Située au premier étage d'un modeste pavillon de la banlieue nord de Paris, la chambre était petite, médiocre, pauvrement meublée. Le papier jaune à fleurs mauves qui recouvrait les murs était maculé de taches d'humidité qui avaient une couleur d'urine assez répugnante. La vieille carpette de laine beige qui allait du lit campagnard à la table rustique était souillée de taches suspectes, blanchâtres, encore plus répugnantes que celles des murs.
Mais Paolo Giovanne ne se rendait même pas compte à quel point ce décor minable était déprimant. Depuis une semaine qu'il vivait pour ainsi dire en reclus dans cette chambre, il n'avait pas pensé une seule fois que l'Organisation aurait pu se débrouiller pour le loger dans un endroit moins triste. Au contraire, il se sentait bien dans cette bicoque. Il y régnait un calme qu'il appréciait. Les maisons les plus proches se trouvaient à près d'un kilomètre ; le sentier d'accès n'était pas assez large pour permettre le passage d'une voiture, et les anciens vergers qui entouraient la maison avaient été abandonnés par le propriétaire qui avait vendu tous ses terrains à une société immobilière.
Paolo Giovanne aimait le calme et le silence.
Assis à la table, le visage grave, il étudiait avec une application impressionnante un croquis dessiné au feutre noir sur une grande feuille de papier blanc. La lumière que répandait le lustre poussiéreux n'était pas bien fameuse, mais Paolo avait de bons yeux.
De l'index de sa main droite, il esquissa sur le croquis une arabesque mystérieuse.
Il avait de rudes mains de travailleur manuel, aux phalanges noueuses et aux ongles peu soignés.
II se leva, alla chercher dans la poche intérieure de sa veste grise une demi-douzaine de photos prises au Polaroïd, des photos en couleur qui, à première vue, ne représentaient rien d'intéressant, une rue déserte, des murs, des façades, d'autres murs grisâtres.
Une dernière fois, son index traça sur le croquis les méandres d'un itinéraire dont il était bien le seul, à comprendre la signification.
Deux petites rides studieuses creusèrent son front bas, juste au-dessus de son nez, révélant l'effort de concentration qu'il s'imposait.
Paolo Giovanne n'avait rien d'un intellectuel. Son cerveau de primaire manquait d'envergure et le rendait inapte aux abstractions. En revanche, il avait le don inné de saisir pleinement les réalités concrètes, matérielles, et de les exploiter avec une efficacité surprenante.
Dehors, le vent de mars gémissait doucement dans la nuit. Le ciel tourmenté, gonflé de lourds nuages annonciateurs de giboulées, effaçait la pleine lune.
Finalement, satisfait, Paolo hocha la tête. Il jeta un coup d’œil à sa montre : neuf heures moins six minutes. Comme d'habitude, il était dans les temps. Une demi-heure pour faire ses bagages, c'était largement suffisant.
Il se leva, chiffonna la feuille de papier blanc pour en faire une boule, descendit au rez-de-chaussée pour fourrer la boule de papier dans le petit poêle de la cuisine, y ajouta les photos et surveilla la combustion du croquis et des photos. Après quoi, au moyen d'un tisonnier, il dispersa dans le fourneau rougeoyant les cendres des documents qu'il venait de brûler.
Par acquit de conscience, il rechargea le poêle. De cette façon, si un autre locataire devait lui succéder, il ne trouverait pas la maison glacée.
Pour lui, c'était fini.
En remontant à sa chambre, il regretta presque de quitter ce refuge si tranquille. Les chants éperdus des oiseaux, à l'aube, dans les arbres des vergers abandonnés, c'était formidable. Ce joyeux concert matinal lui avait rappelé son enfance, à Vizzini, en Sicile.
Posément, méthodiquement, il commença à ranger dans sa petite valise noire ses humbles effets d'artisan d'origine pauvre : deux chemises, un caleçon, deux gilets de corps, quelques mouchoirs. En dernier lieu, il consacra dix bonnes minutes à la mise en place de son outil de travail.
C'était une sorte de rite. C'était aussi une technique de haute précision. Le long poignard à la lame effilée, au manche de cuir, devait être arrimé aux attaches de plastique de manière à adhérer au plat de l'avant-bras. L'arme ne devait pas bouger, sauf quand son détenteur exécutait un certain mouvement sec, étudié, dont la force avait été réglée par de longs exercices.
A 21 h 25, Paolo Giovanne enfila enfin ses gants de plastique.
Ces gants de ménagère, il les avait lui-même fignolés. A l'extrémité de chaque doigt, il s'était donné la peine de coller, sur le plastique, des espèces de rustines de caoutchouc rose, très minces, totalement lisses. Les méthodes modernes découvertes par les laboratoires de police sont à ce point raffinées que des gants ordinaires ne sont plus une garantie satisfaisante.
A 21 h 33, on frappa discrètement à la porte du rez-de-chaussée.
Paolo descendit de son pas souple et silencieux. Avant d'ouvrir l'huis, il approcha sa bouche du vantail et demanda de sa voix sourde, rocailleuse.
- Qu'est-ce que c'est?
- C'est de la part de M. Gérard, répondit la voix du visiteur.
Paolo ouvrit, s'effaça pour laisser entrer l'arrivant, referma.
- Salut, fit le visiteur sur un ton enjoué. Je m'appelle Jacky Bellait. Content de faire votre connaissance.
C'était un grand gaillard d'allure sportive, âgé d'une trentaine d'années, au visage de jeune premier, au teint bronzé. Il était vêtu d'un manteau court à col de fourrure.
Il tendit sa main, mais Giovanne grommela :
- Je ne vous serre pas la main, j'ai des gants.
Jacky Bellait ne se formalisa pas. Il questionna :
- Vous êtes prêt?
- Oui, naturellement. Je m'habille, je prends ma valise et je suis à vous.
- Tenez, je suis chargé de vous remettre ceci, reprit le nommé Jacky en sortant de sa poche un automatique Beretta dont la crosse guillochée portait les célèbres initiales P. B. (Pietro Beretta)
Giovanne regarda le browning d'un air sévère.
- Je n'en ai pas besoin, dit-il. Je ne me sers jamais de ces instruments-là.
- C'est un ordre, insista Jacky. On ne sait pas ce qui peut arriver. M. Gérard m'a bien recommandé de vous remettre cette arme. En cas de surprise, ça permet de s'en sortir.
- Il n'y aura pas de surprise, répliqua Paolo, bourru.
- On dit ça! riposta Jacky, gouailleur. Prenez-le quand même. M. Gérard m'a également prié de vous rappeler que le travail devait être exécuté quoi qu'il arrive.
- Je sais, opina Giovanne qui prit leBeretta d'un geste visiblement agacé. Et il ajouta :
- Quand il y a des difficultés, ce n'est pas un automatique qui arrange les choses, retenez ce que je vous dis. Tirer des coups de feu, c'est le meilleur moyen de se mettre dans le pétrin jusqu'au cou.
Puis, abrupt :
- Et les lunettes ?
- Elles sont dans ma voiture. Je vous les donnerai tout à l'heure.
- Parfait. Je me prépare et nous partons, conclut Paolo.
Le Beretta dans la main, il se dirigea vers l'escalier.
Jacky Bellait, en dépit de l'attitude décontractée qu'il affichait, était captivé par la personnalité de son interlocuteur. Il savait que ce petit homme maigre et revêche n'était pas le premier venu. Au sein de l'Organisation, il avait un prestige extraordinaire. Presque une légende. Même le patron, M. Gérard, parlait de lui avec un respect bizarre, empreint d'une sorte de crainte.
TEX...
C'était évidemment un nom de guerre, un pseudonyme. En fait, à l'exception des chefs de l'Organisation, personne ne connaissait son véritable nom. Pas plus que son port d'attache.
Un spécialiste, bien entendu. Il ne participait absolument pas aux activités courantes de l'Organisation. Même les camarades qui accomplissaient des missions à l'étranger n'avaient jamais contacté le mystérieux TEX. Mais ce que tout le monde savait, c'était ce que son apparition signifiait.
Selon les rumeurs qui se chuchotaient, TEX défiait depuis plus de dix ans toutes les polices de la planète. Et pas seulement les meilleurs limiers des Brigades Criminelles, mais aussi les hommes des innombrables services d'espionnage et de contre-espionnage qui étaient à ses trousses.
S'il fallait en croire M. Gérard, TEX n'avait jamais loupé un coup. Quand il acceptait un boulot, on pouvait considérer que c'était dans la poche. Jamais de bavures, jamais d'éclaboussures.
Mais il n'acceptait pas toujours.
Vrai ou faux, on racontait qu'il avait froidement refusé, un jour, une mission qui ne lui plaisait pas. Et que, même sous la menace d'être exécuté par un des chefs de l'Organisation, il avait maintenu son refus.
En voyant descendre le petit homme avec sa valise dans la main, Jacky pensa : « On dirait tout à fait un maçon italien ou portugais qui vient chercher du travail sur un chantier! Il ne paie vraiment pas de mine! »
Giovanne articula :
- Quand vous rendrez la clé de la maison à M. Gérard, vous lui direz qu'il y a encore de la nourriture et des boissons pour deux ou trois jours. Vous lui direz aussi que le poêle ne s'éteindra pas avant demain matin à l'aube.
- Entendu, murmura Jacky.
- Nous pouvons y aller.
Giovanne ferma lui-même la porte du pavilIon, donna un tour de clé, remit la clé à Jacky.
Les deux hommes s'engagèrent côte à côte dans le sentier qui sinuait entre les vergers.
La nuit était d'un noir opaque. Jacky marchait d'un pas hésitant, incertain. Mais Giovanne, sa modeste valise dans la main, avançait sans bruit, sans heurts.
Jacky avait rangé sa D. S. noire dans une rue déserte du voisinage, près d'une petite école endormie.
- Donnez-moi votre valise, murmura Jacky. Je vais la mettre dans le coffre.
Quelques instants plus tard, la D. S. filait sur Paris.
En fait, la D. S. ne rentra pas dans Paris. A Saint-Denis, elle bifurqua sur la droite pour prendre la direction de Saint-Ouen.
Après un moment, Jacky Bellait, qui aimait causer, se sentit énervé par l'incroyable mutisme de son compagnon. Il grommela :
- Vous ne dites pas grand-chose.
- Je ne suis pas bavard, admit Tex.
- Vous devez avoir le trac, j'imagine ?
- Le trac? fit Tex, étonné. Pourquoi?
- Ben dame! Je ne voudrais pas être à votre place. On a beau dire, ce que vous avez à faire n'est pas marrant.
- C'est un travail comme un autre.
- Vous trouvez ? ricana Jacky.
Et comme Tex ne répondait pas, il reprit :
- Même pour dix briques, je n'accepterais pas une mission comme celle-là.
- A chacun sa spécialité.
- Oui, bien sûr, mais si ça foire...
- Quand les informations de base sont bonnes, ça ne peut pas foirer, décréta tranquillement Tex.
Arrivés à Puteaux, ils obliquèrent vers Rueil et ils firent une halte en bordure d'une petite place, dans les parages du Mont-Valérien.
- Ne bougez pas, murmura Jacky en coupant le contact de son moteur. Je vais aux nouvelles et je reviens dans cinq minutes.
Il fit le geste d'ouvrir sa portière, mais Tex lui saisit le bras et maugréa :
- Si ça ne vous fait rien, donnez-moi d'abord les lunettes. J'aimerais les essayer.
- Vous avez raison, j'ai oublié de vous les remettre, dit Bellait en se penchant pour prendre dans la boîte à gants un étui noir qu'il tendit à son camarade.
Après quoi, ayant débarqué, il s'éloigna dans la nuit noire.
Paolo Giovanne, le masque austère, ouvrit l'étui et en retira une paire de lunettes aux gros verres teintés, à la monture en acier.
Il mit les lunettes sur son nez, ne put réprimer une petite grimace à la fois sarcastique et admirative. M. Gérard était décidément un homme de parole. Et drôlement débrouillard. Ces lunettes spéciales pour la vision nocturne, Giovanne n'était jamais parvenu à se les procurer. Il en avait entendu parler et il savait qu'elles existaient. C'est pourquoi il en avait touché un mot à son patron. Et voilà qu'il en possédait enfin un exemplaire, grâce à M. Gérard.
Avec des gestes doux et feutrés, il sortit de la D.S.
L'expérience était concluante. En fait, c'était plutôt sidérant. On eût dit que les verres épais de ces lunettes diluaient les ténèbres ambiantes comme la lumière chasse les ombres !
Giovanne n'en revenait pas. Il avait des yeux de chat et l'obscurité ne l'avait jamais réellement gêné pour travailler, mais ces lunettes, c'était presque de la magie. Il y voyait comme en plein jour.
Avec un léger sourire qui rendait son visage encore plus sinistre, il retourna s'asseoir dans la voiture, rangea les lunettes dans l'étui, glissa l'étui dans sa poche.
Jacky Bellait se ramena peu après, s'installa au volant et annonça à mi-voix :
- Tout va bien. Notre homme est au Bon Relais, comme chaque samedi soir, et il achève de dîner avec son ami. Tout se passe comme prévu.
La D. S. redémarra.
Elle fit une deuxième halte près de la place du Marché, à Suresnes, et Jacky s'absenta de nouveau.
Cette fois, l'attente fut un peu plus longue. Quand il revint dans sa voiture, Jacky prononça, assez surexcité apparemment :
- Les dés sont jetés. Notre homme est en route. J'ai tout juste le temps de vous déposer à pied d’œuvre.
Tex resta de marbre.
La D.S. contourna la place du Marché, roula vers la gare, longea la rue des Carrières, tourna à droite et stoppa le long du trottoir dans une rue parallèle.
- Allez-y, jeta le conducteur à son compagnon. Je vous attends au parking de l'avenue George-V, comme convenu. Bonne chance.
Paolo Giovanne débarqua sans se presser. Il n'eut pas un mot pour le camarade qui l'avait véhiculé jusque-là, pas même un regard. Faisant demi-tour, il s'engagea derechef dans la rue des Carrières.
L’œil attentif, il longea les façades.
Puis, brusquement, ayant acquis la certitude que nul témoin ne l'observait, il traversa la rue et dévala la rampe en béton d'une sortie de parking.
Il déboucha dans un vaste sous-sol et il se glissa vers la droite.
Ce n'était pas la première fois qu'il venait en ce lieu. A deux reprises, il avait effectué une brève expédition de reconnaissance. En outre, grâce au plan qu'on lui avait remis et aux photos, l'endroit lui était presque familier.
Ce sous-sol comportait quatre rangées de boxes où les habitants de l'immeuble garaient leur voiture. Chaque compartiment était numéroté.
Giovanne se dirigea vers le box numéro 11.
En surveillant ces garages souterrains, on avait constaté qu'il y avait généralement une période de calme absolu qui se situait entre 22 h 20 et 22 h 50. Une seule fois, un mercredi, un locataire de l'immeuble était rentré à ce moment-là. Mais c'était exceptionnel. Pour des raisons inexplicables, les usagers de l'endroit rentraient avant 22 h 20 ou après 22 h 50.
Très à l'aise, mais terriblement attentif, Paolo Giovanne se posta au lieu qu'il avait choisi : dans le retrait qui se trouvait en face des boxes 11 et 12. Tapi dans ce renfoncement, il ne pouvait être aperçu par personne. Même si une voiture allumait ses phares de route en descendant la rampe de béton, les occupants du véhicule ne pouvaient soupçonner la présence d'un individu caché en face des garages 11 et 12.
Posément, en artisan qui connaît son affaire, Paolo commença par chausser les merveilleuses lunettes spéciales que M. Gérard lui avait fait remettre. La perfection de la visibilité qu'elles lui procurèrent lui donna de nouveau une satisfaction presque enfantine.
Ensuite, prenant dans la poche droite de son pardessus une barbe postiche, il s'en affubla avec habileté.
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
Sauf imprévu, il ne devrait guère patienter plus d'une vingtaine de minutes.
Il avait l'impression de savoir exactement ce qui allait se passer. A tel point qu'il en éprouva une sorte de jouissance anticipée.
Il se sentait dans la peau d'un spectateur qui se régale d'avance à l'idée de revoir sa scène préférée dans un film qu'il a déjà vu plusieurs fois.
Le temps ne lui parut pas long.
A 22 h 45, les phares d'une voiture qui rentrait illuminèrent les murs de béton du vaste garage souterrain
CHAPITRE II
Paolo Giovanne éprouva au creux de l'épigastre un pincement de jubilation.
C'était bien la Mercedes grise qu'il attendait ! Tout se passait d'une manière parfaite.
Le conducteur de la Mercedes, avec une dextérité acquise par l'habitude, dévala rondement la rampe d'accès, décrivit une courbe harmonieuse et précise, conduisit sans coup férir sa limousine dans le box numéro 11 et stoppa net à une bonne trentaine de centimètres du mur du fond.
Paolo, d'un mouvement sec de son bras droit, fit glisser son poignard qui vint se loger comme par enchantement dans son poing.