- Personne d’autre que vous ne peut remplir cette mission, avait flatté le Vieux. Vous êtes mon fer de lance. En outre, votre psychologie affûtée, vos succès auprès des femmes, votre flair et votre précieuse expérience vous désignent pour cette tâche difficile.
- Tâche difficile ? J’adore vos euphémismes. Quasi impossible, vous voulez dire !
- Pas pour vous.
- Ce que vous m’offrez, c’est du sable à filtrer entre les doigts.
A travers le hublot, on apercevait la plage et Coplan grimaça. Vraiment, le Vieux exagérait. De plus en plus, il le lâchait dans la nature sans biscuits. « Débrouillez-vous, Coplan », assenait-il avec un sourire mi-figue, mi-raisin. Un jour, Coplan se casserait la figure, c’était obligé, ou bien raterait le coche : la vieille théorie de la cruche qui, souvent, se vérifiait, comme celle des dominos. D’ailleurs, quelle différence entre les deux, sinon que la première s’activait par la répétition du temps, alors que la seconde pivotait autour d’un facteur purement matériel.
La voix de l’hôtesse inondait la carlingue. « Attachez vos ceintures. Éteignez vos cigarettes. La température extérieur est de trente degrés Celsius. » Exclamations étouffées des passagers. « Nous vous remercions d’avoir voyagé à bord des lignes de la Varig. » « Don’t mention it », répliquait un Américain, hilare. « Le commandant de bord... »
Coplan se mordit la lèvre inférieure. Bon sang, parviendrait-il à découvrir Tanya ?
Un quart d’heure plus tard, il tendait son passeport à l’officier d’immigration de l’aéroport de Belém. Le jet s’était posé comme un colibri sur une fleur géante. La fleur, c’était Belém, et sa corolle, ses plages et ses pistils. L’humidité créait une brume ouatée qui montait vers le ciel voilé de gris. Les haut-parleurs diffusaient en sourdine P’ra muchacar meu coraçâo, une vieille bossa-nova mise à la mode vingt-cinq ans plus tôt par Joâo Gilberto, et toute imprégnée de la saudade brésilienne. Le fonctionnaire moustachu jeta un regard indifférent sur le visa et restitua le document en bâillant. Le passage de la douane s’opéra sans plus de difficulté et Coplan récupéra ses bagages. En taxi, il se fit conduire à l’hôtel Hilton.
Durant le trajet, il fut sensible, comme lors de ses voyages précédents au Brésil, au charme désuet des vieilles maisons de style colonial, d’inspiration mauresque ou portugaise. Leurs façades étriquées, peintes de couleurs bariolées, sous leurs frontons tarabiscotés possédaient souvent des balcons en fer forgé. C’est là qu’autrefois se penchaient les duègnes qui, d’un battement méprisant de l’éventail, éconduisaient les soupirants, chanteurs de barcarolles et de fados, dont le cœur battait pour l’adorable créole recluse dans la fraîcheur de la chambre virginale.
Coplan brida son imagination. Les duègnes et les vierges ne le guideraient sûrement pas vers Tanya.
Dans sa chambre, il prit une douche et changea de vêtements avant de descendre dans le hall au comptoir Avis pour louer une Opel de fabrication argentine.
Constatant qu’il avait une heure d’avance sur l’horaire, il se rendit donc en voiture sans se presser au lieu de rendez-vous, flânant le long des rues bordées de manguiers où grouillait une foule dense et bariolée entre gratte-ciel et favelas.
La villa avait été construite en retrait de la plage. En des temps meilleurs, ses couleurs auraient rivalisé avec un arc-en-ciel. Aujourd’hui, elles rappelaient les façades lépreuses des bidonvilles, dans les bas quartiers.
Coplan grimpa les marches, sonna, la porte s’ouvrit et un grand Noir lui immobilisa les bras pendant que, dans son dos, se matérialisait un Blanc qui s’enquit d’une voix enrouée, mais dans un portugais impeccable :
- Que voulez-vous ?
- Je suis Francis Devereux, répondit Coplan dans la même langue. La guerre est divine en elle-même puisque c’est une loi du monde.
A la citation de Joseph de Maistre le grand Noir relâcha son étreinte et s’effaça devant Coplan qui entra. Un homme grand, sec, à la peau bronzée, l’accueillit avec une poignée de main énergique, mais sans vraie chaleur.
- Capitaine Kerville. Voici le Groupe Euphrate.
Ses présentations englobaient le Noir aux bras de pieuvre, le Blanc à la voix enrouée et deux autres individus, un Noir et un Blanc.
- Arturo, Battista, Nascimento et Raul.
Tous les quatre étaient grands, avec des muscles noueux, des yeux durs, et une allure faussement nonchalante. Leurs vêtements légers, confortables, dissimulaient à peine la souplesse féline de leurs membres. Avec le capitaine Kerville, ils constituaient, avait précisé le Vieux, une des meilleures équipes de la 19e C.E.M.B.L.E. (19e Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Étrangère). Cette formation au sigle trompeur, réunissait les éléments de la Légion étrangère récupérés par le service Action de la D.G.S.E. et détenant au minimum le grade de sergent-chef. Après un stage de deux ans, les élèves les plus doués étaient versés à la 19e Compagnie stationnée en Guyane où, dans une base secrète, elle était censée repeindre des bâtiments coloniaux alors qu’elle préparait ses hommes à des missions de choc hors des territoires sous contrôle français. Le service Action de la D.G.S.E. bénéficiait ainsi d’un vivier riche en agents susceptibles de se fondre dans la population, qui parlait leur langue maternelle, à l’inverse d’exécutants trahis par leur accent étranger. Avant la création de cette formation spéciale, le service Action avait rencontré nombre de difficultés dues essentiellement au tempérament de baroudeur des légionnaires qui s’alliait mal à la rigueur, à la minutie, et à la discrétion, indispensables pour mener à bien une mission dans l’ombre.
En tout cas, Coplan le savait, les quatre sous-officiers aux ordres du capitaine Kerville : un adjudant-chef, un adjudant et deux sergents-chefs, se mouvaient comme des poissons dans l’eau au Brésil puisque deux étaient portugais, un, angolais et le dernier, brésilien. La 19e C.E.M.B.L.E. comptait des soldats capables d’opérer dans trente-deux pays de langue différente. Chaque équipe, cependant, était réglementairement commandée par un officier d’origine française. Ici, c’était le capitaine Kerville.
Celui-ci dévisageait Coplan avec une insistance non dénuée d’impudence. En réalité, analysa Coplan, c’est à l’agent Alpha (Agent clandestin isolé imparti d’une mission précise) auquel il s’intéressait.
L’officier lui offrit une tasse d’un excellent café brésilien et attaqua :
- Nous avons procédé à la R.F.A./O.U. (Reconnaissance aux Fins d’Action/Objectif Humain, par opposition à R.F.A./O.M. = Objectif Matériel) à Manaus et, précédemment, dans tous les ports d’escale à Arumanduba, Santarem, Obidos, Parintins et Itacoatiara. Pas de problèmes, nous avons « casé » (Terme emprunté à la C.I.A. et très utilisé par la D.G.S.E. To case : enregistrer dans le détail) l’opération, évalué les chances, retenu les points de chute, loué le matériel, envisagé le pire, la catastrophe comme en Nouvelle-Zélande, et je dois avouer que je suis assez optimiste. A vous de jouer désormais, et de nous désigner l’O.U.
Coplan laissa son regard errer sur les quatre légionnaires aux visages impassibles. Chacun, se souvenait-il, avait servi au minimum douze ans dans l’unité prestigieuse. On pouvait compter sur eux pour accomplir un excellent travail. Il en était de même pour Kerville formé dans les parachutistes.
- Des questions ? encouragea ce dernier.
- Comment transportera-t-on l’O.U. en Guyane ?
- La Maison (La D.G.S.E.) met à notre disposition la Vieille Dame, vous connaissez ?
- Je connais (Voir Des vamps et des vampires).
C’était l’affectueux sobriquet dont on avait affublé un D.C.3. datant de 1944 et qu’à partir de la Guyane ou des Antilles françaises utilisait encore la D.G.S.E. pour des missions Oméga (Opération secrète et clandestine) dans les Caraïbes ou en Amérique du Sud. L’increvable de la firme Douglas se posait n’importe où, s’arrachait de la boue la plus épaisse et ne requérait que neuf cents mètres de piste pour décoller. Une merveille parmi les merveilles des avions à hélice. En outre, d’une fiabilité totale.
- J’ai déjà le runway, aux confins de Manaus. Ensuite, en quelques heures, nous sommes en Guyane...
Coplan s’amusait : chez Kerville, on sentait l’homme habitué aux contacts avec la C.I.A. « Caser » une opération, runway pour piste d’envol et d’atterrissage...
- ... La Vieille Dame est sous pression à Cayenne, termina l’officier.
Coplan exposa ensuite à Kerville les moyens de communication à établir entre eux afin d’alerter Euphrate lorsque l’O.U. serait identifié. Kerville ne se livra à aucun commentaire sur ce dernier point qui n’entrait pas dans le cadre de sa mission. Lorsque les détails furent enfin peaufinés, Coplan but une dernière tasse de café et prit congé. Kerville le raccompagna jusqu’à l’Opel et se pencha vers la vitre baissée pour renchérir :
- C’est vous le maître d’œuvre, nous ne sommes que les exécutants.
Et Coplan repartit vers Belém, ses gratte-ciel, ses favelas et ses rues bordées de manguiers.
Il ne lui restait qu’à découvrir Tanya, c’est-à-dire l’O.U., comme disait le chef d’Euphrate.
CHAPITRE II
Coplan admira le décor de sa cabine-suite qui, avec ses reproductions de Toulouse-Lautrec, ses couleurs chatoyantes se voulait de style Moulin Rouge. Les personnages à jamais immortalisés par le nain génial, ne semblaient pas dépaysés sous le ciel tropical et revivaient à la lueur des lampes 1900. Valentin se désossait et la Goulue levait sa jambe gainée de noir sous ses jupons froufroutants. Dans la salle de bains, des miroirs biseautés encadrés d’acajou et un faux vitrail reproduisant un Toulouse-Lautrec stylisé flanquaient la baignoire ronde jacuzzi d’un camel Belle Époque. Les initiales du paquebot de luxe sur lequel Coplan s’était embarqué pour une croisière aux mille dangers étaient brodées sur les serviettes de bain de même ton. S.S. pour Sea Slipper, un liner, italien à l’origine, racheté par un armateur américain, rebaptisé et redécoré avec goût et opulence. Le navire se spécialisait dans la remontée de l’Amazone, entre Belém et Manaus. Dix-huit cents kilomètres en dix-huit jours. Deux classes, première-luxe et
seconde. Tanya logeait en première et, partant, Coplan l’avait imitée.
Le salon aurait séduit les lionnes du début de siècle. Acajou et graciles orchidées. Appliques en forme d’acanthe. Fouillis de plantes vertes. Coussins duveteux aux arabesques compliquées, canapés pour impératrices de Chine, fauteuils pour majors de l’Armée des Indes. Très rétro.
Coplan défit ses bagages et rangea leur contenu dans les armoires. Dans le double fond d’une des valises, les armes et les munitions que Kerville lui avaient remises avant son départ de la villa.
Il finissait lorsqu’un coup léger fut frappé à la porte.
- Hope everything’s all right ? s’enquit John Hayward, le commissaire de bord qui avait accueilli Coplan à son arrivée.
L’Américain arborait un de ces sourires chaleureux, lumineux, dont les natifs des U.S.A. paraissent détenir le secret. C’était un grand et bel homme, avec des yeux bleus comme un ciel au-dessus des montagnes Rocheuses et des cheveux blonds qui bouclaient sous la casquette. Il portait une veste d’un blanc impeccable, coupée sur mesure.
- It’s a real de luxe treatment, assura Coplan. Simply gorgeous.
Le commissaire expliqua les raisons de sa visite. Le paquebot était complet, première et seconde classes réunies. En conséquence, les places autour des tables pour les repas étaient assignées une fois pour toutes. Plus tard, au gré des affinités, des changements pourraient s’opérer mais à condition de dénicher soi-même un volontaire. Le règlement interdisait à Hayward d’intervenir, sauf en cas d’incompatibilité grave.
- Vous m’avez déjà placé ? demanda aussitôt Coplan.
- Pas encore. Justement, je souhaitais aborder ce sujet avec vous...
L’Américain ouvrit la chemise cartonnée qu’il tenait sous le bras et décapuchonna son stylo.
- Voyez-vous, Mr. Devereux, parmi nos passagers nous avons surtout des couples...
Tanya voyageait seule ou accompagnée, Viktor, l’agent de la D.G.S.E. infiltré à Moscou, n’avait pu préciser.
- Agés ? coupa Coplan.
- Souvent. Pour de multiples raisons, durée de la croisière, son coût, son attrait. La clientèle plus jeune préfère des moyens de transport plus rapides. Le maximum de choses en un minimum de temps. Voyager sur le Sea Slipper requiert une bonne dose de sagesse et je vous félicite à cet égard. L’Amazone se révèle à ceux qui savent la découvrir lentement, comme les femmes.
- J’aime la comparaison car j’aime les femmes, ce qui m’amène à exprimer un souhait : joindre l’utile à l’agréable et, dans cette optique...
- Je vois, je vois, à table vous souhaiteriez la compagnie de jeunes femmes seules...
- Sensiblement de mon âge, ou plus jeunes.
L’âge de Tanya se situait entre vingt-huit et trente-cinq ans, savait la D.G.S.E.
Le stylo courait sur la liste des passagers, puis Hayward secoua la tête avec accablement.
- Désolé, Mr. Devereux, je ne peux faire mieux que de vous placer à la table numéro 4 avec, à votre gauche, miss Elizabeth Vescovali qui est de nationalité helvétique, absolument charmante, et n’a pas, j’en suis sûr, dépassé la trentaine. Naturellement, en dehors des repas, il vous restera de longues heures pour prospecter ailleurs, taquina-t-il.
Après le départ de Hayward, Coplan monta sur le pont réservé à la première classe-luxe. Le paquebot s’apprêtait à appareiller et les passagers avaient tenu à ne pas manquer cet événement important. Coplan se joignit à eux et circula en essayant dt repérer les femmes susceptibles d’être Tanya. Le lot total comprenait entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix personnes. Plus de femmes que d’hommes. Hayward n’avait pas menti. Beaucoup de couples. Surtout âgés. Avec leurs Canon, les Japonais mitraillaient les remorqueurs, les eaux, les environs. Leur belle ardeur conduisait à se demander s’ils ne préparaient pas un nouveau Pearl Harbor dans le paisible port de Belém.
Coplan les élimina, Tanya n’étant pas d’origine asiatique, comme il élimina les Noires, pour la plupart originaires des États-Unis, dont une fille superbe qui avait tenu un second rôle dans le dernier James Bond.
- Vous connaissez la mésaventure survenue à la C.I.A. ? avait glosé le Vieux. Un jour, des renseignements soi-disant fiables parviennent à Langley. Tanya se reposerait dans une somptueuse villa près de Matanzas sur la côte nord de Cuba. Aussitôt, nos amis montent une fantastique opération de commandos pour la kidnapper. Leur équipe parvient à gagner le rivage malgré les garde-côtes de La Havane, envahit la villa, s’empare de son occupante, la ramène à Key Largo et là, on découvre que l’objet de tant d’empressements n’est autre qu’une des maîtresses de Fidel Castro, une splendide métisse.
Coplan se consacra donc aux femmes d’origine européenne. A vue de nez, il en compta neuf possibles.
Vingt-huit, trente-cinq ans, plutôt jolie, et, en ce qui concernait le physique, la fiche de Tanya ne mentionnait rien d’autre. Taille ? Inconnue. Grosse, mince, dodue ? Le mur. Blonde, brune, rousse, idem. Les seuls qui le savaient gisaient trois pieds sous terre, abrités par une pierre tombale, car Tanya était féroce, cruelle, une tigresse qui adorait tuer de sa main. Des plaques funéraires dans les sanctuaires de la D.G.S.E., de la C.I.A., du Spécial Intelligence Service, du B.N.D. ouest-allemand, remémoraient les noms des agents occidentaux qu’elle avait supprimés.
Ses exploits au sein du K.G.B. peuplaient les cauchemars des Services Spéciaux à l’Ouest qui concevaient à son endroit une fureur d’autant plus grande qu’ils ignoraient tout d’elle. Il n’était même pas certain qu’elle fût soviétique.
Coplan s’accouda au bastingage. Là-bas, le marché Vu-o-peso grouillait de monde comme à l’accoutumée. Plus loin se dressait la forteresse Castelo qui dominait la baie de Guajara, témoignant de l’ère coloniale. L’horizon était barré par l’île de Marajo.
Coplan se remémora la maigre liste des renseignements fournis par le Vieux. L’âge approximatif de Tanya, une certaine joliesse de traits, un type européen. Elle parlait sans accent le russe, l’anglais, le français, et sans doute d’autres langues. Dans le passé, elle avait opéré sous divers travestissements, utilisé des perruques, elle s’était même enlaidie. D’une intelligence machiavélique et nymphomane de surcroît, elle aimait les hommes mais se méfiait des femmes. Tanya n’était pas lesbienne. Grâce à ses activités pour le K.G.B., elle sacrifiait à sa passion des voyages, avec un faible pour l’Amérique du Sud et, particulièrement, le Pérou car elle vouait un véritable culte à la civilisation inca. Dans le domaine artistique, elle était éprise de musique classique mais on ignorait si elle privilégiait les compositeurs russes. Enfin, elle adorait jouer aux échecs et passait rarement une journée sans faire une partie ou deux.
C’étaient là les quatre points sur lesquels Coplan avait décidé d’axer son action :
- La nymphomanie.
- La civilisation inca.
- La musique classique.
- Le jeu d’échecs.
Pour le reste, il ne pouvait compter que sur le hasard et la chance.
De Moscou, Viktor avait transmis deux renseignements. L’un précis, l’autre pas. Le premier : le K.G.B. offrait à Tanya une croisière de luxe sur le Sea Slipper pour la récompenser de son dernier exploit en Israël. En première classe. Le K.G.B. ne pouvait faire moins pour un agent de cette valeur.
Le second : à l’issue de la croisière, Tanya regagnerait son poste, à partir duquel elle remplirait une mission de la plus haute importance en Amérique pour le compte de la Centrale de renseignements soviétique.
« Dans mes dossiers dorment quatre énigmes que nous n’avons jamais élucidées et auxquelles, selon toutes probabilités, Tanya a été mêlée... » avait fulminé le Vieux.
Tiré par les remorqueurs, le majestueux Sea Slipper s’éloignait des gratte-ciel et des favelas.
Pour plus de commodité, comme personne n’était au fait de sa véritable identité, les Services Spéciaux occidentaux avaient repris à leur compte le pseudonyme de Tanya employé par le K.G.B. dans de nombreux rapports d’activités.
« ... Dans ces quatre énigmes nous avons perdu cinq agents de grande valeur. Vous avez bien connu l’un d’eux, Coplan, le capitaine Jacques Darmeuil. Il s’apprêtait à démasquer un traître, à l’État-major. Ce traître est vraisemblablement toujours en place, mais qui est-il? Nous l’ignorons. Tanya le sait. En outre, j’aimerais connaître la mission dont l’a investie le K.G.B. en Amérique. Ce continent n’est pas habituellement notre champ de coton, sauf lorsque les Antilles et la Guyane sont concernées et, à un degré moindre, Saint-Pierre et Miquelon. Je demeure méfiant. Le fleuve Amazone sur lequel Tanya va passer dix-huit jours est relativement peu éloigné de la Guyane où nos intérêts stratégiques et spatiaux sont grands. La sécurité s’articule avant tout sur la prévention. La chance que nous offre Viktor est sans prix. Saisissons-la. Nous kidnapperons Tanya et la transférerons en Guyane aux fins d’interrogatoire. Coplan, je vous accorde dix-huit jours pour la cibler. »
« Ne comptons pas sur elle pour se trahir, elle est trop expérimentée. »
« Ne versez pas dans le pessimisme. Aucun agent au monde, si doué, si intelligent, si rusé soit-il, n’est invulnérable. Même pas vous, Coplan. La faille, c’est la succession de réussites. La victoire grise et diminue les défenses. L’agent atteint un stade critique. Il se croit invincible. Souhaitons que Tanya soit parvenue à ce stade. Alors, avec votre talent coutumier, vous la démasquerez. »
Un puits d’optimisme, le Vieux.
Deux heures avant le dîner, le Sea Slipper offrait un cocktail de bienvenue auquel assistaient le commandant et quelques-uns des officiers qui n’étaient pas de quart, les autres présidant un cocktail séparé en l’honneur des passagers de seconde classe. John Hayward en profita pour faire les présentations. L’oreille de Coplan enregistrait les noms et son cerveau les mémorisait. Son œil effectuait un premier tri. Il s’aperçut alors que les critères qui le guidaient ne s’appliquaient pas à neuf femmes mais à onze. Cinq femmes authentiquement ou faussement mariées, en tout cas accompagnées par un homme présenté comme leur mari, et six femmes seules, dont Elizabeth Vescovali, celle que le commissaire de bord avait placée à sa gauche, à la table 4. Les nationalités variaient. Une Chilienne, deux Américaines, une Française, une Néerlandaise, une Allemande de l’Ouest, une Autrichienne, une Turque, une Britannique, une Suissesse et une Suédoise. L’O.U. perdu dans une O.N.U. en miniature. Des brunes, des blondes, une rousse, la Suédoise, des grandes, des petites, des moyennes, une seule vraiment corpulente, la Néerlandaise, les autres plutôt bien faites. Tout sourire. Gaies, détendues, avides de découvrir les merveilles que dévoilerait la croisière.
Ces onze femmes, calcula Coplan, ne représentaient que treize pour cent des passagers de cette première classe-luxe. Pour le reste, des couples, en général âgés, à l’exception de quatre jeunes tourtereaux canadiens, fils et filles à papa, snobinards et arrogants. Coplan souhaita qu’ils ne fussent pas affectés à la table 4.
Son regard s’attarda sur la Néerlandaise à l’embonpoint certain. Jolie, cependant. Se méfier, songea Coplan. Tanya avait plus d’un tour dans son sac. Même si elle était mince de nature, elle avait pu engraisser volontairement afin de donner le change. Le couple lui avait été présenté sous le nom de Pieter et Lydike Greef. Le mari arborait un air condescendant comme si le voisinage des autres passagers l’ennuyait. Lydike, Greef, au contraire, se mouvait d’un groupe à l’autre avec aisance et, volubile, exprimait son enthousiasme à la perspective de remonter le fleuve Amazone. A un moment, elle fit face à Coplan.
- Vous êtes bridgeur ?
- A mes moments perdus, mais je préfère les échecs.
- Il me suffit d’avoir une reine dans mon pays, répliqua-t-elle avec vivacité. Que m’importe d’en découvrir deux autres sur un échiquier! Mon mari et moi cherchons des partenaires au bridge. Le soleil se couche tôt sous les tropiques, il faut donc occuper nos soirées.
- A l’occasion, je ne dis pas non, accepta Coplan pour ménager l’avenir.
Elle repartait déjà, agile sur ses jambes grassouillettes. Coplan se fit servir au bar un Cavalier en souvenir du capitaine Fred Stangritt (Voir Coplan fait cavalier seul). A doses égales, gin, rhum, vodka et tequila, mélange dans lequel il fit ajouter sept gouttes de jus de citron frais. Il portait le verre à ses lèvres lorsqu’une voix féminine au fort accent germanique l’interrogea avec curiosité :
- Quelle est cette boisson ?
Il tourna la tête et rencontra le regard clair de Renata Feitzmann, l’Allemande de l’Ouest, une des plus jolies femmes parmi ses onze cibles. Elle portait une robe T-shirt à manches longues sur laquelle bataillaient le bleu électrique, le noir, le rouge. Ses cheveux disparaissaient sous un large bandeau en soie verte et d’extravagantes boucles d’oreille, de même couleur, retombaient en breloques sur ses épaules.
Coplan expliqua la composition du Cavalier, et l’Allemande en commanda un. En le goûtant, elle arqua les sourcils.
- C’est très fort. Au fait, je n’ai pas bien compris votre nom ?
- Francis Devereux.
- Français ? Moi, c’est Renata Feitzmann.
Profitant de l’occasion, Coplan la questionna aussitôt sur les raisons qui l’avaient conduite à participer à la croisière.
- Le plaisir de voyager dans un monde inconnu, presque vierge, et en tout cas plus proche de la nature que notre univers, en Allemagne. Les retombées chimiques déboisent les forêts, empoisonnent les champs, les sources, les rivières. Nous vivons sur une poudrière. Des milliers de fusées nucléaires reposent dans des silos, sous nos pieds. Un jour, elles exploseront, c’est obligé, on le sait bien, mais on ne sait pas quoi faire.
- Écologiste ?
- Je milite dans le Mouvement des Verts.
Intéressant, enregistra Coplan, mais si Tanya était Renata Feitzmann afficherait-elle cette couverture politisée à gauche ?
Il ne put poursuivre car l’heure du dîner sonnait. A la table 4, il fit la connaissance d’Elizabeth Vescovali à sa gauche. A sa droite se trouvait une énorme Italienne aux cheveux blancs frisottés. Avec exubérance, elle discourait sans laisser la parole à son mari. Un couple de vieux Américains séparait ce dernier de Sembra Zarif la Turque qui contemplait avec ennui le siège vide à sa droite. Entre ce dernier et la ressortissante helvétique, un autre couple d’Américains âgés. La femme cachait la peau parcheminée de son cou, de ses bras, de ses mains sous un luxe de bijoux coûteux.
La Suissesse était coiffée comme si elle sortait de sa douche. Ses cheveux blond doré collaient à son front et à ses joues, s’harmonisaient avec la pâleur du cou, et ses yeux noirs semblaient indifférents tandis qu’elle minaudait sur son cocktail de crevettes. Sobriété dans la tenue vestimentaire ! Robe toute simple, noire, avec juste un clip en or au-dessus du sein gauche.
Coplan se montra charmeur, la voix un peu forte, afin que de l’autre côté de la table, Sembra Zarif la Turque, une autre de ses cibles, ne perdît rien de ses propos. Mais Elizabeth demeurait distante, se livrant peu : les voyages la passionnaient, dit-elle seulement, et elle faisait des affaires, ce qui ne signifiait pas grand-chose. Puis soudain, agacée sans doute par les questions, pourtant habiles, de Coplan, elle passa à l’offensive :
- Que faites-vous dans la vie ?
- Ingénieur.
- Spécialité ?
- Le forage pétrolier, mais je ne vais pas vous ennuyer avec les turbines, les tubages, les opérations de repêchage, les Kelly Drive Bushings, etc.
- En effet, le sujet ne me passionne pas.
Tempes marquées, orbites creuses, lèvres minces, nez d’aigle, cheveux rares, gris et rejetés en arrière, l’époux, vrai ou faux, de la Turque, Dino Zarif fit son apparition et s’assit sur le siège vide. Dans son visage inexpressif seul le regard glacial demeurait perçant et dur. Coplan le compara à Nosferatu le vampire, et fut intrigué. La différence d’âge avec son épouse était énorme : une génération au moins. Si Tanya voyageait accompagnée aurait-elle choisi ce vieillard ? A moins qu’il n’ait un rôle crucial dans la mission confiée par Moscou ?
La langouste était délicieuse, tout comme le morceau de bœuf asado argentin. Le vin provenait des meilleurs crus français. Le goût le plus sûr régnait à bord du Sea Slipper, et Coplan s’en réjouit. Dans la salle à manger, la fraîche atmosphère climatisée combattait l’humidité extérieure et chassait les moustiques.
Dino et Sembra Zarif semblaient se disputer en turc.
Tanya parlait-elle aussi turc ? Ou allemand comme Renata Feitzmann ?
A l’issue du dîner, Coplan invita Elizabeth Vescovali sur la piste de danse du salon réservé aux premières. Sur une estrade, un orchestre se déchaînait sur des sambas, des bossa-novas, et autres rythmes sud-américains.
La Suissesse lui consentit une danse mais s’arracha à ses bras lorsqu’un jeune Américain, bâti en hercule, et qui répondait au nom de Ronald O’Flaherty, offrit à la jeune femme les siens.
Vexé de n’avoir pu mieux progresser, Coplan se tourna vers ses autres cibles, convaincu que la danse constituait une excellente entrée en matière.