- Vous vous souvenez des grèves de la fin 86 ? questionna le Vieux.
Coplan fronça les sourcils en un effort de réflexion.
- Oui, se remémora-t-il. Elles ont affecté la R.A.T.P., la S.N.C.F., l’aviation commerciale et les transporteurs routiers. Et elles ont duré des semaines...
- De nombreux envois ont été volés ou perdus, glissa le commissaire principal Tourain, de la D.S.T.
D’une pichenette, il fit voler du revers de son veston la miette de pain abandonnée par son sandwich jambon-beurre.
- Des milliers de tonnes de ces envois, reprit le Vieux, se sont accumulées dans les hangars, les entrepôts et les magasins, puis ont peu à peu été écoulées. Mais, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, en quatre ans, ces stocks n’ont pas été totalement traités.
« La preuve en est que, il y a un mois, dans un recoin d’un entrepôt de la gare des Batignolles, des employés sont tombés sur un lot qui avait été oublié. Ils l’ont trié, et voilà qu’un colis a retenu leur attention. Il pesait entre deux et trois kilos, et son emballage était déchiré. L’adresse du destinataire avait disparu mais pas celle de l’expéditeur. Quant à son contenu, il les a intrigués. Huit gourdes en plastique, d’environ vingt-cinq centilitres chacune ; deux vertes, deux bleues, deux rouges et deux jaunes. Toutes pleines d’un liquide à l’odeur désagréable. Et avec ces gourdes, huit écrins en velours renfermant des microprocesseurs.
« La fiche destinée à la douane était restée collée sur l’emballage. Elle indiquait : aliments pour phoques. Les employés de la S.N.C.F. ont trouvé ce colis éminemment suspect et l’ont porté à leur chef, qui a alerté la P. J. Cette dernière s’est débarrassée du bébé en l’expédiant à notre ami Tourain, car l’envoi avait pour origine la Suède. Par conséquent, cette affaire est du ressort de la D.S.T. (Le Vieux se tourna vers le commissaire principal) :
- Tourain, vous voulez prendre la relève ?
Le policier acquiesça d’un bref signe de tête et expliqua, pour Coplan :
- Nous avons contacté un zoo privé où un de nos techniciens a sélectionné quatre phoques. On leur a administré à chacun une fraction du contenu d’une gourde particulière, en essayant toutes les couleurs. Puis on a placé ces animaux en observation. Le verdict a été vite rendu : ils ont été affreusement malades. Le propriétaire du zoo a protesté et nous a traités de sauvages, si bien que nous avons dû stopper l’expérience...
- Peut-être fallait-il mélanger les quatre substances ? suggéra Coplan. Et même dans ce cas, vous ignoriez le bon dosage.
- C’est juste, admit Tourain. Mais les puces, à quoi étaient-elles destinées ?
Son interlocuteur ne fut guère convaincu.
- A quoi ressemblent-elles ?
- Ce sont des carrés d’un millimètre sur un millimètre.
- A l’heure actuelle, remarqua Coplan, toujours sceptique, les domaines dans lesquels on utilise des puces sont tellement vastes et diversifiés que cet envoi n’entre pas forcément dans le cadre de l’espionnage. Il est donc possible que vous vous alarmiez pour rien. Quant à votre histoire de phoques, elle est plutôt loufoque !
- Vous croyez ? sourit le Vieux, l’œil rusé. Alors sachez que l’expéditeur de ce mystérieux colis n’était autre qu’Oktogona Import-Export, 58 Sankt Eriksgatan à Stockholm. Or nous avons découvert, il y a quelques mois, que cette raison sociale cache une boîte postale utilisée par le K.G.B.
- Voilà qui change tout à l’affaire, convint Coplan.
- Oktogona est une firme de faible importance. Elle est dirigée par un certain Cari Lundvist, en réalité le capitaine Anton Pavlovitch Dobrynine, du K.G.B., qui n’emploie pour tout personnel qu’une secrétaire suédoise : Nika Olsen. Rien ne permet d’assurer que cette jeune personne sait pour qui elle travaille réellement. Les locaux se composent de deux bureaux et d'une salle des archives.
« L’agent qui a découvert le pot aux roses, le lieutenant François Morancy. souligne dans ses rapports que les visiteurs sont rarissimes. Dobrynine utilise surtout le téléphone, le télex et le téléfax. Selon toute apparence, les lieux semblent faciles à cambrioler... »
Le Vieux s’interrompit, et Coplan s’engouffra dans la brèche :
- Vous souhaiteriez connaître l’adresse du destinataire de ce colis, c’est ça ?
- C’est cela même.
- Le lieutenant Morancy ne pourrait-il vous la procurer ?
- Je ne veux pas le griller, il est trop précieux sur place.
« Il a creusé son trou de façon admirable, grâce à des années d’investissements qui portent enfin leurs fruits. Stockholm est un nid d’espions, comme vous le savez... »
- Et c’est moi que vous avez choisi pour le cambriolage ?
- J’ai besoin de quelqu’un venu de l’extérieur. C’est aussi simple que ça.
La relève de la garde devant le palais royal constituait un spectacle de choix, auquel se pressaient les innombrables touristes qui encombraient la capitale suédoise en cette seconde quinzaine de juin. Serrés sur l’esplanade, devant les grilles dorées, ils filmaient les évolutions des soldats à la tenue de parade archaïque. Ceux-ci, mécaniques, marquaient le pas, saluaient et présentaient les armes, accompagnés par une fanfare qui avait oublié ses accents martiaux pour jouer une mélopée aussi triste et nostalgique qu’une valse de Sibelius.
Lorsque la cérémonie fut terminée, la foule s’écoula dans une cacophonie de commentaires émerveillés. Profitant de cette cohue, le lieutenant Morancy glissa discrètement une enveloppe dans la poche de Coplan. Quant à la trousse à outillage, il l’avait déjà rangée dans le coffre de la Volvo que son collègue avait louée à l’aéroport d’Arlanda.
En agissant en deux fois, l’officier divisait les risques.
De retour à son hôtel, Coplan prit connaissance des renseignements ainsi obtenus, puis il descendit au restaurant du rez-de-chaussée où il défila devant le smörgâsbord et ses canapés au knackebröd garnis de poissons fumés. Son assiette remplie, il termina par un bol gorgé de pommes de terre nouvelles cuites à l’aneth et s’installa à une table. Là il se fit apporter un verre d’aquavit et une carafe d’eau.
Le repas terminé, il partit pour la Sankt Eriksgatan à bord de la Volvo et se gara à quelques encablures du numéro 58. Il était vingt-deux heures trente, mais le soleil tardait à disparaître. En cette saison, les nuits de Stockholm étaient courtes : quatre à cinq heures, pas plus.
Il attendit patiemment, en inspectant les environs. Sankt Eriksgatan était une artère passante, bordée d’immeubles anciens résidentiels, située loin du quartier des affaires. En s’y installant, le capitaine Dobrynine avait probablement avant tout privilégié la discrétion.
Aux alentours de minuit, Coplan estima qu’il était temps de passer à l’action.
Il pianota, sur le petit clavier flanquant la porte du 58, le code que lui avait livré Morancy. Le panneau s’écarta après un déclic. Coup d’œil circulaire dans la rue. Passa une décapotable, dans laquelle étaient entassés des jeunes gens qui vidaient des boîtes de bière puis les jetaient sur la chaussée. L’agent secret haussa les épaules.
Il pénétra dans le hall et referma derrière lui. Dédaignant la minuterie ainsi que la cabine d’ascenseur, sa minuscule lampe à la main, il grimpa aussitôt les escaliers jusqu’au deuxième étage. Là, une plaque noire, avec en lettres dorées : OKTOGONA Import-Export.
La porte ne résista guère aux efforts de l’intrus, qui fut bientôt dans la place. Avant d’allumer, il alla tirer les doubles rideaux qui flanquaient les fenêtres.
L’entrée était minuscule, meublée d’une chaise et d’un guéridon dont le plateau supportait une pile de magazines internationaux ; le plus récent datait de quinze mois. Quant aux deux bureaux, fraîchement repeints en vert clair, leurs murs s’ornaient de tableaux d’antiques voiliers. L’ensemble était coquet, voire pimpant, et bien rangé.
Il n’en allait pas de même de la salle aux archives, poussiéreuse et négligée. Sur les étagères, des disquettes s’entassaient dans le plus parfait désordre. Coplan rechercha celles du mois de décembre 1986 et alla les glisser tour à tour dans l’ordinateur. Il fut déçu : aucun envoi à destination de la France. Il tenta alors sa chance avec celles de novembre et, cette fois, toucha le jackpot : une seule expédition pour la France..., sans doute celle qu’il cherchait ! Malheureusement, aucune indication de destinataire. En revanche, l’opération était annotée : Réexpédition de Cora Ternyo. Suivait une adresse à Moscou.
Le visiteur ne s’éternisa pas. La récolte était maigre, certes, mais il lui était impossible de l’améliorer. Il remit les disquettes en place, effaça les traces de son passage, rouvrit les doubles rideaux et quitta la place, après avoir reverrouillé la porte.
Puis il gagna une cabine téléphonique d’où il appela le Vieux, en utilisant son brouilleur, afin que personne ne puisse surprendre leur conversation. Comme à son habitude, le patron des Services Spéciaux l’écouta sans interrompre. Enfin, il délivra son verdict :
- Je ne vois qu’une solution : allez faire un tour à Moscou et essayez d’en savoir plus sur Cora Ternyo. L’ennui, c’est que nous ignorons s’il ne s’agit pas d’un autre colis. Celui sur lequel nous avons mis la main a pu être effacé des disquettes...
- J’y ai pensé, acquiesça Coplan. Ce serait logique, puisque le paquet n’est pas arrivé à destination et que l’expéditeur craint certainement qu’il ne soit tombé entre de mauvaises mains. C’est-à-dire les nôtres.
- A moins que Dobrynine n’ait été négligent ? C’est aussi possible. Depuis l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, les agents du K.G.B. ont perdu de leur mordant. Ils me paraissent désenchantés, pour ne pas dire dégoûtés. Où est leur superbe allant d’antan ?
- Les lieutenants du nouveau maître du Kremlin ont taillé des coupes sombres dans leurs rangs. Peut-être se voient-ils déjà pointer à l’A.N.P.E. version soviétique ? Cette perspective ne doit pas renforcer leur moral.
- En tout cas, prions pour que Dobrynine ait commis une erreur... Vous allez partir pour Moscou et suivre la procédure 14. De mon côté, je donne l’ordre à Morancy de surveiller Oktogona.
- Bien compris.
Coplan raccrocha.
CHAPITRE II
Dans le regard de la femme se mêlaient la ruse et la méfiance, pendant qu’elle inspectait les vêtements de coupe occidentale que portait Coplan. Le visage ridé, les cheveux grisonnants tirés en arrière et noués en chignon, les traits mongoloïdes, courte et trapue, elle ajustait machinalement sa blouse de travail en tissu grossier. Coplan avait décidé de courir le risque : ce cerbère était la gardienne de l’immeuble, et aucune gardienne d’immeuble, à Moscou comme dans n’importe quelle autre localité soviétique, ne manquait d’informer le K.G.B. de tout épisode suspect.
La toile d’araignée des services soviétiques recouvrait tout, et ni la perestroïka, ni la glasnost n’avaient démantelé le système en place depuis des décennies. Toutefois, l’ardeur s’était éteinte, et la corruption creusait des brèches dans le bel édifice construit par les cerveaux de la rue Djerzinski.
Coplan n’avait pas manqué de tabler sur ce dernier trait, latent jusque-là mais qui, à présent, ravageait les foules. Remplaçant l’idéologie marxiste-léniniste, le culte de l’argent, si possible sous forme de coupures occidentales, s’était élevé au rang d’institution. Chacun voulait rattraper le temps perdu et, pour ce faire, cherchait par tous les moyens à se garantir un revenu hors de son travail.
Sans poser de questions, la gardienne, avec une prestesse admirable, avait enfoui dans la poche de sa blouse les coupures de dix dollars que lui tendait son visiteur.
Alerterait-elle quand même le K.G.B. ? Il fallait espérer que non.
- Vous avez fait tout ce chemin pour rien, déclara-t-elle enfin d’un ton navré. Cora Ternyo a disparu il y a presque trois ans.
Un certain plaisir, néanmoins, marqua ses traits quand elle lut le désappointement sur le visage de son interlocuteur.
- Comment qu’elle était, au lit ? questionna-t-elle avec une curiosité empreinte de jalousie.
- Comme ci, comme ça, répondit Coplan sans se compromettre.
- Normal, répliqua-t-elle, la voix méprisante, ces putes n’en veulent qu’à votre argent ! Vous ne croyez tout de même pas qu’elles vont se déchaîner ? En tout cas, moi, je vous le dis comme je le pense, je ne sais pas ce que vous lui avez trouvé pour avoir envie de la revoir ! Tout le monde était d’accord là-dessus : Cora était la plus mauvaise putain de Moscou ! Et vous, vous la regrettez ! Enfin...
Le quiproquo était savoureux, se délecta Coplan.
Sans le savoir, la femme lui procurait à la fois un alibi pour sa visite et une information précieuse.
- Qu’entendez-vous par «disparu» ? s’enquit-il. Vous voulez dire qu’elle a déménagé ?
Non, disparu ; passé à l’Ouest, à ce qu’on dit. La police est venue et a emporté ses affaires et ses meubles. A présent, l’immeuble est respectable... Fallait voir comme cette garce était arrogante à cause de ses protections ! N’importe comment, il faudra que vous cherchiez ailleurs...
Coplan battit en retraite. Insister aurait été incongru.
Dans Prospekt Mir, il héla un taxi pour se faire conduire au siège de l’agence moscovite du magazine ouest-allemand Burda-Moden. Consacrée à la mode occidentale ; cette publication faisait fureur dans la capitale soviétique. Il composa une petite annonce ainsi libellée : Riche amateur étranger passage Moscou achète comptant toutes reliques ancienne Russie 1867-1899. Contacter hôtel National chambre 206 vers 21 heures / 21 heures trente.
Ceci fait, il entreprit d’effectuer un peu de tourisme, pour rester conforme à son personnage. Cela l’occupa durant les deux jours suivants.
Le troisième parut Burda-Moden. Le lendemain soir, après un copieux dîner, Coplan baguenauda dans le hall de l’hôtel. En mini-jupes affriolantes, plus provocantes les unes que les autres, les prostituées de luxe envahissaient le hall et les couloirs. Parfois, hardiment, elles frappaient à une porte pour proposer leurs services ; elles prenaient soin, au préalable, de s’informer auprès de la réception des chambres où logeaient des couples. Mieux valait ne pas indigner une épouse vertueuse...
L’une d’elles décocha à Coplan une œillade assassine, et il s’arrêta.
- T’as du vague à l’âme ? lança la fille dans un anglais acceptable.
C’était une blonde superbe, aux hanches fines, à la poitrine luxuriante et au sourire ravageur. Dans ses yeux bleus, nulle candeur, mais plutôt la lueur blasée et cynique de la professionnelle depuis trop longtemps dans le métier pour s’embarrasser de faux prétextes.
Coplan consulta sa montre-bracelet. Vingt heures cinquante.
- C’est une Cartier ? s’émerveilla la prostituée.
- En effet.
- Si tu me prends avec toi pour la nuit, ce sera trois cents dollars.
Il sursauta.
- Trois cents dollars ? C’est l’inflation, dis donc !
- Tu ne le regretteras pas.
Il fit mine de réfléchir puis capitula :
- D’accord.
Dans sa chambre, il compta six coupures de cinquante dollars et les remit à la fille, qui les rangea respectueusement dans son sac à main. Puis elle en sortit une boîte de préservatifs.
- Le SIDA, tu comprends. Moi je ne tiens pas à attraper cette saloperie ! En moins de deux, t’es parti au cimetière, avec cette dégueulasserie, expliqua-t-elle.
- Tu as bien raison. Fais comme chez toi, installe-toi et sers-toi à boire.
- Où tu vas ?
- Prendre une douche. Quand j’aurai fini, ce sera ton tour. L’hygiène, c’est ma règle de vie.
Coplan s’enferma dans la salle de bains et y resta un bon moment, nullement pressé. Il se séchait quand des coups violents furent frappés à la porte de la petite pièce.
- Police, ouvrez !
Il se drapa dans la serviette humide et tira le verrou. Un milicien, coiffé d’une casquette et engoncé dans un uniforme gris-vert à parements rouges, apparut. Il lui enjoignit d’un ton rogue de se rhabiller sur-le-champ.
- C’est une rafle ! aboya-t-il. On embarque tout le monde, les putes et leurs clients.
L’agent secret se garda bien de protester. Il acheva rapidement de se sécher et renfila ses vêtements, avant de sortir de la salle de bains. Dans la chambre, la fille, verte de rage, insultait trois fonctionnaires qui la contemplaient avec une ironie non déguisée.
Coplan et elle furent poussés sur le palier. D’autres étrangers, accompagnés de leur conquête d’une nuit, connaissaient une mésaventure identiques. Ils furent tous guidés le long des escaliers et invités à prendre place dans des camions d’aspect sinistre. Ces véhicules les conduisirent au quartier général de la Police des Mœurs.
A cause de Gorbatchev, Coplan le savait, celle-ci avait été dotée de moyens et de pouvoirs exceptionnels. C’est que la situation était grave : un sondage effectué parmi les collégiennes avait révélé que le métier dont rêvaient la plupart d'entre elles était celui de call-girl. Bien évidemment, l'opinion publique en avait été scandalisée. Le gouvernement avait alors commencé une enquête, laquelle avait prouvé que tous les hôtels de Moscou fréquentés par les étrangers possédaient des fichiers où figuraient plus de cinq mille prostituées de tous types physiques et « talents ». Une diversité que pouvaient envier les bordels les plus huppés du monde. En une heure, en compagnie d’un touriste, une fille de luxe gagnait dix fois le salaire mensuel d’un fonctionnaire subalterne. Malgré le racket exercé par les miliciens, les chauffeurs de taxis, la pègre moscovite, les employés d’hôtels, les souteneurs et autres, il faisait encore bon vivre pour les cent mille hétaïres de la ville.
Cependant, les autorités avaient décidé de gagner la « guerre du vice », aussi, sur leurs instructions, la Police des Mœurs travaillait avec vigueur. Cela ne s’accordait guère avec la politique d’ouverture prônée par le Kremlin pour séduire les Occidentaux, mais tant pis ! Les Mœurs avaient choisi, pour résoudre le problème, de procéder à de vastes rafles visant non seulement les belles de nuit mais aussi leur clientèle de passage. On pensait en haut lieu que celle-ci, écœurée, se replierait sur des plaisirs plus culturels.
Coplan et celle qui l’avait racolé étaient victimes d’un de ces coups de filet.
Sans hargne mais avec autorité, le troupeau fut poussé dans un souterrain aux pièces immenses peuplées de bureaucrates, bras croisés, attendant leur manne. Des rampes de néons éclairaient leurs visages de reflets cadavériques.
Dès cet instant, les clients furent séparés de leurs compagnes et rassemblés en un groupe distinct dont s’occupèrent immédiatement les fonctionnaires. Une jeune femme portant les galons de lieutenant et incontestablement polyglotte, armée d’un porte-voix, informa son auditoire masculin qu’un tribunal siégeait en permanence dans une salle voisine et que de lourdes amendes seraient infligées à ceux qui avaient contrevenu aux lois sur la décence publique. Cette déclaration, débitée en neuf langues occidentales puis en japonais, fit s’esclaffer bon nombre des hommes concernés.
Coplan s’assit sur un banc et attendit patiemment son tour, ses papiers à la main. Ceux qui le précédaient tendaient les leurs à l’un des policiers assis derrière une table et, lorsque leur identité était enregistrée, deux miliciens les escortaient jusqu’à l’entrée du tribunal. D’après ce que comprit Coplan, l’amende était la même pour tous : l’équivalent en roubles de mille dollars. Une somme propre à dissuader les coupables de recommencer. Les autorités espéraient aussi que la nouvelle de cette procédure se répandrait à l’étranger et inciterait les touristes futurs à résister au chant des sirènes moscovites.
Quand son tour vint, enfin, Coplan se leva, s’approcha du fonctionnaire, se pencha par-dessus la table et cracha d’un ton belliqueux
- Je refuse de payer, et j’exige d'être relâché immédiatement !
Le Soviétique haussa un sourcil blase.
- Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? Vous prendrez la file comme les autres ! Donnez-moi votre passeport.
A ce moment intervint une femme qui, à quelques mètres, les mains croisées dans le dos. surveillait le bon déroulement des opérations.
- Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle sèchement.
Coplan réitéra ses exigences. Elle l’écouta, puis lui désigna une porte en déclarant froidement :
- Entrez là... J’espère pour vous que vous avez de bonnes raisons de vous montrer aussi arrogant !
Quand le battant se fut refermé sur ses talons et qu’ils furent seuls dans son bureau, l’officier esquissa un sourire et dégrafa le col de sa tunique.
- C’était un peu juste, votre annonce dans le Burda-Moden, reprocha-t-elle. Vous n’imaginez pas le temps nécessaire pour organiser une rafle !
- J’ai respecté la procédure, renvoya Coplan.
- Je sais, mais la prochaine fois, accordez-moi un délai plus important.
Soucha Borodina était une femme grande et robuste, aux épaules carrées encore élargies par le rembourrage de l’uniforme. Visage osseux, cheveux coupés court sous la casquette, yeux bleu acier et teint pâle, elle frôlait la cinquantaine. Chef de la Police des Mœurs pour la capitale, elle avait gravi les échelons de la hiérarchie grâce à son énergie et à son opiniâtreté. Elle avait un frère, Lev, qui, traqué par le K.G.B. sous Andropov n’avait dû sa liberté qu’à l’entregent de la D.G.S.E. : grâce à elle, il avait pu passer clandestinement à l’Ouest. Depuis, savant réputé, il travaillait en France au Centre National de la Recherche Scientifique. Les liens du sang étant puissants entre le frère et la sœur, cette dernière, plus tard, avait accepté de collaborer bénévolement avec les Services Spéciaux français.
- Que puis-je faire pour vous ? amorça-t-elle. Dépêchez-vous, je n’ai guère de temps à vous consacrer. Autrement, cela paraîtrait suspect à mes subordonnés.
- J’ai besoin de renseignements sur une certaine Cora Ternyo, une call-girl qui a apparemment disparu de Moscou voici environ trois ans.