
  
  - La maison a été bien choisie. Elle se prête merveilleusement aux rencontres discrètes. C’est la plus solitaire de l’endroit.
  
  Et il s’exclama aussitôt après :
  
  - Tenez, voilà Mlle Fallain ! En petite tenue, au soleil.
  
  - Oui, c’est elle, confirma Francis. Et le bonhomme en short, qui est debout près du parasol, c’est notre suspect.
  
  Coplan appuya sur la pédale de l’accélérateur. Il en avait vu assez, et il savait ce qu’il voulait savoir.
  
  Ils filèrent vers Montevideo.
  
  
  
  
  
  La journée du lendemain se passa sans le moindre événement. Coplan ne quitta guère son hôtel que pour aller acheter des journaux. Il déjeuna et dîna à deux pas du Columbia, au restaurant Del Aguila, établissement favori des gourmets de Montevideo.
  
  Le mardi fut également une journée totalement négative. Et le mercredi, histoire de passer le temps, Francis décida de retourner à Punta del Este.
  
  Sa montre-bracelet marquait 17 heures 25 lorsqu’il arriva devant la maison où se trouvait l’appartement de Carlos Ruiz, au bout de la calle 23.
  
  Au moment précis où il descendait de son imposante Studebaker, une silhouette blanche s’élança vers lui et la voix enjouée de Monique s’écria :
  
  - Francis ! Quelle chance, j’allais partir !
  
  Heureuse, impétueuse, les cheveux dans la figure, elle se jeta comme une gamine dans les bras de Coplan, l’embrassa sur la bouche.
  
  Il se dégagea, vaguement agacé.
  
  - Tu es folle, non ? gronda-t-il tout bas. Qu’est-ce que tu fabriques ici ? C’est bien la peine de combiner tant d’histoires pour éviter les contacts directs ! Allez, viens ! Ne restons pas sur la voie publique.
  
  Il l’entraîna promptement vers la maison, ouvrit la porte, grommela :
  
  - Tu as perdu la tête ou quoi ?
  
  - Je voulais te voir le plus vite possible, expliqua-t-elle.
  
  Ils grimpèrent l’escalier, pénétrèrent dans l’appartement de Ruiz.
  
  - Alors ? fit Coplan, à cran. Qu’est-ce qui se passe ?
  
  - Ne t’énerve pas, jeta-t-elle en riant, je ne cours aucun risque. Koniatis est parti à Montevideo et il m’a donné quartier libre jusqu’à huit heures du soir. J’ai des nouvelles sensationnelles : Koniatis m’a tout expliqué.
  
  - Bravo, je t’écoute. Assieds-toi et raconte-moi ça calmement.
  
  - Eh bien, voilà... Koniatis a orchestré toute une opération commerciale dont le mécanisme est le suivant : en accord avec les Yougoslaves, les financiers allemands de Bonn avancent une somme fabuleuse aux industriels de l’Allemagne de l’Est pour qu’ils puissent acheter des matières premières dont ils ont besoin pour leurs usines. Ces marchandises sont fournies par des firmes américaines. Mais comme elles ne peuvent pas être vendues aux communistes, la Yougoslavie sert d’intermédiaire. Tu saisis le système ?
  
  - Oui, mais les Américains ?
  
  - Le gouvernement n’est pas dans le coup, bien sûr. C’est un tour de passe-passe qui permet de détourner les lois.
  
  - Sans blague ? Les Américains ne sont tout de même pas bêtes à ce point ?
  
  - Attends, laisse-moi continuer. Ce trafic n’est évidemment possible que grâce à la complicité des fonctionnaires qui s’occupent de contrôler la circulation des matières prohibées. Et c’est là que ça craque, justement. Les Américains estiment que Koniatis s’est octroyé la part du lion et qu’il a été trop gourmand. Ils ne veulent plus marcher, sauf si Koniatis leur ristourne la moitié de sa commission.
  
  - Les requins se dévorent entre eux ! constata Francis.
  
  - Koniatis est allé chercher à l’aéroport de Montevideo le fameux Hans Hermeling que j’ai vu à Deauville. Hermeling a pris l’avion tout exprès pour arbitrer le conflit.
  
  - Je vois, c’est le représentant de l’Allemagne de l’Est ?
  
  - Mais j’ai réservé le bouquet pour la fin : devine ce que Koniatis m’a demandé.
  
  - J’ai horreur des devinettes, je te l’ai déjà dit.
  
  - De flirter avec Bornstein !
  
  - Diable ! C’est un des Américains qui mettent des bâtons dans les roues ?
  
  - Bornstein ? C’est le grand patron de la Commission de Contrôle qui supervise les échanges privilégiés avec la Yougoslavie et c’est de lui que tout dépend. Un coriace. Très bel homme.
  
  - Koniatis se figure qu’une idylle entre toi et Bornstein peut amadouer ce dernier ?
  
  - Ce n’est pas si simple ! Koniatis me demande de verser un soporifique dans le verre de Bornstein pour le faire dormir pendant douze heures, le temps de fouiller la serviette du gars. Il paraît qu’il transporte des papiers qui le compromettent.
  
  - Ce n’est plus du poker, ricana Coplan, c’est du chantage caractérisé !
  
  - C’est ce que j’ai fait remarquer à Koniatis. Et sais-tu ce qu’il m’a répondu ? Celui qui tue le lion peut en manger, celui qui ne le tue pas se fait manger ! Textuel ! Paraît que c’est un proverbe arabe.
  
  - En tout cas, toi, fais bien attention. Pour le Service, tu as rempli ton contrat : mission accomplie. Par conséquent, si tu peux le faire, amorce ton repli et laisse tomber. Plus d’enregistrements, compris ? L’affaire Koniatis étant élucidée, le reste est sans importance.
  
  - O.K. Mais il faut quand même que je marche avec Koniatis jusqu’au dénouement de cette bagarre avec Bornstein, non ?
  
  - Oui, mais n’en fais pas trop.
  
  - Koniatis ne m’aurait pas à la bonne si je le laissais tomber maintenant ! C’est un drôle de caïd quand il est en rogne, je te prie de le croire.
  
  - Je n’en doute pas !
  
  Monique alluma une Kent. Puis, soufflant un nuage de fumée, elle prononça, sarcastique :
  
  - Dans un sens, c’est assez marrant, non ? Tu m’obliges à coucher avec Koniatis et Koniatis me demande de coucher avec Bornstein ! Mon pouvoir de séduction est une valeur très demandée en ce moment !...
  
  - Comme toutes les valeurs sûres ! enchaîna Francis, imperturbable.
  
  Puis, sur un ton plus grave :
  
  - A l’avenir, dépose tes messages en code ici, dans la boîte aux lettres, au nom de Carlos Ruiz. Les contacts directs sont plus que jamais à éviter. Je suis sûr que ce patelin est bourré de flics en civil. Les Américains ne badinent pas quand leur président doit se rendre dans une ville. Ils s’y prennent des semaines et des semaines à l’avance.
  
  - On les comprend, après ce qui s’est produit à Dallas !
  
  - Je compte sur ta discrétion quand tu sortiras de cette maison.
  
  - Promis ! Mais j’ai bien le temps ! J’ai encore plus d’une heure à perdre... Et je sais comment j’aimerais la perdre.
  
  Elle gratifia Francis d’un sourire tellement éloquent qu’il ne voulut pas la décevoir. Et il put constater ainsi qu’elle avait une peau qui brunissait vite et bien.
  
  - Oui, reconnut-elle, alanguie après l’amour, ma peau prend bien le soleil.
  
  Elle caressa ses longues cuisses dorées, puis murmura :
  
  - Depuis que je suis au monde, jamais je ne m’y suis sentie aussi bien, dans ma peau ! Tu ne trouves pas que la vie est belle ? Tu as l’air tout soucieux.
  
  Effectivement, malgré le plaisant intermède qu’il venait de s’accorder, Francis arborait une mine plutôt tracassée.
  
  - Je n’ai aucune raison d’être soucieux, grommela-t-il, mais j’avoue que je suis impatient d’en finir avec l’Uruguay. Je ne me sens pas en sécurité dans ce pays.
  
  Monique, sidérée, arqua les sourcils. Elle ne comprenait pas.
  
  - Qu’est-ce qui t’inquiète ? questionna-t-elle.
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite. Il quitta le lit sur lequel ils étaient allongés côte à côte, s’habilla en silence, alla se recoiffer devant le miroir du cabinet de toilette.
  
  Monique, impressionnée, se rhabilla également. Tandis qu’elle peignait ses mèches blondes, Francis admira la ligne onduleuse de son corps modelé par l’étonnante robe blanche qu’elle portait. Et il se souvint de la remarque de Carlos Ruiz.
  
  Monique murmura soudain :
  
  - Tu boudes ?
  
  - Ce n’est pas dans mes habitudes.
  
  - Tu m’en veux de t’avoir embrassé en pleine rue ?
  
  - J’aurais mauvaise grâce, mais tu admettras que c’est le genre de chose à éviter. Même quand tout marche bien, il ne faut jamais perdre de vue que notre travail n’est pas une partie de rigolade.
  
  - Tu dramatises, non ?
  
  Il fut sur le point de se fâcher, mais il se domina. Tout en allumant une cigarette, il reprit sur un ton plus amical :
  
  - Écoute, je vais t’expliquer. Je suis ici pour te guider, pour superviser ton travail, pour t’apprendre ton métier et, le cas échéant, pour t’empêcher de commettre des boulettes...
  
  Il se mit à marcher dans la pièce, continua :
  
  - Est-ce que tu te figures que les allées et venues de Koniatis, ses contacts, ses entretiens avec Bornstein, l’arrivée de Hans Hermeling, ta présence à Punta del Este et les gens que vous recevez à votre bungalow Flor del Potrero échappent à la vigilance des services de sécurité ?
  
  - Nous ne faisons rien de mal, pourquoi les services de sécurité s’intéresseraient-ils à nous ?
  
  - Parce que c’est leur rôle et parce qu’ils s’intéressent systématiquement aux voyageurs étrangers. Oh, bien sûr, les flics ne se montrent pas ! Ils respectent votre liberté et votre incognito, mais ils sont là.
  
  - Et alors ?
  
  - Pour ne rien te cacher, notre ami Carlos Ruiz m’a fait comprendre à demi-mots que ton allure insouciante le contrariait.
  
  - Ah bon ?
  
  - Ruiz n’est pas un trouillard. Moi non plus, d’ailleurs... Mais nous avons une longue expérience de notre boulot et nous n’oublions jamais la redoutable machine qui tourne sans arrêt dans l’ombre.
  
  - La machine ?
  
  - Je finirai par croire que tu devrais retourner à l’école du Service, maugréa Coplan. Je suppose que tu as rempli une fiche de débarquement avant de descendre de l’avion ?
  
  - Évidemment.
  
  - Et que Koniatis a dû montrer vos passeports à la police de l’aéroport, puis à l’hôtel ?
  
  - Comme tout le monde.
  
  - Eh bien, tu ne vois pas la suite ? La Sûreté savait qu’un visa vous avait été délivré à l’ambassade d’Uruguay à Paris, et elle attendait votre arrivée. A l’aéroport, vous avez été pointés sur la liste et votre fiche a été classée parmi d’autres... Des spécialistes ont étudié votre personnalité, votre niveau social, votre activité professionnelle, etc. C’est ça, la machine qui tourne dans l’ombre. Et je suis persuadé que vos faits et gestes sont notés d’heure en heure dans un dossier : location d’un bungalow, location d’une voiture, rencontres avec un haut-fonctionnaire de l’administration des U.S.A. et avec un fonctionnaire de l’Allemagne de l’Est. Tout ce travail ne cache aucune intention hostile, remarque ! C’est la routine quotidienne de la police. Les flics font leur petit boulot comme des employés, comme des robots ; ils sont payés pour ça. Mais nous, nous qui connaissons le dessous des cartes, nous devons tenir compte de ce facteur.
  
  Monique, tête basse, réfléchissait.
  
  - Oui, admit-elle finalement, tu as raison de me rappeler à l’ordre.
  
  - Je ne cherche pas à te faire peur, tu t’en doutes. Mais je vais te révéler une chose qui va te surprendre : à Rome, Koniatis a été pris en filature par un individu que je ne suis pas parvenu à identifier.
  
  - Non ? lâcha-t-elle, effarée.
  
  - Parole. Je ne t’en ai pas parlé pour ne pas t’influencer, mais c’était une erreur, j’aurais dû te prévenir.
  
  Monique, vaguement consternée, alluma une Kent.
  
  - De toute façon, dit-elle sur un ton pensif, je te répète que nous ne faisons rien d’illégal, Koniatis et moi.
  
  - Minute ! Ce que tu m’as raconté tout à l’heure change un peu l’aspect des choses ! Droguer un fonctionnaire américain pour lui voler des documents et le faire chanter, qu’est-ce que c’est, sinon du gangstérisme ?
  
  - Qu’est-ce que je dois faire, alors ? Refuser ?
  
  - Non, assurément, tu dois jouer ton rôle jusqu’au bout. Mais avec plus de circonspection et plus de prudence. Du reste, voici ce que nous allons décider : tu n’auras plus qu’un seul message à nous transmettre, soit ici, soit à Carlos Ruiz à Montevideo, cela dépendra de tes possibilités. Et ce message unique consistera simplement à nous informer de l’issue des tractations de Koniatis. A la rigueur, un seul mot suffira : conclu ou manqué, selon le cas.
  
  Comme nous connaissons maintenant le genre d’opérations commerciales que Koniatis traite, cette ultime information nous permettra de savoir comment l’affaire s’est terminée. Je pourrai rentrer à Paris, et toi tu finiras tes vacances avec Koniatis.
  
  - D’accord, acquiesça-t-elle. Qu’est-ce que je fais des recharges que Ruiz m’a remises ? Je n’en ai plus besoin, puisque tout est dit.
  
  - Enterre-les ou jette-les dans un endroit où personne ne les trouvera.
  
  
  
  
  
  Deux heures plus tard, Coplan fonçait sur l’autoroute à bord de la Studebaker.
  
  Dès son arrivée à Montevideo, il s’enferma dans sa chambre d’hôtel et il rédigea son rapport destiné au Vieux.
  
  Le Vieux allait jubiler ; le Service avait fait du travail rapide, impeccable, discret. Et le ministre intéressé par l’affaire Koniatis devrait reconnaître que le SDEC avait parfois du bon.
  
  Après avoir transposé son rapport en code, Francis s’infligea la corvée de recopier en deux exemplaires le texte chiffré. Il alla aussitôt poster un des exemplaires. L’autre, il le confierait à Ruiz - qui le passerait à Vouly, qui lui l’enverrait à Paris par la valise diplomatique.
  
  Allégé d’un grand poids, Coplan dîna dans un snack de la via Juncal, non loin du port. Une ravissante Uruguayenne qui faisait le tapin dans ce quartier essaya de l’accrocher. Avec le plus grand sérieux, il déclina les offres de la fille en précisant :
  
  - Muchas gracias, le nécessaire a été fait, señorita.
  
  La fille en resta comme deux ronds de flan.
  
  Coplan regagna son hôtel et se coucha. Mais il eut de la peine à s’endormir. Il pensait à Monique... L’idée qu’elle était peut-être en train de faire l’amour avec Bornstein, en ce moment même, ça ne l’enchantait pas outre mesure.
  
  De fil en aiguille, il pensa aussi que Monique avait encore un sacré problème à résoudre pour en finir avec sa première mission : plaquer Koniatis, terminer cette liaison sans y laisser des plumes.
  
  On a beau dire, les réactions d’un quinquagénaire amoureux sont toujours imprévisibles.
  
  A trois heures du matin, Coplan ne dormait toujours pas. Il se leva, alluma une gitane, alla boire un verre d’eau dans le cabinet de toilette.
  
  Chose rarissime, il ne se sentait pas tout à fait dans son assiette. Il avait les nerfs tendus et il était en proie à une sorte de pressentiment confus mais lugubre.
  
  Jalousie ? Impatience ? Maléfices de la nuit ? Il revoyait la nudité superbe de Monique telle qu’il l’avait contemplée quelques heures auparavant dans la chambre, à Punta del Este, et il imaginait un répugnant Bornstein pétrissant ce beau corps doré, assouvissant dans cette chair adorable une immonde lubricité.
  
  Ces visions lui mettaient un goût de cendre dans la bouche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Le lendemain, vers le milieu de la matinée, Coplan se rendit à pied au domicile de Carlos Ruiz.
  
  Encore sous le coup de la très mauvaise nuit qu’il avait passée, Francis se montra particulièrement circonspect avant de s’engager dans l’Avenida del Rey. Et il ne pénétra dans l’immeuble qu’après avoir acquis l’assurance que personne ne le filait.
  
  Il remit à l’Uruguayen le message destiné à Vouly.
  
  - C’est la dernière transmission à effectuer, révéla-t-il. La mission est terminée. Grâce aux informations que Mlle Fallain m’a communiquées hier après-midi, notre objectif est atteint.
  
  - Eh bien, tant mieux, ponctua Ruiz, visiblement satisfait. Voilà ce que l’on peut appeler du travail rapide. Vous allez sans doute quitter Montevideo ?
  
  - Oui, dès que j’aurai reçu le signal final que Mlle Fallain doit me donner.
  
  Il relata brièvement les événements de la veille et fit part de la décision qu’il avait prise de commun accord avec Monique.
  
  Ruiz opina et conclut :
  
  - Si je reçois son dernier message, je vous téléphonerai au Columbia aussitôt. Je vous annoncerai l’envoi d’un prospectus si le message est positif, ou bien je vous dirai que je ne suis pas en mesure de vous procurer les catalogues, dans le cas contraire.
  
  - Parfait. Et si je ne suis pas au Columbia, faites un saut jusqu’à Punta del Este pour me mettre un mot dans la boîte aux lettres. J’ai l’intention d’aller là-bas pour attendre les nouvelles.
  
  - Entendu. Rien de spécial à dire à Vouly ?
  
  - Si, dites-lui que l’Opération Jason est terminée et restituez-lui ceci...
  
  Coplan remit à Ruiz le Beretta Vest-pocket. Il ajouta :
  
  - Que M. Vouly remporte également le magnétophone et qu’il veuille bien renvoyer à Paris le matériel de rechange qui lui avait été confié.
  
  - Ce sera fait, promit l’Uruguayen.
  
  - Il me reste à vous dire au revoir, acheva Francis en tendant la main.
  
  Carlos Ruiz la serra longuement, chaleureusement.
  
  - Mes amitiés et mes remerciements à M. Pascal, stipula-t-il. Je suis très heureux d’avoir pu lui être utile et je suis toujours à sa disposition.
  
  
  
  
  
  A 17 heures, Coplan arrivait à Punta del Este et il s’installait dans l’appartement de Ruiz.
  
  Il n’avait trouvé aucun message dans la boîte aux lettres, mais il n’en fut pas trop déçu. Monique n’avait sans doute pas eu l’occasion de se libérer pour venir jusqu’à la calle 23 ou pour téléphoner à Ruiz.
  
  La fin de l’après-midi s’étira lentement, puis la soirée.
  
  Coplan se coucha de bonne heure, se réveilla à l’aube et alla se baigner dans la mer, à la playa Brava, encore déserte. Il y revint à 13 heures, se baigna de nouveau, déjeuna en slip au Parador, le restaurant de plein air de la même playa Brava. Ses deux bains de la matinée lui ayant aiguisé l’appétit, il s’offrit un menu à la fois copieux et très couleur locale : palmitos, costilla de cerdo con papas fritas, le tout arrosé d’une bouteille de gran vino tinto Casco Viejo.
  
  Ensuite, il chercha un endroit tranquille pour se bronzer au soleil, mais il dut battre en retraite : l’ardent soleil qui étincelait au zénith était tout simplement meurtrier.
  
  Il rentra à l’appartement et il s’allongea sur le lit pour faire la sieste.
  
  L’après-midi et la soirée lui parurent encore plus interminables que le jour précédent.
  
  Toute la journée du lendemain, il guetta le message de Monique. Mais la boîte aux lettres resta désespérément vide. Le jour suivant - c’était le dimanche - il patienta encore jusqu’au milieu de l’après-midi. A 17 heures, n’y tenant plus, il monta dans la Studebaker et il prit la direction de Punta Ballena.
  
  En passant devant la villa Flor del Potrero, il ralentit pour jeter un coup d’œil. Aucune voiture ne stationnait près du cottage. Les fauteuils et les parasols se trouvaient toujours sur la terrasse, mais les volets de bois de la bicoque étaient fermés et on ne voyait âme qui vive.
  
  Coplan poursuivit sa route et accéléra, mit le cap sur Montevideo.
  
  Chez Carlos Ruiz, pas de nouvelles non plus. L’Uruguayen, étonné, s’exclama :
  
  - Vous pensez bien que je vous aurais immédiatement rejoint à Punta del Este comme je vous l’avais promis !
  
  - Ce silence me paraît bien bizarre, marmonna Francis. De deux choses l’une : ou bien Koniatis a gagné la partie, et il n’a aucune raison d’annuler les vacances qu’il comptait passer avec Monique à Punta del Este ; ou bien il a loupé son affaire, et ils sont partis pour la Californie. Mais, dans ce cas, Monique se serait débrouillée pour nous avertir.
  
  - Vous savez, dans ces choses-là, il y a souvent des impondérables, dit Ruiz.
  
  - Je n’en disconviens pas, rétorqua Coplan, mais je lui avais bien fait la leçon. Elle sait que j’attends son dernier message pour rentrer en France.
  
  - Elle n’a sans doute pas eu l’occasion de se libérer pour vous mettre un mot ou pour me téléphoner.
  
  - C’est évidemment la seule hypothèse valable, admit Francis. Néanmoins, ça ne me semble pas normal. En quatre jours, astucieuse et futée comme elle l’est, cela m’étonnerait beaucoup qu’elle n’eût pas trouvé un prétexte... Chercher des cigarettes, de la crème solaire, des boissons ou des journaux, que sais-je ! En voiture, leur villa n’est jamais qu’à un quart d’heure de la calle 23, tout compté fait !
  
  - Il faut prendre patience.
  
  - Bien sûr, mais il y a encore autre chose qui me chiffonne : la villa est fermée comme si elle n’était plus occupée. Les volets sont fermés à toutes les fenêtres, en plein jour.
  
  - S’ils ont quitté définitivement Punta del Este, nous pouvons le savoir en téléphonant à l’agence de location, suggéra Ruiz.
  
  - Vous croyez que l’agence est ouverte un dimanche ?
  
  - A cette saison, certainement.
  
  - Vous connaissez cette agence ?
  
  - Oui, j’ai retenu le nom qui figurait sur la pancarte.
  
  - Eh bien, allez-y ! Cela nous fournira toujours une indication...
  
  Carlos Ruiz téléphona, inventa une faribole au sujet de la villa Flor del Potrero, demanda si elle était disponible immédiatement. L’employé de l’agence répondit par la négative : la villa était occupée actuellement et ne serait libre qu’à partir du premier mars.
  
  - De mieux en mieux, ronchonna Francis. Ils ne sont donc pas partis, et cependant ils ne sont pas là !
  
  Il prit congé de l’Uruguayen, passa au Columbia à tout hasard. Pas de message, pas de coup de fil, aucune visite pour le señor Coplan.
  
  Francis reprit la direction de Punta del Este.
  
  A la calle 23, où il arriva vers une heure du matin, la boîte aux lettres était toujours vide. Et elle l’était encore le lendemain à neuf heures du soir.
  
  « Pas possible ! se dit Coplan, inquiet, furieux, décontenancé. Six jours sans la moindre nouvelle, ça ne va plus. »
  
  Les nerfs à vif, il grimpa dans la Studebaker.
  
  A Punta Ballena, la villa Flor del Potrero était déserte, fermée, et elle avait exactement le même aspect vide et abandonné que l’avant-veille.
  
  « Il faut que je sache à quoi m’en tenir ! » décida Francis.
  
  Il retourna à Punta del Este, attendit que la nuit fût venue, inspecta encore une fois la boîte aux lettres - toujours vide - et remonta dans la Studebaker.
  
  A la villa Flor del Potrero, aucune lumière ne filtrait à travers les volets, aucune voiture ne stationnait.
  
  Coplan contourna le lotissement, trouva un sentier qui conduisait au boqueteau de buissons épineux, rangea sa voiture, éteignit ses phares.
  
  A pied, se fiant à son sens de l’orientation, il se dirigea vers la villa. Il l’aperçut bientôt dans la demi-obscurité de la nuit étoilée et son aspect inhabité le frappa davantage encore.
  
  Koniatis, ses affaires liquidées, s’enfermait-il dans la bicoque avec sa jeune maîtresse pour ne plus penser qu’à faire l’amour ? Ce n’était pas invraisemblable. Le climat langoureux de ce pays, la chaleur, le soleil, les vacances, l’euphorie de la réussite, la sensation d’être hors du monde, un tel ensemble de facteurs suscite fréquemment une espèce de fringale sexuelle.
  
  « Même si c’est le cas, pensa Francis, j’entendrai bien si la bicoque est habitée ou non. L’amour ne rend pas muet, que je sache. J’entendrai leurs voix... »
  
  L’oreille aux aguets, il s’avança sans bruit vers la terrasse.
  
  Tout à coup, jaillissant de l’ombre d’un muret, une silhouette fonça vers lui et il vit briller le canon d’un pistolet.
  
  Ses réflexes furent prodigieux. Il se plia en deux, fit un brusque saut vers la gauche, se rua sur son agresseur, lui bloqua le bras droit et lui assena du poing gauche un terrible marron sur la nuque. Le type, sous la violence de l’impact, ploya des jambes et tomba sur les genoux. Francis le gratifia illico d’un coup de rotule à l’occiput, doublé d’un nouveau crochet du gauche à la tempe. L’inconnu s’affaissa en avant, la face dans le sable ; mais sa main droite, en heurtant le sol, fit partir la détente de son arme. Une détonation claqua, sèche, et la balle percuta le mur de la villa.
  
  Sans demander son reste, Francis piqua un sprint vers le boqueteau. Un juron assourdi lui parvint de l’autre côté de la terrasse du bungalow et cette voix lui dicta un geste instinctif : il brisa sa course pour bifurquer vers la gauche. Un projectile siffla à son oreille.
  
  L’échine courbée, galopant en zigzags, il s’écarta du petit bois, décrivit un vaste demi-cercle pour rejoindre sa voiture tout en bénéficiant de l’écran des buissons.
  
  Hors d’haleine, la poitrine brûlante, il sauta au volant de la Studebaker, mit le contact.
  
  A cet instant précis, un individu qui s’était caché dans la voiture, derrière le dossier du siège avant, lui expédia sur le crâne un terrible coup de matraque qui lui arracha un cri de douleur. Pris de vertige, il encaissa un second coup qui l’assomma net.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Lorsqu’il émergea péniblement du néant de l’inconscience, c’est par la douleur que Coplan reprit contact avec la réalité. Il lui sembla qu’une flèche de feu s’était fichée dans son crâne et qu’elle continuait à vibrer, irradiant une souffrance lancinante dans toute sa tête et jusque dans sa poitrine.
  
  Il se tâta l’occiput, et il découvrit qu’il avait toute la tête emmitouflée dans des bandages.
  
  Il ouvrit les yeux, les referma aussitôt, les rouvrit et s’efforça d’examiner, à travers le brouillard qui flottait dans sa tête, le décor qui l’entourait.
  
  Il dut renoncer momentanément à cette tentative, mais il la reprit une dizaine de minutes plus tard, lorsque son malaise fut passé. Cette fois, il aboutit à une conclusion moins nébuleuse, plus objective : aucun doute n’était possible, il se trouvait dans une cellule de prison. Sa longue expérience en la matière lui permettait d’avoir à ce sujet un diagnostic très sûr. D’un bout à l’autre du monde, les prisons se ressemblent.
  
  Pour économiser ses facultés mentales et favoriser la récupération de ses moyens, il décida délibérément de se désintéresser de la question et il rentra dans sa coquille. Couché sur une paillasse jetée à même le sol cimenté, il laissa passer le temps.
  
  Selon les saines traditions pénitentiaires, on lui avait subtilisé ses chaussures et sa ceinture, sa montre, sa cravate et tout ce qu’il avait dans les poches de son pantalon.
  
  Quand le crépuscule commença à atténuer l’éclat de la lumière qui pénétrait dans la cellule par une étroite lucarne grillagée, il calcula la durée approximative du coma où il était resté englouti : une dizaine d’heures, à peu de chose près.
  
  Il se rendormit.
  
  Le lendemain, à l’aube, il fut réveillé par un gardien en uniforme qui se contenta de le secouer sans prononcer une seule parole. Ensuite, par le guichet de la porte blindée, on lui passa un bol de café noir et un quignon de pain.
  
  Pendant trois jours, les repas furent les seuls événements qui interrompirent le morne écoulement des heures vides. Francis tenta en vain de parler aux gardiens, de réclamer le chef de section, d’exiger une visite médicale, d’affirmer son droit à la promenade quotidienne au préau, de demander à voir le directeur de l’établissement, toutes ces requêtes se heurtèrent au mutisme le plus épais de ses divers interlocuteurs.
  
  C’était clair : il était au secret.
  
  Or, quiconque a eu le malheur de séjourner dans une prison bien tenue, connaît la règle : la mise au secret absolu ne concerne pratiquement jamais les détenus de droit commun ; elle est réservée aux politiques.
  
  Coplan jugea inutile de méditer cette constatation. Il préféra attendre des faits concrets.
  
  Au matin du quatrième jour, un infirmier vint examiner la blessure de sa tête, le déclara guéri. Puis, vers les dix heures, il fut conduit sous bonne garde dans un petit parloir triste où l’attendait un jeune quidam au teint bistre, en costume noir, au faciès froid et sévère.
  
  - J’ai quelques questions à vous poser, monsieur Coplan, dit le jeune visiteur en français. Vous connaissez Mlle Monique Fallain, n’est-ce pas ?
  
  Coplan demeura silencieux. L’autre reprit :
  
  - Vous refusez de répondre ?
  
  - Évidemment.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que j’ignore pour quel motif je me trouve ici.
  
  - Vous êtes en état d’arrestation.
  
  - J’ai eu le temps de m’en rendre compte. Mais je voudrais bien savoir pourquoi.
  
  - Parce que le juge d’instruction a délivré contre vous un mandat d’arrêt en bonne et due forme.
  
  - C’est vous qui le dites ! fit Coplan, narquois. En ce qui me concerne, je ne suis pas au courant. Je suppose qu’on a oublié de me présenter au juge d’instruction, ce qui est contraire aux lois en usage dans les pays civilisés. Mais peut-être ne suis-je plus en Uruguay ?
  
  - Le juge d’instruction vous a vu, mais vous étiez dans le coma. D’autre part, nous avons été obligés d’adopter une procédure exceptionnelle pour ne pas gêner une enquête en cours.
  
  Pas antipathique, au fond, ce jeune représentant de la justice uruguayenne. Il parlait sans animosité, ne manifestait aucune hargne personnelle à l’égard du détenu.
  
  Il regarda Francis bien en face.
  
  - Je crois que vous avez tort de ne pas répondre à ma question, monsieur Coplan. Il s’agit d’une affaire très grave et je me permets de vous signaler qu’à mon avis le silence est un très mauvais système de défense pour vous.
  
  - Je n’ai pas de système de défense, voyons ! protesta Francis. Ce sont les accusés qui se défendent.
  
  - Vous êtes sous le coup d’une inculpation pour complicité de meurtre.
  
  - Première nouvelle. Mais je vous serais reconnaissant de m’indiquer de quoi il s’agit ? Qui a tué qui ?
  
  L’Uruguayen hésita une seconde, puis :
  
  - L’enquête n’est pas terminée.
  
  - Dans ce cas, nous en reparlerons en temps opportun.
  
  - Vous ne voulez même pas me confirmer que vous connaissez Mlle Monique Fallain ?
  
  - Je répondrai à vos questions quand elles me seront posées par un magistrat et en présence d’un avocat. Inutile d’insister.
  
  - Un peu de bonne volonté de votre part me permettrait d’adoucir le régime de votre détention.
  
  - Je ne déteste pas la vie Spartiate. A part les migraines que je dois aux coups que j’ai reçus sur la tête, je crois que je suis en bonne santé.
  
  La voix du jeune type se fit plus âpre :
  
  - Si vous persistez dans votre silence, nous serons forcés de vous faire parler par des moyens très désagréables pour vous.
  
  - Je n’y tiens pas spécialement, dit Coplan, mais comme je ne suis pas en mesure de m’y opposer, essayez. Je ne suis pas bavard de nature ; je le suis encore moins quand on utilise à mon égard des moyens contre nature.
  
  La détermination et l’assurance qui brillaient dans le regard du prisonnier impressionnèrent l’Uruguayen.
  
  - Votre amie Monique Fallain est accusée du meurtre d’un citoyen américain qui se nomme Russel Bornstein. Et vous, vous êtes considéré comme l’instigateur de ce meurtre.
  
  - Rien que ça ! laissa tomber Francis en esquissant une grimace d’étonnement. La justice de votre pays est rapide dans ses conclusions.
  
  - Vous niez ?
  
  - C’est trop peu dire ! J’ignore, voilà le terme exact.
  
  - Si vous voulez vous disculpez, vous n’avez qu’une solution, monsieur Coplan. Aidez-nous à faire la lumière sur cette affaire. Dites-nous où Mlle Fallain se cache.
  
  - Car elle se cache ?
  
  - Nous sommes convaincus qu’elle n’a pas pu quitter le pays. Néanmoins, elle demeure introuvable.
  
  - Je suis totalement incapable de vous répondre. Et il ne s’agit pas ici d’un système de défense, car je suis prêt à déclarer sous la foi du serment que j’ignore où se trouve Monique Fallain. Je suis assez intelligent pour savoir où réside mon intérêt bien compris, croyez-le bien !
  
  - Tant pis, soupira le jeune gars.
  
  Il appela les gardiens, leur ordonna de reconduire le détenu dans sa cellule.
  
  
  
  
  
  Une semaine entière s’écoula. En dehors des gardiens - muets comme des carpes - Coplan ne vit personne : ni policiers, ni magistrats, ni directeur de prison, ni conseil judiciaire.
  
  II ne fut pas davantage autorisé à se promener dans la cour de l’établissement pénitentiaire.
  
  Enfin, le vendredi, au début de l’après-midi, il fut de nouveau extrait de sa cellule et emmené au parloir. Trois personnages l’y attendaient, assis derrière une table de bois blanc.
  
  Un de ces trois hommes était le jeune Uruguayen qui s’était présenté huit jours plus tôt ; les deux autres étaient grands et costauds, d’allure assez dégagée, moins jeunes mais visiblement plus coriaces. Ils n’avaient pas le type latino-américain.
  
  Coplan fut prié de s’asseoir sur la chaise, en face des trois visiteurs, de l’autre côté de la table.
  
  - Mon nom est Gordon Reeds, mister Coplan, attaqua le plus athlétique des deux malabars. Je suis un fonctionnaire des U.S.A... Et voici mon compatriote Elmer Brophy, agent du Treasury Department.
  
  Reeds s’était exprimé d’emblée en anglais, sur un ton presque familier.
  
  - En sa qualité de détective, continua-t-il, mon camarade Brophy a été officiellement chargé de l’enquête concernant l’assassinat de Russel Bornstein, haut fonctionnaire américain au ministère des Affaires Économiques. Vous savez comment cela se passe chez nous, n’est-ce pas ? Quand il s’agit d’un fonctionnaire, ce n’est pas le F.B.I. qui opère mais les T-Men (En effet, c’est le « Service Secret » dépendant du ministère des Finances des U.S.A. (le Treasury Department) qui s’occupe des investigations relatives aux décès de fonctionnaires. Ce service s’occupe également, bien entendu, des fraudes, des stupéfiants et de la circulation des armes).
  
  Coplan opina.
  
  Gordon Reeds poursuivit :
  
  - Incidemment, je vous transmets les salutations du général O’Hara. Vous êtes un de ses bons amis, paraît-il ?
  
  - J’ai cet honneur et ce plaisir.
  
  - Cette amitié ne vous sera pas inutile pour vous sortir du pétrin où vous vous êtes fourré ! grommela Reeds. Moi-même, je ferai tout mon possible, mais je ne vous garantis rien.
  
  Coplan réfléchissait à toute allure. Dans les yeux gris-bleu de Gordon Reeds, il y avait une gravité de mauvais augure.
  
  Celui-ci reprit :
  
  - Je me suis permis de révéler à l’inspecteur Alfredo Laguarda (il désigna l’Uruguayen) votre véritable profession, estimant qu’il était indispensable, pour vous comme pour nous, d’avoir une connaissance exacte de la situation. Par ailleurs, je vous engage vivement à répondre aux questions de l’inspecteur.
  
  Alfredo Laguarda, qui observait le prisonnier, articula :
  
  - Voulez-vous me dire ce que vous faisiez à la villa Flor del Potrero dans la nuit du 20 au 21 février lorsque mes hommes vous ont appréhendé ?
  
  - Je voulais avoir des nouvelles de Monique Fallain, déclara Coplan sans tergiverser.
  
  - Vous reconnaissez donc que vous connaissez cette jeune femme ?
  
  - Oui.
  
  - Vous faites bien, car mes renseignements démontrent que des rapports existent entre cette personne et vous-même. Voulez-vous me préciser la nature de ces rapports ?
  
  Coplan hésita, jeta un rapide regard vers Gordon Reeds. Il eut l’impression que l’Américain l’incitait à la sincérité.
  
  - Monique Fallain se trouve en mission ici et ma tâche consiste à superviser son travail.
  
  - Et peut-on savoir pour quel motif le SDEC a envoyé deux de ses agents dans ce pays ?
  
  Coplan flaira le piège. En confirmant officiellement son appartenance à un service secret étranger, il était passible de dix ou vingt ans de prison, quoi qu’il arrive. Il précisa aussitôt :
  
  - Je vous signale que Monique Fallain et moi-même avons été détachés du SDEC et placés sous l’autorité directe de la Sûreté Nationale française. Nous sommes en mission pour le compte du ministère de l'Intérieur. Pour parler d’une manière tout à fait franche, nous agissons par ordre de la Direction des Renseignements Généraux.
  
  Un sourire à peine décelable avait éclairé les traits rudes de Gordon Reeds.
  
  Alfredo Laguarda enchaîna :
  
  - Veuillez m’expliquer l’objet de votre mission, monsieur Coplan.
  
  - Nous essayons d’obtenir des informations relatives aux activités du sieur Antoine Koniatis. Les tractations commerciales de cet individu intriguent le gouvernement français.
  
  - Je vois, opina le policier uruguayen. Mais Monique Fallain est la maîtresse de ce Koniatis, selon toute apparence.
  
  - Oui, en service commandé.
  
  - Par conséquent, vous devez savoir en quel endroit le couple se cache ?
  
  - Justement, non. C’est l’absence et le silence de Monique Fallain qui m’inquiétaient et qui m’ont poussé à me rendre discrètement à la villa Flor del Potrero. Je me demandais ce qui se passait.
  
  - Vous ne savez donc pas où ils sont ?
  
  - Non. Et je vous avoue que leur disparition me surprend.
  
  - Elle ne s’explique que trop bien, maugréa Laguarda. C’est Monique Fallain qui a abattu Russel Bornstein d’une balle au cœur.
  
  Coplan sentait son estomac se nouer. Il articula :
  
  - S’agit-il d’une simple hypothèse ou d’un fait établi ?
  
  - Monique Fallain est la dernière personne qui a été vue dans la villa de Bornstein, à Punta Ballena. Les témoignages à ce sujet sont formels. Elle a passé la nuit avec Bornstein, dans le bungalow occupé par ce dernier, à 800 mètres de la villa Flor del Potrero. D’autre part, l’autopsie a révélé que la victime avait été droguée avant d’avoir été assassinée. Des traces de soporifique ont d’ailleurs été retrouvées dans un verre, chez Bornstein.
  
  - Je ne comprends pas, dit Francis. Je ne peux pas vous aider. Tout ce que je peux vous affirmer, c’est que Monique Fallain n’était pas chargée de supprimer le nommé Bornstein et qu’elle n’avait aucune raison de le faire, du moins à ma connaissance.
  
  - En résumé, conclut l’inspecteur Laguarda, vous ne pouvez pas nous aider à retrouver Koniatis et Monique Fallain ?
  
  - Non, hélas !
  
  Ceci mit fin à l’interrogatoire. Coplan fut reconduit dans sa cellule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, à dix heures du matin, Coplan fut derechef conduit au parloir de la prison. Cette fois, il se trouva en présence de l’Américain Gordon Reeds qui était seul.
  
  - Asseyez-vous, lui dit Reeds. J’ai fini par obtenir l’autorisation de venir bavarder avec vous sans témoins, mais je vous assure que cela n’a pas été facile. Les flics de Montevideo sont terriblement montés contre vous.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Ils veulent nous montrer qu’ils sont capables de faire leur boulot aussi bien que n’importe quelle autre police. Leur amour propre est en jeu, vous comprenez ? Dans cinq semaines, toutes les grosses têtes de la politique internationale seront réunies dans ce pays. Vous savez le zèle que cela suscite, et la trouille des services de sécurité. Cigarette ?
  
  - Volontiers.
  
  Coplan aurait préféré une Gitane, mais il apprécia néanmoins la Camel que Reeds lui offrit.
  
  Celui-ci murmura :
  
  - Le général O’Hara m’a demandé de faire tout ce que je peux pour vous éviter de moisir quelques années en prison ici, mais la tâche n’est pas commode.
  
  - Que me reproche-t-on sur le plan juridique ?
  
  - Jusqu’à nouvel ordre, Laguarda vous considère comme l’instigateur du meurtre de Bornstein. Ce Laguarda n’est pas un mauvais bougre, mais il ouvre son parapluie. En fait, il est persuadé que vous savez où votre copine Monique Fallain se planque.
  
  - Je vous jure que je n’en sais rien. Et que je me fais du mauvais sang à ce sujet.
  
  - Sur un plan plus concret, quelle issue voyez-vous à ce regrettable micmac ?
  
  - Sur quels arguments Laguarda se base-t-il pour établir ma complicité dans cette histoire ? Comment est-il remonté jusqu’à moi ?
  
  - Vous en avez de bonnes ! C’est vous qui êtes allé vous jeter dans la gueule du loup en allant rôder autour de la villa Flor del Potrero ! Le meurtre de Bornstein avait été découvert trois jours plus tôt et le bungalow était sous surveillance. La suite, vous la devinez. Enquête à votre sujet, visite de votre chambre au Columbia, télégramme secret à l’ambassade d’Uruguay à Paris, les trucs habituels, quoi ! A Paris, l’agent de sécurité de l’ambassade a mené son enquête et a découvert que l’adresse de votre passeport était bien celle de votre domicile légal mais qu’en réalité votre résidence se trouvait dans le même immeuble que le domicile de Monique Fallain. Vous imaginez le tableau... Entre-temps, mon collègue Elmer Brophy s’était amené à Montevideo pour participer aux investigations. Brophy a expédié votre signalement à Washington et nous avons tout de suite compris que vous deviez être sur un boulot ici. C’est pour cela que le général O’Hara m’a balancé dans un avion pour arriver dare-dare.
  
  - Et voilà, soupira Francis. On a beau se tenir sur ses gardes, on se casse la gueule sans s’en apercevoir dans ce métier. C’est mon dix-septième jour de cabane, vous vous rendez compte !
  
  - J’ai demandé qu’on vous traite le mieux possible.
  
  - Oh, je ne me plains pas, j’en ai vu d’autres ! Mais je me fais de la bile pour ma jeune camarade. C’était sa toute première mission.
  
  - Qu’est-ce que je peux faire pour la retrouver ?
  
  Coplan haussa les épaules en signe d’impuissance. Gordon Reeds eut un pâle sourire.
  
  - Vous vous figurez peut-être que ma visite est un traquenard ?
  
  - Non, pas du tout.
  
  - Faites-moi une suggestion, insista l’Américain.
  
  - Voyez mon ambassade ici et demandez l’attaché Armand Vouly.
  
  Gordon Reeds eut un large sourire.
  
  - Votre modestie est bien sympathique, mon vieux ! s’exclama-t-il. On ne peut pas dire que vous vous prenez pour une vedette, vous ! Votre détention dans cette prison a déclenché un baroud de tous les diables ! Un véritable mouvement diplomatique, en somme ! Mon patron a téléphoné à Paris, j’ai rencontré dix fois Vouly, tout le monde remue ciel et terre pour retrouver Monique Fallain et vous disculper !
  
  Le visage de Coplan s’était encore assombri.
  
  - Vouly n’a pas de nouvelles de ma camarade ? fit-il.
  
  - Ni lui, ni Paris, ni personne. Elle s’est littéralement volatilisée, tout comme Koniatis.
  
  - Incroyable, grommela Francis, profondément troublé.
  
  Reeds écrasa sa cigarette sous son talon, puis :
  
  - Est-ce que vous avez une idée de ce que Koniatis fabriquait ici ?
  
  - Oui, cette affaire était élucidée... Trafic de matières premières. Koniatis agissait en qualité d’intermédiaire pour procurer des métaux stratégiques à l’Allemagne de l’Est.
  
  - Avec la complicité de Bornstein, évidemment ?
  
  - Oui.
  
  - Tout à fait entre nous, je crois que Bornstein était secrètement couvert par Washington. Mais ceci est une autre histoire. Il y a des choses qu’un gouvernement ne peut pas faire officiellement mais qu’il a cependant intérêt à faire en sous-main, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  - Je vois d’autant mieux ce que vous voulez dire que les manigances de Bornstein m’étonnaient. En matière de contrebande, quand la politique est en jeu, la Maison-Blanche est généralement bien informée... La coexistence pacifique a des aspects que le grand public ne discerne pas.
  
  Il y eut un silence. Coplan avait savouré sa cigarette jusqu’à la limite, et c’est à regret qu’il jeta le mégot qui lui brûlait les doigts.
  
  Reeds eut un sourire navré.
  
  - Je vais essayer de vous obtenir le droit de fumer dans votre cellule, promit-il.
  
  - Laissez tomber, murmura Francis. La privation est un bon exercice de volonté. Par contre, si vous pensez que vous pouvez obtenir une faveur à mon égard, demandez à Laguarda qu’il me mette pour 48 heures en liberté provisoire.
  
  Gordon Reeds arqua ses sourcils blonds :
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je voudrais mener mon enquête personnelle.
  
  - Vous avez une idée ?
  
  - Oui, je voudrais inspecter la villa Flor del Potrero.
  
  - C’est fait et refait, mon pauvre vieux. Laguarda, Brophy et moi-même avons inspecté ce bungalow à la loupe. Du reste, il n’y a rien à espérer de ce côté-là. Avant de déguerpir, Koniatis et votre amie ont rangé la bicoque et fait place nette.
  
  - Comme vous voudrez, se résigna Coplan.
  
  Puis, avec une pointe d’ironie sans joie :
  
  - Il y a parfois des choses que personne ne remarque, sauf un ami intime de la personne qui occupait une maison.
  
  Gordon Reeds opina en silence. Il avait compris.
  
  - Je reviendrai, dit-il.
  
  
  
  
  
  Il revint une heure plus tard, mais pas seul. Son compatriote Elmer Brophy et l’inspecteur Alfredo Laguarda l’accompagnaient. C’est ce dernier qui prit la parole :
  
  - Le magistrat instructeur a signé votre mise en liberté provisoire pour 48 heures, monsieur Coplan, annonça-t-il. Seulement, attention : c’est Mr Brophy qui a donné sa parole en gage.
  
  Le T-Man regarda Francis droit dans les yeux.
  
  - D’homme à homme, promettez-moi de ne pas faire le zouave, mister Coplan, émit-il d’une voix placide. Je viens d’avoir le général O’Hara au bout du fil : il a mis son honneur en jeu pour vous.
  
  - N’ayez crainte, mon seul but est d’aider la justice.
  
  Laguarda intervint pour stipuler :
  
  - Si vous cherchez à vous évader, toutes les forces de police de ce pays auront l’ordre de vous abattre à vue.
  
  Coplan esquissa un sourire.
  
  - La parole du général O’Hara est plus importante à mes yeux que ma liberté, inspecteur, dit-il.
  
  - Parfait, on va vous restituer vos affaires et nous allons vous emmener à Punta del Este.
  
  Trois heures plus tard, le petit groupe composé de Coplan, de Laguarda, des deux Américains et d’un second inspecteur uruguayen arrivait à la villa Flor del Potrero.
  
  Laguarda fit sauter lui-même les scellés apposés sur le bungalow, et les cinq hommes pénétrèrent dans la maisonnette blanche.
  
  En voyant l’ordre qui régnait dans la salle de séjour, Coplan fit la grimace. De toute évidence, Koniatis et Monique n’avaient pas pris la fuite. Ils avaient tout rangé, tout nettoyé, emporté leurs bagages. Bref, ils n’avaient pas agi dans la précipitation.
  
  Pendant trois quarts d’heure, Coplan tourna dans la villa, les deux policiers uruguayens sur ses talons. Gordon Reeds, qui flânait sur la terrasse, interpella finalement Francis :
  
  - Alors, mon vieux ? D’après la tête que vous faites, ça ne se présente pas comme vous l’espériez ?
  
  - En effet.
  
  - Que cherchez-vous exactement ?
  
  - Rien, je croyais seulement que je dénicherais un indice.
  
  - Vous pratiquez les méthodes de Sherlock Holmes ?
  
  - Elles ont parfois du bon, surtout quand on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent.
  
  - Fini, ce temps-là, grommela Reeds. Les mégots et les bouts d’allumettes, ça ne s’utilise plus qu’au cinéma.
  
  Coplan regarda l’Américain. Puis, sur un ton tendu :
  
  - Pouvez-vous encore m’accorder un quart d’heure ?
  
  - Nous ne sommes pas pressés.
  
  - O.K ! Je reprends mes recherches. Et si vous pouviez me donner un coup de main...
  
  - Dans quel sens ?
  
  - Ce que vous venez de dire m’a donné une idée. Où jette-t-on les détritus dans cette bicoque ? Les ordures, quoi !
  
  - Je n’en sais fichtre rien, mon vieux.
  
  Laguarda, qui avait entendu ce dialogue, appela son collègue et lui répéta la question de Coplan. L’inspecteur opina, se tourna vers Francis :
  
  - Venez avec moi, dit-il en espagnol, je vais vous montrer.
  
  Il guida Coplan vers un appentis accolé à la façade postérieure de la petite bâtisse, ouvrit une porte de bois. Dans ce cagibi, il y avait des balais, quelques outils de jardinage, un vieux pneu et deux ou trois seaux qui faisaient office de poubelles. Les trois récipients étaient bourrés de déchets de toutes sortes : bouteilles vides, emballages divers, papiers souillés, cotons enduits de crème solaire, etc.
  
  Coplan empoigna un seau, le vida sur le sol, empoigna le second, fit de même, vida également le troisième.
  
  Il eut brusquement un coup au cœur. Parmi les saletés, il y avait une paire de lunettes solaires dont les verres étaient brisés. Il prit les lunettes, examina ce qu’il en restait, fila comme une fusée vers Gordon Reeds.
  
  - Regardez, Reeds.
  
  - Oui, et alors ? fit l’Américain. Elles appartiennent à votre amie ?
  
  - Et comment ! Mais donnez-vous donc la peine de les examiner plus attentivement. C’est un bidule que vous devez connaître, j’imagine ?
  
  - Bon Dieu ! s’exclama Reeds, épaté. Pour sûr que je connais ! Et vous croyez que ?...
  
  - Je n’en sais rien, mais ce qui me paraît tout à fait certain, c’est que ce n’est pas elle qui a jeté cela à la poubelle ! Elle savait le prix d’un instrument de ce genre.
  
  
  
  
  
  Quelques heures plus tard, au laboratoire photographique de la police municipale de Montevideo, les spécialistes avaient développé le film que contenaient les lunettes solaires de Monique.
  
  En fait, ce film ne comportait que quatre images, le reste de la pellicule étant vierge.
  
  Les tirages montrèrent un homme très jeune, en chemisette blanche, au visage maigre, tenant un Mauser dans le poing droit. Puis, le même personnage, la bouche tordue par une espèce de vocifération. Ensuite, l’image de Koniatis portant ses deux mains à sa poitrine. Et enfin, de nouveau le même jeune individu au masque dur et haineux, vu de face, avec deux silhouettes floues à l’arrière-plan.
  
  Gordon Reeds, fasciné par les photos, commenta d’une voix sèche :
  
  - Ce type-là, pas de doute, c’est Wolfgang Munzer. Et j’ai l’impression que le troisième cliché nous le montre au moment précis où il vient de flinguer Koniatis.
  
  Coplan, la gorge râpeuse, le cœur serré dans un étau, questionna :
  
  - Vous connaissez ce jeune gars au Mauser ?
  
  - Je le connais d’autant mieux que tous nos services sont à sa recherche depuis plus d’un an ! C’est un tueur de la G.L. Un individu redoutable, vous pouvez me croire. Malin et rusé comme un renard, cruel comme un loup.
  
  Coplan articula :
  
  - C’est quoi, la G.L. dont vous venez de parler ?
  
  - Une organisation terroriste qui a des ramifications partout dans le monde et des tas de complicités. Vous n’êtes pas au courant ?
  
  - Non.
  
  - Leur action clandestine est admirablement orchestrée.
  
  - Mais de quel bord sont-ils ? insista Francis.
  
  - Ce sont des Allemands de l’Est. Ils ont baptisé leur organisation la Geheime Légion, la légion secrète. Tous les membres fondateurs sont des hommes qui ont risqué leur vie pour franchir le Rideau de Fer ou le Mur de la Honte afin de passer à l’Ouest. Et ils ont fait le serment de lutter contre le communisme.
  
  - Des nazis ?
  
  - Non, absolument pas. La plupart sont d’ailleurs très jeunes. Leur haine du communisme est viscérale, implacable, et ils ne reculent devant rien pour empêcher le rapprochement des deux Allemagnes. Aussi longtemps que les Soviétiques contrôleront l’Allemagne de l’Est, la Geheime Légion traitera en ennemis tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, serviront le gouvernement de Pankov. Koniatis aurait dû se méfier d’eux.
  
  - D’après vous, ils auraient assassiné Koniatis parce que son intervention favorisait la renaissance économique de l’Allemagne communiste ?
  
  - Oui, cela me paraît évident. Il y a d’ailleurs des précédents, mais Washington n’a pas voulu ébruiter ces histoires... Les fanatiques de la G.L. sont furieux d’assister au bond en avant de l’Allemagne de l’Est qui est devenue en quelques années la deuxième puissance économique du bloc de l’Est.
  
  Les quatre photos furent agrandies au maximum, puis étudiées par les experts du laboratoire de police.
  
  Cet examen amena deux conclusions : primo, concernant Koniatis, aucun doute ne pouvait subsister, le cliché avait bien été pris à l’instant précis où un projectile venait de l’atteindre à la poitrine.
  
  Secundo, l’ultime instantané avait été pris au moment où Wolfgang Munzer pressait la détente de son Mauser braqué vers la personne qui photographiait.
  
  Reeds prononça à mi-voix :
  
  - Si c’est Monique Fallain qui portait les lunettes, elle a fait preuve d’un sang-froid fantastique. Mais, à mon avis, le geste qu’elle a fait pour déclencher l’appareil a dû être le tout dernier qu’elle ait pu faire. Regardez le poing de Munzer et voyez sa ligne de tir...
  
  
  
  
  
  Dès lors, l’enquête de l’inspecteur Alfredo Laguarda prit un nouveau départ et une nouvelle orientation.
  
  Mais Coplan fut renvoyé dans sa cellule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  C’est le 11 mars, c’est-à-dire six jours plus tard, que des hommes-grenouilles qui procédaient à des travaux dans le port de Montevideo découvrirent, par treize mètres de fond, dans un des bassins auxiliaires de la Darsen Fluvial, une voiture noire, une conduite intérieure Roover 1958, contenant deux cadavres, celui d’Antoine Koniatis et celui de Monique Fallain.
  
  L’homme et la jeune femme avaient été tués par balles avant d’être enfermés dans la voiture. On retrouva d’ailleurs, dans le véhicule, l’arme du crime, un Mauser Standard, calibre 7.65, que les experts identifièrent comme étant également l’arme qui avait été utilisée pour abattre le fonctionnaire Russel Bornstein.
  
  Le 13 mars, en vertu d’un mandat d’expulsion, Francis Coplan était extrait de sa prison et placé dans un avion en partance pour la France.
  
  Lorsque Francis se retrouva en présence du Vieux, celui-ci articula d’un ton acerbe :
  
  - Cette fois, on peut dire que vous revenez de loin !
  
  - De Montevideo.
  
  - Oui, je sais. Mais ce n’est pas cela que je voulais dire.
  
  - J’avais compris.
  
  - Qu’on ne vienne plus me parler de l’infaillible Francis Coplan !
  
  - Avez-vous une faute professionnelle à me reprocher ?
  
  - On juge l’arbre à ses fruits. Je vous avais confié une jeune recrue d’une valeur exceptionnelle, et vous la laissez tomber sous les balles d’un énergumène. Je vous avais demandé de protéger Koniatis, il est mort !
  
  - Si vous aviez suivi ma première idée, nous n’en serions pas là.
  
  La voix de Coplan était frémissante. Il reprit :
  
  - En rentrant de Rome, je vous ai prévenu. Je vous avais dit textuellement : l’affaire Koniatis n’est plus un travail de débutante. Mais vous étiez bien trop avide de recevoir les félicitations du ministre !
  
  - En somme, c’est moi le responsable ? éclata le Vieux.
  
  - Cela vous regarde, riposta Coplan, glacial. Mais je veux que vous sachiez ceci : la mort de Monique me touche très durement. Je suis probablement la seule personne au monde à savoir qui elle était vraiment et quel être de qualité c’était... S’il vous arrive une seule fois de m’accuser d’être responsable de sa mort en service commandé, je vous rends mon indicatif et vous ne me reverrez plus jamais. Pour le reste, je suis à votre disposition.
  
  Le Vieux serra les mâchoires.
  
  Le silence pesa comme une chape de plomb. Finalement, le Vieux murmura d’une voix amère mais redevenue calme :
  
  - Bon, ne nous énervons pas... Je reconnais que vous n’avez rien à vous reprocher. Moi aussi. Coplan, cette affaire m’a fait du mal. Mais que voulez-vous ? Nous faisons un métier ingrat et périlleux. Nous l’oublions parfois, mais la réalité brutale nous rappelle à l’ordre. En tout cas, c’est un point sur lequel j’insisterai désormais quand on m’enverra des novices : il n’y a pas de missions inoffensives. Derrière la plus banale opération de routine, la mort nous guette. La fatalité attendait Koniatis dans ce bungalow de Punta del Este... et Monique a payé pour lui et pour nous.
  
  - Elle a été formidable jusqu’à la dernière seconde de sa brève existence, rappela Francis, le visage dur.
  
  - Elle cherchait une raison de vivre, nous lui avons donné une raison de mourir, dit le Vieux. Vous qui pratiquez la philosophie à vos moments perdus, vous devez savoir que, pour un être d’élite, c’est encore plus important...
  
  Coplan regarda son chef.
  
  Dans le regard qu’ils échangèrent, il y eut un accord mystérieux, profond, un accord que les mots ne pouvaient traduire.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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