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Coplan fait peau neuve

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Soucieux, l’air mécontent, le Vieux jeta un coup d’œil à la pendule ancienne qui trônait sur la cheminée puis, tout en refermant de la main gauche un dossier, il compara l’heure avec celle qu’indiquait la montre logée dans son gousset.
  
  A deux minutes près, les temps concordaient: il était cinq heures dix. Et Coplan ne se manifestait toujours pas.
  
  Le directeur du S.D.E.C. posa l’index sur une des manettes de l’interphone.
  
  - Pontvallain ! Venez dans mon bureau.
  
  Il relâcha le contact sans attendre la réponse, déplaça sans raison plusieurs objets qui se trouvaient sur sa table, tâta machinalement les poches latérales de son veston.
  
  Son adjoint apparut. C’était un homme massif aux traits énergiques, aux cheveux taillés en brosse.
  
  Le Vieux darda sur lui un regard aigu et demanda:
  
  - Comment se fait-il que Coplan ne soit pas encore ici ? Vous l’avez bien convoqué pour trois heures, j’espère ?
  
  Une ombre d’étonnement embruma les yeux clairs de Pontvallain.
  
  - Il n’est pas encore là ? Mais bien sûr que je l’ai convoqué ! J’ai expédié un pneu, hier après-midi, à son domicile...
  
  - Auparavant, n’avait-il pas laissé entendre qu’il songeait à s'éloigner de Paris ?
  
  Pontvallain eut un signe de tête négatif.
  
  - S’il avait exprimé cette intention, assura-t-il, je l’aurais prié de garder le contact, ou de nous donner une adresse où nous pouvions le joindre en cas de nécessité.
  
  Le Vieux se pétrit la joue.
  
  - Enfin, il sait qu’il n’a pas à passer la nuit dehors quand il est en instance d’affectation, bougonna-t-il sur un ton d’impatience. Qu’est-ce qu’il fabrique ?
  
  - Effectivement, ce n’est pas dans ses habitudes d’être en retard ou de faire le mort, admit Pontvallain, ennuyé. S’il ne se présente pas, c’est qu’il en est empêché par une raison majeure...
  
  - Dans ce cas, il aurait pu s’excuser par téléphone, répliqua le Vieux, dont la sécheresse masquait un début d’appréhension. Je n’aime pas beaucoup ça... Pourriez-vous envoyer quelqu’un chez lui ?
  
  - Certainement. Avant de venir ici, j’étais en conversation avec son ami Legay, qui est tout désigné si vous n’avez pas besoin de lui.
  
  - D’accord. Qu’il y aille tout de suite.
  
  Pontvallain acquiesça et regagna son bureau. Legay, pour tuer le temps, soufflait des ronds de fumée.
  
  - Coplan devrait être ici depuis plus de deux heures et il ne donne pas signe de vie, lui apprit l’adjoint du Vieux. Vous n’avez pas idée de l’endroit où il pourrait être ?
  
  Le petit front têtu de Jean Legay se plissa. Il dissipa de la main un anneau de fumée particulièrement réussi, regarda son interlocuteur.
  
  - Il doit se balader dans Paris, supposa-t-il. A moins que...
  
  Son expression ambiguë, vaguement égrillarde, fit dire à Pontvallain:
  
  - Non. Vous le savez aussi bien que moi : Francis n’est pas l’homme à se dérober à une convocation pour une raison pareille. En outre, il y a plus de vingt-quatre heures que le message a dû lui parvenir. Faites donc un saut à son domicile, rue Vivienne.
  
  Legay se rembrunit.
  
  - Ah ? fit-il. Pensez-vous que ce soit indispensable ?
  
  Du pouce, Pontvallain montra le bureau voisin et murmura :
  
  - Ordre du Vieux. Il juge insolite l’absence de Francis.
  
  - Bon, j’y vais, dit Legay, comme mû par un ressort. Si je le découvre, je le ferai rappliquer le plus vite possible, sinon ça risque de barder pour son matricule, hein ?
  
  - Il n’y coupera pas, de toute manière, confia Pontvallain.
  
  Legay s’éclipsa. Quand il déboucha sur le boulevard, il héla un taxi. C’était le moment où la circulation devient plus difficile, et la voiture mit une vingtaine de minutes pour atteindre la Bourse.
  
  Legay gravit quatre à quatre l’escalier de l’immeuble où Coplan habitait depuis quinze ans. Il y était venu plusieurs fois et connaissait la maison. Au troisième, il appuya sur le bouton de sonnerie : une brève-une longue-une brève.
  
  La porte de l’appartement ne tarda pas à s’ouvrir.
  
  - Bonjour, Émilie, dit Legay à la gouvernante, une femme paisible aux approches de la cinquantaine. Est-ce que Francis est là ?
  
  - Non, mon bon monsieur, répondit Émilie en s’écartant pour faire entrer le visiteur. Il est parti depuis hier midi.
  
  Arrivé dans le living, Legay se tourna vers l’avenante quinquagénaire. Elle arborait un visage souriant, plein de sympathie pour l’ami de son maître.
  
  - Et où est-il allé ? s’enquit Legay, surpris.
  
  Émilie baissa les yeux.
  
  - Ça, vous savez... Quand c’est pour son travail, il ne me le dit jamais, murmura-t-elle avec un air de complicité. Mais asseyez-vous. Vous boirez bien quelque chose ?
  
  Legay, masquant sa contrariété, se laissa choir dans un fauteuil.
  
  - Ma foi, ce n’est pas de refus, accepta-t-il. Dois-je comprendre que Francis a quitté Paris, et qu’il a emporté des bagages ?
  
  Tout en allant chercher une bouteille de whisky, un verre, un siphon et des glaçons, Émilie lui lança :
  
  - Oui, mais pas pour longtemps. Il a pris sa voiture et il n’a mis dans sa valise que du linge pour moins d’une semaine.
  
  Alors, pourquoi diable n’en avait-il pas informé le Patron ?
  
  Legay alluma une Gauloise. Il ne tenait pas à inquiéter la gouvernante mais voulait tirer cette histoire au clair.
  
  Émilie revint avec un plateau, le déposa sur un guéridon placé près du fauteuil du visiteur.
  
  - Je vous laisse préparer la mixture, lui dit-elle familièrement. Ainsi, vous auriez aimé voir M. Francis?
  
  - Eh oui... C’était prévu, Ne vous a-t-il pas remis un mot pour moi ?
  
  - Non, mais ça ne doit pas vous étonner. Il est parti d’une manière tellement précipitée... Il a pris subitement sa décision car, quand je suis arrivée le matin à huit heures, il ne m’a pas parlé de voyage.
  
  En mouillant son whisky d’un jet de siphon, Legay marmonna :
  
  - N’aurait-il pas pris le chemin de sa maison de campagne, dans la Sarthe, par hasard ?
  
  Émilie ouvrit des yeux ronds.
  
  - Sûrement pas, protesta-t-elle. II m’aurait emmenée. Comment voulez-vous qu’il se débrouille tout seul à Beauvoir ?
  
  Legay ne jugea pas utile de souligner que Francis se débrouillait fort bien dans des situations pires que celle-là...
  
  Comme bien des gars du Service, Coplan pouvait avoir eu l’envie soudaine de plaquer tout, de ne plus voir personne, de s’isoler dans la nature. Cela se produisait parfois, après une mission qui avait été meurtrière.
  
  Feignant pourtant de croire Émilie, Legay déclara :
  
  - Alors, il a dû recevoir des ordres par téléphone.
  
  - Le téléphone n’a pas sonné de toute la matinée, objecta la brave femme. Je le sais car je n’ai pas quitté l’appartement : j’avais fait mes courses la veille.
  
  Perplexe, Legay se gratta la tête.
  
  - A quel moment le facteur apporte-t-il le courrier?
  
  - Aux environs de 10 heures.
  
  Après ces mots, Émilie ajouta :
  
  - Oui, au fond... Ce doit être une des lettres qu’il a reçues qui l’a incité à se mettre en route. C’est souvent comme ça, dans votre métier, n’est-ce pas ?
  
  - Très souvent, assura Legay, de plus en plus embêté.
  
  L’hypothèse d’une fugue sentimentale de plusieurs jours ne cadrait pas avec le caractère de Coplan. Et si une affaire privée, urgente, l’avait contraint à se rendre en province, il n’aurait pas négligé d’en aviser le Vieux. Donc, il y avait anguille sous roche, côté business. Cela modifiait l’aspect de la question.
  
  - Dites-moi, Émilie : s'est-il muni de son passeport ?
  
  - Attendez une seconde, je vais voir.
  
  La gouvernante s’en fut dans le cabinet de travail de Coplan. Legay l’entendit ouvrir un tiroir, puis le repousser. Elle revint.
  
  - Son passeport n’est pas là, mais il a laissé son affreux pistolet à la crosse de bois, révéla-t-elle, épanouie.
  
  Legay avala d’un trait le contenu de son verre.
  
  - Tant pis, dit-il après avoir repris haleine. J’espère être encore à Paris quand Francis reviendra. Signalez-lui que, moi, je n’avais pas oublié le rendez-vous. Qu’il me fasse signe.
  
  - Je n’y manquerai pas, M. Legay, promit Émilie. Mais peut-être vous écrira-t-il entre-temps...
  
  Il fit semblant d’y croire et s’esquiva.
  
  
  
  
  
  - Eh bien ? questionna le Vieux, le sourcil en bataille, lorsque Legay eut pénétré dans son bureau.
  
  - Il s’est absenté pour quelques jours, m’a dit sa gouvernante, mais elle s’imagine que c’est pour un motif professionnel. Il a quitté son appartement hier midi.
  
  Le Vieux se renfrogna.
  
  - Il est culotté, maugréa-t-il. C’est de l’insubordination caractérisée... Ça pourrait lui coûter cher.
  
  Puis, intrigué, il reprit :
  
  - Comme je connais le lascar, il doit avoir une raison valable, vraie ou fausse, qui lui évitera des sanctions, mais dont il ne m’a pas fait part avant de mettre son projet à exécution de crainte que je ne m’y oppose.
  
  Legay ne pipa mot.
  
  - Savez-vous quel moyen de transport il a emprunté ? s’enquit son chef.
  
  - Il est parti dans sa voiture personnelle.
  
  Pour une fois, le Vieux était embarrassé. Ses mains tavelées s’emparèrent d’une règle qu’il tenta de plier.
  
  - Je ne peux quand même pas lancer la gendarmerie à ses trousses, grommela-t-il. Nous aurions bonne mine, au S.D.E.C. !
  
  - J’ai l’impression que le plus sage serait d’attendre que Coplan revienne en surface, hasarda Legay.
  
  Il s’éclaircit la voix et enchaîna :
  
  - A moins que vous le soupçonniez d’avoir pris un risque... inconsidéré.
  
  Le Vieux médita tout en continuant de jouer avec sa règle. Il essaya de relier cette fugue à une mission récente qu’avait accomplie son meilleur agent.
  
  Si quelque chose, de n’importe quelle nature, était resté en suspens, Coplan était bien capable de régler le problème en dehors des voies administratives normales, son indépendance de caractère l’ayant maintes fois induit à commettre des actes pour le moins discutables.
  
  Ne parvenant pas à découvrir une corrélation possible entre le départ inopiné de Coplan et son dernier rapport (qui avait trait à une mission en Pologne), le Vieux déclara :
  
  - Je lui accorde encore 48 heures. Après, je serai obligé de mobiliser la D.S.T. pour qu’on retrouve sa piste. Mais si je suis contraint de recourir à cette extrémité, je vous promets que ça chauffera.
  
  Insidieux, il glissa :
  
  - Si par hasard vous étiez de mèche avec lui, prévenez-le.
  
  - Je vous jure qu’il n’en est rien, protesta Legay. Et pour ne rien vous cacher, cette histoire m’ennuie autant que vous, à telle enseigne que j’ai bien l’envie de poursuivre mes investigations à titre privé.
  
  - Vous n’en aurez pas l’occasion, répliqua le Vieux. C’est vous qui allez le remplacer dans la tâche que je comptais lui confier. Elle ne souffre aucun retard. Il s’agit de repérer l’endroit où les Américains ont inhumé un cadavre à Saint-Domingue, pendant les troubles de l’an dernier.
  
  
  
  
  
  En ce moment même, alors qu’à Paris les gens se préparaient à dîner, pour Coplan il n’était pas loin de deux heures de la nuit.
  
  Il se trouvait devant l’entrée d’un modeste bungalow de la banlieue sud de New Delhi, aux Indes, et, s’étant retourné à demi pour jeter un coup d’œil dans la direction d’où il venait, il appuya l’index sur le bouton de sonnerie.
  
  La porte s’ouvrit très vite. L’homme qui se tenait dans l’entrebâillement acheva d’écarter l’huis lorsqu’il eut reconnu son visiteur.
  
  - Vous êtes venu ! murmura-t-il, apparemment délivré d’un gros souci. Merci, Coplan.
  
  Francis pénétra dans la demeure. Kattenhorst repoussa le battant, le verrouilla, puis il étreignit avec chaleur la main de l’agent français.
  
  Coplan posa sur son hôte un regard observateur. Il y avait à peine un an qu’il avait vu Kattenhorst pour la dernière fois et celui-ci semblait avoir vieilli de dix années.
  
  - J’ai peut-être agi avec un peu de désinvolture vis-à-vis de mes devoirs professionnels, mais je vous devais bien ça, dit Francis en accompagnant son hôte dans la salle de séjour. La chance a voulu que je sois chez moi quand votre missive est arrivée... Et que j’étais momentanément disponible.
  
  - Oui, c’est vraiment un coup de chance, renchérit l’ex-officier allemand. Je n’osais pas espérer que vous pourriez vous rendre libre aussi promptement. Êtes-vous venu par Air-France ?
  
  Il était en robe de chambre. Son col de pyjama, large ouvert, laissait voir un cou décharné avec une pomme d’Adam proéminente. Son front plus dégarni, ses sourcils blancs, ses yeux ternes et le voûtement de sa taille avaient considérablement amoindri son ancienne prestance.
  
  - Non, dit Coplan, en réponse à sa question. Tant pour des raisons de convenance personnelle que par désir d’arriver ici rapidement, je n’ai pas attendu le prochain départ d’Air-France. Je suis allé en voiture jusqu’à Francfort, et là j’ai pris un avion de la BOAC. Mais que se passe-t-il ?
  
  Tous deux s’assirent dans des fauteuils. Kattenhorst, comme pris de court par cette visite nocturne, se passa la main sur le front.
  
  - Vous avez sûrement interprété ma lettre comme un appel au secours ? émit-il avec un sourire contraint. En fait, ce n’en était pas un. Néanmoins, vous pensez bien que je ne vous ai pas fait accomplir un voyage de dix mille kilomètres sans motif sérieux. Figurez-vous, Coplan, que j’ai l’intention de vous léguer toute ma fortune.
  
  Francis écarquilla les yeux.
  
  - A moi ? fit-il, médusé. Quelle singulière idée ! Et pourquoi ?
  
  Kattenhorst croisa sur son ventre ses mains amaigries. Il dirigea sur Francis un regard fatigué, éclairé d’une lueur de sympathie et, aussi, d’un rien de malice.
  
  - Je suis seul au monde, avoua-t-il. Parmi tous les gens que j’ai connus, vous êtes le seul qui m’ayez inspiré... quelque chose qui ressemble à de l’affection. Et cela depuis le jour où je vous avais soumis à un interrogatoire, quand vous étiez encore un gamin. Vous aviez seize ans, à l’époque, si je me souviens bien.
  
  - Et depuis, nous nous sommes maintes fois bagarrés, durement dans certains cas, rappela Francis, les traits détendus.
  
  Kattenhorst balaya l’air d’un geste mou.
  
  - A quoi bon, toutes ces luttes ? soupira-t-il, bougon. A mon âge, on commence à voir les choses sous un autre angle. Vous et moi, nous nous sommes affrontés souvent, c’est vrai. Mais nous nous sommes battus sans haine, poussés par des événements extérieurs, et l’âpreté de nos conflits n’excluait pas une estime mutuelle. A tour de rôle, nous avons essuyé des revers. Jamais nous n’avons abusé de notre victoire. Une fois, même, il nous est advenu de nous trouver du même côté de la barrière et de triompher ensemble. Cela crée des liens. Vous étiez jeune quand vous avez perdu votre père ; moi, j’avais votre âge actuel quand j’ai perdu mon fils et ma femme dans un bombardement. Mon projet n’a donc rien qui doive vous étonner. Il me serait agréable de savoir que vous acceptez, et qu’au moins quelqu’un pour qui j’ai de l’amitié profitera de mes biens.
  
  Coplan fixa longuement Kattenhorst. Puis il parla :
  
  - Votre proposition... assez inattendue, me touche profondément, croyez-le bien. Mais l’idée de recueillir votre succession me paraît un peu déplaisante parce que...
  
  Voyant se modifier le visage de l’Allemand, il se hâta de compléter sa pensée :
  
  - L’éventualité de votre mort n’est guère réjouissante. Pourquoi l’évoquez-vous soudain ? Rien ne presse. Vous avez encore quelques belles années devant vous, que je sache !
  
  Des rides se creusèrent dans le front de Kattenhorst. Ses yeux, quittant le regard de son interlocuteur, contemplèrent rêveusement le tapis.
  
  - J’ai 64 ans, révéla-t-il. Mon organisme est à la merci d’un accident. J’ai trop souvent frôlé la mort pour la craindre et je n’éprouve aucune contrariété à l’envisager. Cela m'apporte plutôt un apaisement. Et puis, j’aime régler les choses en temps utile. Alors, accepteriez-vous ce legs ?
  
  - Pour ne pas vous désobliger, oui... A une seule condition : que vous voyiez dans mon adhésion les mêmes raisons que celles qui vous ont inspiré cette faveur. Si cela doit vous tranquilliser l’esprit, d’accord.
  
  Kattenhorst arbora une mine satisfaite et regarda de nouveau Coplan avec bonhomie.
  
  - J’en suis heureux, déclara-t-il. Au moins, j’aurai le sentiment de n’avoir pas accumulé une fortune pour rien. Il ÿ en a pour quelque 250 000 livres sterling, placées dans une banque suisse par moitié en devises et en actions, sans compter les œuvres d’art, le mobilier et la propriété de New Link Road, où vous étiez venu l’an dernier. Il eût été dommage que tout cela tombât aux mains de ces héritiers rapaces que sont les Administrations des Finances. Vous en ferez meilleur usage.
  
  En entendant le chiffre énoncé par l’Allemand, Coplan avait tiqué. C’était une somme considérable, presque effarante.
  
  D’où provenait cet argent ? Comment Kattenhorst avait-il pu s’enrichir à ce point ?
  
  Devinant les réflexions de Francis, son hôte poursuivit:
  
  - N’ayez pas de vains scrupules. Cet argent a été honnêtement gagné. Le métier du Renseignement rapporte, à partir du moment où on le pratique à son compte. Au surplus, une partie non négligeable de mon avoir vous revient presque de droit. Je vous avais offert de partager les libéralités du Gouvernement indien après que vous ayez sauvé la Nouvelle-Delhi d’une effroyable catastrophe (Voir « Casse-tête pour Coplan »)...
  
  Coplan, songeur, alluma une cigarette. Un long silence s’écoula.
  
  - Parlons franc, dit soudain Francis en relevant la tête. Je ne mérite pas tant de bienfaits. Que redoutez-vous, au juste ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Rajustant autour de son cou les revers de sa robe de chambre, Kattenhorst examina Coplan d’un air amusé.
  
  - Toujours le même, remarqua-t-il sans acrimonie. Vous accourez dare-dare, de l’autre bout du monde, parce que vous croyez que je suis en péril, mais quand je vous propose un don, sans rien vous demander en échange, vous devenez méfiant. Je ne redoute rien, mon cher ami. Strictement rien.
  
  Il se leva en s’appuyant sur les accoudoirs de son fauteuil et ajouta :
  
  - Si nous buvions une coupe de champagne, pour fêter cette rencontre qui crée entre nous une union presque familiale ?
  
  - Très volontiers, acquiesça Francis.
  
  Kattenhorst s’en alla dans la cuisine, où il retira une bouteille du réfrigérateur.
  
  Coplan promena les yeux autour de lui.
  
  Ce bungalow était une demeure confortable, certes, mais sa décoration et son ameublement étaient fort modestes en comparaison avec la somptueuse villa de New Link Road. Par ailleurs, cette affaire d’héritage se présentait quand même sous de curieux auspices...
  
  Un bouchon sauta. Peu après, Kattenhorst revint avec un plateau garni de deux verres dans lesquels pétillait un Perrier-Jouët cuvée spéciale « Blason de France ».
  
  Avec gravité, se regardant mutuellement, les deux hommes trinquèrent, burent, déposèrent leur coupe sur le plateau.
  
  - Dès demain, j’irai faire enregistrer mon testament chez le notaire Mahindra, dit Kattenhorst. Il a des correspondants à Londres et à Berne, ce qui serait plus commode pour vous si je venais à disparaître. Un cigare ?
  
  Coplan prit un havane dans le coffret, tendit ensuite du feu à son hôte avant d’allumer son cigare. Il exhala quelques bouffées en étirant ses jambes devant lui.
  
  - Puis-je vous demander pourquoi vous avez quitté cette splendide résidence où vous m’aviez reçu l’autre fois ? s’enquit-il d’un ton détaché. Ce n’est pas par économie, je présume ?
  
  L’ex-officier du contre-espionnage de l’armée allemande secoua la tête, se logea dans l'orbite un monocle qu’il venait d’essuyer avec une pochette.
  
  - C’était devenu trop grand pour moi, répondit-il. Le poids de la solitude avait fini par me saper le moral, dans ces immenses salons silencieux, surtout depuis que j’avais perdu mes fonctions de conseiller technique à la direction de la Sécurité indienne.
  
  Coplan sourcilla.
  
  - Comment ? Vous êtes à la retraite ?
  
  Un sourire amer plissa les lèvres de Kattenhorst.
  
  - Si l’on peut dire, marmonna-t-il. Il y a deux mois, on m’a viré du jour au lendemain, quasiment sans explication. Et cela après les services incontestables que j’ai rendu à ce pays pendant plus de huit ans.
  
  Manifestement, cette démission forcée l’avait beaucoup affecté, tant au physique qu’au moral. Il n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été.
  
  - Voyons, dit Coplan, un vieux lutteur comme vous ne se laisse pas congédier comme un employé indélicat !... Vous avez dû chercher à savoir ce qu’il y avait derrière cette soudaine mise à pied, non ?
  
  - Oui, évidemment. Mais je me suis heurté à un mur. J’ai eu beau frapper à toutes les portes, même à celles de personnages occupant un rang très élevé dans le gouvernement de l’Union Indienne, je n’ai rencontré qu’un mutisme impénétrable. Vous savez, les gens d’ici ont l’art d'esquiver les questions et de vous remballer avec une exquise courtoisie...
  
  Coplan était réellement surpris. A deux reprises, il avait pu constater personnellement que Kattenhorst avait accompli avec conscience et dévouement les tâches parfois assez extraordinaires que lui avait assignées son pays d’adoption (Voir « Antennes mortes »).
  
  - Pourtant, vous devez bien avoir une petite idée sur les motifs de ce renvoi ? regimba Francis.
  
  Son hôte reprit sa coupe de champagne et admira la limpidité cristalline du merveilleux breuvage.
  
  - Les Soviets, affirma-t-il à mi-voix. Il y a vingt ans qu’ils veulent ma peau. La dernière affaire, celle du réseau Borg-Dies que nous avons liquidé en étroite coopération, vous et moi, m’a rappelé à leur bon souvenir.
  
  De tous temps, les Russes avaient été les boucs émissaires de Kattenhorst. Il leur vouait une rancune inexpiable, leur imputait invariablement ses malheurs ou ses déboires.
  
  En l’occurrence, il n’avait peut-être pas tort. Une intervention de Moscou pouvait avoir été à l’origine de sa disgrâce : il n’est pas rare qu’on sacrifie un « conseiller » de race étrangère sur l’autel de la coexistence pacifique, en Asie.
  
  - Ils ne se contenteront pas de m’avoir éloigné de la Direction de la Sécurité, reprit sombrement Kattenhorst. Un de ces jours, ils me descendront.
  
  Francis comprit mieux, à ce moment-là, pourquoi son ancien adversaire avait songé à régler sa succession. Il prononça :
  
  - Vous avez des idées noires, me semble-t-il. Si des agents du Kremlin méditaient de vous abattre, il y a longtemps qu’ils auraient pu le faire, que vous occupiez un poste officiel ou non.
  
  Kattenhorst braqua sur lui des yeux perçants.
  
  - Je sais qu’on veut m’assassiner, déclara-t-il d’une voix ferme. Je suis trop vieux dans le métier pour ne pas remarquer certains signes qui échapperaient à un profane.
  
  - Vous me disiez à l’instant que vous ne redoutiez rien.
  
  L’ex-officier inspira profondément, puis rétorqua :
  
  - C’est exact, et il n’y a là aucune contradiction. Je sais que je n’en ai plus pour longtemps à vivre, mais l’approche de la mort me laisse indifférent. J’ai joué mon rôle, sur cette terre. Ma carrière est finie. Je n’ai ni le besoin ni le désir d’encore entreprendre quelque chose Je puis donc quitter ce monde sans regret, avant que mon organisme ne tombe tout à fait en ruine...
  
  Haussant les épaules, Coplan grommela :
  
  - Vous vous abandonnez à un pessimisme injustifié, Kattenhorst ! Jamais vous n’avez eu peur de mourir, mais il n’empêche que vous avez toujours fait front aux menaces, d’où qu’elles viennent. Votre manque de ressort me déçoit. A la rigueur, je pourrais admettre que l’oisiveté, après une existence aussi aventureuse que la vôtre, vous soit un insupportable fardeau. Mais que vous consentiez délibérément à disparaître sans avoir identifié vos ennemis d’une façon certaine, cela je ne vous le pardonne pas. Ce n’est pas conforme à votre tempérament. Qu’est-ce qui cloche ?
  
  Kattenhorst savoura une gorgée de champagne, tira une bouffée de son cigare puis, presque avec béatitude, il articula :
  
  - Vous êtes un chic type... Alors que vous avez la richesse à portée de la main, et qu’il suffit de laisser les événements suivre leur cours, vous essayez de me redonner le goût à la vie. Eh bien, mon cher Coplan, sachez que vous n’y réussirez pas. Vous m’avez prodigué la dernière satisfaction que j’en attendais. Maintenant, quels que soient le bord et la personnalité de mon futur meurtrier, je m'en fous. Vous m’entendez ? Je m'en fous !
  
  Déconcerté, Francis observa la cendre blanche de son havane.
  
  La sincérité de son hôte était indéniable. Il fallait se rendre à l’évidence : il n’avait pas alerté Coplan dans l’espoir que ce dernier l’aiderait à sortir d’un pétrin. Dès lors, à quoi bon insister ?
  
  Changeant de sujet, Francis annonça :
  
  - Étant donné les circonstances dans lesquelles j’ai quitté Paris, je ne puis rester qu’un minimum de temps aux Indes. Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas en Europe ?
  
  Tout en remplissant les verres, Kattenhorst fit un signe négatif.
  
  - Je serai désolé de vous voir partir, car c’est probablement la dernière fois que nous nous voyons, mais je ne veux pas retourner en Europe. Trop de pénibles souvenirs m’en ont éloigné définitivement. Mon destin se jouera ici.
  
  Il tendit la coupe à Coplan et enchaîna :
  
  - A votre avenir... Vous aurez les moyens de vous retirer du circuit quand bon vous semblera. Retenez ceci : un jour vient où même l’héroïsme n’a plus de saveur. Alors, faute d’avoir misé sur d’autres raisons de vivre, on n’est plus bon à rien.
  
  
  
  
  
  Pendant tout le vol qui le ramenait à Francfort, Coplan resta sur l’impression déprimante que lui avait laissée sa longue entrevue avec Kattenhorst. Que celui-ci mourût ou non, le spectacle de cette fin de carrière était lugubre.
  
  L’homme, pourtant, avait été un brillant spécialiste de la guerre secrète. Il s’était tiré sain et sauf de la grande débâcle de la défaite, s’était remis en selle plusieurs fois, avait accédé à de hautes fonctions et s’était constitué un solide patrimoine. Malgré cela, il était en train de sombrer dans une immense mélancolie, seul, totalement désabusé, n’ayant même pas une photo des êtres qui lui avaient été chers.
  
  Coplan s’avoua que l’effacement volontaire de Kattenhorst modifiait quelque peu son univers intérieur. Désormais, il y aurait une case vide à la place qu’avait occupé dans son esprit ce premier ennemi authentique auquel il s’était frotté en sa jeunesse, et puis encore plus tard.
  
  A Francfort, Coplan reprit possession de sa voiture, fonça vers la France. En cours de route, il se mit à réfléchir à ce qu’il allait raconter au Vieux.
  
  Alors seulement il réalisa combien cette histoire avait l’air incroyable. Lui-même avait du mal à se représenter qu’un jour ou l’autre il hériterait de 3 millions de francs lourds et d’un petit palais qui en valait autant.
  
  Ses pensées bifurquèrent toutefois brusquement quand, à la frontière, les inspecteurs de la Sûreté Nationale qui avaient vérifié ses papiers, l’invitèrent à descendre de voiture et à les suivre dans un bureau.
  
  - Nous avons un avis vous concernant, dit l’un d’eux d’un ton revêche. Il prescrit de vous amener à Paris, au ministère des Forces Armées. Êtes-vous un officier parti sans permission à l’étranger ?
  
  D’un doigt, Coplan se gratta le cou.
  
  - Hmm... C’est un peu dans ce genre-là, reconnut-il, déjà édifié sur les sentiments du Vieux à son égard.
  
  - Très bien, dit l’inspecteur. Attendez ici les officiers de police qui vont vous escorter.
  
  Coplan dut poireauter une vingtaine de minutes. Enfin, ses gardes du corps pénétrèrent dans le local et prirent livraison du « particulier ». A l’extérieur, ils ne l’autorisèrent pas à s’asseoir au volant de sa voiture.
  
  Philosophe, Francis ne tenta pas d’amorcer une conversation. Durant le voyage, ses compagnons n’échangèrent que de rares paroles.
  
  Ils atteignirent Paris vers six heures du soir.
  
  Au ministère, Coplan fut gardé à vue tandis que des coups de téléphone étaient lancés dans plusieurs directions. Il prévoyait qu’on allait lui faire passer la nuit en cellule et qu’on ne le transférerait que le lendemain au « bâtiment », mais une autre équipe l’embarqua derechef.
  
  A la caserne désaffectée du boulevard Mortier, il fut emmené séance tenante dans le bureau du Vieux. Celui-ci congédia d’un geste les gars du Service qui, plutôt ennuyés, avaient conduit leur célèbre collègue devant lui, se demandant ce qui se passait.
  
  - Alors, Coplan? gronda le Vieux. D’où venez-vous ?
  
  Impassible, Francis avoua :
  
  - Des Indes.
  
  A travers ses lunettes, le Vieux lui décocha un regard à perforer une plaque de blindage.
  
  - Pourquoi êtes-vous parti sans mon autorisation ? Qu’êtes-vous allé faire là-bas ?
  
  - Vous m’auriez refusé un congé. Le motif que j’aurais dû fournir n’aurait pas été considéré comme valable, du moins à vos yeux.
  
  Acerbe, le Vieux lança :
  
  - Quel était-il ?
  
  - Répondre à une prière instante émanant d’un ancien adversaire, pour un problème d’ordre privé.
  
  - Donnez-moi des explications plus précises, je vous prie. Et véridiques. S'il s’agit d’un règlement de comptes, dites-le.
  
  Coplan arborait une expression soucieuse, dénuée d’agressivité, alors que d'ordinaire il maniait l’impertinence avec un irritant brio.
  
  - Je me suis rendu à Delhi à la demande du capitaine Kattenhorst, dévoila-t-il Si j’ai pu mener ma mission à bien, là-bas, il y a un an, c’est, en grande partie à lui que je le dois, vous le savez.
  
  Le Vieux se massa le front pour réveiller ses souvenirs.
  
  - Chancer... La bombe volante radioactive ? s’enquit-il.
  
  - Et la machination ourdie contre nous par ce parti ultra-nationaliste, rappela Francis.
  
  - Que voulait-il, Kattenhorst ?
  
  - Rien qui concerne nos activités respectives. Si étonnant que cela puisse paraître, il entend faire de moi son légataire universel, figurez-vous... Des centaines de millions.
  
  Interloqué, le Vieux se croisa les bras. Puis, après un temps, il maugréa :
  
  - Hé bé !... Je comprends à présent pourquoi vous êtes parti d’un cœur léger ! D’ici à la résiliation de votre engagement, il n’y a pas loin, sans doute ?
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - J'ignorais les intentions de Kattenhorst lorsque j’ai décidé de faire un saut là-bas. Mais j’avoue que cela me place devant un dilemme. Après tout, j’ai risqué ma peau pendant tant d’années... On en vient à se demander si le jeu en vaut vraiment la chandelle.
  
  - Coplan ! Comment pouvez-vous parler ainsi ?
  
  - Ma foi, il me semble que je tiens un langage assez raisonnable. Tout homme aspire un jour à mener une vie paisible, à construire un foyer, à dormir les deux yeux fermés et à ne pas penser aux types qu’il devra exécuter le lendemain si, entre-temps, il n’a pas été abattu lui-même.
  
  - Mon cher ami, vous n’êtes pas dans votre état normal, ronchonna le Vieux. Cependant, je ne voudrais pas que vous m’accusiez de mettre des bâtons dans les roues. Vous souhaitez une retraite anticipée ? Très bien. Introduisez votre requête dans les formes voulues, j’émettrai un avis favorable. Mais je vous préviens : vous le regretterez. Vous n’avez pas un tempérament à cultiver les roses...
  
  Méditatif, Coplan se grattait la nuque.
  
  - Un point, pourtant, me turlupine, avoua-t-il. Je connais Kattenhorst jusqu’au bout des ongles. Je suis absolument certain qu’il a pour moi plus que de la sympathie, et c’est d’ailleurs réciproque. Mais j’ai peine à concevoir qu’en me léguant ses biens il n’a pas une idée derrière la tête.
  
  Tout doucement, l’inextinguible curiosité du Vieux reléguait ses griefs au second plan. L’hypothèse avancée par Francis chatouilla ses facultés mentales.
  
  - Quelle sorte d’idée pourrait-il avoir ? objecta-t-il. La condition première pour que vous héritiez de lui serait qu’il meure... Vous lui prêteriez donc des intentions posthumes ?
  
  Absorbé, Coplan se pinça la lèvre inférieure.
  
  - Je ne sais pas, dit-il. En tout cas, il est persuadé, lui, qu’il n’en a plus pour longtemps, et qu’il est exposé à périr de façon violente.
  
  - Attendez l’ouverture du testament, ricana le Vieux. Il y dévoilera probablement ses batteries. Maintenant, à propos de votre escapade intempestive, je tiens à...
  
  - Oui, d’accord, mais si vous le permettez je voudrais encore vous apprendre une chose, au sujet de Kattenhorst. Il a été révoqué il y a deux mois. Nous ne pourrons plus compter sur son appui, aux Indes. D’autre part, il prétend ignorer pourquoi on l’a évincé. Selon lui, ce serait à la suite d’une démarche effectuée par l’U.R.S.S. Ne vous serait-il pas possible de découvrir ce qu’il en est réellement ?
  
  Le Vieux se mordilla l’ongle du pouce, le regard baissé.
  
  - Est-ce par votre intermédiaire que ce damné sacripant espère en avoir le cœur net ? bougonna-t-il, sarcastique.
  
  - Certainement pas, riposta Francis avec vivacité. C’est moi que cela intéresse. Je veux tout simplement m’assurer qu’il n'a pas commis de malversations, et vous comprenez pourquoi, n’est-ce pas ?
  
  Son chef approuva de la tête.
  
  - Oui, c’est prudent, concéda-t-il. Au reste, moi aussi j’aimerais être édifié là-dessus, quoique pour d’autres raisons. Je vais envoyer une note confidentielle au ministère de la Défense, à Delhi, par la voie diplomatique normale. Il y a quatre-vingt dix chances sur cent pour qu’on me réponde...
  
  Après une pause, il reprit:
  
  - ... Mais si c’est un secret d’État, une vengeance politique ou une manœuvre intérieure, nous ne connaîtrons jamais la vérité.
  
  Sondant sa mémoire, il réfléchit encore, puis déclara:
  
  - Au fond, comment est-il parvenu à se faire embaucher là-bas ? Souvenez-vous : lors de l’affaire des sabotages des expéditions scientifiques au Pôle Sud, vous lui aviez mis la main au collet et vous l’aviez ramené tambour battant à Paris. A l’époque, il opérait pour le compte de la République Fédérale d’Allemagne et...
  
  - Et je me figurais naïvement qu’il allait écoper de dix ans de cabane, au moins, en France, intercala Coplan d’un air acide. Deux ans plus tard, je tombe sur lui à Barcelone, où c'est lui qui me fait passer un mauvais quart d’heure...
  
  Percevant le reproche, le Vieux rajusta ses lunettes pour se donner contenance et glissa très vite :
  
  - Après sa condamnation, il nous avait tiré une sérieuse épine du pied... Bref, nous l’avons restitué aux services d’Outre-Rhin, mais alors il s’est mis à voler de ses propres ailes.
  
  - Peu de temps après, il a mis ses talents à la disposition de l’Union Indienne, en franc-tireur, et ses mérites lui ont valu d’être incorporé de façon définitive au service de contre-espionnage de ce pays. Le fait est qu’à toutes les époques de sa carrière, il a eu de nombreux démêlés avec les Soviets. Néanmoins, il vit toujours.
  
  - Je pense bien que nous aurons le fin mot de son limogeage, conclut le Vieux. Pour en revenir à votre cas personnel, je n’admets pas que vous alliez vous balader au diable vauvert quand vous êtes sur la liste des agents à catapulter. Dans l’active, ce serait de l’insoumission. Mais moi, je ne vous enverrai pas au mitard... Vous m’avez obligé d’expédier Legay à Saint-Domingue à votre place. Vous prendrez la sienne : un mois de travail de bureau, aux archives, et pointage à l’horloge d’entrée.
  
  Coplan n’était pas d’humeur à discuter. Il s’en tirait à bon compte, en somme.
  
  - Cela valait bien ça, dit-il laconiquement.
  
  Et le Vieux se demanda s’il trouvait la sanction adéquate ou s’il pensait aux six cents millions d’anciens francs.
  
  
  
  
  
  Une semaine s’écoula, au cours de laquelle Coplan profita de son séjour aux archives pour se livrer à des recherches en marge du travail qui lui était assigné.
  
  Ludovic Maresse, le chef du département, lui facilita d’ailleurs la tâche. Ce long quinquagénaire, maigre et osseux, avait eu la discrétion de ne pas s’enquérir du motif de la mise en quarantaine provisoire de Coplan, qu’il estimait beaucoup.
  
  Ainsi, Francis eut connaissance des états de services complets de Kattenhorst, tels qu’ils résultaient des interrogatoires auxquels on avait soumis l’ex-capitaine après son arrestation en 1955.
  
  Né à Cologne en 1901, l’Allemand était entré dans la police à l’âge de vingt ans. Il avait suivi des cours spéciaux et il était devenu inspecteur de la Brigade criminelle. Lors de la reconstitution de l’armée (c’est-à-dire quand la Reichwehr, composée de volontaires et n’ayant qu’un effectif de 100 000 hommes, s'était transformée en Wehrmacht sous l’impulsion des nationaux-socialistes, Kattenhorst avait été versé d’office au Service spécial des renseignements militaires, l'Abwehr (Ce service, sans couleur politique, était dirigé par l’amiral Canaris. Celui-ci, qu'on a soupçonné d'être le chef de la Résistance allemande contre Hitler, a fait parvenir certains renseignements aux Alliés. Il a fini par être pendu, sur l’ordre de Himmler, son rival de toujours. (Note de l’auteur)).
  
  En 1942, pendant la guerre, il avait été affecté à la section de contre- espionnage de cet organisme et envoyé, en raison de sa parfaite connaissance de la langue française, dans les territoires occupés de l’Ouest.
  
  (Un jour, à cette époque-là, Coplan était tombé dans ses pattes. Bouclé en prison pour avoir transporté une carte localisant les aérodromes de campagne de la luftwaffe dans le nord de la France, il était parvenu à s’évader...)
  
  Fin 1943, le capitaine avait dû quitter la France pour le front de l’Est. Mais, dès lors, la lutte sourde qui opposait à l'Abwehr les autres services secrets dépendant de Himmler rendait suspects tous les officiers qui avaient servi sous les ordres de l’Amiral Canaris. Kattenhorst, victime de l’épuration consécutive à l’attentat commis contre Hitler, avait été muté dans une unité combattante. De défaites en replis, il s’était retrouvé en Allemagne à la signature de la capitulation. Le nouveau régime démocratique l’avait réintégré dans la police criminelle puis, quelques années plus tard, dans le service d’information créé par le général Gehlen.
  
  Il ressortait de tout cela que le capitaine, balloté par les événements comme la majeure partie de ses compatriotes, n’avait pas adhéré au Parti nazi ; il avait même été victime de sa neutralité politique car, autrement, au lieu de le placer à la tête d’un bataillon de Panzer Grenadiere, on l’aurait transféré au Sicherheits Dienst ou à la Gestapo, les deux terribles organisations commandées par les SS.
  
  Ce qu’avait lu Coplan concordait parfaitement avec l’idée qu’il s’était toujours faite du personnage : correct, discipliné, courageux, sa formation de policier et son goût de l’aventure l’avaient incité à exercer aux quatre coins du monde, en temps de paix, un métier pour lequel il avait une vocation.
  
  Un après-midi, Coplan fut convoqué au bureau du Vieux.
  
  - J’ai reçu la réponse à la note que j’avais adressée à Delhi, lui annonça son chef, dont le visage reflétait de la préoccupation. La nouvelle risque de vous être désagréable, je vous préviens.
  
  Il tendit à son subordonné un feuillet portant un texte dactylographié, traduisant en français et en langage clair le message chiffré d’origine.
  
  Coplan parcourut cette réponse officielle.
  
  « Le dénommé K. a été exclu de la direction de la Sécurité à la requête du gouvernement israélien. Ce dernier, effectuant une démarche auprès de notre ministère des Affaires Étrangères, a appuyé sa revendication sur un dossier constitué par son service secret et prouvant que l’intéressé s’est rendu coupable de crimes de guerre.»
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Le regard de Coplan croisa celui de son chef. Le Vieux guettait sa réaction.
  
  - Je suis sceptique, dit Francis d'un ton bref.
  
  Le Vieux haussa les épaules et soupira :
  
  - Peut-être... mais il vous faut tout de même tenir compte de cette information. Elle émane d’une source sûre.
  
  Coplan déposa le papier sur le bureau. Ses traits s’étaient imperceptiblement durcis.
  
  - Je dois en tenir compte, c’est certain, admit-il. Il n’est pas question que j’accepte quoi que ce soit d’un homme sur qui pèse une telle accusation. Mais je me trouve moi-même dans une position fausse, attendu que je n’ai pas le droit de faire état de cette communication.
  
  Un silence plana.
  
  - C’est vrai, vous n’en avez pas le droit, spécifia le Vieux. Le document original porte le cachet « Confidentiel ».
  
  Coplan pécha une cigarette dans son paquet sans le retirer de sa poche. Il l’alluma posément, puis il prononça :
  
  - Ce que je me demande, c'est si Kattenhorst était au courant. Ignorait-il vraiment pourquoi on l’a éjecté ou me l’a-t-il caché ?
  
  Le Vieux eut une mimique perplexe.
  
  - Réfléchissez-y à deux fois avant de vous mouiller dans une histoire pareille, conseilla-t-il. C’est terriblement scabreux. Enfin, je vous ai transmis la commission. Pour moi, l’incident est clos.
  
  - Je vous remercie, dit Francis, plutôt sombre.
  
  Et il quitta le bureau.
  
  En regagnant l’étage des archives, il ressentit une irritation grandissante. D’une part, il se refusait à croire que cette dénonciation des Israéliens était fondée. De l’autre, il regrettait que ses relations avec Kattenhorst fussent désormais salies par une incertitude. Et, finalement, il ne discernait pas comment il allait se dégager de cette impasse.
  
  Maresse vit qu’il avait sa tête des mauvais jours. A tort, il s’imagina que l’entrevue avec le patron avait été orageuse.
  
  - Ça ne vous plaît pas beaucoup, de remuer des paperasses à longueur de journée, hein? dit-il à Coplan sur un ton de connivence amicale. Votre stage ici va-t-il encore se prolonger ?
  
  - Pas au-delà du délai prévu, j’espère.
  
  Constatant que son aide occasionnel n’était pas enclin à bavarder, Maresse n’insista pas. Pour sa part, il s’accommodait de son sort. Étant un des rares hommes a connaître le dessous des cartes de bien des événements obscurs qui, parfois, défrayaient la chronique, il n’enviait pas tellement les agents chargés de réunir cette « documentation extérieure » si dangereuse à obtenir.
  
  A l’heure de fermeture, Coplan s’en alla sans avoir desserré les dents. Il rentra chez lui, rue Vivienne, par le métro.
  
  Émilie avait laissé un billet : « Ma sœur est arrivée de Limoges. Il n'y a qu’à réchauffer le pot-au-feu. »
  
  Morose, Francis alla soulever le couvercle de la casserole abandonnée sur un des feux du réchaud et fut aussitôt pris du désir de dîner au restaurant.
  
  Il lui semblait étrange que vingt années eussent été nécessaires pour cataloguer Kattenhorst parmi les criminels nazis. Tous, virtuellement, étaient recensés, fichés, signalés depuis belle lurette à tous les pays neutres ou alliés. Ils n’échappaient à la capture et au châtiment que parce qu’ils avaient changé de personnalité, souvent avec une adresse diabolique.
  
  Dans le cas présent, l’inculpé avait vécu sous son identité réelle, sauf à de rares exceptions motivées par le caractère spécial de certaines de ses entreprises. C’était donc le rassemblement des preuves qui avait exigé tant de temps, puisque l’accusation était récente...
  
  Ne sachant s’il allait ressortir ou non, Francis s’octroya un apéritif, un Cinzano-Gin bien tassé. Il but une petite gorgée de ce cordial puis il jeta un coup d’œil sur le courrier que la diligente Émilie avait posé sur le coin de la cheminée du living.
  
  Une enveloppe portant un timbre britannique attira son attention. Il la retourna pour voir l’adresse de l’expéditeur. « Baird, Brown and Murhead, Rochester Place 12, London N.W. 1 »
  
  Les sourcils froncés, Coplan la décacheta et prit connaissance de la lettre.
  
  « Dear Sir, agissant pour le compte et à la demande de l’Étude Mahindra, de New Delhi, nous sommes au regret de devoir vous informer du décès de M. Hans-Rupert Kattenhorst. Le défunt vous a légué la totalité de ses biens. Nous tenons à votre disposition la photocopie du testament et d’autres pièces qui vous seront indispensables pour entrer en possession de l’héritage. Il serait donc souhaitable que vous veniez à Londres dans les prochains jours. S’il vous était impossible de vous déplacer, veuillez nous en aviser au plus tôt. Maître Baird se ferait alors un devoir de vous rencontrer à Paris, afin de vous remettre certains objets et de vous faire signer quelques documents. Nous vous présentons, dear Sir, nos plus sincères condoléances. Vos très dévoués, Baird, Brown & Murhead. »
  
  Cette missive à la main. Coplan, le regard nébuleux, alla boire derechef une gorgée de son cocktail.
  
  Mort.
  
  Fini, nettoyé, l’ancien militaire au mystérieux passé, le vieil ennemi familier qui surgissait subitement aux endroits les plus inattendus de la planète...
  
  Kattenhorst l’avait senti venir. Mais comment était-il mort, en définitive ? Ces notaires Anglais, avec leur immuable sens des convenances, gardaient là-dessus une parfaite réserve.
  
  Déposant soudain son verre et le feuillet sur la table, Coplan s’approcha du téléphone, forma rapidement le numéro de « la boîte ».
  
  - FX-18 à l’appareil. Je figure sur la liste prioritaire. Le directeur est-il toujours là ?
  
  Il dut attendre quelques secondes. La voix du Vieux résonna dans l’écouteur.
  
  - Pourriez-vous m’accorder quelques minutes ce soir, au bureau ou ailleurs ? sollicita Francis. Je viens de recevoir de Londres un avis du décès de Kattenhorst...
  
  Un temps. Puis le Vieux articula.
  
  - Eh bien, ça n’a pas traîné ! Vous voilà dans de beaux draps...
  
  - Précisément. Quoi que je fasse, cet héritage me menace d’un fameux scandale si l’affaire s’ébruite. Et le Service entier risque d’en pâtir.
  
  Ce devait être aussi l’opinion du Vieux car il dit, compréhensif :
  
  - Le plus simple serait que vous reveniez ici.
  
  - J’arrive.
  
  
  
  
  
  Ils reprirent leur dialogue, de vive voix, une demi-heure plus tard. Entre-temps, tous deux avaient réfléchi au problème.
  
  - C’est par un correspondant de son notaire que j’ai appris la nouvelle, relata Coplan. Je suis convoqué à Londres mais je voulais vous consulter avant d’envoyer ma réponse.
  
  Son chef se malaxa le menton, fixa son agent.
  
  - Ma position est nette, prononça-t-il. Vous devez refuser le bénéfice de ce legs. C’est votre droit, et c’est le meilleur moyen de couper court à toute publicité ultérieure.
  
  Coplan opina de la tête.
  
  - Oui, évidemment, reconnut-il. Mais votre attitude découle du fait que vous croyez à la culpabilité de Kattenhorst, moi j’ai de très sérieux doutes à ce sujet.
  
  Le Vieux se renversa dans son fauteuil en posant les mains sur les accoudoirs. Une ombre de méfiance se répandit sur ses traits.
  
  - L’attrait de la fortune fausserait-il votre jugement ? Persifla-t-il.
  
  Coplan, se dominant, déclara d'une voix neutre :
  
  - Mon jugement est basé sur d'autres considérations. J’ai, moi aussi une certaine expérience des individus. En diverses inconstances, j’ai eu le privilège d'observer le comportement de Kattenhorst : cela n’a jamais été celui d’un bourreau ou d'un tortionnaire. Rappelez-vous qu'à trois reprises j’ai été à sa merci.
  
  Le Vieux leva une main et objecta :
  
  - Attention, Coplan. Cela ne prouve rien. Il a pu agir tout dernièrement avec des Juifs, des Polonais ou des Russes...
  
  - Je veux bien l’admettre, mais il y a une chose dont je mettrais ma main au feu. Il ne m’aurait pas institué son héritier si, ayant enfreint les lois de la guerre, il se savait sous le coup de poursuites internationales. En outre, avouez qu’offrir ses services à un pays comme l’Inde, dans de telles conditions, traduirait plutôt de l’inconscience. Et le bonhomme était tout le contraire d’un inconscient, croyez-moi !
  
  Ces arguments parurent ébranler le patron, qui se réfugia dans une courte méditation.
  
  - Où voulez-vous en venir ? s’enquit-il soudain en plissant les paupières.
  
  Coplan préleva une cigarette dans son paquet, la tapota sur l’ongle de son pouce.
  
  - Six cents millions ne sont pas une bagatelle, souligna-t-il. Je préférerais les garder sous contrôle, quitte à me livrer moi-même à une enquête sur les actes qu’on reproche à Kattenhorst. De deux choses l’une : ou bien l’accusation est étayée sur des preuves et sur des témoignages irrécusables, et il me sera loisible de dédommager les familles de ses victimes. Ou bien c’est une calomnie, une basse vengeance d’anciens adversaires, et alors je n’entends pas en faire les frais, moi, sans examen.
  
  Un silence plana.
  
  Le Vieux entreprit de bourrer sa pipe. Le tic-tac de la pendule parut s’amplifier à mesure que s’égrenaient les secondes.
  
  La thèse de Coplan était défendable. Pourquoi la France n’avait-elle jamais reçu d’avis de recherche ou, quand l’ex-capitaine était détenu à Fresne, une demande d’extradition ?
  
  Les listes des criminels de guerre sont tenues à jour, partout. Des commissions spéciales et des associations d’anciens prisonniers des camps de concentration s’en occupent en permanence. Kattenhorst avait été photographié, mesuré sous tous les angles par le service anthropométrique pendant son incarcération. Sa fiche, comprenant ses empreintes digitales, avait été confrontée avec celles des criminels en fuite, et ceci n’avait pas permis d’établir une similitude avec l’un d’eux. Incontestablement, il y avait là une anomalie.
  
  Si, pourtant, la culpabilité de Kattenhorst avait été établie après sa libération, il était intéressant de s’en assurer. En bonne justice, il était préférable de distribuer sa fortune à des œuvres de bienfaisance plutôt que de la laisser, jusqu’à prescription dans les coffres d’une banque suisse.
  
  - Je présume que vous aimeriez savoir ce qu’il y a dans le testament ? s’informa le Vieux en tirant sur sa bouffarde.
  
  Un mince sourire éclaira le visage énergique de son subordonné.
  
  - Oui... Encore que je ne sois pas sûr que le défunt y ait exprimé des volontés quelconques.
  
  Le directeur du S.D.E.C. pesa le pour et le contre.
  
  Il possédait un élément qui manquait à son collaborateur, mais il ne jugea pas opportun de le dévoiler. Ce fait était susceptible d’influencer Coplan et, peut-être, de l’embarquer sur une fausse piste.
  
  - Je vous accorde huit jours, grogna le Vieux. Les déplacements seront à vos frais et rappelez-vous que notre caisse d’entr’aide a grand besoin d’être renflouée.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, en fin de matinée, Coplan se présenta au cabinet notarial de Rochester Place, à Londres.
  
  Boiseries sombres, atmosphère feutrée, mobilier victorien. Une vieille fille aux cheveux gris, au nez pointu chaussé de lunettes démodées, l’accueillit avec une froideur conforme à sa haute respectabilité.
  
  Lorsque Francis lui eut montré la lettre de convocation, elle lui suggéra, en chuchotant, de s’asseoir dans un des clubs au cuir patiné, puis elle disparut silencieusement derrière une double porte à battants capitonnés.
  
  Au bout d’un quart d’heure, Coplan fut introduit dans le bureau d’un des trois associés, un homme émacié d’une soixantaine d’années, coiffé avec une raie au milieu, au masque impassible, et qui se souleva légèrement de son siège pour décliner son nom : Mr Baird.
  
  Avant toute chose, le notaire pria son visiteur de lui remettre une pièce d’identité, carte ou passeport. Il scruta longuement le document que lui avait tendu Francis, puis il le déposa sur sa table en vue d’en relever les mentions d’état-civil.
  
  Un silence de tombe régnait dans cette étude.
  
  Baird prenait son temps. Il écrivait avec une plume trempée dans l’encre.
  
  Finalement, il prononça sur un ton de circonstance, à voix basse :
  
  - Nous participons à votre douleur, Mr Coplan. Ces formalités sont toujours pénibles, mais comme elles répondent au désir du disparu, elles doivent être accomplies avec sérénité. Je dois tout d'abord vous lire le testament...
  
  Il ouvrit la chemise cartonnée, se pencha poux déchiffrer le texte photocopié :
  
  « Par devant maître Mahindra, je soussigné Hans-Rupert Kattenhorst, né le 22 mars 1901 à Cologne, Allemagne, déclare léguer tous mes biens, tels qu’ils figurent sur l’inventaire annexé à la présente, à M. Coplan, Francis-Jean-Gaston, domicilié 17, rue Vivienne à Paris, France. Je certifie que ces biens ne sont pas grevés d’hypothèques, de créances fiscales ou autres. Mon héritier aura la faculté d’utiliser comme bon lui semblera toutes les valeurs mobilières et immobilières qui lui reviendront. Ce legs n’est assorti d’aucune condition préalable, sinon l’acceptation pleine et entière de l’intéressé. Il n’entraîne pour lui aucune obligation à l'égard de quiconque, ni financière, ni morale. Fait en pleine possession de mes moyens, hors de toute contrainte, à la Nouvelle Delhi, le 21 mai 1965. Signé, Kattenhorst. »
  
  Coplan, les bras croisés, répondit d’un signe de tête au regard interrogateur que Baird levait vers lui.
  
  - J’accepte, murmura-t-il, nullement surpris des termes du testament mais tout de même un peu dépité de ne pas voir y figurer un vœu qui eût été une indication.
  
  - Voici maintenant l’inventaire des biens, reprit Baird. Les immeubles, œuvres d’art, tapis et autres objets de valeur sont évalués à dire d’expert. Le total général s’élève à 552 000 livres, dont il faudra déduire l’impôt indien sur les successions et les frais d’actes notariés.
  
  Il tendit à son visiteur un ensemble de trois feuillets dont la lecture à haute voix risquait d’être fastidieuse. Coplan, se réservant le soin d’étudier plus tard cette longue énumération, la laissa sur le bureau.
  
  - La transmission effective de cette fortune dans vos mains nécessitera un certain délai, prévint Baird. Maître Mahindra en est séquestre. Il détient la clé du coffre que M. Kattenhorst avait en location au Crédit Suisse, à Berne, ainsi que le numéro du compte courant et celui du compte « Portefeuille-Titres ». Je pense que mon confrère de Delhi veut s’assurer en premier lieu si le gouvernement allemand ou celui de l'Inde n’ont pas de droits à faire valoir sur une partie du legs...
  
  Coplan ne broncha pas, bien qu’il entrevît de sérieuses complications dans ce domaine.
  
  - A combien estimez-vous ce délai ? s'enquit-il.
  
  Baird eut une mimique évasive.
  
  - A deux ou trois mois, au minimum.
  
  Logeant son genou dans ses mains croisées, Coplan fit une diversion :
  
  - Êtes-vous en mesure de me dire de quoi M. Kattenhorst est décédé ? questionna-t-il, curieux. A ma connaissance, sa santé ne laissait pas à désirer...
  
  L’homme de loi, ennuyé, déclara sourdement :
  
  - Je regrette que vous abordiez ce sujet, M. Coplan. Bien sûr, votre question est des plus légitimes. Mais un obstacle supplémentaire peut surgir, dans le règlement de cet héritage, du fait que le testataire a été assassiné. Une enquête a été ouverte par la police indienne. Tant que le coupable n’aura pas été identifié, et que ses mobiles n’auront pas été clairement établis, le séquestre ne sera pas levé.
  
  Ainsi, les sinistres prévisions de Kattenhorst s’étaient bel et bien réalisées... Coplan se reprocha de ne pas l’avoir obligé à revenir en Europe, ce qui lui eût peut-être sauvé la vie et simplifié de nombreux problèmes.
  
  - Assassiné ! prononça Francis, ébahi J’étais à mille lieues de m’attendre à cela... Le pauvre homme menait une existence si paisible !
  
  - Je n’ai pas de plus amples détails, dit Baird en paraissant s’excuser. Mon confrère s’est borné à mentionner la chose dans la lettre jointe aux photocopies. Il ne révèle pas comment votre parent ou ami est tombé sous les coups d’un meurtrier.
  
  Coplan soupira, fataliste.
  
  - Eh bien, j’espère qu’on arrêtera bien vite le coupable, affirma-t-il tout en redoutant in petto qu’on ne le découvre jamais car, à son avis, le crime devait avoir été perpétré par des spécialistes de l’exécution clandestine.
  
  - Souhaitons-le, appuya pieusement mister Baird. Je vais maintenant vous demander quelques signatures.
  
  
  
  
  
  De Londres, Coplan prit un avion direct pour Tel-Aviv, en Israël.
  
  Il spéculait sur les bonnes relations qu’il entretenait avec Bechor Hargaz, le directeur de la 4e Section du Chech Beth, le service secret de ce pays, pour déblayer rapidement le terrain.
  
  A priori, tout était parti de là : la révocation de Kattenhorst et, vraisemblablement, sa suppression physique.
  
  Comme Francis avait puissamment aidé Hargaz à élucider l’énigme de la disparition d’un de ses agents qui opérait dans un centre de construction de fusées en Egypte (Voir « Stoppez Coplan »), il avait tout lieu de supposer que ce haut fonctionnaire du S.R. israélien ne lui refuserait pas son concours.
  
  Peu après l’atterrissage, et de l’intérieur de l’aérogare, Coplan réussit à entrer en contact téléphonique avec lui. La cordialité de son correspondant lui parut de bon augure. Bechor Hargaz lui indiqua comment il devrait procéder pour le rencontrer.
  
  Les deux hommes se revirent dans le sévère bureau, très bien éclairé mais strictement fonctionnel, où ils avaient naguère élaboré une tactique commune.
  
  Hargaz portait à présent un collier de barbe noire. Son masque douloureux était toujours estompé par l’ardeur mystique de son regard, qui fascinait ses interlocuteurs. Grand et maigre, les manches de sa chemise beige retroussées sur des bras musculeux, il accueillit Francis comme un vieux camarade, en posant une main sur son épaule.
  
  - Chalom ! salua-t-il. Quel bon vent vous ramène en Terre Sainte ?
  
  - Une affaire privée, lui dit Francis. Comment va la coexistence à couteaux tirés avec les Arabes ?
  
  - Moins mal qu’on ne le croit, rétorqua Hargaz en réprimant un sourire. On pratique de part et d’autre la politique des chiens de faïence, en montrant ses crocs.
  
  Ils s’installèrent dans des fauteuils en tubes chromés. Le conditionnement d’air maintenait une température agréable dans la pièce, alors qu’à l’extérieur le soleil dardait tous ses feux.
  
  - Puis-je vous être utile ? s’informa l’Israélien de sa voix étrangement douce.
  
  - Je le pense, encore qu’il s’agisse d’une question qui n’est peut-être pas de votre ressort, et qui touche à un sujet particulièrement brûlant pour les Juifs : la chasse aux criminels de guerre.
  
  Un éclair traversa les prunelles de Hargaz.
  
  - Parlez, invita-t-il sobrement.
  
  - Je vous répète que ma démarche est officieuse. C’est à titre personnel que j’ai des renseignements à vous demander. Libre à vous, donc, de ne pas me les donner si cela vous déplaît.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Il y a un peu plus de deux mois, votre gouvernement a fait limoger un Allemand, du nom de Kattenhorst, qui était employé par la direction de la Sécurité indienne. J’aimerais pouvoir étudier le dossier constitué à sa charge et le désignant comme auteur d’atrocités commises pendant la dernière guerre mondiale.
  
  Hargaz réfléchit, puis interrogea :
  
  - Vous avez un compte à régler avec lui ?
  
  - Non, dit Coplan. Je voudrais le réhabiliter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Hargaz regarda son visiteur d’un air peiné, incrédule.
  
  - Si ce dossier a été utilisé par notre gouvernement, c’est qu’il contient des preuves irréfutables, avança-t-il, réticent.
  
  - Je ne le conteste pas, dit Francis. Mais il y a un mystère, pour moi, dans cette accusation. Il se trouve que j’ai connu l’intéressé, que j’ai même été plusieurs fois son prisonnier. Or je dois rendre hommage à son fair-play. A mon égard, il s’est conduit en gentleman. Au surplus, il est mort à l’heure actuelle et son sort ne peut donc plus être remis en question. Je désire simplement aboutir à la vérité.
  
  Méditatif, Hargaz se lissa la barbe.
  
  - Voilà une bien singulière requête, constata-t-il. L’homme étant mort, pourquoi vous donner tant de mal ?
  
  - J’ai un peu la sensation que c’est un devoir, avoua Coplan, les yeux fixés sur les lignes de sa main.
  
  Il y eut un silence.
  
  Puis Coplan ajouta :
  
  - Je voudrais aussi savoir si ce sont des agents de vos services qui l’ont liquidé, à Delhi, il y a moins d’une semaine.
  
  Le visage de Bechor Hargaz continua de s’assombrir.
  
  - Vous ne manquez pas de toupet, bougonna-t-il. Croyez-vous vraiment que je vais vous éclairer là-dessus ?
  
  - A mon sens, ce serait souhaitable. Vous m’épargneriez de rechercher le meurtrier, et d’entrer involontairement en conflit avec vos compatriotes, le cas échéant.
  
  Hargaz avait eu un échantillon du savoir-faire et de la ténacité de Coplan. Si ce dernier s’était mis dans la tête d’aller jusqu’au bout de son entreprise, l’éventualité qu’il soulevait pouvait fort bien se produire. Et, de toute manière, les conséquences en seraient regrettables.
  
  Il était relativement facile de les éviter.
  
  - Je ne vous promets rien, maugréa le chef de la 4e Section. Quel était encore le nom de cet individu ?
  
  - Kattenhorst, Hans-Rupert...
  
  Hargaz empoigna le téléphone, forma un numéro, se mit à parler en hébreu. Il raccrocha, fit à nouveau tourner le disque d’appel, entama une autre conversation.
  
  Francis ne pigeait pas un mot de ce dialogue. Il gardait tout son calme. Pourtant, si on lui confirmait que l’Allemand avait été descendu par des agents d’un organisme israélien, la situation deviendrait presque insoluble.
  
  Pendant plus de dix minutes, Hargaz discuta avec divers correspondants. Son ton demeurait uniforme, si bien que Francis ne pouvait deviner le résultat de ces palabres.
  
  Enfin, Hargaz posa définitivement le combiné sur son socle.
  
  - Non, dit-il. Je puis vous garantir que la suppression de ce type n’est pas imputable à une équipe dûment commissionnée par un de nos organismes officiels.
  
  En dépit de la sincérité visible de son interlocuteur, Coplan conserva un léger doute. Même à Hargaz, on pouvait ne pas avoir divulgué la vérité.
  
  Avec une sorte de divination, l’Israélien répondit à ses pensées informulées :
  
  - On ne m’a pas induit en erreur, soyez-en sûr. D’ailleurs, j’ai un argument majeur : si l’ordre d’enlever ou d’abattre cet homme était parti de Tel-Aviv, notre gouvernement n’aurait pas découvert ses agents par une intervention préalable... Nos spécialistes auraient frappé sans crier gare.
  
  Cela, Coplan était enclin à l’admettre. Il tenait les Israéliens pour des cens supérieurement habiles, trop rompus a ce genre d’exercices pour avertir, même d'une façon détournée, le criminel qu’ils se proposaient d’éliminer.
  
  - Bon, dit Coplan. Je suis heureux de savoir que le coup ne vient pas le chez vous. Reste le dossier...
  
  - Si vous pouvez revenir demain après-midi, je vous le soumettrai, promit Hargaz. Une copie est entre les mains le notre centre de documentation « Yad Washem », dont le siège est à Jérusalem. On me la fera parvenir cette nuit. De ce côté, aucune difficulté : les éléments d’une inculpation de cet ordre bénéficient de la plus grande publicité possible. Sur ce plan-là, nous sommes implacables.
  
  - A juste raison, opina Coplan. Merci, Hargaz. Parlons maintenant de choses moins tragiques. Où en est la culture du melon dans le désert du Néguev ?
  
  
  
  
  
  Dans un petit bureau voisin de celui de Hargaz, Francis eut tout le loisir d’éplucher une à une les pièces que contenait une épaisse chemise cartonnée.
  
  Sur la couverture, il y avait des inscriptions faites à gros traits, à l’aide d’un « marqueur » à pointe de feutre, de couleur rouge : 314/23.562 - Dep. Z - Section Räche. Puis, en-dessous, en lettres plus grandes : « Ludwig Schlacht ».
  
  Tous les documents étaient rédigés en langue allemande. Un rapide examen préliminaire permit à Francis de noter que le dossier se composait de trois parties : la première relatait les tortures et les exécutions sommaires auxquelles s’était livré l’individu en cause ; la seconde réunissait des témoignages émanant, soit de détenus qui avaient échappé aux camps de la mort, soit d’Allemands ayant été sous les ordres du criminel. Enfin, la troisième relatait les recherches opérées pour le localiser, après la guerre, et toute la filière suivie pour arriver jusqu’à lui malgré ses déplacements et ses multiples changements d’identité.
  
  Même pour un agent aguerri comme l’était Coplan, il y avait de quoi frémir. Des hommes et des femmes avaient subi d’abominables traitements. Cela s’était passé en deux endroits : à Cracovie, en Pologne, et à Vinnitsa, en Ukraine, en 1942.
  
  Le contre-espionnage de l’Abwehr avait eu fort à faire dans ces régions, où la population tout entière pactisait avec les mouvements de résistance.
  
  Il semblait que Kattenhorst, exaspéré par l’immensité de sa tâche, avait mené ses enquêtes et ses interrogatoires avec une effroyable férocité. Il avait fouetté tes suspects, nus, debout dans la neige par des températures de dix degrés sous zéro, obligé des femmes à creuser leur propre tombe et les avait enterrées vives, leur tête repassant le niveau du sol, revenant les questionner toutes les heures jusqu’au moment où elles perdaient conscience et les laissant alors périr de froid et d’inanition.
  
  De nombreuses attestations relataient ces faits. Les noms et adresses des témoins, ainsi que les lieux où leurs propos avaient été recueillis, étaient précisés sur chaque rapport.
  
  Au bout d’une heure de lecture. Coplan avait le cou moite et un vide au creux de l’estomac. Devant une telle accumulation d’horreurs et de preuves, son esprit commençait à vaciller.
  
  Il sauta une partie de la documentation pour passer au dernier chapitre, celui de la poursuite du coupable à travers le monde. Là, il se mit à prendre des notes, afin de confronter ultérieurement les allées et venues de Kattenhorst avec ce qu’il en connaissait lui-même. Il pourrait ainsi procéder à des recoupements et vérifier si les allégations des enquêteurs correspondaient à la réalité.
  
  Ce qui était indéniable, c’est que l’interminable piste suivie par eux les avait menés à New Delhi...
  
  Mais l’attention de Coplan fut aussi attirée par un autre point. L’individu en question était désigné constamment sous le nom de Ludwig Schlacht, qui était le nom authentique, celui sous lequel il avait été inscrit à l’état-civil à sa naissance et avait ensuite fait carrière à l'Abwehr.
  
  Quand avait-il adopté celui de Kattenhorst ? Dès 1943, lors de son transfert à l’Ouest, ou après la guerre, pour éviter la capture et les représailles ?
  
  Pour un officier de renseignements, un changement d’identité complet ne présente pas de difficultés. Souvent, il y recourt avec l’approbation de ses chefs et leur aide technique, adoptant passagèrement un nom, l’abandonnant pendant une période plus ou moins longue, l’empruntant à nouveau par la suite. Coplan l’avait fait maintes fois.
  
  Il ressortait des textes que Francis avait devant lui que Schlacht ne s’était mué en Kattenhorst qu’en 1956. Auparavant, il s’était fait appeler Sorensen.
  
  Il était exact que Coplan l’avait retrouvé sous ce nom-là au Cap, à cette époque (Voir «Exécution sommaire»), mais il était non moins vrai qu’il l’avait connu sous celui de Kattenhorst déjà pendant la guerre, et de cela il n’était pas question dans le dossier.
  
  En fin d’après-midi, nanti des renseignements qu’il avait recopiés, Coplan rapporta le volumineux carton à Bechor Hargaz.
  
  - Eh bien, quelles sont vos conclusions ? s’enquit l’Israélien, la bouche plissée par un rictus amer et sarcastique.
  
  - C’est accablant, concéda Francis. Après ça, on peut tirer l’échelle. Je laisse tomber.
  
  Hargaz leva les bras en disant :
  
  - Il vous aurait fallu dix ans pour renverser un édifice pareil, à supposer qu’il puisse l’être. Faites-en votre deuil... le type auquel vous vous intéressiez était bien un salaud.
  
  Coplan puisa une Gitane dans un paquet tout neuf, l’alluma, alla se poster près de la fenêtre pour jeter un coup d’œil dans la rue, en contre-bas. Il expulsa par le nez deux longs filets de fumée.
  
  - Qu’est-ce que c’est que ce Yad Washem? s’informa-t-il d’un ton négligent, le regard toujours dirigé vers la rue
  
  - C’est un office qui a pour mission de rassembler des renseignements sur les criminels de guerre ayant écharpé jusqu’ici aux tribunaux. Il travaille en liaison étroite avec des organisations semblables, établies dans divers pays. Il y a un perpétuel échange d’informations. Quand un des fuyards est situé, et si l’on ne peut obtenir son extradition du pays où il s’est réfugié, le Yad Washem prend une décision.
  
  - Dans le cas qui nous occupe, il s’est borné à faire chasser Kattenhorst-Schlacht du poste dont il était titulaire, souligna Francis. Le châtiment paraît très modéré, par rapport aux actes commis... Trop modéré même.
  
  Hargaz, comprenant Francis à demi-mot, lui expliqua :
  
  - Cela tient à ce que l'individu s’est attaqué à des non-Juifs. Ses agissements nous concernent moins. Si d’autres associations répressives ont estimé qu’il devait expier plus durement ses forfaits, c’est leur affaire, pas la nôtre.
  
  - Et que signifie « Section Räche » ?
  
  - C’est une des organisations dont je viens de vous parler. Son Q.G. est à Milan. Elle est dirigée par des Allemands qui ont tous été victimes du nazisme. Leur but est de restaurer l’honneur de la nation allemande en exterminant les derniers bourreaux encore en vie. Räche, vous le savez, veut dire « vengeance ».
  
  Coplan revint au centre de la pièce et s'affala dans un fauteuil.
  
  - En définitive, remarqua-t-il, la constitution du dossier Schlacht a été assurée de bout en bout par cette section Räche, sans intervention de vos services, et le résultat de l’enquête vous a été communiqué après ?
  
  - Apparemment, si j’en juge par les références inscrites sur ce classeur, dit Hargaz en désignant du menton le carton posé sur la table.
  
  - Quel sacré boulot ! admira 7rancis. Leurs limiers doivent avoir une patience, un flair et une obstination peu ordinaires. Traquer pendant vingt ans des types passés maîtres dans l’art de se camoufler, c est un travail de bénédictin !
  
  - Sans compter que, souvent, au moment où on touche au but, on s'aperçoit que le salopard est décédé de mort naturelle... Et même alors, on n’en est jamais tout à fait sûr. Mais on ne peut pas aller violer toutes les tombes pour voir si le cadavre est bien celui de l’homme à abattre.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - On supprimera les coupables: on n’effacera jamais le souvenir de ces atrocités, dit-il à mi-voix. D'accord, il y en a encore eu depuis, il s’en produit même dans le monde actuel et sur lesquelles on maintient un pudique black-out. Néanmoins, chaque fois qu’un être humain se conduit comme une bête sauvage, il devrait savoir que des justiciers s’acharneront à sa perte, quelle que soit sa nationalité.
  
  - Je partage entièrement votre opinion, déclara Bechor Hargaz. Ma race, celle des Noirs en Amérique et bien des minorités ailleurs ont trop souffert depuis des siècles, alors que leurs tortionnaires vivaient impunément au grand jour. Maintenant, la violence répond à la violence.
  
  Se levant, Coplan tendit sa main large ouverte à Hargaz.
  
  - A charge de revanche, s’il vous faut un jour un tuyau quelconque... Grâce à vous, mon passage à Tel-Aviv aura été fructueux.
  
  L’Israélien le reconduisit jusqu’à la sortie du bâtiment, le gratifia d’un second shake-hand et d’un dernier « Chalom... ».
  
  A pied, Coplan se rendit à l’agence d’Air-France. Il put s’y réserver une place dans l’avion qui, le jour suivant, ferait escale en Israël avant de poursuivre son vol vers l’Extrême-Orient.
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, Francis se baladait à New-Delhi.
  
  Il alla voir les deux immeubles dont il était le propriétaire théorique, mais dont la jouissance ne lui reviendrait peut-être jamais.
  
  Il ne put contempler que de loin le petit palais de style oriental, en marbre blanc, où il avait amené un jour, avec le consentement de Kattenhorst, un Hindou qu’il voulait cuisiner à l’aise. (Francis ne parvenait pas à dénommer Schlacht l’ex-officier défunt...).
  
  Des scellés étaient apposés sur la grille d’entrée du jardin. Ce dernier, envahi par la végétation, ses massifs ternis par trop de fleurs fanées, avait cessé d’être entretenu.
  
  Qui finirait par mettre la main sur cette propriété ?
  
  Il n’y avait pas eu de jugement où le gouvernement de Bonn ou un syndicat de victimes de la guerre auraient pu se constituer partie civile. Ou alors l'Inde ? Mais en invoquant quelle clause juridique ?
  
  Coplan ne put se défendre d'éprouver quelque regret.
  
  Il poursuivit sa promenade jusqu’à Connaught Circus, indifférent aux étonnants contrastes de cette capitale.
  
  Des souvenirs lui revenaient à la mémoire. C’était presque de son plein gré que Kattenhorst l’avait accompagné du Cap à Paris, pour y être jugé, en 1956. L'aurait-il accepté si d’autres charges que les sabotages dans l’Antarctique avaient pu lui être notifiées ?
  
  Francis déjeuna au restaurant de l’Hôtel Impérial et revint ensuite à Connaught Circus, à l’adresse du cabinet du notaire Mahindra.
  
  L’étude se trouvait au premier étage d’un des édifices en arc-de-cercle qui entourent la gigantesque place.
  
  Un jeune Hindou en bras de chemise, au teint foncé et aux traits d’une pureté qu’on croit l’apanage d’anciennes divinités, alla séance tenante prévenir son maître qu’un Européen désirait lui parler de la succession Kattenhorst.
  
  Il revint, pria Coplan de le suivre.
  
  Mahindra était un homme de loi d’une quarantaine d’années. Il avait fait une partie de ses études en Angleterre et en avait ramené des manières britanniques. Vêtu d’un complet en fin tergal gris clair, il se leva pour recevoir son visiteur.
  
  - Vous n’avez donc pas hésité à venir à Delhi ? prononça-t-il, étonné. Je pensais que vous régleriez le tout avec Baird, Brown et Murhead, à Londres.
  
  - J’y suis allé, dit Francis. Il m’a cependant paru nécessaire de vous voir, à titre d’information. Maître Baird n’a pu me répondre que d’une façon fragmentaire sur certains points.
  
  - Je me préparais à lui écrire, précisément, avoua Mahindra en affichant une mine tourmentée. Mais, tout d’abord, que désirez-vous savoir ?
  
  D’un geste élégant, il offrit à Coplan de s’installer dans un club.
  
  - Comment M. Kattenhorst a-t-il été assassiné ? questionna placidement Francis.
  
  Le notaire, arquant les sourcils, resta la bouche entrouverte.
  
  D’un bref raclement de gorge, il s’éclaircit la voix, puis il répondit :
  
  - Il a été abattu de deux coups de pistolet, un soir, alors qu’il rentrait chez lui. Une balle lui est entrée dans la tête, l’autre dans le cœur.
  
  - A-t-on pu obtenir un signalement du meurtrier ?
  
  - Non, personne n’a vu celui qui a tiré les coups de feu. L’arme devait être équipée d’un silencieux.
  
  - La police a-t-elle révélé si l’assassin avait tiré de près ou de loin ?
  
  - D’après les journaux - car l’affaire a fait une certaine sensation dans la ville, vous vous en doutez... - l’agresseur aurait tué à bout portant.
  
  Coplan, appuyant ses coudes sur ses genoux, regarda fixement le notaire.
  
  - Et depuis, n’y a-t-il pas eu des rumeurs sur le passé du défunt ? demanda-t-il. Des rumeurs dont la presse se serait faite l’écho...
  
  Mahindra n’eut pas l’air de saisir.
  
  - Mais... non. On a simplement signalé que M. Kattenhorst avait pris sa retraite il y a quelque temps, après avoir servi dans l’administration indienne au titre de conseiller, et qu’il avait adopté notre nationalité, rien de plus.
  
  Évidemment, le gouvernement de Delhi n’avait aucun intérêt à proclamer qu’il avait embauché jadis un homme coupable de crimes contre l’humanité...
  
  Peu de gens devaient être au courant, d’ailleurs, et ils appartenaient à un cercle où l’on sait être discret : Kattenhorst en avait eu l’expérience tout le premier.
  
  Changeant de sujet, Coplan s’informa :
  
  - Pourquoi le délai de remise de l’héritage est-il si long ? M. Baird l’évaluait à deux ou trois mois.
  
  L’homme de loi hindou, réservé, exposa :
  
  - Dans une succession comme celle-ci, bien des choses entrent en ligne de compte. L’administration des impôts doit expertiser les biens et calculer les droits qu’elle appliquera. Il faut chercher auprès de l’enregistrement les actes d’acquisition des immeubles, vérifier si ceux-ci sont nets d’hypothèque, etc. Ensuite, du fait qu’il n’existe aucun lien de parenté entre le testataire et l’héritier, on est obligé de s’assurer que les intérêts d’éventuels ayants droit ne sont pas lésés...
  
  - Je vois, dit Coplan. Mais la partie des biens qui se trouve à l’étranger tombe-t-elle aussi sous l’imposition de votre pays ?
  
  - Si vous habitiez ici, oui. Ce n’est pas le cas. Moi, pourtant, je n’ai pas le droit de vous en accorder l’usage tant que l’État n’a pas perçu les sommes qui lui sont dues.
  
  Il se pinça le lobe de l’oreille, demeura pensif, puis il hasarda une question :
  
  - Saviez-vous que M. Kattenhorst vous destinait sa fortune ?
  
  - Oui. Je l’ai appris il y a une quinzaine de jours, de sa propre bouche.
  
  Embarrassé, Mahindra laissa errer ses yeux sur son bureau.
  
  - Vous êtes dans une situation fâcheuse, marmonna-t-il. La police cherche toujours à découvrir, en l’absence d’un mobile évident, à qui le crime profite...
  
  Imperturbable, Coplan acquiesça :
  
  - C’est bien naturel.
  
  - Il y a des chances que vous soyez entendu...
  
  - Je n’y vois pas d’inconvénient, bien au contraire.
  
  - Alors, vous feriez bien, je crois, de devancer une interpellation. Allez de votre propre chef au poste de police de Janpath Road et demandez à parler à l’inspecteur Bahwani.
  
  - J’irai en sortant d’ici, promit Francis. Cela dit, Maître, j’attendrai donc un signe de vous, ou de Me Baird, pour en terminer avec les formalités ?
  
  Il s’était levé, manifestant son intention de partir.
  
  - Accordez-moi encore un petit instant, pria Mahindra. Il nous reste un problème à résoudre, puisque vous êtes là. A votre connaissance, M. Kattenhorst avait-il encore de la famille en Europe ?
  
  Coplan se rassit.
  
  - Je n’en ai pas l’impression. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, il m’a dit qu’il était seul au monde.
  
  Mahindra fronça les sourcils.
  
  - C’est ce qu’il m’avait affirmé lorsqu’il est venu rédiger son testament, confirma-t-il. Cependant, figurez-vous que j’ai reçu hier la visite d’une personne qui conteste la validité de cette donation.
  
  Les traits de Coplan se modifièrent.
  
  - Ah ? fit-il. Suis-je indiscret de vous demander qui est cet opposant ?
  
  - C’est une jeune femme, révéla le notaire. Elle s’appelle Élise Schlacht et prétend être la nièce de M. Kattenhorst.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Après un bref étonnement, Francis prononça :
  
  - Sur quoi se fonde-t-elle pour contester le testament ?
  
  - Elle prétend qu’il n’est pas valable parce que la signature, d’après elle, est fausse. Son oncle s’appelait Ludwig Schlacht, et non Kattenhorst. Cette dame se dit en mesure de le prouver...
  
  De mieux en mieux !
  
  Calmement, Coplan quitta son siège.
  
  - Eh bien, attendons les preuves qu’elle fournira, émit-il d’un ton léger. Je m’en voudrais de la frustrer, si sa parenté est réelle. Il serait quand même bon que je la voie... Où est-elle descendue?
  
  - Elle réside à l’hôtel Ashoka, dans l’enclave diplomatique. Si je puis vous donner un conseil, et si cette personne a réellement le projet de revendiquer l’héritage, vous avez intérêt à chercher un terrain d’entente. A mes yeux, et me basant sur l’inscription officielle de M. Kattenhorst sur nos registres d’état-civil, son identité ne fait pas de doute. Si mademoiselle Schlacht entame une procédure, ce sera très long, coûteux, et incertain pour les deux parties.
  
  - Merci, Maître, dit Francis en étirant sa haute taille. Contrairement à mes prévisions, je vais m’attarder à Delhi un jour ou deux. Vous pouvez me joindre à l’impérial.
  
  
  
  
  
  Le but de Coplan, en allant au bureau de police, était surtout de recueillir quelques détails supplémentaires sur le meurtre de l’ex-capitaine.
  
  Il n’eut aucun mal à démontrer qu’il avait un solide alibi : le soir du crime, il était à Paris. Les tampons d’entrée et de sortie, apposés sur son passeport par les agents du contrôle des aéroports de Delhi, Francfort et Orly, en faisaient foi.
  
  L’inspecteur Bahwani ne se limita pourtant pas à cela. Il voulait savoir si Coplan avait des relations aux Indes, combien d’argent il avait amené, si Kattenhorst ne lui avait pas exprimé certaines craintes, et ainsi de suite.
  
  Francis feignit une complète ignorance, se garda de dire un mot de trop et s’abstint de mentionner qu’une prétendante à l’héritage s’était mise sur les rangs, la veille. Mais il ne put rien tirer de son interlocuteur non plus.
  
  Au terme d’un interrogatoire qui avait duré trois quarts d’heure, Coplan put se retirer. Il emporta cependant de cette entrevue une certitude assez troublante: la fiche le désignant comme un agitateur dangereux, indésirable en Inde, ne figurait plus au sommier des étrangers. Le policier n’eût pas manqué de se référer à elle, et d’en faire état.
  
  Donc, quand Kattenhorst avait quitté la direction de la sécurité, il avait rendu à Francis le dernier service de chaparder cette pièce compromettante...
  
  Préférant attendre l’heure du dîner pour avoir plus de chances de trouver l'énigmatique Élise Schlacht à son hôtel, Coplan fit un tour au pittoresque quartier de Chandni Chowk et rentra ensuite à l’impérial pour changer de costume.
  
  Vers huit heures, un taxi l’emmena à l’Ashoka, l’un des plus beaux palaces de Delhi.
  
  - Pourriez-vous me mettre en rapport avec miss Schlacht ? demanda Coplan au concierge. Je ne connais pas le numéro de sa chambre.
  
  - Un instant, sir.
  
  L’employé consulta rapidement le registre.
  
  - Le 212, sir. Si vous désirez téléphoner, il y a une cabine derrière vous.
  
  Coplan s’enferma dans l’isoloir et forma le numéro. N’obtenant pas de réponse, il ressortit, retourna au comptoir.
  
  - Elle n’est pas là-haut. Voulez-vous la faire appeler par un bell-boy au bar ou au grill-room ?
  
  - Certainement, sir.
  
  Alors qu’un jeune chasseur muni d’une ardoise et d’un timbre au son harmonieux partait en expédition dans les divers salons, Coplan fit quelques pas de long en large dans le hall et contempla les vitrines de bijoux.
  
  Au bout de plusieurs minutes, il vit revenir le groom, accompagné d’une belle et flexible créature, blonde, en robe du soir très décolletée, et dont le visage était revêtu d’une expression intriguée.
  
  Il alla au-devant d’elle. La saluant d’une inclinaison de tête, il dit en allemand :
  
  - Fraülein Schlacht ? Mon nom est Coplan.
  
  Interdite, elle le dévisagea. Une lueur d’hostilité s’alluma dans ses prunelles d’azur. Puis elle se décida à lui adresser la parole, mais avec une froideur hautaine :
  
  - Ah ! c’est vous le... le monsieur qui espérait détourner l’héritage de mon oncle?
  
  Coplan resta de marbre.
  
  - L’avenir nous départagera sur ce point, déclara-t-il d’un ton uni. Je suis persuadé, en tout cas, que nous avons intérêt à mieux nous connaître. Quand pourriez-vous m’accorder un entretien ?
  
  Élise Schlacht l’examinait avec indécision. Son animosité première parut s’estomper. L’aspect physique, la stature et la sereine autorité de l’homme l’influençaient. D’autres considérations aussi, probablement.
  
  - Si vous n’avez pas dîné, venez donc à ma table, invita-t-elle soudain.
  
  - Avec plaisir, acquiesça Francis, affable.
  
  Ils gagnèrent le restaurant, occupé par de nombreux convives blancs et asiatiques.
  
  La jeune femme amena Francis à une table où un gros homme au teint rouge brique, aux traits bouffis, patientait devant une assiette vide.
  
  - Doktor Kleiber, mon avocat-conseil, présenta l’Allemande. Herr Coplan, notre... adversaire.
  
  Kleiber, épaté, se leva précipitamment et s’inclina avec raideur.
  
  Francis lui rendit la pareille. En silence, tous trois prirent place.
  
  La venue du maître d’hôtel apporta une légère détente. Quand chacun eut commandé son menu, Coplan posa un regard bienveillant sur sa voisine. Elle avait des épaules admirables, rondes et nacrées, qui encadraient dignement un buste d’une somptueuse opulence. Le bombé de ses seins était accusé par un profond sillon d’ombre descendant au creux de son décolleté.
  
  - J’ignorais totalement que M. Kattenhorst avait une nièce aussi charmante, et je déplore qu’il me l’ait caché, dit Francis.
  
  - Mon oncle s’appelait Schlacht, rectifia sèchement Élise. Je crains qu’il vous ait joué un mauvais tour en vous donnant des espoirs injustifiés.
  
  Kleiber, tassé dans son fauteuil, observait Coplan comme s’il était offusqué de devoir dîner en compagnie d’un escroc.
  
  - Comment avez-vous été informée de son décès ? demanda Coplan d’une voix suave.
  
  - J’étais à Delhi quand le drame s’est produit, répondit Élise Schlacht. Je venais lui rendre visite de temps à autre, car il m’aimait bien. Je suis la dernière survivante de sa famille.
  
  - Si je comprends bien, vous êtes donc la fille d’un de ses frères ?
  
  - De son unique frère, Helmut. Et vous, à quel titre étiez-vous en relation avec lui ?
  
  - Oh... cela remonte loin. Nous étions déjà des amis pendant la guerre.
  
  Élise et Kleiber échangèrent un bref regard.
  
  L'avocat intervint, pesant :
  
  - Peut-on vous demander votre profession, herr Coplan ?
  
  - Je suis confiseur, dit Francis avec détachement, tout en jouant avec un des couteaux de son couvert. Je vous avoue que j’ai été extrêmement surpris d’apprendre que, selon vous, M. Kattenhorst vivait sous une identité d’emprunt. Comment comptez-vous le prouver ?
  
  Élise Schlacht laissant à son avocat le soin de répondre, Kleiber eut un sourire fielleux et déclara :
  
  - Nous possédons des preuves indiscutables, rassurez-vous. Le testament auquel vous vous référez n’est qu’une sinistre plaisanterie. Nous avons été grandement surpris, nous aussi, d’apprendre que vous revendiquiez des biens qui, tout naturellement, devaient revenir à fraülen Schlacht.
  
  A ce moment, les serveurs surgirent avec les hors-d’œuvres et le sommelier vint verser du coca-cola dans les verres (Les boissons alcoolisées (y compris le vin et la bière) ne sont pas servies dans les restaurants de New Delhi).
  
  Au cours de cette trêve, Coplan, impavide, ne fixa que son assiette. Ce Kleiber avait une tête qui ne lui revenait pas, un faciès d’homme jouisseur et véreux.
  
  Si tant est qu’il avait des preuves, où aurait-il pu se les procurer ailleurs que dans le dossier rassemblé par la Section Räche ?
  
  Quand les garçons se furent éloignés, Francis relança la conversation avec Élise Schlacht.
  
  - Votre oncle était un amateur d’art éclairé, lui confia-t-il. Il avait rassemblé des merveilles, dans sa propriété de New Link Road. Entre autres, cette magnifique lampe de cuivre ciselé, d’inspiration persane, qui se trouve dans son cabinet de travail. Elle doit dater du XVIIIe, si je ne m’abuse.
  
  - Oui, je la connais, mais je ne suis pas très compétente dans ce domaine.
  
  - Et cet ivoire d’un mètre de haut, représentant la déesse Shiva, s’extasia Coplan. Il était si admirablement mis en valeur dans cette niche du salon d’apparat, n’est-ce pas ?
  
  - Ne vous excitez pas, vous ne l’aurez jamais, coupa la jeune femme tout en mangeant à belles dents. Ce que je voudrais bien savoir, c’est pourquoi mon oncle s’est amusé à vous donner des illusions.
  
  - Et moi, pourquoi pendant vingt ans il ne m’a jamais mentionné votre existence, rétorqua Francis. Lequel de nous deux a-t-il roulé, après tout ?
  
  Élise Schlacht, pincée, porta son verre à ses lèvres. Kleiber, qui s’empiffrait, grommela :
  
  - Il adorait le mystère... C’était dans sa nature. Et il avait peut-être quelques raisons de jeter un voile sur son passé.
  
  - Ah oui ? fit Coplan d’un air ébahi. Il s’était pourtant créé une très belle situation ici... Je doute que le gouvernement indien lui aurait attribué de si hautes fonctions sans avoir procédé à une enquête approfondie.
  
  Kleiber ricana :
  
  - Vous êtes candide, jeune homme. Schlacht était habile, et vous iriez au-devant de gros ennuis si vous mainteniez vos exigences sur cet héritage. On pourrait scruter votre passé, à vous aussi.
  
  Coplan dirigea un regard lourd sur l’avocat germanique.
  
  - Cette hypothèse ne m’effraie nullement, dit-il. Mais, tout compte fait, j’estime que je vous ai assez vu. Sachez que je défendrai tous mes droits en dépit de vos menaces. Bonsoir.
  
  Jetant sa serviette sur la table, il se leva, quitta le couple très brusquement malgré le geste qu’avait esquissé la jeune femme pour le retenir.
  
  Parvenu dans le hall, il freina, passa derrière un des piliers pour s’assurer qu’Élise ne l’avait pas suivi.
  
  Au bout de quelques secondes, ne l’ayant pas vue émerger du couloir menant au restaurant, il fit demi-tour et alla au guichet de la réception.
  
  - Miss Schlacht est-elle arrivée ? s’enquit-il incidemment auprès de l’employé de façon que le concierge ne pût l’entendre.
  
  L’Hindou parcourut son grand livre, son index glissant le long de la colonne des noms.
  
  - Oui, sir. Depuis le 28 mai.
  
  - Thank you.
  
  Coplan cingla vers la sortie, déboucha dans l'étuve des jardins.
  
  Les mains dans les poches, il prit le chemin de l’impérial.
  
  Son cerveau était en effervescence.
  
  Il était possible que Kattenhorst fût un criminel de guerre tardivement repéré, que son véritable nom eût été Schlacht, et même qu’il ait eu une nièce.
  
  Mais, à côté de cela, ce qui était certain, c’est que l’ensorcelante Élise n’avait jamais mis les pieds dans le palais de New Link Road. Et qu’elle s’était amenée à Delhi, avec son pourceau d’avocat, après l’assassinat de l’ex-capitaine, et non avant, comme elle l’avait affirmé.
  
  Dès lors, en vertu de l’adage qu’avait cité Mahindra, on était en droit de se demander si la mort de Kattenhorst résultait bien d’un châtiment...
  
  Tout en déambulant le long d’une belle avenue, Francis songea, un mince sourire aux lèvres, qu’Élise Schlacht avait dû tomber de haut, chez Me Mahindra, quand elle avait appris qu’un autre héritier, au moins aussi bien placé qu’elle, était dans la course.
  
  Les menaces à peine voilées de Kleiber sous-entendaient qu’il n’avait pas une confiance aveugle dans la solidité de la position juridique de sa cliente.
  
  Décidément, Élise et son conseiller méritaient un brin d’attention.
  
  
  
  
  
  - Où habite-t-elle? demanda Coplan par téléphone, le lendemain matin, au notaire Mahindra.
  
  - Miss Schlacht est domiciliée au Japon, le renseigna l’Hindou. Vous permettez, je n’ai pas son adresse en mémoire...
  
  Des bruits diffus résonnèrent sur la ligne, puis la voix du correspondant retentit à nouveau :
  
  - Elle habite au 63 Avenue C. à Yokohama.
  
  - Que fait-elle au Japon? s’étonna Francis.
  
  - Elle travaille dans les bureaux d’une compagnie de navigation italienne, m’a-t-elle dit.
  
  - Et son avocat-conseil, d’où est-il ?
  
  - Attendez, il m’a donné sa carte. Ah, voici : Docteur Ernst Kleiber, Ginza-Nishi 6, 108 Cinquième Rue, Tokyo.
  
  Coplan inscrivit les renseignements sur un bloc-notes.
  
  - Vous a-t-elle exhibé des papiers autres qu’un passeport ou une carte d’identité ?
  
  - Oui, un extrait de naissance. Elle est née à Stuttgart le 20 novembre 1941. Dois-je comprendre que vous n’avez pu aboutir à un accord amiable ? s’enquit Mahindra.
  
  - Je ne désire pas un accord de ce genre, dit Francis. Si ses affirmations sont exactes, je lui abandonne tout sans discussion. Dans le cas inverse, il est bien évident qu’elle n’aura pas un clou. A votre avis, a-t-elle une chance ?
  
  - Eh bien, justement, je n’en suis pas sûr, avoua le notaire. L’auteur du legs a signé devant moi ses dispositions testamentaires. Il ne peut donc y avoir doute sur la personne, ni sur sa volonté. De plus, il a signé du nom sous lequel il était régulièrement enregistré en Inde. Votre position est donc très forte, même s’il est prouvé que le défunt avait changé d’identité avant de s’installer ici. Le lien de parenté ne deviendrait un argument qu’au cas où vous disparaîtriez avant la liquidation de la succession.
  
  Coplan fut parcouru par un petit frémissement.
  
  - Voilà une information intéressante, remarqua-t-il d’un ton pensif. Merci, Maître. A présent, je vais rentrer à Paris. Si une procédure est entamée par miss Schlacht, je vous donne carte blanche pour me choisir un défenseur.
  
  - A votre service, mister Coplan. Et bon voyage.
  
  Quand il eut raccroché, Francis se gratta la tempe. En s’interposant entre la candidate à l’héritage et les 600 millions, il formait donc un obstacle difficile à éliminer par la voie légale. Or, si on avait liquidé Kattenhorst pour faire main basse sur son magot, on ne reculerait probablement pas devant un second meurtre.
  
  Il y avait un bon moyen d’en avoir le cœur net.
  
  Coplan sortit de sa chambre et descendit dans le hall, au bureau des voyages.
  
  - Je voudrais que vous me réserviez une place dans le premier avion en partance pour Tokyo, dit-il à l’un des employés. Quand y en a-t-il un ?
  
  - Cette nuit, sir. Un appareil de la Panam... Il fait escale à Bangkok et Hong-Kong.
  
  - Très bien, acquiesça Francis. Délivrez-moi le billet.
  
  Ses économies en prenaient un sacré coup, mais son intuition lui soufflait que c’était de l’argent bien placé.
  
  En possession de son bulletin de vol, il passa de l’autre côté du hall et signala qu’il quitterait l’hôtel à 4 heures du matin. Il paya sa note, demanda qu’une voiture fût commandée pour le conduire à l’aéroport à ce moment-là.
  
  Ensuite, l’esprit tranquille, il remonta chez lui, décidé à ne plus bouger jusqu'au départ.
  
  Il se fit apporter un lunch dans sa chambre ; après son repas, il relut les indications qu’il avait relevées dans le dossier Schlacht à Tel-Aviv.
  
  D’une façon générale, ce que Francis savait des déplacements de Kattenhorst après la guerre concordait avec les étapes parcourues par les détectives lancés sur ses traces avec des années de retard.
  
  Bien entendu, il existait de vastes lacunes, des périodes pendant lesquelles Kattenhorst n’avait pas eu de port d’attache fixe. Mais, hormis ces périodes, on finissait toujours par le localiser à nouveau, ce qui postulait qu’un important réseau de correspondants déployait une vigilance constante, partout dans le monde, au profit des chasseurs de criminels de guerre.
  
  Tout en fumant une cigarette, Coplan s’avisa que le docteur Kleiber se trouvait devant une tâche ardue ; même en s’appuyant sur le dossier, il aurait du mal à démontrer que Schlacht et Kattenhorst étaient le même individu. Pour cela, il lui aurait fallu des preuves matérielles, anthropométriques.
  
  Il détenait sans doute une copie de la fiche signalétique jointe à la documentation réunie par la Section Räche, mais comment confronterait-il les caractéristiques physiques de Schlacht avec celles du cadavre inhumé dans un cimetière de Delhi ?
  
  Il serait obligé de demander une exhumation.
  
  Le téléphone vibra. Coplan porta l’écouteur à son oreille.
  
  - Bonjour, dit une voix féminine aux inflexions aimables. Elise à l’appareil... Êtes-vous toujours fâché ?
  
  Francis inspira.
  
  - Votre avocat me tape sur les nerfs, répondit-il simplement. Où avez-vous déniché un ours pareil ?
  
  Elle fit entendre un rire mélodieux.
  
  - Il n’est pas très homme du monde, j’en conviens. Mais il défend mes intérêts avec une opiniâtreté louable. Enfin, ce n’est pas une raison, parce que cette question d’héritage nous divise, pour que nous restions en mauvais termes, vous et moi.
  
  - C’était mon avis, hier.
  
  - Alors, faisons la paix. Puis-je monter vous voir ? Je vous téléphone du hall...
  
  Coplan, l’œil amusé, réfléchit deux secondes.
  
  - Non, dit-il. Je n’en vois pas l’utilité, d’autant plus que je pars cette nuit.
  
  - Le temps de boire un drink...
  
  - Désolé, je suis en plein travail. N’oubliez pas que mon métier est de vendre des dragées et des marrons glacés, même en Asie.
  
  - Je vais venir, annonça Élise. Un Français est trop galant pour barricader sa porte à une dame.
  
  - Pas moi, dit Francis. Vous ne commencerez à m’intéresser que quand vous aurez gagné l’héritage. Au revoir.
  
  Il raccrocha sans attendre la riposte.
  
  Si elle insistait après ça, elle avait de l’estomac. Était-ce son adipeux doktor qui lui avait suggéré cette démarche ?
  
  Coplan se replongea dans ses notes.
  
  Une heure plus tard, il appela l’agence de voyage du hall.
  
  - Mister Coplan, ici. Il y a 50 roupies pour vous si vous me dites la vérité. Est-ce qu’une charmante jeune femme blonde ne vous a pas demandé tout à l’heure quel avion j’allais emprunter cette nuit ?
  
  - Heu... Oui, c’est exact, sir.
  
  - Okay, dit Coplan. Comment était sa poitrine, abondante ou plate ?
  
  Un silence embarrassé suivit, puis l’Hindou déclara :
  
  - J’oserais dire... plutôt provocante, sir.
  
  - Bien. Je vous remettrai le pourboire quand j’irai dîner.
  
  Sûr, après ce test, que le type ne lui avait pas raconté de fariboles pour avoir un bakchich, Francis se mit à siffloter en allant allumer la radio.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  L’aérogare de Delhi était encore plus lugubre la nuit que le jour. Son éclairage miteux révélait la crasse des murs et du sol de la salle d’attente, au lieu de la dissimuler. Parmi les gens qui patientaient, accroupis le dos au mur, assis sur de méchants bancs de bois ou debout devant le bar, il y en avait deux ou trois qui étaient vêtus de haillons.
  
  Coplan ne fut pas fâché d’entendre le haut-parleur appeler les passagers du vol 208 de la Pan American Airways. La porte d’accès à la piste fut ouverte. A peine une quinzaine de personnes se dirigèrent, dans une obscurité relative, vers le Boeing.
  
  Accueilli en haut de l’escalier par l’hôtesse, Francis lui montra sa carte d’embarquement.
  
  - Asseyez-vous où vous voulez, lui dit-elle. Il n’y a pas grand monde...
  
  En effet, peu de fauteuils étaient occupés par des voyageurs venant d’Europe ou du Moyen-Orient. Francis alla s’installer dans la travée de droite, près d’un hublot. Aucun autre siège de la rangée n’était pris.
  
  Il ôta sa gabardine, la plia pour la loger dans le filet, puis il se rassit et attacha machinalement sa ceinture.
  
  Apparemment, tous les passagers à destination de l’Extrême-Orient étaient montés. Une hôtesse entreprenait la distribution de caramels.
  
  Sa collègue, celle qui recevait les arrivants en haut de la coupée, longea le couloir. Elle stoppa devant la rangée antérieure à celle de Francis, se pencha et, s’adressant à un petit homme dont on n’apercevait que la chevelure noire et luisante, elle lui parla discrètement.
  
  L’interpellé se dressa, l’air ahuri. C’était un Japonais. Il récupéra son manteau, le jeta sur son bras, puis il suivit l’hôtesse vers la porte.
  
  Coplan alluma la lumière individuelle de lecture afin de parcourir son exemplaire de « Life ».
  
  Pas pressé de reprendre son vol, le commandant de bord... Il est vrai que refaire le plein de carburant de ces mastodontes aériens nécessite du temps.
  
  Enfin, la porte arrière fut refermée. Dans les diffuseurs, une voix plaisante tint le petit speech habituel : bienvenue à bord, durée probable du vol jusqu’à Bangkok, altitude et vitesse de croisière. L’avion s’ébranla pendant que l’allocution se poursuivait.
  
  Francis fut ravi d’apprendre qu’un petit déjeuner comprenant un steack avec une omelette, suivi de fromage et d’une crème renversée, allait être servi dès que l’appareil aurait atteint 30 000 pieds. Ne pas manquer, sur la gauche, le lever du soleil sur l’Himalaya.
  
  Le décollage s’effectua dans le déchaînement des réacteurs. Quelques minutes plus tard, le voyant recommandant d’attacher les ceintures s’éteignit, de même que celui interdisant de fumer.
  
  Alors la routine reprit son cours. Des plateaux garnis circulèrent. La plupart des gens mangeaient à dents longues. Francis qui n’avait pas une prédilection particulière pour les viandes rouges à cinq heures du matin, s’envoya deux gobelets de café chaud pour noyer son tournedos.
  
  Puis, une cigarette aux lèvres, il étira confortablement ses longues jambes sous le siège d’en face. Ses chaussures rencontrant un objet, il le repoussa vers l’avant. Réalisant alors que ce fauteuil était inoccupé, il se contorsionna pour voir ce que c’était.
  
  Il ramena un porte-document en cuir noir. Oublié par quelqu’un, de toute évidence.
  
  Il le mit à côté de lui et réadopta sa pose favorite. Quand une hôtesse passa, il lui fit signe. Elle s’enquit aussitôt de ses désirs.
  
  - Ceci se trouvait sous le fauteuil, signala-t-il. Un objet perdu...
  
  L’Américaine, qui avait à présent quelque loisir, saisit le porte-document et s’assit à côté de Coplan. Cherchant à se rappeler qui avait occupé cette place avant Delhi, elle marmonna :
  
  - Allons bon... Un truc de plus. A qui cela peut-il être ?
  
  - A ce Japonais qui, finalement, n’est pas revenu, supposa Francis.
  
  - Non, je lui ai demandé s’il n’oubliait pas un bagage à main et il m’a dit non. Ce doit être d’avant...
  
  - Ouvrez-le. Le nom du propriétaire s’y trouve peut-être.
  
  Elle fit coulisser la languette de cuivre de la fermeture-éclair, écarta les feuillets de cuir pour regarder à l’intérieur de la serviette.
  
  - Qu’est-ce que c’est que ça ? s’informa-t-elle en exhibant un boîtier des dimensions d'un appareil photographique courant, mais dont la surface était lisse, sans creux ni aspérité. Un transistor ?
  
  Coplan le lui prit des mains, l’examina, le retourna. Au dos, il y avait un petit bouton à flèche indicatrice, au centre d’un évidement. Il montrait une graduation à mi-chemin entre le zéro et la partie inférieure du cadran.
  
  Le sang de Francis se refroidit brusquement. Les traits tendus, il pencha la tête et colla l’objet à son oreille. Il perçut le très faible cliquetis d'un mécanisme.
  
  Il regarda l’hôtesse de l’air, articula les lèvres sèches :
  
  - Gardez votre sang-froid. Je suis à peu près sûr que ceci est une bombe à retardement.
  
  Son interlocutrice blêmit. Elle parvint à ne pas lâcher une exclamation.
  
  - Que... Vous êtes vraiment sûr? bégaya-t-elle.
  
  - Assez pour placer le commandant devant ses responsabilités. Allez le prévenir, en vitesse et sans panique.
  
  - Mais... Que peut-il faire ?
  
  Voyant qu’elle était pétrifiée, Coplan lui étreignit le bras.
  
  - Je vous accompagne, murmura-t-il. Chaque seconde qui passe diminue nos chances. Grouillez-vous.
  
  Il avait fourré l’engin dans l’enveloppe de cuir, tout en se levant, et il tint un coin du porte-document entre le pouce et l’index tandis qu’il emboîtait le pas à la jeune femme dans le couloir.
  
  L’Américaine fit montre d’une parfaite maîtrise de soi. Très droite, un peu pâle mais le visage inexpressif, elle sortit du compartiment de la classe touriste, traversa celui des premières, le tout d’un pas rapide exempt de précipitation. Pourtant, jamais le vaisseau stratosphérique ne lui avait paru aussi long...
  
  Les premières clartés de l'aube illuminaient la cabine de pilotage. A peine l’hôtesse eut-elle accédé dans le cockpit qu’elle révéla aux quatre officiers de quart la sinistre trouvaille qu’avait faite un passager.
  
  L’appareil était en pilotage automatique. Le commandant se retourna pour dévisager les deux intrus. Son visage bronzé s’altéra. Coplan devança ses questions :
  
  - L’engin est là-dedans, dit-il en élevant la serviette. Il contient un « timer »... Le boîtier est soudé : il est impossible de l’ouvrir pour désamorcer l’explosif. Voulez-vous jeter un coup d’œil ?
  
  L’aviateur fit oui de la tête. Le bruit continu des réacteurs et les parasites du récepteur de radio recouvrirent un silence atterré.
  
  Précautionneusement, le commandant s’empara du mystérieux objet. Ses assistants, fascinés, le contemplèrent, envahis par un malaise nauséeux. Le chef de bord, se bouchant une oreille, appliqua sur l’autre la froide paroi de métal. Sa physionomie s’assombrit encore, et chacun comprit qu’il entérinait les soupçons du voyageur.
  
  La notion que cette bombe pouvait éclater d’une seconde à l’autre s’implanta pour de bon dans les esprits.
  
  - Il n’y a qu’une solution, dit Coplan. Plongez vers l’altitude de pressurisation, qu’on puisse balancer cette saloperie à l’extérieur le plus vite possible.
  
  - Dieu fasse qu’on en ait le temps, éructa le pilote. Cavalez à vos places. Jones, dites aux passagers qu’ils ne doivent pas s’inquiéter, que nous allons exécuter une manœuvre d’entraînement d’amerrissage, ou n’importe quoi...
  
  L’hôtesse et Coplan refluèrent dans le compartiment des premières. Les voyants s’allumèrent alors qu’ils n’étaient qu’à mi-chemin. La jeune femme se jeta dans le premier siège vacant, invitant Francis à l’imiter. Il n’eut que le temps de serrer le porte-document entre ses genoux pour se libérer les mains et agrafer la ceinture de sécurité.
  
  Les diffuseurs répandirent un message au moment précis où l’avion piquait du nez. En dépit de l’intensité avec laquelle retentirent les paroles étrangement calmes du commandant en second, les passagers ne les comprirent pas, effrayés qu’ils étaient par cette descente soudaine, imprévisible, dans un ciel d’une pureté souveraine.
  
  L’accélération colla tout le monde contre les dossiers, et une affreuse sensation de chute serra la gorge de tous les occupants de l’appareil. Mais si, pour eux, une peur instinctive abolit progressivement leur faculté de feindre l’insouciance, pour Coplan et sa voisine, cette plongée vers la terre parut désespérément lente...
  
  Leur angoisse latente, le sentiment d’être au bord d’une catastrophe ou du salut, la hantise d’être subitement désintégrés à cinq ou six mille mètres du sol leur faisait subir avec une sorte d’ivresse le vertige de cette ruée vers le tapis floconneux des nuages.
  
  L’appareil fonçait en bolide, son altimètre déviant de plus en plus vite.
  
  Soudain les passagers ressentirent un alourdissement qui, finalement, leur fit croire qu’ils allaient s'écraser dans leur siège, mais cela ne dura que quelques secondes, et alors le vol redevint normal.
  
  Se doutant que l'avion planait à présent entre 1 500 et 2 000 mètres, Coplan dit à sa compagne :
  
  - Allons-y.
  
  Un peu fébrile, il se libéra de ses attaches, marcha vers l’arrière, la fille sur les talons, suivie elle-même par le second pilote qui avait débouché du poste de navigation. Les autres membres du personnel civil, médusés, ne songeaient pas encore à poursuivre leur service. Il y avait eu quelques cris de panique, beaucoup de gens étaient verts, mais la confiance renaissait.
  
  A la queue de l’avion, l’hôtesse manœuvra les verrous qui bloquaient la porte.
  
  - Attention, prévint-elle, une faible différence de pression entre l’intérieur et l’extérieur pouvant déterminer un courant d’air impétueux.
  
  Coplan, se plaçant en retrait, agrippa une main courante.
  
  Le battant roula sur ses galets, démasquant une ouverture d’une vingtaine de centimètres. Un vent de tempête tourbillonna dans la carlingue.
  
  - Donnez-moi ça ! gueula l’aviateur en montrant le colis noir que Coplan avait extrait du porte-document.
  
  Francis le lui remit. L’officier se courba vers l’embrasure, exigea qu’elle fût encore agrandie puis, de toutes ses forces, il projeta le boîtier vers le bas, de manière que l’engin n’allât pas endommager la voilure arrière.
  
  L’hôtesse referma illico et une paix céleste descendit sur les trois artisans de l’opération.
  
  Coplan souffla, les joues gonflées, et ce fut sa seule manière d’exprimer son soulagement. Le copilote, aussi flegmatique, s’épousseta les manches. Mais la jeune femme éprouva une faiblesse et réagit fortement pour ne pas défaillir.
  
  - Au point où nous en sommes, un accroc de plus au règlement ne doit pas nous effrayer, dit l'aviateur. Marjorie, sers-nous trois bourbons. Je vais dire à Mac qu’il peut regrimper au plafond.
  
  Ils se dispersèrent, Francis regagnant sa place.
  
  En douceur, l’avion reprit par paliers l’altitude prescrite.
  
  Marjorie apporta un verre d’alcool à Coplan avant de retourner au poste de pilotage. Son teint redevenait normal.
  
  Une autre allocution, brève, dite sur un ton très pondéré, acheva de dissiper les appréhensions des passagers.
  
  Alors, livré à lui-même, Coplan s’interrogea.
  
  Sans verser dans un égocentrisme exagéré, il pouvait se demander si cette tentative de faire exploser l’avion ne l’avait pas visé lui, exclusivement.
  
  A supposer qu’on eût décidé de le supprimer, il fallait donner à sa mort un caractère accidentel. Après le meurtre de Kattenhorst, explicable par des raisons de justice expéditive, un assassinat trop apparent placerait Élise Schlacht dans une posture délicate...
  
  Ce n’était donc pas d’une agression directe que Francis devrait se méfier, mais plutôt de coïncidences malencontreuses, comme celle-ci.
  
  Le Japonais de Delhi était l’auteur du coup, très certainement, mais on ne pourrait jamais le prouver. Et à quoi servirait de s’enquérir de son nom, puisqu’il avait sûrement usé d’une fausse identité ?
  
  
  
  
  
  La suite du voyage se déroula sans incident, sauf que l’escale de Bangkok fut plus longue que ne le prévoyait l’horaire, le commandant de bord ayant déposé une plainte auprès de la police thaïlandaise et adressé un rapport à sa compagnie.
  
  Coplan fut entendu en qualité de témoin. Il se cantonna strictement à la découverte du porte-document et s’abstint d’exprimer des soupçons à l’égard de quiconque.
  
  Le Boeing atteignit Tokyo vers onze heures du soir.
  
  Mêlé aux autres voyageurs dans le car de la Panam, Coplan sauta de celui-ci dans un taxi qui le conduisit à la gare centrale. Des trains pour Yokohama, il y en avait tous les quarts d’heure.
  
  Arrivé dans le grand port, à une soixantaine de kilomètres de la capitale nippone, Francis s’engouffra dans un autre taxi pour se rendre à l’un des deux hôtels que fréquentent les Occidentaux, le New Grand. Celui-ci fait face aux eaux de la baie de Tokyo, mais il en est séparé par le grand parc Yamashita et se trouve à proximité immédiate du phare le plus haut du monde, le célèbre Marine Tower, une tour métallique peinte en blanc avec des bandes rouges, surmontée par une large cabine circulaire.
  
  Par la fenêtre de sa chambre, Coplan jeta un coup d’œil sur les paquebots amarrés à des quais perpendiculaires à la rive, tous brillamment illuminés.
  
  Ensuite il se coucha, sachant fort bien qu’on le localiserait aisément si on le désirait, même sans l’avoir pris en filature depuis sa descente d’avion.
  
  Après une bonne nuit, et tout en prenant son petit déjeuner, il consulta l’annuaire téléphonique. Ce ne fut pas compliqué : la seule compagnie de navigation italienne qui avait une agence autonome était l'Adriasia, au 54 de la Deuxième Rue.
  
  Francis n’avait pas de temps à perdre. Le congé accordé par le Vieux expirait dans deux jours. Il en fallait un pour rentrer en Europe par la route du Pôle.
  
  Coplan partit à pied à l'Adriasia, un plan de la ville lui ayant montré que ce n’était pas loin de l’hôtel.
  
  A l’un des employés japonais préposés à la réception des visiteurs, il demanda à parler à miss Schlacht.
  
  - Elle est absente, répondit en excellent anglais le commis. De quoi s’agit-il ?
  
  - D’une question privée, dit Coplan, l’air ennuyé. Je suis délégué par la Barclay’s Bank et j’aurais voulu obtenir quelques renseignements. Le chef du personnel ou le directeur pourraient peut-être me les donner ?
  
  - Essayez plutôt auprès du directeur, suggéra le Japonais. C’est son oncle.
  
  Francis tiqua.
  
  - Ah? Très bien. Voyez s'il peut me recevoir. Je suis mister Donahue.
  
  Tandis que l’employé téléphonait, Coplan s’adapta en hâte à cette rencontre imprévue. Il tombait en plein sur un deuxième mensonge de la belle Élise...
  
  - Veuillez m’accompagner, pria le commis, très diligent.
  
  Il souleva un panneau mobile du comptoir afin que Coplan pût pénétrer dans la section administrative, le précéda ensuite dans un hall central desservi par des ascenseurs. Les deux hommes s’enfournèrent dans une cabine et montèrent jusqu’au troisième.
  
  Francis eut le temps de lire le nom écrit sur une plaquette transparente, à la porte du local où l’avait mené son cicerone : « L. Bolzano ».
  
  Il fut mis en présence d’un homme d’une taille supérieure à la normale, âgé d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs ondulés. Il y avait un rien de raideur dans son maintien. Il avait un front bombé, des yeux clairs, un nez à l’arête aiguë et des lèvres minces, pincées par une expression vaguement défiante.
  
  - Vous désirez, Mr Donahue ? s’enquit-il d’une voix aigre sans présenter un siège.
  
  - Je suis mandaté par notre succursale de Delhi, affirma Coplan. Miss Schlacht nous a demandé une ouverture de crédit, à titre d’avance sur un héritage qu’elle doit toucher aux Indes. Dans un cas pareil, une petite enquête préalable s’impose, vous ne l’ignorez pas. Depuis quand miss Schlacht travaille-t-elle ici ?
  
  Le nommé Bolzano, les traits crispés par une moue désapprobatrice, bougonna r
  
  - Elle n’aurait pas mal fait de m’avertir...
  
  Il haussa les épaules.
  
  - Enfin, passons. Elle a pris ses fonctions il y a trois mois, environ. Le 15 mars.
  
  Coplan nota la date sur un calepin.
  
  - A-t-elle ici de la famille, un répondant ?
  
  Bolzano mit un certain temps à déclarer :
  
  - Je suis son oncle, mais je n’ai nullement l’envie d’être son répondant. Elle aurait dû me consulter d’abord.
  
  - Où habitait-elle avant de venir au Japon?
  
  - A Bari. Elle travaillait au siège social de la Compagnie.
  
  - Vivait-elle seule, là-bas ?
  
  - Oui, elle est orpheline.
  
  - Savez-vous si elle possède quelques biens en Europe ?
  
  Bolzano eut une mimique négative. Il grommela :
  
  - Des meubles, peut-être... si elle ne les a pas vendus. Ni son père ni sa mère n’avaient de l’argent. Ils ne lui ont rien laissé.
  
  Francis, refermant son carnet, afficha une mine dubitative.
  
  - Dans ces conditions, je crains que nous ne puissions l’aider, à moins qu’elle nous fournisse de sérieuses garanties sur cet héritage, révéla-t-il. Excusez-moi de vous avoir importuné, mister... ?
  
  - Bolzano. Il n’y a pas de quoi. Au revoir, Mr Donahue.
  
  Il se souleva de son siège pour incliner le buste, ajouta :
  
  - En sortant de l’ascenseur, tournez à gauche. Vous déboucherez directement dans l’avenue D.
  
  Pendant qu’il redescendait au rez-de-chaussée, Coplan fut distrait par un détail bizarre qui n’avait aucun lien avec les renseignements donnés par Bolzano.
  
  Ce dernier, oncle d’Élise Schlacht, était obligatoirement le beau-frère du criminel de guerre, puisque celui-ci n’avait eu qu’un frère unique appelé Helmut et décédé.
  
  Par voie de conséquence, il ne pouvait exister aucune parenté naturelle, aucun lien de consanguinité entre Bolzano et Schlacht, voire avec Kattenhorst, si celui-ci se confondait avec lui. Or, indéniablement, la silhouette de Bolzano présentait une certaine ressemblance avec celle de l’ex-capitaine...
  
  Distrait, Francis aboutit à l’extérieur. Il jeta un regard de part et d’autre, question de s’orienter. Mais, apercevant un taxi en stationnement dans l’avenue, il s’en approcha.
  
  - Sakuragi-Cho Station, indiqua-t-il au chauffeur en montant dans le véhicule.
  
  La voiture démarra, vers le port.
  
  Coplan consulta sa montre, estima qu’il pouvait encore arriver à Tokyo avant midi, puis il poursuivit son soliloque.
  
  Ainsi, Élise était arrivée au Japon à l’époque où le gouvernement israélien avait déposé sa requête contre Kattenhorst. A Tokyo, elle était entrée en relation avec un Allemand qui était en contact avec la Section Räche. Laquelle était à l’origine de la révocation de l’ex-capitaine de l’Abwehr.
  
  Par ailleurs, Élise retrouvait à Yokohama un membre de sa famille dont elle taisait l’existence. Là-dessus, Kattenhorst était rectifié de deux balles dans le buffet, et Lise accourait dare-dare à Delhi, accompagnée d’un Kleiber qui avait sous la main tous les documents nécessaires pour appuyer ses prétentions.
  
  Singulier enchaînement...
  
  Le taxi avait bifurqué dans la 3e Rue.
  
  Lorsqu’il parvint au croisement de l’avenue B, il vira dans la mauvaise direction.
  
  Francis ne s’en avisa qu’avec quelques secondes de retard. Il tapota l’épaule du conducteur et précisa :
  
  - Station... Not a ship (La gare... Pas un navire).
  
  Le chauffeur fit signe qu’il avait compris et qu’il allait se remettre plus loin dans la bonne voie. Il s’engagea, pour faire demi-tour, sur l’espèce de presqu’île qu’était le Pier des paquebots.
  
  Et soudain, la voiture bondit en avant avec une telle vélocité que Coplan bascula en arrière. Elle fonça en ligne droite sur le promontoire, moteur emballé.
  
  Francis s’arc-bouta sur la banquette, devinant que le chauffeur n’était plus maître de sa voiture et qu’il allait percuter avec une terrible violence le premier obstacle qui se dresserait sur sa route.
  
  Par un coup de volant très sec, il évita une camionnette, redressa, fut déporté, perdit le contrôle de la direction. Le taxi exécuta de folles embardées et, quittant le sol ferme, il alla s’engloutir dans la baie au milieu d’une énorme gerbe d’eau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Suffoqué par cette immersion brutale autant que par l’effroyable culbute décrite par le véhicule, Coplan, privé de pesanteur dans sa prison aquatique, perdit en un éclair la notion de haut et de bas. Il ouvrit volontairement les yeux tout en cherchant à tâtons le bec de cane d’une des portières.
  
  La respiration bloquée, enveloppé par une lueur glauque, il heurta des coudes, de la tête et des jambes les parois de la carrosserie. Son instinct de conservation supplantait l’épouvante qui s’insinuait dans son cerveau.
  
  Il attrapa enfin la poignée, l’actionna frénétiquement sans parvenir à repousser la portière, soit qu’elle fût coincée, soit que le pêne ne pût plus être manœuvré par la tringlerie.
  
  Distinguant plus de clarté à un autre endroit, il se pencha par-dessus le dossier de la banquette avant et s’aperçut qu’une des portières était large ouverte. Ses battements de cœur cognaient dans ses oreilles ; ses mouvements imprécis, rendus horriblement malaisés par l’étroitesse de l’habitacle, l’obligèrent à se lover sur lui-même avant d’engager ses épaules dans l’embrasure, entre le toit et le volant.
  
  Les affres de l’asphyxie le saisirent alors qu’il commençait à s’extraire de la voiture. Dans un dernier sursaut d’énergie, il appuya un de ses pieds sur le siège pour se propulser d’une détente vers la surface.
  
  Il crut que ses tympans allaient éclater quand sa tête jaillit soudain hors de l’eau. Aveuglé, il ouvrit une bouche démesurée pour happer de l’air, n’en récolta que trop peu avant de boire une tasse, s’enfonça derechef en battant des bras.
  
  Une main nerveuse attrapa le col de son veston ; ramené à la surface, il cracha tout ce qu’il avait dans la bouche, inspira goulûment. Son sauveteur le hâlait vers le bord du quai. Francis, la poitrine encore serrée dans un étau, esquissa mollement les gestes de la nage sur le dos.
  
  Il ne sut pas comment on l’avait hissé sur le quai. Une foule de curieux l’entouraient, lui parlaient en riant, disaient des choses auxquelles il ne comprenait rien. Quelqu’un lui jeta une couverture sur les épaules alors qu’il aurait mieux aimé se déshabiller. Hors d’haleine, il était incapable de prononcer une parole.
  
  Une ambulance arriva à fond de train, sirène hurlante. D’autorité, de petits agents de police au masque hermétique le contraignirent à monter dans ce véhicule qui repartit illico vers un hôpital.
  
  Un quart d’heure plus tard, Coplan était suffisamment rétabli pour commencer à se mettre en rogne. Il s’en était tiré, tant mieux, mais maintenant tous ces gens bien intentionnés allaient lui dérober un temps précieux.
  
  L’examen médical révéla que l’accidenté avait subi son immersion sans dommages. Néanmoins, pour éviter les conséquences possibles d’un refroidissement, on lui administra une potion infâme. Puis un sédatif, car il avait dû être commotionné. Quand on voulut lui imposer quelques heures de repos dans un lit, Francis se rebiffa. On fit valoir que ses vêtements devaient sécher, et qu’il ne pouvait donc pas se rhabiller tout de suite. Il se montra intraitable, réclama une cigarette et un scotch.
  
  De guerre lasse, le médecin autorisa un inspecteur de police à questionner le patient. Coplan s’informa de ce qu’était devenu le chauffeur du taxi. Il était sain et sauf, remplissait une déposition au commissariat du port.
  
  - Cette voiture avait-elle la radio? demanda Coplan, le front plissé.
  
  - Tous les taxis l’ont, répondit le Japonais, un peu estomaqué par cette question saugrenue. Ça ne peut pas bloquer l’accélérateur.
  
  - Non, évidemment, reconnut Francis. Où ai-je la tête ?
  
  - Désirez-vous une indemnité ? Dans l’affirmative, il vous faut introduire une plainte pour coups et blessures, sur laquelle vous baserez votre action.
  
  - Bon Dieu non ! Cela n'en vaut pas la peine et je n’ai pas le temps. Je retourne en Europe après-demain.
  
  L’inspecteur lui fit néanmoins relater à la suite de quelles fausses manœuvres le taxi avait fini par basculer dans l’eau. Coplan dit qu’il avait eu l’impression qu’un défaut mécanique avait brusquement privé le conducteur de réflexes appropriés à la situation.
  
  Le policier hocha la tête, referma son calepin et prit ensuite congé, cérémonieusement, de son interlocuteur.
  
  Il était deux heures de l’après-midi quand Coplan put quitter l’hôpital. On l’avait obligé à prendre un repas.
  
  Comme ses vêtements étaient fripés, il dut regagner son hôtel pour se changer complètement
  
  Avait-il été victime, à nouveau, d'un fâcheux concours de circonstances ou d'un attentat délibéré ? Il ne pouvait pas plus en décider dans ce cas-ci que dans l’autre. Seulement, deux risques mortels en 48 heures, c’était beaucoup.
  
  Cela ne l’empêcha pas de reprendre un taxi pour aller à la gare, mais cette fois il chargea le portier, avant de sortir, de lui en procurer un.
  
  
  
  
  
  A Tokyo, Francis se soucia tout d’abord de réserver une place dans un avion des Japan Air Lines, en prévision de son retour à Paris. Puis, d’un centre de télécommunications, il se mit en rapport avec le notaire Mahindra, à Delhi. Le circuit fut établi au bout d’une attente d’une vingtaine de minutes.
  
  - Mr Coplan qui vous parle... Maître, pourriez-vous me dire si herr Kleiber a engagé des démarches pour faire exhumer le corps de M. Kattenhorst ?
  
  - Comment ? fit le notaire d’un ton effaré. Mais non... Du moins pas jusqu’ici. Du reste, pourquoi le ferait-il ? Les causes du décès sont bien connues...
  
  - Merci, Mr Mahindra. Au revoir.
  
  Au tarif où était taxée la minute de conversation, les paroles superflues coûtaient trop cher.
  
  Édifié sur l’essentiel, Coplan sortit de la cabine. L’horloge publique marquait cinq heures et demie.
  
  D’un précédent séjour à Tokyo, Francis avait retenu que le quartier de Ginza (très animé le jour et centre de la vie nocturne de la capitale) s’étalait parallèlement au viaduc de voies ferrées qui traverse la ville en son milieu. Or, du building des Télégraphes et Téléphones, il suffisait de contourner le bloc pour aboutir à ce viaduc.
  
  Francis renonça donc à utiliser un moyen de transport. Il déambula devant l’hôtel Impérial, bifurqua dans une large artère à forte circulation qui passait sous l’ouvrage d’art et aboutit à Ginza-Nishi, le secteur où habitait l’antipathique docteur Kleiber.
  
  Coplan dut encore patrouiller pour dénicher la Cinquième Rue, les Japonais mettant une sorte de sadisme, non seulement à compliquer la topographie de leurs cités, mais aussi à ne pas afficher le nom des rues ou des boulevards quand, d’aventure, ils en ont un, ce qui est loin d’être toujours le cas.
  
  A force d’interroger des agents de police, Francis parvint tout de même à rallier l’immeuble auquel était assigné le numéro 108 mais qui, bien entendu, ne le portait pas d’une façon apparente. C’était une bâtisse à quatre étages, occupée en majeure partie par des bureaux de représentation de firmes commerciales nippones. Aucune plaque ne mentionnait le nom de Kleiber. Et il n’y avait pas de concierge.
  
  Dans ce pays, le métier de facteur devait requérir des dons extraordinaires.
  
  Francis entra dans l’immeuble, ouvrit la premier porte venue.
  
  Une charmante jeune femme au nez court enchâssé entre des pommettes accusées leva vers lui un regard effarouché.
  
  - Kleiber ? fit Coplan.
  
  Elle chantonna toute une phrase, en le saluant de trois courbettes.
  
  - Merci, dit-il en refermant, pas plus avancé.
  
  A sa troisième tentative, il tomba sur un jeune type dont les cheveux raides se dressaient résolument. Ce gars-là comprenait l’anglais.
  
  - Ah ! The German, dit-il d’un air inspiré. Third floor, to the left.
  
  Coplan grimpa donc jusqu’au troisième et tourna à gauche.
  
  Méditant de tirer les vers du nez à la secrétaire de l’avocat, il frappa et ouvrit un battant sur lequel était cloué un panonceau de bois : « German Laws of Property - Adviser » (Lois allemandes sur la propriété - Conseiller).
  
  Une femme d’âge mûr, de race blanche, dotée de lunettes, était assise devant une machine à écrire d’un ancien modèle. Elle avait un faciès de vieille fille souffrant de maux d’estomac.
  
  - Herr Kleiber ? répéta Francis.
  
  Elle se méprit sur sa nationalité et dit en allemand :
  
  - Il est en voyage. Il ne rentrera à Tokyo que dans trois jours.
  
  Le visiteur se rembrunissant, elle reprit :
  
  - Si vous avez un problème urgent à résoudre, herr Engelbrecht peut vous recevoir. Il est encore là.
  
  - Oui, ça m’arrangerait, approuva Coplan.
  
  L’employée se leva, alla dans une pièce contiguë.
  
  Il en profita pour examiner les lieux. Le décor était plutôt minable, et il régnait dans cette antichambre un désordre poussiéreux. On aurait pu se croire dans une louche officine d’homme d’affaires marron si, au mur, n’avait été accroché un cadre représentant le Chancelier de la République Fédérale de Bonn.
  
  La porte se rouvrit. De loin, la secrétaire dit en tenant le bouton :
  
  - Si vous voulez entrer ?...
  
  Francis avança. L’associé, ou l’adjoint, de Kleiber était chauve comme un œuf. Il avait un visage chafouin d’éplucheur de textes, devait frôler la cinquantaine. Ses yeux de myope, interrogateurs, se fixèrent sur Coplan.
  
  - Je m’appelle Günther Liebart, déclina celui-ci. J’appartiens à la Section Räche.
  
  - Très heureux, herr Liebart, affirma Engelbrecht. Que puis-je pour vous ?
  
  - C’est au sujet du dossier Schlacht. Nous avons peut-être été trop vite en besogne et nous voudrions que herr Kleiber fasse procéder à une exhumation.
  
  Engelbrecht resta bouche bée.
  
  - Une exhumation? s’exclama-t-il, stupéfait. Mais enfin, vous savez bien que...
  
  Il s’interrompit car un bruit de voix résonnait dans l’antichambre. La secrétaire apparut, accompagnée par un Japonais. En pénétrant dans le bureau, il retira sa main de sa poche. Elle tenait un pistolet de petit calibre. L’homme tira sur Coplan, au jugé.
  
  Il n’y eut pas de détonation. Francis se prit la cuisse à deux mains : une piqûre plus douloureuse que celle infligée par un énorme dard vrillait sa chair. Il serra les mâchoires pour ne pas hurler, tandis qu’il décochait un regard furieux à son agresseur.
  
  Ce dernier avait un sourire sinistre et restait immobile, son browning rabaissé vers le sol.
  
  Dans un silence qui s’épaississait, Francis, positivement cloué sur place, vit se déformer les traits du Japonais comme s’ils étaient reflétés par un miroir concave. Cette face devenait démoniaque, prenait d’énormes proportions tout en paraissant s’envelopper de brouillard. Et soudain Coplan s’écroula comme une masse, l’esprit obnubilé par un voile noir.
  
  
  
  
  
  Un frôlement satiné, sur son ventre, le tira peu à peu d’une torpeur ouatée. Il s’abandonna les yeux fermés à cette sensation agréable qu’une main tiède lui prodiguait avec une patiente insistance.
  
  Mais, à mesure que se prolongeait cet attouchement quelque peu familier, les idées de Francis s’éclaircissaient. Il s’avisa que, s’il était confortablement allongé sur le dos, tout mouvement lui était interdit.
  
  Ses poignets, réunis au-dessus de son visage, étaient ligotés ensemble par une fine cordelette en nylon qui allait s’attacher à un anneau de fer scellé dans le mur. Quant à ses chevilles, largement écartées, elles étaient également maintenues par des liens.
  
  Coplan leva péniblement ses paupières. Une lumière très tamisée nimbait la chambre et un plafond divisé en carrés par un lattis. Un parfum lourd et pénétrant flottait dans l’air.
  
  Voulant alors esquisser une grimace, Francis sentit qu’on lui avait collé une bande de sparadrap sur la bouche. Pendant plusieurs secondes, il continua de trouver tout cela très naturel. A la longue toutefois, intrigué par cette caresse insolite, il inclina la tête en avant pour voir ce qui la produisait.
  
  Une jeune fille en kimono, agenouillée sur une natte, promenait sur lui des mains expertes, fines, d’une incomparable douceur. Elle avait la coiffure haute des Geishas, à gros rouleaux noirs et laqués. Son visage de poupée était complètement inexpressif.
  
  Francis ne put qu’émettre un grognement pour attirer l’attention de cette jolie créature. Ce bruit ne provoquant chez elle aucune réaction, il remua. Impassible, elle poursuivit son étrange besogne.
  
  Alors, il comprit où elle voulait en venir, et il ne sut s’il devait s’en indigner ou éclater de rire... Il en fut surtout abasourdi.
  
  Pourquoi diable cette avenante nippone déployait-elle sur lui les ressources d’un art qu’ont divulgué en Occident de célèbres estampes ?
  
  Mais il n’eut guère le loisir d’approfondir la question. De la chaleur lui montait à la figure. Il tenta de se soustraire à l’approche de l’entreprenante prêtresse et ne parvint qu’à se faire mal, le fil de nylon pénétrant davantage dans sa peau.
  
  Le visage inerte de la femme se pencha vers le sien, tandis qu’elle s’appuyait sur ses mains posées de part et d’autre du torse du prisonnier.
  
  Coplan, renonçant tout à coup à se défendre, subjugué par l’insidieux enveloppement, découvrit avec stupeur que la fille était aveugle ! Et ces yeux ternes, absents, participaient à la fascination qu’exerçait déjà son corps soyeux. Elle se mouvait avec une souple cadence, aggravant peu à peu son emprise. Un court instant, une douleur contracta ses lèvres. Elle se tint tranquille, affaissée, puis reprit son mouvement houleux.
  
  Emporté par un vertige irrésistible, Coplan banda tous ses muscles en dépit des meurtrissures qu’il s’infligeait et s’abîma dans un prodigieux tumulte intérieur. La Japonaise ne s’écarta que lorsqu’elle eut conscience d’avoir anéanti son captif.
  
  -Elle revêtit ensuite son kimono abandonné sur la natte, se croisa les bras en glissant ses mains dans les manches évasées, salua trois fois en courbant l’échine, puis elle partit.
  
  Francis aurait apprécié comme il convenait cette extrême amabilité si, connaissant les inquiétants détours de l’âme asiatique, il n’avait nourri de sombres pressentiments pour la suite. Quels traitements raffinés lui réservait-on encore ? Et dans quel but ?...
  
  La position que lui imposaient ses entraves devenait plus pénible à mesure que le temps passait. Il essaya de soulever son buste, afin d’atteindre avec ses dents le fil qui sciait ses poignets, mais il ne parvint pas à le saisir : il s’en fallait de sept ou huit centimètres. La seule façon d’alléger le mal était d’allonger les bras, de sorte que la fine cordelette, remontant vers l’anneau, cessât d’être tendue.
  
  Du temps passa. Des heures, peut-être...
  
  Coplan n’entendait rien sauf, à intervalles, une vibration souterraine due à la proximité du viaduc de chemin de fer ou d’une ligne de métro. Était-il toujours dans l’immeuble de la Cinquième Rue ou l’avait-on transporté ailleurs ?
  
  On lui avait enlevé sa montre avec le reste. Il avait soif.
  
  Un léger trottinement lui fit tourner la tête. Une autre jeune femme, plus belle que la précédente, tenant une cuvette d’eau à deux mains, s’inclina devant lui. Elle gardait les yeux fermés et ses paupières s’ornaient de longs cils recourbés.
  
  S’asseyant sur les talons, elle se livra à un cérémonial dont Coplan devina sur-le-champ les desseins. Derechef, le sang lui monta à la tête. Il résolut, cette fois, de ne pas se prêter aux initiatives de la fille et se mit à penser avec force au sort final qui l’attendait.
  
  En le capturant, la bande de Kleiber avait jeté bas le masque. Elle ne méditait pas uniquement de l’initier à des pratiques pour lesquelles des touristes payaient gros dans des établissements spécialisés...
  
  Les yeux au plafond, Francis tâchait de se désintéresser des sollicitations dont il était l’objet. Cependant, quoi qu’il fît, son indifférence voulue ne tarda pas à fondre. Avec une science et une tendresse obstinées, l’inconnue réveillait ses sens.
  
  Et elle renouvela, plus perfide encore, et avec quelques variantes, tout ce qu’avait fait la première. Puis elle s’éclipsa, ayant gratifié Coplan des trois saluts traditionnels, sans avoir prononcé une parole ni ouvert les yeux.
  
  Francis était en sueur et il avait la gorge en feu. Il avait lu, autrefois, que les Chinois amenaient ainsi des prisonniers à un état d’épuisement mortel. Maintenant, il commençait à entrevoir que cela finirait par tourner au supplice. Son immobilité forcée, déjà, devenait insupportable et déterminait en lui de brusques accès de fureur.
  
  Au bout d’une longue durée pendant laquelle il dut somnoler, un bruit le fit frémir. Il regarda du côté où avaient apparu les deux Japonaises et fut presque soulagé d’apercevoir un homme.
  
  Celui-ci, le visage dissimulé par une cagoule noire, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, vint contempler de plus près l’athlète enchaîné. Il s’accroupit, ôta très adroitement la bande de sparadrap collée sur la bouche de Francis.
  
  - Alors, M. Coplan, dit-il d’un ton enjoué. Avouez qu’on a des bontés pour vous, dans cette maison... J’espère que ces soins vous auront mis dans une disposition d’esprit favorable ?
  
  Le son fêlé de la voix, de même que l’accent, dénonçaient un individu de race asiatique. L’arrivant s’était exprimé en anglais.
  
  Le mutisme prolongé de Coplan n’affecta pas le personnage, à en juger par sa jovialité lorsqu’il reprit, tout en s’asseyant à l’orientale, les coudes sur les genoux :
  
  - Mes amis se sont un peu affolés, me semble-t-il. Je suis d’avis que la précipitation est toujours néfaste. C’est même une chance que vous soyez toujours en vie. Une chance pour nous, évidemment. Au fond, jouez-vous au détective privé parce que vos intérêts sont en jeu ou bien est-ce votre activité coutumière ?
  
  Coplan maugréa :
  
  
  
  
  
  - Dites-moi d’emblée à quoi rime ce prologue de grand guignol... Je n’aime pas qu’on essaye de me mener en bateau quand il y a six cents briques à la clé.
  
  - C’est très simple. Il s’agissait d’abord de vous montrer que vous, un homme isolé, n’êtes pas de taille à vous opposer à nos plans. Ceux-ci visent à faire obtenir à Élise Schlacht les 550 000 livres auxquelles elle a droit. Vous êtes donc placé devant le choix suivant : ou, de bonne grâce, vous rédigez une renonciation en bonne et due forme, et vous recouvrez votre liberté ; ou bien... vous mourez.
  
  - Méfiez-vous. Si je décédais dans des circonstances suspectes, Élise aurait du fil à retordre avant de toucher le magot...
  
  L'inconnu fit entendre un petit ricanement.
  
  - Cet aspect du problème ne nous avait pas échappé, M. Coplan. Il semble que vous ayez la vie dure, mais nous avons mis au point un scénario très acceptable. Le cas échéant, si vous optez pour une attitude inamicale, je vous donnerai des détails. Mais vous avez le temps de réfléchir.
  
  - C’est tout réfléchi. Quand j’aurai signé cette renonciation, vous me supprimerez quand même, et avec beaucoup moins de risques. Alors autant refuser tout de suite.
  
  L’homme à la cagoule alluma une cigarette.
  
  - Pas mal raisonné, admit-il. Toutefois, puisque je peux me passer de votre consentement, il est évident que ma proposition est destinée à vous éviter le pire. Qu’avez-vous à perdre en saisissant cette chance ?
  
  - Votre offre ne tient pas debout, vous le savez fort bien. Abattez franchement votre jeu.
  
  Cette riposte parut décontenancer le Japonais. Il tira pensivement deux ou trois bouffées, puis, sur un autre ton, il demanda :
  
  - Comment se fait-il que Kattenhorst vous ait légué sa fortune ? Le connaissiez-vous vraiment très bien ?
  
  Là, Coplan dressa l’oreille.
  
  - Oui, de longue date, répondit-il, laconique.
  
  - -vous avec lui des relations... professionnelles ?
  
  Voilà où le bât blessait ! Le type voulait savoir à qui il avait affaire...
  
  - Professionnelles, dévoila Francis.
  
  - Aux ordres de qui étiez-vous ?
  
  - En quoi cela vous regarde-t-il ?
  
  Pendant un moment, l’homme tergiversa.
  
  - Avez-vous collaboré avec les Allemands pendant la guerre ? questionna-t-il d’une voix teintée de sympathie. A moi, vous pouvez le dire...
  
  - Oui, prétendit Coplan (pour voir).
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  - A quelle époque avez-vous travaillé avec Kattenhorst ? s’informa l’inconnu, curieux.
  
  - En 1943, à Saint-Quentin.
  
  - Vous deviez être bien jeune...
  
  - J’avais 16 ans, et un grand besoin de manger.
  
  - Vous a-t-il parlé, pendant ou après la guerre, de ses activités en Pologne et en Russie ?
  
  - Souvent.
  
  - Vous n’ignorez donc pas qu’il s’est livré à de terribles exactions sur des prisonniers civils...
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Première nouvelle, fit-il. J’ai du mal à vous croire car il détestait la brutalité.
  
  Le type masqué eut un sursaut :
  
  - Vous mentez sans arrêt, grinça-t-il. Vous connaissez l’existence du dossier de la Section Räche puisque vous avez tenté de vous faire passer pour un envoyé de cet organisme ! Comment avez-vous su ce qu’il y avait dans ce dossier ? Que cherchez-vous exactement ?
  
  Francis sentit qu’il était coincé. Ses facultés, troublées par l’anesthésique et par les procédés des deux Japonaises, l’avaient laissé s’enferrer. Comme on l’avait escompté.
  
  Il changea son fusil d’épaule.
  
  - C’est Kleiber qui m’en a parlé, à Delhi, et il est toujours vrai que je n’y crois pas.
  
  Il y eut un silence.
  
  - Bien, conclut finalement le visiteur, sceptique. Maintenant, écoutez-moi. Si, tout en étant l’héritier présomptif de Kattenhorst, vous êtes un agent de renseignement français, allemand ou anglais, vous avez intérêt à l’avouer. Car, dans la négative, voici ce qui vous attend : ces dames vont encore s’occuper de vous pendant quelques heures, et quand votre organisme sera suffisamment détraqué, on vous inoculera une maladie galopante, mortelle. Après quoi vous serez déposé à Yokohama, pas loin de votre hôtel. Vous aurez beau cavaler chez un médecin ou à un hôpital, vous crèverez dans les douze heures, et tout ce que vous raconterez sera mis sur le compte du délire. Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  - Donnez-moi une cigarette, dit Coplan.
  
  Il éprouvait le besoin de faire le point.
  
  Évidemment, ce qui tracassait son interlocuteur, c’était l’éventualité de se mettre à dos les Services Spéciaux d’un pays...
  
  Le Japonais inséra une cigarette allumée entre les lèvres du détenu. Francis aspira, puis rejeta de la fumée et fit glisser la Camel au coin de sa bouche.
  
  - Aucune de vos formules ne me plaît, articula-t-il. Il y en a certainement une meilleure. Laissez-moi le temps d’y penser.
  
  - A votre guise... Mais dépêchez-vous, car le traitement va continuer, et ces excès fatiguent très vite un homme. Dans vos vêtements j’ai vu un billet d’avion pour l’Europe. Il ne tient qu’à vous de l’employer : soyez sincère et compréhensif. A cette condition-là, nous pourrons conclure un arrangement équitable. Je reviendrai dans trois heures.
  
  Il se leva d’un élan et tourna les talons.
  
  A peine était-il sorti que Coplan redressa la tête tant qu’il put, haussant son torse par une traction des bras. Ses poignets entaillés le faisaient souffrir mais, avec une volonté véhémente, il approcha le bout rougeoyant de sa cigarette de la ficelle en nylon.
  
  Millimètre par millimètre, au prix d’un effort démesuré qui fit perler de la sueur sur sa poitrine, il tendit le cou au maximum, visant la cordelette blanche entre ses poings.
  
  Une odeur puante, résultant de la fusion du nylon, lui pénétra dans les narines et faillit le faire tousser. Il résista désespérément, sachant qu’il jouait son va-tout. Le fil claqua. Deux tours se dénouèrent mais le reste tint bon.
  
  Francis, la cigarette entre les dents, les yeux exorbités, entreprit de brûler une autre spire.
  
  Il y parvint, à bout de forces, put dégager sa main droite alors que l’autre restait attachée à l’anneau de fer. Dès lors, ayant ôté la cigarette de sa bouche, il eut la possibilité de l’appliquer sur le lien subsistant, qui fondit à son tour.
  
  Libérer ensuite ses chevilles par le même moyen fut un jeu d’enfant. Débarrassé enfin de toute entrave, Coplan se mit debout pour se désankyloser par quelques mouvements et frotter ses poignets endoloris.
  
  C’était toujours ça de pris, mais il n’était pas pour autant sorti de l’auberge.
  
  Ses vêtements étaient là, soigneusement pliés, le linge par dessus. On avait dû le déshabiller ici-même...
  
  Il se hâta d’enfiler ses frusques et de mettre ses chaussures, tout en prêtant l’oreille. Récupérant sa montre, il constata qu’elle marquait deux heures. Du matin ou de l’après-midi ? Il n’en avait pas la moindre idée, le local étant dépourvu de fenêtres.
  
  Une porte coulissante, sur glissières de bois, constituait la seule issue visible.
  
  Coplan procéda en vitesse à l’examen du contenu de ses poches. Tout y était, quoique réparti d’une manière différente.
  
  Avant de se hasarder hors de sa geôle, Francis colla l’oreille contre le panneau de la porte. Il perçut un frôlement de pieds nus, à faible distance. Encore une de ces créatures chargées de le déglinguer par des méthodes « naturelles » ?...
  
  Se méfiant de l’acuité sensorielle des aveugles, Coplan ne bougea presque pas. Il détacha simplement sa tête du battant et attendit.
  
  Le panneau glissa de côté.
  
  Francis attrapa la fille par la taille et lui colla brutalement une main sur la bouche. Paniquée, la Japonaise se tortilla comme une anguille. Il l’amena néanmoins à l’intérieur de la pièce. Elle était nue sous son kimono et se débattait en agitant frénétiquement les jambes.
  
  « Désolé, Fleur de Camomille » songea Coplan tout en l’étreignant assez fort pour lui couper le souffle.
  
  Il la maintint jusqu’à ce qu’elle tombât en syncope, palpitante, les paupières agrandies sur des prunelles révulsées, puis il l’allongea sur la couche.
  
  Elle était aussi mignonne que les deux autres. Il devait se trouver dans une maison close, pas d’erreur ! Une de ces maisons ultra-particulières comme il en existe à Tokyo, et qui ont chacune une spécialité insolite.
  
  Silencieux, il s’engagea dans le couloir, se rendit compte alors qu’il était dans un sous-sol d’une superficie assez réduite et ne communiquant avec les autres parties de l’immeuble que par un ascenseur très étroit. La cabine, utilisée quelques instants plus tôt par la séduisante poupée, était toujours là.
  
  Coplan s’y enferma, regarda le clavier des boutons. Pas beaucoup de choix... Il n’y en avait que deux, l’un pour le bas, l’autre pour un niveau supérieur. Francis appuya sur le second, se demandant au milieu de quoi il allait déboucher.
  
  L’ascenseur s’éleva doucement, sans à-coup ni ronronnement.
  
  Les yeux aux aguets, Francis attendit. La montée dura une quinzaine de secondes, puis un palier apparut.
  
  Le regard de Coplan embrassa une sorte de salon très dépouillé, de grandes dimensions, où des filles en kimonos richement brodés étaient accroupies auprès de petites tables. Aucune d’elles ne tourna la tête vers l’ascenseur.
  
  Il devait tout de même y avoir dans cette baraque au moins une ou deux personnes qui voyaient clair !
  
  Francis s’extirpa de la cabine en dénombrant les issues de cette vaste pièce. Il en compta cinq mais ne put déceler laquelle menait vers l’extérieur.
  
  Les filles jacassaient, riaient, nullement complexées par leur cécité. Elles étaient toutes d’une beauté remarquable et Francis reconnut parmi elles la seconde de ses visiteuses.
  
  Immobile, il hésitait sur la conduite à tenir quand une des portes coulissa. Un vieux Japonais fit son entrée. Il était accompagné par une matrone qui, elle, avait les yeux bien ouverts. Elle aperçut l’Européen, eut une expression horrifiée et reflua aussitôt vers l’endroit d’où elle venait.
  
  Prompt comme la foudre, Coplan se rua dans sa direction. Mystérieusement alertée par un sixième sens, une des pensionnaires lança un cri suraigu qui eut pour effet de transformer le salon en volière.
  
  Avant que son poursuivant ne l’eut atteinte, la grosse femme proféra quelques paroles angoissées. Un atémi dans sa nuque coupa net son discours et l’expédia sur le sol. Elle s’effondra lourdement; au point de faire trembler les cloisons. Francis l’enjamba, devinant à présent où était la sortie.
  
  Un petit individu en bras de chemise, surgissant sur sa gauche, lui décocha un croc-en-jambe. Il trébucha, n’évita une chute qu’en s’agrippant à une rampe d’escalier. Le Nippon lui sauta dessus comme un tigre sur sa proie.
  
  Par une prise de judo, il voulut paralyser le bras gauche du Blanc, voire lui démettre une articulation. Francis n’eut d’autre alternative que de suivre le mouvement et de se débarrasser de son agresseur en se culbutant par terre. Mais ce dernier, animé par une résolution féroce, tenta de le mettre hors combat par des coups empruntés à la technique du karaté, et notamment par une décharge du coude visant un creux intercostal, sous l’aisselle.
  
  Coplan eut la sensation qu’une de ses côtes avait craqué. Galvanisé par la douleur, il pivota sur lui-même et fracassa du talon la rotule du Japonais. Celui-ci lâcha une exclamation en dégringolant en arrière, toutes griffes dehors. Plutôt que de l’achever, Francis s’élança droit devant lui, estimant que cet adversaire n’était plus en mesure de le rattraper à la course.
  
  Il vira dans un couloir, ouvrit une porte vitrée, déboucha trois pas plus loin dans une ruelle obscure. Sans le moindre souci de l’orientation, il prit sur la droite et courut jusqu’au premier coin.
  
  Un coup de sifflet, très bref et peu bruyant, retentit derrière lui. Francis ne perdit pas de temps à en supputer l’origine ou la signification : il consacra une fraction de seconde à chercher l’appellation de la ruelle ou de la voie transversale, ne distingua naturellement aucune plaque indicatrice, renonça et poursuivit sa galopade dans la rue perpendiculaire.
  
  A deux reprises, il jeta un regard pardessus son épaule pour voir si on lui courait après mais n’aperçut pas d’ombres suspectes.
  
  Changeant de direction à chaque carrefour, il finit par aboutir à un grand boulevard désert, bordé de grands buildings de dix étages.
  
  Au loin, à deux cents mètres de là, un train passait sur des voies surélevées. Du coup, Coplan eut une idée de l’endroit de la ville où l’avait mené sa fuite : il était exactement dans le prolongement de l’artère qu’il avait suivie la veille pour se rendre chez Kleiber, et qui passait sous le viaduc. La maison où on l’avait détenu devait être située à deux pas de celle qui abritait le cabinet de consultation de l’avocat.
  
  Encore haletant, Coplan ralentit. Il s’était évadé sans penser une seconde à ce qu’il allait faire ensuite. Le téléphone devait fonctionner à plein tube, dans l’accueillant repaire des courtisanes aveugles, que l’homme à la cagoule l’eût quitté ou non.
  
  S’il décidait d’intercepter le fugitif à tout prix, il enverrait des acolytes à la gare centrale de Tokyo ou à la sortie de celle de Yokohama. Et peut-être même à proximité de l’hôtel New Grand, pour le cas où Coplan le regagnerait en voiture.
  
  Francis descendit le boulevard à longues enjambées, sans s’écarter trop des façades et en surveillant les alentours, ne perdant pas de vue les rares véhicules qui circulaient à cette heure tardive.
  
  En moins de dix minutes, il atteignit l’entrée de la partie neuve de l’hôtel Impérial.
  
  - Je voudrais une chambre, dit-il au concierge de nuit. Je me suis trop amusé, je n’ai plus le courage de retourner à Yokohama.
  
  
  
  
  
  Au matin, il prit un bain très chaud, se restaura d’un petit déjeuner à l’anglo-saxonne, avec des œufs au bacon, du flocon d’avoine, un poisson grillé, du pain bis au fromage, des tartines de marmelade, etc., mais il remplaça le thé par trois tasses de café noir.
  
  Les événements de la veille et de la nuit lui trottèrent constamment dans la tête, comme de bien entendu, et la seule conclusion générale qu’il put en tirer fut que le Japon devenait malsain pour lui.
  
  Autour du bureau de Kleiber gravitaient trop de gens du terroir, disposant d’une organisation efficace et... de moyens surprenants, c’était le moins qu’on puisse dire. Au surplus, cette bande n’avait pas été mobilisée uniquement pour servir la cause d’Élise Schlacht.
  
  Il y avait autre chose là-dessous : le type encagoulé redoutait comme la peste qu’on s’y intéressât de trop près.
  
  Par téléphone, Coplan demanda à la direction du New Grand d’empaqueter dans sa valise tous les objets laissés dans sa chambre et de faire apporter ce bagage à l’impérial par un chasseur muni de la note. Il prétexta une crise de sciatique, survenue la veille alors qu’il se promenait dans Tokyo et lui ôtant toute envie de se déplacer.
  
  Peu après, cependant, il franchit la voie privée qui sépare du nouveau building les anciens bâtiments du célèbre hôtel et pénétra dans la succursale des Japan Air Lines accolée à cet édifice.
  
  - Serait-il possible de convertir mon billet ? s’enquit-il auprès de l’employé de service. Je voudrais gagner vingt-quatre heures et rentrer par un avion partant ce soir pour l’Europe par la route transpolaire. Y a-t-il un vol Air France, S.A.S. ou Lufthansa ?
  
  - Oui, c’est très possible, assura le préposé avec jovialité. Une place, c’est toujours disponible sur ce trajet-là... Ce soir, vous avez Air-France et Lufthansa. Que préférez-vous ?
  
  - La ligne française, puisque ma destination est Paris.
  
  - Okay, sir. Voulez-vous patienter quelques instants ?
  
  Moins d’un quart d’heure plus tard, l’affaire était réglée. Nanti de son nouveau billet, Coplan regagna son appartement.
  
  Peu avant midi, un messager du New Grand amena sa valise et son imperméable. Désormais tranquille, Francis estima judicieux de ne plus mettre le nez dehors jusqu’au moment où il irait à l’aérogare de Haneda. Mais, dans le courant de l’après-midi, d’une cabine téléphonique du hall de l’hôtel, il appela le siège de la compagnie aérienne japonaise.
  
  - Je ne peux pas vous dire mon nom, mais je vous conseille de prendre très au sérieux ce que je vais vous dire, prononça-t-il d’un ton confidentiel dans le micro. Un danger menace l’appareil qui s’envolera demain soir pour Anchorage et Copenhague. Une bombe pourrait être placée à bord. Si un passager était appelé juste avant le décollage et ressortait de l’avion, vérifiez s’il ne laisse pas un bagage à main ou un colis près de la place qu’il occupe. Renseignez-vous : une tentative d’attentat semblable a été déjouée, il y a trois jours, sur un avion de la Panam qui venait de Delhi. Cette fois, c’est le vôtre qui risque d’être détruit. Good Bye.
  
  Ensuite, l’esprit plus libre, il alla s’acheter des journaux.
  
  
  
  
  
  - Quoi de neuf ? s’informa le Vieux, le lendemain après-midi, dès que Coplan fut entré.
  
  - Il me faudrait trois jours de prolongation, annonça paisiblement son collaborateur, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Les carottes sont loin d’être cuites...
  
  Le Vieux se cala contre son dossier pour dévisager Francis.
  
  - Oui ou non, Kattenhorst était-il un criminel de guerre ? demanda-t-il d’un air abrupt, en homme habitué à ne pas s’égarer dans les questions secondaires.
  
  - Je le crois de moins en moins, mais je ne suis pas encore capable de le démontrer, dit Coplan. Figurez-vous qu’une jeune personne a fort opportunément surgi à Delhi, après la mort du capitaine, et qu’elle me dispute l’héritage. Comme par hasard, depuis que je la connais, j’ai failli trois fois passer l’arme à gauche.
  
  - Hmm... fit le Vieux. Le contraire m’eût étonné. Avec vous, les investigations les plus banales tournent à la catastrophe. Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?
  
  - En gros, ceci : Kattenhorst n’a pas été exécuté en fonction des actes qu'il a commis pendant la guerre. Les Israéliens, en tout cas, n’y sont pour rien. La section Räche non plus, sans quoi elle n’aurait pas jugé utile de communiquer le dossier à Tel-Aviv. Conclusion : l’assassinat aurait été motivé, purement et simplement, par une question de gros sous. Et comme c’est moi qui doit les toucher, on a essayé de me liquider aussi.
  
  Bougon, le Vieux frotta de l’index l’aile gauche de son nez.
  
  - Et vous avez le front de croire que je vais vous accorder une autre permission pour vous laisser occire ? persifla-t-il, caustique. Jamais de la vie ! Le seul point qui m’importait était de savoir si l’accusation formulée contre Kattenhorst était fondée. Dans l’affirmative, il vous fallait choisir entre la démission et l’héritage. Si vous êtes dans l’incapacité de prouver le contraire, cela revient au même. A vous de jouer.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Vous pensez bien que si mon intérêt personnel était seul en cause, je ne reviendrais pas à la charge, grommela-t-il. Même pour un pactole... L’argent ne me fascine pas à l’excès. Mais la présente affaire dépasse, à mon avis, le simple aspect pécuniaire. Il y a plus grave, et je voudrais bien savoir quoi.
  
  Le Vieux le connaissait assez pour accorder du crédit à ses assertions. Moins acerbe, il demanda :
  
  - Sur quels éléments vous basez-vous, pour émettre cette opinion ?
  
  Coplan lui raconta succinctement quelles avaient été les étapes de son voyage et les incidents qui les avaient jalonnées.
  
  - Voici ce qui me paraît le plus frappant, dit-il pour conclure. Le docteur Kleiber, étant en liaison avec la Section Räche, est forcément à l’origine de la revendication d’Élise Schlacht. S’il ne l’avait pas prévenue de la mort de son parent et ne lui avait pas aussitôt révélé qu’elle pouvait faire valoir des droits, comment diable, et par qui d’autre, aurait-elle pu en être informée ?
  
  Le Vieux se cantonnant dans l’expectative, Coplan déballa ses arguments :
  
  - Elle n’a pas connu Kattenhorst de son vivant, n’a jamais correspondu avec lui, n’est jamais allée chez lui ! Nous en avons une double certitude parce que, primo, il a affirmé devant moi et devant son notaire qu’il n’avait plus de famille. Secundo, parce que Élise Schlacht s’est enferrée dans les pièges que je lui tendais, au sujet de l’aménagement intérieur de la résidence de son parent présumé...
  
  - Bon, dit le Vieux d’un ton agacé. Mais tout ça ne sort pas du cadre d’un éventuel détournement de succession.
  
  - D’accord. Il est toutefois indéniable que ça change d’allure à partir du moment où Kleiber a partie liée avec une organisation clandestine japonaise... Or, si vous considérez tout cela avec un peu de recul, que constatez-vous ?
  
  - Qu’une dépouille attire les hyènes, laissa tomber le Vieux. Six cents millions, cela peut allumer des convoitises et susciter des concours.
  
  - Oui, mais allons plus loin. Pourquoi Élise Schlacht distribuerait-elle ensuite des richesses dont, légalement, elle serait seule propriétaire ? Je ne vois qu’une réponse : parce qu’on a barre sur elle... Cette fille obéit à Kleiber, et lui a besoin d’elle. Non pas pour une simple escroquerie. Cela n’évoque-t-il rien, dans votre esprit, une association dans laquelle on retrouve des Allemands, des Italiens et des Japonais ?
  
  Le Vieux, visage levé, avança lentement sa main sur son bureau pour saisir sa pipe.
  
  - Des ressortissants des Puissances de l’Axe, alliés pendant la dernière guerre ? marmonna-t-il, songeur.
  
  - Groupés dans un mouvement aux buts équivoques, approuva Francis. C’est l’impression que j’ai eue quand, croyant me tendre la perche, ce type en cagoule m’a demandé si j’avais collaboré avec les Allemands lors du dernier conflit.
  
  Le directeur du S.D.E.C. se mit à tasser du tabac dans le fourneau de sa bouffarde. Son regard se promena sur ses dossiers, monta au plafond, devint flou, s’appesantit à nouveau sur son collaborateur.
  
  - Et trois jours vous suffiraient pour transformer cette impression en éléments tangibles, assez convaincants pour déclencher une enquête du Service ? s’enquit-il d’une voix dubitative.
  
  Coplan déclara, en hochant la tête :
  
  - Je ne puis pas vous le certifier. Néanmoins, je crois que ce délai me suffira pour élucider un point précis, et alors tout le reste pourrait se dévider comme un écheveau.
  
  Le Vieux craqua une allumette, la tint d’une main et sa pipe de l’autre :
  
  - Va pour la rallonge, concéda-t-il. Où comptez-vous filer encore ?
  
  - A Stuttgart, dévoila Francis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Arrivé par le train dans la capitale du Bad-Wurtemberg, Coplan accomplit à pied le trajet menant de la gare à la Markplatz, la place entièrement reconstruite, aux immeubles modernes, où s’élève l’Hôtel de Ville, tout neuf lui aussi.
  
  Placée à l’intersection de la ligne Paris-Vienne et de l’axe nord-sud Berlin-Zurich, Stuttgart est une ville très animée, un centre industriel, commerçant et artistique, de grande importance.
  
  Les cicatrices de la guerre ne sont presque plus visibles, encore que plus de cinquante attaques aériennes y aient détruit un tiers des immeubles et fait 14 000 victimes. Mais, tout en marchant, Coplan se demandait si les archives de l’État-civil avaient survécu à la tourmente ou si on avait dû les reconstituer.
  
  Il était pourvu d’une pièce officielle le désignant comme un policier français en mission et priant les autorités allemandes de bien vouloir lui donner accès aux registres de la population ou aux autres documents qu’il voudrait consulter.
  
  Le commissariat central était logé dans le Rathaus, l’édifice qui abritait également l'administration municipale, ce qui lui facilita la besogne. Il apprit avec satisfaction que les archives d’avant et de pendant la guerre avaient été sauvegardées : dès le début du conflit, on les avait transférées dans un bunker situé de l’autre côté de la place.
  
  En un temps relativement court, Coplan eut communication de la déclaration de naissance d’Élise Schlacht, telle qu’elle avait été authentiquement enregistrée. Il apprit ainsi que la jeune femme était réellement la fille d’Helmut Schlacht et de Sophia Bolzano.
  
  Cette dernière, originaire de Milan, était née le 18 mars 1920.
  
  Elle avait donc 21 ans quand Elise était venue au monde, et Helmut en avait 26.
  
  L’examen des inscriptions de décès montra que Helmut était mort en 1953, d’une maladie des reins. Son épouse l’avait suivi dans la tombe dix ans plus tard, à Bari (Italie) où elle était allé habiter avec sa fille.
  
  Ceci corroborait la déclaration faite à Francis par Bolzano, et selon laquelle la jeune Elise travaillait au siège de la compagnie Adriasia, dans cette ville, avant de venir au Japon.
  
  La parenté d’Élise avec Ludwig Schlacht, le criminel de guerre, était donc solidement établie. Celle avec l’oncle Bolzano ne le semblait pas moins...
  
  Vaguement déçu, Coplan remercia les fonctionnaires allemands et quitta le Rathaus. S’il avait déniché une anomalie dans la filiation d’Élise Schlacht, cela aurait pu lui ouvrir d’autres perspectives.
  
  Restait, maintenant, à déterminer si Ludwig Schlacht et Kattenhorst, étaient bien le même homme.
  
  Francis reprit le train, cette fois pour Milan.
  
  Il lui fut assez facile d’obtenir l’adresse de la Section Räche. Depuis les affaires Eichmann et Cukurs (Deux criminels de guerre rattrapés dans des conditions assez mystérieuses, le premier pour être jugé en Israël, le second abattu à Montevideo) les rédactions de tous les grands journaux milanais la connaissaient. Le bureau était situé dans la via Giuseppe Verdi, au cœur de la cité.
  
  L’immeuble, de construction solide et récente comme la plupart de ceux du quartier des affaires, comportait des locaux commerciaux et des appartements. Au troisième étage, à l’entrée de celui qu’occupait l’organisation de chasse des criminels de guerre, il n’y avait d’autre indication que les deux lettres S.R. sur un petit carton collé sous le bouton de sonnerie.
  
  Coplan appuya.
  
  Un homme de taille moyenne, au visage rond et lisse, les tempes argentées, se profila dans l’encadrement. Il enveloppa Coplan d’un regard légèrement teinté de suspicion et s’enquit :
  
  - Signor ?
  
  - Coplan, de Paris. Je voudrais m’entretenir avec vous d’un des dossiers que vous avez constitués, et que vous avez transmis à Tel-Aviv il y a trois mois.
  
  - Entrez, je vous prie.
  
  Francis pénétra dans un bureau modeste, à l’ameublement vétuste. Ce qui différenciait ce cabinet de travail de celui d’un bourgeois pantouflard faisant sa comptabilité à domicile, c’étaient les photos épinglées aux murs ; elles ne représentaient que des scènes d’horreur, fixées pour la postérité par des correspondants de guerre des troupes américaines qui avaient pénétré dans des camps de concentration allemands : monceaux de cadavres, êtres humains réduits à l’état de squelette, corps torturés, baraquements peuplés de fantômes, etc.
  
  - De quel dossier s’agit-il et à quel titre venez-vous me voir ? demanda l’inconnu d’une voix incisive, tout en rangeant en hâte des liasses de papiers qui jonchaient sa table.
  
  - Il se trouve que je suis l’héritier d’un homme classé comme criminel de guerre et qui vient de mourir, dit Coplan. Ceci me place dans une situation fort embarrassante, vous en conviendrez. En outre, comme j’étais à mille lieues de soupçonner cet homme d’être un bourreau, je tiens à savoir comment l’enquête a été menée. Le personnage en question s’appelait Ludwig Schlacht ; il a été localisé aux Indes sous le nom de Kattenhorst.
  
  Le cas parut digne de retenir l’attention du chasseur de Nazis. Son attitude se modifia, et ce fut avec moins de froideur qu’il prononça :
  
  - En effet, vous devez être bien ennuyé... Je crains toutefois que vous ne le soyez encore davantage en sortant d’ici, car nos enquêtes sont conduites avec une rigueur qui élimine toute possibilité d’erreur judiciaire... Mon nom est Erich Wiesberg. Je suis docteur en droit et expert en criminologie. En tant que directeur de la Section Räche, j’assume la responsabilité des actions qu’elle intente. C’est vous dire que je prends toutes les précautions requises avant de lancer une accusation. Enfin... Vous permettez, je vais chercher le dossier.
  
  Il passa dans une pièce voisine, en revint avec un carton tout à fait semblable à celui que Francis avait vu chez Bechor Hargaz. Les inscriptions figurant sur la couverture, tracées au marqueur rouge, étaient de la même main.
  
  Après avoir déposé ce dossier :sur la table, le nommé Wiesberg reprit :
  
  - Vous voyez, il y a là-dedans une foule de rapports, de procès-verbaux d’interrogatoires et d’autres documents dont la simple lecture vous prendrait un temps considérable. Sur quoi, au juste, désirez-vous êtes édifié ?
  
  - J’ai déjà parcouru ces pièces à conviction à Tel-Aviv, dit Coplan. Mais peut-être a-t-on complété le dossier depuis ?
  
  - Complété ? fit l’autre, deux rides verticales au milieu du front. Qu’entendez-vous par là?
  
  - Qu’il aurait été clos par un dernier rapport relatant l’exécution de l’intéressé, par exemple.
  
  Il y eut un petit silence, au cours duquel les traits de Wiesberg reprirent leur sévérité antérieure.
  
  - Mon cher monsieur, vous vous méprenez, articula-t-il d’une voix posée. Nous n’avons jamais exécuté personne, si c’est ce que vous insinuez. Nous sommes un organisme de documentation, sans plus. Notre but est de fournir des renseignements valablés aux pays alliés, afin que justice puisse être rendue et que l’extradition des coupables soit réclamée sur la foi d’arguments juridiques irréfutables. Maintenant, si certains gouvernements ou des groupes d’action décident de faire expier plus rondement un de ces criminels, ça ne nous regarde pas.
  
  Coplan prit place sur une chaise et alluma une Gitane.
  
  - Je suis un profane en la matière, s’excusa-t-il. Je croyais que les deux allaient de pair : la recherche et le châtiment. En somme, pratiquement, comment procédez-vous ? Pourquoi vous substituez-vous aux services de police officiels ?
  
  - Eh bien, parce qu’au lendemain de la guerre l’Allemagne était complètement désorganisée... Peu avant la capitulation, des gros bonnets du nazisme s’étaient réunis à Strasbourg. Ils y avaient jeté les bases d’une organisation destinée à favoriser la fuite de tous ceux qui auraient des comptes à rendre. Disposant de fonds importants, il ont créé des filières d’évasion et ont acquis, un peu partout dans le monde, des entreprises commerciales dans lesquelles ces fugitifs trouveraient à la fois une planque, un camouflage et des moyens d’existence (Authentique). Le système a parfaitement fonctionné et il fonctionne toujours à l’heure actuelle. En face de cela, qu’y avait-il ? Sur le plan international, quasiment rien. Sur le plan allemand, une volonté de rattraper ces criminels, mais une pagaille indescriptible.
  
  Wiesberg s’interrompit pour allumer aussi une cigarette. On sentait que le sujet lui tenait à cœur.
  
  - Or, poursuivit-il, des millions de gens criaient vengeance, et surtout les rescapés des camps de la mort. Moi, par exemple, je suis un de ceux qui prêtèrent le serment de Büchenwald, où nous jurâmes de pourchasser les tortionnaires jusqu’à notre dernier souffle. Ainsi est née la Section Räche. D’autres groupements issus de l’initiative privée se sont constitués aux États-Unis, en Belgique, en Israël. Ils se sont attelés à une tâche énorme avec des moyens réduits, mais ils ont participé à l’instruction de milliers de procès et continuent de traquer, où qu’ils soient, les auteurs de crimes contre l’Humanité. L’Allemagne ayant recouvré sa souveraineté en 1955, la centralisation de ces renseignements s’est opérée à Ludwigsbourg. Là-bas, une vingtaine de procureurs rassemblent en permanence des pièces pouvant étayer les accusations. Ainsi, dès que la Section Räche a terminé une enquête, elle en communique les éléments à Ludwigsbourg et, pour éviter aux groupements similaires des recherches concernant le même individu, elle les leur transmet aussi, à charge de réciprocité. Mais jamais nous ne kidnappons ou n’exécutons un de ces sinistres personnages... Ce serait contraire aux principes que nous défendons, précisément.
  
  Coplan, méditatif, fit tomber de la cendre dans une coupelle de porcelaine.
  
  - Dans le cas qui m’occupe, il y a quand même un point sur lequel je voudrais de plus amples détails, émit-il d’un ton perplexe. Vos agents perdent la trace de Schlacht - alias Sorensen à l’époque - en Afrique du Sud. Ils la retrouvent en 1956, en Europe, alors qu’il se fait appeler Kattenhorst. Mais comment êtes-vous absolument certain que c’est le même personnage ?
  
  L’homme du service des recherches arbora un sourire condescendant.
  
  - Savez-vous ce qu’est un signalement? questionna-t-il avec un soupçon d’ironie.
  
  - Un peu, dit Francis, impassible. Je me suis toutefois laissé dire que des malfaiteurs passaient au travers des mailles du filet bien que leur signalement fût diffusé partout, ce qui semble indiquer qu’ils l'avaient modifié ; ou que, parfois, la police, après avoir arrêté un suspect, a bien du fil à retordre pour découvrir son identité réelle. Elle n’y parvient, neuf fois sur dix, que par la confrontation de ses empreintes digitales. Or vous n’avez pas celles de Ludwig Schlacht.
  
  - C’est exact, reconnut Wiesberg, spontanément. Mais, d’une part, nous avons des photos, prises à diverses périodes de la vie de l’individu, et il vous est loisible de les comparer. D’autre part, dans l’équipe qui est lancée sur les traces d’un criminel, il y a toujours un homme qui l’a connu personnellement et qui a failli être sa victime. Je vous assure que ces gens-là ont un œil d’aigle !
  
  - Je le crois volontiers. Me serait-il possible d’avoir une entrevue avec le limier qui a identifié Schlacht à Delhi ?
  
  Le chef de la Section Räche, accoudé sur sa table, posa son menton sur ses poings et réfléchit un moment.
  
  - La personnalité de mes informateurs est secrète, et vous devez en comprendre les raisons, finit-il par répondre. Je ne puis faire droit à votre requête.
  
  - Votre refus ne me surprend pas, dit Francis. Cependant, j’insiste pour que vous dérogiez à la règle. Il me faut une certitude, positive ou négative. Mis à part le fait que 550 000 livres sterling sont en jeu, je veux vérifier par moi-même si cet homme qu’on a tué à Delhi était réellement le criminel de guerre appelé Schlacht. Et je suis prêt à vous verser une somme importante, comme contribution à votre œuvre, si vous me facilitez le contact.
  
  Le responsable du service des recherches avait haussé les sourcils en entendant le chiffre avancé par son visiteur. De plus, la détermination de Coplan l’impressionnait. Il était visible que ce dernier n’était pas un homme à s’embarquer dans une entreprise vaine ou peu motivée.
  
  - De toute façon, je ne peux pas vous dévoiler le nom de l’agent, mais je vais essayer de faire quelque chose pour vous, murmura-t-il d’un air réfléchi. Allez vous promener ce soir, entre neuf heures et neuf heures et demie, sous les arcades de la place du Duomo, à droite en tournant le dos à la cathédrale. Ayez la même tenue que maintenant et gardez à la main un exemplaire du journal « Frankfurter Zeitung ». On en vend dans les kiosques de la place. Quelqu’un vous abordera et se désignera sous le pseudonyme de « Zanella ». Il pourra sans doute vous donner les précisions souhaitables.
  
  Coplan se leva.
  
  - Merci, M. Wiesberg, dit-il en tendant sa main ouverte. Quel que soit le résultat de ce rendez-vous, votre coopération m’aura été utile.
  
  Son hôte le raccompagna jusqu’à la porte et esquissa un geste fataliste.
  
  - Votre hypothèse me paraît bien fragile, et je crains qu’elle ne vous ait été inspirée par des sentiments... peut-être mal placés.
  
  - Mais voilà, le sont-ils ? Tout le problème est là, résuma Francis. Une dernière question : de quelle nature sont les rapports que vous entretenez avec le docteur Kleiber, à Tokyo ?
  
  L’autre s’immobilisa.
  
  - Vous le connaissez ?
  
  - Je l’ai rencontré à Delhi. Il défend les intérêts d’Élise Schlacht, la nièce de Ludwig. Elle fait opposition à l’héritage que m’octroie le testament du disparu.
  
  - Ah ? fit le bonhomme, déconcerté. C’est assez singulier. Kleiber est mon correspondant au Japon. Il surveille de près la colonie allemande et procède à de discrètes investigations dès qu’apparaît là-bas un nouveau visage. Nous sommes en liaison constante.
  
  - Je m’étais fait la réflexion qu’il était bien renseigné, souligna Coplan sur un ton détaché. C’est donc grâce à vous qu’il a su qu’un certain Kattenhorst n’était autre que Ludwig Schlacht ?
  
  - Pas par moi, corrigea vivement le responsable du S.R. privé. Mais il a pu l’apprendre d’un des agents qui ont surveillé le criminel aux Indes. Ils sont rentrés en Europe par le Japon, où Kleiber les a vus.
  
  - Encore merci, et au revoir, cher monsieur...
  
  
  
  
  
  Coplan était énervé.
  
  Pas plus qu’à Stuttgart il n’était parvenu à saisir le début de l’écheveau même si, pas à pas, il récoltait des indices susceptibles de le rapprocher de la vérité. Tout en reniflant une machination, il ne décelait pas d’où elle était partie, ni qui en était l’instigateur.
  
  Têtu, voulant approfondir les moindres détails, Coplan se fit véhiculer en taxi jusqu’à l’Hôtel de Ville.
  
  Au service de l’État-civil, il déclara être un clerc de notaire français chargé de dresser un inventaire complet des membres vivants de la famille Bolzano, dont une fille était née à Milan en 1920 et décédée à Bari en 1963. Son nom de femme mariée était Schlacht.
  
  - Vous devrez revenir demain, lui dit l’employé. Les guichets vont fermer dans 20 minutes et je n’aurai pas le temps de trouver tous les actes.
  
  Coplan réprima un mouvement d’impatience. Il prit un billet de 1000 lires dans son portefeuille, le replia et le glissa discrètement au fonctionnaire.
  
  - Demain matin, pria-t-il fermement, avec un regard en coulisse.
  
  - A l’ouverture, signor, promit l’italien.
  
  
  
  
  
  Après le dîner, et conformément aux indications de l’homme du S.R., Francis alla se balader sous les arcades de la place du dôme. Les promeneurs étaient nombreux. C’étaient, pour la plupart, des touristes étrangers désireux d’admirer à la lumière des projecteurs l’extraordinaire monument gothique aux 135 flèches en dentelle de pierre qu’est la cathédrale de Milan.
  
  Coplan parcourut, aller et retour, le côté droit du quadrilatère, les yeux irrésistiblement attirés par cette féerie architecturale dont les parties ouvragées étaient révélées dans toute leur minutie par l’illumination nocturne.
  
  - Zanella, prononça tout près de lui une voix masculine.
  
  Francis amena son regard sur l’homme qui l’interpellait. Il était maigre, coiffé d’un feutre fatigué, avait une taille inférieure à la moyenne et la carrure étroite.
  
  - Ravi de vous voir, dit Coplan, en italien. Quelle langue préférez-vous parler?
  
  - Deutsch, bitte, wenn Sie wollen, répondit « Zanella » d’une voix un peu rauque.
  
  Ils continuèrent d’avancer tandis que Coplan lui demandait dans le même langage :
  
  - Faisiez-vous partie de l’équipe qui a démasqué Schlacht aux Indes ?
  
  - Yawohl.
  
  - Comment avez-vous eu l’idée de le chercher à Delhi ?
  
  - Nous sommes partis là-bas à la suite d’une information reçue d’un Polonais, membre d’une mission économique, qui a séjourné deux mois dans la capitale indienne. Il a vu Schlacht à plusieurs reprises au restaurant de l’hôtel Ashoka et l’a parfaitement reconnu.
  
  - Quand vous a-t-il alertés ?
  
  - Vers la fin du mois de février.
  
  - J’imagine que, lorsque vous êtes arrivés sur place, vous avez repéré l’individu, découvert son identité d’emprunt, les fonctions qu’il occupait, etc. Mais lequel d’entre vous l’avait déjà vu antérieurement ?
  
  L’homme se gratta la tête sous le bord de son chapeau. Par déformation professionnelle, il marchait la tête baissée, comme tous ceux qui doivent passer inaperçus.
  
  - C’est Julius qui a confirmé que c’était bien Schlacht, dit-il. Il y avait des années qu’il était sur sa piste.
  
  - Et alors, quand vous en avez été certains, qu’avez-vous fait ?
  
  - Eh bien, nous avons expédié nos témoignages au Q.G. de la Section, comme d’habitude. Puis nous avons quitté les Indes.
  
  - Tous ensemble?
  
  - Oui. Nous devions encore vérifier un cas à Hong-Kong, mais là, c’était une erreur... Après quoi nous sommes repartis, via Tokyo.
  
  - Où vous avez conversé avec herr Kleiber, n’est-ce pas ?
  
  - Exact.
  
  Ils firent quelques pas en silence.
  
  - Seriez-vous en mesure de joindre Julius et de lui demander s’il consentirait à me voir ?
  
  Zanella se déboîta le menton.
  
  - Pourquoi ? s’enquit-il. Il ne vous racontera rien de plus que moi.
  
  - Je désire simplement me rendre compte s’il n’a pas pu se tromper... En quelques années, un homme change.
  
  - Attention ! Depuis 56, le salaud portait le même faux nom : Kattenhorst. C’était une preuve supplémentaire.
  
  Tel n’était pas l’avis de Coplan. Pour y voir une preuve, il aurait fallu se fier aveuglément au seul témoin capable d’affirmer que Schlacht et Kattenhorst ne faisaient qu’un. Or, « Un témoin, pas de témoins » rappelle un adage romain né d’une longue expérience.
  
  - Rendez-moi le service de pressentir Julius, malgré tout, reprit Francis. On verra bien ce qu’il dira... Je suppose qu’il est à Milan comme vous, puisque vous faites équipe ?
  
  Le chasseur de Nazis montra de la réticence.
  
  - Nous n’apparaissons en public que devant un tribunal, opposa-t-il. En dehors de cela, nous préservons notre anonymat. Et je sais que Julius y tient. C’est du reste pourquoi je suis venu à sa place, parce que notre directeur insistait.
  
  - Il n’y aura pas de tribunal dans le cas présent. Si vous l’ignorez, laissez-moi vous apprendre que le présumé Schlacht est mort. En fait, ceci n’a donc plus qu’un intérêt historique, sauf pour moi.
  
  Après une ultime hésitation, Zanella proposa :
  
  - Revenez ici demain à la même heure... à moins que je ne puisse vous notifier ailleurs l’acceptation ou le refus de Julius ?
  
  - Je loge à l’Albergo Touring, via Tarchetti.
  
  - Bien. Je vous téléphonerai au début de l’après-midi. Guten Abend, Mein Herr.
  
  Il s’esquiva aussi habilement qu’il s’était manifesté.
  
  Coplan revint sur ses pas.
  
  Il ne savait pourquoi, mais cet étrange personnage ne lui inspirait qu’une confiance très relative...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Au début de la matinée suivante, Coplan, à l’Hôtel de Ville, dressa une liste récapitulative des Bolzano encore vivants. C’était là une pure comédie destinée à convaincre l’employé. En réalité, Francis eut tôt fait de constater que Sophia Bolzano n’avait jamais eu de frère, et ceci lui donna matière à réflexion.
  
  Le type qui portait ce nom à Yokohama ne pouvait donc être l’oncle d’Élise Schlacht... Et quand celle-ci avait dit incidemment qu’elle n’avait plus de famille, elle n’avait pas menti : elle avait involontairement dévoilé la vérité !
  
  Quand Coplan quitta l’édifice, son imagination fonctionnait à plein régime. Cette révélation qu’il venait d’obtenir mettait soudain le directeur de l’agence japonaise de l’Adriasia à l’avant-plan. A égalité avec Kleiber.
  
  Il y avait là un élément tout nouveau qui se répercuterait sur l’entretien que Francis allait avoir avec le nommé Julius, si ce dernier ne se dérobait pas.
  
  Dans l’attente du coup de fil de Zanella, au début de l’après-midi, Coplan fuma cigarette sur cigarette, tout en jonglant avec des hypothèses et en édifiant des projets pour le cas où Julius lui claquerait dans la main.
  
  La sonnerie de l’appareil téléphonique mit un terme à ses cogitations.
  
  - M. Coplan ? s’enquit la voix enrouée de Zanella.
  
  - Oui...
  
  - Julius est d’accord, mais moyennant certaines conditions.
  
  - Bon. Lesquelles?
  
  - Eh bien voilà : depuis le temps qu’il exerce ce métier, Julius a déjà eu plusieurs blagues, vous comprenez ? Nous traquons des Nazis, mais eux se défendent. Alors, comme Julius ignore qui vous êtes réellement, il préfère prendre quelques précautions.
  
  - Rien de plus naturel. Comment veut-il que nous procédions ?
  
  - Allez ce soir à dix heures à la via Ludovico il Moro et arrêtez-vous sur le seuil de la maison portant le numéro 219. Donnez deux petits coups de sonnette pour annoncer que vous êtes là. Julius entamera le dialogue avec vous par l’intermédiaire du parlophone.
  
  Cette formule ne souriait pas beaucoup à Coplan.
  
  - Pourquoi ne m’appelle-t-il pas au téléphone ? objecta-t-il. Ce serait plus simple...
  
  - Il veut d’abord vous voir de ses propres yeux. Après, peut-être acceptera-t-il de se montrer à vous et de répondre à vos questions.
  
  Francis n’avait aucun mal à se mettre dans la peau de Julius, et il réalisait mieux que quiconque combien sa tâche était dangereuse.
  
  - D’accord, laissa-t-il tomber, ne voulant pas rater une occasion unique de bavarder avec un témoin qu’il jugeait capital, le vrai pivot de l’affaire.
  
  - C’est entendu, dit Zanella. Je préviens Julius. Auf Wiedersehen.
  
  
  
  
  
  - Déposez-moi au début de la via, précisa Coplan après avoir cité au chauffeur le nom de la rue.
  
  - Le début, c’est la place des Milices, rétorqua le conducteur du taxi en embrayant.
  
  La soirée était fraîche, anormalement pour la saison. C’était à cause du vent d’est qui s’était levé dans l’après-midi, expliqua volubilement l’italien pendant le trajet. Quand cette brise, venant de la Yougoslavie et de l’Adriatique, commençait à souffler, on était sûr de grelotter durant deux ou trois jours.
  
  Le chauffeur épiloguait encore sur des considérations politico-météorologiques (à savoir qu’on ne devait s’attendre à rien de bon de ce qui venait de l’est...) quand il aboutit à la fin du parcours.
  
  - C’est là, dit-il en pointant l’index vers une des artères qui divergeaient de la place.
  
  Coplan le paya et enfila la voie. Elle était peut-être agréable sous le soleil mais à cette heure-ci, et par ce vent, elle manquait de charme. En fait, c’était un large quai longeant un canal. De l’autre côté de l’eau, il y avait des voies de chemin de fer et des entrepôts.
  
  Les maisons en bordure du quai étaient vieilles. Beaucoup, si l’on en jugeait par les volets baissés, abritaient un commerce.
  
  Un autobus dépassa Coplan. Il ne transportait que trois ou quatre personnes allant vers la banlieue, et ce fut un des rares véhicules qu’aperçut Francis tout au long de sa promenade jusqu’au numéro 219.
  
  Brusquement, il eut la sensation qu’il était suivi.
  
  Son impression ne reposait pas sur un signe quelconque, à vrai dire. C’était plutôt une intuition, un de ces mystérieux avertissements de son instinct qui, souvent, lui avaient inspiré une décision salutaire.
  
  Il continua d’avancer sans se retourner. Mais dès qu’il repéra une profonde encoignure de porte, il s’y engouffra comme s’il pénétrait dans l’immeuble. Puis il attendit, plaqué dans l’ombre.
  
  Une, deux, trois minutes s’écoulèrent. Aucun passant n’approchait.
  
  Francis hasarda un coup d’œil, de biais. La perspective du quai était déserte, jusqu’à la place des Milices.
  
  Attribuant son erreur à une excitation intérieure due tant à l’aspect lugubre du décor qu’à l’imminence du rendez-vous avec Julius, il résolut de poursuivre sa route. Et, chose curieuse, il n’éprouva plus le même sentiment.
  
  Parvenu devant l’immeuble, il en regarda rapidement la façade : une vieille bicoque à deux étages dont le rez-de-chaussée devait être occupé par un négoce fluvial, à en croire l’ancre peinte sur le volet de la devanture.
  
  L’entrée privée se trouvait à côté, dans un renfoncement, et elle était précédée de trois marches de pierre. Au-dessus du bouton de sonnerie subsistait la trace d’une plaque, avec quatre trous aux angles.
  
  Coplan monta sur la seconde marche et appuya deux fois sur le bouton. Il se demanda comment Julius avait pu - ou pourrait... - l’apercevoir : il n’y avait ni guichet ni viseur optique dans le battant de la porte.
  
  Un murmure métallique résonna :
  
  - En quoi puis-je vous être utile ?
  
  Francis, ayant situé l’emplacement du micro, en rapprocha son visage.
  
  - Je possède un curriculum vitae assez complet de Kattenhorst, confia-t-il à voix basse. A supposer que le vôtre, concernant Schlacht, se rapporte au même individu, je pourrais même en combler certaines lacunes. Or, je sais personnellement qu’un Kattenhorst travaillait pour l’Abwehr en 1943. Vos renseignements stipulent que Schlacht n’aurait adopté ce nom-là qu’en 1956. Il y a là un mystère dont vous pouvez peut-être me donner la clé ?
  
  La réponse ne vint pas tout de suite. Il y eut un bref toussotement, puis Julius articula :
  
  - Je ne crois pas qu’il y ait là un mystère... Nous avons recherché Schlacht en vain pendant des années. Quand nous l’avons enfin repéré au Cap, en Afrique du Sud, il s’appelait Sorensen. Il nous échappe à nouveau. Nous le repiquons en France, en 1956, sous l’étiquette de Kattenhorst. Mais ça ne signifie pas qu’il ne s’était pas déjà servi de la même couverture auparavant...
  
  En France ?
  
  Coplan sourcilla. C’était donc après que Kattenhorst, incarcéré par ses soins, eût été libéré, par une haute intervention, en dépit des charges accumulées contre lui ?
  
  - Vous-même avez été torturé par Schlacht, m’a-t-on dit, reprit Francis. Si vous étiez certain de l’avoir détecté, pourquoi la Section Räche n’a-t-elle pas signalé la chose séance tenante à Ludwigsbourg, puisque ce centre de documentation fonctionnait depuis un an, à cette époque ?
  
  - Parce qu’il nous a semés presque tout de suite... Une fois de plus, le dossier est resté en suspens. Nous avions virtuellement perdu tout espoir quand, il y a quelques mois, cet avis émanant d’un Polonais nous a remis sur sa trace.
  
  - Donc, en tout et pour tout, vous avez aperçu Schlacht deux fois en l’espace de 22 ans... Et vous oseriez assurer, sur la foi du serment, qu’aucune confusion n’a pu se produire ? Que l’homme de Delhi était indubitablement le criminel de guerre dont vous aviez été l’une des victimes ?
  
  - Oui, affirma catégoriquement Julius. Il était myope d’un œil et, pour quelqu’un de prévenu, c’était une caractéristique qui se remarquait.
  
  Cela, c’était un argument-choc, tellement juste que pendant un instant Francis fut désarçonné.
  
  Il était vrai qu’à certains moments Kattenhorst s’encastrait un monocle dans l’orbite, mais jamais en public. Seul quelqu’un le connaissant bien pouvait savoir cela.
  
  Coplan ne parvenait toutefois pas à démordre de sa conviction. Il y avait une faille quelque part et il s’était juré de mettre le doigt dessus.
  
  Il se pencha pour regarder de part et d’autre, se ménageant ainsi un répit et vérifiant par la même occasion si des passants n’allaient pas arriver à sa hauteur.
  
  Deux hommes et une femme, marchant à trois bras-dessus, bras-dessous, venaient de la direction opposée à celle de la place des Milices.
  
  - Est-ce tout ? s’informa la voix déformée de Julius, intrigué par ce long silence.
  
  - Non, dit Coplan. Au Japon, vous avez rencontré Kleiber. Celui-ci vous a-t-il parlé d’Élise Schlacht et d’un certain Bolzano?
  
  Entendant des pas se rapprocher, il chuchota :
  
  - Attendez. Il y a des gens à proximité ; je fais semblant d’allumer une cigarette...
  
  Il descendit une marche, comme s’il sortait de sa demeure, et actionna son briquet. Sans trop de succès, semblait-il.
  
  Le trio fredonnait en avançant. A chaque pas, la fille touchait de la hanche les jeunes gars qui l’accompagnaient. Elle était fortement maquillée autour des yeux mais ses lèvres étaient décolorées.
  
  S’avisant des vaines tentatives de Coplan, l’un des types l’interpella :
  
  - Ça n’ira jamais, il y a trop de vent ! Voulez-vous du feu ?
  
  Il avait extirpé une boîte d’allumettes de sa poche et la brandissait, l’air jovial.
  
  Pour se débarrasser de ces importuns, Coplan accepta. Il rengaina son briquet, saisit la boîte et l’ouvrit. Sa cigarette en avant, il frotta l’allumette mais décela simultanément un geste furtif de l’autre compagnon de la fille. Son sang ne fit qu’un tour.
  
  Le blouson noir, qui tenait un poignard au niveau de sa hanche, avait fléchi des jambes et se fendait, comme au fleuret, en visant le foie. Francis para le coup en frappant du tranchant de la main gauche l’avant-bras de son adversaire, vers l’extérieur, et lui expédia la pointe de sa chaussure dans le bas-ventre.
  
  L’autre type avait entre-temps sorti sa lame. D’un élan de tout son buste, il voulut la planter dans les reins de Coplan mais ce dernier, prévoyant cette attaque dans le dos, avait avancé en renversant son premier agresseur plié en deux. Le poignard ne rencontra que le vide, au-dessus du corps recroquevillé du voyou.
  
  L’encerclement était rompu : Coplan faisait face à la fille et au généreux donateur de la boîte d’allumettes. Ceux-ci ne semblaient pas disposés à déguerpir malgré l’élimination fulgurante de leur copain. Tous deux arboraient des faces haineuses, suant le meurtre.
  
  Comme une furie, la jeune femme se rua vers Coplan afin de permettre à son acolyte de porter le coup de poignard décisif. Francis bloqua l’assaut de cette sauterelle en lui déviant le bras gauche et en fauchant du tranchant de la main ses basses côtes. Elle eut un hoquet avant d'aller s’aplatir contre la façade.
  
  Le truand bondit, l’arme pointée vers la ceinture de Coplan. La leçon donnée à ses camarades ne lui avait pas servi. Il encaissa un direct en pleine poire tandis que son poignard était invinciblement écarté par un choc latéral sur son avant-bras. La tête rejetée en arrière, il recula en chancelant, la vue brouillée.
  
  Francis se demandait s’il devait achever sur place ces trois petits salopards ou les chasser à coups de pieds au cul lorsqu’il entendit, derrière lui, le crissement des semelles de quelqu’un qui arrivait au galop.
  
  Il jeta un regard par-dessus son épaule, vit une silhouette qui fonçait vers lui, mais le premier de ses assaillants, en train de se relever, capta derechef son attention ; prenant les devants, Francis balança son pied dans la figure du blouson noir, puis il se tourna, prêt à accueillir comme il convenait le type si pressé d’intervenir.
  
  A ce même moment, un camion qui avait débouché d'une rue transversale s’amenait en roulant à faible vitesse le long d’un trottoir. Le jeune bandit encore groggy, renonçant à la lutte, détala vers ce véhicule.
  
  - Bouge pas, Francis, c’est moi ! lança une voix familière.
  
  Éberlué, Coplan reconnut Jean Legay dans l’homme qui approchait en courant.
  
  - Bon sang ! D’où tombes-tu ? proféra-t-il, oubliant du coup ses antagonistes.
  
  - Attention ! La fille se débine...
  
  - Tant mieux. Que veux-tu que j’en fasse ?
  
  - Mais qu’est-ce qui t’arrive ? questionna Legay, haletant.
  
  - Je n’en sais trop rien... Ces trois corniauds-là voulaient me saigner, c’est ce qu’il y a de plus clair.
  
  - Planque-toi ! cria Legay en se baissant.
  
  Francis s’effondra un dixième de seconde avant que retentisse la faible détonation d’un pistolet muni d’un silencieux.
  
  Deux, trois projectiles tirés de la cabine du camion claquèrent sur la façade et sur les pavés. Sous la protection de cette salve, le dernier membre de la bande se remit debout et cavala en clopinant vers l’arrière de la benne où s’étaient réfugiés les deux autres.
  
  Coplan et Legay se roulaient sur le sol pour dérouter l’inconnu qui les canardait. Le démarrage en trombe du véhicule les immobilisa. Furieux, Legay avait dégainé son automatique ; un coude sur le pavé, il s’apprêtait à envoyer quelques pruneaux vengeurs aux fuyards mais Francis l’en empêcha :
  
  - Non ! Ce n’est pas la peine...
  
  Ils se relevèrent tous deux, les yeux fixés sur les feux rouges qui rapetissaient.
  
  - M’est avis que le Vieux n’a pas mal fait de nous accrocher à tes basques, grommela Legay en s’époussetant.
  
  Coplan le regarda de travers.
  
  - Nous ? Qui encore ?
  
  - Didier. Il patrouille en voiture dans le secteur.
  
  - Eh bien, débine-toi et tâche de le stopper au passage. Moi je n’ai pas fini. Je vous rejoindrai place des Milices.
  
  - Mais qu’est-ce que tu fichais dans cette baraque ? s'entêta Legay en désignant du menton la façade décrépite.
  
  - Plus tard... Mets les bouts. On aura de la veine si des curieux ne rappliquent pas dans les prochaines minutes.
  
  Il remonta les marches du seuil, appela :
  
  - Julius ? Êtes-vous toujours là ?
  
  Comme il n’obtenait pas de réponse, il appuya deux fois sur le bouton, tendit l’oreille.
  
  Legay restait planté sur le trottoir, indéracinable.
  
  Le parlophone restant muet, Coplan revint près de son ami.
  
  - Filons... Je veux me rendre compte si cette maison a une autre issue.
  
  Ils partirent vers le coin de rue d’où le camion avait débouché. Coplan, sachant désormais que Legay ne le lâcherait pas, quoi qu’il dise, se préoccupa seulement de voir si cette brève algarade, en partie couverte par le bruit du moteur, ne provoquait pas de remue-ménage sur le quai. Ni automobilistes ni piétons ne semblaient les observer.
  
  Ils virèrent sur la gauche, par deux fois, pour contourner le pâté de maisons. Le quartier tout entier était d’un calme à faire frémir...
  
  Un flot de questions se pressaient dans l’esprit de Coplan comme dans celui de Legay. Mais la première chose à élucider, pour Francis, c’était si, oui ou non, Julius avait joué un rôle dans cette tentative de meurtre.
  
  Il fut bientôt fixé.
  
  Dans la ruelle parallèle au quai, une forme sombre gisait dans le caniveau. Les deux agents du SDEC se précipitèrent, s’accroupirent près du cadavre d’un homme qui avait un poignard enfoncé entre les omoplates. Il était encore chaud.
  
  Legay leva les yeux vers Coplan.
  
  - C’est lui, ton Julius ?
  
  - Probablement, mais je n’en suis pas certain, marmonna Francis. Je ne l’avais jamais vu.
  
  Il examina le visage du mort. Ses traits creusés, ses narines et ses oreilles garnies de poils, ses rides sous les yeux indiquaient la cinquantaine. Retroussant la lèvre supérieure, Coplan constata que les canines du haut, couronnées, maintenaient un bridge.
  
  Il fouilla prestement les poches, n’y découvrit ni portefeuille, ni clés, ni argent. L’assassin avait dû dépouiller sa victime avant de s’éloigner.
  
  A bord du camion, vraisemblablement.
  
  - Cela sera vite tiré au clair, maugréa Coplan pour lui-même.
  
  Puis, à mi-voix :
  
  - On lui a fermé le bec, bien sûr... Ça ne fait rien, je les aurai. Viens, Jean. C’est tout ce que je voulais savoir.
  
  Ils poursuivirent leur chemin, aux aguets. Francis était prêt à signaler ce meurtre à un agent de police si, d’aventure, ils en apercevaient un, mais ce faubourg était plus désert qu’une commune-dortoir des environs de Paris.
  
  - Et Didier, où se balade-t-il ? s’enquit-il alors qu’ils redescendaient dans la via Ludovico il Moro.
  
  - Il tournicote... fit évasivement Legay. Il va bien finir par nous repérer.
  
  - Ainsi, je ne m’étais pas gouré, tout à l’heure. Tu me collais aux talons, bel et bien ?
  
  - Depuis Stuttgart, figure-toi.
  
  - Mais pourquoi, grand Dieu ?
  
  - Le Vieux voulait qu’on te tienne à l’œil. Pas d’autre explication.
  
  Coplan persifla :
  
  - Tu vas pouvoir lui téléphoner que vous êtes grillés.
  
  - Cette éventualité était prévue. Consigne : te prêter main-forte en cas de coup dur.
  
  Décidément, ce soir-là, Francis avait de quoi faire carburer ses méninges. C’est pourquoi il se tut.
  
  Ils atteignaient presque la place des Milices quand une Opel Rekord, allant en sens inverse, freina brusquement le long du canal.
  
  - C’est lui, dit Legay en obliquant pour traverser.
  
  Ils rejoignirent la berline. Didier, la mine atterrée, lança par-dessus la vitre à demi-rabaissée.
  
  - Eh bien m... ! Où étiez-vous passés ? Bonsoir, Coplan !
  
  Il n’avait pas perdu sa manie d’employer le mot de Cambronne en toute circonstance.
  
  - Toi, tu as l’art d’être ailleurs quand on aurait besoin de la bagnole, répliqua Legay d’un ton aigre-doux en grimpant dans la voiture. Par ta faute, on a loupé un camion qui emmenait une bande de malfrats...
  
  - Ce n’était pas indispensable de les prendre en chasse, intervint Coplan, qui claqua la portière. Conduis-nous à mon hôtel, Didier.
  
  Tout en démarrant, ce dernier s’informa, avide de détails :
  
  - Il y a eu de la bagarre ?
  
  Pendant que Legay relatait les événements à son collègue, Francis s’enferma dans un silence bougon.
  
  Quel avait été le mobile du Vieux en attachant deux agents à ses trousses ? Méfiance, sollicitude ou saine prévision de possibilités évaluées par lui seul ?
  
  Cette dernière hypothèse paraissait la meilleure, puisqu’il avait détaché deux hommes connus de Francis, et liés d’amitié avec lui.
  
  Était-ce tout à fait fortuitement que le Vieux avait choisi Didier, qui avait participé à l’arrestation de Kattenhorst au Cap, avec Coplan, en 1956 ?
  
  - Vous ignorez vraiment tous deux de quoi il est question ? demanda-t-il, un peu incrédule, à ses compagnons.
  
  - Parole, dit Legay. Du reste, nous ne nous doutions pas que tu allais nous entraîner à Milan. Il n’était question que de Stuttgart.
  
  Après un temps, Francis déclara :
  
  - J’ai dans le nez que je vais vous entraîner beaucoup plus loin, les gars, et que le Vieux est d’accord. Didier, mets le cap sur la via Giuseppe-Verdi. C’est sur la route de mon hôtel, mais bien avant. Je t’indiquerai.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Lorsqu’ils furent dans les parages du siège de la Section Räche, Coplan dit à Legay :
  
  - Explore les environs sur ta droite et vois si, par hasard, le camion ne stationne pas dans une des rues transversales.
  
  A Didier :
  
  - Toi, circule à faible allure dans le quartier. Enfile d’abord la rue de bout en bout, dans chaque sens.
  
  Cette ronde dura un quart d’heure et ne révéla rien qui eût été de nature à modifier le projet de Francis.
  
  - Bon, ça va, conclut-il. Dépose-nous devant ce kiosque à journaux. Tu resteras dans la voiture. Observe l’entrée et les fenêtres du troisième étage du numéro 55. Et attends, trois heures s’il le faut.
  
  - M..., fit Didier, je croyais qu’on allait boire un verre.
  
  - Pas de sitôt, renvoya Coplan tout en mettant pied à terre derrière Legay.
  
  Ils marchèrent tranquillement vers le domicile de Wiesberg. De la lumière brillait encore à ses fenêtres. Avant de sonner, Coplan glissa dans l’oreille de Legay :
  
  - Ne t’énerve pas. C’est une simple visite de courtoisie. Et ne sors pas ton flingue tant que ça ne se gâte pas réellement.
  
  - Bon Dieu, tu ne pourrais pas éclairer ma lanterne ? J’ai horreur de jouer à colin-maillard.
  
  - Ce serait trop long, et le temps presse.
  
  Francis écrasa le bouton, longuement, puis il ajouta :
  
  - Au cours de l’entrevue, prête surtout l’oreille à ce qui pourrait se produire dans l’escalier. Le danger peut venir de là.
  
  Legay cligna des yeux, en signe d’assentiment.
  
  Une voix nasillarde sortit du diffuseur du parlophone :
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Votre visiteur d’hier après-midi... Coplan. Je regrette de vous déranger à une heure indue mais il est indispensable que je vous parle. Votre sécurité, et la mienne, sont en jeu.
  
  Un silence.
  
  - Je crains que vous n’ayez une propension à dramatiser, monsieur Coplan, marmonna le chef de l’organisation Räche sur un ton ennuyé. Enfin, montez...
  
  L’ouvre-porte électrique fonctionna. Francis et Legay pénétrèrent dans l’immeuble ; le battant se referma automatiquement derrière eux.
  
  Au troisième, l’Allemand, en pantoufles et veston d’intérieur, attendait sur le seuil de son appartement. Ses mains étaient enfoncées dans ses poches. Son expression de mécontentement se durcit lorsqu’il aperçut Legay.
  
  - Qui est ce monsieur ? demanda-t-il, presque agressif, en observant les deux arrivants avec acuité.
  
  - Un ami, garde du corps en cas de besoin, articula Coplan tandis qu’il accédait au palier. Nous permettez-vous d’entrer ? Si vous y tenez, nous pouvons mettre les mains en l’air.
  
  L’homme, de toute évidence, était sur ses gardes, prêt à tirer au travers de sa poche. Il s'écarta.
  
  - Entrez. Que se passe-t-il?
  
  Coplan ne lui répondit que lorsqu’ils furent tous réunis dans le cabinet de travail.
  
  - Julius est-il un quinquagénaire aux traits burinés, ayant de fausses dents à la place de ses incisives supérieures ? questionna-t-il à mi-voix, l’air anxieux.
  
  - Oui, dit son interlocuteur, toujours méfiant. Vous êtes donc parvenu à le joindre ? Zanella aurait mieux fait de se taire.
  
  - Sans aucun doute. Car on a tenté de m’assassiner, sans résultat comme vous voyez, mais on a eu plus de chance avec Julius. Quand je l’ai vu, il avait un poignard planté jusqu’au manche entre ses épaules. Et croyez-moi, je ne dramatise pas le moins du monde.
  
  Stupéfait, le chasseur de criminels fit un pas en arrière.
  
  - Julius ? s’exclama-t-il sourdement, le visage atterré. Mais... quand ? Où ?
  
  Tout en ne le quittant pas des yeux et en suivant le dialogue, Legay guettait le moindre bruit insolite qui eût pu provenir de l’extérieur de l’appartement. A dessein, il était resté dans l’embrasure de la porte de communication entre le bureau et le minuscule hall d’entrée.
  
  Coplan relata la brève conversation qu’il avait eue avec Julius, puis les événements qui l’avaient interrompue. Pendant qu’il parlait, les sourcils de l’Allemand se froncèrent de plus en plus, exprimant ainsi son désarroi et sa tension d’esprit.
  
  - Tirez de tout cela les conclusions qui s’imposent, termina Francis. Vous comprendrez qu’il est urgent de rattraper Zanella.
  
  Son hôte se passa une main moite sur le front, puis il s’affala soudain dans son fauteuil comme si ces nouvelles le terrassaient.
  
  - Je... non, vraiment, je me sens incapable de voir clair là-dedans, avoua-t-il. Pourquoi voulait-on vous supprimer ? Pourquoi a-t-on poignardé Julius ?
  
  Alors seulement Coplan se rendit compte que le chef de l’office de documentation n’avait pas les éléments nécessaires pour interpréter correctement les faits qu’il venait de lui exposer.
  
  - C’est vrai, vous n’êtes pas au courant de tout, reconnut-il. On cherche à m’éliminer pour deux raisons. D’abord, parce que je suis un obstacle pour les gens qui ont décidé de s’approprier la fortune de Kattenhorst. Ensuite, parce que j’essaie d’établir que Schlacht et lui sont deux hommes distincts. Julius était le témoin-clé, le seul à pouvoir me mettre sur la bonne voie. On a donc jugé bon de l’éliminer aussi. Vous y êtes, à présent ?
  
  Les propos de Coplan intriguaient Legay au point d’accaparer une partie de son attention. Il s’en avisa et fit un effort pour concentrer sa vigilance sur une approche éventuelle.
  
  Après un instant de réflexion, le créateur de la Section Räche, débordé, secoua la tête.
  
  - Non, je n’y suis pas, persista-t-il. Julius était le seul à pouvoir vous détromper, au contraire...
  
  - C’est votre thèse, pas la mienne. Et je vais plus loin : un type équivoque, au moins, s’est infiltré dans votre organisation. Il est en cheville, à votre insu, avec Kleiber. Il était informé de l’heure et du lieu de ma rencontre avec Julius, a pu monter une opération visant à nous liquider tous deux en une fois. Il me semble que Zanella remplit les conditions requises pour être ce mystérieux personnage, non ?
  
  Un silence oppressant pesa dans la pièce. Le rescapé de Büchenwald noua ses mains afin de résister au tremblement nerveux qui le parcourait tout entier. Coplan s’approcha de lui et le prit fraternellement par l’épaule.
  
  - Excusez-moi d’avoir ouvert aussi brutalement des perspectives qui doivent être terribles pour vous, murmura-t-il. Vous avez consacré votre vie à une entreprise de justice et de rédemption. Qu’il y ait un bandit parmi vos collaborateurs est certes difficile à admettre, mais cela ne doit nullement vous ébranler. Nous allons le mettre hors d’état de nuire.
  
  Wiesberg dirigea un regard triste vers Coplan.
  
  - Je ne sais pas si vous discernez toutes les conséquences d’une pareille éventualité, prononça-t-il d’une voix chavirée. Songez que s’il y a seulement l’ombre d’une vérité dans ce que vous affirmez, cet individu a pu saboter le travail de toute mon équipe...
  
  Francis se l’était dit, effectivement, mais il avait préféré ne pas dévoiler le fond de sa pensée.
  
  - En outre, ajouta son hôte, je mets la main au feu que ce n’est pas Zanella.
  
  - Je suis persuadé que vous mettriez la main au feu pour n’importe lequel de vos agents, objecta Coplan sur un ton conciliant. Pourtant, l’un d’eux vous a trahi. Or, en l’occurrence, il ne peut y avoir que trois suspects : Zanella, Julius et vous.
  
  Comme son interlocuteur avait un haut-le-corps, Francis poursuivit avec flegme :
  
  - Qui d’autre, à votre avis ?
  
  Baissant les yeux, Wiesberg maintint :
  
  - Ce n’est pas Zanella !... Nous avons été des compagnons de captivité. C’est une épreuve au cours de laquelle on peut mesurer la qualité des êtres. Et puis après, son honnêteté ne s’est jamais démentie. Comme moi, il a accepté de vivre pauvrement, dangereusement, pour venger ces millions de victimes du racisme hitlérien. Amoindri, malade, il dépense sans compter l’énergie qui lui reste à traquer les auteurs de cette hécatombe. Et vous voudriez me faire croire que cet homme est devenu le complice d’une bande de gangsters ?
  
  Coplan et Legay échangèrent un coup d’œil gêné. La ferme conviction de Wiesberg était respectable mais n’altérait en rien la logique du raisonnement de Francis.
  
  - Eh bien, dit ce dernier, conduisez-nous chez Zanella. Vous verrez quelle sera sa réaction quand vous lui apprendrez que Julius est mort.
  
  Le chef du S.R. hocha la tête approbativement.
  
  - Oui, c’est une bonne solution. D’ailleurs, il faut qu’il sache sans tarder qu’un groupe s’attaque à nous.
  
  Lorsque Wiesberg eut été amené auprès de la voiture de Didier, il se rembrunit subitement ; au lieu de s’engouffrer dans l’Opel, il recula d’un pas, les nerfs tendus, dévisageant les trois Français à tour de rôle.
  
  - J’ai changé d’avis... Je ne vous mènerai pas jusqu’à Zanella, dit-il avec défi tout en continuant de les observer.
  
  Coplan devina sur-le-champ ce qui se passait dans sa cervelle. Il sourit.
  
  - Non, monsieur Wiesberg, ceci n’est pas un traquenard. Vous venez de réaliser que j’avais du vous raconter un tas de mensonges dont le but était de vous attirer hors de chez vous et de vous liquider avec votre collaborateur ? Il n’en est rien. Jean, Didier, remettez vos armes à monsieur.
  
  Ses camarades exhibèrent leur pistolet et, le tenant par le canon, le rendirent à l’Allemand. Celui-ci, qui s’était immobilisé, ne fit pas un geste. Il gardait son poing dans sa poche.
  
  Coplan reprit :
  
  - En réalité, cette affaire dépasse le cadre d’une enquête privée ou d’une question d’intérêt. Vous plairait-il de jeter un coup d’œil sur cette carte ? Mes amis et moi appartenons à un service de police français.
  
  Il montrait la pièce qu’on lui avait délivrée pour ses recherches à Stuttgart. Wiesberg lâcha un soupir. Il consentit enfin à se rapprocher.
  
  - S’il est vrai que Julius est mort, qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas vous le meurtrier ? grommela-t-il.
  
  - Rien, convint Francis. Sauf le fait que je ne pouvais sucer de mon pouce que cette maison désignée par Zanella avait une issue à l’arrière. Je vous ai dit que le cadavre gisait dans cette ruelle et la presse le confirmera demain. Comment aurais-je manigancé mon coup ?
  
  Ces arguments finirent par atténuer la suspicion de Wiesberg. Au reste, s’il avait eu affaire à des ennemis, ceux-ci ne se seraient pas donné tant de mal pour le convaincre. Ils lui seraient tombés dessus à bras raccourcis et auraient tenté de lui arracher de force l’adresse de Zanella.
  
  Refusant d’un signe de la tête les armes toujours offertes, il se décida à monter dans la voiture. Quand Coplan se fut assis à côté de lui et que Legay eut pris place sur la banquette avant, Didier embraya.
  
  - Où va-t-on ? s’enquit-il, maussade, vexé d’être réduit au simple rôle de chauffeur.
  
  - Allez d’abord à la piazza del Duomo, répondit Wiesberg. Après, je vous indiquerai la route.
  
  Se tournant ensuite vers Coplan, il s’informa :
  
  - Alors, en définitive, si vous êtes des policiers, cette histoire d’héritage, c’était de la blague ?
  
  - En aucune façon, lui dit Francis. Kattenhorst m’a bel et bien couché sur son testament. Mais il se trouve que, depuis son décès, je suis confronté avec divers problèmes qui méritent des investigations plus approfondies, à telle enseigne que notre service entend leur donner une tournure officielle... quoique discrète.
  
  Le chef de la Section Räche n’était pas né de la dernière pluie. Il comprit parfaitement que les trois Français étaient en fait des agents des Services Spéciaux.
  
  - Schlacht aurait-il travaillé pour vous, aux Indes ? questionna-t-il avec une curiosité un peu dégoûtée, sachant que dans le métier du Renseignement les retournements les plus imprévus sont possibles.
  
  - Non, fit Coplan d’un ton sec. Nous n’avons jamais traité avec Schlacht. Et pour tout vous avouer, je crains que ce fumier-là soit toujours vivant.
  
  - Ah ? éructa Wiesberg, soudain éclairé. Vous pensez qu'il est à l’origine des agressions commises contre vous et contre Julius ?
  
  - Avant tout, contre Kattenhorst, spécifia Coplan, les dents serrées. En sus de son passé de tortionnaire, j’ai quelques raisons personnelles de vouloir sa peau.
  
  La voiture débouchait sur la place devant la cathédrale.
  
  - Allez tout droit puis, à l’intersection des deux boulevards, empruntez le corso Porta Romana, dit Wiesberg en se penchant vers Didier, l’index pointé vers un important carrefour distant d’une centaine de mètres.
  
  Il se renfonça contre le dossier de la banquette et, préoccupé, il demanda à Coplan :
  
  - Que vais-je faire, à propos de Julius, quand les inspecteurs viendront m’interroger ? Par vos confidences, vous m’avez placé dans une position très désagréable...
  
  - Provisoirement, feignez une ignorance absolue. Abstenez-vous de la moindre allusion à nos deux entretiens. L’enquête de la police italienne piétinera, par la force des choses, mais mon service se chargera ultérieurement de lui fournir des précisions... si elles sont encore nécessaires.
  
  - Je ne vous cache pas que ça m'ennuie beaucoup. C’est contraire aux statuts de la Section et...
  
  - Oui, d’accord, coupa Francis. Mais j’ai l’intention de mener les recherches plus vite que ne le feront les policiers italiens, car j’ai des indices qu’ils n’ont pas. Ne me compliquez pas la besogne inutilement.
  
  Dès lors, Wiesberg se borna à guider Didier. Ils parvinrent bientôt dans un faubourg habité par une population ouvrière, où les autos rangées le long des trottoirs n’étaient pas nombreuses.
  
  - Maintenant, c’est la première à droite, indiqua-t-il. Au numéro 88.
  
  - Crénom ! s’exclama Legay, la tête avancée vers le pare-brise.
  
  - Quoi ? fit Coplan.
  
  - Regarde...
  
  Un camion qui venait en sens inverse bifurquait sur sa gauche et s’engageait dans la rue signalée par Wiesberg.
  
  - Ma tête à couper que c’est celui de tout à l’heure...
  
  - M... ! Çui que j’ai loupé ? s’effara Didier, le pied sur la pédale de frein. Je continue ou je stoppe ?
  
  Coplan avait observé le véhicule entre-temps et avait aussi reconnu sa silhouette. Wiesberg, crispé, lança d’une voix véhémente :
  
  - Accélérez... Ils viennent sûrement descendre Zanella !
  
  - Ou l’avertir qu’ils m’ont raté, supputa Francis avec calme. Vire en douceur, Didier, et gare-toi dès que le camion s’arrêtera. Eux ne connaissent pas notre Opel, heureusement.
  
  Au terme de la manœuvre, la berline stationna, feux éteints, à une vingtaine de mètres derrière le poids lourd bâché.
  
  - Il faut intervenir, supplia Wiesberg, le front humide. Agissez avant qu’il ne soit trop tard !
  
  En dépit de ces objurgations, Coplan n’était pas pressé d’entamer la bagarre. En ne bougeant pas tout de suite, il avait une chance unique de découvrir si, oui ou non, Zanella avait partie liée avec l’assassin de Julius.
  
  Il abaissa la vitre, pencha la tête au-dehors, tout en chuchotant à ses compagnons :
  
  - Ouvrez doucement les portières et tenez-vous prêts à bondir, mais pas avant que je vous le dise.
  
  Depuis que le moteur du camion avait cessé de gronder, un silence épais régnait entre les façades vétustes, à peine éclairées par les lampes municipales.
  
  De la cabine, deux formes noires sautèrent en souplesse sur le trottoir. Elles progressèrent d’un pas élastique vers la maison de Zanella, plus éloignée.
  
  Coplan tendit le cou pour mieux scruter l’obscurité. A côté de lui, Wiesberg remuait, dévoré d’inquiétude. Legay et Didier, une main sur la poignée de la portière, le pistolet dans l’autre, attendaient un mot de Francis.
  
  Ce dernier distingua qu’un des types chipotait précautionneusement à la serrure.
  
  - Ils ont un attirail de cambrioleur, annonça-t-il en rentrant la tête. La démonstration est concluante. Didier, à toi de neutraliser le chauffeur du camion. Méfie-toi : il couvre ses acolytes et doit être armé. Jean, aide-moi à capturer les deux zèbres qui trafiquent la porte de Zanella. Vous, Wiesberg, vous sonnerez chez votre agent dès que les autres seront réduits à l’impuissance.
  
  Didier sortit le premier, en avant-garde. Les jambes fléchies et le buste plié, il gagna au trot l’angle arrière droit du véhicule, puis il se glissa le long de la benne jusqu’à la portière. Celle-ci avait été laissée entrebâillée par les individus qui avaient quitté la cabine.
  
  Le dos collé à la carrosserie, Didier inséra les doigts de sa main gauche dans l’ouverture, repoussa subitement le battant et grimpa sur le marche-pied, pistolet en batterie, la face mauvaise.
  
  Le conducteur, dont l’attention avait été captivée par les agissements de ses collègues, sursauta comme s’il avait reçu dix mille volts dans les fesses.
  
  - Bouge pas, grinça Didier, en se faufilant à l’intérieur de la cabine.
  
  Et tandis que le type, médusé, fixait avec angoisse le canon braqué sur lui, Didier lui décocha un violent coup de poing sur la tempe, envoyant sa tête se cogner contre le montant de la fenêtre.
  
  Au même instant, Coplan et Legay filaient en bolides vers le domicile de Zanella. Leurs adversaires, s’avisant soudain de leur approche, furent parcourus par un frisson. Ils perdirent deux secondes à se demander s’ils allaient détaler ou faire front, laissèrent tomber les ustensiles qui encombraient leurs mains, dégainèrent fébrilement leur lame. Leurs yeux hagards aperçurent l’automatique brandi par Legay. Jugeant que la lutte serait inégale, ils tentèrent alors de fuir.
  
  C’étaient les blousons noirs du quai... Stimulé par une allégresse féroce, Francis força l’allure. Il shoota de biais dans les pattes du retardataire, qui s’abattit en vol plané sur les pavés. Legay rattrapa le premier, agrippa le col de son blouson et assena sur le crâne du fugitif une sévère décoction d’acier trempé. Le tueur à la manque lâcha son poignard avant de s’effondrer trois pas plus loin.
  
  Coplan remit d'une main son adversaire sur ses jambes, le gratifia d’une magistrale paire de baffes et gronda :
  
  - Content de te revoir, salope... On va discuter cinq minutes.
  
  Il plaqua le faux dur contre la façade, le temps de voir si Legay avait maîtrisé l’autre gouape. Voyant que son ami remorquait le voyou en le traînant par terre, vers la maison de Zanella, Francis propulsa son prisonnier dans la même direction.
  
  Wiesberg arrivait, essoufflé, frémissant d’agitation. Il se dépêcha de presser le bouton de sonnerie selon un rythme convenu.
  
  Didier, de sa propre initiative, attirait le chauffeur hors de la cabine et le faisait basculer sur le sol. Il le chargea ensuite sur son épaule, comme un sac, et s’amena auprès de ses compagnons.
  
  - Quand c’est qu’on boira un pot, vingt dieux ? haleta-t-il. Ce veau-là pèse une tonne...
  
  De la lumière brilla entre les persiennes de l’étage. Quelques secondes plus tard, une voix étouffée articula en allemand, de l’autre côté du battant:
  
  - C’est bien vous, Wiesberg ?
  
  - Oui, c’est moi. Ouvrez vite...
  
  Un verrou fut tiré, puis la serrure cliqueta.
  
  Zanella ne vit tout d’abord que son chef. Sa figure ravinée était pétrie d’anxiété, interrogative.
  
  - Ne vous frappez pas, Herman, dit Wiesberg. Je suis avec des alliés. Ils ont arrêté devant votre porte des gens qui méditaient de vous assassiner, après avoir tué Julius...
  
  Alors Coplan se montra, tenant le poignet tordu d’un jeune type à la chevelure bouffante.
  
  - Lieber Gott ! murmura Zanella, abasourdi.
  
  Puis quatre inconnus, dont deux évanouis, furent introduits à leur tour dans le vestibule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Quand tout ce monde se fut réuni dans une pièce manifestement trop exiguë pour contenir tant de gens, Legay et Didier ranimèrent sans douceur leur victime respective tandis que Wiesberg fournissait un complément d’explications à Zanella. Celui-ci donnait l’impression de ne rien comprendre. Il continuait de promener un regard papillotant sur Coplan, sur les prisonniers et leurs gardiens.
  
  Comme Wiesberg lui reprochait assez vertement de s’être entremis pour organiser cette rencontre entre Coplan et Julius, au lieu de se borner à raconter ce qui s’était passé à Delhi, Zanella protesta :
  
  - Mais je n’y suis pour rien, moi ! J’ai simplement retransmis à Julius la demande de M. Coplan... Je m’attendais à ce qu’il décline la proposition et c’est lui qui, d’emblée, m’a dit qu’il était d’accord.
  
  Francis intervint :
  
  - A-t-il fixé sur-le-champ les modalités du rendez-vous, ou bien vous a-t-il prié de le rappeler ?
  
  - Oui, j’ai dû lui retéléphoner, dit Zanella. Julius, tout en admettant le principe d’une entrevue, estimait qu’il fallait être prudent...
  
  Coplan détourna les yeux vers Wiesberg, qui eut une mimique embarrassée. En matière de prudence, Julius s’y était plutôt mal pris.
  
  - Connaissez-vous cette maison du quai Ludovico il Moro ? s’enquit Francis auprès de Zanella.
  
  Celui-ci fit signe que non.
  
  - Julius ne m’en avait jamais parlé auparavant... Je ne sais comment il a déniché cet immeuble...
  
  - Nous n’allons pas tarder à le savoir, ricana Francis. Ces trois gars-là étaient de mèche avec lui, ça ne fait plus l’ombre d’un doute.
  
  Wiesberg et Zanella affichèrent une incrédulité scandalisée ; ils voulurent contester cette affirmation mais Coplan leur coupa l’herbe sous le pied en déclarant :
  
  - Qu’ils aient liquidé Julius ne plaide pas en sa faveur, au contraire. Je vais vous le prouver.
  
  Il fit un pas vers le chauffeur, à présent réveillé, tenu à l’œil par Didier. L’homme était l’aîné du trio. Il avait une mine patibulaire, un front étroit, des joues creuses ombrées par une barbe de deux jours.
  
  Coplan l’empoigna par le col, rudement, et lui adressa la parole en italien :
  
  - Qui vous avait donné des instructions ? Qui vous a prescrit de venir ici ?
  
  Le type n’en menait pas large. Comme la plupart des brutes, il encaissait mal sa défaite. Très inquiet, il ne désirait pas s’attirer des sévices et laisser à ses jeunes acolytes l’avantage de révéler, à leur seul profit, ce qu’on lui demandait.
  
  - C’est un nommé Engelbrecht, maugréa-t-il, la tête basse.
  
  Un vent d’optimisme se mit à souffler dans les voiles de Coplan. Il y avait donc eu un contact entre Julius et l’adjoint de Kleiber au cours de la matinée précédente !
  
  - Quand Engelbrecht est-il arrivé du Japon ? questionna Francis.
  
  - Il y a trois jours, je crois.
  
  Ce qui signifiait qu’il avait pris l’avion au lendemain de l’évasion de Coplan, quand ce dernier s’était échappé de la maison des filles aveugles.
  
  - A qui appartiennent la maison du quai et ce camion que vous avez utilisé cette nuit ?
  
  - Ça n’a rien à voir, bougonna le chauffeur, hargneux.
  
  - Je veux le savoir quand même. Répondez.
  
  - C’est à la boîte pour laquelle nous travaillons tous les trois, la compagnie Adriasia, si ça vous intéresse.
  
  L’ancre peinte sur le volet, la plaque volontairement dévissée au-dessus du bouton de sonnerie... Et Julius, planqué à l’intérieur, de son propre gré. Tout s’agençait à la perfection.
  
  - Où se trouve Engelbrecht en ce moment? poursuivit Francis.
  
  - Pas la moindre idée, bougonna l’homme. On avait rendez-vous à onze heures du côté du marché aux légumes. Ça m’embêtait mais j’ai préféré lui dire la vérité. Il est devenu furibard quand il a su qu’on ne vous avait pas laissé sur le carreau... Alors, il nous a donné l’ordre de lessiver Zanella, et il a disparu dans la nuit.
  
  Wiesberg était blanc comme un linge. La collusion de Julius avec cette bande de tueurs apparaissait d’une façon évidente, puisqu’il avait livré l’adresse et le pseudonyme de son collègue.
  
  Coplan ne fit pas de commentaires, le chef de la Section Räche étant désormais édifié sur le double jeu de l’homme qui prétendait avoir identifié Kattenhorst.
  
  Pour Legay, Francis résuma :
  
  - Julius avait dû toucher un gros paquet. Il a délibérément trompé les membres de son équipe et a contribué à la falsification du dossier Schlacht. Ensuite, prévenu par Kleiber via Engelbrecht, il a monté un guet-apens dont je ne devais pas sortir vivant, sans se représenter que lui-même était menacé de mort parce qu’il détenait un secret trop dangereux pour Kleiber et compagnie...
  
  Didier nageait dans cet imbroglio, mais il était sûr d’une chose : le conducteur du camion et les blousons noirs avaient tenté d’assassiner Coplan et Legay. Cela lui suffisait.
  
  - Je les brûle? s’enquit-il en exhibant derechef son automatique.
  
  Les deux jeunes se contractèrent comme s’ils étaient acculés dans un coin par une couvée de reptiles. Le chauffeur blêmit.
  
  - Ah non... bégaya-t-il. Vous n’allez pas nous descendre ? C’était la première fois qu’on... Engelbrecht nous avait promis un million de lires à chacun. Nous ne sommes pas riches, vous comprenez. En somme, nous n’avons tué qu’un type qui vous trahissait...
  
  Ce raisonnement plutôt spécieux n’influença guère Coplan. Il consulta Wiesberg :
  
  - Si nous livrons ces individus à la police, l’affaire va éclater au grand jour. Ce n’est souhaitable ni pour vous ni pour nous.
  
  Avez-vous la possibilité de les séquestrer pendant quelque temps?
  
  - C’est complètement exclu.
  
  - Bon. Alors, nous allons devoir les prendre en charge. Garderez-vous le silence ?
  
  Les deux Allemands, encore troublés par la fin brutale et par la conduite écœurante de Julius, s’absorbèrent dans une sombre méditation.
  
  - Ces hommes, quoi qu’ils aient fait, ne peuvent pas être condamnés sans jugement, émit Wiesberg. Je réprouve ces pratiques de justice sommaire : c’est contre cela que je me bats depuis vingt ans.
  
  Les prisonniers, ne comprenant pas cette conversation qui se déroulait en une langue étrangère mais devinant eue leur sort était en suspens, épièrent le verdict sur les traits de Coplan.
  
  - Je partage vos scrupules, prononça celui-ci. Mais si nous les avions abattus quand ils m’ont attaqué, c’eût été de la légitime défense, non ? Et Zanella aurait été en droit de les bousiller au moment où ils pénétraient chez lui par effraction...
  
  Au bout d’un temps, Zanella dit de sa voix rauque :
  
  - Oui, c’est vrai, mais j’estime qu’il y a une autre raison pour laquelle M. Wiesberg et moi devrions nous taire, quoi que vous fassiez d’eux. Le véritable problème, c’est la capture de Schlacht si, comme vous le supposez, ce criminel est encore en vie. Cette énigme-là doit être élucidée coûte que coûte, et moi je suis prêt à coopérer à fond avec vous.
  
  Wiesberg, déchiré entre ses conceptions morales et les devoirs qu’il avait assumés par serment, affecté, aussi, par la ferme prise de position de son ami Herman, déclara finalement :
  
  - C’est entendu, je ne dirai rien si on vient m’interroger. Mais je ne veux pas connaître le sort que vous réservez à vos agresseurs. A chacun ses responsabilités. Permettez-moi de regagner mon domicile immédiatement. Par ailleurs, je vous remercie pour le service éminent que vous venez de rendre à la Section Räche en démasquant la perfidie de Julius...
  
  Il échangea ensuite quelques mots avec Zanella, serra les mains de Francis, de Legay et de Didier puis, après un coup d’œil pensif aux détenus, il sortit de la pièce. On entendit se refermer le battant de la porte d’entrée.
  
  Un lourd silence plana. Didier, pistolet au poing, attendait la consigne. Désinvolte, Legay alluma une cigarette.
  
  Francis et Zanella se regardèrent. Les objections de Wiesberg et son départ subit ne modifiaient en rien leur détermination.
  
  L’un des jeunes voyous - celui qui, le premier, avait voulu éventrer Francis - tremblait des pieds à la tête. L’autre pleurait ; les larmes qui coulaient le long de ses joues dénonçaient-elles de la rage, du dépit ou de la peur ?
  
  Apostrophant le chauffeur, Coplan demanda :
  
  - Où est passée la fille qui était avec eux?
  
  - Elle nous a plaqués quelques minutes après l’algarade du quai. Verte de trouille, la garce... Elle n’avait pas la moindre envie de se trouver en face d’Engelbrecht. C’est la poule de Luigi...
  
  Du menton, il montrait le type qui reniflait ses larmes.
  
  - Il l’avait embringuée là-dedans sans nous avertir, cet imbécile, parce que, soi-disant, sa sauterelle aimait les émotions fortes. En échange, après, on aurait pu se la taper tous les trois.
  
  Donc, songea Coplan, la fille ignorait où le camion s’était rendu après le rendez-vous au marché aux légumes. Seul Engelbrecht le savait.
  
  - Face au mur, intima Francis en fixant l’un après l’autre les meurtriers en herbe.
  
  Ils obéirent avec répugnance, les yeux fuyants, et levèrent spontanément les bras comme ils l’avaient vu dans des films de gangsters.
  
  « Bande de cloches... » grinça intérieurement Coplan tout en assommant l’un d’eux d’un atemi dans la nuque, aussitôt imité par ses collègues qui avaient compris ses intentions.
  
  Les trois individus s’effondrèrent presque en même temps, bras et jambes emmêlés.
  
  - Il s’agit de les évacuer en douce, dit ensuite Coplan à ses compagnons. Puisqu’ils ont un moyen de transport, autant l’utiliser.
  
  - Comment ? fit Didier. On ne va pas trimbaler tous ces corps jusqu’au poids lourd, j’espère ? Il est à plus de vingt mètres d’ici !
  
  - Ne t’en fais pas, je vais l’amener plus près. Nous les enfournerons dans la cabine pendant que Jean et Zanella feront le guet.
  
  - Et après, comment comptez-vous vous débarrasser d’eux ?
  
  Coplan eut un geste d’insouciance.
  
  - Ça, c’est secondaire. Voyons plus loin. Pour nous, à Milan, c’est terminé. Cette Opel, vous l’aviez louée ici ?
  
  - Oui.
  
  - Vous irez la restituer à la première heure. Nous regagnerons Paris demain par avion, séparément. Contact chez le Vieux en fin d’après-midi, vers cinq heures. Zanella, vous décampez aussi ; le terrain devient trop chaud pour vous. Je vous offre le voyage et l’hospitalité. Notez mon adresse : 17, rue Vivienne, 3e étage. Ma gouvernante aura des instructions vous concernant. Cela vous va-t-il ?
  
  - Sicher, acquiesça l’ancien de Büchenwald, les yeux fiévreux. Mais cet Engelbrecht ?...
  
  - Je sais où le rattraper, ne vous inquiétez pas. Maintenant, il nous reste à brouiller les cartes, de manière qu’il ne puisse savoir avant plusieurs jours ce qui s’est produit. C’est en partie pour cela que vous devez disparaître. Wiesberg n’étant pas censé être dans le coup, il ne risque rien. Vous, ce n’est pas pareil, car un jour vous pourriez comparaître comme témoin à charge, à mes côtés.
  
  Zanella opina de la tête, gravement. Coplan reprit, plus spécialement pour ses collègues :
  
  - Voici le programme, à partir du moment où nous sortirons de la bicoque...
  
  
  
  
  
  Il était un peu plus de deux heures du matin quand Coplan, au volant du poids lourd, traversa la place des Milices. A petite allure, le véhicule s’engagea dans la via Ludovico il Moro.
  
  Un œil sur le rétroviseur, l’autre sur le canal, Francis chercha un endroit où un large intervalle séparait les péniches amarrées au quai. Un train de marchandises passait justement sur une des voies parallèles au canal, sur l’autre rive.
  
  Un bref instant, Coplan abaissa le regard sur les trois individus qui gisaient, entassés, sur le plancher de la cabine. Il avait pris soin de fourrer dans leurs poches les couteaux à cran d’arrêt dont, à deux reprises, ils avaient fait un si piètre usage. Le chauffeur avait, serré dans sa ceinture, le pistolet avec lequel il avait tiré plusieurs fois pour protéger la retraite de ses acolytes. Peut-être la police retrouverait-elle les douilles éjectées par l’arme quand le type avait tiré par la fenêtre ouverte?...
  
  Coplan ralentit lorsqu’il parvint à proximité de l’agence de l'Adriasia. Tout en repérant un espace disponible le long de la berge, il se fit la réflexion que ses adversaires avaient été mal inspirés quand ils l’avaient flanqué à la mer dans un taxi, à Yokohama.
  
  S’étant assuré qu’aucune voiture ne le suivait, il tira le starter à fond, passa en seconde, braqua le volant sur la droite tout en ouvrant la portière. Il sauta du camion une fraction de seconde avant que celui-ci, ayant escaladé le trottoir et atteint le parapet, défonçât le garde-fou.
  
  Les roues avant chutèrent dans le vide, le capot plongea et, toujours propulsé par le train arrière, le puissant véhicule bascula complètement. Quand il tomba dans l’eau noire, le grondement de son moteur emballé fut couvert par un coup sourd suivi de la projection d’une gerbe liquide, puis ce fut le silence.
  
  Coplan courait déjà dans l’ombre d’une rue perpendiculaire au quai. Il rejoignit l’Opel (qui était vide) mit le contact et démarra.
  
  Dix minutes plus tard, il abandonna la berline au parking public de la gare centrale. A pied, il regagna ensuite l’hôtel de la via Tarchetti.
  
  Si, après cela et la découverte du cadavre de Julius, l’attention de la police italienne n’était pas fortement attirée par les activités parallèles de la compagnie de navigation, ce ne serait certainement pas sa faute...
  
  
  
  
  
  Legay et Didier l’avaient précédé dans le bureau du Vieux. Ils devaient avoir conversé un certain temps avec le patron car, à l’entrée de Francis, ils lui décochèrent un regard oblique, à la fois amical et perplexe.
  
  - Alors, Coplan, on se démène dur pour quitter le Service ? avança le Vieux sur un ton mi-figue mi-raisin. Que m’apportez-vous de positif, après cette équipée ?
  
  L’intéressé le fixa d’un air indéchiffrable. Il attrapa par le dossier une chaise vacante, s’assit dessus à califourchon et ouvrit le feu en disant :
  
  - Si, pour commencer, vous me dévoiliez les raisons qui vous ont poussé à lancer ces deux gars-là sur mes talons ? J'ai l’impression que je verrais les choses sous un jour nouveau...
  
  Machinalement, le Vieux saisit une règle et se mit à taper la paume de sa main gauche.
  
  - Ne prenez pas la mouche, répondit-il d’une voix paisible. Je n’entendais pas exercer une surveillance sur vos agissements mais, tout en ne perdant pas de vue que votre voyage avait un caractère privé, j’ai jugé bon de vous doter d’une escorte parce que cette affaire Kattenhorst a des dessous que vous ignorez encore...
  
  Il eut une expression absente en contemplant sa règle, puis ajouta :
  
  - Des dessous que, jusqu’ici, je n’étais pas en droit de vous révéler. A la suite de votre enquête en Extrême-Orient et des incidents auxquels elle a donné lieu, j’ai effectué une démarche. Maintenant, on m’a autorisé à vous parler librement. Néanmoins, messieurs, (car ceci s’adresse à vous trois...) le secret professionnel le plus strict doit être maintenu sur cette histoire.
  
  Les yeux des agents du S.D.E.C. se rivèrent sur leur chef.
  
  Tournant la tête vers Coplan, le Vieux reprit :
  
  - Les facilités que je vous ai accordées n’étaient pas uniquement motivées par la sympathie que j’ai pour vous, ni par vos brillants états de service. Il m’importait au plus haut point de savoir si Kattenhorst était véritablement un criminel de guerre. A l’époque, vous avez été outré parce que nous l’avions remis en circulation, alors qu’il méritait dix bonnes années de prison. A vrai dire, dans le Renseignement, il est de monnaie courante qu’on libère anticipativement un détenu quand, après son jugement, il... fait montre de bonne volonté.
  
  Un silence pudique suivit cette constatation. Francis, extirpant lentement de sa poche son paquet de Gitanes, garda une mine attentive. Il y avait huit ans qu’il se posait des questions à ce sujet.
  
  - En 1943, dans les Ardennes, un bataillon d’une Panzer Division SS avait encerclé et capturé un groupe de résistants qui, sur le point d’être pris, avaient dissimulé leurs armes, relata le Vieux. Mais avec eux, enfermés dans la nasse, se trouvaient des civils n’ayant pas eu d’activités clandestines. Sans interrogatoire, tous ces gens furent fusillés séance tenante dans un petit bois. Le nom de l’officier responsable de cette tuerie n’avait jamais été découvert. Aucun témoin français n’y avait assisté. Or, cela s’était déroulé dans le secteur où Kattenhorst opérait pour l’Abwehr, deux ou trois semaines avant son départ pour le front de l’Est.
  
  Le Vieux déposa soigneusement sa règle sur le bureau. Il rajusta ses lunettes, finit par les ôter et continua en les agitant par une des branches :
  
  - Quand nous l’avons eu sous les verrous, nous avons évidemment profité de l’occasion pour ramener cette sinistre affaire sur le tapis. Et je me dois de préciser, Coplan, qu’il n’y a pas eu de marchandage. Kattenhorst n’a pas essayé de nous extorquer une promesse. Dès qu’on a évoqué cette exécution sommaire, il s’est déclaré prêt à livrer le numéro de l’unité, le grade et le nom de l’officier car, disait-il, cet assassinat collectif l’avait profondément indigné, à un double titre. D’abord, il eût été du devoir de cette brute de transférer les prisonniers au bureau du contre-espionnage que lui, Kattenhorst, dirigeait, afin qu’ils pussent y être questionnés sur les attaches de leur organisation. Ainsi, les résistants et les civils auraient été départagés. Ensuite, de telles pratiques entachaient l’honneur de l'Armée allemande tout entière, pas seulement de la Waffen SS...
  
  - Cette attitude était tout à fait conforme à la mentalité du capitaine de l’Abwehr, intercala Francis avec un signe de tête approbateur. Kattenhorst avait conscience de remplir un « métier de seigneur » et, plus encore en temps de guerre qu’en temps de paix, il veillait au respect des lois internationales relatives au traitement des prisonniers.
  
  - Peut-être, dit le Vieux, mais rendez-vous compte de l’effet qu’a produit sur moi le télégramme envoyé en réponse par New Delhi... Si le capitaine Kattenhorst était lui-même un criminel de guerre, son témoignage ne valait plus rien ! Il pouvait, délibérément, nous avoir induits en erreur. Et même pis : il pouvait être l’auteur du massacre, l’avoir ordonné pour frapper de terreur la population du pays !
  
  Coplan aspira une longue bouffée, la rejeta par les narines. Il ressentait une vague irritation, non seulement parce que Legay et Didier l’observaient comme une bête curieuse mais aussi parce qu’il regrettait de n’avoir pas su tout cela plus tôt.
  
  - Maintenant je comprends mieux, articula-t-il à mi-voix. Le testament de Kattenhorst a été une façon détournée de m’obliger à laver sa mémoire des accusations portées contre lui. Pas plus que vous, il n’avait le droit de me parler de ce témoignage qui lui avait valu une substantielle réduction de peine, mais il avait interprété son congédiement de la Sûreté indienne comme le signe qu’on avait forgé de toutes pièces, pour se venger de lui, un dossier accablant concernant son passé.
  
  Changeant brusquement de position, Coplan demanda :
  
  - Pouvez-vous me dire quel était le nom de cet officier de la Panzer Division?
  
  - Bien sûr ! Il court toujours... C’était le Obersturmführer Engelbrecht.
  
  Les regards des trois agents se croisèrent.
  
  - Ça par exemple... murmura Didier, suffoqué.
  
  - Eh ben celle-là... proféra Jean Legay, pourtant peu émotif, d’ordinaire.
  
  - Quoi ? s’enquit le Vieux, l’oreille dressée. L’auriez-vous rencontré en Italie ?
  
  - Non, mais si c’est une coïncidence, elle est assez extraordinaire, dit Francis. Un individu portant ce nom-là s’efforce par tous les moyens de supprimer les gens qui ont gravité autour de Kattenhorst ces temps derniers, et notamment moi.
  
  - Eh bien, il a eu tort de vous rater car je vais illico signaler sa présence en Italie à nos collègues de Rome, conclut le Vieux en étendant le bras vers l’interphone.
  
  - Pas encore, pria Coplan avec vivacité. Au surplus, je doute qu’il y soit pour longtemps. Son port d’attache est au Japon. Il m’avait reçu dans son bureau, là-bas.
  
  Fronçant ses sourcils broussailleux, le directeur du S.D.E.C. le dévisagea un instant, puis il grommela :
  
  - En définitive, vous ne m’avez pas encore exposé les résultats de votre visite à Stuttgart... Qu’est-ce qui vous a conduit à Milan, ensuite ?
  
  - L’arbre généalogique d’Élise Schlacht, ma délicieuse rivale. Elle a un oncle en trop. Et ce type superflu est en liaison très étroite avec Engelbrecht.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le crépuscule tombait sur Yokohama. Le ciel rose et le soleil couchant miroitaient dans les eaux frissonnantes de la baie. Des lumières s’allumaient dans les coursives des paquebots de même qu’aux fenêtres des buildings. Au sommet du Marine Tower, le phare envoyait vers la mer ses premiers éclats tournoyants.
  
  Une voiture, parmi des dizaines d’autres, était en stationnement non loin de l’entrée de l’immeuble de l’Adriasia. Didier, Coplan et Zanella, serrés sur la banquette avant, observaient la sortie des employés.
  
  Francis, qui voulait procéder à un test, n’avait pas révélé à ses compagnons quel était l’objectif de cette surveillance. Il les avait tout simplement priés d’ouvrir les quinquets, et il attendait leur réaction.
  
  Bolzano n’apparut sur le seuil qu’un quart d’heure après le départ du personnel. Il promena un bref regard circulaire avant de se diriger vers sa Lancia.
  
  Coplan, coincé contre la portière, saisit la poignée tout en épiant du coin de l’œil la figure des deux spécialistes des filatures.
  
  Simultanément, leurs traits se tendirent, et le visage de Didier refléta du trouble.
  
  - Mais... c’est Kattenhorst ! articula-t-il, passablement ébahi.
  
  - Ludwig Schlacht, chuchota Zanella, n’en croyant pas ses yeux.
  
  - On l’embarque, décréta Francis. Vous m’en reparlerez, des signalements...
  
  Avec une promptitude exempte de fébrilité, ils mirent pied à terre et rejoignirent Bolzano alors que celui-ci introduisait sa clé dans la serrure de la portière.
  
  A leur approche, il se retourna, reconnut Coplan, eut un haut-le-corps.
  
  Zanella et Didier le dépassèrent, firent soudain demi-tour et l’empoignèrent solidement par un bras. Bolzano se secoua vainement pour se dégager. Il était cloué sur place comme par une carapace de plomb.
  
  - Ludwig Schlacht, vous êtes en état d’arrestation, lui annonça Coplan, glacial. Je vous préviens que nous agissons avec l’accord des autorités japonaises.
  
  Un rictus d’égarement tordit la face du bandit, qui tenta encore de se débattre.
  
  - C’est... une erreur, protesta-t-il, les yeux exorbités. Je suis victime d’une ressemblance...
  
  - Le bénéficiaire, rectifia sèchement Francis. Allons, en route.
  
  Il ouvrit la porte arrière de la Lancia. Schlacht fut poussé à l’intérieur, encadré par ses gardiens. Coplan s’installa au volant et démarra, alors que quelques passants, intrigués, interrompaient leur marche.
  
  Pas un mot ne fut prononcé pendant le trajet. Schlacht, congestionné, avait une respiration haletante. Zanella l’examinait avec une attention haineuse.
  
  La voiture, après avoir quitté le quartier des affaires, roula vers Nogeyama Park. Elle stoppa près d’une maison japonaise classique, en bois, surélevée, dotée d’une terrasse couverte, mais construite sur un soubassement de béton.
  
  Le pseudo Bolzano fut rapidement conduit dans cet édifice, puis amené dans une cave sans soupiraux. On lui passa des menottes aux poignets et aux chevilles. D’une bourrade, Didier l’expédia ensuite sur la couchette qui formait le seul ameublement du local.
  
  - Où est Élise en ce moment? s’enquit Francis d’un ton négligent.
  
  Schlacht, anéanti, soufflant toujours comme un phoque, grommela :
  
  - A Delhi... Laissez-la tranquille. Elle n’a pas besoin de savoir que son oncle sera pendu.
  
  - Je ne le lui cacherai que si vous mangez le morceau. Qui a eu l’idée de toute cette combine ?
  
  La tête basse, le SS criminel de guerre avoua :
  
  - Kleiber... Mais à cause d’Engelbrecht.
  
  - Racontez. Comment l’affaire s’est-elle engrenée ?
  
  - Au début, par un hasard. Engelbrecht a vu Kattenhorst dans un restaurant, à Delhi...
  
  - Le fameux Polonais inventé par Kleiber, c’était donc son propre associé, remarqua Coplan, sarcastique, à l’intention de Zanella.
  
  - Kattenhorst était l’homme que l’Obersturmführer craignait le plus au monde, poursuivit Schlacht. Ils se détestaient mutuellement et Engelbrecht savait que l’officier de l’Abwehr pouvait le perdre. Il s’est donc abstenu de se montrer à lui mais s’est avisé que Kattenhorst avait la même allure que moi. Quand il est rentré à Tokyo, il en a parlé à Kleiber...
  
  - ... qui a prévenu Julius en discernant tout le parti qu’on pouvait tirer de cette ressemblance, compléta Francis. Vous pouviez faire d’une pierre trois coups : capter un énorme héritage, assurer définitivement votre sécurité en vous faisant passer pour mort et supprimer un témoin dangereux pour Engelbrecht. Seulement, il y a eu un grain de sable dans le système : les dernières volontés de Kattenhorst, m’instituant son héritier.
  
  Le détenu approuva, la mine défaite.
  
  - Il n’y avait pas d’autre solution que vous liquider aussi, et le plus vite possible, dit-il comme s’il fallait en accuser la fatalité. C’est à croire que le ciel vous protège... Par je ne sais quel miracle, vous vous en êtes tiré chaque fois.
  
  A ce moment, la porte métallique de la cave s’ouvrit et Legay fit son entrée. Il considéra Schlacht avec mépris, puis il dit à Coplan :
  
  - Sa capture n’a pas provoqué de remous. Les gens se sont dispersés tout de suite.
  
  - Les Japonais se fichent pas mal de ce que manigancent les Blancs : ils nous ont pris pour des Américains, supputa Francis. As-tu ramené notre voiture?
  
  - Oui, et j’ai mis la Lancia dans le garage.
  
  - Okay. Tu permets, je continue avec cette charogne...
  
  Mais Schlacht avait sourcillé.
  
  - Vous... vous ne m’avez pas arrêté d’une façon régulière, soupçonna-t-il, l’esprit en alerte. C’est un kidnapping ! Vous me détenez arbitrairement...
  
  Didier s’esclaffa en se tapant sur la cuisse, tandis que Zanella grinçait :
  
  - Oh pardon, Schlacht. Excusez-nous... Vous étiez moins pointilleux il y a vingt ans, non ?
  
  Submergé par un accès de fureur, il se rua sur son compatriote pour lui lacérer la figure, mais Coplan s’interposa :
  
  - Non, Herman... Gardez votre sang-froid. Il expiera, soyez rassuré. Ne l’abîmez pas pour l’instant, il a encore trop de choses à nous dire.
  
  L’ex-tortionnaire lui lança un coup d’œil hostile.
  
  - Eh bien quoi ? Maintenant vous savez tout...
  
  Coplan alla s’appuyer, les mains dans les poches, au mur opposé.
  
  - Non, fit-il avec un signe de dénégation. Le plus important doit encore venir. Résumons-nous : Kleiber informe la Section Râche qu’un individu recherché se cache à Delhi. Il se ménage la complicité de Julius, qui identifiera faussement Kattenhorst et certifiera qu’il s’agit bien de Ludwig Schlacht. Mais après, qui assassine le capitaine ?
  
  Un silence plana. Le prisonnier, contracté, serra les mâchoires.
  
  - Videz votre sac, conseilla Francis d’une voix douce. Zanella ne demande pas mieux que de vous appliquer les méthodes que vous utilisiez pendant la guerre avec les Russes et les Polonais.
  
  - Je ne sais pas qui a fait le coup, maugréa Schlacht. Demandez à Kleiber, il a tout organisé.
  
  - D’accord, je lui poserai la question. Ce que vous devez savoir, en tout cas, c’est le nom du type qui m’a interrogé après ma visite à Engelbrecht, ce mystérieux personnage coiffé d’une cagoule...
  
  Le mutisme persistant de Schlacht énerva Didier, qui fit un pas vers lui, les bras écartés, en grondant :
  
  - Alors, tu causes, oui ?
  
  - Sprechen Sie oder nein, Schweinerei ? traduisit Zanella sur un ton menaçant, avec un regard acéré.
  
  L’interpellé se tassa sur sa couchette. Son teint avait pâli.
  
  - Referme la porte, Jean, demanda Francis à Legay en se détachant de la muraille.
  
  Legay attira le battant. Ce dernier s’encastra dans l’huisserie avec un bruit sourd, comme un panneau blindé de chambre forte.
  
  - Qui était ce type ? questionna Coplan à nouveau.
  
  - Un Japonais, jeta Schlacht, bourru.
  
  - Je m’en doute. En quoi est-il mêlé à vos petites affaires ?
  
  Le détenu fit mine de ne pas entendre, bien qu’il pût prévoir que les coups n’allaient pas tarder.
  
  Son attitude provoqua une certaine perplexité chez Francis. Elle manquait de logique.
  
  Schlacht avait froidement dévoilé la culpabilité de Kleiber et d’Engelbrecht ; il avait admis que, par l’intermédiaire de sa fille, il escomptait faire main basse sur le patrimoine de Kattenhorst, qu’il avait approuvé les tentatives de meurtre dirigées contre Coplan ; il savait qu’il n’avait plus rien à perdre et que son exécution n’était plus qu’une question d’heures. Mais il s’obstinait à préserver l’anonymat d’un Asiatique !
  
  - Bon, soupira Francis. Je vais avoir le plaisir de vous casser la gueule. Zanella prendra la relève quand je serai fatigué.
  
  Il remit Schlacht sur ses jambes en l’attrapant par les revers de son veston et le propulsa dans un angle de la cave. Il se domina pour ne pas lui fracasser la tête contre le mur dès le premier coup de poing, mais le direct qu’il lui décerna en pleine face fit quand même au criminel une sérieuse impression. Très vite remplacée par une série d’autres, car Schlacht ponctua de hoquets, de sursauts et de râles les horions qu’il encaissa dans les secondes qui suivirent. La figure en sang, ses coudes serrés sur son estomac, il tomba sur les genoux.
  
  - A moi, dit Zanella en repoussant Coplan d’un geste impatient.
  
  Schlacht, à quatre pattes, s’ébrouait.
  
  L’agent de la Section Räche lui botta le menton et clama :
  
  - Aufgestanden. Herr Hauptmann !
  
  Avec une rage contenue depuis trop d’années, il se mit à piétiner l’ancien bourreau, lui écrasant les doigts, les mollets et les reins à coups de talons. Il l’aurait martelé jusqu’à ce que mort s’ensuive si Didier ne l’avait finalement retenu.
  
  Une bave sanglante s’égouttait des lèvres tuméfiées de Schlacht. Renversé sur le côté, il geignait au rythme de sa respiration entrecoupée.
  
  - Attendons qu’il aille un peu mieux, dit Coplan. Didier, ça ne te ferait rien d’aller chercher la corde ? S’il préfère se taire, autant le pendre tout de suite... On se débrouillera sans lui.
  
  - D’ac, renvoya l’intéressé. J’y vais.
  
  Le faux Bolzano avait vaguement dû comprendre. Il s’appuya sur une main, parcourut d’un regard nébuleux les hommes qui l’entouraient.
  
  - Non... articula-t-il avec peine. J’ai... le droit... d’être traduit devant une cour de Justice. Même à Nuremberg... on a permis aux accusés... de se défendre.
  
  Zanella grinça des dents. Il insulta le prisonnier de tous les noms, lui rappela que pas mal d’officiers allemands avaient été torturés et tués après l’attentat contre Hitler par la Gestapo et le Sicherheitsdienst, qu’il était donc mal venu de se plaindre et qu’au surplus on n’était pas à Nuremberg, tout cela avec une volubilité et une agressivité telles que les Français n’en saisirent pas la moitié.
  
  - Et si je citais le nom de ce Japonais ? se lamenta Schlacht. Je ne veux pas mourir sans avoir revu ma nièce. Je n’ai qu’elle au monde...
  
  Francis vint se planter devant lui.
  
  - Vous pourriez inventer n’importe quel nom, rétorqua-t-il impitoyablement. Je veux ses coordonnées, l’explication de son entrée en scène, les mobiles de sa démarche auprès de moi. Vous n’êtes pas qu’une bande de canailles associées en vue d’une escroquerie... Il y a une organisation derrière vous, et elle a le bras long. Quels buts poursuit-elle ?
  
  Entravé par ses bracelets, Schlacht essaya d’extraire son mouchoir de sa poche. Il y parvint, s’essuya la bouche, prit une position un peu plus confortable sur le sol cimenté.
  
  - C’est à cet homme que je dois d’avoir échappé jusqu’ici aux poursuites, prononça-t-il. Il a aussi aidé Engelbrecht, et bien d’autres. Ma dignité m’interdit de le dénoncer, à moins que vous me garantissiez que je reverrai Élise avant d’être transféré en Europe.
  
  - Bougre de fumier, siffla Legay, hors de lui. Tu vas...
  
  Le retour de Didier lui coupa la parole. Son collègue avait les bras encombrés par une grosse corde de chanvre toute neuve, mais à laquelle on avait fait un nœud coulant.
  
  - Je l’accroche ? proposa Didier en montrant du pouce un énorme piton planté dans un des murs, près du plafond.
  
  - Bien sûr, acquiesça Coplan. Ce tordu s’imagine que nous allons transiger...
  
  Quand il vit ces sinistres préparatifs, Schlacht mit un genou en terre pour se relever. Ses traits s’étaient subitement décomposés.
  
  - C’est un ancien colonel de l’armée japonaise, bégaya-t-il précipitamment d’une voix blanche. Il s’appelle Takaragi, habite un faubourg de Tokyo... Il a organisé des chaînes d’évasion et des positions de repli pour les militaires allemands et japonais traqués par les chasseurs de criminels de guerre. Il était en combine avec Kleiber. Moi, je ne...
  
  - Cloue-lui le bec, dit Francis à Legay. Il m’emmerde.
  
  D’un crochet percutant, Legay mit un terme à l’hémorragie verbale du lâche, qui s’effondra.
  
  - Il en a dit assez, confia Francis. Le reste coule de source... Seulement, il va falloir se dépêcher. La disparition de cet honorable directeur d’une agence maritime sera vite apprise par ses amis. Nous devrons agir cette nuit-même.
  
  - On l’estourbit vraiment ? s’enquit Didier, un peu sceptique, lorsqu’il eut attaché un bout de la corde au piton.
  
  - Et comment ! Tu ne crois pas qu’il l’a cent fois mérité ?
  
  Didier avala sa salive.
  
  - Je me figurais que c’était de la frime, pour l’amener à se mettre à table, émit-il en faisant la grimace.
  
  - Détrompe-toi. Il s’en tire encore à bon compte... Au lieu de se morfondre pendant des semaines en attendant l’aube fatale, il va être servi tout de suite. Pas d’objection, Zanella ?
  
  L’agent de Wiesberg fit signe que, pour lui, il n’y en avait aucune.
  
  Coplan ramassa Schlacht à bras le corps, le hissa le long du mur jusqu’au niveau du nœud coulant. Zanella se fit soulever par Didier pour placer la boucle de corde autour du cou du détenu encore inconscient, puis il resserra le nœud.
  
  D’un coup, Francis lâcha le corps du criminel. Ce dernier eut des soubresauts hideux, mais Zanella le saisit aussitôt par les jambes et exerça une traction brutale.
  
  - Schluss, commenta-t-il en se redressant, les traits détendus par une expression soulagée.
  
  
  
  
  
  Dès minuit, Tokyo est une ville morte. Même dans les cabarets, on ferme immédiatement après le spectacle, et celui-ci se termine à onze heures. Dans cette immense capitale où tout le monde travaille dur, les gens se lèvent tôt. Les noctambules sont rarissimes.
  
  Tenant compte de cela, les trois agents du S.D.E.C. opérèrent une descente dans les bureaux de Kleiber aux environs d’une heure du matin.
  
  De toute évidence, l’avocat marron était la charnière du système : en tant que correspondant de la Section Räche, il était informé par Wiesberg de l’identité des individus faisant l’objet de poursuites, puisqu’il lui incombait, en théorie, de signaler leur apparition à Tokyo s’il s’y réfugiaient sous un nom d’emprunt. En tant que complice de Takaragi, chef d’une organisation de camouflage des criminels en fuite, il lui refilait des renseignements précieux chaque fois qu’un des fugitifs était sur le point d’être démasqué par les chasseurs. Et, en même temps, il devait à l’occasion « intoxiquer » Wiesberg, comme il l'avait fait au sujet de Kattenhorst...
  
  C’est ce raisonnement qui avait déterminé Coplan à jeter un coup d’œil sur les paperasses de l’équipe Kleiber-Engelbrecht avant de l’attaquer de front.
  
  Le trio grimpa silencieusement au troisième étage. La porte céda sans trop de difficulté aux instruments d’effraction que Legay maniait avec une compétence qui eût fait l’admiration de vieux chevaux de retour du cambriolage.
  
  Les trois hommes, pourvus de lampes-torches prodiguant une lumière discrète en faisceau étroit, se faufilèrent à l’intérieur, puis Legay referma la porte à clé et resta posté près d’elle. Tandis que Francis se mettait à fouiller tiroirs et armoires du bureau de consultations juridiques, Didier entreprit d’explorer les autres pièces.
  
  L’existence d’un grand nombre de dossiers d’affaires parfaitement licites promettait de compliquer les recherches... Coplan n’était pas fâché d’avoir devant lui la majeure partie de la nuit pour dépouiller ces rangées de classeurs.
  
  Un peu défrisé par l’ampleur de cette besogne, il se demanda si Kleiber avait rangé dans une cachette les documents relatifs à ses activités occultes ou si, plus astucieusement, il ne les avait pas joints, sous une référence fantaisiste, à ses cartons d’études juridiques normales.
  
  Optant pour la première de ces éventualités, il entama ses investigations dans l’antichambre où il avait été reçu par la vieille secrétaire. Elle était aussi dans le coup, celle-là, forcément.
  
  Au bout d’une vingtaine de minutes, Didier revint auprès de Francis et lui glissa dans le tuyau de l’oreille :
  
  - Ces locaux ont une deuxième issue, par là...
  
  Coplan haussa les sourcils.
  
  - Garde-la, chuchota-t-il. Nous verrons plus tard où elle mène.
  
  Didier s’éclipsa.
  
  Pensif, Coplan poursuivît méthodiquement sa perquisition. Veillant à ne pas créer de désordre, il remettait en place tous les objets qu’il avait manipulés et les papiers qu’il consultait.
  
  Il ne découvrait pas trace d’un courrier, même anodin, avec Wiesberg, Julius ou Takaragi. Cela n’avait rien de surprenant, du reste. Kleiber était assez malin pour brûler des billets superflus. S’il détenait des pièces compromettantes, elles devaient mentionner des renseignements impossibles à retenir par cœur, et indispensables à la bonne marche des opérations clandestines.
  
  La défense des intérêts d’Élise Schlacht n’était pas, en soi, une affaire apparemment répréhensible. Un dossier avait certainement été constitué, mais où était-il ?
  
  A trois heures et demie du matin, Francis était toujours bredouille. Didier aussi qui, tout en assurant sa veille, chipotait dans un réduit où étaient classées des archives.
  
  Coplan retira, d’une étagère, le vingt-quatrième classeur dont il voulait examiner le contenu. Il tiqua lorsqu’il lut l’inscription portée sur l’étiquette : « Compagnie de Navigation Mixte Adriasia ».
  
  Son intérêt quelque peu émoussé se raviva subitement. D’un index actif, il se mit à feuilleter et à parcourir les documents serrés dans la pince. Ils concernaient des litiges sur des cargaisons avariées livrées à des importateurs japonais. Mais le dernier n’avait pas un caractère commercial. Il énumérait simplement des noms de personnes et, à y regarder de plus près, Coplan constata qu’il s’agissait d’employés et de salariés de l’armement. En effet, la liste comportait diverses rubriques : siège social de Bari, agences européennes et asiatiques, personnel des navires, docks et entrepôts. En regard des noms figurant dans chacune d’elles, il y en avait un autre, accompagné des prénoms. Quelques-uns étaient cochés au crayon rouge.
  
  Francis détacha cette liste de la liasse et l’empocha, ayant le sentiment d’avoir mis la main sur une pièce d’une importance primordiale.
  
  Comme un bonheur ne vient jamais seul, il découvrit peu après un bail par lequel Mr Takaragi, propriétaire d’immeuble, accordait à la compagnie Adriasia la location du building situé au 54 de la Deuxième Rue, à Yokohama. Coplan ne jugea pas nécessaire de s’approprier ce contrat.
  
  Il s’en fut prévenir Legay qu’ils allaient bientôt vider les lieux, mais qu’auparavant il voulait voir avec Didier sur quoi débouchait l’autre sortie.
  
  Dans le réduit, son camarade lui montra une porte fermée à clé, mais dont la clé était dans la serrure. Didier l’actionna, fit pivoter le battant et, braquant le faisceau de sa lampe-torche dans l’ouverture, il montra un escalier en colimaçon.
  
  Les deux hommes avancèrent. L’escalier qui s’arrêtait à cet étage et descendait vers le rez-de-chaussée semblait être exclusivement réservé à l’usage des occupants du cabinet de Kleiber.
  
  Passant le premier, Coplan descendit les marches, jusqu’en bas. Là, il rencontra une autre porté, dotée d’un bec de cane. Il l’entrebâilla prudemment, promena le rayon de sa lampe de droite à gauche.
  
  Il réprima une exclamation. Le décor révélé par le pinceau de lumière était celui du salon de réception des filles aveugles !
  
  Francis referma.
  
  - Pigé, murmura-t-il. Nous remontons...
  
  Quelques secondes plus tard, ils atteignirent le palier. Jaillissant du réduit, Legay les bouscula.
  
  - Ah ! vous voilà, souffla-t-il. Faites gaffe... Des types viennent d’entrer dans le bureau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Les arrivants avaient allumé les tubes d’éclairage dans l'antichambre et dans le bureau principal. Ils s'exprimaient à haute voix, en allemand.
  
  - Il y a longtemps qu’on aurait dû transporter ailleurs ces chéquiers périmés, bougonnait la voix grasse de Kleiber. Tu es un imbécile, Karl... Il fallait le faire au lendemain de ton retour d’Europe.
  
  - Bah, fit Engelbrecht. Tu ne te figures quand même pas que ce Français aura le culot de revenir ici ? Ni qu’il portera plainte, pour sa séquestration, auprès de la police japonaise ? Il ne peut rien prouver.
  
  - Ce n’est pas un simple particulier, mais un professionnel ! Nous avons largement eu l’occasion de nous en rendre compte, au moins depuis le jour où il est entré en contact avec la Section Räche... Ne te contente pas des chéquiers. Fourre dans ta serviette tout ce qu’il y a d’autre... Succession Kattenhorst, dossier Adriasia, etc. Moi, je prendrai les listes des firmes coopératives.
  
  Pendant quelques minutes, on n’entendit que des bruits de tiroir et de papiers froissés.
  
  - Téléphone encore une fois chez Bolzano, reprit Engelbrecht. Il est peut-être rentré à présent...
  
  - Ah non, plus maintenant, regimba Kleiber. Si par hasard sa ligne était branchée sur la table d’écoute, ce serait le bouquet ! L’appeler d’ici, à cette heure ?
  
  - Mais enfin, il n’y a pas de raison de s’affoler, uniquement parce qu’il n’est pas venu chez moi ce soir. Qui sait si Élise n’est pas revenue de Delhi sans crier gare ? Pour elle, il laisserait tout tomber, tu le sais bien.
  
  Kleiber se mit à jurer.
  
  - Espèce de crétin ! Crois-tu que j’ai laissé cette fille là-bas sans surveillance ? J’aurais été prévenu avant qu’elle mette le pied dans un avion. Non, moi je prends cette absence inexpliquée de Bolzano très au sérieux, et tu n’aurais pas mal fait de m’avertir plus tôt. Les embêtements n’arrêtent plus, depuis qu’on essaie de mettre le grappin sur ces 500 000 livres.
  
  - Même s'il ne doit nous en revenir que 30 %, cela vaut quelques désagréments, estima Engelbrecht tout en logeant des feuillets dans sa serviette. En admettant que Bolzano soit abattu, ça ne change rien à l’affaire : Elise héritera toujours du mort de Delhi puisqu’on démontrera qu’il était le vrai Schlacht.
  
  - Ne te fais pas trop d’illusions, grommela Kleiber, l’air sombre. Si Bolzano est mort, ce n’est qu’un demi-mal, mais s’il s’est fait capturer, nous allons nous trouver dans un beau pétrin. J’en ai froid dans le dos rien que d’y penser. Est-ce que tu as tout ?
  
  - Pas encore, il y a une liste que je ne trouve pas...
  
  Un bruit insolite leur fit tourner la tête.
  
  - Déposez ces serviettes, intima Coplan, pistolet au poing, en achevant d’ouvrir la porte de communication.
  
  Les jambes de Kleiber et de son adjoint flageolèrent. Ils étaient tenus en joue par trois individus à la figure décidée, dont l’un leur donnait des cauchemars depuis des semaines.
  
  - Ne vous tracassez pas pour Bolzano, vous allez le rejoindre, poursuivit Coplan de son même ton neutre. Levez les mains.
  
  Legay se posta derrière le conseiller juridique, lui tâta rapidement les poches tandis que Didier procédait de même avec l’ex-Obersturmführer.
  
  Une litanie de jurons assourdis s’échappa de la bouche de Kleiber, devenu apoplectique. Mais les silencieux vissés sur le canon des armes des Français le dissuadèrent de se rebeller. Engelbrecht, lui, n'y songeait même pas. Son crâne chauve avait pris un ton ivoire.
  
  Coplan se rapprocha des sacoches abandonnées sur le bureau. Il posa une main dessus et railla :
  
  - Une bonne idée, d’avoir rassemblé là-dedans des pièces qui manquaient à ma collection... Elles seront sûrement instructives.
  
  Sa voix, changeant soudain, se fit cinglante :
  
  - Kleiber, qui a tué le capitaine Kattenhorst ?
  
  Un silence mortel régna. Les yeux de Francis dévièrent sur Engelbrecht ; le masque fielleux de l'ancien SS lui révéla brusquement la vérité.
  
  - C’est vous, accusa-t-il en pointant son automatique vers lui. Les deux coups de feu ont été tirés à bout portant. Vous marchiez ensemble dans cette avenue, vous lui proposiez une réconciliation pour endormir sa méfiance. Après tout, n’étiez-vous pas des camarades de combat, et le temps efface bien des querelles...
  
  Il se tut, puis gronda:
  
  - Hein, salaud ?
  
  Les joues maigres d’Engelbrecht, tiraillées par des contractions nerveuses, frémissaient sans arrêt. Derrière ses lunettes, son regard était celui d’un fauve acculé. Il était incapable de proférer un son. Et Kleiber, atterré, ne démentait pas...
  
  Coplan reprit un flegme qui, dans les circonstances présentes, parut à ses adversaires plus dangereux qu’un éclair de fureur.
  
  - Nous allons sortir par l’arrière, annonça-t-il. Didier, munis-toi des serviettes. Vous autres, heraus...
  
  Du canon de son pistolet, il montra l’entrée de la réserve aux archives.
  
  - Mais... on ne peut pas sortir par-là, objecta Kleiber.
  
  - Si-si, dit Coplan. Je connais le chemin. Le tout, c’est de ne pas réveiller les demoiselles qui dorment dans les pièces autour du salon de madame Arthur.
  
  Les deux Allemands flairèrent un louche projet mais, déjà étonnés de ne pas être descendus sur place, ils obéirent.
  
  Avançant de pair, les bras toujours levés, ils précédèrent Coplan et Legay, traversèrent le local tapissé de vieux dossiers.
  
  Tirant coup sur coup, Francis leur logea à chacun une balle dans la tête. Ses deux collègues, qui ne s’y attendaient pas, tressaillirent.
  
  - C’est l’endroit le mieux insonorisé, fit valoir Francis alors que ses victimes achevaient à peine de s’écrouler. Traînons-les dans l’escalier privé. Plusieurs jours passeront avant qu’on ne les découvre là.
  
  - Eh bien, m... prononça Didier. On peut dire que vous n’y allez pas par quatre chemins, quand il s'agit de défendre vos intérêts...
  
  Dans l’obscurité, il ne vit pas se durcir les traits de Coplan, qui lui jeta :
  
  - Ballot ! Je l’avais complètement oublié...
  
  
  
  
  
  Les trois agents regagnèrent, une heure avant l’aube, le pavillon où les attendait Zanella. Le cadavre de Schlacht et la corde furent placés dans le coffre de sa Lancia. Celle-ci fut alors conduite hors de l’agglomération et abandonnée dans un chemin écarté.
  
  Legay, Didier et Zanella, lestés des documents saisis chez Kleiber, prirent l’avion, le soir suivant, à destination de la France par la route polaire. Coplan s’embarqua aussi, mais il partit en sens inverse, vers l’ouest.
  
  - Dis au Vieux que j’arriverai à Paris avec un retard de 48 heures, avait-il recommandé à Legay. Il me reste une formalité à accomplir à Delhi.
  
  Lorsqu’il eut atterri dans la capitale de l’Union Indienne, il s’installa carrément à l’hôtel Ashoka. Une heure après, il lisait un journal dans un des profonds fauteuils du hall.
  
  Cette canaille de Kleiber avait eu la bonne inspiration de dévoiler à Engelbrecht qu’Élise était surveillée, et ceci n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
  
  Francis observait discrètement les allées et venues des pensionnaires de l’hôtel, peu avant le dîner, quand la jeune femme, sortant d’un des ascenseurs et se dirigeant vers le bar, apparut dans son champ de vision. Il ne bougea pas mais redoubla de vigilance.
  
  Il remarqua qu’un petit homme de race jaune, à l’allure effacée, quittait un des autres fauteuils du hall et qu’il empruntait la même direction qu’Élise.
  
  Coplan eut envie de sourire. C’était presque trop beau. Ce Japonais plein d’humilité n’était autre que le passager qui avait oublié sa serviette dans l’avion de la Panam, une quinzaine de jours plus tôt...
  
  D’un élan, Francis se souleva et rattrapa l’inconnu. Familièrement il le prit par le bras, lui dit en anglais :
  
  - Hello... Good evening, Mister So and So !
  
  L’intéressé leva vers lui un regard hermétique qui, un quart de seconde après, fut traversé par une lueur de frayeur. Les doigts accrochés à son biceps se resserrèrent, immobilisant son bras dans une étreinte de fer.
  
  - J’ai deux mots à vous dire, reprit Coplan d’un air aimable. Vous feriez mieux de décamper en vitesse, si vous voulez ne pas avoir d’ennuis au sujet de cette bombe. Au surplus, ça va très mal à Tokyo. Kleiber est mort et Takaragi est arrêté. Ils n’ont plus besoin de vos services. Bonsoir.
  
  Il relâcha le Japonais et poursuivit tranquillement son chemin vers le bar.
  
  L’homme, hébété, resta planté au même endroit. Puis, faisant demi-tour, il s’en fut à petits pas vers l’ascenseur.
  
  Francis prit place sur le tabouret voisin de celui d’Elise Schlacht. Elle ne l’avait pas vu, étant occupée à trifouiller dans son sac à main.
  
  - Cigarette ? présenta-t-il, un paquet de Gitanes dans la main.
  
  Elise tourna la tête vers lui, ne réussit pas tout à fait à dissiper sa surprise.
  
  - Tiens ? émit-elle, la bouche sèche. Vous acceptez de me revoir, à présent ? Est-ce le signe que je serai bientôt riche ?
  
  - Votre traitement de secrétaire ne doit pas vous permettre d’acheter une robe aussi sensationnelle, dit-il en lui tendant du feu. J’en déduis que vous avez un grand espoir et que vous flambez vos économies.
  
  Elise rejeta de la fumée et arbora un visage indifférent.
  
  Approchant son buste, Coplan, un coude sur le bar et le menton posé sur son poing, lui demanda d’une voix amicale :
  
  - Dites-moi, Elise... Votre oncle de Yokohama est-il un frère du défunt dont nous nous disputons l’héritage ou un frère de votre maman ?
  
  La jeune femme fronça imperceptiblement les sourcils.
  
  - De maman, bien sûr, affirma-t-elle avec simplicité. Papa n’avait qu’un frère : Ludwig.
  
  Elle enveloppait Francis d’un regard limpide, étonné, dépourvu d’embarras.
  
  Coplan trouva, dans son évidente sincérité, la confirmation de ce qu’il avait soupçonné. Même à elle, toute la bande avait caché la personnalité véritable de Bolzano. Elise ignorait que son oncle survivant était un criminel de guerre camouflé sous une fausse identité.
  
  Orpheline, elle avait quitté l’Allemagne à l’âge de douze ans, après la mort de son père Helmut. Quand sa mère était décédée à son tour, Bolzano s’était préoccupé du sort de la jeune fille : il l’avait fait embaucher par l’Adriasia, tant pour lui procurer des ressources que pour garder un contrôle sur elle et maintenir des liens familiaux.
  
  Cette bête humaine qu’était Schlacht avait quand même gardé un coin de pureté dans son cœur...
  
  Coplan mit la main sur le bras de la jeune femme.
  
  - Croyez-moi, Elise, je suis désolé de devoir dissiper votre rêve... Cet héritage ne vous reviendra pas.
  
  Elle pinça les lèvres, retira son bras, mais parut sensible au ton de regret sur lequel Francis avait prononcé ces paroles.
  
  - Non ? Et pourquoi donc ? questionna-t-elle sans animosité.
  
  - Parce qu’il y a eu erreur : l’homme qui est enterré au cimetière de Delhi n’était pas votre parent. Je me propose de le démontrer en réclamant une exhumation. C’est ce qu’aurait dû faire votre avocat... s’il n’avait su que cette formalité vous éliminerait comme héritière.
  
  Il but une gorgée de l’apéritif que le barman avait poussé devant lui. Elise Schlacht, ébranlée, le regarda fixement.
  
  - Qu’insinuez-vous par là ? s’enquit-elle, méfiante.
  
  Il haussa faiblement les épaules en contemplant son verre.
  
  - Retournez au Japon, éluda-t-il. C’est le seul conseil que je puisse vous donner. Des événements tragiques se sont produits là-bas. Apprêtez-vous à recueillir un autre héritage. Je ne puis vous en dire plus mais je vous écrirai dans quelques mois.
  
  Il déposa un billet de vingt roupies devant les consommations, dédia un coup d’œil empreint de sympathie à Elise et lui dit encore en se laissant glisser de son tabouret :
  
  - J’aimerais vous revoir, plus tard, ici-même. Bonne nuit.
  
  Il partit, affectant de ne pas voir qu’elle esquissait un mouvement pour le retenir.
  
  
  
  
  
  A nouveau réunis chez le Vieux, les trois membres du commando du S.D.E.C. écoutaient le bilan que dressait le patron après étude des rapports et des documents qu’ils avaient ramenés de Tokyo.
  
  - C’est la plus belle entreprise de sauvetage de malfaiteurs internationaux que j’ai jamais vue, admit-il sardoniquement. Tout y est : la façade honorable, un financement assuré par des transports maritimes de bonne rentabilité, une haute direction composée de gens au passé sans reproche et un périscope ouvert sur l’escadre ennemie... Pas étonnant qu’après tant d’années un aussi grand nombre de fugitifs aient passé au travers !
  
  - Oui, dit Legay, mais le périscope, autrement dit Kleiber, avait l’art de se sucrer à tous les coups : subventionné par la Section Räche, rémunéré par l’Adriasia, il se disposait à encaisser un tiers de la fortune de Kattenhorst, l’autre allant à Schlacht et à sa nièce et le troisième à Takaragi. Ce requin-là devait jeter le menu fretin en pâture à Wiesberg pour mieux protéger le gros gibier...
  
  - C’est à peu près certain. Mais la liste que vous avez saisie va permettre de redresser la situation. J’ai déjà communiqué aux polices allemandes, italiennes et japonaises le nom d’emprunt des individus planqués à l’Adriasia et qui ont encore des comptes à rendre.
  
  - Au départ, intervint Coplan, cette compagnie de navigation a dû être acquise avec des capitaux nazis dispersés à l’étranger, mais je doute qu’on puisse le démontrer à présent. Nous savons que quantités d’hommes de paille ont participé à des transactions de ce genre au lendemain de la guerre...
  
  - Et le Japon constituait un terrain idéal pour édifier le second pilier de l’organisation, enchaîna le Vieux. Dans ce pays, la condamnation de vingt-cinq officiers de haut rang par un tribunal composé de représentants de onze pays alliés avait produit un effet désastreux (Ce procès a eu lieu à Tokyo en mai 1946 et le verdict ne fut prononcé que deux ans plus tard. Ces officiers avaient encouru une lourde responsabilité dans le déclenchement des opérations contre les États-Unis, inaugurées par l’attaque de Pearl Harbor). Parmi eux, neuf ont été pendus, les autres internés à vie. Ceci avait suscité l’indignation de bien des militaires... Le colonel Takaragi était l’un de ceux-là.
  
  - En matière de droit international, il n’y a aucune charge contre lui ? s'informa Francis.
  
  - Pas la moindre. Et je ne vois pas sur quelle base nous pourrions l’inquiéter, légalement parlant, étant donné la manière expéditive dont vous avez supprimé les témoins qui auraient pu jeter quelque lumière sur ses menées souterraines.
  
  - C’est le cas de le dire, assura Coplan, égayé, en songeant à son entrevue avec l’homme à la cagoule, dans la cave et, surtout, à ce qui l’avait précédé.
  
  - Pourquoi riez-vous ? demanda le Vieux. Il n’y a pas de quoi. Vous savez que je désapprouve formellement ces règlements de compte hâtifs, qui risquent toujours de mettre le Service en fâcheuse posture.
  
  Francis tempéra tant bien que mal son hilarité, se promettant d’en dévoiler la raison à ses camarades quand ils seraient à' l’extérieur.
  
  Faisant mine d’accepter la semonce, il déclara :
  
  - Une photocopie de la liste de noms cochés au crayon rouge et de celle qui énumère les entreprises commerciales réparties dans le monde, disposées comme l’Adriasia à donner du travail à des auteurs de crimes contre l’Humanité, devraient être remises à Zanella, pour qu’il les emporte à Milan, ne pensez-vous pas?
  
  Tout en se disant que son collaborateur excellait à noyer le poisson, le Vieux reconnut :
  
  - Oui, en effet. Cela, c’est le domaine de la Section Räche et d’organismes similaires.
  
  Il se pinça le nez, considéra Coplan d’un air réfléchi.
  
  - Somme toute, Kattenhorst étant blanchi, plus rien ne s’oppose à ce que vous touchiez ces 600 millions ? remarqua-t-il avec un rien d’aigreur. Alors, c’est décidé, vous allez faire peau neuve ?
  
  Francis laissa planer quelques secondes de silence.
  
  - Eh oui, soupira-t-il, renversé sur sa chaise dans une pose extrêmement détendue. C’est bien décidé.
  
  Legay lui lança un regard désemparé. Didier opina, convaincu :
  
  - Moi, je ferais pareil. Six cents briques...
  
  Ses yeux extasiés en disaient long.
  
  - Enfin, Coplan, morigéna le Vieux. On peut être très riche et ne pas rompre ses attaches avec la maison... Je pourrais vous citer des cas. Nous avons, parmi nos informateurs, de grands noms de la haute finance...
  
  - J’entends bien, mais c’est irrévocable : je veux me muer en philanthrope... Tout en gardant mes fonctions ici, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
  
  - Quelle idée avez-vous derrière la tête ? maugréa son chef, hésitant à comprendre.
  
  Francis alluma une cigarette, en inspira une bouffée avec satisfaction.
  
  - Voilà, expliqua-t-il. Je compte m’accorder quatre on cinq millions d’anciens francs pour mes frais de voyage (car je devrai retourner chez Mahindra, à Delhi...), doter généreusement la caisse de secours du Service, répartir entre des œuvres diverses la majeure partie du reliquat et... faire une donation à Elise Schlacht.
  
  - Tu vas donner une partie du pognon de Kattenhorst à la complice de ses meurtriers ? s’étonna Legay.
  
  - Je n’ai pas l’impression qu’il me désavouerait... D’ailleurs, je m’en tiens aux termes du testament, qui m’accorde pleine et entière liberté d’utiliser cette fortune à ma guise.
  
  - Et vous ne conserverez rien pour vous ? s'ébahit Didier, enclin à douter du bon sens de son collègue.
  
  Francis lui adressa un sourire ambigu.
  
  - Je conserverai sûrement quelque chose, dit-il. Mais je ne puis accepter une aussi fastueuse récompense uniquement pour avoir réhabilité la mémoire d’un homme que j’estimais.
  
  Le Vieux toussa.
  
  - Heu... Il me semble assez juste que vous offriez une réparation à cette fille, concéda-t-il. Elle était de bonne foi et, après tout, vous l’avez privée de son seul soutien. Cela dit, ne venez pas me demander un congé toutes les cinq minutes sous prétexte que vous devez régler cette succession. J’en ai soupé, moi, de vos affaires privées.
  
  
  
  
  
  Nul ne sut jamais pourquoi Coplan se contenta de rapatrier en France un seul objet de la collection d’œuvres d’art du défunt capitaine, ni quelles étaient les raisons qui avaient guidé son choix.
  
  C’était une statue de jade haute d’un mètre, représentant Bouddha les deux mains levées, paumes en avant, attitude par laquelle il apaise la fureur des flots et les querelles des hommes.
  
  Un jour vient où l’héroïsme même perd sa saveur, avait dit Kattenhorst. Il faut miser sur d’autres raisons de vivre.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Paris, juillet 1965.
  
  
  
  
  
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