Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan en otage à Managua

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  No 1994, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Grâce à l’entregent du haut fonctionnaire gouvernemental, chargé par le Prince de l’accueillir et de lui faciliter les formalités, Francis Coplan passa sans encombre les contrôles de douanes et d’immigration. Le hall de l’aéroport était climatisé, si bien qu’il suffoqua quand il sortit dans la fournaise qui carbonisait cet émirat du golfe Persique. Pourtant, il était déjà vingt-deux heures, mais l’air restait torride et sec, bien que la mer soit proche.
  
  C’est donc avec plaisir qu’il prit place dans la limousine à la climatisation poussée. Le fonctionnaire s’enquit avec déférence des conditions de son voyage. Coplan répondit avec laconisme et l’Arabe, craignant d’importuner un personnage aussi important, se cantonna dès cet instant dans le mutisme le plus complet.
  
  Coplan tourna la tête vers la vitre à travers laquelle les torchères éclairaient l’immense étendue de sable désertique de lueurs rougeâtres qui ensanglantaient les dunes et les quelques sondes de forage aux arbres de Noël illuminant le derrick jusqu’au crown-block. Là, en sous-sol, dormait un fabuleux pactole qui constituait la fantastique richesse de l’émirat.
  
  La limousine s’arrêta enfin devant la demeure du Prince qui ressemblait à un palais des Mille et Une Nuits ou à un château de conte de fées.
  
  - Le Prince vous offre l’hospitalité, fit respectueusement le fonctionnaire. Il se refuse à ce que vous résidiez à l’hôtel, même dans le meilleur de la capitale. Je suis chargé de vous installer. Le Prince est absent ce soir mais il vous recevra demain matin à dix heures. Suivez-moi.
  
  Des domestiques s’emparèrent des bagages et Coplan posa le pied sur les dalles en marbre de Carrare. L’intérieur était décoré avec goût dans la plus pure tradition des califes de Bagdad. Aucun détail ne détonnait. La chambre qui lui était réservée était vaste et spacieuse, avec un lit si large qu’il aurait pu héberger un harem.
  
  - Le réfrigérateur est garni, précisa le fonctionnaire, au cas où vous auriez faim ou soif. Nous n’autorisons pas les alcools ici, mais dans le cas d’hôtes de marque comme vous, le Prince a prévu néanmoins une cave à liqueurs que vous trouverez à côté du frigidaire. Je vous souhaite une excellente nuit.
  
  - Je vous remercie.
  
  Le fonctionnaire prit congé et Coplan se réfugia sous la douche pour évacuer les fatigues du voyage. En pyjama, il explora les lieux, se confectionna un cavalier (Mélange à parts égales de rhum, gin, tequila et vodka, arrosé de sept gouttes de jus de citron frais) et grignota des cacahuètes salées. Son attention fut attirée par le magnétoscope et les cassettes et il se demanda quel genre de distractions le Prince offrait à ses hôtes.
  
  Il tira une longue bouffée voluptueuse de la Gitane qu’il avait allumée et testa la première cassette pour visionner un spectacle de music-hall dans lequel une célèbre vedette internationale alternait avec un brio étonnant des plumes et les boas, les pantalons pattes d’éléphant et les soutiens-gorge constellés de diamants, les numéros sulfureux et les melting-pots chorégraphiques façon Crazy Horse Saloon ou carnaval de Rio, pour terminer, en justaucorps rayé et pantalon noir, dans une saisissante imitation de Marlene Dietrich.
  
  Coplan fut un peu étonné que, dans cet émirat rigoriste où les femmes étaient tenues en marge de la société, une telle débauche de luxure sous-jacente soit exposée. Il était vrai, se rappela-t-il, que le Prince avait accompli ses études universitaires à Paris et qu’il était pétri de mœurs occidentales. Sans doute réprouvait-il le caractère médiéval et quelque peu arriéré des us et coutumes de son pays d’origine.
  
  Il dormit d’un bon sommeil et le lendemain, à dix heures tapantes, il se présenta devant le fils aîné du potentat qui régnait sur l’émirat.
  
  Il fut accueilli avec chaleur. Le Prince était un homme d’une quarantaine d’années, grand et svelte, au visage glabre et aux yeux noirs brillants comme du jais. Pour sacrifier à la mode du pays, il portait une gandoura en soie d’un blanc immaculé sur un pantalon noir bouffant et serré aux chevilles, dont la soie bleu de Prusse était parsemée de filets d’or en torsades. La tête était coiffée d’une cheffieh à la Yasser Arafat tandis que les pieds étaient chaussés de babouches à la peau de daim richement décorée d’arabesques dorées.
  
  L’héritier royal fit apporter des amandes et du thé à la menthe et d’un doigt amusé désigna ses vêtements.
  
  - Pour être franc avec vous, monsieur Corvelle, je préférerais m’habiller en puisant dans ma collection de costumes Cardin ou Yves Saint-Laurent. Malheureusement, je dois respecter les habitudes locales auxquelles mon père attache tant d’importance. Bien, consacrons-nous maintenant au motif de votre visite ici.
  
  Après un instant de réflexion passé à mordre dans une poignée d’amandes et à déguster quelques gorgées de thé brûlant, le Prince entama son monologue :
  
  - Un certain Kacem Ali Siddig, qui souvent européanise ses deux prénoms en Karl Alan en gardant les initiales, a vendu à mon père la copie de Damas du calife Othman.
  
  Coplan leva la main, questionnant :
  
  - Pourriez-vous me préciser de quoi il s’agit ?
  
  - Laissez-moi procéder à un bref historique. Après la mort du Prophète, le calife Abou Bekr fit mettre par écrit, avec l’aide du fils adoptif de Mahomet, les passages dictés par le Prophète relatant les révélations qu’Allah lui avait faites. Plusieurs versions en furent tirées, avec des divergences importantes qui entraînèrent de sérieux problèmes et même des dissidences. Pour pallier ces inconvénients, le calife Othman, au VIIème siècle, fît rédiger un texte unique et officiel et envoya des copies dans les différentes provinces. De ces copies il ne reste, de nos jours, que celles de Tachkent et d’Istanbul, les autres ayant été perdues ou détruites lors de guerres, d’invasions ou cataclysmes naturels et, bien naturellement, ces deux copies ont force de loi en Islam aujourd’hui. Leur valeur, religieusement et historiquement, est considérable. Or, voilà que Kacem Ali Siddig se présente à mon père et jure détenir la copie disparue à Damas voici des siècles.
  
  - Selon ce Siddig, où se serait-elle trouvée dans l’intervalle ? questionna Coplan dévoré par la curiosité.
  
  - Il ne le sait pas mais stipule l’endroit où il l’a dénichée. En mai 1945, c’est la fin du IIIe Reich. Vingt sous-marins s’enfuient des ports de Kiel et de Travemünde. Ils emportent dix-sept tonnes de cargaison, soit cinq tonnes au-delà de la normale. A leur bord, de hauts dignitaires nazis, dont peut-être Adolf Hitler qui ne serait pas mort à Berlin en compagnie d’Eva Braun (Voir Coplan aux trousses de la fugitive), de l’or, des devises et des œuvres d’art pillées dans les territoires occupés par les hitlériens, et des documents secrets. L’un de ces U-Boot est coulé par l’aviation alliée dans la mer de Kattegat entre la Suède et le Danemark. Des décennies plus tard, un milliardaire décide d’en avoir le cœur net et de mettre fin à l’énigme. Que transportait cet U-Boot ? Il finance les frais de localisation et de renflouement. Ses efforts sont couronnés de succès puisque le sous-marin est remonté à la surface et remorqué jusqu’à Copenhague. On le fouille. Dans les caisses hermétiquement closes, une masse de documents remarquablement intacts dont le milliardaire n’a à ce jour pas encore révélé la teneur. Une petite note comique aussi. En dehors de ces documents et d’innombrables bouteilles de vins français des grands crus, une grosse réserve de préservatifs (Authentique).
  
  Coplan s’autorisa un sourire poli.
  
  - Et Siddig a déclaré que la copie de Damas se cachait parmi les documents secrets ?
  
  - Tout juste.
  
  - Comment s’en est-il emparé ?
  
  - Par hasard, il a appris l’existence de ce document d’une valeur inestimable et est parvenu à le subtiliser une nuit dans les bureaux du milliardaire, malgré la surveillance sévère exercée par les gardes privés. Comment ce joyau était parvenu entre les mains nazies, il ne le savait pas, ce qui, de toute façon, ne le préoccupait guère. Siddig a donc proposé à mon père de le lui céder pour la somme de cent millions de dollars. Mon père a accepté, à condition que soit garantie l’authenticité. Cent millions de dollars, pour mon père qui est richissime grâce au pétrole, c’est presque une misère. En revanche, posséder un document aussi précieux l’a transporté de joie, un peu comme si le pape mettait la main sur une copie du journal de Jésus-Christ, si celui-ci en avait tenu un. Conserver dans son royaume une troisième copie du manuscrit revenait à le placer parmi les plus hauts personnages actuels de l’Islam. Sachez, monsieur Corvelle, qu’il est immensément croyant et il considérait que ce don du ciel inattendu et miraculeux le placerait immédiatement à la droite d’Allah.
  
  « Il a donc convoqué les plus hautes autorités religieuses de l’Islam, ainsi que des scientifiques qui ont testé la copie au carbone 14, et le verdict a été positif. La copie était authentique. Mon père a versé à Siddig les cent millions de dollars qu’il exigeait. A l’époque de ces tractations, je faisais partie du bureau exécutif des Nations unies et étais donc absent. A mon retour, j’ai appris la chose et j’ai éprouvé des soupçons sur l’authenticité du document. Certes, le test au carbone 14 semblait écarter toute tricherie. Néanmoins, je savais, puisque j’ai étudié en France et que j’accomplis de fréquents voyages dans votre sympathique pays, que les chercheurs du C.N.R.S. français avaient mis au point une méthode encore plus pointue que le carbone 14 pour vérifier les documents anciens. C’est alors que je me suis adressé à votre gouvernement qui nous a envoyé ses experts du C.N.R.S. »
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Et la copie de Damas était un faux ?
  
  - Exactement. Un vrai chef-d’œuvre. Mon père a failli succomber à une attaque cardiaque et nous avons craint pour sa vie durant de longues semaines. Quand enfin il a récupéré, il a juré de se venger. Nous avons saisi votre gouvernement qui nous a promis son aide, en l’occurrence l’as des as de la D.G.S.E., vous monsieur Corvelle, qui serez chargé de mettre la main sur cet infâme escroc, introuvable depuis qu’il a sorti les cent millions de dollars du paradis fiscal où l’argent avait été versé.
  
  - Ce devrait être facile. Nanti de ce pactole, il doit faire une foire effrénée dans les endroits habituels.
  
  Le front du Prince se rembrunit.
  
  - Ce n’est pas mon sentiment. Voyez-vous, Siddig n’est pas un homme d’argent. La foire, comme vous dites, ne l’intéresse guère. C’est, avant tout, un militant de la cause palestinienne, étant lui-même un Jordanien d’origine palestinienne appartenant à la mouvance farouchement anti-israélienne. Il a consacré sa vie au triomphe de sa cause. C’est un idéaliste, pas un cupide. La réalisation de ses objectifs est son unique motivation. S’il le fallait, il mourrait pour cet idéal. Par ailleurs, il ne se rattache à aucune obédience, sans allégeance à Téhéran ou à quelque autre capitale spécialisée dans une lutte similaire. Indépendant, Siddig finance ses propres opérations terroristes, aidé par ses amis irlandais de l’I.R.A. ou allemands des vestiges de la Rote Armee Fraktion. C’est pourquoi je suis persuadé que les cent millions de dollars vont servir à monter une gigantesque opération terroriste et non à financer ses vices. Naturellement, j’ignore de quelle opération il s’agit et contre qui elle est dirigée. J’ai fait recueillir sur l’intéressé quelques renseignements que la D.G.S.E. ne possède peut-être pas. Je vais vous les communiquer.
  
  Le Prince tendit à Coplan un dossier que ce dernier trouva assez mince.
  
  Kacem Ali Siddig était né trente-cinq ans plus tôt en Jordanie, dans un camp de réfugiés palestiniens et, après de brillantes études universitaires, avait suivi l’itinéraire classique des terroristes. Dans ce domaine, il était considéré comme suprêmement dangereux. A la tête de ses commandos, il avait attaqué des postes militaires en Israël, un paquebot italien en Méditerranée, des ambassades et des consulats israéliens. Il avait tué des personnalités juives en Europe et aux États-Unis, dynamité des cargos de l’État hébreu dans divers ports d’Amérique du Sud où il comptait de nombreux appuis. Le Mossad n’était jamais parvenu à le capturer ou à l’éliminer, tant il était rusé et prudent.
  
  Pour le reste, bien que grand amateur de femmes, peu de liaisons voyantes. L’autre passion de sa vie demeurait le jeu d’échecs. S’il n’avait été terroriste, assurait-on, il aurait été champion du monde.
  
  - Il est fanatisé, redoutable et insaisissable, commenta le Prince.
  
  Coplan releva les yeux.
  
  - Mais pas faussaire. Celui qui a dupé votre père en confectionnant un faux aussi parfait est un professionnel et l’un des meilleurs. Je doute que ce soit Siddig.
  
  - Moi aussi. Ce sera à vous de le découvrir. Pour me résumer, ce que mon père ne pardonne pas, ce n’est pas tant l’escroquerie en elle-même, ni le montant de l’argent qu’il a perdu, que le caractère blasphématoire de cet acte odieux. Lui, le croyant, ne peut admettre que l’Islam ait servi de prétexte à une action aussi monstrueuse. C’est pourquoi il veut se venger. Gardez ce dossier, il pourra vous être utile.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan était de retour à Paris et rencontrait le Vieux.
  
  - Comme je vous l’ai expliqué avant votre départ, répéta ce dernier, le gouvernement est extrêmement sensibilisé par cette affaire. Si vous réussissez votre mission, l’Émir consentira à la France durant cinq ans un rabais important et secret sur le prix du baril de pétrole. Aucun gouvernement, dans le marasme actuel, ne peut se permettre de refuser une offre aussi généreuse et inaccoutumée.
  
  - Qu’arrivera-t-il à Siddig, si je le retrouve ?
  
  - C’est un terroriste hyper-dangereux, éluda le Vieux en dissimulant sa gêne. Il est responsable de la mort de centaines de victimes.
  
  - Mais encore ?
  
  - L’ordre vient du ministre. Il conviendra de l’éliminer. Nous nous refusons à le livrer à l’Émir qui le soumettrait à un traitement barbare et médiéval, dont le moindre inconvénient serait de lui trancher la tête au sabre sur la place publique. Mettez-vous au travail, mon cher Coplan, et réussissez. Le ministre suit cette affaire de près. Le gouvernement couve l’Émir comme s’il était le seul au monde à résoudre nos problèmes économiques. Au fait, vous croyez à la préparation d’un attentat par Siddig ?
  
  - Le Prince en est convaincu.
  
  - Raison de plus pour mettre hors d’état de nuire un terroriste aussi dangereux.
  
  Coplan prit congé et s’enferma dans son propre bureau pour pianoter sur le clavier de son ordinateur. Les renseignements affluèrent sur l’écran. En gros, ils concordaient avec ceux du dossier remis par l’héritier royal. Kacem Ali Siddig n’avait jamais opéré en France, si bien que ni la D.S.T. ni la D.G.S.E. ne l’avaient recherché. Les informations détenues dans les archives provenaient des services amis. Il était confirmé que l’intéressé était un joueur d'échecs exceptionnel qui, dès l’âge de dix ans, tenait brillamment tête devant un échiquier aux joueurs les plus cotés du monde. S’il n’avait été hors-la-loi, nul doute qu’il eût terminé sur un podium. De l’avis des experts, c’était un effroyable gâchis qu’il ait fait carrière dans le terrorisme au lieu de s’orienter vers le maniement génial de ses pièces.
  
  Quand il se fut pénétré des renseignements que lui livrait l’écran, Coplan ferma les yeux.
  
  Mais qui était le faussaire ?
  
  A nouveau, il pianota sur son clavier en se branchant sur les brigades de police spécialisées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  C’était un dimanche et les familles se pressaient au parloir. D’une cellule du premier étage parvenaient les accents mâles d’un chant que connaissaient par cœur tous ceux qui avaient hanté les prisons depuis les années 20. Son texte avait valu à la centrale de Clairvaux sa sinistre réputation :
  
  Une sombre prison aux murailles noircies,
  
  Un groupe de prisonniers lentement tourne en rond
  
  Ils ont la tête basse sous l’habit d’infamie
  
  Et le crâne rasé comme de vrais forçats...
  
  Une puissante odeur de désinfectant régnait dans les couloirs que traversait Francis Coplan, guidé par le surveillant-chef. Malgré leur épaisseur, les portes, verrouillées de l’extérieur, laissaient filtrer les échos des émissions télévisées dominicales.
  
  Le fonctionnaire pénitentiaire s’arrêta enfin devant une cellule dont il déboucla le panneau. Laurent Combassière était déjà prévenu de la visite qu’il allait recevoir. Assis sur son lit, il regardait un feuilleton américain. Il éteignit le téléviseur et se leva. Les années ne semblaient pas avoir prise sur lui. Visage rose et épanoui, chevelure poivre et sel impeccablement coiffée, yeux d’un bleu innocent, taille haute et fière et mains frémissantes toujours en mouvement ; des mains d’artiste aux doigts fins et allongés. Doté de telles mains, Laurent Combassière aurait pu être pianiste. Il avait choisi d’être faussaire, le plus époustouflant faussaire dont la France puisse s’enorgueillir.
  
  - J’attends dans le couloir, prévint le surveillant-chef qui avait ordre de se montrer discret.
  
  Coplan fit asseoir Combassière sur le lit et prit place à son côté avant de lui exposer le motif de sa visite, en fournissant prudemment un minimum de précisions.
  
  - A votre avis, qui a pu monter un tel coup ?
  
  Le détenu haussa les épaules.
  
  - Un fortiche, c’est sûr. Non, je ne vois pas.
  
  - Les faussaires aussi pointus que vous constituent une internationale. Vous connaissez vos talents respectifs, insista Coplan.
  
  - C’est vrai, mais là, franchement, je suis paumé. Le type dont vous parlez sort de l’ordinaire. Il lui a fallu des années pour manigancer un truc pareil. Le parchemin, les encres d’époque, les procédés de vieillissement, les essais successifs avant le résultat final ! Chapeau ! Un as ! Heureusement que je suis d’un naturel modeste, sinon ma fierté en prendrait un sacré coup ! Non, vraiment, encore une fois, je ne vois pas.
  
  - Qui pourrait me renseigner ?
  
  Combassière fixa hardiment Coplan et une lueur rusée scintilla dans son regard.
  
  - Que pourrais-je bien gagner à vous aider ?
  
  - Vous avez été condamné à vingt ans. Le récidiviste que vous êtes ne peut espérer bénéficier de la liberté conditionnelle avant huit ans. Je propose de raccourcir ce délai de moitié.
  
  Le faussaire respira un grand coup.
  
  - Quelles garanties ai-je que vous tiendrez parole ?
  
  Coplan sortit de la poche intérieure de sa veste le document préparé à l’avance et signé par le directeur des Affaires criminelles et des Grâces au ministère de la Justice. Il le tendit à Combassière.
  
  - Lisez-le et gardez-le. Vous le remettrez à votre avocat qui s’occupera des formalités, à condition que vous soyez régulier avec nous.
  
  Le faussaire s’exécuta et, bientôt, son visage rayonna. Puis il prit une feuille de papier vierge, un stylo et inscrivit quelques phrases courtes. Il remit la feuille à Coplan en déclarant :
  
  - Vous êtes paré. Lui saura vous renseigner. Naturellement, j’ignore ce qu’il exigera en échange.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan débarqua à l’aéroport de Palerme où il loua une Lancia Delta au comptoir Avis, avant de prendre le chemin de l’hôtel où il avait réservé sa chambre. Il se doucha, changea de vêtements et repartit pour le quartier de Brancaccio, à l’est de la ville. Cette enclave était entièrement contrôlée par le clan dirigé par Silvio De Liggia, proche des Corleonais, et la police n’osait plus poser le pied dans cet indécrottable chancre mafieux où les maisons aux façades lépreuses se fissuraient chaque jour davantage et où les gamins désœuvrés rêvaient d’être admis dans le saint des saints avant de faire un carton sur un général Della Chiesa ou un juge Falcone.
  
  A un dénommé Tonio qui tenait un bar près de la place Anita Garibaldi, Coplan remit la missive rédigée par Laurent Combassière, laissa son adresse et regagna son hôtel.
  
  Durant les cinq jours qui suivirent, rien ne se produisit. Coplan ne reçut aucune communication téléphonique pour lui fixer rendez-vous, bien que pas un instant il n’ait quitté sa chambre d’hôtel. Le seul événement notable à Palerme fut l’assassinat d’un prêtre qui, dans ses prêches quotidiens, s’élevait avec véhémence contre les agissements de la Mafia.
  
  Le sixième jour, Tonio et deux hommes vinrent le chercher, le fouillèrent minutieusement et, quand il fut installé dans leur voiture, lui bandèrent les yeux. Le trajet dura une heure. On le débarqua en pleine campagne. Assis sur la margelle d’un puits, un petit homme vêtu de sombre, le chapeau baissé sur le front, les yeux plissés, une expression bonasse sur ses traits olivâtres, le regardait attentivement.
  
  - Je suis Silvio De Liggia, annonça-t-il d’une voix rauque.
  
  Coplan le salua respectueusement, comme il convenait dans ce fief de la Pieuvre, et lui exposa le motif de sa visite dans les mêmes termes que ceux qu’il avait employés avec le faussaire de Clairvaux.
  
  Le Sicilien secoua la tête.
  
  - Nous ne nous occupons plus de faux. Notre dernière expérience a été Combassière. Elle s’est soldée par un échec. Désormais, les faux sont l’apanage des Chinois d’Amsterdam.
  
  - Au temps où les faux étaient sous votre coupe, insista Coplan, vous avez sans doute utilisé les services d’un faussaire aussi doué que celui que je recherche ?
  
  Le capo mafioso secoua à nouveau la tête.
  
  - Allez donc voir Lim Hok Siang à Amsterdam. Votre nom ?
  
  - Francis Corvelle.
  
  - Je le préviendrai de votre visite. Maintenant, l’entretien est terminé. Bonne chance.
  
  De Liggia quitta la margelle du puits et adressa à Tonio un signe sans équivoque. Coplan fut rembarqué dans la voiture, les yeux bandés et, une heure plus tard, fut déposé devant son hôtel.
  
  - Vous avez ce soir un avion pour Rome, renseigna Tonio. Prenez-le. Il est malsain de traîner à Palerme. Certaines gens ne le comprennent pas et se repentent ensuite de n’avoir pas suivi les conseils qui leur ont été prodigués.
  
  - Comme le prêtre aux sermons accusateurs ? renvoya Coplan.
  
  - Dieu connaît ses fidèles serviteurs. Lui n’en était pas un.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan atterrit à Amsterdam dans la soirée, après une étape à Paris au cours de laquelle il avait brièvement rendu compte au Vieux de l’insuccès, qu’il espérait passager, de ses démarches. Il avait également profité de son arrêt dans la capitale pour se documenter sur les activités des Chinois d’Amsterdam.
  
  Devenue le grand centre de redistribution de la drogue, cette ville du nord de l’Europe s’était transformée en un nouveau Hong-Kong, tant les triades chinoises y prospéraient avec une facilité qui rappelait celle de la colonie de la Couronne.
  
  La plus puissante, la 14 J que la police britannique de Hong-Kong n’était jamais parvenue à démanteler, était dirigée par Lim Hok Siang, surnommé la Mangouste, qui régnait sur le quartier de Zeedijk, le Pigalle d’Amsterdam, ce qui n’était d’ailleurs qu’une façade, car les tentaculaires activités de la 14 J étaient cachées et mystérieuses.
  
  Ce fut près des vitrines rouges de Walletjes que Coplan rencontra la Mangouste, dans l’arrière-salle d’un restaurant aux odeurs douceâtres et à la peinture laquée. Autour du Chinois, faussement nonchalants, veillaient ses gardes du corps. Il termina ses nouilles frites aux oignons, but une gorgée de thé et commanda une salade de litchis et de rambutans. Son visage hiératique était aussi immobile qu’une sculpture de bouddha lorsqu’il interrogea Coplan sur les raisons de sa visite. Au fur et à mesure que ce dernier parlait, le Chinois manifesta une attention soutenue, et quand enfin Coplan eut terminé, il s’autorisa un sourire ironique.
  
  - Je sais de qui il s’agit, lâcha-t-il.
  
  Coplan exhala un long soupir.
  
  - Vraiment ?
  
  - Je vous livrerai son nom avec plaisir, ainsi que son adresse, car, en réalité, il a manqué à sa parole. Il devait me verser une commission sur toutes les opérations qu’il entreprendrait à titre privé. Dans le cas présent, il ne l’a pas fait et mérite d’être puni pour ne pas avoir respecté les termes du contrat moral qu’il a passé avec moi.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Pas si vite. Que me donnez-vous en échange ? Nous autres Chinois ne faisons rien gratuitement. Tout a un prix. La délation aussi.
  
  - Que voulez-vous ?
  
  - Je possède une chaîne de restaurants en France. A cause d’une regrettable erreur de gestion, la direction commerciale les approvisionnait en nourriture pour chiens et chats qui servait à confectionner les boulettes de viande dans la soupe cantonaise offerte à la clientèle. Vos services de contrôle économique n’ont pas apprécié cette substitution en réalité bien anodine et couramment employée dans d’autres pays moins sourcilleux que le vôtre. Les tribunaux ont été sévères. En totalité, sept millions de francs d’amendes. Je déteste perdre de l’argent pour des motifs aussi stupides. Effacez cette ardoise et le faussaire est à vous.
  
  Lim Hok Siang sortit de sa poche une feuille de papier qu’il tendit à son vis-à-vis.
  
  - Voici le détail et les références des jugements. A vous de jouer.
  
  
  
  Le jour suivant, Francis Coplan s’entretint avec le Vieux.
  
  - Nous sommes coincés. Ou nous voulons le faussaire et, par lui, Siddig, ou nous voulons les sept millions du Chinois.
  
  - Le gouvernement veut avant tout satisfaire l’Émir.
  
  - Alors, le Trésor public doit perdre les sept millions.
  
  Le mardi, l’affaire fut arrangée et Coplan reprit le chemin d’Amsterdam, muni des documents émanant du ministère des Finances. Lim Hok Siang fut satisfait.
  
  - J’aime travailler avec des gens de votre calibre, monsieur Corvelle. Sans doute me prenez-vous pour
  
  une franche canaille. Laissez-moi vous dire, cependant, que je suis honnête en affaires et que les gouvernements aussi sont peuplés de franches canailles qui traitent avec la franche canaille que je suis.
  
  De sa poche, il sortit une feuille de papier.
  
  - Voici les renseignements que vous désirez.
  
  
  
  
  
  Rahman Nosair sortit dans Die Strasse der Pariser Kommune, que l’on n’avait pas débaptisée malgré son nom à connotation communiste, et, d’un bon pas, gagna la station de taxis. Le ciel était clair et l’air un peu frais comme il seyait à Berlin en cette saison.
  
  Il se fit conduire devant le poste d’aiguillage ferroviaire de Rummelsburg. Depuis quelque temps, il était fasciné par les trains. Une nouvelle manie, qui s’ajoutait à toutes celles qu’il avait entretenues au cours de son existence longue et agitée. Accoudé à la rampe métallique, il se délecta à faire un retour en arrière, comme il en avait pris l’habitude depuis quelques années, en savourant chaque épisode.
  
  Né en 1911 à Alexandrie en Égypte, d’une mère musulmane et cairote et d’un père sergent-major dans l’armée britannique, il avait réussi à faire de brillantes études grâce à l’aide financière de son père qui, s’il n’avait pas épousé sa mère et ne l’avait pas reconnu comme son fils, n’en avait pas moins entretenu sa famille illégitime, jusqu’à sa mort en service commandé intervenue quand Rahman Nosair avait atteint l’âge de dix-huit ans.
  
  Peu après, étranglé par les problèmes d’argent, ce dernier avait volé un passeport britannique à un touriste et l’avait falsifié à son avantage pour se rendre à Londres où il avait eu la chance de rencontrer un faussaire de Whitechapel, qui lui avait inculqué les rudiments du métier. Très doué, il avait fait l’admiration de ses pairs. A l’âge de vingt et un ans, on lui reconnaissait une parfaite technicité qu’il avait exercée à Berlin où il avait connu son unique accident de parcours après l’arrivée des nazis. Jeté en prison, il avait passé un marché avec le S.D., le Service de sécurité des S.S. C’est ainsi qu’entre autres opérations il avait participé au gigantesque complot ourdi par Reinhard Heydrich contre l’Union soviétique et le maréchal Toukhatchevsky et qui avait conduit Staline, complètement mystifié, à faire fusiller pour trahison des milliers d’officiers généraux et supérieurs. Rahman Nosair avait été l’un des artisans de la falsification des preuves remises subrepticement au maître du Kremlin.
  
  Pendant la guerre, il avait été nommé responsable d’un atelier de faussaires déportés au camp d’Oranienbourg et avait participé à l’Opération Bernhard qui consistait à fabriquer de fausses livres sterling et à en inonder l’Europe et le monde. Succès total. A temps, il avait fui l’Allemagne année zéro pour se mettre au service de la Camorra napolitaine qui, elle, fabriquait de faux dollars américains. De Naples, il était passé en Sicile chez les clans mafieux, puis avait rejoint Cosa Nostra aux États-Unis. En free-lance, il avait aussi œuvré pour les Services spéciaux égyptiens, syriens, turcs et iraniens, avant de passer au service de la triade 14 J des Chinois d’Amsterdam. Tout au long de ces années, il avait affiné sa technique et était capable à présent de produire des chefs-d’œuvre de falsification.
  
  A quatre-vingt-trois ans, quelle vie bien remplie ! Personne au monde ne pouvait se comparer à lui dans ce domaine particulier !
  
  Les trains arrivaient, en roulant silencieusement sur les rails, s’entrecroisaient, véritable ballet métallique, et jamais une erreur dans l’aiguillage, jamais une collision. Pourtant, il la guettait, cette collision, jour après jour, et, à chaque fois, il était déçu. C’est pourquoi il revenait tous les matins, nourri d’espoir. Dans toute entreprise humaine, était-il convaincu, existait une faille. Il suffisait d’attendre, d’être patient et, un jour, se produirait l’accident tant attendu. C’était obligé, inscrit dans la logique. Les hommes étaient imparfaits. Sauf lui. Depuis cet épisode malheureux en Allemagne dans les années 30, il n’avait plus jamais commis une erreur.
  
  Dans son dos, il ne vit pas arriver les quatre hommes. Coplan, dans le gras du bras, lui enfonça l’aiguille de la seringue et lui injecta le liquide pendant que les trois autres l’empoignaient. En un éclair, il fut jeté à l’intérieur du minibus Volkswagen qui démarra et prit la direction de l’aéroport de Tegel.
  
  Coplan était satisfait. Pour l’aider dans l’enlèvement de sa cible, il avait fait appel à une équipe du Service Action en provenance du GROUFUMACO (Sigle du Groupement de fusiliers-marins-commandos), commandée par le maître principal Lozac’h et composée de gros bras de la Marine, spécialistes de ce type d’interventions, des durs à cuire rompus à la vie clandestine et aux coups tordus.
  
  A Tegel, ils embarquèrent avec leur colis à bord du Mystère 20 affrété par la D.G.S.E. qui, en minimum de temps, rallia Paris à la vitesse de 700 km/h de moyenne.
  
  Durant le trajet, Rahman Nosair se réveilla, s’ébroua et fixa Coplan d’un regard haineux.
  
  - A quoi rime ce cirque ?
  
  - Nous autres Français, railla Coplan, avons déjà kidnappé en Allemagne le duc d’Enghien et le colonel Argoud. Historiquement, nous sommes des spécialistes. Aujourd’hui, c’est à vous d’expérimenter nos mauvaises habitudes.
  
  - Je ne comprends pas.
  
  - Pour nous, vous êtes secondaire. Celui que nous voulons réellement, c’est Kacem Ali Siddig.
  
  L’Égyptien réprima un frisson.
  
  - Je ne connais personne de ce nom, mentit-il.
  
  Le sourire de Coplan s’élargit.
  
  - Dommage pour vous. Dans l’éventualité contraire, nous aurions été en mesure de passer un marché avec vous.
  
  La haine disparut dans le regard de Nosair, remplacée par une intense curiosité.
  
  - Quel marché ?
  
  - Voyez-vous, dans un certain émirat du golfe Persique, la civilisation que nous connaissons de nos jours n’a pas encore pénétré, si bien que ce pays est encore imprégné de traditions qui remontent au Moyen Age. Par exemple, on y célèbre le culte des bourreaux, catégorie fort digne de respect d’ailleurs si l’on garde en mémoire l’expertise avec laquelle elle manie ses sabres qui lui servent à trancher les têtes.
  
  Un second frisson désagréable parcourut l’échine du faussaire.
  
  - Les traditions médiévales ne se limitent pas au culte du bourreau, bien entendu, poursuivit Coplan d’un ton à dessein mutin. Cet émirat nourrit une tendresse particulière pour les tortures raffinées, qui durent des semaines, et auprès desquelles le sabre du bourreau paraît un plaisir. Ceci pour dire que, au cas où par un malencontreux hasard vous seriez dans l’impossibilité d’éclairer notre lanterne sur Kacem Ali Siddig, nous serions dans la regrettable obligation de vous transférer dans cet émirat pour que vous puissiez y goûter aux joies de ces coutumes d’un autre âge.
  
  - Et pourquoi devrais-je y goûter ? tenta de se rebeller faiblement Nosair.
  
  - Parce que celui qui règne dans cet émirat nourrit à votre égard et à celui de Siddig une rancune tenace, en raison d’une escroquerie qui a amputé ses caisses d’une somme considérable.
  
  Nosair resta sans voix.
  
  A l’arrivée à Paris, l’Égyptien fut transféré dans les sous-sols du fort de Noisy-le-Sec, quartier général du Service Action de la D.G.S.E. Dès son entrée dans la cellule, il sentit ses entrailles gargouiller. Il connaissait bien ce phénomène. C’était celui qu’il avait éprouvé quand les gens de la Camorra, à Naples, avaient voulu le torturer pour lui faire avouer une trahison que d’ailleurs il n’avait pas commise, et qu’il avait dû fuir en catastrophe pour aller se placer sous la protection des Parrains de Palerme.
  
  Vivement, il se retourna vers Coplan :
  
  - Tout à l’heure, dans l’avion, ma mémoire était défaillante, je le regrette bien sincèrement et vous prie de me pardonner.
  
  - Vraiment ?
  
  Coplan fit mine de tourner les talons mais Nosair le retint par la manche.
  
  - Je suis prêt à me confesser, mais jurez-moi que vous ne m’expédierez pas dans cet émirat que vous évoquiez. Regardez-moi, je suis un homme âgé, j’ai tant souffert.
  
  En point d’orgue, il ajouta une précision qui était mensongère :
  
  - J’ai été déporté par les nazis au camp de concentration d’Oranienbourg. Je m’en suis tiré de justesse...
  
  Ses yeux larmoyaient. Coplan le repoussa vers le lit où Nosair s’assit et Coplan s’empara de l’unique chaise dans la cellule.
  
  - Où puis-je trouver Siddig ? attaqua-t-il.
  
  - Je l’ignore. Il n’est pas homme à laisser une adresse pour faire suivre son courrier ni un numéro de téléphone où le joindre.
  
  - Parlez-moi de cette opération que vous avez montée.
  
  - Moi qui suis musulman et connais la vénération que l’Islam porte au Coran, j’ai été époustouflé par la brillante idée qu’a eue Siddig. L’ennui, c’était qu’elle était difficile à réaliser. Savez-vous qu’il nous a fallu cinq ans pour en venir à bout ?
  
  - A cent millions de dollars, cela vous met à vingt millions de dollars par année de travail. Pas mal et assez rémunérateur. Continuez.
  
  - Vous oubliez l’investissement. Siddig a avancé deux millions de dollars. A un prix exorbitant, en profitant des remous politiques dans l’ex-Union soviétique, il a fallu bakchicher le mufti de Tachkhent pour obtenir le prêt pour une semaine de sa copie du calife Othman, sous prétexte d’études historiques. Il a été nécessaire d’acquérir un matériel important pour étudier la texture du parchemin et la composition chimique des encres, la forme de l’écriture. Ensuite, nous nous sommes attelés à la fabrication d’un parchemin identique. Nous avons dû reproduire les encres, chercher les instruments d’écriture, nous consacrer au vieillissement. Certains essais n’étaient pas concluants et nous obligeaient à recommencer sans nous laisser décourager par les échecs successifs. Cinq ans, vous vous rendez compte ? Quatorze heures de travail par jour, dimanches compris ! Le prix auquel la copie définitive a été vendue était mérité ! Rien que la méthode utilisée pour le vieillissement du parchemin et des encres nous a demandé quinze mois ! Notre vraie chance a été le vol au Caire d’un manuscrit chrétien du VIIIème siècle qui nous a servi de base et qui a réussi à tromper le carbone 14.
  
  - Vous aviez un atelier ?
  
  - A Londres.
  
  - Où à Londres ?
  
  Soudain, Nosair parut gêné et se fit moins coopératif. Coplan ne manqua pas de le noter.
  
  - Une des déplorables habitudes de l’émirat dont nous avons parlé, c’est la lapidation. En général, elle s’inscrit entre les tortures et le sabre. Imaginez-vous sur la place publique peuplée d’hommes, d’enfants, de femmes. Précédemment, comme il se doit, on vous a arraché les ongles des pieds et des mains, coupé les testicules, cicatrisé la plaie au fer rouge, sodomisé avec un gros pieu, et autres gâteries. Donc, vous arrivez sur la place publique, pas frais du tout évidemment. On vous lie au poteau et la foule ramasse les cailloux. Votre nez éclate sous l’impact des projectiles, vos dents se brisent, se fichent dans le palais et dans la gorge, vos yeux sont crevés, vos...
  
  Nosair se leva d’un bond.
  
  - Arrêtez !
  
  La sueur ruisselait sur ses traits crispés et ses yeux étaient terrorisés.
  
  - Où à Londres ? répéta Coplan, impassible.
  
  Nosair se lécha les lèvres qui s’étaient desséchées.
  
  Son regard affolé parcourait les murs nus de la cellule.
  
  - Au 10 de Cheyne Walk, dans Chelsea, finit-il par lâcher à contrecœur.
  
  - Pourquoi cet endroit en particulier ?
  
  A nouveau, Coplan remarqua la réticence dans l’attitude de l’Égyptien.
  
  - Parce que c’est la résidence d’une amie de Siddig, répondit quand même ce dernier.
  
  - Amie ou maîtresse ?
  
  - Les deux.
  
  - Son nom ?
  
  - Isabel Shugerman.
  
  - Je continue à évoquer le supplice de la lapidation sur la place publique ou bien vous m’en dites plus sur Isabel Shugerman ?
  
  Nosair accomplit un effort méritoire sur lui-même pour choisir la voie qui présentait le moins de périls pour son proche avenir.
  
  - C’est une Américaine, avocate de profession, qui vit entre New York et Londres. Elle est de gauche et s’est fait une spécialité de défendre les Palestiniens devant les tribunaux israéliens, car elle est aussi inscrite au barreau de Tel-Aviv. Jolie femme, un peu plus de la trentaine. Une vraie nymphomane. Dans sa vie, les hommes comptent autant que le droit ou les échecs. En ce qui concerne ces derniers, c’est une joueuse acharnée, mais elle n’a jamais réussi à battre Siddig qui est un champion, ce qui la fait enrager. Par téléphone, lui jouait avec un correspondant mystérieux à New York et elle piquait des crises de nerfs parce qu’il préférait lutter avec le New-Yorkais plutôt qu’avec elle.
  
  - Qui était ce New-Yorkais ?
  
  - Franchement, je l’ignore.
  
  L’Égyptien paraissait sincère.
  
  - Une nymphomane ? reprit Coplan, rêveur.
  
  - Oui. Elle m’a même fait des avances, à moi, à mon âge ! Mais je suis trop vieux pour ces gambaderies.
  
  Pendant des heures, Coplan retourna Nosair sur le gril, mais il n’apprit rien de plus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Le maître principal Lozac’h déposa sur le rebord de la fenêtre la bouteille de bière brune et l’assiette où s’empilaient les sandwiches au poulet et au jambon. Coplan abaissa ses jumelles. La maison du 10 de Cheyne Walk était vide. Ni Siddig ni Isabel Shugerman ne s’y trouvaient. Lozac’h, qui parlait couramment anglais, avait habilement interrogé la femme de ménage. Isabel Shugerman, l'avait-elle informé, devait rentrer incessamment du Devonshire.
  
  Coplan mordit dans un sandwich, les yeux fixés sur l’élégante maison qui datait du XVIIIème siècle. Il aimait ce quartier historique où avaient résidé tant de personnages célèbres. Jonathan Swift y avait écrit les Voyages de Gulliver tout en lançant ses imprécations contre le genre humain. Avant d’aller moisir dans la geôle de Reading, Oscar Wilde y avait vécu ses amours homosexuelles. Le roi Charles II venait y rejoindre ses maîtresses dont l’une était une vendeuse d’oranges.
  
  Maintenant, artistes de cinéma et de théâtre, peintres en vogue, écrivains exilés, aristocrates déchus, mannequins à la beauté époustouflante, arpentaient les trottoirs de King’s Road pour retrouver leurs nids douillets aux portails ouvragés, à deux pas des restaurants français et indiens de Royal Avenue.
  
  Grâce au Mossad, qui la considérait comme une ennemie jurée, Coplan avait pu se procurer diverses photographies de la jeune femme, si bien qu’en début d’après-midi, il la reconnut immédiatement lorsqu’elle débarqua d’un taxi.
  
  Le chauffeur ouvrit le coffre. Coplan vit deux valises. Isabel Shugerman en prit une et se dirigea vers la maison dans laquelle elle pénétra. Une valise en cuir marron. Le chauffeur resta planté près du coffre ouvert. Immédiatement, Coplan fut en alerte. Il comprit que la jeune femme ne procédait qu’à une brève étape et s’apprêtait à repartir à bord du taxi, et si existait une seconde valise dans le coffre, alors sans doute envisageait-elle un autre voyage.
  
  Pour rejoindre son amant Kacem Ali Siddig ?
  
  Il bondit sur ses pieds et ordonna à l’un des hommes de Lozac’h de le suivre. Dans la rue, ils montèrent à bord de la Peugeot dont le marin du GROUFUMACO prit le volant.
  
  Isabel Shugerman ressortit, reverrouilla la porte et tendit au chauffeur une valise verte qu’il plaça dans le coffre.
  
  Quand le taxi redémarra, Coplan et le commando du GROUFUMACO le suivirent à bonne distance. La voiture noire les mena à l’aéroport de Heathrow. Coplan grimaça car il était certain que la jeune femme allait quitter le Royaume-Uni. Nosair n’avait-il pas précisé qu’elle vivait entre Londres et New York ?
  
  Il donna ses instructions au marin et sauta à terre.
  
  Accompagnée par un porteur poussant un chariot chargé des deux valises, Isabel Shugerman se dirigea vers le comptoir des British Airways où ses bagages furent enregistrés sur le vol à destination de Miami.
  
  En queue de la file de passagers, Coplan se haussa sur la pointe des pieds et vit qu’elle présentait un billet classe affaires. Quand son tour arriva, alors que la jeune femme s’était déjà éloignée vers la salle de départ, il demanda un billet aller en classe économique et régla grâce à sa carte de crédit.
  
  Avant le décollage, il eut le temps de téléphoner au Vieux pour l’informer de son initiative et se faire virer de l’argent à la Bank of Florida à Miami. Il prévint aussi le maître principal Lozac’h de son départ et lui enjoignit de continuer à surveiller la demeure du 10 de Cheyne Walk en photographiant les visiteurs. Lozac’h détenait une copie de la photographie de Siddig remise par le Prince. Ses ordres consistaient à le kidnapper s’il se manifestait chez sa maîtresse. Mais Coplan n’y croyait pas. Le terroriste était trop astucieux pour revenir sur les lieux de son exploit après son escroquerie. Néanmoins, il était impossible de négliger cette éventualité.
  
  Compte tenu du décalage horaire, il n’était que dix-neuf heures trente lorsque le jet toucha la piste de l’aéroport international. Après les formalités habituelles, Isabel Shugerman se dirigea vers le comptoir Avis, loua une Cutlass et partit sa clé à la main. Coplan glissa une grosse coupure dans la main de l’homme qui le précédait en murmurant :
  
  - Soyez sympa, ma femme a des ennuis pour accoucher et on ne sait pas si la césarienne va réussir.
  
  L’autre approuva d’un bref signe de tête et Coplan prit sa place. Quand les formalités furent accomplies, il fonça. Celle qu’il filait bénéficiait d’une avance de dix minutes. Heureusement, les enceintes de parking réservées aux compagnies de location étaient éloignées du terminal principal. En courant, il parviendrait à rattraper une partie de son retard, d’autant que la jeune femme était chargée de deux valises qui la ralentissaient. Il sauta à l’intérieur d’une navette qui arrivait, se fit arrêter à la perpendiculaire de l’enceinte Avis et courut sur l’étroite route mal éclairée et défoncée de fondrières.
  
  Il eut la chance de tomber tout de suite sur sa Mercury Monarch au moment où il vit passer devant lui la Cutlass vert clair pilotée par l’avocate.
  
  En maintenant une distance convenable, il la suivit.
  
  Une portion de l’autoroute Dolphin était plongée dans le noir absolu. Coplan ignorait que la faute en incombait à l’ouragan Andrew qui, des mois plus tôt, avait emporté les poteaux d’éclairage et les rampes de néon. Un camion Ryder de couleur jaune, qui précédait la Monarch de Coplan, profita de cette obscurité favorable pour percuter à trois reprises la Cutlass verte. Coplan était au courant de cette technique. Le conducteur perdait le contrôle de son véhicule, s’arrêtait en catastrophe, se faisait agresser, dévaliser et, au pire, mourait poignardé ou criblé de balles. Dans le cas d’une jeune et jolie femme, elle était enlevée et violée à répétition par ses agresseurs dans quelque coin isolé, avant d’être sauvagement assassinée. Souvent, c’étaient les touristes qui étaient visés. Parmi eux, on comptait une victime par semaine.
  
  La Cutlass s’immobilisa sur le bas-côté. Trois hommes s’éjectèrent du Ryder. Coplan freina, éteignit ses feux et se rangea sur le bas-coté. Il débloqua la portière et se précipita. Égoïstement, les autres automobilistes passaient en accélérant l’allure.
  
  Le chauffeur du camion était resté derrière son volant. Il n’eut pas le temps de réagir. Coplan ouvrit la portière, lui agrippa la jambe gauche, tira, et lui emboutit le crâne contre la ridelle. A coups de pied, il poussa le corps inanimé sous le véhicule et revint vers la cabine pour s’emparer du fusil à pompe calé contre le frein à main. Le doigt sur la détente, il courut vers les trois agresseurs.
  
  Isabel Shugerman était déjà en piteux état. Elle avait été extraite de la Cutlass et paraissait évanouie. Son visage était couvert de sang. Deux des trois hommes la soutenaient aux aisselles en l’entraînant. Nul doute, subodora Coplan, qu’ils n’aient l’intention de la violer dans quelque zone déserte.
  
  Le troisième homme était armé d’un automatique et d’une matraque.
  
  - Mains en l’air ! cria Coplan.
  
  L’autre leva son automatique mais Coplan fut plus prompt et sa décharge arracha le poignet armé. L’homme poussa un hurlement terrifiant qui glaça ses complices d’effroi et ils laissèrent glisser la jeune femme jusqu’au sol avant de lever les mains.
  
  - Allongez-vous sur le sol, commanda encore Coplan.
  
  Le bandit au poignet blessé s’effondra d’un seul coup en perdant connaissance, tant la souffrance était insupportable. A coups de crosse sur la nuque, Coplan assomma les deux autres et enfourna les quatre corps à l’arrière du camion. A l’avant, sur la banquette, il allongea Isabel Shugerman qui n’avait pas repris connaissance et ramassa l’automatique et la matraque avant de récupérer les clés de la Cutlass et de la Monarch. Pour terminer, il emporta le sac à main et les valises.
  
  Tout en conduisant le Ryder d’une main, il inspecta, à la lueur de l’ampoule plafonnière, le contenu du sac à main. Il en fut pour ses frais. Rien que du très banal. Même pas un carnet d’adresses ou un répertoire téléphonique. Il s’empara néanmoins du trousseau de clés ouvrant les valises.
  
  A une station-service, il se fit indiquer le plus proche hôpital où Isabel Shugerman et l’homme au poignet blessé furent immédiatement transportés aux urgences tandis que la réceptionniste alertait la police et que les infirmiers surveillaient les trois survivants. Coplan leur avait remis l’automatique, la matraque et le fusil à pompe. Tout heureux de jouer les shérifs, ils ne s’en laissaient pas conter par les trois voyous qui, réveillés, prétendaient être victimes d’une malencontreuse erreur.
  
  Dans l’intervalle, Coplan, réfugié dans la cabine avant, s’intéressait au contenu des deux valises. Là encore, il en fut pour ses frais. Elles ne recelaient aucun indice qui puisse le lancer sur la piste de Siddig.
  
  Enfin, la police arriva et Coplan fut chaudement félicité :
  
  - Si tous les citoyens de la ville se conduisaient comme l’étranger du détachement, nul doute que nous serions vite débarrassés de cette racaille !
  
  Coplan fut accompagné jusqu’au lieu de l’agression où il récupéra la Monarch. Au quartier général de la police, il fit sa déposition et restitua le sac à main et les valises. Déjà, la Cutlass passait entre les mains des techniciens, cherchant les traces de sang et du forfait.
  
  Tard dans la nuit, Coplan fut enfin libre de ses mouvements et se mit en quête d’un hôtel. Finalement, il se décida pour un motel discret le long de Collins Avenue à Miami Beach.
  
  Après une nuit paisible, il alla acheter des vêtements et des objets de toilette dans la galerie marchande de l’hôtel Doral.
  
  Dans l’après-midi, il se rendit d’abord à la Bank of Florida où était parvenu le virement faxé et, ensuite, à l’hôpital où il fut accueilli avec sympathie. Les blessures occasionnées à Isabel Shugerman s’étaient révélées sans gravité, apprit-il, et, naturellement, il était autorisé à lui rendre visite.
  
  Certes, elle avait le teint un peu pâle mais cette blancheur accentuait le noir des yeux et de la chevelure, rasée sur la nuque là où avait frappé la matraque et où avaient été posés les pansements. La bouche était sensuelle et le menton volontaire. Coplan la trouva bien plus jolie que sur les photos du Mossad. Couchée sur le flanc, simplement vêtue d’un négligé mauve assez diaphane pour ne rien laisser ignorer de ses seins voluptueux, elle croisait des jambes au galbe parfait.
  
  - Francis Corvelle. Je suis votre sauveur.
  
  Elle battit des mains.
  
  - Venez, que je vous embrasse. La police m’a raconté. Sans vous, je serais morte après avoir été violée par ces affreux voyous !
  
  Sur la joue de Coplan, elle déposa un long baiser à la fois tendre et sensuel, qui accéléra la circulation sanguine du bénéficiaire.
  
  Elle était vive et enjouée et ils dissertèrent longuement sur la criminalité aux États-Unis et sur les failles du système répressif et judiciaire américain face à la vague montante de la délinquance, qu’elle aborda avec le sérieux de la professionnelle qu’elle était.
  
  Coplan se prétendit homme d’affaires en vacances.
  
  - En vacances en Floride ? s’enquit-elle avec dans l’œil une lueur égrillarde qu’il ne manqua pas de remarquer.
  
  - Pour un temps indéterminé, précisa-t-il.
  
  L’infirmière entra et, fort courtoisement, signifia à Coplan la fin de la visite.
  
  - Revenez demain, insista Isabel.
  
  Le jour suivant, quand il entra dans la chambre, une belle femme d’une quarantaine d’années étalait sur le lit un épais dossier. Isabel fit les présentations :
  
  - Carol Yeager, avocat au barreau de Miami. Nous collaborons à la défense de deux inculpés au cours d’un procès qui va s’ouvrir sous peu, en fait dès que je serai complètement rétablie. A cause de cette agression, le juge a reporté l’audience.
  
  Brièvement, Isabel lui résuma les accusations portées contre un Cubain immigré en Floride, milliardaire de son état, nommé Juan Arrozqui, et son intendante, une certaine Jade Kotsaras. Arrozqui recrutait de jolies filles de par le monde afin de servir d’hôtesses dans les expositions de bijoux ou de toiles de maîtres qu’il prétendait organiser dans sa somptueuse villa de Miami Beach. En réalité, une fois sur place, elles devaient satisfaire sa libido exacerbée et ses exigences extravagantes. Celles qui refusaient étaient sévèrement battues jusqu’à ce qu’elles viennent à résipiscence. Jade Kotsaras filmait les ébats et les cassettes servaient à assurer le silence des victimes peu désireuses d’être exposées au scandale. Atout supplémentaire de sécurité pour le couple infernal, ces filles étaient somptueusement rémunérées. Argent et bijoux leur étaient généreusement dispensés. Juan Arrozqui n’était pas plus avare de sa fortune que de son corps. Celles qui acceptaient d’emblée de se prêter à la combine étaient mieux récompensées évidemment que celles qui refusaient. Il était fait appel à elles pour d’ultérieures prestations et elles étaient même envoyées chez d’autres amis du milliardaire où un traitement identique leur était réservé. Prix de beauté, mannequins, Miss Guatemala ou Miss Trinidad, starlettes, étudiantes, présentatrices de télévision, avaient ainsi été piégées, jusqu’au jour où l’une d’elles s’était résolue à porter plainte. Les cassettes retrouvées avaient aidé les autres à rafraîchir leur mémoire et à se confesser aux policiers.
  
  Après cet exposé, Coplan comprit que les deux femmes avaient besoin de travailler leur dossier et il quitta la chambre après avoir promis de revenir.
  
  Isabel resta une semaine à l’hôpital. Coplan lui rendait visite chaque après-midi. Des liens plus étroits se nouaient entre eux. Le lendemain de sa sortie, elle invita Coplan dans une belle villa de Miami Beach mise à sa disposition par sa consœur Carol Yeager. Ils passèrent l’après-midi à nager dans la piscine privée et à se bronzer au soleil. Au crépuscule, la jeune femme commanda un dîner succulent chez un traiteur français renommé.
  
  Le repas terminé, elle se fit amoureuse et, tout naturellement, ils se retrouvèrent au lit. Au cours de l’une de leurs conversations à l’hôpital, elle avait précisé qu’elle aimait le Pérou. Était-ce ce penchant qui l’incitait à vénérer le membre viril de son partenaire comme s’il s’agissait d’une statuette inca ? En tout cas, Coplan ne put résister à ses assauts tumultueux et il se répandit copieusement dans sa bouche.
  
  Plus tard, ce fut elle qui le chevaucha, fidèle à sa nature tyrannique qui exigeait que son amant soit soumis à son rythme et à ses désirs. Docilement, Coplan obéissait car, avec une complète lucidité nourrie de son expérience, il avait parfaitement analysé les ressorts cachés de la nymphomane qu’on lui avait décrite.
  
  Affamée, elle se déchaînait en roulant les hanches, soudée au corps de celui qui la menait vers l’extase. Coplan découvrit vite qu’elle n’était jamais rassasiée.
  
  Nosair n’avait nullement exagéré en évoquant la nymphomanie. A un latiniste distingué, elle aurait rappelé l’impératrice romaine Messaline, célèbre par sa débauche, dont on disait qu’après s’être donnée aux centurions des légions, elle frissonnait encore au passage des éléphants...
  
  - J’ai besoin de beaucoup d’amour afin d’avoir l’esprit libre pour le procès.
  
  - Je crois m’être suffisamment dépensé pour que ton milliardaire cubain et son organisatrice de plaisirs soient acquittés, remarqua-t-il finement.
  
  Elle eut un sourire moqueur.
  
  - Pas à mon goût. Je ne te libère pas avant l’aube. C’est la loi que j’impose à mes amants.
  
  Elle tint parole et Coplan s’endormit quand le soleil se leva. A son réveil, il était dix heures trente. Il bondit hors du lit et, les jambes flageolantes, marcha jusqu’à la fenêtre dont il écarta les doubles rideaux et les voilages. Le soleil inonda son corps nu. A l’intérieur du bar, à l’extrémité de la piscine, Isabel et Carol Yeager, assises sur des chaises autour d’une table de jardin, étudiaient leur épais dossier.
  
  Il enfila son slip et entreprit de fouiller la demeure. Il ne découvrit aucun indice se rattachant à Kacem Ali Siddig. Dix minutes avant midi, il prit une douche, et quand dans un peignoir appartenant à Isabel et trop étroit pour lui, il émergea de la salle de bains, il tomba nez à nez avec les deux femmes.
  
  Carol Yeager eut une moue aigre.
  
  - Isabel, tu devrais mieux te préparer pour le procès !
  
  - Il est devenu mon inspirateur, répliqua cette dernière du tac au tac.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  - Échec et mat, annonça Siddig.
  
  Son adversaire contempla tristement les pièces sur l’échiquier.
  
  - Arriverai-je jamais à gagner une partie contre toi ? se lamenta-t-il.
  
  - J’en doute.
  
  Siddig ne se voulait pas cruel mais seulement objectif. Au fil des années, l’autre n’accomplissait aucun progrès.
  
  Il le quitta et traversa la rue de ce quartier résidentiel de Gammarth pour s’engouffrer dans sa voiture et gagner l’avenue Jugurtha. Il se sentait bien à Tunis. En fait, il appréciait le calme discret de cette capitale où il avait toujours été bien accueilli.
  
  Il sonna chez Farouk et la domestique vint lui ouvrir. Dans le salon, il se planta devant la reproduction du pont Allenby, une dénomination à laquelle les Palestiniens préféraient celle d’Hussein Bridge. Ce fragile ouvrage en bois enjambait le Jourdain et symbolisait le perpétuel affrontement contre Israël. En réalité, le fleuve n’était qu’une misérable rivière, étriquée et boueuse, qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter dans la mer Morte. Les poissons qu’on y pêchait révélaient une chair saumâtre et immangeable. Son eau était-elle plus limpide aux temps bibliques et des prophètes ?
  
  Farouk entra et ils se congratulèrent, puis son hôte l’entraîna dans la salle à manger où la domestique déposait sur la table un plat palestinien à base de purée de fèves, accompagné de jus d’oranges glacé.
  
  Le visage de Farouk était grave.
  
  - J’ai eu connaissance de l’accord secret que les traîtres ont signé avec le Mossad pour assurer leur sécurité. Je ne pensais pas qu’ils en arriveraient à une telle ignominie. Non contents d’avoir bradé notre patrie aux Satans juifs, d’avoir reçu une poignée de cacahuètes en échange de notre sol, de notre État reconnu par l’O.N.U. le 29 novembre 1947 et depuis occupé par l’ennemi au mépris du droit international, voilà qu’ils vendent nos frères à nos oppresseurs !
  
  L’indignation déformait les traits de celui qui était le correspondant à Tunis du tribunal chargé de châtier les crimes contre la cause palestinienne.
  
  - Calme-toi, conseille Siddig qui se régalait en dégustant la purée de fèves.
  
  - Tu veux voir la liste des crapules que nous avons condamnées à mort ? D’ailleurs, nous l’avons publiée dans Al Moukhaym (Littéralement : le Campement. Journal de la résistance palestinienne).
  
  - Je l’ai lu chez Saïd.
  
  - Tu sembles complètement détaché, reprocha Farouk.
  
  - Crois-moi, je ne le suis pas, ce n’est qu’une apparence. Ne t’y fie pas.
  
  Farouk ne touchait pas à la purée de fèves mais grignotait pensivement des olives noires.
  
  - Nous avons plusieurs choix, reprit-il. Mettre Gaza et Jéricho à feu et à sang et abattre les traîtres, ou monter un attentat à Oslo. Tout est parti de là, à cause de ces salauds de Norvégiens. Qu’avaient-ils besoin de s’occuper de nous ? Est-ce que nous, nous allons pêcher dans leurs fjords glacés ?
  
  - A Oslo, glissa Siddig entre deux bouchées, j’ai baisé une fille sensationnelle, une de ces Vikings aux yeux de faïence et aux cheveux dorés comme du blé de Cisjordanie.
  
  - Les Scandinaves, toutes des putes ! cracha Farouk, méprisant.
  
  Siddig termina son plat et se resservit.
  
  - Mon idée est meilleure que la vôtre, lâcha-t-il, et elle n’est pas loin de réussir. Accorde-moi encore un peu de temps et tu verras.
  
  - Pourquoi refuses-tu de m’en dire plus ? se vexa Farouk.
  
  - Tu le sais, je suis un indépendant, je n’obéis à aucune autorité et, peut-être, est-ce pour cette raison que je suis encore en vie. Les rivalités entre factions, les guérillas internes, les querelles de personnes ne m’intéressent absolument pas. D’ailleurs, j’ai peu de Palestiniens avec moi. Pour le moment, je compte sur les Irlandais de l'I.R.A., les Allemands survivants de la Rote Armee Fraktion et un Américain super-doué. Tous des cracks. Cependant, j’aurais besoin des services de ce Bosniaque musulman dont tu m’as parlé.
  
  - Safet Blazevic ?
  
  - C’est bien le nom.
  
  - Il est ici à Tunis.
  
  - J’aimerais le rencontrer.
  
  Farouk plissa les yeux et se prit à réfléchir. Dans quel but Kacem Ali avait-il besoin d’un tel spécialiste dont les exploits hantaient encore la mémoire des Serbes ?
  
  
  
  
  
  Coplan trouva que le juge avait une sale tête. Un visage plus émacié que maigre, aux joues creuses encadrées par des favoris en broussaille, un nez long et osseux à l’extrémité duquel pointait une verrue, des yeux glacés et mobiles sous des paupières chassieuses. Sa robe noire semblait mangée par les mites et sa main décharnée se crispait spasmodiquement sur le manche de son maillet en bois clair.
  
  A l’opposé, le district attorney présentait un visage avenant et une élégance vestimentaire plutôt New England que Floride. Costume strict et sobre qui rappelait les tailleurs londoniens.
  
  La sélection du jury avait pris deux jours. Ce matin-là, la véritable audience commençait.
  
  Juan Arrozqui, le milliardaire cubain, était un homme gras et brun aux traits visqueux qui suscitait la répulsion et Coplan fut convaincu que les quatre femmes du jury se montreraient sévères à son égard, d’autant que sa tenue vestimentaire faisait rastaquouère. Pourtant, Isabel Shugerman et Carol Yeager l’avaient supplié d’opter pour des vêtements moins voyants. Il n’avait suivi leurs conseils que sur la question des bijoux et avait abandonné à regret la montre Cartier et les bagues aux doigts.
  
  Jade Kotsaras, l’entremetteuse qui filmait les ébats, était une jolie femme dont la beauté était tempérée par la dureté des traits et la minceur des lèvres. Elle était vêtue avec goût et adoptait une attitude sage et réservée.
  
  Dès la lecture de l’acte d’accusation, Coplan apprit que l’une des jeunes femmes piégées par Arrozqui et Kotsaras, une certaine Amanda Umbertini, était morte d’un arrêt cardiaque au cours du viol dont elle était l’objet de la part du Cubain et, à cet énoncé, il nota une vive réprobation dans les rangs du public qui était venu en foule, attiré par le parfum scandaleux flottant autour de ces débats scabreux.
  
  Le district attorney appela les témoins pour l’accusation. Commença alors un fastidieux défilé de personnes qui décrivirent avec force détails les épreuves qu’elles avaient subies. Visiblement, le public et les jurés se délectaient. Pour protéger la vie privée de ces jeunes femmes, le juge avait interdit les photographes et les caméras de télévision.
  
  Dans l’après-midi, Coplan s’ennuya ferme en entendant répéter les mêmes détails sur les orgies d’Arrozqui. Le juge accorda une suspension d’audience à Isabel, et Coplan décida d’aller boire une bière. C’est à ce moment qu’il vit Jade Kotsaras tourner la tête et, bouche bée, les yeux agrandis de stupeur et de crainte fixer quelqu’un dans la salle. Il s’aperçut qu’il s’agissait d’une femme effacée, vêtue modestement. En aucun cas, une de ces jolies filles auxquelles le duo d’inculpés avait tendu un traquenard et qui avaient défilé dans le box des témoins pour l’accusation. Quel élément en elle pouvait susciter une telle frayeur chez Jade Kotsaras ?
  
  Brusquement, elle s’était levée, avait chaussé des lunettes noires et, dans le brouhaha des conversations ressuscitées par la suspension d’audience, elle fendait la cohue des journalistes qui commentaient avec passion les premières passes d’armes entre le district attorney et la défense.
  
  Mû par une impulsion, Coplan la suivit. Ici, il s’ennuyait et il avait soif. En outre, peut-être cette femme détenait-elle un renseignement de valeur qui serait utile à Isabel ? En tel cas, s’il le découvrait, sa position auprès de la jeune femme serait renforcée et il améliorerait ses chances de se relier à Siddig. Pour le moment, son unique espoir résidait dans Isabel. Néanmoins, il convenait de se méfier de ses réactions. Ne pas oublier qu’elle était nymphomane et le propre de cette personnalité était de changer brutalement de partenaire même si les relations avec celui en titre étaient au beau fixe, comme c’était le cas avec Coplan. Un avantage supplémentaire n’était pas négligeable.
  
  En lui accordant une bonne distance d’avance, il la fila à travers le hall du palais de justice où se pressaient procureurs, avocats, témoins, et inculpés menottés entre deux policiers.
  
  Sur le parking, elle monta à bord d’une vieille Fairlane. Au volant de la Monarch, Coplan se maintint dans son sillage. Près de la poste centrale, la Fairlane s’arrêta devant un immeuble modeste de la 4e Rue. Coplan se gara un peu plus loin et revint sur ses pas. Le quartier était un peu pouilleux, surtout peuplé de Cubains immigrés.
  
  Il se posta dans l’angle de la porte vitrée et vit la femme ouvrir sa boîte à courrier qu’il repéra. Elle ramassa une poignée de lettres qu’elle fourra dans son sac à main et s’engouffra dans la cabine d’ascenseur.
  
  Coplan entra et se planta devant la boîte. Suanne Ciboldi, 4e étage, appartement C. Il ressortit et alla se réfugier au comptoir d’un bar cubain. La musique était tonitruante et il demanda qu’on en baisse le volume. La serveuse lui lança un coup d’œil indigné mais obtempéra. Il commanda une Schlitz. La bière, glacée à souhait, le requinqua.
  
  A sa troisième Schlitz, la femme ressortit en remorquant un sac à provisions à roulettes. Il régla ses consommations et traversa la rue. Dans le coffre de la Monarch, il pêcha sa trousse à passes. Au quatrième étage, la porte de l’appartement C ne lui résista guère.
  
  L’intérieur était aussi modeste que l’immeuble et que la tenue vestimentaire de l’occupante des lieux, dont la principale activité consistait à sculpter des poupées. Non pas des poupées classiques pour enfants, qui ferment les yeux quand on les couche, mais des dragons, des clowns, des dinosaures ou des monstres, qui caricaturaient des visages connus, politiciens ou vedettes de Hollywood ou de télévision.
  
  Le talent était incontestable et la dérision accentuée. On devinait que l’auteur éprouvait une intense jubilation à leur prêter vie.
  
  Il fouilla les lieux et tomba sur une chemise cartonnée qui contenait des coupures de presse jaunies relatant un hold-up à Milan. Deux policiers avaient été tués, des chefs de famille nombreuse, l’un six enfants, l’autre cinq. Les auteurs de l’agression, trois hommes et deux femmes, n’avaient pu faire l’objet d’une identification, mais étaient soupçonnés d’être des terroristes cherchant à combler le déficit de leur trésor de guerre. L’affaire avait eu lieu douze ans plus tôt et c’était l’époque où l’Italie était plongée dans une vague de terrorisme sans précédent. Les Brigades Rouges frappaient un peu partout dans la péninsule et on avait même tenté d’assassiner le pape.
  
  Coplan rangea le dossier où il l’avait trouvé, sortit une boîte de Budweiser du réfrigérateur et s’installa près des poupées, dans le salon, pour attendre tranquillement le retour de Suanne Ciboldi, en buvant sa bière.
  
  Quand elle revint, elle sursauta en le voyant choisir dans un panier en osier un œil de verre pour un dinosaure en cours de fabrication.
  
  - Qui êtes-vous ? fit-elle d’une voix faible.
  
  Il adopta un fort accent italien :
  
  - Je suis celui qui renoue les fils du passé. Voyez-vous, un passé colle toujours à la peau. On voudrait s’en débarrasser, on le chasse et, comme le naturel, il revient au galop. A Milan on est tenace. Surtout, on n’oubliait pas les deux veuves et les onze orphelins que vous avez laissés sur place. Alors, on s’est acharné.
  
  Elle cala son sac à provisions contre le mur.
  
  - Je le savais.
  
  - Vraiment ?
  
  Le visage de la femme était triste et assombri. Elle vint prendre le dinosaure d’entre les mains de Coplan et le reposa sur le chevalet avant de s’asseoir et de se tordre les mains.
  
  - Vous ne pouvez imaginer le remords que j’ai éprouvé durant toutes ces années en pensant à ces onze gosses. Nous étions fous à l’époque. Trop idéalistes et trop idéologues, coupés des réalités. « Fais l’amour, pas la guerre », et nous, nous faisions la guerre. La génération des fleurs sur les tombes, c’était nous. Après Milan, je me suis inscrite à un cours du soir pour tenter de combattre ma dépression. Je n’étais plus la révolutionnaire romantique qui souhaitait changer le monde. Ces onze orphelins m’obsédaient. Je me bourrais de Trazodone, un anti-dépresseur. Sans succès. J’ai fait des séjours dans des cliniques psychiatriques mais, évidemment, je ne pouvais raconter aux psychiatres les véritables raisons de mon état. Et, finalement, j’ai souhaité de tout mon cœur être appréhendée. Merci d’être venu, qui que vous soyez. Sans vous, je n’aurais pas eu le courage de me constituer prisonnière.
  
  - Aujourd’hui, vous vous êtes rendue au palais de justice.
  
  Un pâle sourire étira ses lèvres.
  
  - Ainsi, vous l’avez démasquée elle aussi ? Quand j’ai vu sa photo dans les journaux, j’ai tout de suite reconnu dans Jade Kotsaras celle qui nous accompagnait avec Michael Demitryk dans le hold-up de Milan. Aida Saffirio.
  
  Pour jouer à fond son rôle de policier italien, Coplan se vit obligé de poser la question logique :
  
  - Qui étaient les deux autres hommes ?
  
  - Des Italiens des Brigades Rouges. J’ai toujours ignoré leurs noms.
  
  Coplan se força à cerner le sujet. Un policier ne s’en serait pas tenu là. Il poursuivit son interrogatoire. Au fond de lui-même, il jubilait. Isabel Shugerman était la maîtresse épisodique d’un terroriste international ultra-dangereux. Elle défendait devant la Cour du comté de Dade en Floride une ancienne terroriste du nom d’Aïda Saffirio qui se dissimulait sous la fausse identité de Jade Kotsaras. N’existait-il pas un lien entre celle-ci et Kacem Ali Siddig ? En tout cas, la piste était intéressante.
  
  - Parlez-moi de ce Michael Demitryk.
  
  - C’était le tueur du groupe et le meurtrier de vos deux collègues. Un homme d’une quarantaine d’années, froid, taciturne, peu sympathique. Un tueur implacable mais qui semblait avoir peur de son ombre. Dans la rue, il était excessivement nerveux. Ce n’est qu’à l’intérieur d’une maison ou d’un appartement qu’il retrouvait sa froideur habituelle. Depuis Milan, je ne l’ai jamais revu. En fait, je n’ai revu personne, sauf Aida aujourd’hui.
  
  Quand il eut suffisamment bâti la crédibilité de son personnage, Coplan prit congé.
  
  - Compte tenu de votre repentir, je vous laisse provisoirement en liberté. Il sera statué sur votre sort plus tard. Je dois mettre la main sur les autres, particulièrement ce Michael Demitryk, assassin de mes collègues. Ne retournez plus au tribunal. Inutile que votre ancienne complice soit alertée.
  
  Elle se racla le fond de la gorge.
  
  - Comment m’avez-vous retrouvée ? questionna-t-elle avec curiosité.
  
  Il haussa les épaules.
  
  - Un policier a ses sources, qui ne regardent que lui-même.
  
  Dehors, sur le trottoir, il alluma une des Gitanes achetées dans une des boutiques internationales de Collins Avenue. Sur un terrain de basket, deux équipes de gosses s’affrontaient. Des Cubains qui s’invectivaient en espagnol. Coplan éprouvait l’enivrante sensation de progresser. A petits pas, certes, mais dans la bonne direction.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Très élégante dans son tailleur de toile rose Bengale sur sa blouse bayadère vert sombre, Isabel retournait sur le gril un inspecteur de police venu témoigner sur la mort d’Amanda Umbertini dont le cœur avait lâché au cours d’un viol perpétré par le Cubain.
  
  - La victime, fille de parents aisés, appartenant à la jeunesse dorée de Miami Beach, n’était-elle pas fascinée par les bas-fonds ? N’aimait-elle pas la compagnie des prostitués mâles, des gays et des travestis ? Ne recherchait-elle pas les aventures sexuelles les plus insolites ? N’était-elle pas consentante à ce pseudo-viol ? La faiblesse de son cœur n’est-elle pas un élément étranger au coït qui lui fut fatal ?
  
  - Objection, Votre Honneur, lança le district attorney. La multiplication des questions interdit au témoin de répondre par oui ou par non à chacune d’elles.
  
  - Objection accordée. L’avocat de la défense se contentera de répéter ses questions une par une.
  
  Coplan n’était guère passionné par les débats, mais s’il voulait conserver auprès d’Isabel sa position privilégiée d’observateur, il était tenu d’y assister pour lui faire plaisir.
  
  Un après-midi, cependant, il dressa l’oreille. Une certaine Lyndall Boskovitz témoignait :
  
  - ... A cause du chantage exercé sur moi, je me suis trouvée un jour dans l’obligation de me rendre dans un appartement de New York City. J’avais les yeux bandés et on m’a emmenée dans une voiture qui a pris un itinéraire en zigzags pour me dérouter. Dans l’appartement, deux hommes encagoulés. Le premier m’a fait l’amour. Le second refusait de me toucher car il avait peur du sida et n’éprouvait aucune confiance dans les préservatifs. Il se contentait d’être voyeur. Il a demandé à son compère de me flageller et, pendant que ce dernier me cravachait, il s’est masturbé après avoir enfilé des gants en caoutchouc. Il avait même peur de son propre sexe ! Son sperme a éclaboussé la case d’un échiquier électronique gigantesque qui occupait un pan entier du mur.
  
  - Qui vous avait forcée à aller à ce rendez-vous ? questionna le district attorney, l’œil hypocrite.
  
  - Juan Arrozqui et Jade Kotsaras.
  
  Satisfait, le procureur se tourna vers Isabel :
  
  - Votre témoin, miss Shugerman.
  
  Celle-ci se planta devant la jeune femme :
  
  - Avez-vous reçu de l’argent pour vos prestations ?
  
  Coplan réfléchissait. Un échiquier électronique gigantesque ? Seul un mordu des échecs recourait à un procédé aussi sophistiqué et coûteux. S’agissait-il de Siddig ? Encore une fois, on en revenait aux liens susceptibles d’exister entre les terroristes Siddig et Aida Saffirio. Cette dernière était-elle même repentie ? Son rôle auprès du milliardaire cubain n’était-il pas, après tout, qu’une couverture ? Qui pouvait le savoir ?
  
  Quand, à l’issue du vigoureux contre-interrogatoire mené par Isabel, Lyndall Boskovitz quitta la salle d’audience, Coplan la suivit. Dans la foule qui encombrait le hall du palais de justice, il l’aborda. C’était une jolie fille aux yeux blasés, comédienne de son état, qui ne réussissait pas à percer dans le milieu du théâtre et tenait des petits rôles dans des pièces confidentielles off-Broadway.
  
  - Je ne drague pas, avertit-il d’emblée. Je voudrais simplement en savoir plus sur le joueur d’échecs. Allons prendre quelque chose à la cafétéria.
  
  D’autorité, il lui saisit le bras et l’entraîna.
  
  - Flic ? voulut-elle savoir. Franchement, j’en ai ma claque des flics et de toute cette histoire qui me fait du tort.
  
  - Je suis peut-être en train de vous sauver la vie.
  
  Elle blêmit.
  
  - Comment ça ?
  
  - Vous avez eu tort d’évoquer au tribunal cet échiquier électronique gigantesque.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Si je vous disais pourquoi, ce serait encore plus dangereux pour vous.
  
  Ils s’installèrent à une table à l’écart et Coplan commanda du café à la serveuse.
  
  - Votre seul moyen pour vous tirer de ce mauvais pas, bluffa-t-il, c’est d’éclairer ma lanterne sur l’appartement où vous vous êtes rendue et sur les deux hommes qui vous y attendaient.
  
  - On m’a déjà posé ces questions.
  
  - Qu'avez-vous répondu ?
  
  - Deux hommes in-identifiables. Pas très jeunes, plus de quarante ans, c’est sûr. L’un grand et fort, l’autre plutôt maigre. Pas de signes particuliers, ni cicatrices, ni tatouages. Assez poilus tous les deux.
  
  - L’appartement ?
  
  - Cossu. En fait, je n’ai rien vu d’autre que le salon. C’est là où les ébats se sont déroulés. Intérieur vraiment riche. L’occupant était à l’aise financièrement. Cependant, si j’avais été lui, j’aurais choisi un autre endroit.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Les odeurs de cuisine, typiques de Yorkville ( Quartier allemand et autrichien de Manhattan, centré autour de la 86e Rue Est, digne émule de Greenwich Village et de Soho, avec ses magasins, ses restaurants et ses cinémas) et...
  
  - Comment savez-vous que cet appartement était situé à Yorkville ?
  
  - A cause, justement, de ces odeurs de cuisine qu’on ne respire qu’à Yorkville, le long de la 86e Rue Est. Vous savez, les odeurs de choucroute, de wienerschnitzel et autres plats allemands ou autrichiens qu’on trouve dans les restaurants du coin. Sans compter les musiques que j’entendais, les valses viennoises et autres trucs démodés. Tout juste si on ne chantait pas l’hymne nazi ! Croyez-moi, je suis sûre de mon fait. J’ai tant de fois dîné dans ces restaurants que je suis catégorique. C’était à Yorkville !
  
  - Les deux hommes parlaient-ils avec l’accent allemand ?
  
  - L’un n’avait pas d’accent, l’autre parlait avec un léger accent étranger, peut-être arabe.
  
  Coplan faillit lui déposer un baiser sur la joue tant il était content.
  
  - Lequel ?
  
  - Celui qui m’a baisée.
  
  
  
  Le soir même, Coplan prétexta une visite à rendre à un ami français de passage à New York pour s’absenter. Isabel était soucieuse. Le procès n’avançait pas dans le sens qu’elle souhaitait et les témoignages impressionnaient défavorablement le jury.
  
  - Ne te presse pas, répondit-elle un peu sèchement. Il faut que je me livre à un travail fou en compagnie de Carol et j’aurai peu de temps à te consacrer.
  
  Cette nuit-là, elle s’endormit d’une traite sans faire l’amour, carence qui, pour la nymphomane qu’elle était, signifiait qu’elle était tombée au trente-sixième dessous.
  
  Le lendemain, un vol Delta déposa Coplan à l’aéroport Kennedy. Averti par téléphone, le lieutenant Joe Kotaz l’attendait. Le policier était affecté au 48e Commissariat qui couvrait le secteur de Bathgate, dans le Bronx. Quelques années plus tôt, Coplan lui avait rendu un fieffé service en lui évitant de gros ennuis avec la C.I.A. et en lui épargnant ainsi d’être chassé de la police new-yorkaise.
  
  Au bar de l’aéroport, Coplan lui exposa le motif de sa visite et Kotaz, un homme mince et souple, au visage fin et intelligent, parut enthousiaste.
  
  - Bien sûr, ce n’est pas mon secteur, mais j’ai plein d’amis à Yorkville. Je suis né dans le quartier hongrois de Manhattan qui n’est séparé du quartier allemand que par le quartier tchèque. Je vais rameuter les flics que je connais dans le coin et moi-même enquêterai en dehors de mes heures de service, ça vous va ?
  
  - Parfait, mais faites vite, c’est urgent.
  
  - La C.I.A. est dans le coup ?
  
  - Non.
  
  - Alors, je respire mieux.
  
  Ils se quittèrent et comme Isabel se félicitait de le voir absent, Coplan décida de passer la nuit à Manhattan. De plus, les débats du procès Arrozqui-Kotsaras ne le passionnaient guère, bien que, en y assistant, il ait recueilli de précieux renseignements auprès de Suanne Ciboldi et de Lyndall Boskovitz.
  
  Il s’installa dans un hôtel modeste de la 3e Avenue, tout près de la 86e Rue et explora le quartier. Lyndall Boskovitz n’avait pas menti. Les odeurs de cuisine saturaient le coin. Le soir, il dîna dans un restaurant mi-viennois, mi-hongrois, d’un goulasch dans lequel on n’avait pas lésiné sur le paprika.
  
  Le lendemain, il reprit un vol Delta à destination de Miami. En compagnie de Carol Yeager, Isabel travailla tard sur son dossier. Elle paraissait pessimiste et cette nuit-là non plus ne chercha pas les faveurs de Coplan qui fronça les sourcils. Envisageait-elle de se séparer de lui parce que l’amant en titre, Kacem Ali Siddig, allait apparaître sous peu ?
  
  Le jour suivant, Isabel ne marqua pas de points au procès. Ses affaires, en fait, étaient fort mal en point. Juan Arrozqui et son organisatrice des plaisirs arboraient une mine sombre et ne semblaient entretenir aucune illusion sur l’issue prévisible des débats.
  
  Le vendredi, le lieutenant Joe Kotaz téléphona.
  
  - Allez à l’arrivée du vol Delta 711, recommanda-t-il. Par courrier spécial, je vous envoie une grosse enveloppe. Je crois bien avoir déniché votre type.
  
  - Bravo !
  
  - Si vous avez besoin d’un autre service, comptez sur moi. Je n’ai pas la mémoire courte.
  
  - Merci.
  
  Dès qu’il eut l’enveloppe en main, Coplan, étreint par la curiosité, s’installa à une table dans la cafétéria de l’aéroport.
  
  L’homme que Joe Kotaz avait déniché s’appelait Sammy Zweig et était un ancien champion du monde d’échecs.
  
  Célibataire endurci, il vivait dans un luxueux appartement de la 86e Rue Est, tout près du restaurant mi-viennois mi-hongrois dans lequel Coplan avait dîné. Peu de gens foulaient la moquette de son intérieur. La femme de ménage, et la serveuse d’un restaurant allemand voisin qui lui apportait ses repas. A Joe Kotaz, celle-ci avait déclaré que l’homme était un excentrique qui vivait dans les ténèbres, les rideaux des fenêtres tirés, la seule lumière étant celle qui éclairait l’échiquier électronique.
  
  Elle était fort jolie fille, précisait Joe Kotaz, et, parfois, Sammy Zweig lui remettait une grosse somme d’argent pour qu’elle se dénude et prenne des poses lascives. Alors, il passait des gants en caoutchouc et se masturbait. Ces détails édifiants concordaient avec le témoignage de Lyndall Boskovitz au procès.
  
  L’ex-champion vivait de ses rentes, grâce à l’immense fortune gagnée aux échecs. Dans son enfance, il était déjà un prodige. A l’âge de douze ans, il avait été le plus jeune joueur à se qualifier pour les éliminatoires du championnat des États-Unis et, à celui de dix-huit ans, le plus jeune joueur mondial à détenir le titre de grand maître. A vingt-quatre ans, il devenait champion du monde mais se heurtait au monopole qu’exerçaient les Russes sur la Fédération internationale. Ainsi, prétextant de leur part un refus des conditions qui leur étaient imposées pour le prochain championnat du Monde, les Russes qui dominaient la Fédération avaient exclu cinq candidats. Sammy Zweig Figurait dans le nombre et son titre avait été remis en jeu.
  
  Les cinq exclus étaient des non-Russes, dont Irène Ducluzeau, une Canadienne de Montréal qui, pendant un an, avait été la maîtresse de Zweig au temps où il n’était pas encore terrorisé par le sida.
  
  Une à une, il contempla les photographies de la Québécoise que, en bon policier, Joe Kotaz avait jointes au dossier et, soudain, il eut une idée. Elle était hardie et audacieuse car, après tout, il ignorait si l’homme à l’accent arabe évoqué par Lyndall Boskovitz était Siddig. Dans le cas présent, il ne se fiait qu’à son instinct et aux liens possibles qui l’unissaient à l’ex-terroriste qu’était Aida Saffirio alias Jade Kotsaras.
  
  A première vue, son idée était folle mais, à bien y regarder, elle tenait la route si Zweig connaissait Siddig dont on assurait qu’il aurait pu être champion du monde.
  
  Il contempla à nouveau les photographies de la Canadienne qui présentement subissait une cure de sommeil en Suisse et relut la liste des cinq exclus. En dehors de Zweig et de la Québécoise, il y avait le Néerlandais Van Zuylen, le Britannique Hugues et le Suédois Lundqvist.
  
  Il regagna son motel et téléphona au Vieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  - Sacré brigand ! lança Sammy Zweig dans le récepteur du téléphone. Tu crois m’avoir mais tu vas voir !
  
  Il appuya sur le bouton et, sur l’échiquier électronique, son pion avança de H 2 à H 4, à la façon de Stein qui, dans les années 1880, utilisait cette tactique d’attaque côté Roi alors que ses pièces étaient concentrées au milieu. Dans le récepteur, il annonça le coup.
  
  Il jouait avec les Blancs et n’avait qu’une minute, comme son adversaire, pour prendre une décision. Après tout, les communications téléphoniques étaient chères, surtout à cette distance.
  
  - Je suis un vieux brigand, d’accord, fit-on à l’autre bout du fil, mais moi je mène mon Fou noir de B 7 à C 8.
  
  - Et moi le pion de H 4 à H 5.
  
  Sammy Zweig joua les deux coups sur son échiquier en jubilant. Il était en pleine forme et allait gagner la partie, c’était sûr : sa position était excellente, une des meilleures qu’il ait jamais eues face à un champion.
  
  Son adversaire contra avec sa Tour en H 8 pour rééquilibrer sa défense du Roi. Zweig poussa un de ses Cavaliers en D 5 tandis qu’à l’autre bout du fil on lui indiqua une avancée du pion en G 5, puis un crachotement encombra la ligne et son correspondant, d’une voix hachée, indiqua qu’il coupait la communication et qu’il rappellerait le lendemain à la même heure.
  
  Zweig fut déçu. Il avait anticipé cet échange avec son brillant adversaire. Il passa un moment à étudier sur l’échiquier les coups qu’il porterait le lendemain. C’était gagné d’avance. Satisfait, il éteignit le tableau, écarta un rideau, vit qu’il pleuvait et introduisit dans le magnétoscope la bande d’un film porno. Il était, cette fois encore, abasourdi devant l’inconscience des acteurs masculins qui ne prenaient pas la précaution de se protéger à l’aide de préservatifs. Non pas que lui crût beaucoup à l’efficacité du latex mais du moins était-ce un palliatif dans le périlleux métier qu’ils exerçaient, surtout avec ces filles qui devaient se faire sauter par n’importe qui à la moindre occasion.
  
  La cassette achevée, il regarda la télévision et, quand le bulletin d’informations passa une séquence sur les événements de Moscou, il eut un accès de fureur. Salauds de Russes ! Ces tricheurs l’avaient drogué afin qu’il perde devant leur champion mais il avait gagné quand même ! Écœurés, ils l’avaient exclu, alors qu’il était le plus grand joueur d’échecs de tous les temps. Il ne témoignait pas de la vulgaire agressivité des joueurs russes pour qui les échecs ressortaient à un combat de boxe mental, mais jouait avec subtilité en maintenant un parfait contrôle de ses mouvements et de son cerveau. De toute façon, il était un champion-né. Au contraire de ses pairs, il n’avait jamais vraiment travaillé les échecs. Il était un joueur d’instinct, fantastiquement doué, qui exécutait ses coups les plus brillants sur un éclair d’intuition. Et pourquoi pas de génie ?
  
  Irène Ducluzeau ne disait-elle pas :
  
  « - On dirait que tes mises à mort sortent non pas de ton cerveau mais de tes doigts. »
  
  La serveuse sonna et il alla ouvrir. Elle posa le plateau sur la table et s’empressa de préciser :
  
  - Je ne me déshabille pas aujourd’hui. Trop de clients m’attendent.
  
  La déception envahit Sammy Zweig, fort excité par la vidéo porno.
  
  
  
  
  
  Elle s’appelait Jennifer Mulkin et avait fait sensation en arrivant dans la salle d’audience, vêtue d’un tailleur Chanel en crêpe de laine orange, jupe à mi-mollets, et manchettes en mousseline. Les femmes lui décochaient des regards jaloux. A son attitude arrogante, on devinait qu’elle cherchait à provoquer.
  
  Elle était aussi le dernier témoin produit par l’accusation.
  
  Coplan tressaillit quand elle évoqua un séjour forcé dans une villa de Managua, la capitale du Nicaragua. L’homme était encagoulé. Entre deux séances érotiques, il jouait aux échecs par téléphone. Elle avait profité de ces intermèdes pour visiter la villa. Dans un bureau, elle avait vu sur un mur le drapeau palestinien aux couleurs rouge, noire, blanche et verte, et avait eu peur. Elle était juive et sa sœur vivait en Israël. Dans ses lettres, elle évoquait longuement le terrorisme palestinien et ne croyait pas du tout aux nouveaux accords signés. Jennifer Mulkin s’était enfuie et avait été sévèrement flagellée par Arrozqui et Kotsaras pour n’avoir pas respecté sa part du marché.
  
  Comme cela avait été le cas pour Suanne Ciboldi et Lyndall Boskovitz, Coplan parvint à entrer en contact avec elle à l’issue de son apparition dans la salle d’audience. Il se fit passer pour un sympathisant de la cause sioniste et suggéra qu’elle était peut-être tombée entre les mains d’un dangereux terroriste.
  
  - Sauriez-vous situer la demeure ?
  
  - Franchement non. Je ne connais pas Managua. C’était la première fois que j’y mettais les pieds. J’ai erré dans les rues jusqu’à ce que je trouve un taxi qui m’a conduite à l’aéroport. Tout de suite, j’ai eu un vol pour Mexico. Là, j’étais sauve. Heureusement, j’avais pas mal d’argent dans mon sac à main.
  
  - Mais quand vous êtes allée au rendez-vous, insista Coplan, vous avez quand même repéré l’itinéraire ?
  
  - J’étais accompagnée par les habituels anges gardiens et j’avais les yeux bandés.
  
  Il l’interrogea sur son client et la description qu’elle en donna correspondait peu ou prou à celle fournie par Lyndall Boskovitz de son aventure à Yorkville.
  
  - Et il jouait aux échecs par téléphone ?
  
  - Oui. Il avait un grand échiquier électronique qui couvrait le mur et qui lui servait à déplacer ses pièces et celles de son adversaire. A mon avis, c’était un dingue de l’électronique. J’en ai rencontré pas mal dans ma vie. On dirait qu’ils retombent en enfance. De vrais gosses. Ils s’amusent comme des fous. J’ai connu un grand capitaine d’industrie qui, grâce à son ordinateur, commandait à deux armées de soldats de plomb et reconstituait les batailles de Waterloo ou de Gettysburg, pendant que de tous les coins du monde on l’appelait désespérément au téléphone pour ses affaires.
  
  - Celui-ci, se cantonnait à l’échiquier électronique ?
  
  - Pas seulement. Il avait aussi un vidéo-game qui était resté allumé pendant qu’il disputait sa partie d’échecs. Il s’agissait d’un jeu vidéo très récent appelé Dynamitero qui met en scène un personnage intermédiaire entre Arnold Schwartzenegger et Sylvester Stallone. Ce héros dynamite des tours de bureaux, des châteaux, des barrages, des ponts, des enceintes fortifiées, des navires de guerre, vous voyez le genre ?
  
  Ce n’était qu’un jeu, évidemment, réfléchit Coplan, mais celui qui s’y adonnait ne révélait-il pas ouvertement un des aspects cachés de sa personnalité ? Dynamiter, n’était-ce pas une des spécialités de Kacem Ali Siddig ? Était-il l’homme de Managua ?
  
  Il remercia Jennifer Mulkin et retourna à la salle d’audience. Quand le juge décréta une suspension jusqu’au lendemain, il fut étonné de voir celle qui se faisait passer pour Jade Kotsaras venir lui parler pendant que Juan Arrozqui conférait avec les deux avocates. Lui-même avait évité de s’entretenir avec elle du sujet qui lui tenait à cœur, de peur d’éveiller sa méfiance et de handicaper ses chances de parvenir à ses fins par le biais d’Isabel Shugerman.
  
  Ses yeux bleus aussi chaleureux qu’une banquise polaire semblaient vouloir le transpercer.
  
  - Vous m’intriguez.
  
  - Vraiment ?
  
  - Vous avez des fourmis dans les jambes quand vous êtes assis ?
  
  - Pourquoi ?
  
  - Vous semblez avoir envie de suivre à la trace les filles qui viennent débiter des insanités sur notre compte, à Juan et à moi.
  
  Ainsi, mine de rien, avait-elle remarqué ses sorties à la suite de Suanne Ciboldi, de Lyndall Boskovitz et de Jennifer Mulkin.
  
  Il lui dédia son sourire le plus charmeur.
  
  - J’avoue être un obsédé sexuel. Quand une fille me plaît, je lui file le train pour découvrir si j’ai ma chance. A mon corps défendant, je dois confesser que je n’ai pas eu de succès avec les témoins de l’accusation.
  
  - Isabel ne vous suffit pas ? répliqua-t-elle d’un ton cinglant. Pourtant, on jure qu’elle épuise un homme.
  
  - Les légendes sont tenaces et souvent fausses.
  
  Elle eut une moue sceptique, tourna les talons et regagna le banc de la défense où elle s’assit.
  
  
  
  Cette nuit-là, Isabel revint à ses habitudes nympho-maniques. Ce fut un déferlement de vagues tumultueuses, un véritable cyclone. A l’aube, épuisé, Coplan dormit d’un sommeil lourd, peuplé de rêves érotiques dans lesquels de jolies filles nues s’accouplaient devant un échiquier électronique dont les pièces étaient remplacées par des satyres aux pieds fourchus qui ressemblaient à Juan Arrozqui et Sammy Zweig.
  
  Isabel le réveilla. Elle rayonnait.
  
  - Grâce à toi, je suis en pleine forme. Tant mieux, car aujourd’hui je présente les témoins de la défense. J’ai besoin de toutes mes facultés.
  
  Elle paraissait fraîche et reposée, et Coplan se demanda par quel miracle il en était ainsi. Le corps de la jeune femme bénéficiait-il d’une alchimie telle qu’elle gommait les effets dévastateurs de ses débordements ?
  
  - Moi je dois repartir à New York, prévint-il.
  
  - Tu me manqueras. Reviens vite.
  
  Elle s’esquiva, élégante dans son tailleur Chanel.
  
  Il se rendormit, émergea à dix heures et, après la douche et le copieux breakfast qu’il se confectionna, regagna son motel où il fit sa valise. Elle était légère puisqu’elle ne contenait que les vêtements achetés sur place après son départ précipité de Londres où, selon les renseignements fournis par le Vieux, le maître principal Lozac’h et son équipe du groufumaco surveillaient sans désemparer la demeure d’Isabel dans l’espoir qu’apparaîtrait Kacem Ali Siddig.
  
  A quatorze heures, il s’envola pour New York City. A l’aéroport Kennedy, il loua au comptoir Avis une Plymouth Gran Fury et partit pour Manhattan où il prit deux chambres séparées mais contiguës au Park Sheraton à l’angle de la T Avenue et de la 55e Rue.
  
  Le lendemain, à 12 heures 35, il était de retour à Kennedy pour accueillir Séverine Dejean qui débarquait du vol Air France 079.
  
  Agent Alpha, elle possédait une science du maquillage et du déguisement véritablement stupéfiante. Pour le reste, elle était de taille moyenne, dotée d’un joli visage à la peau claire comme ses yeux et d’une taille mince. Sa silhouette trahissait son passé de petit rat de l’Opéra et une carrière de danseuse qu’elle avait vite abandonnée par goût de l’action. Détenant le grade de lieutenant au sein de la D.G.S.E., elle avait longtemps été chargée de missions dans les Caraïbes, secteur auquel le Vieux attachait une énorme importance en raison de la présence des possessions françaises des Antilles. Cependant, depuis les derniers exploits de Coplan (Voir Coplan aux trousses de la fugitive), auxquels elle avait participé, elle avait été rappelée à Paris pour des raisons de sécurité intérieure.
  
  Avec son humour coutumier, elle s’était, ce jour-là, déguisée en routarde hirsute, mal fagotée et faussement adipeuse, si bien que Coplan faillit ne pas la reconnaître.
  
  Elle se planta devant lui et adopta un accent cockney que n’aurait pas désavoué un chauffeur de taxi londonien :
  
  - Sauriez pas, gouverneur, m’indiquer où s’trouve l’Y.W.C.A. ?
  
  - Pour toi, incognito signifie se faire remarquer ?
  
  - Tu as perdu ta fantaisie, Francis ? reprocha-t-elle.
  
  Sa silhouette, ses traits, son allure générale étaient trompeurs car, avec art, elle savait se métamorphoser en blonde incendiaire, en femme fatale, en égérie pour loubards vicieux, en businesswoman raide et frigide ou en prostituée de bas étage. Sans jamais être démasquée. Le Vieux, qui admirait son talent, lui avait un jour décerné un formidable compliment :
  
  «- Si on lui demandait d’être cul-de-jatte, elle réussirait à escamoter ses jambes ! »
  
  Elle se changea dans les toilettes et ils gagnèrent le Park Sheraton. Le soir, ils dînèrent dans un restaurant français de Soho fréquenté par des artistes. Coplan lui expliqua ce qu’elle aurait à faire. Elle acquiesça et précisa ;
  
  - Le Vieux m’a remis le matériel.
  
  Le lendemain, elle téléphona à Sammy Zweig et lui exposa les raisons qui l’incitaient à solliciter un rendez-vous. Séduit par l’idée qu’elle lui soumettait, le champion accepta d’emblée de la rencontrer. L’après-midi, elle se présenta à l’appartement de la 86e Rue Est. Elle s’était vêtue avec une élégance de bon aloi et un chignon nouait sagement ses cheveux.
  
  Sammy Zweig fut favorablement impressionné. Séverine répéta la fable concoctée par Coplan :
  
  - Je suis une amie d’Irène Ducluzeau, actuellement en cure de sommeil en Suisse. Moi aussi je suis passionnée par les échecs. Avant qu’elle ne soit endormie, Irène m’a demandé de vous contacter. Elle voudrait mettre sur pied l’A.L.J.E., l’Association Libre des Joueurs d’Échecs, qui serait la rivale de la Fédération internationale et organiserait comme elle des compétitions et des championnats concurrents. Naturellement, les Russes en seraient exclus. Sinon, ces bandits monopoliseraient notre fondation.
  
  Un large sourire ravi éclaira le visage du New-Yorkais.
  
  - Bonne idée, approuva-t-il. Je déteste ces Russkoffs qui m’ont drogué pour que je perde le titre.
  
  - Irène le sait. C’est pourquoi elle m’a demandé d’intervenir auprès de vous. Évidemment, une proposition identique sera faite aux grands maîtres Van Zuylen, Hugues et Lundqvist, qui eux aussi ont eu à se plaindre des Russes et ont été injustement disqualifiés. Ainsi, l’embryon est déjà constitué. Vous, ces trois-là et Irène. Cinq champions. Le reste, Irène en est sûre, suivra. Personnellement, vous connaissez d’autres gens qui s’affilieraient ?
  
  Zweig réfléchit. Il y avait Karl Alan. Si seulement il pouvait le convaincre de participer à une compétition mondiale, même sous une fausse identité. Quel gâchis de voir ce champion demeurer dans l’ombre !
  
  - Je vais y réfléchir, répondit-il prudemment.
  
  Ils étudièrent le projet de long en large, puis Zweig proposa à Séverine de disputer une partie d’échecs.
  
  - Je vous accorde un handicap. Trois pièces. Un Fou, un Cavalier, une Tour. Les trois du même côté. Côté Roi. En outre, je vous laisse les Blancs.
  
  Séverine accepta. En réalité, comme le savait Coplan, elle n’avait rien d’une crack. C’est pourquoi il avait demandé au Vieux que Séverine apporte le matériel adéquat. Sur son buste, en plastron, Séverine avait plaqué une micro-caméra vidéo-son VHF, fonctionnant sur piles, dont l’objectif était l’un des boutons de son chemisier. Cette caméra transmettait son et images dans un rayon de plusieurs centaines de mètres. Embusqué dans sa Gran Fury rangée le long du trottoir de la 86' Rue, à deux pas de l’immeuble où résidait Zweig, Coplan recevait les images sur son moniteur et donnait ses instructions à Séverine par le biais du récepteur logé dans les branches d’une paire de lunettes qu’elle portait collées à ses tempes, la réception étant induite par conduction osseuse crânienne (Au lecteur averti qui serait intéressé par le matériel ultra-sophistiqué qu’utilise le héros de cette série, il est recommandé de lire Les Écoutes clandestines. Moyens et Contre-mesures, chez Infos A 1 International, BP 127, 75562 Paris Cedex 12, qui, dans ce domaine, diffuse d’autres publications consacrées à tout ce qui est insolite, et notamment des répertoires internationaux donnant les adresses complètes où se procurer toutes sortes de choses curieuses ou difficilement trouvables).
  
  Séverine se déplaça afin de faire face à l’échiquier que Zweig activa. Coplan put distinguer sa surface. Profitant du handicap, il décida d’attaquer à outrance. Mal lui en prit. Zweig était réellement un champion, ce dont, d’ailleurs, Coplan ne doutait pas. Quant à Séverine, elle obéissait mécaniquement.
  
  Malgré l’absence de trois pièces importantes, Zweig gagna avec panache, et grâce à une défense coriace et quelques coups brillants qui dénotaient la grande classe.
  
  - Bravo, félicita-t-il. Vous avez joué plus qu’honorablement. Naturellement, vous n’êtes pas grand maître, donc vous ne pouviez faire mieux.
  
  Il consulta sa montre-bracelet.
  
  - Dites-moi, j’attends un coup de fil important et, à mon grand regret, je suis obligé d’interrompre cette entrevue. Obligatoirement, nous sommes obligés de nous revoir. Quand cela est-il possible ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Kacem Ali Siddig était soucieux. Qui était ce type dont s’était entichée Isabel ? Certes, il connaissait ses tendances nympho-maniaques. Cependant, d’habitude, c’était l’affaire d’une nuit. Elle couchait avec quelqu’un et, le lendemain, le jetait. Fini. Pas là. Ce Francis Corvelle squattait la villa de Miami Beach. Heureusement, Carol Yeager l’avait alerté. Cette simple coucherie prenait des proportions gigantesques. Isabel était-elle amoureuse ? Il ne pouvait le supporter et était férocement jaloux, comme il l’avait toujours été. Il souffrait quand elle se donnait à quelqu’un d’autre mais savait que ce n’était qu’une passade qui ne durait pas. Dans le cas présent, les choses étaient différentes. La passade durait trop longtemps. Était-ce la stress du procès Arrozqui-Kotsaras qui en était l’explication ? Il ne le pensait pas. Dans le passé, Isabel avait défendu bien d’autres causes aussi stressantes, particulièrement à Tel-Aviv où les Israéliens la haïssaient parce qu’elle prenait parti pour les Palestiniens.
  
  Alors ? Il avait peur que la persistante hypothèse qui le rongeait soit la raison véritable. Elle était amoureuse d’un autre. Carol Yeager, qui était bien placée pour le savoir, pensait de même. Non, vraiment, il ne pouvait le supporter. Malgré sa nymphomanie, il aimait Isabel.
  
  Il marcha jusqu’à la fenêtre.
  
  Deux de ses hommes veillaient dans le patio où la fraîcheur était dispensée par une fontaine dont les gargouilles se terminaient sur une coquille de conque rose et bleus. Ces deux hommes étaient des Palestiniens purs et durs qui opéraient avec lui depuis des années. Comme lui, ils refusaient les prétendus accords de paix et rêvaient d’abattre le traître.
  
  Soudain, il eut une idée, se retourna et courut vers le poste téléphonique.
  
  
  
  
  
  Michael Demitryk sursauta. Il avait entendu un bruit suspect. Sur la table de nuit, il rafla son Colt 32, l’arma et bondit dans le couloir, le cœur battant. Dos collé au mur, il progressa, prêt à tirer. Le bruit provenait de la salle de bains, il en était sûr. De sa main libre, il tourna la poignée, poussa la porte et se rua à l’intérieur.
  
  Le gros rat fila dans la rigole et s’enfuit par le trou où s’écoulait le trop-plein d’eau du bac empli à ras bord.
  
  Un flot de jurons obscènes s’échappa de la bouche de Demitryk. Putain de pays où les maisons n’étaient pas dotées du sanitaire dernier cri. Dès le lendemain, il ferait poser une grille sur cette saloperie de putain de trou par lequel les rats venaient polluer la salle de bains.
  
  Il se posta devant le miroir et examina son visage écumant de rage. Il lui fallait se calmer. Ces émotions n’étaient pas bonnes pour le cœur. Il était même miraculeux que son cœur ait tenu le coup durant ces trente dernières années au cours desquelles il avait fui, persuadé qu’il était traqué. En fait, il possédait d’excellentes raisons de croire qu’il était traqué. Ses associés de la troisième équipe à Dallas étaient morts de façon suspecte. D’abord, Tim Schlesinger, aux Bahamas, en 1964. Égorgé à coups de rasoir. Robert Fitzpatrick, prétendument dévoré par un requin au large de Trinidad en 1966. Deux ans plus tard, le Cubain Antonio Barrientos mourait dans un accident de voiture à Guadalajara, au Mexique. Son cadavre était retrouvé derrière le volant alors qu’il n’avait jamais obtenu de permis de conduire et que, de toute façon, il avait peur de piloter un véhicule. Enfin, en 1972, au cours d’une plongée sous-marine d’agrément près des côtes des îles Vierges britanniques, Stuart Mac Pherson n’était pas remonté à la surface. Malencontreusement, les tuyaux d’arrivée de l’oxygène avaient été coupés par une main inconnue.
  
  Délicatement, il passa une main prudente sur les rides qui striaient son visage. Dans le fond, il ne pouvait blâmer les commanditaires. Ils avaient organisé l’assassinat d’un Président des États-Unis et probablement leur était-il impossible de laisser en vie les tueurs à gages. Alors, ils les liquidaient en douce, en laissant un intervalle raisonnable entre chaque meurtre. Sauf lui. Vraisemblablement parce qu’il avait pris des précautions extraordinaires depuis Dallas et que, astucieusement, il n’était jamais resté bien longtemps dans le même coin, sans cesse en mouvement, refusant de poser définitivement son sac. En outre, passer dans le camp de Kacem Ali Siddig lui avait sûrement sauvé la vie, sinon il aurait sans doute subi le sort de Schlesinger, de Barrientos, de Fitzpatrick et de Mac Pherson. Par nécessité, il avait été obligé de vendre ses services aux terroristes moyen-orientaux sans cependant avoir totale confiance en eux, et cela après qu’il eut épuisé la somme pourtant colossale que lui avaient payée les commanditaires de Dallas.
  
  Il tâta la peau sur le devant du crâne, là où avaient disparu les cheveux. A cinquante-six ans, il était loin d’être décati. Anxieux et angoissé, incontestablement.
  
  Il ouvrit le robinet et but une gorgée d’eau.
  
  Il allait se payer une pute, décida-t-il. Cette initiative détendrait ses nerfs à vif. La plus belle pute de la ville. Siddig lui avait versé vingt mille dollars en avance sur le prochain contrat, un truc énorme en Amérique du Sud. Il avait déjà écorné ce pactole en acquérant un large volet de fausses identités. Aujourd’hui, il verserait mille dollars à la call-girl et s’offrirait ainsi une nuit fantastique.
  
  De la salle de bains il entendit le téléphone sonner.
  
  
  
  
  
  — Je ne vous toucherai pas, promit Sammy Zweig. Je vous demande simplement de rester habillée mais d’accepter que je me masturbe devant vous. A la vérité, vous êtes si belle que vous m’excitez au plus haut point. Je serai franc, je n’éprouve nullement l’intention de coucher avec vous. En fait, depuis cette terrible épidémie du sida, je ne couche avec aucune femme. Trop dangereux. Sécurité oblige, il faut se cantonner dans la continence. Dans la décennie qui vient, la masturbation, tant décriée jusqu’ici, aura son heure de gloire. Tant pis pour la procréation. Hommes et femmes deviendront des adeptes de l’onanisme. Croyez-moi, je suis un pionnier.
  
  Il lut l’étonnement sur le visage de Séverine.
  
  - Je ne plaisante pas !
  
  - Je n’en doute pas, déclara-t-elle en jouant le jeu. Ainsi, vous souhaitez vous masturber devant moi parce que je vous plais ?
  
  - C’est la vérité.
  
  - Vraiment, je suis déroutée. C’est bien la première fois que m’arrive une telle aventure. Ou bien devrais-je dire mésaventure ?
  
  - Vous acceptez ?
  
  - A mon tour d’émettre une exigence.
  
  - Laquelle ?
  
  - J’accepte à condition que nous fumions un joint de tostarina, une drogue nouvelle.
  
  - Pourquoi pas ? Seulement, en réponse, je dois vous dire que je vais m’habiller en femme pour satisfaire un de mes fantasmes : être une lesbienne.
  
  Elle ne put s’empêcher d’éclater de rire.
  
  - J’ignorais que les échecs conduisaient à une telle licence de mœurs. Allez vous changer, je prépare les joints.
  
  Quand le champion revint, il avait le masque poudré comme un Pierrot lunaire, les cheveux gominés, des bas résilles aux trois quarts dissimulés par des cuissardes rouge et noir, les doigts allongés par des ongles de sorcière au vernis rouge sang.
  
  Séverine lui tendit son joint, un gros rouleau de papier contenant du tabac blond et un puissant somnifère. Elle fit claquer son briquet.
  
  - La tostarina, qu’est-ce que c’est ? questionna-t-il. Une nouvelle drogue, m’avez-vous dit ?
  
  - Inoffensive. En provenance du Brésil et fort utilisée par les Indiens Yanomamis. Vous savez, cette race d’aborigènes victime d’un génocide perpétré par les fazendeiros ( Grands propriétaires terriens) brésiliens.
  
  - Je ne suis pas familiarisé avec les problèmes du tiers-monde.
  
  - La tostarina aide ces pauvres gens à oublier le sort funeste qui leur est réservé, fabula-t-elle. Elle est hallucinogène et parfaitement indiquée dans un cas comme le vôtre. Vous aimeriez être une lesbienne. La tostarina vous entraînera sur des sentiers que vous n’avez jamais foulés. Et, réellement, vous vivrez votre fantasme. Vous comprenez le français ?
  
  - Je l’ai étudié à Yale.
  
  Elle se mit à déclamer :
  
  Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
  
  Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
  
  Caressent les fruits mûrs de leur nubilité...
  
  Il haussa des sourcils perplexes.
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Un poème de Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal.
  
  - Je me souviens, je l’ai disséqué à Yale. Je ne me rappelais pas qu’il y avait un poème sur Lesbos... sur... sur...
  
  Sa tête dodelinait, ses yeux clignotaient et ses lèvres bafouillaient sur les syllabes. D’un seul coup, il s’effondra sur le canapé. Séverine ramassa le joint dont le bout incandescent brûlait la moquette et l’écrasa dans le cendrier. Les pupilles de Zweig ne réagirent pas quand elle les effleura d’un doigt léger. Alors, elle passa un coup de fil à Coplan qui buvait une Schlitz dans un café viennois de la 86e Rue.
  
  Quand il l’eut rejointe, ils entreprirent de fouiller les lieux. Sur une étagère de la bibliothèque, coincée entre deux ouvrages consacrés aux échecs et datant du XIXème siècle, Coplan mit la main sur une grosse enveloppe de papier kraft postée à Managua, au Nicaragua. Elle contenait une vidéocassette et une courte missive signée Karl Alan :
  
  ... J’ai retrouvé cette cassette qui reproduit ton fameux match contre Ostropovitch en 1990. Tu l’as perdu. A mon avis, tu as manqué d’attention. Moi j’ai découvert la solution. Au trente-quatrième coup, si tu déplaces ton Fou blanc de H 5 à F 3 pour mettre la Reine en échec, tu gagnes la partie, car Ostropovitch n’a plus de défense. Essaie, tu me dires si j’ai raison.
  
  Karl Alan était le prénom qu’utilisait fréquemment Siddig, se souvint Coplan. Mêmes initiales que Kacem Ali et consonance plus occidentale. Il se rappela aussi ce que lui avait conté Jennifer Mulkin sur son expérience à Managua. Voilà qui devenait intéressant.
  
  Il poursuivit sa fouille, parallèlement à celle que menait Séverine. Cependant, ni l’un ni l’autre ne recueillirent d’autres éléments susceptibles de les conduire sur une piste. Pourtant, Coplan avait consciencieusement feuilleté le répertoire téléphonique et le carnet d’adresses du champion. Rien à Managua.
  
  Coplan alla examiner Zweig.
  
  - Il va bientôt se réveiller, souffla-t-il à Séverine. Je m’en vais. Reste ici. Quand il se réveillera, feins d’être comme lui dans le brouillard. Sois souple avec lui. Il nous faut garder le contact. Nous avons besoin de lui.
  
  - Souple signifie me soumettre à une dégoûtante séance de masturbation ?
  
  - S’il faut en passer par là, soumets-toi. Après tout, ce type émet des exigences saines. Il a tellement peur du sida que tu ne risques pas d’être contaminée. Tu me feras un rapport à Miami.
  
  - Tu retournes là-bas ?
  
  - Je suis obligé. Isabel tient à ce que je sois présent lors du verdict. Ce sera probablement un coup terrible pour elle. Arrozqui et Kotsaras seront condamnés, c’est certain. Je dois faire ce plaisir à Isabel. Pour nous, elle est aussi importante que Zweig.
  
  Ce dernier, justement, remuait sur le canapé. Coplan s’esquiva promptement.
  
  Zweig tomba à genoux sur la moquette en roulant des yeux effarés.
  
  - Qu’est-ce que j’ai eu ?
  
  - Vous êtes parti dans les vapes. Réaction normale quand on fume de la tostarina pour la première fois. Moi-même j’ai eu un coup de barre. Comment était le trip à Lesbos ?
  
  - Je ne me souviens pas y avoir voyagé. Je me sens vraiment mal.
  
  - Où est la salle de bains ?
  
  - Au fond du couloir.
  
  Séverine alla tremper dans l’eau une serviette, la tordit, revint et força le champion d’échecs à se rallonger sur le canapé, puis elle lui ceintura le front avec le linge mouillé.
  
  - Vous vous sentez mieux ?
  
  - Mieux. Je voudrais aussi du café fort et brûlant.
  
  Elle partit en confectionner dans la cuisine. Quand elle fut de retour, il soupira.
  
  - Je ne crois pas que je repiquerai à votre drogue. Je dois être allergique aux herbes amazoniennes.
  
  - A cause de votre nature hybride. C’est ce qu’affirment les Yanomamis. La tostarina ne réussit vraiment qu’aux mâles. Vous, vous tenez des deux sexes.
  
  - Et à vous qui êtes une femme, ça réussit ?
  
  Le téléphone sonna, ce qui évita à Séverine de répondre. D’une main hésitante, Zweig décrocha et, en entendant la voix de son correspondant, parut ressusciter.
  
  - Comment vas-tu ? Dis-moi, j’ai bien reçu ta cassette. Astucieuse, ta manœuvre, mais pas concluante. Si je bouge mon Fou blanc de H 5 à F 3 pour mettre en échec la Reine, Ostropovitch, au contraire de ce que tu penses, ne la déplace pas. Si je ne la prends pas, il conserve son excellente position. Si je commets l’erreur de la capturer, mon Fou est alors en E 4 et ce salaud de Russkoff contre-attaque avec son Cavalier en D 6 et, au coup suivant, pousse sa Tour en B 6, si bien que je suis cuit. Que dis-tu de cela ? Il faut éviter de jouer au plus fin avec Ostropovitch. En tout cas, je te remercie de ta suggestion, elle est partiellement pertinente.
  
  Un long silence s’établit. Séverine feignait de chercher du sucre pour le café. En réalité, elle ne perdait pas un mot de la conversation. Elle tressaillit quand Zweig lança :
  
  - Quel temps fait-il à Managua ? Ici, c’est le dégueulasse temps new-yorkais que tu connais.
  
  La communication en resta là et Zweig raccrocha.
  
  - Tout bien réfléchi, déclara-t-il, l’air las, remettons à une autre fois ma séance de masturbation, car je suis vraiment crevé, mais bien sûr, on se reverra.
  
  Soulagée, Séverine ne demanda pas son reste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Carol Yeager avait passé la nuit dans la villa car, en compagnie d’Isabel, elle avait veillé tard afin de mettre au point leurs arguments de procédure en vue d’un appel au cas où les choses tourneraient vraiment mal à l’issue du procès. Elle et Isabel étaient vraiment optimistes autour de la table du breakfast.
  
  - Cinq ans pour Juan et trois ans pour Jade, pronostiqua la première. Comme l’un et l’autre n’ont jamais subi de condamnations et que, par conséquent, ils sont primaires, je les vois très vite sortir en libération conditionnelle. Dans huit mois pour Juan, dans six mois pour Jade.
  
  - Je suis du même avis, acquiesça Isabel. De plus, nous récupérons les deux millions de dollars de caution, ce qui nous permettra de nous faire verser nos arriérés d’honoraires.
  
  Elle avait les yeux soulignés par de gros cernes bleuâtres, séquelles de la fantastique nuit d’amour passée dans les bras de Coplan et, à la manière indolente dont elle tartinait de beurre et de confiture ses toasts, on devinait que le sommeil lui avait été compté et que, sans l’échéance fatale du verdict, elle aurait volontiers replongé dans les bras de Morphée.
  
  Coplan se refusait à jouer les rabat-joie. Néanmoins, il ne put s’empêcher de remarquer :
  
  - Juan et Jade sont quand même responsables de la mort de cette Amanda Umbertini, si bien que les jurés vont sans doute recommander une peine plus sévère que cinq ans et trois ans.
  
  - C’était une débauchée ! protestèrent-elles en un chœur parfait. Elle est morte d’un arrêt cardiaque. Pas étonnant, avec la vie qu’elle menait !
  
  - Son cœur ressemblait à un artichaut dont on a retiré les feuilles, ajouta Isabel.
  
  Devant ce front commun et sans failles, Coplan se le tint pour dit.
  
  Dans la Lincoln Continental de Carol Yeager, ils partirent tous les trois pour prendre au passage Juan Arrozqui et Jade Kotsaras qui avaient choisi pendant la durée du procès de résider au Fontainebleau, un de ces hôtels à la façade cinématographique qui s’alignaient entre la plage et Collins Avenue, palaces aux entrées majestueuses et halls opulents, dans une débauche de vert délavé, de rose bonbon et de lilas vif. Quant à la clientèle, elle venait de tous les coins des États-Unis, atteignait le crépuscule de la vie et circulait en pantalons à carreaux, en polos hawaïens, en casquettes multicolores et en minijupes qui, sans complexes, démasquaient des jambes variqueuses.
  
  Sans doute en prévision du destin qui les attendait dans une prison où l’alcool était prohibé, Juan Arrozqui et sa complice dégustaient avec componction un « Rum Runner », mélange explosif dans lequel entraient rhum, cognac et liqueur de banane baignant dans la glace pilée à la fraise.
  
  - Dans quelques mois vous serez dehors, consola Isabel lorsque tous les cinq s’engouffrèrent dans la Lincoln. Bien sûr, au début, vous souffrirez un peu, mais nous nous arrangerons, Carol et moi, pour bakchicher le personnel pénitentiaire. C’est monnaie courante en Floride. Ainsi, vous aurez une cellule individuelle et serez dispensés du travail obligatoire. Je ne vous vois ni l’un ni l’autre être astreints à fabriquer des émouchettes.
  
  Par l’autoroute urbaine Mac Arthur Causeway, ils quittèrent Miami Beach et rejoignirent Miami. Une foule de curieux, de journalistes, de photographes, de cameramen de la télévision les attendait sur les marches du palais de justice.
  
  Il y eut une belle bousculade quand ils débarquèrent de la Lincoln. A parts égales, la foule des curieux comptait des admirateurs et des adversaires, si bien que dans le tumulte se mélangeaient les applaudissements, les cris d’encouragement, les huées et les invectives. Seuls restaient parfaitement froids et calmes ceux qui étaient là pour des raisons professionnelles, journalistes, photographes et cameramen qui opéraient sans mot dire. Quant au service d’ordre, plutôt réduit, il paraissait débordé par une manifestation qu’il n’avait pas prévue.
  
  Un poing jaillit par-dessus une épaule et Juan Arrozqui fut propulsé en avant. Dans le mouvement, il heurta violemment Coplan qui, déséquilibré, mit un genou à terre.
  
  La balle percuta la nuque d’Arrozqui qui fut catapulté sur les marches en renversant sur le dos un des policiers du service d’ordre. Coplan vit le sang qui inondait le superbe costume bleu ciel du milliardaire et comprit sur-le-champ. Sans désemparer, il boula en avant, agrippa les jambes d’Isabel et la fit tomber en amortissant sa chute dans ses bras. Puis il agit de même avec Jade Kotsaras et Carol Yeager.
  
  - Restez couchées, ordonna-t-il rudement, et croisez vos bras sur la nuque !
  
  Autour d’eux régnait une incroyable panique. Les gens partaient en tous sens. Sauf les photographes et les cameramen qui, impavides, saisissant la chance de leur vie, enregistraient la scène, l’œil brillant de convoitise. Et sauf, également, les policiers qui, l’arme braquée à deux mains, tentaient de deviner d’où était parti le projectile.
  
  
  
  Michael Demitryk réprima un mouvement de rage. Perdait-il la main ? Comme à Dallas, il s’était embusqué au sommet de l’immeuble, à l’exception que, ici, il ne s’agissait pas du Dal-Tex Building mais d’un hôtel situé face au palais de justice. En main, il avait un fusil sophistiqué. Un SIG 510-4. Poids 4 kilos, longueur 1 mètre, équipé d’un bipied et d’une lunette de tir de marque Redfield, une lunette à prisme, étanche, emplie d’azote pour éviter la condensation interne et résistant au coup de bélier que provoque le départ d’une balle de forte puissance. Au fusil étaient ajoutés un réducteur de recul et une double détente pour améliorer la précision du tir en allégeant le départ du coup. Pour terminer, un modérateur de son de marque Diskret.
  
  Et pourquoi une manœuvre aussi bien réglée avait-elle foiré ? Certes, la faute en incombait à cette insensée bousculade qui avait fait chuter sa cible sur les genoux. Récidiver ? Introduire une seconde cartouche ? Trop dangereux. D’abord, il ne voyait plus son objectif à cause de cette foule en panique. Ensuite, il lui fallait quitter les lieux au plus vite. A n’importe quel moment, l’hôtel risquait d’être cerné. Il avait échappé aux commanditaires de Dallas, ce n’était pas pour tomber entre des mains policières.
  
  Coplan analysait la situation. La meilleure chance résidait dans la fuite à l’intérieur du palais de justice. Aussi conféra-t-il avec les trois femmes :
  
  - Foncez vers l’entrée du hall, vous n’avez qu’une quinzaine de mètres à parcourir. Gardez le dos courbé et courez en zigzags. Enlever vos chaussures, ainsi vous ne risquerez pas de trébucher.
  
  Transies de peur, elles lui obéirent. Il les suivit. Dans le hall, ils butèrent contre le juge qui, venant d’apprendre la nouvelle, ne savait quelle conduite tenir.
  
  - Je réclame un report du procès, s’enflamma Isabel. Un de mes deux clients est mort assassiné. Avant de poursuivre les débats, il convient de mener une enquête !
  
  - Les débats sont terminés, fît remarquer le juge. Aujourd’hui, c’est simplement le prononcé du verdict.
  
  - Je m’en moque ! s’emporta Isabel. J’exige un report de l’audience jusqu’à ce que l’enquête policière ait élucidé cette affaire.
  
  Pendant qu’elle s’escrimait avec le magistrat, Coplan réfléchissait. Très clairement, il revoyait la séquence des événements. Arrozqui se tenait sur sa gauche. Un mouvement de foule, ou un coup de poing, Coplan avait mal distingué, l’avait projeté vers lui. Coplan avait perdu l’équilibre et chuté sur un genou sur la marche. L’espace ainsi libéré qu’il aurait dû franchir avait en fait été occupé par Arrozqui à l’instant fatal où sifflait la balle. Pas de doute à ce sujet. La synchronisation était parfaite.
  
  Discrètement, il s’écarta et alla s’embusquer à l’entrée sans, cependant, sortir sur le porche. Des renforts de police étaient arrivés. Une équipe de détectives cernait le cadavre du milliardaire. Si la foule s’était dispersée, les journalistes, les photographes et les cameramen étaient demeurés sur place. Des policiers installaient des barrières métalliques pour les éloigner. D’autres policiers investissaient les immeubles et l’hôtel qui faisaient face au palais de justice.
  
  A quelques mètres, un shérif adjoint du comté de Dade dialoguait avec un policier en civil qui prenait des notes.
  
  - J’ai vu le tireur, racontait l’homme en uniforme. En fait, juste une silhouette. Il était posté sur le toit de l’hôtel, là juste devant vous. J’ai vu aussi le flingue, un long truc. Le type a disparu aussi rapidement qu’il était venu.
  
  - Vous êtes sûr ? questionna le détective avec un brin de scepticisme.
  
  - Comme je vous le dis.
  
  - Vous seriez capable de l’identifier ?
  
  - A cette distance ? En plus, il portait un chapeau rabattu sur le front.
  
  Coplan avait dressé l’oreille, mais le policier en civil s’aperçut de l’intérêt qu’il leur portait et entraîna le shérif adjoint à l’écart. L’instant d’après, il alertait par talkie-walkie ses supérieurs hiérarchiques et la vague des policiers afflua vers l’hôtel.
  
  Était-ce lui ou Arrozqui qui était visé ? s’interrogea Coplan. Son regard se portait sur le toit de l’hôtel, un endroit idéal pour une embuscade de ce genre. Deux hypothèses à considérer. D’abord, pour choisir cet emplacement et cette distance, le tireur était sûr de lui, donc un professionnel, ce qui excluait la maladresse. Par conséquent, son timing était parfait et c’était Arrozqui qui était visé, ou il était imparfait par suite du brutal mouvement sur sa droite qu’avait opéré le milliardaire en bousculant Coplan et en prenant sa place sur la marche, et c’était Coplan qui était la cible du tueur.
  
  Son intuition disait à Coplan que c’était cette seconde hypothèse qui était la bonne.
  
  Mais pourquoi n’avait-il pas récidivé ?
  
  D’abord, parce que Coplan était à plat ventre et que la foule paniquée le dissimulait au regard du tireur. Ensuite, parce que s’il s’agissait d’un professionnel, il n’utilisait pas un fusil automatique, bien trop aléatoire dans les conditions qui étaient les siennes, mais un fusil à répétition, en introduisant ses cartouches une par une.
  
  Coplan réintégra le hall en secouant la tête. Oui, il était sur la bonne voie. Mais pourquoi voulait-on le tuer, s’il était dans le vrai ?
  
  Dans la salle d’audience, le juge consentit à la requête formulée par la défense et accorda le report du verdict à une date ultérieure qu’il ne fixa pas, en ordonnant une enquête complémentaire sur le meurtre de l’un des co-inculpés. Enfin, dans le but de préserver Jade Kotsaras d’un sort identique à celui de Juan Arrozqui, il révoqua la liberté provisoire dont elle bénéficiait et décréta qu’elle serait sur-le-champ incarcérée à la prison du comté de Dade et que la caution lui serait remboursée, décision qui amena un sourire de contentement sur les lèvres de Carol Yeager et d’Isabel qui attendaient leurs arriérés d’honoraires.
  
  Les shérifs adjoints emmenèrent aussitôt une Jade Kotsaras toute pâle à l’idée de connaître la prison.
  
  Dans les éditions du soir du Miami News et du Miami Herald, la thèse qui emportait l’adhésion était celle d’un assassinat perpétré par la Mafia et Isabel n’apprécia pas du tout.
  
  - Comment un milliardaire pourrait-il faire l’objet d’un contrat commandité par la Mafia ? objecta-t-elle.
  
  - Il était cubain. Pourquoi ne s’agirait-il pas de la Mafia cubaine et non sicilienne ? renvoya Coplan.
  
  - Pertinent, approuva Carol Yeager.
  
  - Si ce n’est pas la Mafia, qui aurait voulu le tuer ? plaida Coplan pour brouiller les pistes. Les Cubains doivent patronner un réseau international de call-girls et les révélations du procès n’arrangent pas leurs affaires. Alors, ils passent un coup d’éponge. Arrozqui devait savoir des tas de choses. On lui ferme la bouche et ainsi on coupe le fil conducteur, procédé bien connu.
  
  - En tout cas, décida Isabel, moi je retourne à Londres. Mon appartement de Chelsea doit se mourir sans moi. De plus, j’aurai l’impression de me sentir plus en sécurité. Francis, tu m’accompagnes ?
  
  - Pas tout de suite mais, promis, je te rejoins bientôt.
  
  Il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud. La police avait interrogé le personnel de l’hôtel qui faisait face au palais de justice. Coplan prit le relais et distribua de généreux pourboires qui ne lui rapportèrent aucune information exploitable. Personne n’avait remarqué l’homme au chapeau et au fusil. Un vrai professionnel, se convainquit-il.
  
  Il s’enferma dans une cabine au fond du hall et adapta son codeur-décodeur sur le combiné téléphonique. Dans sa citadelle du boulevard Mortier à Paris, le Vieux maintenait un appareil identique sur la ligne spécialement réservée à son agent. Coplan lui rendit compte :
  
  - Isabel Shugerman retourne à Londres. Je pense qu’il faut envoyer quelqu’un de subtil à Cheyne Walk. Lozac’h ne suffira pas à la tâche.
  
  - D’accord. Séverine Dejean à New York ?
  
  - J’ai besoin d’elle au Nicaragua.
  
  - Au Nicaragua ?
  
  - J’ai l’impression que Siddig s’y trouve.
  
  Il lui relata l’épisode de la cassette vidéo et la conversation téléphonique que Séverine avait surprise entre Zweig et son mystérieux correspondant, passionné d’échecs, qui résidait à Managua et utilisait le prénom de Karl Alan, celui de Kacem Ali Siddig.
  
  - Vous laissez Zweig seul sans surveillance à New York?
  
  - Pour peu de jours. Et puis, je manque de personnel.
  
  - Alors, laissez Séverine Dejean à New York. Je vous expédie à Managua Florence Arnould. Vous la connaissez déjà. Rendez-vous avec elle après-demain chez Joaquin Galvaredo.
  
  Ce dernier était un honorable correspondant de la D.G.S.E. dans la capitale nicaraguayenne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Joaquin Galvaredo habitait une maison modeste qui avait échappé au séisme de 1972 succédant à celui de 1931. Des palmiers aux troncs replets la ceinturaient en veillant sur les hibiscus, les frangipaniers et un parterre d’orchidées. Aux animaux empaillés qui peuplaient le salon, lynx et pumas capturés dans la mangrove au pied des montagnes du centre et du nord du pays, on devinait le passionné de la chasse, comme en témoignaient les fusils accrochés au râtelier.
  
  L’homme trompait son monde. Frêle et petit de taille, d’aspect fragile, il semblait voué à une vie paisible alors qu’une existence aventureuse avait été celle qu’il avait choisie dès son plus jeune âge.
  
  Pour le moment, devant des pinas coladas, du jus d’ananas largement imbibé de rhum, il se livrait, pour l’édification de Coplan, à un cours documenté sur les conditions qui prévalaient dans son pays natal :
  
  - Les Sandinistes ont conduit le pays à la déroute financière et économique et le gouvernement dit démocratique qui leur a succédé, c’est le cautère sur la jambe de bois. Désordre, confusion, copinages politiques, revendications agraires, chômage, inflation galopante, bref, tout le monde se plaint. Ce n’est pas parce qu’une femme a été élue président de la République que les problèmes se résolvent d’autant. Je n’ai pas évoqué la guerre civile. L’opposition de droite, les contras rebaptisés recontras, ont repris les armes contre les Sandinistes que l’on appelle recompas. Les uniformes et les armes sont identiques à l’exception des coiffures. Les recontras portent le béret vert des Spécial Forces américaines, tandis que les recompas affectionnent la casquette rouge et noire adoptée traditionnellement par les Sandinistes. Je vous fournis le renseignement car vous pouvez en avoir besoin. Ne vous méprenez pas, c’est une question de vie ou de mort dans ce pays. Un faux pas et c’est le peloton d’exécution.
  
  Sans l’interrompre, Coplan le laissait discourir, se contentant de siroter son pina colada tout en mémorisant les précieuses informations que ses oreilles recueillaient.
  
  Enfin, Florence Arnould débarqua de la Chrysler qu’elle avait louée à l’aéroport. Comme Séverine Dejean, elle était agent Alpha actuellement en disponibilité et arrivait tout droit de Paris. Assimilée au grade de capitaine, elle était tenue en très haute estime par le Vieux. Une de ses plus grandes réussites avait été de filmer dans une position compromettante, en compagnie d’un bel éphèbe jamaïcain, l’un des membres les plus influents du gouvernement britannique. Discrètement glissés dans la superbe serviette en cuir de Russie et de marque Louis Vuitton de l’imprudent politicien, les clichés avaient permis à la France d’échapper au diktat du Royaume-Uni sur la politique agricole de l’Europe des Douze. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, elle avait, la même année, dérobé dans un ranch californien un chapitre du manuscrit que rédigeait un ancien Président des États-Unis, dans lequel était sérieusement égratignée la politique française dans une de ses anciennes colonies africaines.
  
  Pour éviter l’incident diplomatique, Washington avait dû mettre la pédale douce dans ses positions à l’égard du GATT au cours des négociations de l’Uruguay Round.
  
  A cause de la saison des pluies, de juin à octobre, la température avait fraîchi sans descendre pourtant au-dessous de 25 degrés Celsius. Aussi Florence portait-elle un léger polo noir signé Pierre Cardin sur une jupe en toile safran qui mettait en valeur ses longues jambes finement ciselées. La ceinture rouge serrait une taille de guêpe en rehaussant le buste altier de la fracassante silhouette. La peau blanche du cou et des bras paraissait presque crayeuse à côté du coton noir comme de l’ébène et du bracelet mexicain couleur rubis qui pendait à son poignet. Elle donnait l’impression de posséder une maturité au-dessus de son âge, soulignée par un charme naturel et une sensualité contrôlée, mais que tempéraient le glacé du regard clair et la coupe sévère des cheveux blonds.
  
  - Ravie de te revoir, Francis, fit-elle d’une voix chaude et grave.
  
  Elle entra et Galvaredo lui servit un pina colada dans lequel il n’avait pas, contrairement à son habitude, exagéré la dose de rhum.
  
  Quand ils eurent sacrifié au rituel, Coplan exposa ses désirs :
  
  - Nous allons nous partager le travail et prospecter les marchands de jeux vidéo. Nous sommes à la recherche d’un client qui aurait fait l’acquisition d’un jeu très récent, le Dynamitero. Parallèlement, et c’est la tâche qui vous incombera, Joaquin, nous tentons de mettre la main sur une entreprise qui a installé un gigantesque échiquier électronique chez un particulier. Ce devrait être facile. Les amateurs ne doivent pas courir les rues.
  
  Le Nicaraguayen hocha gravement la tête.
  
  - Je m’en charge.
  
  - Découvrez les noms et adresses.
  
  Coplan se leva et fit signe à Florence. Ils quittèrent la maison de l’honorable correspondant et, dans sa Nissan Stanza de location, Coplan gagna l’hôtel Intercontinental dans la Calle Octava, suivi par Florence dans sa Chrysler.
  
  Dans la chambre qu’il avait réservée pour la jeune femme, celle-ci se laissa tomber dans un fauteuil et, de sa belle voix grave et chaude, déclara :
  
  - Tu me mets au courant de la mission ? Le Vieux a refusé de m’en toucher un mot.
  
  Coplan s’y employa et elle sourit après l’avoir écouté.
  
  - Plutôt excitant, non ?
  
  
  
  Le lendemain, en se fiant à la liste fournie par Joaquin Galvaredo, ils étaient à pied d’œuvre. Une journée leur suffit pour faire le tour des cinq commerçants spécialisés que comptait la capitale. Neuf Dynamitero avaient été vendus depuis que la société américaine qui les fabriquait les avait mis sur le marché au Nicaragua trois mois plus tôt. Quatre avaient été acquis par des ministres et trois par des généraux. Les intéressés avaient déclaré les destiner à leurs enfants. Les deux derniers n’avaient rien dit de tel. Soigneusement, Coplan releva les noms et les adresses.
  
  Le soir, Joaquin Galvaredo lui rendit compte :
  
  - Chou blanc, je n’ai rien trouvé.
  
  
  
  
  
  Le jour suivant, Florence se rendit à la première des deux adresses qui n’étaient ni celles de ministres ni des généraux. Sa Chrysler précédait de cent mètres la Nissan Stanza pilotée par Coplan. Avant leur départ, il lui avait longuement décrit le physique de Siddig en concluant :
  
  « - Une femme suscite moins la méfiance. Tu seras le loup dans la bergerie. »
  
  La maison était pimpante et presque neuve, sans doute construite dans la décennie qui avait suivi le terrible tremblement de terre de 1972. L’architecte avait recouru au style hispano-mauresque qui caractérisait le goût des Espagnols au cours de leur expansion coloniale dans leurs possessions d’Amérique.
  
  Florence entra. Garé le long du trottoir, Coplan resta à l’intérieur du véhicule, en chouffe (Terme d’origine arabe en usage à la D.G.S.E. ou dans la police et désignant une surveillance), comme on disait à la Piscine.
  
  Florence fut surprise quand elle fut accueillie par deux Anglaises qui ressemblaient aux vieilles folles d'Arsenic et vieilles dentelles, le merveilleux film de Frank Capra. Petites souris grises, minaudant comme un personnage d’Agatha Christie en quête de thé et de gâteaux secs, coquettes comme une Baby Doll sur le retour qui se refuse à déhotter, elles paraissaient ravies de cette visite impromptue.
  
  - Je suis employée par la Vorlitzer Manufacturer qui a fabriqué votre Dynamitero, débita l’agent Alpha. Nous voudrions savoir si vous êtes satisfaites de notre produit.
  
  En réalité, Florence n’éprouvait qu’une envie, quitter les lieux, maintenant qu’elle réalisait avoir frappé à la mauvaise porte. C’était compter sans l’insupportable bavardage de ces deux excentriques.
  
  - Nous avons vécu une vie si terne, attaqua la première, alors que nous appartenons à une famille de militaires qui ont connu l’apogée de l’Empire britannique et...
  
  - Ce jouet magnifique, votre Dynamitero, interrompit l’autre, nous aide à combler notre frustration. Ainsi, pouvons-nous entrer dans la peau d’un Rambo...
  
  - Ou d’un Exterminator, reprit la première, et détruire l’ennemi qui nous a volé cette fabuleuse architecture qu’était l’Empire britannique sur lequel le soleil ne se couchait jamais et que baignaient tous les océans et les...
  
  - Nous faisons sauter des ponts, des barrages, des aéroports, des casemates, des...
  
  - En somme, vous êtes satisfaites de notre produit ? coupa précipitamment Florence en retraitant vers la porte.
  
  - Un seul regret, se lamenta la première qui tentait désespérément de la retenir par le bras, il n’y a pas de sang du tout !
  
  - Les victimes ne saignent-elles pas, à la Vorlitzer Manufacturer ? se plaignit la seconde.
  
  - Nous y penserons ! lança Florence en retrouvant le portail.
  
  Elle marcha jusqu’à la Nissan et Coplan baissa sa vitre.
  
  - Il nous reste la dernière adresse, l’informa-t-elle. Ici, il n’y a que deux vieilles folles qui regrettent les majors à grosses moustaches de l’Armée des Indes.
  
  Enfermée dans un bosquet tropical frangé de sable rose, la somptueuse villa se dressait à l’écart des faubourgs résidentiels. Florence admira les bougainvillées et les hibiscus, ainsi que la curieuse façade turquoise de la demeure et sonna. Elle avait à peine retiré son index que les lourds vantaux s’écartèrent pour livrer passage à une Mercedes qui freina sec. Un sourire radieux perché sur ses lèvres, Florence s’avança. Dans la Nissan, Coplan s’empara de ses jumelles et les braqua sur la voiture. Les battements de son cœur s’accélérèrent. Sur le siège passager, il avait reconnu Kacem Ali Siddig. A son côté, derrière le volant, un homme au visage dur et émacié.
  
  Florence aussi avait reconnu leur cible. Sans émotion, elle débita son petit boniment.
  
  - Je suis très satisfait de votre Dynamitero, répondit brièvement Siddig, peu soucieux de s’épancher. Merci de vous être dérangée.
  
  La Mercedes roula jusqu’à la chaussée et, derrière elle, les vantaux se refermèrent en un long chuintement. A pas comptés, Florence retourna à la Chrysler. La Mercedes tourna le coin de la rue et Coplan la suivit, imité à bonne distance par Florence.
  
  Siddig et son compagnon se rendirent à l’hôtel Intercontinental où ils garèrent leur voiture au parking et allèrent s’installer au bar.
  
  - Que fait-on maintenant ? s’inquiéta Florence. Les choses évoluent dans un sens qui nous est favorable. En réalité, c’est bien la première fois que j’arrive dans un pays et que la situation se dénoue aussi rapidement !
  
  - Elle n’est pas dénouée, doucha Coplan.
  
  - Tu as un plan ?
  
  - J’en ai un.
  
  Il le lui exposa.
  
  - Pas mal, reconnut-elle.
  
  - Pour le moment, séparons-nous pour réintégrer l’hôtel. Toi tu es repérée.
  
  - D’accord. Qui c’était l’autre type, celui qui pilotait la Mercedes ?
  
  - Je l’ignore.
  
  Coplan accorda à Florence un temps d’avance et ils entrèrent dans le hall à la suite d’un groupe de touristes américaines aux cheveux teints en violet et aux voix cacardantes. Le portier les salua avec gravité comme s’il avait deviné qu’ils n’appartenaient pas au troupeau débarqué du charter.
  
  Coplan se dirigea vers la cabine téléphonique. Compte tenu du décalage horaire, il était dix-huit heures à Paris. Le Vieux s’autorisait un moment de répit dans son horaire démentiel et sirotait un moka agréablement parfumé. Il décrocha et Coplan lui rendit compte.
  
  - Bravo, félicita-t-il. Seulement, comment allez-vous le capturer ?
  
  - J’ai mis un plan au point avec le concours de Galvaredo.
  
  - Il sera à la hauteur ?
  
  - C’est une question de choix. Sinon, vous seriez obligé de m’expédier une équipe Action. En prenant en considération les délais de route, nous risquerions de perdre un temps précieux, et qui peut nous assurer que notre homme ne nous filerait pas entre les doigts ?
  
  - On ne sait jamais. Je vous envoie quand même une équipe Action. Elle sera commandée par le lieutenant Delaroche. Rendez-vous à votre hôtel. Il aura les instructions relatives à l’exfiltration de la cible. Son I.F. sera Delahaye. Combien voulez-vous d’hommes dans son équipe ?
  
  - Quatre sera suffisant. Je préférerais une exfiltration par hélico à travers le lac de Nicaragua en direction de la côte atlantique du Costa Rica, avec récupération à bord d’un navire en provenance de nos Antilles. L’hélico, je m’en charge. Je peux compter sur la récupération en mer dans le golfe des Moustiques ?
  
  - Je m’en occupe. Delaroche aura les codes radio.
  
  Au moment où Coplan raccrochait, une balle fit exploser la paroi vitrée de la cabine et le projectile frôla la nuque de Coplan, en même temps que des échardes de verre se fichaient dans son veston.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  D’un coup de pied, Coplan ouvrit la porte et s’aplatit sur le ventre en regrettant de ne pas être armé. A peine était-il dans cette position qu’il vit courir dans sa direction un homme vêtu d’un treillis militaire vert olive, coiffé d’une casquette rouge et noire, chaussé de bottes de saut et armé d’une Uzi.
  
  Coplan se raidit et réprima le long frisson glacé qui zigzaguait entre ses omoplates.
  
  - C’est une regrettable erreur, señor, cria le nouveau venu pendant qu’il approchait. Par inadvertance, un de mes hommes a appuyé sur la détente de son fusil. Veuillez accepter mes plus humbles excuses.
  
  Coplan respira, soulagé, tout en se demandant à quoi rimait cette histoire. Il se remit debout en secouant les échardes de verre.
  
  - Que se passe-t-il ? questionna-t-il.
  
  - Un léger contretemps dans le programme que vous avez certainement établi. Veuillez retourner dans le hall, je vous prie.
  
  Des soldats rassemblaient les clients de l’hôtel. Coplan repéra Siddig, le pilote de la Mercedes et Florence. Les uniformes et la casquette noire et rouge étaient ceux de l’officier qui s’était adressé à Coplan. La casquette noire et rouge ne trompait pas. Des recompas sandinistes, analysa Coplan.
  
  Quelle était la raison de leur présence ?
  
  Avec virulence, les clients de l’hôtel protestaient bien que, pour être objectif, ils ne soient nullement malmenés. Au contraire, les soldats agissaient avec courtoisie et patience. Les Américaines aux cheveux violets s’étaient regroupées en cercle et opposaient un front commun en réclamant leur ambassadeur. Coiffé d’un curieux chapeau tyrolien parfaitement incongru dans ce pays, bâti en hercule, un Germain ne bougeait pas d’un pouce en sirotant le contenu de son verre de schnaps qu’il avait rapporté du bar. Fascinés par les armes, des gosses béaient d’admiration. Une femme s’était évanouie et son mari écartait ses voisins pour ménager un espace dans lequel elle puisse respirer pendant qu’une autre femme administrait des tapes légères sur les joues livides. De son côté, Florence décochait des regards furtifs en direction de Coplan comme pour solliciter des instructions sur la marche à suivre. Quant à Kacem Ali Siddig et son compagnon, ils conservaient un visage impassible sans témoigner d’aucune émotion. Visiblement, ils attendaient la suite des événements.
  
  Quand l’officier fut satisfait, il monta sur une table au dessus en marbre et, dans un excellent anglais, s’adressa à l’assistance :
  
  - Je suis le comandante Ernesto Garcia Vasquez, chef d’une unité de la garde sandiniste. Vous avez tous entendu parler des Sandinistes. Il y a quinze ans, nous avons libéré notre pays de l’infâme dictature du sinistre pantin aux ordres de la C.I.A. Anastasio Somoza et, depuis, nous avons instauré dans le pays un régime démocratique avec, pour tâche essentielle, la lutte contre la misère et pour la justice sociale. Malheureusement, les puissants intérêts américains, alliés à leurs complices de l’O.N.U., ont sans cesse saboté nos efforts et ont imposé un partage du pouvoir avec nos ennemis mortels, les contras, d’affreux mercenaires aux ordres de Washington. Aujourd’hui, ces contras, rebaptisés recontras, ont pris en otages dix-neuf membres du gouvernement en exigeant que les ministres sandinistes démissionnent sur-le-champ. Nous avons décidé de riposter afin d’alerter l’opinion publique internationale. C’est pourquoi, à votre tour, vous êtes pris en otages. Je vous demande instamment d’accepter cette situation. Il ne vous sera fait aucun mal. En contrepartie, vous devrez obéir à nos ordres et ne tenter aucune évasion. Mes hommes ont ordre de tirer sur les récalcitrants. De tout mon cœur, j’espère que, devant notre initiative, les recontras libéreront nos amis, sinon nous devrons exercer des représailles sur vos personnes et, dans cette éventualité, les instances internationales devront bouger et amener à résipiscence les fascistes qui, au mépris des règles démocratiques, gardent prisonnier le gouvernement légitime de ce pays. Pour le moment, voici mes premières instructions. Que ceux et celles qui résident dans cet hôtel regagnent leurs chambres. Les autres resteront ici dans le hall. Exécution immédiate !
  
  C’est alors que Coplan vit se poser sur lui les yeux du pilote de la Mercedes. Le regard, d’abord étonné, se fit dur et pénétrant, puis les sourcils se froncèrent et l’homme donna un coup de coude à Siddig et lui parla à l’oreille. Le terroriste international braqua son regard sur Coplan qui tourna légèrement la tête mais n’en lut pas moins une haine incoercible dans les yeux noirs qui brillaient comme ceux d’un serpent.
  
  Coplan fut surpris. Comment Siddig savait-il qu’il était sur sa trace ? Non seulement lui, mais aussi son compagnon ? Brusquement, lui revint à l’esprit la tentative de meurtre à Miami. Ces hommes y étaient-ils mêlés ? Dans ce cas, comment Siddig avait-il appris qu’il le pistait ? Une trahison ? Mais qui ? Personne n’était au courant.
  
  Il rebroussa chemin et fendit la foule pour rejoindre la cabine téléphonique à l’extrémité de la rangée sur laquelle n’avaient pas vue les recompas. Il envisageait de rendre compte au Vieux et d’alerter Joaquin Galvaredo sur ces derniers développements. Il décrocha mais constata que la tonalité était absente. Malgré ses efforts répétés, il n’eut pas plus de succès dans les minutes qui suivirent.
  
  Les recompas avaient coupé le téléphone.
  
  Il remonta dans sa chambre où bientôt le rejoignit Florence qu’il mit au courant. Ensemble ils se postèrent près de la fenêtre. L’hôtel était cerné par les soldats qui avaient installé des chars d’assaut dont les canons et les mitrailleuses étaient braqués sur le bâtiment.
  
  - Nous sommes pris au piège, ragea la jeune femme.
  
  - Il en est de même pour Siddig.
  
  - Oui, mais nous nous n’avons rien à attendre de bon de ces communisto-sandinistes. Tu as entendu ce discours ? Tous les poncifs de la dialectique marxiste ! Je croyais écouter Fidel Castro !
  
  Un peu nerveux, Coplan alluma une des Gitanes emportées de Miami, tira une longue bouffée et se sentit mieux. Florence en prit une dans le paquet et fit claquer son briquet.
  
  - Que fait-on ?
  
  - Tu as déjà rencontré Siddig et son compagnon. Retourne dans le hall et essaie de lier conversation avec eux. Joue de ton charme naturel. Il est possible que tu apprennes quelque chose. Encore une fois, toi et moi nous ne nous connaissons pas.
  
  Kacem Ali Siddig se glissa jusqu’au comandante.
  
  - Je suis un ami personnel du vice-président Julio Sandoval Castillo. Il vous est facile de vérifier. Je sollicite donc ma libération ainsi que celle de mon compagnon. Nous ne sommes pas des clients de cet hôtel, nous résidons en ville.
  
  L’officier le contempla pensivement. Il lui trouvait une sale tête, à cet interlocuteur, et celui qui l’accompagnait était du même acabit.
  
  - Le vice-président est prisonnier des recontras, répondit-il sèchement. En outre, si je fais droit à une libération par-ci, je serai dans l’obligation d’en accorder une autre par-là. Je n’en finirais plus. Toute action politique doit être monolithique, sinon c’est bientôt le bordel. Regagnez vos places.
  
  - Je me permets d’insister, poursuivit Siddig, nullement ébranlé par le refus. J’ai rendu dans le passé de grands services au vice-président Julio Sandoval Castillo. Je suis persuadé qu’il ne sera pas content d’apprendre votre manque de compréhension.
  
  Il avait eu le tort d’adopter un ton acide qui déplut fortement à Vasquez dont la susceptibilité était grande. Par ailleurs, l’officier détestait le chantage.
  
  D’une violente bourrade il repoussa son interlocuteur.
  
  - J’ai dit, regagnez vos places !
  
  Étreint par la rage, Siddig vit quelques instants plus tard se dresser devant lui la silhouette souriante de Florence.
  
  - J’ai assisté à l’incident, fit-elle d’une voix à dessein apeurée. Pas commode, le comandante. Je ne connais personne dans cet hôtel, c’est pourquoi je m’adresse à vous, l’amateur de Dynamitero. Vous croyez qu’il y a lieu de craindre pour notre vie ?
  
  Siddig se calma. Cette fille était vraiment jolie. Sauf ses cheveux courts. Il était rebuté par les cheveux courts. Pour lui, le symbole de la féminité était constitué par les cheveux longs. Comme ceux d’Isabel. Hors des cheveux longs, point de salut. Néanmoins, il se fit galant :
  
  - Même des Sandinistes n’oseraient toucher à une femme aussi belle que vous.
  
  - Ils violent peut-être les femmes quand elles sont leurs prisonnières ?
  
  - J’en doute. Dans ce pays les hommes ne sont pas des obsédés sexuels pour la simple raison que les Nicaraguayennes figurent parmi les femmes les plus faciles du monde. Prenons donc notre mal en patience. Vous savez jouer aux échecs ?
  
  - Hélas non.
  
  Un pli sournois appesantissait les paupières déjà lourdes de Siddig. S’il était pris en otage, réfléchissait-il, pourquoi ne pas dans l’intervalle passer agréablement le temps ? Malgré ses cheveux courts, cette fille était plus qu’appétissante. Pourquoi ne pas tenter sa chance ?
  
  Elle désigna son compagnon.
  
  - Vous êtes ensemble, je crois ?
  
  - Je vous présente Michael. Moi c’est Karl Alan.
  
  - Frida.
  
  - Frida, en dehors du Dynamitero, quel est votre jeu préféré ?
  
  Le ton était si pesant de sous-entendus qu’elle comprit immédiatement ce qu’il avait en tête. En prenant un air godiche, elle répondit :
  
  - Les dames.
  
  Il se méprit et fronça les sourcils.
  
  - Vous voulez dire que vous l’aimez pas les hommes ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Je veux dire le jeu de dames.
  
  Il fit la moue.
  
  - Quand comme moi on est passionné par les échecs, le jeu de dames est bien fade.
  
  - C’est ce que nous allons voir. Attendez-moi.
  
  Elle marcha jusqu’à la réception où, paniqués, les employés ne savaient plus quelle conduite tenir et tremblaient d’effroi devant les fusils d’assaut que brandissaient les soldats hautains et méprisants. Il lui fallut une bonne dizaine de minutes avant que l’un d’eux déniche un jeu de dames qu’elle retourna déposer sur une table à l’entrée du bar. Siddig et Michael la rejoignirent. Le second arborait un air sarcastique.
  
  - Tu te rabaisses, gloussa-t-il. Toi le champion d’échecs, tu vas te lancer dans un jeu de mômes.
  
  Florence se rengorgea.
  
  - Je me flatte de l’exécuter en un tour de main.
  
  Elle tint parole. Les deux hommes ignoraient qu’elle s’était longtemps exercée avec Séverine Dejean au temps où elles espionnaient les écologistes de Greenpeace à bord de leur bateau, des mois durant avant le fiasco de Nouvelle-Zélande dont elles n’étaient nullement responsables.
  
  Siddig était vexé.
  
  - Finalement, ce jeu n’exige aucune attention, aucune tactique, aucune stratégie, remarqua-t-il avec une mauvaise foi évidente.
  
  Coplan s’ennuyait ferme dans sa chambre, rongé par l’impatience de suivre le déroulement de ces événements inattendus. Il se décida enfin à abandonner les lieux et à descendre dans le hall, dissimulé par un groupe d’hommes qui, en espagnol, vitupéraient contre le sort qui leur était réservé. Une blonde décolorée, à l’allure vulgaire et aux vêtements voyants, leur communiquait à chaque instant sa colère. Le meneur était un grand homme aux cheveux blancs flottant sur les épaules et doté d’une barbe de patriarche. Dans le hall, il se dirigea droit vers le comandante et l’apostropha avec arrogance :
  
  - Je suis Gonzalvo Rodriguez, le manager de l’unique champion du monde de boxe que compte le Nicaragua et que je vous présente...
  
  Il se retourna et saisit aux épaules un garçon courtaud aussi large que haut, aux muscles impressionnants sous la chemisette bariolée, et au faciès brutal d’Indien Mosquito.
  
  Comme s’il était sur un ring, il lança :
  
  - Degollador (Le Massacreur) Mendoza !
  
  Le reste du groupe applaudit à tout rompre et la blonde vint embrasser avec fougue le pugiliste rayonnant de bonheur. Le comandante restait impassible.
  
  - Nous devons nous envoler ce soir à destination de Mexico et, de là, demain pour Las Vegas où Degollador défendra son titre WBC des super-légers. Si votre initiative malheureuse devait durer, mon poulain manquerait ses séances d’entraînement et handicaperait ses chances de victoire. J’imagine que votre patriotisme vous interdit de priver notre pays de son unique titre de champion du monde. Je me trompe ?
  
  Le comandante redressa sa taille comme pour donner plus d’autorité à sa réponse sèche, précise et concise :
  
  - J’obéis aux ordres.
  
  - Alors, je vous demande de prévenir vos supérieurs. L’intérêt sportif du pays le commande. Nous nous sommes ridiculisés en ne nous qualifiant pas pour la Coupe du Monde de football, n’infligez pas une seconde honte à notre cher pays !
  
  Une idée germa dans le cerveau de Coplan. Précipitamment, il remonta à son étage où logeait également le boxeur, son égérie et son équipe. Dans sa chambre, il rafla sa trousse à gadgets multiples et ressortit pour déverrouiller la porte de la suite. Sans peine, il dénicha le sac des soigneurs. Il écarta la plaque d’argent qui, maintenue dans un seau à glace et sortie au moment opportun, servait à résorber les hématomes des arcades sourcilières fendues et des pommettes éclatées sous les coups. Au fond du sac, il découvrit le collodion qu’il emporta.
  
  De retour dans sa chambre, il rangea la trousse après en avoir extrait les tablettes de soporifique mis au point par les services techniques de la D.G.S.E. Il lui manquait pour les rendre opérationnelles la solution qui servirait à vaporiser le puissant somnifère à effet immédiat. Son idée était lumineuse car le collodion remplaçait efficacement la solution.
  
  Dans le lavabo de la salle de bains, il vida le contenu de son flacon d’eau de toilette après avoir dévissé le vaporisateur, et le remplit avec la solution de nitrocellulose mélangée à l’alcool et à l’éther connue sous le nom de collodion, qu’utilisaient les soigneurs des pugilistes et les hommes de coin. Cela fait, il revissa le vaporisateur. Un brin amusé, il pensa à la tête que ferait le grand nom parisien s’il respirait le produit qui remplaçait son eau de toilette, célébrée dans le monde entier.
  
  Si les circonstances se présentaient sous un jour favorable, il utiliserait le contenu du flacon pour annihiler Siddig et son compagnon, vraisemblablement un garde du corps. Cette prise d’otages ne pouvait durer éternellement. Dès qu’elle se terminerait, il faudrait agir rapidement et ne pas louper le coche puisque Siddig et son sbire ne résidaient pas à l’hôtel. Les annihiler et les enfermer dans sa chambre. Ensuite, attendre l’équipe Action envoyée par le Vieux et
  
  commandée par le lieutenant Delaroche. Les sortir clandestinement de l’hôtel et les transporter jusqu’à l’hélicoptère fourni par Joaquin Galvaredo. De là, passer au Costa Rica, puis exfiltration pour rejoindre le bâtiment de la Marine nationale dépêché des Antilles par le Vieux.
  
  Ce plan était certes plein d’aléas, toutefois, en l’examinant de près, il devait fonctionner si les protagonistes agissaient avec hardiesse.
  
  Satisfait, il alluma une Gitane et se servit un scotch bien tassé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Les ambassadeurs des États-Unis, du Canada, du Mexique et des nations européennes occidentales faisaient le siège du président de la République du Nicaragua qui était une femme élue en 1990 sous la bannière de l’Union nationale d’opposition. Elle tentait de faire front mais était sérieusement handicapée par le fait que les éléments de gauche de son gouvernement, les Sandinistes, étaient prisonniers des recontras. Or ils étaient les seuls à détenir assez d’autorité pour obtenir la libération des otages de l’hôtel Intercontinental. Les ambassadeurs se moquaient de ces considérations de politique intérieure et exigeaient que leurs ressortissants retenus prisonniers retrouvent immédiatement leur liberté de mouvements ou, à tout le moins, soient autorisés à quitter le pays sur-le-champ comme probablement ils le souhaitaient après une épreuve aussi cruelle.
  
  Alertée, la Maison-Blanche avait ordonné à une unité de Marines stationnée dans la zone du canal de Panama de mettre sur le pied de guerre un bataillon d’intervention héliporté de 800 hommes. Depuis la capture du général Noriega, le dictateur du Panama, Washington avait décidé de faire régner l’ordre en Amérique centrale et de prendre les choses en main dès le début des incidents, afin d’éviter que ne pourrisse la situation.
  
  Quant à l’armée nicaraguayenne, partagée entre Sandinistes et recontras, elle se gardait bien de défavoriser son camp en attaquant ses amis, attentisme qui conduisait le président de la République à l’immobilisme.
  
  A Las Vegas, on avait appris la nouvelle de la prise d’otages et, dans les milieux de la boxe, on se tourmentait. La réunion prévue le vendredi comportait deux championnats du monde, l’un des lourds-légers version IBC, l’autre, des super-légers, version WBC, dont Degollador Mendoza était la vedette. Les parieurs misaient sur sa défaite car son challenger, un jeune espoir né à Milwaukee, dans le Wisconsin, était un battant qui, aux dires de tous, avait de fortes chances de l’emporter. La cote était de 5 contre 2 en sa faveur. Les pontes de la Mafia qui se partageaient la capitale mondiale du jeu savaient qu’il n’en était rien et qu’il ne possédait aucune chance de gagner puisqu’il avait accepté de se coucher devant Degollador, bien qu’il fût plus fort que lui. En échange, on lui avait payé une superbe villa à San Clemente en Californie, à côté de celle qui avait abrité l’ex-Président Nixon, et les pontes de la Mafia avaient parié contre lui. Bénéficiant d’une cote de 2 à 5, ils allaient gagner beaucoup d’argent, sauf si Degollador Mendoza restait prisonnier des Sandinistes.
  
  Au dernier étage du Sands, un des palaces-casinos du Strip, le plus habile négociateur de Cosa Nostra fut convoqué et il lui fut intimé l’ordre de se rendre sur-le-champ à Managua et de conclure avec les Sandinistes la libération du pugiliste et de son équipe. En cas de refus, il devait se mettre d’accord avec les recontras pour qu’ils attaquent l’hôtel et délivrent les otages. Carte blanche lui était donnée en ce qui concernait les frais.
  
  A Langley, au quartier général de la C.I.A., on cogitait dur. Une valise de documents ultra-secrets impliquant la C.I.A. dans un trafic de drogue en liaison avec le général Noriega au Panama sept ans plus tôt avait été récupérée par trois agents de Langley à présent otages des Sandinistes à l’intérieur de l’hôtel Intercontinental. Que se passerait-il s’il prenait fantaisie aux marxistes de fouiller les chambres des clients et d’inspecter le contenu de la valise ?
  
  Heureusement, le directeur général adjoint, chef des opérations extérieures avait appris le projet mis au point par Las Vegas. Depuis les tentatives d’assassinat de Fidel Castro fomentées dans les années 60 par la C.I.A. et le Syndicat du Crime, les liens étaient demeurés étroits entre les deux organisations. En conséquence, pourquoi ne pas faire front commun ?
  
  Aussitôt dit, aussitôt fait. Le négociateur de Las Vegas ferait équipe avec une escouade de spécialistes des coups tordus chargée de récupérer la valise et les trois collègues. Carte blanche pour les frais. Les uns et les autres prendraient rendez-vous à l’aéroport de Managua à la descente du vol Delta Airlines.
  
  L’affaire devait être réglée dans les vingt-quatre heures. Le commandant des recontras, lui-même formé au Panama dans les Spécial Forces U.S. et ancien des Bérets Verts, était prié de se joindre aux arrivants et de fournir la logistique en cas de manque de compréhension des Sandinistes.
  
  
  
  
  
  Siddig se faisait pressant mais Florence ne céda pas à ses avances. Elle n’appartenait pas à cette phalange des Abeilles d’Amour qui, pour réussir une mission, couchaient avec le premier venu, d’autant que l’homme lui déplaisait souverainement. Aussi joua-t-elle les pucelles effarouchées, attitude qui excita d’autant la libido du terroriste qui commit l’irréparable :
  
  - Je vous ferai un somptueux cadeau, un très beau bijou. A moins que vous ne préfériez de l’argent ?
  
  C’était la voie ouverte pour s’en tirer à bon compte, analysa-t-elle. Aussi se leva-t-elle d’un bond et une expression indignée se peignit sur ses traits.
  
  - Pour qui me prenez-vous ?
  
  La phrase était archi-usée, théâtrale et mélodramatique à souhait, mais produisait toujours l’effet recherché. Profitant de la surprise de l’intéressé, elle tourna les talons et gagna la chambre de Coplan.
  
  - Tu t’es ramassé une veste, ricana Michael Demitryk. Toi le champion d’échecs, tu n’es pas fort en stratégie avec les femmes que, la plupart du temps d’ailleurs, tu paies. Quant à Isabel, tu te la fais souffler par un autre. Cet autre, au fait, que j’ai malencontreusement raté à Miami, qu’est-ce qu’on en fait ?
  
  Siddig esquissa un sourire cruel.
  
  - S’il mourait, ne mettrait-on pas sa mort sur le compte des Sandinistes ?
  
  
  
  
  
  Dès qu’elle fut entrée dans la chambre, Florence mit Coplan au courant de ses déboires. En échange, il lui détailla son plan.
  
  - Quand comptes-tu opérer ? voulut-elle savoir.
  
  - Il est délicat d’attaquer durant cette prise d’otages. Nous risquons d’attirer l’attention, d’autant que Siddig et ce Michael qu’il t’a présenté n’ont pas de chambre à l’hôtel. Si c’était le cas, ce serait plus facile pour nous.
  
  - La question qui me taraude, c’est pourquoi t’auraient-ils repéré ? Siddig saurait-il que tu couchais avec Isabel Shugerman à Miami ?
  
  - Ce n’est pas impossible. Et il aurait été tellement jaloux qu’il aurait tenté de m’assassiner ?
  
  - Ou de te faire assassiner. N’oublie pas que c’est Michael qui t’a repéré en premier dans le hall de l’hôtel. Michael pourrait être le tueur à gages.
  
  - Bien raisonné. Et il enragerait de m’avoir loupé, d’où son expression haineuse.
  
  - Pour autant, nous n’avons pas résolu la question du moment opportun pour attaquer.
  
  Coplan alla jeter un coup d’œil à travers la fenêtre. Les chars et les soldats n’avaient pas bougé. Aux abords de l’hôtel, une foule de curieux se massait, dont les encouragements fusaient à l’adresse des militaires. L’anti-américanisme était virulent en Amérique centrale, et prendre en otages des ressortissants des États-Unis entraînait l’adhésion populaire. Dans cette foule, beaucoup de supporteurs de la cause sandiniste qui brandissaient des fanions rouge et noir.
  
  - Branche la radio, recommanda Coplan. Sans doute vont-ils donner des nouvelles de cette double prise d’otages.
  
  Florence tomba juste au début du bulletin d’informations. Le président de la République négociait surtout avec les recontras. Qu’ils rendent la liberté aux ministres retenus prisonniers et, à leur tour, les Sandinistes relâcheraient les otages de l’hôtel Intercontinental. Pour le moment, la femme qui tenait entre ses mains les destinées du pays ne rencontrait aucun succès dans ses efforts de médiation. Les recontras campaient sur leurs positions et renouvelaient leurs exigences : démission des ministres sandinistes ainsi que du chef d’état-major de l’armée et son remplacement par le général commandant les forces contre-révolutionnaires. Statu quo total.
  
  - La situation ne se dénouera pas aujourd’hui, conjectura Coplan, pessimiste.
  
  Florence hocha gravement la tête.
  
  - Je ne le pense pas non plus.
  
  - Attendons demain, nous verrons plus clair et nous prendrons une décision.
  
  Quand le crépuscule tomba, la réception téléphona pour annoncer que dans la salle à manger de l’hôtel un dîner était servi aux otages, qu’ils soient clients ou non de l’hôtel. Florence descendit la première. Lorsque, à son tour, Coplan pénétra dans le hall, il ne vit pas Michael Demitryk qui, embusqué derrière une des colonnes qui soutenaient le plafond, adressait un signe de connivence à l’un des réceptionnistes qu’il avait précédemment généreusement bakchiché.
  
  Dès que Coplan eut disparu dans la salle à manger, Demitryk s’approcha du comptoir.
  
  - Chambre 424, renseigna le réceptionniste.
  
  Demitryk tendit une main impérieuse.
  
  - Un double, souffla-t-il.
  
  Le Nicaraguayen jeta un coup d’œil du côté de ses collègues et passa la clé par-dessus le comptoir. Demitryk l’empocha prestement puis, d’un pas dégagé, se dirigea vers les ascenseurs. Il débarqua au quatrième étage, regarda autour de lui et s’apprêtait à s’engager dans le couloir quand il vit deux hommes sortir de la chambre 423, juste en face de celle à laquelle il se rendait.
  
  Son dos se glaça. Ainsi les commanditaires de Dallas avaient retrouvé sa trace ?
  
  Il reconnaissait l’un des deux hommes. Le vieux McKinney. Ne prenaient-ils jamais leur retraite, à Langley ?
  
  Il tourna les talons et s’engouffra dans l’escalier après avoir repoussé la porte au double battant. Ici, l’atmosphère n’était pas climatisée et la chaleur sécha la sueur dans son dos.
  
  McKinney. Il approchait de la quarantaine quand il l’avait contacté à Reno dans le Nevada en lui fixant un rendez-vous à Zabriskie Point dans le désert de la Vallée de la Mort. Un endroit au nom bien choisi. Sur le sable il avait déposé la mallette avec l’argent. Demitryk avait compté les liasses et, émerveillé, avait accepté le contrat. Qu’en avait-il à foutre, du Président des États-Unis ? Après tout, sa vie ne valait pas plus cher que n’importe laquelle de ses concitoyens.
  
  « - Attention, pas de retour en arrière », avait prévenu McKinney, un brin menaçant.
  
  « - Je n’ai qu’une parole. »
  
  « - L’autre moitié de l’argent sera remise après la réussite de l’opération. A un compte numéroté à la Sotexacal Bank, à Nassau aux Bahamas. »
  
  Ils s’étaient revus souvent. En fait, c’était McKinney qui entraînait au tir les membres de la troisième équipe dans le ranch près de Tucson, en Arizona. Également lui qui surveillait le bon déroulement de l’opération sur le toit de l’immeuble Dal-Tex, dans Elm Street, pendant que cet imbécile de Lee Harvey Oswald se faisait pigeonner comme le dernier des caves.
  
  Il déboucha sur l’entrée de service et se jeta dehors. Le faisceau de la torche électrique lui brûla les yeux.
  
  - Para, hombre ! cria le soldat.
  
  Il s’arrêta net. Dans son trouble, il avait complètement oublié cette putain de prise d’otages ! Il retourna sur ses pas et se faufila par le couloir jusqu’au hall de l’hôtel.
  
  McKinney et l’autre homme entraient dans la salle à manger. Il alla s’asseoir dans le bar et distraitement grignota des cacahuètes abandonnées dans une soucoupe. La cible qu’il avait manquée à Miami et dont il voulait inspecter la chambre était totalement sortie de son esprit.
  
  McKinney, réfléchissait-il, devait avoisiner les soixante-dix ans. S’il était encore en activité, c’était sûrement parce qu’il était un des rares agents de Langley à être capable de l’identifier. Oui, voilà la raison. Finalement, ils avaient retrouvé sa trace et McKinney, lui ou son compagnon, était là pour l’exécuter, comme Schlesinger, Barrientos, Fitzpatrick et Mac Pherson et comme, probablement aussi, les membres de la première et de la deuxième équipes, bien qu’il ne possède pas de preuves à leur sujet.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan se réveilla, se doucha et alla jeter un coup d’œil à travers la fenêtre. Le soleil était encore bas dans le ciel. Autour de leurs chars d’assaut, les militaires dégustaient leur petit déjeuner.
  
  Il alla à la kitchenette et se confectionna un café fort et brûlant qu’il sucra à peine et but en l’accompagnant de biscuits secs découverts dans le placard. A la radio, le commentateur se voulait optimiste sur le dénouement de la double prise d’otages. Néanmoins, il soulignait les difficultés que rencontrait le président de la République. Si certains ministres acceptaient de démissionner, d’autres refusaient catégoriquement. Parmi eux, le ministre de l’Intérieur, qui n’avait pas la réputation d’un tendre, et le ministre de la Sécurité, un général responsable de nombreuses exécutions de recontras. Au temps de la guerre civile, son slogan était d’ailleurs : « Je ne veux ni blessés ni prisonniers, je veux des morts. » Les recontras lui vouaient une haine farouche et voulaient sa peau. Dès qu’il avait été capturé, certains d’entre eux s’apprêtaient à le lyncher en le pendant haut et court sur la place publique. Leur chef avait dû intervenir pour lui sauver la mise.
  
  Coplan achevait son café quand Florence vint le rejoindre.
  
  - La nuit porte conseil. J’ai un plan.
  
  - Lequel ? encouragea-t-il.
  
  - Hier, comme je te l’ai raconté, Siddig m’a fait des avances non équivoques. J’ai feint l’indignation quand il a proposé un somptueux cadeau, un bijou ou de l’argent. La nuit porte conseil, ai-je dit. Et si, ce matin, j’avais changé d’avis ?
  
  - Il serait étonné et soupçonnerait probablement quelque chose de suspect.
  
  - Ne me crois-tu pas suffisamment douée pour jouer la comédie et lui faire avaler la pilule ?
  
  - Je t’ai déjà vue à l’œuvre. Tu es aussi époustouflante que Sarah Bernhardt et, atout considérable, tu n’as pas sa fameuse jambe de bois.
  
  - Alors, je tente le coup ?
  
  - Pourquoi pas ? Pour la suite des événements, j’imagine que j’attends dans ta chambre votre arrivée et, dès votre entrée, j’arrose Siddig ?
  
  - Tu attends qu’il soit dans une position sans défense.
  
  - Tout nu et toi dans ses bras ?
  
  - Au cas où il aurait une arme dans ses vêtements.
  
  - Tu as pensé au garde du corps ? A Michael qui est peut-être un tueur à gages ?
  
  - A un moment ou à un autre, il viendra forcément frapper à la porte pour s’enquérir de Siddig. C’est moi qui me présenterai en peignoir, les seins presque à l’air. Le temps qu’il louche sur ma poitrine, j’utilise le flacon et le vaporise.
  
  - C’est jouable. Ceux qui m’inquiètent, ce sont les Sandinistes. Comment cette prise d’otages peut-elle tourner si les recontras ne viennent pas à résipiscence ?
  
  - Et si, en étant trop attentistes, on laissait passer notre chance ?
  
  Il réfléchit un court instant et prit sa décision :
  
  - Tu as raison. Confucius disait déjà que la chance passe comme la brindille sur l’eau du fleuve. Nous allons descendre séparément et humer l’air de ce nouveau jour. Dans une heure, très exactement, tu amorces ta tentative de séduction. Attends...
  
  Il l’examina des pieds à la tête.
  
  - Change de vêtements, fais-toi plus sexy pour exciter la libido de notre cible.
  
  Elle sourit.
  
  - Tu sera satisfait.
  
  Elle partit et, quand elle revint, elle était moulée dans un jean en satin duchesse qui ne laissait rien ignorer de sa morphologie. Sa chemise en soie sauvage était échancrée sur ses seins que ne retenait nul soutien-gorge et Florence était chaussée de talons aiguilles coquins à souhait.
  
  - Parfait, admira-t-il. Je descends le premier, tu me suis à dix minutes. Dans une heure, un quart d’heure après ta prise de contact, je monte dans ta chambre.
  
  - Tu te débrouilleras sans la clé ?
  
  - Un agent Alpha ne pose pas ce genre de question.
  
  Quand il déboucha dans le hall, Coplan vit le comandante, à quelques pas de lui, passer sur ses joues un rasoir électrique. Il s’approcha.
  
  - Combien de temps va encore durer cette prise d’otages ? interrogea-t-il.
  
  - Jusqu’à ce que les fascistes recontras relâchent nos amis.
  
  - Vous qui vous prétendez libéraux et démocratiques, pourquoi ne pas faire le premier geste de bonne volonté ? Ainsi la situation serait débloquée.
  
  - Pour les fascistes, un geste de bonne volonté dénote la faiblesse. Alors, ils en profitent. Pour eux, la force prime le droit.
  
  - Eux ont capturé des politiciens. Ici, vous ne comptez que des innocents.
  
  - Les innocents, ça n’existe pas.
  
  - Je sais, je connais ce principe révolutionnaire, rétorqua Coplan. Chacun, dans la vie, fait partie du problème ou de sa solution.
  
  - Exactement. Les politiciens, comme vous dites, retenus en otages par les recontras, doivent recouvrer leur liberté. Ceci est le problème. Pour obtenir cette liberté, les innocents ici doivent être pris en otages. Cela est la solution. L’équation est simple. Je la résous sans véritables états d’âme.
  
  - Si l’affaire tournait mal, éprouveriez-vous des états d’âme à abattre des innocents ?
  
  - La solution parfois est cruelle. En outre, Lénine disait : « Par essence, un état d’âme est inconsistant. Que vaut-il face à un barrage hydroélectrique qui fournira de la lumière à des millions de foyers dans la province ? »
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Nous ne serons jamais du même avis.
  
  - Je m’en doutais.
  
  Coplan repéra Siddig qui, sur un échiquier dépliable, disputait une partie d’échecs avec un adolescent au front studieux. Avec un regard attendri, la mère de ce dernier observait le déroulement du jeu. A un moment, le terroriste leva le regard et localisa Coplan. Immédiatement, la haine remplaça l’amusement. Coplan fit mine de n’avoir rien remarqué.
  
  Soudain, le comandante lâcha son rasoir et se précipita sur une touriste américaine aux cheveux violets qui braquait sur lui son appareil photo. Il le lui arracha des mains et en sortit le rouleau de pellicule qu’il fourra dans sa poche.
  
  - Il est interdit de prendre des photos ! hurla-t-il.
  
  L’air outragé, il retourna récupérer son rasoir.
  
  - Lénine disait-il que les accès de colère entraînent parfois des arrêts cardiaques ? fit Coplan, sarcastique.
  
  - Allez vous faire foutre ! s’emporta l’officier.
  
  Coplan s’éloigna à pas lents et introduisit des pièces dans le distributeur pour s’acheter une pochette d’allumettes et fumer une Gitane. Florence apparut à la sortie de la cabine d’ascenseur, tourna la tête de droite à gauche, repéra Siddig et s’avança vers lui. Il l’aperçut, la détailla de la tête aux pieds et passa sur ses lèvres une langue gourmande.
  
  Florence se planta devant lui et se tritura les doigts comme si elle était mal à l’aise. Mine de rien, Coplan l’observait avec curiosité en savourant le sel de la situation.
  
  L’œil faussement languissant, elle contempla Siddig. Les tempes s’argentaient, le regard fulgurait, comme la lame d’un cran d’arrêt qui se déloge de sa fente, la mâchoire et le menton étaient solides, robustes, massifs, obstinés. Le col de la chemise qui n’avait pas été changée depuis la veille brunissait et effleurait la cicatrice sur le cou dont Florence ignorait qu’elle était le sillon laissé par la balle qu’avait tirée un patrouilleur israélien dans le Sud-Liban dix ans plus tôt.
  
  Ravi, Siddig exécuta l’adolescent en deux coups et se frotta les mains.
  
  - Tu as l’étoffe d’un champion, félicita-t-il sans le penser. Encore quelques progrès et tu m’égaleras.
  
  La mère embrassa son fils qui rassemblait les pièces, les enfouissait dans un sac en toile et repliait l’échiquier en carton, puis tous deux abandonnèrent Siddig. En passant, la mère fusilla Florence de ses yeux noirs.
  
  L’expression dans ceux du terroriste était bienveillante et un peu papelarde, pareille à celle du maquignon qui craint le coup de sabot du cheval.
  
  - Chère Frida, vous avez bien dormi ? Votre sommeil n’a pas été troublé par cette prise d’otages ? Quant à moi, j’ai passé la nuit sur une des banquettes du bar. L’hôtel étant complet, je n’ai pu obtenir une chambre. Pour autant, je n’ai pas perdu mes forces vives.
  
  Florence s’assit à la place qu’avait occupée l’adolescent. Elle croisa ses mains sur sa nuque et, dans le mouvement, ses seins boulèrent de façon provocante contre la soie sauvage. Siddig déglutit bruyamment.
  
  - La nuit porte conseil, commença-t-elle.
  
  Elle vit briller les yeux du terroriste.
  
  - Était-ce une nuit blanche comme la mienne ? questionna-t-il, un tantinet doucereux. Je n’ai pensé qu’à vous. Vous imaginez l’effet que ça produisait en moi ?
  
  Elle caressa le satin de son jean.
  
  - Hier, vous parliez de bijoux ou d’argent ?
  
  Elle détesta la moue ironique qui se percha sur les lèvres lippues du terroriste, mais n’en laissa rien paraître.
  
  - Les bijoux, ils sont chez moi, dans mon coffre, en ville. Tout comme mon argent liquide, et je vous rappelle que nous sommes prisonniers. En revanche, j’ai sur moi mon chéquier. Rassurez-vous, je n’ai pas l’habitude de remettre des chèques en bois. Ni en bois, ni en blanc, d’ailleurs. Ce mode de rémunération vous convient-il ?
  
  Sèchement, elle laissa tomber :
  
  - Combien ?
  
  Siddig frotta sa barbe naissante.
  
  - Vous m’intriguez. Hier, si hautaine et rigoriste. Aujourd’hui, si vénale. Je ne crois pas à votre explication que la nuit porte conseil.
  
  Elle simula une blessure d’amour-propre :
  
  - Vous n’avez plus envie de moi ? Tant pis, n’en parlons plus.
  
  Elle se leva et reboutonna sa chemise jusqu’au cou. Vivement, il la saisit par le bras.
  
  - Mille dollars ?
  
  Elle se dégagea, l’air offensé.
  
  - Vous me prenez pour une pute ? A moins de cinq mille dollars, je ne fais pas affaire avec vous.
  
  Il resta sans voix, les yeux écarquillés et Florence se demanda si elle n’exagérait pas. Néanmoins, il lui fallait asseoir la crédibilité de son personnage.
  
  De loin, embusqué près des cabines d’ascenseur, la Gitane aux lèvres, Coplan ne perdait rien de la scène. Quand Florence s’était levée et que Siddig était resté assis, il avait craint un instant que le piège ne fonctionne pas. Mais voilà que le terroriste sortait un chéquier de sa poche et hélait un serveur pour se faire apporter un stylo, alors que Florence ouvrait son sac à main et lui tendait le sien.
  
  Il pressa le bouton d’appel. Dans sa poche, il avait le flacon qui contenait le produit. Il lui fallait faire vite pour s’introduire dans la chambre de la jeune femme, tâche facile pour laquelle il était doté d’une grande maîtrise. Quelques secondes suffiraient. Avant de descendre, il avait déjà testé la porte.
  
  - Cinq mille dollars, à quel nom ? s’enquit Siddig qui se promettait de faire opposition sur le chèque, furieux à l’idée que l’argent qu’il avait escroqué à l’émirat puisse servir à rétribuer cette pute qui jurait qu’elle n’en était pas une. J’ai une autre exigence.
  
  - Laquelle ?
  
  - Celle de ne plus bouger de votre lit jusqu’à la fin de la prise d’otages.
  
  Elle faillit éclater de rire. Une fois que Coplan aurait réussi son opération, Siddig n’aurait plus l’occasion de bouger de la chambre avant la fin de la prise d’otages.
  
  - D’accord.
  
  Coplan s’impatientait. Pourquoi la cabine d’ascenseur n’arrivait-elle pas ? Il se résolut à emprunter l’escalier. Le temps, à présent, pressait. Dans un cendrier, il écrasa sa Gitane.
  
  Il atteignait l’embouchure du couloir quand il entendit un remue-ménage dans son dos. Il se retourna.
  
  Escorté d’aides de camp et de soldats, un général fit son apparition. Sur sa casquette noire à bande rouge, deux étoiles brillaient. Le comandante se précipita à sa rencontre et se figea en un garde-à-vous impeccable.
  
  Coplan revint sur ses pas. Dans le hall, les conversations s’étaient tues. Florence capta l’éclair joyeux qui, l’espace d’une seconde, zébra l’œil noir de Siddig. Il s’était arrêté net et restait immobile, le stylo à mi-hauteur.
  
  - Au nom de Frida Ohlig, Fit-elle précipitamment. Et n’oubliez pas de signer. C’est naturellement d’accord pour le séjour dans mon lit jusqu’à la fin de la prise d’otages.
  
  Il ne l’écoutait plus et Florence réprima un mouvement de dépit. Avait-elle gâché ses chances ? N’aurait-elle pas dû se faire plus directe, plus chatte, comme sa copine Frédérique Morin, Abeille d’Amour à la D.G.S.E., dont la spécialité pour piéger la cible était de s’enduire de soporifique la pointe des seins ?
  
  - Il faut libérer immédiatement Degollador Mendoza, ordonna le général au comandante, ainsi que son épouse et son équipe. Le Nicaragua doit conserver cet unique titre de champion du monde. De plus, nous ne sommes pas comme ces chiens de recontras, nous ne retenons pas en otages nos propres concitoyens. S’il existe d’autres captifs nicaraguayens, libérez-les également.
  
  - Nous n’en avons pas, sauf le personnel de l’hôtel.
  
  - Alors, laissez partir immédiatement Degollador Mendoza et ceux qui l’accompagnent.
  
  - A vos ordres, mon général.
  
  Ce fut à ce moment que Coplan vit Siddig se faufiler jusqu’à l’arrivant. Quand le général lui serra la main, Coplan éprouva le sentiment que la catastrophe immanquablement s’abattait sur ses épaules. La poignée de main était chaleureuse et Siddig rayonnait de bonheur. Avec volubilité, il parlait, mais Coplan était trop éloigné pour surprendre la conversation. Le comandante paraissait confus et avait reculé de quelques pas. Finalement, au grand dam de Coplan, le général et son escorte tournèrent les talons, accompagnés par Siddig qui lança au comandante un coup d’œil à la fois triomphant et méprisant.
  
  Oui, c’était vraiment la catastrophe.
  
  Déconcertée par ce brusque retournement de situation, Florence ramassa son stylo que Siddig avait abandonné sur la table après avoir rempoché le chéquier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Michael Demitryk entrebâilla la porte de la réserve. Autour de lui, sur les étagères, s’entassaient les piles de draps, de taies, de serviettes, de gants de toilette, de savonnettes, de sachets à shampoing et à dentifrice, de pochettes d’allumettes et de café, de morceaux de sucre et d’after-shave, en résumé le linge propre et les accessoires utilisés par les femmes de ménage quand elles refaisaient les chambres.
  
  Aujourd’hui, celles-ci ne seraient pas refaites car, depuis la veille, à cause de la prise d’otages, les femmes de ménage ne travaillaient plus et faisaient grève.
  
  Demitryk avait profité de cet état de choses pour passer la nuit dans la réserve du quatrième étage, après avoir confectionné un matelas en empilant des serviettes. En se réveillant, il s’était lavé à l’after-shave si bien que ses narines maintenant se rebellaient.
  
  Encore une fois, il se félicita de n’avoir jamais cessé de porter, dans l’étui en cuir lacé autour de sa cheville et de son mollet droits, le poignard de commando-parachutiste à la lame soigneusement aiguisée, comme il convenait à quelqu’un que traquaient les commanditaires de Dallas.
  
  Personne dans le couloir. Il passa la lame du poignard dans la ceinture de son pantalon, en gardant là veste déboutonnée, et se faufila jusqu’à la chambre 423. Il frappa à la porte.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? questionna une voix rogue en anglais.
  
  - Servicio, répondit Demitryk en espagnol.
  
  Sa main serra le manche de l’arme en la tirant hors de la ceinture. La porte s’ouvrit. Un grand costaud se dressait devant lui. Il enfonça la lame de bas en haut, sur sa droite, afin de percer le cœur. L’homme s’abattit sur lui et il faillit trébucher. Il se retint à temps et sa main gauche tâtonna jusqu’à ce qu’elle touche la crosse de l’automatique dans le holster. Il l’arracha et repoussa violemment le grand costaud qui s’effondra sur la moquette.
  
  Demitryk referma la porte d’un coup de pied et arma l’automatique, un Beretta 92 F.
  
  Deux hommes dans la suite, dont McKinney qui sursauta en le voyant.
  
  - Un sacré bail, rigola Demitryk. Toujours opérationnel, malgré l’âge ?
  
  Avec ennui, les deux hommes contemplèrent le cadavre et le manche de l’arme qui dépassait du cœur poignardé. Déjà, la moquette se souillait de sang.
  
  - Je ne comprends pas, fit McKinney, impassible.
  
  - Moi j’ai compris en vous voyant, déclara Demitryk, goguenard. Vous avez eu Fitzpatrick, Mac Pherson, Schlesinger et Barrientos, et aussi, probablement, ceux de la première et de la deuxième équipes, les Cubains de Floride et les Ritals de Chicago. Il ne restait plus que moi. Moi le dernier, moi qui vous ai blousé durant toutes ces années, moi qui ai échappé à vos recherches. Vous m’avez retrouvé et vous avez pensé avoir le dernier mot, mais c’est moi qui l’ai !
  
  Il brandit l’automatique.
  
  - Posez cette arme, conseilla McKinney d’une voix calme. Nous ne sommes pas ici pour vous faire la peau, mais pour une tout autre raison qui vous est complètement étrangère.
  
  Demitryk, qui n’en croyait pas un mot, agit avec une rapidité foudroyante. Sur le lit, il rafla un oreiller, le colla sur le visage de McKinney et écrasa deux fois la détente. Étouffée, la double détonation ressembla à la toux sèche et courte d’un tuberculeux.
  
  L’autre homme bondit en avant, mais Demitryk fut plus prompt. D’un croc-en-jambe, il l’étala sur la moquette et l’assomma avec la crosse de l’automatique. Le coup fut si violent qu’il entendit les vertèbres craquer.
  
  Ignorant si sa victime était réellement morte, il s’agenouilla sur son dos et l’étrangla. A un moment, les vertèbres craquèrent à nouveau. Il se releva et ôta l’oreiller. McKinney était mort et bien mort, comme ses deux compagnons.
  
  Il eut un rire aigrelet. Vraiment, il n’avait pas perdu la main. Il vida les poches, inspecta les papiers et confisqua l’argent. Ensuite, il se déshabilla, effaça ses empreintes sur la crosse de l’automatique qu’il plaça, pour brouiller les pistes, dans la paume droite de celui qu’il avait étranglé, et, en enveloppant le manche dans un gant de toilette, il arracha le poignard. Le sang l’éclaboussa. Sous la douche, il se lava et nettoya la lame. Une fois séché, il se rhabilla et examina les bagages. Dans une mallette, il dénicha des documents qui impliquaient la C.I.A. dans un trafic de drogue au Panama. Vite, il referma le couvercle. Finie la C.I.A. Pas question de fourrer le nez à nouveau dans ses affaires. Trop dangereux. On y laissait la peau, comme Schlesinger, Barrientos, Fitzpatrick et Mac Pherson.
  
  Il s’apprêtait à remettre le poignard dans son fourreau et à quitter les lieux quand une pensée l’assaillit. Juste en face, dans la chambre 424, logeait celui qu’il avait manqué à Miami. Siddig l’attendait dans le hall. Voilà qui le ravirait de joie s’il apprenait que le loupé était rattrapé et que l’enfant de pute qui le trompait avec Isabel était liquidé.
  
  Un sourire carnassier distendit ses lèvres. Du manche de son veston il essuya une minuscule goutte d’eau qui était restée sur la lame. Il contourna la flaque de sang qui marquait l’endroit où était tombé l’homme poignardé et entrebâilla la porte.
  
  Personne dans le couloir. Il renifla un grand coup. Réellement, il avait forcé sur l’after-shave. Maintenant que l’excitation de l’action était passée, ses narines se rebiffaient à nouveau.
  
  D’un pas léger, il traversa le couloir et cogna à la porte de la 424.
  
  - Servicio ! lança-t-il contre le bois du panneau.
  
  Celui-ci s’ouvrit et il resta bouche bée, en retenant le coup qu’il allait porter avec son poignard. Il reconnut la femme. Celle qui s’inquiétait des vertus du Dynamitero, qui ne connaissait rien aux échecs mais jouait aux dames et pour laquelle en pinçait Siddig. Que faisait-elle dans cette chambre ?
  
  Et, brusquement, il comprit. McKinney bénéficiait du concours d’une seconde équipe, manœuvre bien dans la tradition de la C.I.A. McKinney et ses deux compagnons n’apparaissaient pas. Ils laissaient ce travail à la seconde équipe, chargée des contacts. A l’homme était confié le soin de circonvenir Isabel et c’était probablement elle qui avait livré l’adresse de Managua, tandis que la femme était investie des travaux d’approche. Évidemment, elle ne se prénommait pas Frida et l’histoire du Dynamitero était du bluff. Ce n’était pas Siddig qui l’intéressait, mais lui, Michael.
  
  Elle reculait en laissant la porte ouverte.
  
  Fumiers d’agents de la C.I.A. ! Il se jeta en avant, l’arme pointée. Florence feinta sur sa gauche et esquiva le coup qu’il porta. Coplan bondit et son pouce pressa le vaporisateur. Dans les narines de Demitryk, les effluves d’after-shave furent chassés et une vague âcre et puissante lui monta au cerveau et le fit chanceler. Ses pensées tourbillonnèrent et ses jambes le lâchèrent. Bon sang, que lui arrivait-il ? Il était impossible qu’il meure ici, pas après tout le travail accompli dans la chambre d’en face, si semblable à celle-ci ! Non, c’était injuste ! Il avait parcouru tant de chemin depuis Dallas !
  
  Il s’affala de tout son long et ne bougea plus. Florence ramassa le poignard échappé de ses doigts.
  
  - Que penses-tu de cela ? s’ébaudit-elle. De lui-même il vient se jeter dans la gueule du loup !
  
  - Les femmes de ménage sont en grève. Elles ne viendront pas nous déranger.
  
  De sa valise, Coplan délogea de fines courroies en cuir.
  
  - Aide-moi à l’attacher et à le transporter.
  
  Ils l’installèrent dans la baignoire et Coplan le bâillonna à l’aide d’un gant de toilette et d’un ruban de sparadrap, puis il fouilla le corps inanimé. Le passeport mexicain était au nom d’un certain Miguel Demollander, ce qui n’évoqua rien pour Coplan.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, les Marines débarquèrent. En quatre heures, ils se rendirent maîtres de la capitale. Sans exercer de représailles sur leurs otages, le comandante et ses troupes s’enfuirent de l’hôtel Intercontinental. Le chef d’état-major de l’armée et les ministres retenus prisonniers par les recontras démissionnèrent de leurs fonctions. Le détachement de la C.I.A. découvrit les trois cadavres dans la chambre 423, mais comme la mallette contenant les documents impliquant l’Agence dans le trafic de drogue au Panama était intacte, ils se contentèrent d’emballer les cadavres dans des sacs empruntés aux Marines et les rapatrièrent discrètement aux États-Unis. Naturellement, à Langley, la direction générale se demanda pourquoi ses agents avaient été assassinés sans que la mallette leur soit dérobée.
  
  
  
  Sous les ordres du lieutenant Delaroche, l’équipe Action expédiée par le Vieux arriva et prit contact avec Coplan qui, laissant Florence surveiller leur captif, avait foncé à la villa où logeait Kacem Ali Siddig. Ce dernier avait filé. Témoignaient de cette fuite précipitée le grand désordre qui régnait dans la demeure et le linge sale abandonné aux quatre coins de la chambre du premier étage.
  
  Dans le remue-ménage qui mettait l’hôtel sens dessus dessous, Coplan, Florence et l’équipe Action évacuèrent leur prisonnier jusqu’à la résidence de Joaquin Galvaredo.
  
  La veille, au cours de son long interrogatoire dans la salle de bains, Coplan s’était aperçu que leur captif les prenait, Florence et lui, pour des agents de la C.I.A. Naturellement, il avait laissé le quiproquo se prolonger et avait appris ainsi la véritable identité de l’homme dans la baignoire : Michael Demitryk. Sa fantastique mémoire lui avait restitué les circonstances dans lesquelles il avait entendu ce nom et ce prénom. Suanne Ciboldi les avait prononcés à Miami. Suanne Ciboldi, la terroriste repentie qui avait reconnu Aida Saffirio sous les traits de Jade Kotsaras. Michael Demitryk était leur complice dans le sanglant hold-up italien perpétré des années plus tôt. Ainsi, les liens entre tous ces terroristes, auxquels Kacem Ali Siddig était lié, se tissaient à nouveau.
  
  Pris au piège, l’intéressé se montrait volubile. Il reconnaissait sa participation à l’attentat de Dallas et l’assassinat des trois agents de la C.I.A.
  
  Coplan était allé jeter un coup d’œil dans la chambre 423. Le tueur disait vrai.
  
  « - Nous n’allons pas prendre de gants avec toi, avait prévenu Coplan, l’air sévère. Tu as descendu trois de nos copains, tu comprends ? »
  
  « - Logique, avait admis l’Américain, fataliste. McKinney ne m’a pas eu, mais vous, vous allez m’avoir, et vous mettrez ma mort sur le compte des Sandinistes. »
  
  « - Tout juste. »
  
  « - Dommage que je ne vous ai pas foutu en l’air à Miami. »
  
  « - C’était toi ? Tu t’es montré moins habile qu’à Dallas. L’âge ? »
  
  « - Non, ça n’a rien à voir avec l’âge. C’était à cause de ce putain de mouvement de foule qui a précipité ma cible hors de ma ligne de mire au moment où je pressais la détente. Ce matin-là était un jour sans, pour moi. D’ailleurs, un corbeau m’avait survolé sur ma gauche. »
  
  « - Tu crois à ces trucs-là ? »
  
  « - Comme les Romains. »
  
  « - Et pourquoi voulait-on me tuer ? »
  
  « - Parce que tu couchais avec Isabel. »
  
  Coplan avait été interloqué.
  
  « - Siddig avait ordonné le meurtre ? »
  
  « - Oui. Il était jaloux. C’est un Arabe, tu te souviens ? »
  
  Ainsi, sans effort, se présentait l’occasion de faire dévier la conversation sur Siddig, s’était réjoui Coplan.
  
  « - Parle-moi de lui. »
  
  Autant il s’était montré prolixe sur lui-même, autant Michael Demitryk avait gardé une certaine réserve sur son employeur, concédant qu’il était un champion d’échecs et un grand amateur de femmes, mais prétendant qu’il ignorait tout de ses activités terroristes.
  
  Chez Joaquin Galvaredo, Coplan prit immédiatement un contact téléphonique avec le Vieux afin de lui rendre compte des événements survenus depuis leur dernier entretien.
  
  - Siddig a filé, conclut-il. Lozac’h ne l’a pas repéré à Londres chez Isabel Shugerman ?
  
  - Non.
  
  - Chez Sammy Zweig à New York ?
  
  - Je viens d’avoir Séverine Dejean. Rien de ce côté-là.
  
  - Aida Saffirio, alias Jade Kotsaras est toujours à Londres avec Isabel Shugerman ?
  
  - Oui, mais elle se cache, elle ne sort pas, elle a peur, à cause, sans doute, de l’attentat de Miami. Elle se trompe évidemment. Je le sais désormais, après votre compte rendu. Maintenant, que comptez-vous faire ?
  
  - Ma seule carte, c’est Demitryk.
  
  Dans l’intervalle, ce dernier avait longuement réfléchi. Galvaredo l’avait installé dans une cave dans laquelle paresseusement se baguenaudaient quelques rats, plaie endémique à Managua depuis le terrible tremblement de terre de Noël 1972. Le séisme avait provoqué la mort de 9 000 personnes et les rats avaient envahi la ville en se faufilant dans les décombres pour se repaître des cadavres. Depuis, et malgré les intenses campagnes de dératisation, il en subsistait un nombre considérable.
  
  Michael Demitryk éprouvait une folle terreur devant ces féroces rongeurs. Lui qui ne tremblait pas quand il devait tuer un être humain était secoué de convulsions face à un rat. Avec terreur, il se souvenait du jour où, quelque temps avant le holp-up en Italie en compagnie d’Aïda Saffirio, de Suanne Ciboldi et des deux Italiens, il avait joué au touriste à Venise. A la perpendiculaire du Pont des Soupirs, le bois de la gondole était si pourri que l’embarcation s’était cassée en deux, précipitant ses passagers dans l’eau fétide. Et là, devant lui, une flopée de rats qui dévoraient le cadavre d’un pigeon de la place San Marco venu mourir sur le canal. Il avait failli se noyer tellement il était paralysé par l’épouvante. Heureusement, un gondolier l’avait accroché par le col de sa veste et l’avait remorqué jusqu’à la berge.
  
  Quand Coplan entra dans la cave, les rats disparurent.
  
  - Bute-moi tout de suite, implora Demitryk, mais ne me laisse pas seul avec ces putains de rats !
  
  Coplan tira de sa ceinture un Glock 19 et l’arma. Le bruit du métal chassant le métal fit sursauter l’Américain.
  
  - Tu vas réellement me buter ?
  
  Son regard fixe de faucon, habituellement inquiétant comme une lame de rasoir, flamboya pendant que les commissures des lèvres s’affaissaient.
  
  - C’est le bout du chemin, répondit Coplan d’une voix neutre. Ton ardoise est chargée. Un Président des États-Unis, trois agents de la C.I.A., plus tous les autres dont j’ignore les noms. Un jour ou l’autre, il faut terminer sa course. Les Romains, dont tu as adopté les superstitions, affirmaient que les morts gouvernent les vivants. Ainsi, où que tu sois, tu ne seras pas oublié.
  
  Demitryk n’était pas rasé depuis quatre jours et sa barbe, ajoutée à ses cheveux hirsutes et à ses vêtements sales, lui donnait triste mine. Il lécha ses lèvres gercées. Malgré la tension qui régnait dans la cave, il retrouva sa gouaille :
  
  - Je ne peux rien faire pour éviter d’avoir à gouverner les vivants ?
  
  Coplan baissa les yeux sur l’acier bruni de son arme.
  
  - Que proposes-tu ?
  
  - Mon flair me dit que tu t’intéresses à Siddig.
  
  - Tu ne sais rien sur lui, sauf qu’il est champion d’échecs et grand amateur de femmes, ce que nous savons déjà à Langley.
  
  - J’en sais peut-être un peu plus.
  
  - Quoi, par exemple ?
  
  - D’abord, range ton putain de flingue.
  
  Coplan s’exécuta et, soulagé, Demitryk, tira sur les liens qui entravaient ses poignets, comme s’il avait l’espoir qu’ils cèdent.
  
  - Siddig est au Paraguay, lâcha-t-il enfin, après un long instant de silence.
  
  - En touriste ?
  
  - Personne ne va au Paraguay en touriste. Je connais d’autres endroits dans le monde plus attrayants.
  
  - Pour y faire quoi, alors ?
  
  - Il monte un coup, un gros coup.
  
  - De quel genre ?
  
  - Buter des gens.
  
  Coplan se souvint des paroles du Prince, là-bas dans la chaleur torride de l’émirat :... Siddig n'est pas un homme d’argent... C’est avant tout un militant de la cause palestinienne, qui a consacré sa vie au triomphe de cette cause... Il finance ses propres actions terroristes... C’est pourquoi je suis persuadé que les cent millions de dollars vont servir à monter une vaste opération...
  
  - Tu as l’habitude de parler par petits bouts de phrase ?
  
  Demitryk respira un grand coup et se lança dans un monologue :
  
  - Je ne sais pas grand-chose sur l’affaire. Siddig n’est guère bavard à l’avance. Il est prudent et se méfie. J’ignore donc de quoi il s’agit exactement. Il devait se rendre d’urgence au Paraguay. La prise d’otages l’a retardé. C’est pourquoi je suis certain qu’il est là-bas. D’ailleurs, je devais l’accompagner.
  
  - Où au Paraguay ?
  
  - A Ciudad Beethoven. C’est une ville fondée par des Allemands qui sont d’ailleurs majoritaires dans la population. L’endroit est situé au nord-ouest, entre Concepcion et Horqueta. Siddig a un contact là-bas. Une femme qui s’appelle Manuela Junqueira. C’est, je crois, un simple relais avec ses troupes, des Irlandais de l’I.R.A., des Allemands, des survivants de la Rote Armee Fraktion qui sont comme des poissons dans l’eau dans une cité aussi germanique, et des Bosniaques musulmans.
  
  - Quelle est l’adresse de cette femme ?
  
  - Vrai, je ne sais pas.
  
  - Tu sais que si tu me lances sur une fausse piste, tu t’en repentiras quand j’aurai découvert que tu m’as trompé. Alors, laisse-moi te dire qu’il aurait mieux valu pour toi mourir dès maintenant.
  
  - Et si j’ai dit la vérité ?
  
  - Je te laisse filer avec vingt-quatre heures d’avance. Le marché est honnête ?
  
  - Quarante-huit heures d’avance ?
  
  - Trente-six.
  
  Demitryk hocha gravement la tête.
  
  - D’accord, le marché est honnête. J’ai confiance en toi. Encore deux choses.
  
  - Quoi ?
  
  - Glisse-moi une cigarette entre les lèvres.
  
  Coplan sortit son paquet de Gitanes et gratta une allumette.
  
  - La seconde chose ?
  
  - Va chercher un lance-flammes et bute-moi ces putains de rats.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Manuela Junqueira ne figurait pas dans l’annuaire téléphonique de Ciudad Beethoven qui comportait, comme l’avait précisé Michael Demitryk, une majorité de noms à consonance germanique. Dans la cité, les constructions étaient récentes et rappelaient les villes bavaroises ou tyroliennes. Les inscriptions, les affichages, les dénominations des artères, étaient libellés à la fois en allemand et en espagnol. Les arts germaniques étaient représentés. Ainsi trouvait-on une Mozartstrasse ou une Calle Wagner, une Goethestrasse ou une Calle Schiller, une Brekerstrasse ou une Calle Von Riefenstahl. L’ensemble était net et méticuleusement propre, avec ce souci du détail caractéristique des mœurs d’outre-Rhin.
  
  Coplan était morose. Il savait que Florence et lui souffraient d’un grave handicap. Siddig connaissait leurs visages. En conséquence, ils étaient tenus de se montrer prudents dans leurs recherches.
  
  Néanmoins, ils prospectèrent les marchands de jeux vidéo et de jeux d’échecs. Sans succès. Apparemment, de ce qu’ils apprirent, le marasme régnait dans ces deux domaines. Pas d’échiquiers ou de Dynamitero vendus au cours des dernières semaines.
  
  Coplan avait loué une maison dans la Calle Beckmann, qui était copiée sur le modèle de ces chalets qui dominaient Innsbruck. Comme la majorité des autres constructions de la ville, cette architecture détonnait dans cet environnement subtropical.
  
  Y logeaient Coplan, Florence, le lieutenant Delaroche et deux de ses hommes. Au reste de son équipe avait été confiée la mission, avec l’aide de Joaquin Galvaredo, d’exfiltrer Michael Demitryk vers le Costa Rica.
  
  Ce soir-là, après leurs pérégrinations, Florence avait cuit un poulet dans le four à bois qui trônait dans le patio.
  
  - Délicieux, félicita Delaroche, je n’ai jamais mangé un poulet aussi bon. Comment tu fais ?
  
  - D’abord, je m’inspire de l’antique coutume romaine qui préconise la double cuisson du poulet, ensuite je glisse à l’intérieur des croûtons frottés d’ail et, enfin, j’évite de le saupoudrer d’herbes qui brûlent à la cuisson.
  
  - Tu te souviens du poulet tandoori que tu m’avais cuisiné à Calcutta ? intervint Coplan.
  
  - Si je découvre au marché du cumin, de la cannelle, du gingembre, de la noix de muscade et de la cardamome, je t’en ferai un, promit Florence. A condition que, dans l’intervalle, nous n’ayons pas encore mis la main sur Siddig.
  
  Coplan grimaça.
  
  - D’abord, il faut dénicher cette Manuela Junqueira sans éveiller la suspicion.
  
  - Pas d’idées dans l’air ? questionna avec curiosité Delaroche qui admirait grandement l’imagination de son chef.
  
  - Non, rien pour le moment.
  
  Après le repas, Coplan se retira à l’écart. Il avait besoin de réfléchir.
  
  La soirée s’attardant, Florence, Delaroche et les deux équipiers Action allèrent se coucher. Coplan réfléchissait toujours mais ne découvrait aucun moyen de progresser sans se découvrir. Au dernier bulletin d’informations, une séquence fut réservée aux nouvelles locales et les honneurs furent rendus au chef de la police de Concepcion, une ville distante de Ciudad Beethoven d’une dizaine de kilomètres. Le ministre de Intérieur l’avait décoré le matin même d’une des plus hautes distinctions nationales.
  
  L’intéressé était un colonel du nom de Juan Sevillano Ibarztegui, à l’uniforme chamarré, à la poitrine constellée de décorations, à l’air important et bravache, à la moustache conquérante et au menton vaniteux.
  
  Coplan faillit éclater de rire. Le personnage était caricatural. Il aurait figuré en bonne place dans une galerie de portraits reproduisant les traits de généraux auteurs de coups d’État. Pompeux, sans crainte du ridicule, il redressait sa petite taille pendant que le ministre lui donnait l’accolade. Empli de fatuité, le sourcil léonin, il acceptait avec suffisance les applaudissements qui crépitaient autour de lui et se tournait vers la caméra comme pour la prendre à témoin de homme important qu’il était et du triomphe mérité qui était le sien.
  
  Finalement, Coplan se mit à rire, mais l’instant d’après il ne riait plus. Une idée lui était venue. Une de ces idées farfelues, hardies, audacieuses, dont il avait le secret.
  
  Il éteignit le téléviseur, passa encore deux bonnes heures à peaufiner son idée et il s’endormit du sommeil du juste.
  
  Le lendemain matin, devant le café du breakfast, il testa son plan auprès de Florence qui, l’espace d’un instant, resta muette.
  
  - Séduisant, reconnut-elle.
  
  Puis elle battit des mains, enthousiaste.
  
  - On va à Concepcion ?
  
  - Tout de suite.
  
  En ville, Coplan acheta un manuel d’histoire du Paraguay et se plongea dans sa lecture pendant que Florence conduisait la Fairmont de location. A leur arrivée dans la capitale de la province, ils s’arrêtèrent dans une cafétéria et Coplan poursuivit sa lecture. Quand il eut achevé l’ouvrage, il demanda à la serveuse le chemin du quartier général de la police. Celui-ci était tout proche. Coplan tendit le manuel à Florence.
  
  - Attends-moi dans la voiture.
  
  Au quartier général, il demanda à rencontrer le colonel Sevillano Ibarztegui. Le réceptionniste lui rit au nez.
  
  - Il ne reçoit que sur rendez-vous. Et encore. A condition qu’il s’agisse d’une personnalité importante. Vous êtes une personnalité importante ?
  
  - Je suis en mission secrète pour le compte du roi d’Espagne, répondit froidement Coplan avec un bel aplomb.
  
  Le policier resta bouche bée.
  
  - Le roi... le roi d’Espagne ? bafouilla-t-il.
  
  Coplan le foudroya d’un regard sévère.
  
  - Dépêchez-vous de le prévenir. Le colonel ne serait pas content que vous m’ayez fait attendre.
  
  Son culot rencontra le succès escompté et le policier se démena sur son téléphone. Bientôt, un sergent déférent vint chercher Coplan et le guida jusqu’à une pièce aux murs lambrissés d’acajou qu’inondait le soleil de midi. Exhibant un armorial de décorations, le colonel s’extirpa de son immense fauteuil en cuir noir et contourna son bureau. Malgré ce geste de bienvenue, son regard demeurait méfiant.
  
  - Francis Corvelle. Je suis l’émissaire secret du roi d’Espagne.
  
  - Vraiment ? Asseyez-vous et expliquez-moi. Thé, café ou chocolat ?
  
  - Café, señor jefe.
  
  Le colonel retourna se laisser tomber sur le cuir et pressa son interphone pour passer commande en optant pour un chocolat. Une femme âgée et obséquieuse apporta le plateau et repartit l’échine respectueusement courbée. Coplan était satisfait. L’ambiance qui régnait ici sustentait l’analyse psychologique à laquelle il s’était livré la veille devant le téléviseur.
  
  Le colonel goûta son chocolat et un filet de crème resta accroché à sa moustache avantageuse.
  
  - Je vous écoute, invita-t-il de sa voix de rogomme. Il est bientôt midi et l’on m’attend pour déjeuner. Faites vite.
  
  Malgré le ton pressant, Coplan prit tout son temps pour déguster son café, trop sucré à son goût. Il lui fallait procurer quelque épaisseur à son personnage et c’est avec plaisir qu’il vit le colonel s’impatienter.
  
  - Voici ce qui m’amène, attaqua enfin Coplan. Après une discrète enquête, la Chancellerie et les Prévôts d’Armes de Sa Majesté Catholique le roi d’Espagne ont découvert que vous descendez en droite ligne de Francisco Sevillano Ibarztegui, colonel de l’armée espagnole lors de l’indépendance et la proclamation de la république au Paraguay en 1811. Ce valeureux officier combattit vaillamment les insurgés. Capturé par ces derniers, il ne put regagner l’Espagne et croupit pendant de longues années dans les geôles d’Asuncion. Finalement, il parvint à s’évader et épousa une Indienne guarani. Leur petit-fils, votre ancêtre également, s’illustra dans la féroce et sanglante guerre de 1865 contre la Triple Alliance constituée par le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay (Ce conflit fut une catastrophe démographique pour le Paraguay. Sa population, de 525 000, tomba à 220 000 dont 29 000 mâles survivants. Dans leur écrasante majorité, les femmes étaient des veuves de guerre). Il eut la chance de figurer parmi les 29 000 mâles survivants, sinon je n’aurais pas le plaisir de cette entrevue, señor Jefe.
  
  Le colonel toussota avec componction. Coplan lut le plus vif intérêt sur ses traits grossiers. Aussi poursuivit-il avec un courage accru :
  
  - Le roi Ferdinand VII, fuyant devant l’abominable tyran qu’était Napoléon, ne put que tardivement anoblir ses fidèles serviteurs au Paraguay et...
  
  Le colonel avait sursauté :
  
  - Anoblir ?
  
  - En effet. Récemment, des voix se sont élevées pour protester contre le fait que leurs ancêtres, et partant eux-mêmes, ne figuraient pas sur les listes de la noblesse. Un peu de chronologie nous aidera. 1811 : proclamation de la république au Paraguay et retrait des troupes espagnoles. Depuis 1808, Ferdinand VII est monté sur le trône pour remplacer son père qui a remis sa couronne à Napoléon dont le frère Joseph devient roi à Madrid. Ferdinand VII prend le maquis. Parmi tant d’affaires dont il doit s’occuper, il signe distraitement les lettres patentes qui anoblissent ses meilleurs officiers au Paraguay mais oublie de les faire enregistrer. Cette erreur est réparée aujourd’hui.
  
  - Je suis donc noble ?
  
  - Vous êtes comte.
  
  Le colonel redressa orgueilleusement sa petite taille.
  
  - Le comte Juan Sevillano Ibarztegui, pressa Coplan en baissant hypocritement les yeux.
  
  Le colonel rayonna. Soulagé, Coplan se détendit. Son coup de bluff avait réussi. Certes, l’histoire qu’il avait contée était plus que grossière, mais il avait parfaitement analysé le personnage qu’il avait devant lui et deviné que sa vanité était telle qu’il serait sensible à ces honneurs qui lui tombaient du ciel. Il ne s’était pas trompé.
  
  - Dans quelque temps, vous serez convoqué à Madrid et le roi en personne vous remettra vos lettres patentes, en même temps qu’une de vos compatriotes que je recherche et qui vit à Ciudad Beethoven, une certaine Manuela Junqueira.
  
  Visiblement, le colonel n’était nullement intéressé par Manuela Junqueira.
  
  - Le roi en personne ?
  
  - Oui. Vous ferez un couple parfait avec Manuela Junqueira.
  
  « Il semble qu’elle soit charmante, poussa Coplan qui en était arrivé au véritable but de son bluff et refusait d’être privé des bénéfices escomptés. Vous voyagerez ensemble, en ma compagnie, jusqu’à Madrid. Dans cet esprit, je vous serais reconnaissant de m’aider à la retrouver. »
  
  Le colonel quitta impulsivement son fauteuil et se précipita pour serrer chaleureusement la main de Coplan.
  
  - Merci d’être venu m’annoncer cette bonne nouvelle. Naturellement, j’irai à Madrid. Quel honneur ! Je connais des gens dans ce pays qui vont être jaloux. A présent, veuillez m’excuser. Je dois assister à un déjeuner et, à l’issue du repas, je m’absente pour huit jours à Ciudad del Este, ma ville natale, où ma famille et mes amis tiennent absolument à fêter la décoration que m’a remise hier le ministre de l’Intérieur.
  
  - Félicitations. Et en ce qui concerne cette Manuela Junqueira ?
  
  - Je vais vous présenter à ma collaboratrice. Elle s’occupera de cette affaire.
  
  Le colonel entraîna Coplan dans le bureau adjacent. Une femme se leva de derrière une table et Coplan eut le souffle coupé. Moulée dans un uniforme bleu ciel, elle offrait une haute silhouette, cambrée sur une taille de guêpe et des jambes interminables, galbées selon des critères que nul dessinateur de bandes érotiques n’aurait osé imaginer. Tels des obus de gros calibre, les seins se braquaient sous le décolleté vertigineux, tandis que la minijupe s’arrêtait à la limite tolérable dans une enceinte policière. Sous le buste granitique, le ventre était merveilleusement plat et un bouton de la chemise flirtait avec le nombril. Encadré par une chevelure d’ébène, le visage souriait sur des lèvres pareilles à des fruits mûris au vermillon pendant que les yeux noirs lançaient des éclairs électriques qui déshabillaient leur homme en deux battements de cils.
  
  - Icilla Argenziano, présenta le colonel qui mit la jeune femme au courant et s’esquiva après avoir de nouveau serré avec effusion la main de Coplan.
  
  Sans gêne aucune, elle dardait sur le visiteur un regard hardi qui en disait long sur ses pensées intimes. Grand psychologue devant l’Étemel, Coplan comprit qu’elle le trouvait à son goût et il mesura la chance qui le servait en plaçant son énorme bluff sous des auspices aussi favorables.
  
  Icilla regretta d’être, comme le colonel, prise pour le déjeuner, mais scrupuleusement nota le nom de Manuela Junqueira.
  
  - Vous qui êtes étranger ici, accepteriez-vous de dîner avec moi ce soir ? proposa-t-elle, sans tenter d’effacer la lueur lubrique dans son regard andalou. Nous joindrions l’utile à l’agréable car j’aurai peut-être dès cet instant des renseignements à vous communiquer.
  
  Coplan accepta avec empressement et elle griffonna l’adresse sur une feuille de papier qu’elle lui tendit.
  
  Au-dehors, le soleil de midi tapait avec une lourde constance. Dans la Fairmont, Florence rongeait son impatience et son anxiété.
  
  - Alors ?
  
  Il lui conta sa double entrevue et elle applaudit.
  
  - Sacré Francis ! Tu es l’imagination alliée au charme ! Nul doute que cette gourgandine va te dévorer tout cru ! Ou l’inverse !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Fiévreusement, Kacem Ali Siddig peaufinait les détails de son plan en compagnie de ses chefs de groupe et de Safet Blazevic, le Bosniaque dont à Tunis il avait réclamé le concours à Farouk.
  
  - Les hommes se sont entraînés, déclara, approuvé par les autres, Heinz Ott, l’un des rescapés de la Rote Armee Fraktion, mais il est impossible sur cette distance d’excéder quarante kilos d’explosifs par homme.
  
  - Pourtant, on a mis la gomme à l’entraînement, précisa Sean O’Leary, un homme traqué par les S.A.S. britanniques depuis qu’il avait, à Belfast, tendu une embuscade à une section de parachutistes de Sa Majesté, dont aucun n’avait réchappé.
  
  - Il faut réduire le nombre des escorteurs et répartir les charges manquantes sur ceux que nous aurons ainsi récupérés, intervint Blazevic. Il n’est pas question de se priver d’un seul gramme d’explosif.
  
  Siddig approuva énergiquement :
  
  - Sean et Heinz, occupez-vous-en.
  
  Il se tourna vers un autre Allemand :
  
  - Pas de problèmes, Dieter, avec la sécurité du camp ? Pas de curieux aux alentours ? Pas de flics inquisiteurs ?
  
  L’autre eut un bref sourire.
  
  - Nous sommes comme des poissons dans l’eau ici, Karl Alan. Une véritable colonie allemande. On se croirait en Bavière ou en Rhénanie. Toutes les fermes appartiennent à des Allemands. Faut que les Paraguayens soient de vrais cons pour accepter une telle invasion. Pour répondre à ta question, Karl Alan, pas de curieux, pas de flics. De son côté, Manuela veille au grain.
  
  - Les hélicoptères ?
  
  - En parfait état de marche, répondit Dougherty, un autre Irlandais, lui aussi traqué par les S.A.S. depuis qu’il avait participé à l’assassinat de l’oncle de la reine. Et bien camouflés. Heureusement que l’on avait prévu des appareils de rechange, car on a eu des pépins avec le rotor de l’un d’eux.
  
  - On ne prend pas de risques, rappela Siddig. Un doute sur le matériel et on le laisse tomber. Personnellement, j’ai supervisé les positions de repli. Pas de soucis à se faire sur ce sujet.
  
  Il se leva, s’empara d’une règle en bois et marcha jusqu’à l’immense carte d’Amérique épinglée sur l’un des murs de la pièce. La règle courut sur le papier.
  
  - Première étape : Campo Grande, dans le Matto Grosso do Sul. Deuxième étape : Santa Cruz, en Bolivie. Troisième étape : Trinidad, également en Bolivie. Quatrième étape : Cusco, au Pérou. Là, nous serons protégés par nos amis du Sentier Lumineux. En dehors de Campo Grande, les voyages s’effectueront par avion privé. Tout est réglé et les voyages payés à l’avance. A Campo Grande, j’ai Jurgenthaler pour superviser l’opération, à Santa Cruz il y a Fitzgerald et O’Dalaigh à Trinidad.
  
  - Nous avons besoin d’argent, déclara avec fermeté Heinz Ott. Durant ton absence, nous avons été un peu juste.
  
  - Aucun problème. Vous l’aurez dès aujourd’hui.
  
  Intérieurement, il se félicita d’avoir, grâce au talent de Nosair le faussaire, dupé l’émir et de l’avoir escroqué d’une aussi grosse somme car l’opération en cours lui coûtait un argent fou. Finalement, c’était le Semtex, dont quelques dizaines de grammes suffisaient pour faire exploser un avion, qui lui revenait le moins cher. Même vendu au marché noir à 1 200 dollars le kilo, cet explosif était compétitif par rapport aux autres frais qu’il supportait. Volé dans les ex-Républiques populaires d’Europe de l’Est et spécialement en Slovaquie, le Semtex était cédé aux mouvements terroristes du monde entier que n’alimentait plus l’ex-U.R.S.S. Pour plus de sécurité, Siddig en avait acheté une demi-tonne acheminée par des itinéraires compliqués à partir du Nicaragua jusqu’au Paraguay.
  
  - Quand est le Jour J ? questionna encore Sean O’Leary.
  
  
  
  
  
  Comme une fière cavalière chevauchant un mustang dans la pampa, Icilla caracolait sur Coplan qui appréciait cette initiative. Le sang guarani qui coulait dans les veines de la jeune femme incendiait sa chair. Celle-ci exigeait que le pieu sur lequel elle s’empalait soit prodigue en sensations fortes. Excitée au plus haut point, Icilla laissait son riche tempérament mener la sarabande qui inexorablement la guidait vers le plaisir.
  
  De sa peau ferme et sombre s’exhalait un parfum sucré qui enchantait les sens et rappelait celui qui embaumait les baies du tacumba, cet arbuste opulent qui prospérait au pied du contrefort des Andes.
  
  Coplan gisait sur le dos, haletant, tous ses nerfs et ses muscles tendus dans l’attente de l’instant libérateur. En prélude, Icilla avait feint la timidité en se livrant à quelques gâteries semblables à ceux d’une collégienne qui ose ses premiers attouchements. Ce n’était que trompe-l’œil, qu’une préparation au sommet triomphant de sa sexualité et de sa passion physique.
  
  A présent, sa voix mélodieuse se faisait rauque et murmurait des mots d’amour à l’oreille de Coplan pour le remercier de la combler avec une énergie dont elle savourait l’ardeur et qui l’étourdissait. Quant à lui, le spectacle de son corps parfait transcendait son désir et chaque fibre de son être participait à cet élan vorace pour ne faire plus qu’un avec cette silhouette envoûtante plaquée contre lui. Pendant qu’avec fièvre elle l’embrassait en titillant avec fougue sa langue, il pétrissait de ses mains avides la chair qui épousait la sienne.
  
  Ensemble, ils atteignirent enfin à l’extase.
  
  En réalité, ce n’était qu’une brève étape et, comme la nuit s’étirait, Coplan se demanda si leurs étreintes connaîtraient une fin. Insatiable, Icilla, bien que comblée et pas qu’une fois, remettait sans cesse le couvert.
  
  Vers quatre heures du matin, elle déclara quand même forfait.
  
  - Grappillons un peu de sommeil, suggéra-t-elle. Le colonel est absent et j’aurai beaucoup de travail aujourd’hui. Je dois essayer d’être fraîche et dispose. Auparavant, il me faut te féliciter. Chaque orgasme était plus riche, plus intense que le précédent. Grâce à toi.
  
  - C’est réciproque.
  
  De ses doigts fluides, elle lui caressa la joue.
  
  - J’ai quelque chose pour toi, pour te récompenser.
  
  - Je n’accepte ni bijoux ni argent des femmes, plaisanta-t-il.
  
  - Idiot. Il s’agit de Manuela Junqueira.
  
  
  
  
  
  A l’aide de ses jumelles, Coplan inspecta la maison, à l’architecture étrangère aux normes locales. Ici, pas de réminiscences bavaroises ou tyroliennes. En revanche, elle copiait le style simple, sans fioritures, inspiré par les demeures guaranis et qu’avaient si souvent reproduit les Jésuites dans leurs missions, avant de se faire expulser sur l’ordre du roi Charles III d’Espagne.
  
  Discrètement, elle se blottissait derrière un rideau de casuarinas dont les frondaisons masquaient aux trois quarts le corps de bâtiment que prolongeait une pelouse dont le gazon aurait mérité un sérieux coup de tondeuse.
  
  Coplan s’était caché derrière un promontoire rocheux en saillie sur la colline. La maison était un peu en contrebas et isolée, à la limite de Ciudad Beethoven. Dans le dossier que lui avait remis Icilla figurait une photographie de Manuela Junqueira, qui datait d’un an lorsque l’intéressée avait été interrogée au quartier général de la police sur ses liens avec une organisation d’extrême gauche dont l’action gênait le régime. L’affaire n’avait pas eu de suites.
  
  En faisant la part du feu et du manque de sens artistique du photographe de l’Identité judiciaire, il fallait néanmoins convenir que la Paraguayenne n’était guère attirante. Dotée d’un visage ingrat et d’une silhouette épaisse, elle évoquait ces personnages un peu grotesques peints sans complaisance par Goya.
  
  A travers ses jumelles, Coplan ne l’avait pas encore vue.
  
  Il était là depuis trois heures sans avoir décelé un seul mouvement dans la maison ou aux alentours et changeait constamment de position par rapport au soleil lorsque la faim lui picota l’estomac. Il posa les jumelles et dévora les sandwiches préparés par Florence, qu’il arrosa avec le café fort et brûlant, à peine sucré, contenu dans la Thermos. Ainsi restauré, il reprit les jumelles. C’est alors qu’il repéra une silhouette de femme sur la plate-forme d’accrochage d’un derrick situé à plusieurs centaines de mètres de la maison.
  
  Il l’avait captée à travers les verres et fut surpris en découvrant qu’elle aussi braquait une paire de jumelles sur la maison.
  
  Elle était grande et svelte, environ trente-cinq ans, avec de longs cheveux blonds et une peau claire qu’avait un tantinet bruni le soleil paraguayen. Une casquette en toile bleue lui protégeait la tête. Pour le reste, elle était vêtue d’un blouson léger kaki, d’un T-shirt blanc marqué « Paraguay-Paraiso », d’un pantalon de jean, et chaussée de baskets.
  
  Comme lui, cette femme s’intéressait à la maison. Intrigué, il réfléchit quelques instants et, impulsivement, décida d’aller voir ce qu’il en était.
  
  Il abandonna le promontoire en jetant à l’épaule le sac contenant ses provisions, dans lequel il avait enfoui la paire de jumelles. Protégé par la pente de la colline, il ne pouvait être vu. Il marcha longtemps en contournant la colline et parvint enfin près de l’enceinte en fils de fer barbelés. D’où il était, la femme lui tournait le dos. Il longea l’enceinte et atteignit une trouée où pendouillait un écriteau en bois sur lequel était écrit :
  
  Ouvriers en grève illimitée ». Il passa par l’ouverture et contourna la baraque du géologue pour obliquer vers le parc à tiges de forage. Devant lui se dressait l’appareil, un Idéal 50 antédiluvien à la structure rouillée par endroits. Il grimpa sur le slipway (Rampe par laquelle sont hissées les tiges sur le plancher de forage), sauta sur le walkway (Passerelle) et courut le long des bacs de décantation. Le doghouse était verrouillé et le treuil était enchaîné. Il redescendit l’escalier, se dissimula derrière les pompes pour arriver au pied de l’échelle à la verticale par laquelle on accédait à la plate-forme d’accrochage vingt mètres plus haut à l’intérieur du derrick. En temps de forage et à l’heure de la remontée du train de tiges, perché sur cette plate-forme, l’accrocheur, retenu par sa ceinture de sécurité, lançait sa corde comme un lasso pour serrer une longueur de tige, l’attirer à lui et la ranger dans le derrick.
  
  Coplan commença à grimper les échelons. Dans son dos, il était protégé d’une chute éventuelle par les crinolines, des arceaux métalliques soudés aux montants de l’échelle. L’étroitesse du conduit l’avait obligé à abandonner son sac sur le sol.
  
  Quand il émergea sur la plate-forme, la femme se retourna d’une pièce. Ses réflexes étaient prompts. D’un violent coup de pied, elle emboutit le genou gauche de Coplan qui se baissa sous l’effet de la douleur et recula. De façon aussi fulgurante, elle récidiva et, cette fois, Coplan tomba dans le vide. Son cœur tressauta. Une chute de vingt-cinq mètres lui serait fatale. Déjà, il se voyait étalé sur le plancher de forage, disloqué, ensanglanté, les membres brisés et le crâne en bouillie.
  
  Le souffle coupé, il descendait inéluctablement vers le carré d’entraînement de la tige carrée, en dessous sur le plancher, lorsque, dans un élan désespéré, il se propulsa vers le câble du traveling-block qui servait d’ascenseur-descenseur au train des tiges. Les mains moites, il s’y accrocha avec l’énergie du désespoir comme un noyé s’agrippe à la bouée de sauvetage. Ses muscles souffrirent lorsque la chute fut stoppée net.
  
  Lentement, il reprenait son souffle en glissant le long de l’acier couvert de graisse épaisse. Soudain, la femme fit feu et sa balle arracha un toron au câble qui ne céda pas car son diamètre d’un pouce un quart offrait une bonne résistance.
  
  La prochaine balle, calcula Coplan, risquait de le toucher. Il regarda autour de lui et, après un fantastique saut de carpe et un plongeon à l’horizontale, atterrit sur les tamis vibrants qui, en raison de l’arrêt du forage, restaient immobiles. Après ses muscles, ses reins et ses fesses souffrirent en butant contre le métal.
  
  Une seconde balle fora un trou à quelques centimètres de ses hanches.-
  
  D’un bond, il se catapulta hors de vue. Courbé en deux, il regagna l’endroit où il avait abandonné le sac et en sortit le Smith & Wesson 469.
  
  La femme s’était agenouillée sur la plate-forme et se penchait. Sans désir de la toucher, Coplan l’encadra de deux balles. Elle fut si surprise de rencontrer une opposition armée qu’elle recula, trébucha, faillit tomber dans le vide et se rattrapa à la balustrade. Dans le mouvement, elle lâcha son automatique qui chut aux pieds de Coplan.
  
  Il l’empocha et remonta le long de l’échelle. Les jumelles gisaient sur le plancher métallique et la femme, adossée à la balustrade, le fixait d’un regard à la fois dur et inquiet. Coplan braqua sur elle son Smith & Wesson.
  
  - J’ai toutes les raisons de me venger, préambula-t-il. A votre débit, deux tentatives de meurtre sur ma personne, sans même demander d’explication. Pourquoi ?
  
  Elle resta muette un long moment, puis se força à parler.
  
  - J’ai eu peur, répondit-elle dans un mauvais espagnol teinté d’accent anglais.
  
  - De moi ?
  
  - De qui d’autre ? L’endroit est désert. Les foreurs sont en grève. Qui prendrait la peine de grimper subrepticement ces vingt-cinq mètres d’échelle ?
  
  - Vous avez vraiment la détente facile. La vie humaine ne compte guère pour vous.
  
  - D’où je viens, la vie humaine ne compte guère, c’est vrai.
  
  - D’où venez-vous ?
  
  Cette fois, elle ne répondit pas, et sa bouche dessina une moue rebelle. Coplan changea de sujet :
  
  - Pourquoi vous intéressez-vous à cette maison que vous observiez à l’aide de vos jumelles ?
  
  Elle plissa les yeux et se raidit, de plus en plus méfiante.
  
  - Pourquoi vous y intéressez-vous, vous ? répliqua-t-elle d’une voix tendue.
  
  - J’ai mes raisons.
  
  - J’ai les miennes.
  
  Il bougea le Smith & Wesson et, de l’autre main, désigna le vide.
  
  - Vous l’avez dit, l’endroit est désert. Personne n’entend les détonations. Une seule balle et vous plongez de vingt-cinq mètres. Cette perspective vous enchante-t-elle ?
  
  Sous son hâle elle pâlit.
  
  - Je n’en attends pas moins des tueurs de l'I.R.A., cracha-t-elle en anglais. Combien de victimes innocentes allez-vous encore compter sur votre sanglante liste ?
  
  Il resta sans voix. Que signifiait cette tirade vengeresse ?
  
  - D’où venez-vous ? répéta-t-il.
  
  Elle secoua la tête sans répondre, butée. Il dut à nouveau agiter son arme.
  
  - Le refus est plus dangereux que l’aveu.
  
  Il lisait la haine dans son regard bleu devenu soudain froid comme l’acier.
  
  - Shankill Road, ça vous dit quelque chose ?
  
  D’un seul coup, il comprit.
  
  - Protestante ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Que croyez-vous ?
  
  Shankill Road était une enclave protestante au cœur du quartier catholique de Belfast. Depuis des années, elle était la cible des attentats de l'I.R.A.
  
  A son tour il haussa les épaules, enfonça l’automatique sous sa ceinture, se baissa, ramassa les jumelles et les tendit à la jeune femme.
  
  - Continuez d’observer cette maison, ça ne me dérange pas, moi je m’en vais.
  
  Il lui tourna le dos et redescendit l’échelle. Suffoquée, les jambes tremblantes, elle ne réagit pas, les mains crispées sur les jumelles.
  
  Quand en bas il récupéra son sac, elle le héla :
  
  - Attendez-moi.
  
  Quand elle le rejoignit, il lui restitua son automatique.
  
  - Vous ne visez pas mal, mais vous auriez quand même besoin d’un peu d’entraînement. Vous n’avez pas fait un stage à l’U.D.A. (Ulster Defense Association : organisation d’extrémistes protestants, responsable d’innombrables crimes, assassinats et attentats contre les catholiques) ?
  
  Elle agit comme il l’avait prévu et l’espérait ; et elle braqua sur lui son Heckler & Koch.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Quelqu’un qui s’intéresse à une certaine Manuela Junqueira.
  
  - Pour quelles raisons ?
  
  - Je traque des gens de l'I.R.A.
  
  - Qui, en particulier ? pressa-t-elle.
  
  - Personne en particulier. Ceux que je cherche sont en compagnie de terroristes allemands et palestiniens.
  
  Il lui avait suffisamment tendu la perche, estima-t-il. Cette fois encore, il avait bluffé, mais sur un terrain qu’il considérait comme sûr.
  
  Elle arborait une mine perplexe.
  
  - Mon nom est Francis Corvelle, je suis français. Et vous, qui êtes-vous en dehors du fait que vous êtes une protestante de Shankill Road ?
  
  Elle leva son arme.
  
  - Lancez-moi votre passeport. Attention, pas de gestes précipités.
  
  Il s’exécuta.
  
  - Naturellement, n’est pas indiquée ma profession exacte.
  
  Pour la première fois, en feuilletant le document, elle sourit, un charmant sourire, un peu émouvant, qui lui donnait l’apparence d’une adolescente émerveillée devant un gâteau d’anniversaire. Elle baissa son automatique et lui restitua le passeport.
  
  - Si vous êtes français, pourquoi traquez-vous des gens de l’I.R.A. ?
  
  - A cause d’attentats commis en France, fabula-t-il. Et en ce qui vous concerne ?
  
  - Deux de leurs tueurs les plus implacables sont ici, Sean O’Leary et Patrick Dougherty. Il y a plusieurs années, ils ont commis un attentat dans Shankill Road. Toute ma famille a été exterminée. Sept personnes. Je suis la seule survivante. D’autres victimes et moi avons formé une association et avons décidé de nous venger. Nous comptons déjà quelques succès. Deux tueurs à Bruxelles, trois à Copenhague, un à La Haye, un autre à Rome, un dernier à Caracas. Ce n’est pas mal pour des amateurs. Les S.A.S n’ont pas fait mieux depuis Gibraltar (Allusion à l’assassinat le 6 mars 1988, par une équipe du S.A.S. britannique, de trois membres de l'I.R.A. à Gibraltar, triple meurtre vengé 13 jours plus tard par le lynchage à mort de deux soldats britanniques dans un cimetière de Belfast). Vous, quel est votre score ?
  
  - Zéro pour le moment. Je me suis présenté. A vous de le faire.
  
  - Appelez-moi simplement Hazel. Mon patronyme ne présente aucun intérêt.
  
  - Que diriez-vous de poursuivre cet intéressant entretien dans un environnement plus convivial ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Ils reprirent chacun leur voiture et Coplan guida Hazel jusqu’à un chalet tyrolien sur le bord d’un lac où l’on servait l’excellent café local accompagné de strudels et de kouglof.
  
  - Que savez-vous d’O’Leary et de Dougherty ? questionna Coplan en découpant son kouglof.
  
  - Il n’y a pas que des Irlandais dans la bande. Ceux-ci côtoient des Allemands et des Palestiniens. Ils vivent dans un camp et préparent un attentat.
  
  Coplan dressa l’oreille.
  
  - Ils sont entre trente et quarante et sont équipés d’hélicoptères, poursuivit-elle. Mais j’ignore leur objectif.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  - Je sollicite vos ordres, déclara Coplan au Vieux qui, là-bas à Paris, venait de se réveiller et, d’un œil morne, contemplait la pluie qui inondait les toits de la capitale. Ou bien je me contente d’essayer de kidnapper Siddig ou bien je tente d’empêcher l’attentat qu’il prépare. Dans le premier cas, la tâche sera ardue, s’il est protégé par trente ou quarante mercenaires.
  
  - Il faudrait savoir de quel attentat il s’agit.
  
  - Nous avons affaire à un homme qui, depuis son âge adulte, vit dans la clandestinité. Le secret constitue la première règle de sa sécurité. Si nous ne l’enlevons pas, nous ne saurons jamais ce qu’il prépare. D’un autre côté, un rapt requiert, dans les circonstances présentes, du temps et des hommes. Le risque, c’est qu’il passe à l’action avant que nous soyons prêts.
  
  - Si l’on prend en compte le mal qu’il s’est donné pour escroquer l’émir, la somme fantastique dont il dispose, le nombre considérable de ses hommes de main, nous devons considérer que son objectif n’est pas anodin mais que, au contraire, il va frapper un grand coup. De quoi peut-il s’agir ?
  
  - Je crains que nous ne le sachions qu’après la frappe.
  
  - Ceci demande réflexion. Restez sur le qui-vive. Je vous rappelle.
  
  Coplan raccrocha. Il avait amené Hazel à leur planque mais, en découvrant qu’il ne bénéficiait que du concours de quatre personnes seulement, elle avait eu une moue condescendante :
  
  « - Ne comptez pas réussir. Eux ils sont trente ou quarante. »
  
  Dix heures plus tard, le Vieux rappela :
  
  - Donnez-moi votre situation géographique exacte.
  
  Coplan la lui fournit.
  
  - Je reprends contact avec vous, assura le Vieux.
  
  La nuit tomba. Pour se rendre utile, Hazel proposa de cuisiner le lendemain des haggis, ce plat écossais composé de morceaux de cœur, de poumons, de foie et de rognons de veau mélangés à de la farine d’avoine, de la graisse de mouton et d’oignons. Quand elle fit la description de ce plat, les Français faillirent vomir et, devant leur unanime réticence, elle abandonna son projet.
  
  Coplan avait déjà dévoré son omelette quand le Vieux reprit contact.
  
  - Je devine où Siddig veut frapper, déclara-t-il d’une voix tendue.
  
  - Où?
  
  Les renseignements que lui fournit le Vieux le glacèrent. Un frisson désagréable zigzagua le long de son échine et ses muscles se durcirent. Florence qui avait décelé sa brusque tension écarquilla les yeux en une muette interrogation.
  
  - Mais comment frapperait-il à cet endroit ? protesta Coplan. Ce lieu est supérieurement gardé.
  
  Ce que lui répondit le Vieux le suffoqua.
  
  - Que je regarde une carte de la région ?
  
  La communication fut brutalement coupée. Lentement, Coplan raccrocha
  
  - Florence, apporte-moi une carte de la région.
  
  - Que se passe-t-il ? interrogèrent en même temps Hazel et Delaroche, la première en anglais, le second en français.
  
  Coplan se pencha sur la carte que dépliait Florence. Il repéra le lieu que lui avait désigné le Vieux, puis son doigt coulissa vers Ciudad Beethoven et, soudain, s’arrêta. Il tressaillit. Bon sang, il comprenait le but des préparatifs qu’avait décrits la protestante de Shankill Road, l’importance du commando et les hélicoptères.
  
  Il se tourna vers Hazel.
  
  - Ont-ils des explosifs ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Je ne sais pas. A l’entraînement ils portent des sacs très lourds comme s’ils testaient leur résistance.
  
  Coplan considéra à nouveau la carte. Siddig n’était pas un terroriste de deuxième zone et chacun s’accordait pour louer son imagination et son sens de l’inédit. Donc, pas étonnant qu’il s’attaque à une cible aussi grosse. Hazel s’était levée et avait allumé une des gitanes de Coplan. Les volutes légères et délicieusement parfumées caressèrent le papier glacé.
  
  - A quoi vous intéressez-vous ? questionna-t-elle, mue par une intense curiosité.
  
  Elle n’était pas de la boutique et il se refusa à le lui dire.
  
  - Ce n’est qu’une hypothèse, éluda-t-il, qui est tellement farfelue que je me demande si je ne me fourre pas le doigt dans l’œil.
  
  - Mais encore ?
  
  - Je vous assure, elle est à ce point abracadabrante que je craindrais de paraître ridicule si seulement je l’évoquais.
  
  
  
  
  
  Les hélicoptères se posèrent dans la clairière, les hommes débarquèrent, chargés de leurs colis et de leurs armes, et se rassemblèrent sous l’autorité des chefs de groupe. Après de si nombreuses répétitions, chacun savait très exactement, et dans le moindre détail, ce qu’il avait à faire.
  
  Kacem Ali Siddig consulta sa montre-bracelet aux aiguilles lumineuses. A peine deux minutes d’avance. Il se félicita d’avoir compté large.
  
  - C’est la première fois que je pose les pieds en territoire brésilien, remarqua O’Leary à côté de lui. Un de ces jours, faudra quand même que j’assiste au carnaval de Rio. Paraît qu’il y a des filles superbes.
  
  La phrase adoucit la tension qui habitait le Palestinien. On pouvait toujours compter sur l’Irlandais pour glisser un commentaire banal dans la situation la plus dangereuse.
  
  A la tête de son groupe de protection et d’attaque, composé uniquement d’Irlandais et baptisé les « Six de Birmingham » (Six ouvriers catholiques irlandais, faussement accusés d'un sanglant attentat à Birmingham, et odieusement torturés par les policiers et les gardiens de prison anglais pour obtenir leurs aveux. Réhabilités en 1991 après seize ans de détention), Patrick Dougherty partit en premier, suivi par les autres groupes dont les membres portaient !es sacs de Semtex. Presque tous étaient allemands, tandis que l’arrière-garde et leurs flancs comptaient les Palestiniens de Siddig.
  
  Après une demi-heure de marche, le cortège atteignit la perpendiculaire du barrage d’Itaipu, le plus grand du monde. Sa muraille courait sur huit kilomètres de long et 40 000 barrageiros avaient œuvré durant huit ans pour construire cette merveille qui faisait entrer le Brésil dans le XXIème siècle. Enthousiasmés, les journalistes de Rio de Janeiro comparaient cette réalisation à l’édification des Pyramides par les pharaons. Itaipu signifiait en guarani « Pierre qui chante », et le terme était emprunté au nom d’une île, captive des flots impétueux du rio Parana dont le périple tumultueux de 3 000 kilomètres longeait la frontière brésilo-para-guayenne avant de se terminer en Argentine. Érigé sur son cours, le barrage avait coûté 13 milliards de dollars et fournissait 13 millions de kilowatts par an, soit un quart de toute la production française.
  
  Siddig admira l’ouvrage à la structure ponctuée par les lumières rouges et vertes des tours de vigie qui forçaient la nuit à reculer vers le lac de retenue en amont du fleuve, un bassin qui s’étendait sur 1 400 kilomètres carrés.
  
  Sans cependant se perdre en pensées dilatoires, il lança l’ordre d’attaque. Son plan était simple mais audacieux. Après avoir annihilé toute résistance de la part des ingénieurs et techniciens de permanence la nuit, faire exploser au Semtex les 14 vannes de sécurité et creuser des brèches dans la muraille par lesquelles s’engouffreraient les milliards de mètres cubes d’eau comprimés dans le lac de retenue. Sa réserve d’explosifs serait suffisante et l’opération recueillerait le succès, surtout avec la présence d’un spécialiste tel que Safet Blazevic.
  
  Il avait calculé. Pour la mener à bien, la manœuvre requérait quatre heures de travail acharné. A trois heures du matin, elle serait terminée. Il ne resterait plus qu’à faire tout sauter et à s’exfiltrer le long des itinéraires qu’il avait choisis.
  
  Ainsi libérée, la gigantesque masse liquide dévalerait la pente en un flot inexorable et fulgurant. Un torrent irrépressible. Non, l’image était par trop faible. Un ouragan, un cylone, un typhon. Une tornade ! Abou Bakir le sismologue avait calculé. L’eau atteindrait une vitesse de 400 kilomètres à l’heure et frapperait avec une force équivalente à celle de la bombe atomique d’Hiroshima. A cette vitesse, elle toucherait Somozanu un quart d’heure après la destruction de la centrale hydroélectrique.
  
  C’était l’objectif de Siddig. Que Somozanu disparaisse. Personnellement, il n’avait rien contre ce nouveau complexe hôtelier de loisirs. Ceux qu’il voulait tuer, c’étaient ceux qui s’apprêtaient à aider le traître. Et le traître lui-même. A l’exception du barrage d’Itaipu volant en morceaux et de la gigantesque force de frappe que représentait la masse endormie de son lac de retenue, il n’existait au monde aucun moyen de les tuer tous en même temps. Ces gens-là étaient protégés par des bataillons de soldats et de policiers. Tenter de s’approcher équivalait à un suicide.
  
  Mais aucun d’eux n’avait pensé au barrage.
  
  En serrant la crosse de son Uzi, il eut une pensée amusée pour l’émir qu’il avait escroqué. Pouvait-il imaginer que son bel argent servait à réaliser un projet aussi grandiose ?
  
  
  
  
  
  A Somozanu, situé à cent kilomètres au sud du barrage d’Itaipu, l’ordre d’évacuation générale parvint un peu après vingt heures, alors que Siddig et ses hommes quittaient leur retraite. Les personnalités présentes étaient les ministres des Affaires étrangères, les ministres des Finances des sept pays les plus riches du monde, ainsi que le Premier ministre israélien et le président du Conseil palestinien. Une suite nombreuse accompagnait chacun d’eux. La conférence se proposait d’étudier les requêtes formulées par les Israéliens et les Palestiniens afin que soit financée, par les sept pays les plus riches du monde, la réhabilitation économique de la zone de Gaza et de la ville de Jéricho après les accords de paix signés récemment. Le principe en avait déjà été accepté. Cependant, il restait à définir les modalités d’application.
  
  Israéliens et Palestiniens n’y étaient pas allés de main morte en ce qui concernait leurs exigences financières et se heurtaient à une vive opposition qui alliait bonnes et mauvaises raisons. On se battait pied à pied en résistant farouchement.
  
  Quand la nouvelle arriva, la panique gagna les participants à la conférence. C’était une chose que de livrer bataille sur un dossier et une autre de savoir que, dans l’ombre, un dangereux terroriste international avait décidé leur extermination parce que, parmi eux, se tenait celui qui, aux yeux de nombre de Palestiniens, était considéré comme un traître pour avoir signé un accord avec l’ennemi abhorré.
  
  Le gouvernement brésilien n’avait pas lésiné sur le nombre d’avions. Dans un fantastique désordre, dans une invraisemblable bousculade où l’instinct de survie rabaissait l’homme au niveau de la bête, les participants s’embarquèrent, ministres, président du Conseil en tête, presque poussés dans le dos par les soldats aux yeux affolés et aux doigts nerveux sur la détente de leur arme.
  
  Fiévreusement, à Rio de Janeiro, on s’apprêtait à accueillir ceux qui fuyaient ainsi le terrible danger planant sur leurs nuques. Des suites étaient réquisitionnées dans les palaces d’Ipanema et de Copacabana. Dans les neuf capitales concernées, les hauts dignitaires étaient pendus au téléphone.
  
  Parmi ceux qui abandonnaient précipitamment le complexe de Somozanu, celui qui tremblait avec le plus de crainte était le président du Conseil palestinien. En guise d’explication, le chef de sa garde personnelle lui avait murmuré à l’oreille le nom de Kacem Ali Siddig.
  
  Et l’homme politique savait combien ce dernier le haïssait et de quelles folles entreprises son ennemi déclaré était capable.
  
  
  
  
  
  L’unité de parachutistes héliportée, à laquelle au dernier moment Coplan avait pu se joindre, investit les abords du barrage et lança sa contre-attaque. A la tête de son groupe « Les Six de Birmingham », Patrick Dougherty mena un vaillant combat d’arrière-garde mais les Irlandais abandonnèrent vite la partie. Ils n'avaient pas l’intention de mourir pour la sauvegarde du barrage d’Itaipu. Quant aux Allemands et à Safet Blazevic, ils laissèrent sur place leurs cargaisons de Semtex et tentèrent de s’échapper vers l’aire où s'étaient posés leurs hélicoptères. Seuls Kacem Ali Siddig et ses Palestiniens, enrageant à l’idée que le traître allait s’en sortir sain et sauf, décidèrent de poursuivre une lutte à outrance.
  
  Subrepticement, simplement armé d’une Uzi remise par l’un des officiers parachutistes, Coplan s’était faufilé dans leur dos, derrière l’une des dix-huit turbines de la centrale hydroélectrique. Il rampa sur le sol bétonné, l’arme dans la saignée des bras. Autour de lui, le bruit était terrifiant. Dans la salle des machines, le grondement des dix-huit turbines ressemblait au rugissement de la lave sur le point de jaillir hors de la gueule du volcan. Le sol en tremblait.
  
  Il ne restait que deux Palestiniens près de Kacem Ali Siddig. Trois autres étaient étalés, face contre terre, leur sang pissant à travers les blessures ouvertes par le tir précis des parachutistes qui avançaient inexorablement.
  
  Siddig leva son Uzi et abattit l’un d’eux d’une courte rafale. La riposte fut fulgurante. Coplan reconnut le staccato caractéristique du Kalashnikov. Hachés par l’ouragan de feu, les deux Palestiniens qui entouraient Siddig s’écroulèrent en hurlant.
  
  Siddig lâcha trois balles et recula en baissant l’échine. Coplan s’écarta. Quand le terroriste arriva à sa hauteur, il lui décocha un méchant croc-en-jambe et Siddig s’aplatit sur le ventre. D’un mouvement brusque, il releva le pistolet-mitrailleur que Coplan lui arracha des mains pour le jeter dans une trémie. Déjà, il entendait les parachutistes qui s’interpellaient d’une voix prudente.
  
  Siddig l’avait reconnu.
  
  - Fils de pute ! cracha-t-il. Alors, ça te suffit pas de baiser, faut aussi que tu viennes me casser les couilles ?
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Je connais un émir qui aimerait évoquer avec toi la parfaite imitation de la copie du calife Othman, susurra-t-il d’un ton doucereux.
  
  Siddig faillit s’étrangler de surprise.
  
  - Tu... tu travailles pour lui ? hoqueta-t-il.
  
  - Sinon, pourquoi serais-je ici ? Ce n’est pas pour les beaux yeux d’Isabel que j’ai parcouru tout ce chemin.
  
  En un sens, Siddig fut rassuré. Isabel s’était livrée à de simples séances érotiques. Comme d’habitude. Rien de vraiment sérieux. Mais là n’était pas la priorité. Les parachutistes approchaient et ce bâtard devant lui tenait une Uzi. Heureusement, il y avait le poignard. Siddig ne le conservait pas plaqué contre sa jambe droite comme Michael Demitryk mais logé contre la face interne de son avant-bras. A la palestinienne. L’arme possédait un manche léger et une lame fine et étroite, tranchante et aiguë à souhait. Ses doigts se replièrent sur le fil en cuivre pour faire sauter les attaches. Le manche buta contre sa paume. Son geste fut fulgurant, pareil à l’éclair annonciateur d’orage. La lame s'enfonça dans le poignet de Coplan et sectionna l'artère cubitale. Sous l’effet de la douleur, il lâcha l'uzi.
  
  Déjà, Siddig s’était relevé et fonçait. Safet Blazevic devait avoir posé le Semtex et il ne restait plus qu’à actionner la télécommande placée dans sa poche. Mais, d'abord, se mettre à l’abri loin des parachutistes.
  
  A l’aide de son mouchoir, Coplan se fixa rapidement un garrot au-dessus de la plaie, après avoir arraché le poignard. Le sang inondait sa main. Il réprima une grimace de souffrance et ramassa l’Uzi avant de se lancer à la poursuite du Palestinien qui avait gagné une bonne avance.
  
  Le plan des lieux en tête, Siddig remonta perpendiculairement au saut-de-ski afin d’atteindre la passerelle qui lui permettrait de fuir en amont et de gagner l’aire où stationnaient les hélicoptères destinés à la fuite.
  
  Hors d’haleine, il arriva au débouché de l’évacuateur de crues. C’est alors qu’il vit surgir Coplan sur ses talons, suivi par une escouade de parachutistes. Il était cuit, réalisa-t-il avec lucidité. Tout au long de son existence, il avait décidé que, s’il le fallait, il devait sacrifier sa vie à la cause à laquelle il l’avait consacrée. Le moment était venu. Pas question de défaillir. Tant pis pour Isabel et les belles choses que le monde offrait. Si Allah existait vraiment, comme l’assuraient les religieux de l’Islam, il lui serait reconnaissant d’avoir éliminé le traître.
  
  Dans sa poche, il pressa les deux boutons de la télécommande. Rien ne se produisit. Stupéfait, il répéta l’opération sans plus de succès.
  
  Que se passait-il ?
  
  A pas lents, Coplan s’approcha. Il ne voulait pas la mort de Siddig mais souhaitait le capturer vivant. Il fut horrifié quand, dans son dos, le lieutenant des parachutistes fit feu. La rafale expédia le Palestinien dans le déluge d’eau libérée par l’évacuateur de crues. Siddig n’était que blessé. Avant de mourir, il se demanda de quelle hauteur il tombait.
  
  Navré, Coplan secoua la tête. L’émir se satisferait-il de cette vengeance ?
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en avril 1994 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand-Montrond (Cher)
  
  
  
  
  
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