Seul dans son antique demeure de Mala Strana - le vieux quartier de Prague - le docteur Jan Viesny, confortablement calé dans un des fauteuils de cuir du salon-bibliothèque, près d’un lampadaire en fer forgé, lisait depuis plus d’une heure une revue scientifique.
Il s’agissait d’une publication émanant du Centre de Recherches de l’Université de Californie, et l’article qui passionnait le docteur était consacré aux travaux récents de trois biologistes spécialisés dans les problèmes de protection contre les rayonnements atomiques.
Malgré sa connaissance parfaite de la langue anglaise, le savant tchèque éprouvait une certaine difficulté à assimiler ce texte américain dont plusieurs passages, particulièrement compliqués, mettaient son esprit à rude épreuve. De temps à autre, il était obligé d’interrompre sa lecture pour consulter un dictionnaire technique qu’il avait placé à la portée de sa main, sur une table basse en laque de Chine.
Finalement, vaincu par la fatigue intellectuelle, il renonça à poursuivre plus avant cette étude. Il plia le coin supérieur de la page à laquelle il était arrivé, referma le périodique, le déposa sur la table basse, se renversa contre le dossier de son fauteuil et resta un long moment immobile, les yeux fermés.
Le silence qui régnait dans la vaste pièce, la profonde paix nocturne qui enveloppait toute la ville endormie lui faisaient un bien inexprimable.
gé de soixante-deux ans, de stature massive et de forte corpulence, le docteur Viesny avait un visage lourd et buriné, d’une étrange noblesse. Ses traits puissants, le cerne qui soulignait ses yeux bruns, les sillons qui encadraient sa bouche volontaire conféraient à son masque sévère une sorte de beauté qui en imposait. Son épaisse chevelure blanche - dont il soignait la blancheur avec une secrète coquetterie - ajoutait comme une lumière d’essence spirituelle à l’autorité qui se dégageait de sa personne austère.
Tel quel, il correspondait très bien à l’image classique du savant chargé d’honneurs et de responsabilités, au prestige immense, au savoir indiscuté. Ce qui était exactement le cas, en l’occurrence. Membre de l’Académie de Médecine, recteur honoraire de l’Université, docteur honoris-causa d’une douzaine de Facultés d’Europe et d’Amérique, président de la Haute Commission Scientifique Nationale, il exerçait en outre les fonctions de directeur général des laboratoires de la Défense Nationale. Et, à des titres divers, il représentait son pays dans la plupart des organisations internationales de caractère scientifique.
Sa verdeur et son dynamisme étaient si surprenants que ses amis lui prédisaient souvent qu’il verrait la fin de ce siècle avec lequel il était né. Mais, en réalité, trop d’années de surmenage cérébral et le poids de trop d’activités avaient entamé sa robustesse. Depuis quelques mois, il sentait que sa mémoire déclinait, que sa vivacité mentale s’émoussait. Il avait de fréquents coups de pompe aussi, surtout quand il travaillait trop tard pendant plusieurs jours d’affilée.
Il ouvrit les yeux pour regarder sa montre-bracelet. Les aiguilles marquaient onze heures trente-cinq.
Il se hissa avec effort hors de son fauteuil, s’approcha du large bureau d’acajou qui trônait au milieu de la pièce, ouvrit un coffret de cuir, prit une cigarette qu’il alluma à la flamme d’un gros briquet suisse en or massif.
Il fumait trop, il le savait. Mais c’était son seul vice et il y tenait.
Tout en exhalant un long nuage de fumée, il promena un regard méditatif sur les ouvrages qui garnissaient les rayons de la bibliothèque, puis il fixa d’un œil rêveur les deux portraits qui ornaient le mur du fond de son paisible cabinet de travail.
Le premier portrait était celui de sa femme, morte sept ans auparavant, des suites d’une grippe infectieuse. Une histoire stupide, comme seul le Destin en invente. Lui, l’éminent docteur Jan Viesny qui avait sauvé tant de vies humaines, il n’avait pas réussi à arracher des griffes de la mort l’être qu’il adorait, Maria, la compagne bien-aimée de sa jeunesse.
L’autre portrait était celui de son fils Jiri. Son fils unique, peint à l’âge de dix-sept ans, c’est-à-dire juste deux ans avant sa mort. Sur son jeune visage racé, la ressemblance avec Maria était émouvante. Jiri Viesny s’était noyé accidentellement dans le lac Balaton, en Hongrie, au cours d’un camp de vacances avec les Cercles Estudiantins.
Le docteur se secoua, chassa les souvenirs qui l’assaillaient avec insistance. Après tout, la Providence avait peut-être eu pitié de ces deux-là ? Dans ce monde de fureur et de sombre violence, la souffrance aurait sans doute été plus forte que le bonheur pour ces deux âmes trop sensibles, trop vulnérables ?...
Viesny écrasa sa cigarette dans un cendrier de cristal, alla éteindre le lampadaire, puis le lustre, et quitta la pièce pour monter à sa chambre, au premier étage.
Il ferma les rideaux de velours, avança d’un cran la molette chromée du calendrier qui se trouvait sur sa table de chevet : le mardi 12 décembre succéda au lundi 11 qui s’achevait.
Ensuite, passant dans la salle de bains contiguë, le docteur prépara son pyjama. Mais, au lieu de se déshabiller pour la nuit, il alla s’asseoir sur un tabouret blanc et il attendit pendant une vingtaine de minutes sans bouger. Il retourna alors dans la chambre à coucher, éteignit la lumière, sortit rapidement de la pièce pour grimper à l’étage supérieur - le second et dernier de la vénérable maison - et pénétra dans un grenier où les énormes poutres de bois de la toiture étaient apparentes.
Collant son front contre la vitre d’une lucarne ovale, il inspecta très attentivement la rue Vlaska sur laquelle il avait une vue plongeante. De là-haut, son champ de vision s’étendait jusqu’au carrefour de la rue de Trieste...
En dépit du ciel couvert, la lune répandait sur les bâtisses moyenâgeuses du quartier une lumière pâle, un peu blafarde, qui donnait à ce coin pittoresque de Prague une curieuse allure de décor en carton-pâte.
Un vague sourire sans joie étira les lèvres amères du docteur Jan Viesny.
En bas, dans la rue, un homme de petite taille, trapu, engoncé dans un pardessus de ratine sombre, coiffé d’un feutre noir dont il avait rabattu le bord sur son front, venait d’apparaître, débouchant de la rue de Trieste. Ce noctambule, les deux mains dans les poches, s’engagea d’un pas régulier dans la rue Vlaska. Lorsqu’il passa devant la maison de Viesny, il ne s’arrêta pas mais il tourna la tête pour examiner d’un rapide coup d’œil la façade de l’immeuble. Il marcha environ deux cents mètres, traversa, refit le même trajet en sens inverse. Au passage, il inspecta derechef le domicile de Viesny.
Arrivé au carrefour, il se posta dans une encoignure de porte, exactement à mi-distance entre les halos de lumière blême de deux lampadaires d’éclairage public.
A peu près invisible ainsi, l’inconnu prolongea sa faction pendant dix minutes. A deux ou trois reprises, il souffla dans ses mains pour les réchauffer. Il faisait un froid de canard.
Viesny, du haut de son observatoire, distinguait fort bien la silhouette du guetteur tapi dans son recoin d’ombre. Il eut un peu pitié de cet homme, et il admira son courage, sa conscience professionnelle. Faire le pied de grue par un temps pareil, ça n’était pas une sinécure.
Enfin, le bonhomme émergea de son refuge, inspecta une dernière fois la rue Vlaska, puis, faisant demi-tour, il traversa le carrefour et disparut. Quelques minutes plus tard, une conduite intérieure noire, une Volvo, s’engageait à vitesse réduite dans la rue Vlaska. Elle passa devant la maison du docteur, et continua en direction du Strahov.
Quand les feux rouges de la voiture se furent estompés dans les ténèbres, Jan Viesny se redressa et poussa un soupir. Il resta encore pendant deux ou trois secondes devant la lucarne, observant la rue complètement déserte, puis il quitta le grenier. Dans l’obscurité, il redescendit lentement vers le rez-de-chaussée, poussa la porte du salon-bibliothèque, s’avança à tâtons vers le fauteuil de cuir dans lequel il avait passé une partie de sa soirée. Il s’agenouilla, glissa sa main droite sous le siège, alla cueillir une petite enveloppe brune insérée entre les sangles qui garnissaient le fond du fauteuil.
Il se releva.
Un exercice de ce genre lui donnait toujours l’impression d’être ridicule, de se livrer à des enfantillages. Mais comme il avait promis d’obéir aux consignes de prudence qui lui avaient été notifiées, il voulait tenir parole.
Il glissa l’enveloppe dans son portefeuille, retourna dans le hall, endossa son manteau, enfonça son chapeau gris-foncé sur sa tête, se dirigea vers la cuisine. De là, il gagna le jardin qui prolongeait la cour postérieure, s’avança jusqu’à une porte de bois qu’il ouvrit d’une simple poussée.
Il déboucha dans un minuscule jardinet envahi par les mauvaises herbes. Devant lui, le pignon en escalier d’une très vieille maisonnette se découpait sur le fond brumeux du ciel. Il entra dans la bâtisse. L’air froid y sentait le moisi, un silence sépulcral planait entre les vieux murs de briques.
Depuis la mort de Jiri, personne ne venait plus dans cette maisonnette. Jadis - et pendant trois siècles - elle avait été occupée par les domestiques de la famille Viesny. On racontait même que c’était dans une des chambres de la bicoque que plusieurs générations de barons de Viesny étaient devenus des hommes, grâce à la complaisance des belles servantes venues de la campagne. Le dernier personnage célèbre de la famille, le baron Karl, très connu parmi les aristocrates de l’Europe Galante, avait été un ami de Mozart. Mais tout cela était loin, aussi loin que les contes de fée avec leurs carrosses d’or et leurs enchanteurs...
Le docteur longea le couloir central de la petite maison, fit tourner la grosse clef dans la serrure de la porte de rue, se glissa discrètement dehors et referma le vantail. Il jeta un bref regard à gauche et à droite, puis il se mit en route. Par le dédale des ruelles tortueuses dont la topographie n’a pas changé depuis sept siècles, il contourna la colline et il prit la direction du Stade Sokolsky.
Le vent glacé qui venait du fleuve l’incita à relever le col de son manteau.
Il arriva à la rue Vanikova sans avoir rencontré âme qui vive. Néanmoins, avant de s’arrêter devant le domicile du professeur Ferek, il eut soin de poursuivre son chemin jusqu’à l’extrémité de la rue. Bien lui en prit ! A l’angle de la nouvelle avenue Hiebenkach, une puissante limousine noire stationnait, tous feux éteints. Sur le siège avant de la voiture, deux individus au gabarit imposant, coiffés de feutres gris à larges bords, surveillaient la rue Vanikova dont ils pouvaient contrôler, sans bouger, toute la perspective en enfilade.
Les lourdes épaules du docteur Viesny se voûtèrent un peu plus. Le cœur battant, une sueur d’angoisse lui mouillant les reins, il continua à marcher sans tourner la tête, exactement comme s’il n’avait pas remarqué la limousine en stationnement.
Au premier croisement, il prit sur sa droite. Les nerfs tendus, l’oreille aux aguets, il accéléra le pas.
Dieu merci, aucun appel ne retentit derrière lui ! Il respira mieux...
Cet incident imprévu le contraignit à faire un grand détour par le Musée Postovni. Et il se demanda s’il n’allait pas être forcé de renoncer à son rendez-vous nocturne. Heureusement, lorsqu’il fut revenu à proximité de l’avenue Hiebenkach - mais en venant de l’est, cette fois - il constata que la limousine noire était partie.
La voie étant libre, il put enfin se rendre chez Ferek. La maison de celui-ci se trouvait à peu près dans l’axe du funiculaire qui escalade la colline de Zahrada - une des cinq collines sur lesquelles s’érige la capitale de la Tchécoslovaquie. C’était un petit hôtel de style baroque, modeste dans ses proportions mais d’un classicisme fort élégant. A cause des immeubles modernes qui avaient remplacé les jardins d’autrefois, la demeure de Ferek paraissait vieillotte, aussi désuète qu’une calèche alignée parmi des autobus.
Viesny donna trois petits coups de sonnette brefs et rapprochés. La porte de chêne s’ouvrit instantanément, juste pour laisser entrer l’arrivant.
- Je commençais à croire que vous aviez oublié notre rendez-vous, murmura Ferek en refermant l’huis.
- Mille excuses, dit Viesny, je suis très en retard, mais je n’y suis pour rien. Vous avez failli ne pas me voir, en effet. Deux policiers surveillaient votre rue.
- Ah, comment cela ? s’étonna Ferek. L’inspecteur Vorocz a cessé sa surveillance depuis trois quarts d’heure. Je l’ai vu s’éloigner.
- Les deux sbires dont je vous parle étaient postés dans une voiture en stationnement au coin de l’avenue Hiebenkach.
Ferek haussa les épaules et prononça en souriant, d’un air faussement désinvolte :
- Vous voyez bien que mes consignes de prudence ne sont pas inutiles !
- Je me serais trouvé en mauvaise posture, si ces policiers m’avaient interpellé pour une vérification d’identité, soupira Viesny en ôtant son pardessus.
Le vent froid de la nuit avait avivé des plaques de couperose sur sa lourde face un peu pâle. Il se frotta vigoureusement les mains en grommelant :
- Le thermomètre descendra sûrement jusqu’à moins 15 avant la fin de la nuit. Vous me faites faire des choses qui ne sont plus de mon âge, mon cher Ferek.
- Venez, répondit Ferek. Dans mon bureau, vous serez vite réchauffé.
Ils longèrent le vestibule, montèrent au premier étage.
La décoration intérieure de la maison était fastueuse, presque solennelle. Les meubles, les tableaux, les portes et la rampe d’escalier étaient de véritables pièces de musée.
En revanche, le bureau de Ferek - dans un désordre sympathique - était vivant, chaleureux, accueillant comme une chambre d’étudiant. Un radiateur à gaz ronflait doucement dans l’âtre de la haute cheminée de marbre vert.
- Alors ? lança Ferek d’un ton enjoué. Vous m’apportez de la marchandise, j’espère ?
Il remua le fouillis de papiers qui encombrait sa table de travail, retrouva l’étui qu’il cherchait, le tendit au docteur.
- Cigarette ?
- Volontiers, acquiesça Viesny.
Il en prit une dans l’étui, alla s’asseoir sur un pouf arabe, près du radiateur à gaz. Après avoir allumé sa cigarette, il extirpa son portefeuille de la poche intérieure de sa veste, l’ouvrit, en retira la petite enveloppe brune.
- Tenez, dit-il, le bras tendu vers Ferek. Je pense que cela vous paraîtra intéressant. Ce sont les plans du nouveau système de tir qui doit équiper les chars BRONIA que nos usines de Klatovi vont construire pour Moscou (1Bronia, en russe, signifie : armure ). Il s’agit d’un dispositif assez extraordinaire, d’une conception totalement inédite... A mon avis, les performances de cet engin ultra-rapide en font une vedette dans la catégorie des armes conventionnelles. C’est la raison pour laquelle je me suis donné la peine d’en prendre une copie.
- Très bien, très bien, opina Ferek, les yeux brillants. Les armes conventionnelles ne sont pas à négliger, bien au contraire !
Il préleva dans l’enveloppe les quatre microfiches qui s’y trouvaient, s’approcha de sa lampe de bureau, examina les pellicules par transparence.
- Excellent, fit-il à mi-voix. Vous faites des progrès formidables, comme photographe. De quel ordre est le bordereau de commande de ces nouveaux chars BRONIA ?
- La première tranche est de trois cents pièces. A livrer en cinq fois... La première livraison est destinée à Berlin, la seconde à Sofia, les trois autres à Moscou.
Ferek alla ranger les précieuses microfiches dans un des volumes cartonnés qui ornaient sa bibliothèque. Viesny articula d’une voix légèrement sarcastique :
- Vous vous rendez compte de ce qui me serait arrivé si les flics m’avaient fouillé ? Je peux transporter des tas de choses dans mon portefeuille, mais pas les plans secrets d’un char mis au point par les ingénieurs de Moscou !
Ferek se tourna vers le docteur, le scruta en fronçant les sourcils.
- Vous êtes décidément bizarre, docteur, émit-il. Pourquoi diable les policiers vous auraient-ils fouillé ?... La Sécurité d’État nous entoure d’inspecteurs pour assurer notre protection parce que cela fait partie de ses tâches normales.
- Oui, naturellement, opina Viesny. Mais si c’était l’inverse, comment le saurions-nous ?
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Viesny se pencha pour aplatir son mégot dans un cendrier qui se trouvait par terre, près de la cheminée.
- Imaginez un instant, professeur, supputa-t-il sombrement, que les services spécialisés aient été alertés à notre insu et que le colonel Branik ait reçu de nouvelles instructions... Si les inspecteurs de la Sécurité ont désormais pour mission de nous surveiller au lieu de nous protéger, ce n’est pas le colonel Branik qui nous préviendra ! Vous êtes bien d’accord là-dessus ?
Ces paroles surprenantes impressionnèrent visiblement le professeur Ferek. Soucieux, songeur, il se mit à déambuler dans la pièce, les bras croisés.
A la fin, il se planta devant son interlocuteur.
- Est-ce que vous avez des motifs précis pour avancer une telle hypothèse ?
- Des motifs précis, non, avoua Viesny. Mais j’ai quand même noté un certain nombre de petites choses qui me semblent assez étranges. pour ne pas dire inquiétantes...
CHAPITRE II
Le professeur Frantis Ferek était un homme de grande taille, bien en chair sans être vraiment gros, au visage un peu poupin, au teint rose et frais, aux cheveux d’un blond tirant sur le roux.
Il portait des lunettes cerclées d’or, aux verres épais. Sa distinction et son aisance frappaient d’emblée tous ceux qui le rencontraient pour la première fois. Ses complets, sobres et bien coupés, sa chemise impeccable, sa cravate peu voyante, son geste aimable, sa voix ferme, posée, sa diction nette, tout en lui dénotait une classe évidente et une parfaite maîtrise de soi-même.
Derrière ses lunettes, ses yeux d’un bleu froid exprimaient l’intelligence, l’équilibre, le réalisme et la lucidité.
Il venait d’avoir quarante-cinq ans.
Issu d’une vieille famille de magistrats, il avait fait de brillantes études et il avait été un des plus jeunes ingénieurs de son pays. Mais, au lieu d'entrer dans l’industrie, il avait brusquement changé de voie et il était retourné à l'université pour conquérir un doctorat en économie politique. Les débuts de sa carrière de professeur n’avaient pas été faciles car, bien qu’il fût de tendance plutôt libérale, il n’éprouvait aucune admiration pour le système capitaliste dont il avait décelé très tôt les redoutables excès et leurs conséquences sociales désastreuses. Au moment de la révolution - il avait alors trente-deux ans - il s’était rallié spontanément au nouveau régime, non point par opportunisme mais par conviction.
Dès lors, annexé par le Parti Communiste qui voyait en lui une recrue de choix, il avait brûlé les étapes. Dégagé du cadre de l’enseignement, il s’était vu confier des postes de plus en plus importants et, après un stage au Ministère des Affaires Économiques, il avait été nommé, à quarante ans, directeur général des Missions Extérieures du Commerce et de l’industrie.
Depuis ce moment-là, il passait le plus clair de son temps à l’étranger. D’Asie en Afrique, de Moscou à Montevideo, il sillonnait la planète, vivant essentiellement dans des avions et dans des palaces, ne revenant à Prague que pour des séjours-éclair qui lui permettaient de reprendre contact avec son administration.
Cependant, à mesure que les années s’écoulaient, une évolution mystérieuse s’opérait en lui. Certes, aux yeux du monde, il incarnait à la perfection le haut-fonctionnaire de la République Démocratique Populaire de Tchécoslovaquie, et sa réputation était grande parmi les dirigeants des pays d’obédience communiste ; en réalité, dans son for intérieur, Ferek n’avait plus la foi. Le massacre impitoyable de la révolte ouvrière de Budapest avait porté un coup mortel à ses convictions idéologiques. Et, un jour, à l’issue d’un drame de conscience qui avait duré de longs mois, il avait brusquement choisi une nouvelle route...
Debout devant le docteur Jan Viesny, les bras croisés, le front barré de deux rides, Ferek questionna sourdement :
- De quoi s’agit-il, en fait ? Quelles sont les choses inquiétantes que vous avez remarquées, docteur ?
- En voici un exemple, entre autres, murmura Viesny. Depuis le 25 novembre dernier, c’est-à-dire depuis notre dernière rencontre, Moscou nous a envoyé quatre jeunes stagiaires qui ont été attachés d’office au département central des fabrications militaires. Et, comme par hasard, ces quatre Russes ont été répartis dans les quatre sections principales du Bureau d’Études Interarmes... Pour parler brutalement, cela signifie que ces Moscovites se trouvent désormais aux postes-clé du contrôle.
- C’est évidemment curieux, admit Ferek.
- Oui et non, marmonna Viesny. Si on admet que ces types sont tout simplement des agents du K.R.U. et qu’ils ont pour mission de renforcer la surveillance, leur présence s’explique aisément (K.R.U. Troisième bureau du Ministère d’État de la Sécurité, en U.R.S.S. Ce département a pour tâche essentielle de combattre les espions étrangers en Russie et dans les pays satellites).
Il y eut un silence. Puis, sur le même ton soucieux, le docteur reprit :
- Autre exemple. Depuis trois semaines environ, c’est l’inspecteur Viodlek en personne qui dirige l’équipe chargée d’assurer ma protection et celle de mon domicile. Et je vous prie de croire que je suis bien gardé ! Ce soir encore, avant de cesser sa surveillance, Viodlek est revenu trois fois de suite pour inspecter ma rue et les abords de ma maison. Ce zèle intempestif est relativement récent, je vous le signale.
Ferek se mordillait la lèvre inférieure.
- Cela corrobore la présence de cette voiture de police au bout de ma rue, laissa-t-il tomber d’un air pensif.
- Je pourrais encore vous citer d’autres anomalies, enchaîna Viesny. Sans me consulter, des techniciens de la Sécurité d’État sont venus, il y a huit jours, inspecter de fond en comble les locaux de la Commission de Défense. J’ai eu l’impression qu’ils cherchaient des micros clandestins ou quelque chose de ce genre...
Il se leva pour aller puiser une cigarette dans l’étui que Ferek avait déposé sur la cheminée.
- Bref, conclut-il, je ne vous raconte pas tout cela pour vous alarmer, mais tout bonnement pour vous mettre en garde.
- Vous faites bien, approuva le professeur, on ne se méfie jamais assez.
Il alla s’asseoir dans son fauteuil, derrière sa table de travail, et il ôta ses lunettes pour se frotter les paupières. Viesny, qui le regardait tout en allumant sa cigarette, fut frappé une fois de plus par l’étonnante métamorphose qui se produisait lorsque Ferek enlevait ses verres. L’homme froid et décidé se muait soudain en une sorte de vieil enfant rêveur, un peu lunaire, dont les prunelles de myope trahissaient une âme candide, chimérique. C’était absolument déconcertant.
Ferek rajusta ses lunettes et redevint son personnage. Un pâle sourire distendit ses lèvres.
- Sincèrement, docteur, émit-il, je suis persuadé que nous n’avons aucune raison valable de sombrer dans le pessimisme... Sans vouloir me vanter, je puis vous garantir que toutes les précautions ont été prises. Telle qu’elle fonctionne actuellement, l’organisation est rigoureusement étanche. Si, par malheur, un pépin devait se produire quelque part dans le circuit, les fusibles prévus par nos amis sauteraient. En tout état de cause, nous, nous ne serions pas en danger.
Il leva son bras droit d’un geste un peu théâtral.
- Bien entendu, nous aurons forcément des moments désagréables ! lança-t-il. On ne peut pas les éviter, puisqu’ils sont inhérents à notre activité clandestine. Nous sommes surtout à la merci de notre propre inquiétude. Un incident, sans valeur objective, nous impressionne parce que nous l’interprétons subjectivement... Il y a deux mois, juste comme j’allais m’embarquer pour Bamako, les hommes du colonel Branik me sont tombés dessus sans crier gare. Examen de mes dossiers, fouille personnelle, etc... Je reconnais que j’avais chaud... Or, l’explication était simple : je venais de passer sept jours en Albanie, et Moscou avait décidé de casser nos achats de minerais dans ce pays. On me révélait du même coup que mon correspondant de Tirana était une grosse légume de la Sigourimi (Police politique albanaise) ! Branik voulait précisément des documents concernant cet Albanais.
Viesny acquiesça en hochant la tête. Ferek poursuivit :
- Nous finirons par nous habituer, vous verrez. C’est la rançon de tous les régimes autoritaires : le moindre événement politique se traduit par une effervescence des services de police. Vous savez que la F.M.S. (Fédération Mondiale des Syndicats. Organisation contrôlée par Moscou) doit se réunir prochainement au Kremlin ; les contrôles de sécurité vont donc se multiplier, c’est automatique... Ce qui importe, pour nous, c’est de conserver notre sang-froid, même quand nous avons peur, surtout quand nous avons peur.
- Je n’ai pas peur, affirma tranquillement Viesny.
- Mais vous êtes anxieux, ne le niez pas.
Un rire profond, presque silencieux, souleva la poitrine massive du vieux savant.
- Mon cher ami, dit-il sur un ton affectueux, je ne suis plus à l’âge où un homme s’estime obligé de crâner, mais je me permets quand même de vous signaler que vous vous méprenez sur mes sentiments. Ce n’est pas pour moi que je me fais de la bile, c’est pour vous et pour nos amis... Je n’ai rien à perdre, moi. J’ai passé le cap de la soixantaine, je suis au sommet de ma carrière, je n’ai plus d’attaches familiales, alors ?... Vous avez fait de moi un conspirateur, que dis-je ! Un espion ! J’en suis très heureux et très fier, remarquez. Mais je n’oublie pas que mon nouveau destin engage d’autres hommes que moi. Et s’il m’arrive de trembler, c’est pour eux.
- Je reconnais bien là votre générosité de cœur, fit le professeur, rasséréné. Sachez cependant que les amis qui partagent notre idéal sont également prêts à partager les risques du combat. Et maintenant, passons à des sujets plus positifs... Avez-vous des nouvelles de Nikolas Barkanov ?
- Oui, je l’ai vu lors de son passage. Ses travaux en Guinée vont se prolonger jusqu’en avril 1964. Mais, d’ici-là, il m’aura transmis le relevé géographique de tous les Postes Militaires installés sous sa direction dans la brousse.
- Parfait, parfait, ponctua Ferek. De mon côté, je suis sur une affaire qui promet d’être sensationnelle... Dites-moi, est-ce qu’un véritable whisky écossais vous ferait plaisir ?
- Assurément ! accepta Viesny. C’est un bon remède contre l’artériosclérose.
Il eut de nouveau son rire profond, silencieux. Ferek quitta la pièce un moment ; il revint avec une bouteille et deux verres.
- Du Royal Spey, dit-il en montrant le flacon. Devinez où je l’ai acheté.
- Pas la moindre idée.
- A Lagos, mon cher. C’est l’avantage de ma situation : les meilleurs produits mondiaux sont à ma portée ! Et sans frais de douane, cela va de soi. Le sceau diplomatique, c’est une invention merveilleuse !
- Le sésame ferme-toi ! plaisanta le vieux docteur.
Ils trinquèrent, puis ils savourèrent l’alcool dont les reflets ambrés chatoyaient dans la lumière.
- Je vous disais donc, reprit Ferek d’une voix plus confidentielle, que j’étais sur une affaire intéressante. En effet, Gabriel a réussi à me faire contacter par un de nos amis, à Lagos précisément. Il paraît que nous allons recevoir les schémas complets du Doomsfish, y compris les tables d’essais de l’engin (Textuellement: poisson du Jugement Dernier. Il s’agit d’une torpille atomique inventée aux U.S.A. Cette torpille, guidée par radar, détruit les bateaux ennemis sans les toucher)...
- Incroyable ! s’exclama Viesny. Mais comment allez-vous introduire une marchandise pareille ?