Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan à l'affut

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  No 1968 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Au cœur du monde il est une cité que l’on appelle Vienne-la-Belle...
  
  
  
  La chambre était située au huitième étage, c’est-à-dire au sommet du building. Elle était rectangulaire, relativement spacieuse pour une seule personne. La lumière chaude de juin pénétrait à flots par les deux larges fenêtres qui donnaient sur une petite terrasse. Les meubles de série, strictement fonctionnels et sans confort inutile, avaient été briqués avec soin. La moquette grise n’était pas poussiéreuse, les tentures étaient nettes et le couvre-lit jaune pâle était propre.
  
  En somme, une bonne chambre d’hôtel.
  
  Accoudé à la rampe de fer de la terrasse, Francis Coplan rêvassait. De là-haut, il avait une vue plongeante sur la célèbre Kärntner Strasse, à gauche ; et, à droite, sur le Neuer Markt. Juste en face, il y avait l’imposant immeuble d’un autre hôtel, un établissement de grand luxe, où l’on apercevait de temps à autre, par une fenêtre ouverte, un valet de chambre en gilet rayé qui rangeait sans hâte les costumes d’un richissime touriste américain.
  
  Coplan alluma une Gitane. Il venait d’arriver à Vienne et il se sentait vraiment d’humeur rêveuse.
  
  De vieux souvenirs lui revenaient en mémoire. Il avait connu Vienne en des temps si durs, si tragiques, si déchirés qu’il ressentait une sorte d’émotion devant le spectacle de cette ville heureuse et calme qui semblait avoir retrouvé, après tant d’orages, son visage aimable, souriant, pétillant de malice et de jeunesse.
  
  Un piano invisible jouait cette rengaine d’autrefois : « Au cœur du monde il est une cité que l’on appelle Vienne-la-Belle. » Était-ce la radio ou l’orchestre du restaurant ? Les notes du vieil air ruisselaient avec allégresse, évoquant l’immortel romantisme de cette ville qui ne pouvait pas oublier qu’elle avait été jadis la capitale d’un empire.
  
  Dans un sens, Vienne est encore, de nos jours, la capitale d’un empire. Mais d’un empire sans fastes ni drapeaux, sans uniformes dorés ni cortèges rutilants. Sous son masque de gentillesse et de bienveillance, Vienne cache une réalité sinistre : tous les réseaux d’espionnage de l’univers y convergent, tous les services de renseignements y ramènent les mailles essentielles de leurs toiles d’araignées. L’Autriche, redevenue neutre et couverte de cicatrices mal guéries, est à moins de cinquante kilomètres du Rideau de Fer. Les deux blocs antagonistes qui gouvernent la planète ne cessent d’y envoyer leurs mystérieux et redoutables émissaires. Pour les agents secrets, Vienne-la-Belle est un no man’s land où il s’agit d’ouvrir l’œil.
  
  Coplan tira une dernière bouffée sur sa cigarette, écrasa lentement le mégot sous sa semelle et, pensif, quitta la terrasse.
  
  Sans se presser, il ouvrit sa valise et il accrocha son costume de rechange dans la penderie. Ensuite, après avoir posé ses chemises dans un des tiroirs de la commode, il prit sa trousse de toilette et il se rendit dans la salle de bains pour prendre une douche.
  
  A 18 heures 55, il s’allongea sur le lit, près du téléphone qui se trouvait sur la table de chevet.
  
  A 19 heures précises, la sonnerie tinta. Coplan décrocha le combiné. La voix suave de la standardiste questionna en français :
  
  - Monsieur Coplan ?
  
  - Oui, je vous écoute.
  
  - M. Mizard vous demande à la réception. Faut-il le faire monter ?
  
  - Non, je descends. Merci, mademoiselle.
  
  Coplan ne put s’empêcher de sourire. Roger Mizard s’amenait au rendez-vous avec une ponctualité toute militaire : ni une minute trop tôt ni une minute trop tard. Les camarades issus du Deuxième Bureau étaient tous comme ça.
  
  Roger Mizard était un grand bonhomme d’environ trente-cinq ans, osseux, au crâne dégarni, aux yeux d’un bleu mêlé de gris. Les traits assez épais, le nez fort, la bouche plutôt grande, le menton légèrement en galoche, il donnait une impression de placidité à toute épreuve. D’origine belge, ses amis du Service l’appréciaient surtout pour son courage, sa ténacité, son inaltérable bon sens.
  
  Un vague sourire aux lèvres, il murmura en serrant la main de Coplan :
  
  - Heureux de te revoir, Francis.
  
  - Je ne pouvais manquer de te faire signe, répondit Coplan sur un ton affectueux. C’est bien aimable de ta part de te déranger pour moi, mais je serais désolé si je savais que je te fais perdre un temps précieux.
  
  - J’ai peu de loisirs, mais un ami est un ami, rétorqua Mizard. Viens, ma voiture est à deux pas.
  
  Coplan déposa la clé de sa chambre sur le comptoir de la réception et suivit son ami vers la sortie.
  
  Ils débouchèrent sur le Neuer Markt, encombré de taxis en stationnement. Mizard avait garé sa DS grise sur la place même, près de la fontaine Donner.
  
  Bien que le soleil eût entamé sa courbe descendante, il faisait encore une chaleur inattendue. De jeunes garçons en chemisette blanche se rafraîchissaient à la fontaine et observaient les pigeons peu farouches perchés sur les statues de bronze.
  
  Les deux Français montèrent dans la DS grise qui démarra aussitôt.
  
  - Nous avons une bonne heure de battement, annonça Mizard. Où veux-tu aller ?
  
  - Peu importe.
  
  - Si tu as soif, nous pouvons aller prendre un verre sur les hauteurs du Kahlenberg. C’est bien ta veine, tu tombes en pleine canicule !
  
  - La grosse chaleur ne me gêne pas, dit Coplan.
  
  - Moi non plus. Elle me rappelle mes trois années passées au Sénégal.
  
  - Si ça ne t’embête pas, suggéra soudain Francis, allons plutôt au Prater. J’ai des souvenirs dans ce coin-là, et puis ça nous permettra de bavarder plus tranquillement.
  
  - D’accord.
  
  Quelques minutes plus tard, la DS franchissait le canal du Danube et enfilait la longue Prater Strasse qui conduit en droite ligne au Prater.
  
  En revoyant la Grande Roue érigée à l’entrée du vaste et légendaire parc viennois, Coplan esquissa un sourire. Il raconta d’une voix un peu nostalgique :
  
  - La dernière fois que je suis venu ici, c’était par une merveilleuse nuit de septembre. Je surveillais un zigoto dont les agissements intéressaient le Vieux... Le zèbre en question m’avait entraîné dans les parages de la Haupt Allee et je te jure que je commençais à me demander ce qu’il manigançait... En fait, je me suis rendu compte qu’il draguait tout bonnement la fillette ! Et il m’a infligé le spectacle de sa partie de jambes en l’air avec une gamine qui ne devait pas avoir plus de quinze ans. Le salaud !...
  
  - Rien de changé, assura Mizard, goguenard. Si tu reviens à la nuit tombée, tu n’auras que l’embarras du choix. Les buissons sont accueillants et les gamines délurées. Pour cinq ou dix schillings, c’est le bonheur garanti. Car, en plus, les filles sont gentilles dans ce pays. Terriblement gentilles...
  
  Et il conclut, après une pause :
  
  - J’adore ce pays. La France mise à part, c’est le seul endroit où je pourrais me fixer si je ne pouvais plus voyager.
  
  Ayant repéré une place libre dans un parking autorisé, il y rangea sa voiture et coupa le moteur.
  
  Ils débarquèrent.
  
  Sur l’esplanade, autour de la Grande Roue et près des buvettes, il y avait foule. Des touristes harassés, abrutis par leur longue journée d’excursion sous un soleil torride, prenaient le frais sur les bancs et regardaient d’un œil vide les jardiniers municipaux qui arrosaient les massifs fleuris. Dans l’allée principale, des provinciaux revenaient de la promenade escortés de leur marmaille ; les femmes en robes légères marchaient d’un pas alangui, et les plus potelées d’entre elles avaient de grands cercles de transpiration aux aisselles.
  
  Coplan et Mizard se dirigèrent vers le sous-bois. Lorsqu’ils furent seuls dans un sentier peu fréquenté, Mizard relança la conversation.
  
  - Je suppose que tu désires principalement des tuyaux concernant Herr Bruno Kreits ?
  
  - Bien entendu, acquiesça Francis.
  
  - C’est un gars intéressant. Il a 54 ans et il sort de l’Université de Vienne où il a enseigné l’économie politique pendant un quart de siècle. Il est originaire de Zellendorf, un petit patelin proche de la frontière tchécoslovaque. Compétent mais effacé, il s’est toujours tenu à l’écart des postes spectaculaires et des situations de premier plan. Il a refusé au moins dix fois d’être ministre, ce qui ne l’empêche pas d’être une sorte d’éminence grise du gouvernement. Il se dit indépendant et neutre, mais les initiés prétendent que c’est un homme de Moscou, ce qui est peut-être vrai. Cependant, à mon avis, sa position est plus nuancée, plus subtile. Je suis persuadé qu’il entretient d’excellents rapports avec Bonn. D’ailleurs, je...
  
  - Minute, coupa Coplan, le front soucieux. Si cela ne te fait rien, nous reparlerons de Kreits en temps opportun. Commençons par le commencement... Le premier point qui m’intrigue et que je voudrais éclaircir, c'est ma désignation. Le Vieux m’a certifié que le message de Bruno Kreits mentionnait bel et bien mon nom, écrit noir sur blanc, avec mon prénom et ma date de naissance pour éviter toute confusion de personne.
  
  - C’est exact, c’est moi qui ai transmis ce message.
  
  - Ce détail ne t’a pas surpris ?
  
  - Non, pas le moins du monde. J’ai supposé que le Vieux avait cité ton nom dans sa demande d’informations.
  
  - Justement, non, rétorqua Francis. La demande d’informations adressée par le Service était rigoureusement anonyme.
  
  - Sans blague ? Le Vieux a dû sauter en l’air, j’imagine ?
  
  - Penses-tu ! Tu connais le Vieux, rien ne l’épate. Mais moi, j’aimerais savoir.
  
  - Écoute, ce n’est pas compliqué, je vais te raconter comment cela s’est passé. Il y a une dizaine de jours, Kreits me téléphone et me demande d’aller le voir à son bureau de la Fédération des Chambres de Commerce... Tu sais que je suis ici en qualité d’assistant technique attaché à la délégation du Marché Commun. C’est ma couverture. L’Autriche s’efforce depuis trois ans d’entrer dans le Marché Commun mais les Soviétiques s’y opposent et mettent des bâtons dans les roues... Bref, je me rends chez Kreits. Je l’avais déjà rencontré trois ou quatre fois au hasard des réunions de travail et son coup de fil ne m’avait pas étonné. Nous avons parlé boutique pendant une demi-heure, puis, au moment où je m’apprêtais à prendre congé, il me montre une enveloppe posée sur sa table et il me dit d’une voix nettement plus confidentielle : « On m’a confié un message secret destiné à la direction du service de documentation extérieure de la Présidence du Conseil à Paris. Voulez-vous avoir l’amabilité de vous charger de la transmission de ce document ?... » J’accepte, naturellement, et il m’explique alors qu’il s’agit d’une réponse à une demande formulée par Paris au sujet d’une organisation clandestine allemande. Là-dessus, il me donne lecture du message, glisse le document dans l’enveloppe et me tend le pli en souriant... Mets-toi à ma place, je n’ai rien vu d’insolite dans cette affaire. La procédure est courante et j’étais convaincu que c’était le Vieux lui-même qui avait avancé ton nom dans sa demande d’informations.
  
  - Ce n’était pas le cas, je te le répète.
  
  - Mais alors, l’attitude du Vieux est plutôt bizarre, non ?
  
  - Il m’a convoqué et il m’a annoncé : « J’ai des nouvelles concernant l’affaire Koniatis. Un certain professeur Bruno Kreits vous invite à lui rendre visite à Vienne. Il vous invite personnellement, vous, monsieur Francis Coplan... Tenez, voyez son message...
  
  Mizard eut un bref accès d’hilarité.
  
  - Sacré Vieux ! s’esclaffa-t-il. J’entends d’ici son ricanement...
  
  Ils marchèrent un moment en silence, puis Mizard reprit :
  
  - Le mieux, c’est d’interroger Kreits lui-même pour élucider ce mystère. Tu trouveras bien le moyen de lui parler en tête à tête tout à l’heure. Au besoin, si cela ne s’arrange pas, je lui téléphonerai demain.
  
  - Non, laisse tomber, je préfère me débrouiller seul. Le Vieux m’a recommandé de ne pas te mouiller inutilement dans cette histoire.
  
  - Ce Koniatis dont il est question, c’est bien le type qui s’est fait assassiner avec sa maîtresse en Amérique du Sud il y a quelques mois ?
  
  - Oui, Antoine Koniatis, l’ancien directeur des marchés spéciaux de l’Etat au ministère des Affaires économiques.
  
  - Il a été abattu par des gangsters qui avaient besoin de fric, si j’ai bonne mémoire ?
  
  - C’est la version qui a été publiée dans les journaux, mais la vérité est moins simple et moins rassurante. Koniatis et sa secrétaire ont été froidement liquidés par des tueurs appartenant à la Geheime Legion (Légion Secrète), une organisation anti-communiste internationale. Koniatis s’occupait de grosses combines d’import-export au profit des pays de l’Est. Grâce à ses relations, il parvenait à leur fournir par des voies plus ou moins clandestines, plus ou moins légales, des métaux rares et des matières stratégiques.
  
  - Il opérait au nom de la France ?
  
  - Non, à son nom personnel. Il avait quitté l’administration et il gagnait des fortunes au nez et à la barbe des autorités internationales.
  
  - A quel titre le Vieux s’intéresse-t-il à cette affaire criminelle ?
  
  - La maîtresse de Koniatis était une fille du Service, une débutante que le Vieux venait d’engager à l’essai. Et c’est moi, figure-toi, qui étais le parrain de cette jeune collègue. C’est moi qui l’avais fourrée dans les bras de Koniatis...
  
  Mizard esquissa une grimace consternée.
  
  - Je comprends... Tu te sens un peu responsable de sa mort ?
  
  - Le comble, c’est que je me trouvais sur place, à Montevideo, pour superviser le comportement de ma protégée (Voir : " Coplan revient de loin »).
  
  - Tu n’as rien pu faire ?
  
  - Non, hélas !... Je me tenais dans la coulisse, forcément, et je n’ai même pas vu arriver la catastrophe. J’ai d’ailleurs frôlé le désastre moi-même. J’ai tiré un mois de taule là-bas... Et j’y serais resté vingt ou trente ans sans l’intervention de mes amis américains.
  
  Mizard s’arrêta, regarda Coplan d’un air pensif.
  
  - Au fond, dit-il, tout s’explique. Certaines personnes bien placées ont dû être informées de ta mésaventure en Uruguay, et c’est pour cette raison que ton nom a été stipulé dans le message que Bruno Kreits a transmis au Vieux. Il y a donc une relation de cause à effet, une relation logique.
  
  - Pas si logique que ça, maugréa Francis. Je n’ai rien contre le principe des vases communicants, mais je voudrais bien savoir de quelle manière les services spéciaux autrichiens s’y prennent pour consulter les dossiers confidentiels de la Sûreté Militaire uruguayenne !
  
  - Kreits te le dira peut-être ? supputa Mizard.
  
  - Je compte bien l’interviewer à ce sujet. Et maintenant, c’est le moment de me raconter ce que tu sais sur lui...
  
  
  
  
  
  Il était un peu plus de vingt heures lorsque Coplan et Mizard arrivèrent au siège du Bureau de Presse de l’A.I.C.C. (Association Intercontinentale des Chambres de Commerce) où avait lieu, sous l’égide de la Bundeskammer, un cocktail organisé en l’honneur d’un groupe d’industriels canadiens.
  
  La réunion se tenait dans une vaste salle située au premier étage d’un bel immeuble ancien de la Herrengasse, non loin du Burgtheater. Un buffet bien garni avait été dressé dans le fond de la pièce et des serveurs en habit distribuaient le champagne, le whisky et le vin blanc du pays.
  
  Une centaine d’invités bavardaient amicalement sous les lambris dorés.
  
  Le président de la Chambre de Commerce Fédérale prononça une courte allocution pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs, et le chef de la délégation canadienne remercia par un petit speech teinté d’humour, plein d’optimisme pour l’avenir des relations commerciales austro-canadiennes.
  
  Après quoi, le brouhaha des conversations reprit de plus belle. Comme d’habitude, tout le monde parlait en anglais.
  
  La coupe de champagne à la main, Coplan et Mizard échangèrent des propos de circonstance en attendant les événements.
  
  Une douzaine de jeunes femmes élégantes jouaient les hôtesses d’accueil et circulaient parmi l’assistance, facilitant les contacts, faisant les présentations. C’est l’une d’elles, une ravissante blonde aux yeux bleus, qui s’approcha des deux Français.
  
  - Monsieur Mizard, si je ne me trompe ? dit-elle à mi-voix, en français, au compagnon de Coplan.
  
  - Oui, c’est moi, acquiesça Mizard.
  
  - Le professeur Bruno Kreits serait heureux de vous dire un mot si vous vouliez le rejoindre dans le petit salon, tout au fond de la salle, à main droite quand on regarde le buffet.
  
  Elle tourna les yeux vers Francis.
  
  - Monsieur Coplan, sans doute ?
  
  - Exactement.
  
  - Cela ne vous dérange pas d’accompagner M. Mizard pour rencontrer le professeur, j’espère ?
  
  - Vous me le demandez si gentiment, susurra Francis, galant et ironique, en dévisageant la jeune femme.
  
  Elle ébaucha un sourire étrange, secoua ses jolis cheveux blonds.
  
  - Merci, dit-elle en s’éloignant vers un autre groupe d’une démarche souple, sinueuse, un peu provocante.
  
  Elle se retourna une demi-seconde plus tard, mine de rien, et ne parut pas mécontente de constater que Coplan, qui l’avait suivie du regard, reluquait d’un œil connaisseur ses longues jambes galbées et ses formes féminines discrètement mises en valeur par la robe d’été qu’elle portait, une robe blanche, courte et légère.
  
  Coplan demanda à Mizard en remuant à peine les lèvres :
  
  - Qui est cette souris ?
  
  - Je n’en sais rien, c’est la première fois que je la vois. Mais ne t’énerve pas, le professeur Kreits nous attend dans le petit salon.
  
  - Eh bien, allons-y, décida Francis.
  
  Ils se dirigèrent vers le buffet, déposèrent leur coupe vide sur la table et s’avancèrent vers le petit salon contigu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Grâce à la description que Mizard lui avait faite, Coplan identifia instantanément le professeur Bruno Kreits. C’était un homme de petite taille, au visage austère, aux cheveux noirs encore drus, aux yeux bruns enfoncés dans des orbites que surmontaient des sourcils épais.
  
  Malgré la canicule et l’aimable débraillé estival des visiteurs canadiens, le professeur viennois était tiré à quatre épingles : complet sombre, cravate grise, col dur. Comme l’avait dit Mizard : « le genre pion constipé ».
  
  Kreits n’était pas seul dans le petit salon tranquille. Il bavardait à mi-voix avec un énorme gaillard au crâne chauve, en costume gris clair, au faciès lourd et aux yeux ronds.
  
  En voyant apparaître Mizard et Francis. Kreits fit un pas vers eux. Il s’adressa à Mizard en allemand :
  
  - Je vous remercie d’avoir répondu à mon invitation. Quelle pénible corvée, n’est-ce pas, ces cocktails officiels ? Je suis désolé de vous faire perdre une si belle soirée d’été...
  
  Le professeur autrichien tenait dans sa main droite un verre de scotch auquel il n’avait visiblement pas l’intention de toucher. Il avait d’ailleurs le physique d’un buveur d’eau.
  
  Mizard présenta Francis :
  
  - Mon compatriote, Monsieur Coplan, agent technique au ministère français de l’Intérieur.
  
  Kreits, qui avait changé son verre de main pour accueillir Mizard, serra également la main de Francis.
  
  - Enchanté de faire votre connaissance, Herr Coplan. Permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis, le Dr Alfred Brücker, inspecteur de l’A.Z.K.W. de Leipzig...
  
  Le géant aux yeux ronds, un sourire affecté aux lèvres, tendit à Francis une énorme patte aux doigts boudinés. Par un étrange caprice de la nature, cet homme qui n’avait plus un seul cheveu sur la tête avait des mains velues comme les cuisses d’un ours.
  
  - Très honoré, dit-il en esquissant de la tête un petit salut saccadé du plus pur style germanique.
  
  Kreits, sur un ton enjoué qui manquait totalement de naturel, se retourna vers Mizard et, lui prenant le coude, murmura :
  
  - Eh bien, mon cher ami, mon rôle d’intermédiaire est terminé. Je crois que le Dr Brücker a des choses à dire à votre compatriote. Venez avec moi, je vais avoir le plaisir de vous faire connaître une charmante personne...
  
  Et, sans attendre l’approbation de Mizard, il entraîna celui-ci vers la grande salle.
  
  Par ce stratagème bien réglé, Coplan et l’imposant docteur Brücker demeurèrent seuls dans le petit salon. Sans perdre une seconde, Brücker entra dans le vif du sujet :
  
  - Je suis reconnaissant à mon ami Kreits de m’avoir fourni le prétexte de ce cocktail pour vous rencontrer, Herr Coplan. Naturellement, ni le lieu ni la circonstance ne sont propices à la longue conversation que nous devons avoir vous et moi. Je me bornerai donc à vous poser une question de principe : votre gouvernement vous a-t-il donné carte blanche pour vous occuper sérieusement du problème de la Geheime Légion ?
  
  - Oui.
  
  - Le cas échéant, seriez-vous en mesure de prendre des engagements qui nous garantiraient la collaboration franche et complète des divers organisme français de sécurité ? Je fais allusion au S.D.E.C.E., au Deuxième Bureau, à la D.S.T, et à vos autres organisations spéciales.
  
  Coplan eut un léger mouvement de recul.
  
  
  
  
  
  - Là, vous allez peut-être un peu loin, Herr Doktor ! Un engagement de ce genre est une chose tout à fait exceptionnelle chez nous. Au surplus, j’ignore à quel titre et pour quel motif vous formulez une requête aussi exorbitante.
  
  - Mes titres et mes motifs sont très valables, rétorqua l’Allemand, imperturbable. J’occupe des fonctions importantes au sein des Services de Renseignement de la République Démocratique Allemande, et je viens d’être placé à la tête d’une section qui va se consacrer entièrement à la lutte contre la Geheime Légion. Je sais que Paris a ouvert une enquête à ce sujet et que le S.D.E.C.E. a adressé des demandes d’informations dans diverses directions...
  
  - En effet, reconnut Francis.
  
  - Cette affaire est infiniment plus grave qu’on ne le soupçonne à Paris, Herr Coplan. Les terroristes de la G.L. ont déjà plus de trente assassinats à leur actif. Mais ces crimes politiques ne sont malgré tout qu’un aspect secondaire de la question. L’action politique de cette organisation est beaucoup plus redoutable. Sans forcer la vérité, je peux vous dire que, dans la conjoncture actuelle, la Geheime Légion constitue une menace mondiale.
  
  Coplan fit une moue dubitative.
  
  - Je veux bien vous croire, Herr Doktor, mais j’avoue que vos propos me paraissent un peu exagérés.
  
  - Écoutez, j’ai d’autres contacts à prendre ici et je ne peux pas vous faire un exposé complet de la situation. Si vous êtes d’accord, nous procéderons en deux étapes. Premièrement, je vous expliquerai le problème en détail et vous contacterez vos supérieurs pour les mettre au courant. Deuxièmement, vous me donnerez la réponse du gouvernement français. Ensuite, si le principe de la collaboration est admis, nous formerons un comité qui prendra les décisions concrètes.
  
  - D’accord. Quand puis-je vous revoir pour reprendre cette conversation ?
  
  - Je vous ferai signe. Vous êtes à l’hôtel Europa, n’est-ce pas ?
  
  - Oui.
  
  - Sous quel nom ?
  
  - Sous mon véritable nom, dit Francis en souriant.
  
  - Combien de temps comptez-vous rester à Vienne ?
  
  - Le temps qu’il faudra.
  
  - Parfait. Vous aurez de mes nouvelles demain ou après-demain.
  
  Il tendit sa main poilue :
  
  - J’espère que nous pourrons faire du bon travail ensemble, Monsieur Coplan... Inutile de vous rappeler que la plus absolue discrétion s’impose en ce qui concerne les motifs réels de votre séjour à Vienne. Les gens curieux abondent dans cette ville, je ne vous apprends rien.
  
  - N’ayez crainte, Herr Doktor, je ne suis ni bavard ni imprudent.
  
  - Je le sais. Mais vous êtes parfois un peu... téméraire, nein ? C’est du moins ce que l’ON m’a indiqué à votre sujet.
  
  - Pure médisance, assura Francis, égayé.
  
  - Je ne critique pas les gens téméraires, précisa l’Allemand, sentencieux. Mais je me méfie du tempérament français : généreux, intrépide et inventif mais léger... Ach : Soyez vigilant, Herr Coplan... Nous nous reverrons très bientôt.
  
  A première vue, l’expression de ce colosse germanique pouvait paraître pesante, sans finesse, vaguement niaise pour tout dire. Mais cela provenait de la forme bizarre de ses yeux ronds et de la couleur grisâtre de ses prunelles. En réalité, quand on le regardait plus attentivement, on se rendait vite compte que derrière ce masque indéfinissable se cachait un esprit pénétrant, agile et puissant.
  
  Coplan quitta le petit salon, alla cueillir une coupe de champagne au buffet, essaya de retrouver Mizard dans la cohue.
  
  - Votre ami se trouve là-bas, près de la troisième fenêtre, lui chuchota, en français, une voix féminine empreinte de gentillesse et de suavité.
  
  - Tiens, comme on se retrouve ! s’exclama Francis.
  
  C’était la ravissante blonde aux yeux bleus dont il avait ostensiblement admiré la ligne et les jambes.
  
  Elle soupira :
  
  - Quelle chaleur, n’est-ce pas ? C’est criminel d’organiser des trucs de ce genre par un temps pareil !
  
  - Et si je vous prenais au mot ? C’est une soirée qu’il faut déguster à deux, dans la fraîcheur ombreuse d’un parc... Si vous êtes de mon avis, je vous enlève...
  
  Elle protesta en riant :
  
  - Mais je travaille, moi ! Je suis en service commandé ici.
  
  - A quelle heure êtes-vous libre ?
  
  - Je ne suis jamais libre, monsieur le Français. Et, de plus, j’ai horreur des promenades dans les parcs !
  
  Baissant la voix, elle reprit :
  
  - Je crois que vous feriez mieux de ne pas déranger votre ami en ce moment. Il a retrouvé une des secrétaires de la Bundes-Sektion Industrie qu’il connaissait de vue... et ils ont l’air de bien s’entendre.
  
  - Il a plus de chance que moi, constata Francis.
  
  La blonde lui lança un rapide regard en coin tout en s’éloignant vers un groupe de Canadiens qui réclamaient discrètement son aide.
  
  
  
  
  
  Coplan et Mizard s’éclipsèrent avant la fin du cocktail. La nuit était tombée, une merveilleuse nuit d’été, tiède et légère.
  
  Sans se consulter, ils prirent, à pied, la direction du Volksgarten.
  
  Mizard s’enquit :
  
  - Alors ? J’espère que ça valait le dérangement ?
  
  Coplan hocha la tête d’un air dubitatif.
  
  - A première vue, oui, mais je suis un peu sceptique malgré tout. J’ai l’impression que le Vieux ne marchera pas quand il saura de quoi il retourne... Tu as vu le malabar avec lequel je suis resté dans le petit salon ?
  
  - Le Herr Doktor avec sa tête en bille de billard et ses yeux de mérou ?
  
  - Oui. Tu ne devineras jamais ce qu’il m’a demandé en guise de préliminaires.
  
  - Aucune idée.
  
  - La collaboration franche et complète de tous les services spéciaux français !
  
  - Rien que ça ! Et à quel titre ?
  
  - Il m’a déclaré qu’il occupait de hautes fonctions dans les services secrets de l’Allemagne communiste et qu’il venait de prendre la direction d’une section spéciale formée tout exprès pour lutter contre la Geheime Légion. Selon lui, l’action de cette organisation clandestine est une menace très grave, une menace mondiale. Incidemment, il m’a révélé que ces terroristes avaient déjà plus de trente assassinats politiques à leur actif.
  
  - Diable ! Mais comment envisage-t-il cette collaboration avec nous ?
  
  - Il s’est montré assez évasif sur ce point-là et je n’ai pas très bien saisi sa pensée. Il a parlé d’un comité qui serait chargé de prendre les décisions concrètes.
  
  - Tu l’as interrogé au sujet de ta désignation nominative ?
  
  - Non, je n’ai pas eu le temps. Il m’a dit qu’il avait encore pas mal de gens à voir au cours du cocktail et il m’a poliment congédié.
  
  - Tu dois le revoir ?
  
  - Oui, demain ou après-demain.
  
  - Où ?
  
  - Je n’en sais rien. Il a promis de me faire signe à mon hôtel.
  
  - Et le professeur Kreits ?
  
  - Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler, je ne l’ai plus revu. Son rôle dans cette histoire m’intrigue d’ailleurs. De toute évidence, il a profité de ce cocktail pour combiner les contacts que le Dr Brücker désirait avoir à Vienne. La formule est courante, mais elle éclaire d’un jour nouveau l’énigmatique personnage.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Si Kreits entretient des rapports d’amitié avec une grosse légume des services secrets de l’Allemagne de l’Est, c’est qu’il occupe une position assez particulière.
  
  - Comme disent les Mandingues, c’est un finanké, plaisanta Mizard.
  
  - Qu’est-ce que tu racontes ? fit Coplan, les sourcils arqués.
  
  - Quand je travaillais en Sénégambie, c’était commode : on savait toujours à quoi s’en tenir au sujet des notables noirs. Ces tribus mandingues ont des castes bien définies : les cordonniers, les forgerons, les sorciers, etc... La caste des finankés est réservée aux flics, aux collecteurs d’impôt et aux espions.
  
  - En effet, c’est commode, opina Francis.
  
  - Pour en revenir à Kreits, je ne crois pas qu’il fasse vraiment partie de la corporation. A mon avis, c’est un de ces grands commis de l’État auxquels le gouvernement confie toutes sortes de besognes délicates, y compris les missions les plus confidentielles. Ces gars-là sont tellement près du pouvoir qu’ils sont forcément dans le secret des dieux. Mais tu penses bien que si Kreits était à la tête d’un service spécial, il ne travaillerait pas à visage découvert comme il vient de le faire pour goupiller ta conversation avec le Doktor Brücker.
  
  - Exact, approuva Coplan.
  
  Ils firent quelques pas en silence, puis Mizard reprit :
  
  - Toutes proportions gardées, Kreits est un peu dans la même situation que moi... Ici, à Vienne, les gens bien informés savent que je suis en cheville avec le S.R. français. Dans toutes les capitales du monde, il y a des gars qui jouent ce rôle... Naturellement, on se garde bien de leur confier des missions vraiment importantes. Kreits s’est adressé à moi pour transmettre son message au Vieux, mais personne n’a pensé que je pourrais éventuellement m’occuper de cette affaire de la Geheime Légion...
  
  Coplan fut surpris par la pointe de rancœur qui avait percé dans la voix de son camarade. Il questionna :
  
  - Pour quel motif as-tu été envoyé ici ? Tu étais spécialisé dans les problèmes africains, si j’ai bonne mémoire ?
  
  - J’ai essuyé un sacré coup dur au Congo belge, il y a de cela un an. Le Vieux a estimé utile de me mettre sur une voie de garage.
  
  - Tu le regrettes ?
  
  - Oui et non... Je me plais à Vienne, je te l’ai dit, mais l’action réelle était mieux dans mes cordes.
  
  - Te tracasse pas, ton heure reviendra. La roue tourne, tu le sais bien. Au lieu de te morfondre, profite de ton séjour ici... A propos, tu me paraissais en très bons termes avec la délicieuse petite hôtesse en robe jaune.
  
  - Parlons-en ! ricana Mizard, caustique. Je travaillais pour toi, si tu veux le savoir. J’avais aperçu cette sauterelle à deux ou trois reprises au ministère de l’Industrie et je l’ai interrogée au sujet de la blonde qui nous a envoyés dans le petit salon.
  
  - Bravo ! Tu ne perds pas le nord. Et alors ?
  
  - Je n’ai pas appris grand-chose, en fait. Tout ce que je sais, c’est qu’elle s’appelle Sylvia Rommer et qu’elle travaille dans un bureau de public-relations qui dépend de l’Office fédéral des Industries autrichiennes. Ce qu’elle y fait exactement, mystère... Il y a deux ou trois ans, les exportateurs viennois ont lancé un slogan que tu dois connaître : " Pour vendre plus, l’Autriche doit se faire mieux connaître ". La blonde s’occupe de cette propagande commerciale... Paraît qu’elle dispose d’une certaine autonomie et qu’elle se déplace beaucoup.
  
  Coplan réfléchit un moment, puis :
  
  - J’ai dû me tromper sur les intentions de cette donzelle... J’étais persuadé qu’elle voulait m’accrocher, mais quand je lui ai proposé une sortie, elle m’a envoyé sur les roses.
  
  - Tiens ! s’exclama Mizard, ironique. Cela m’étonne...
  
  - Cela m’arrive souvent, avoua Francis. Du moment qu’une femme manifeste un certain intérêt à mon égard, il s’agit presque toujours d’un stratagème professionnel. Ou bien ces femmes sont chargées de me contacter, ou bien elles essaient de me rouler, mais dans un but bien précis.
  
  Il y eut un très long silence. Ils déambulaient dans les allées désertes du Volksgarten, les mains dans les poches, décontractés, pensifs, savourant la paix de cette magnifique nuit de juin.
  
  Finalement, c’est Mizard qui rompit le silence.
  
  - Et maintenant ? s’enquit-il. Au point de vue pratique ?
  
  - Sauf événement imprévu, ton rôle est terminé, dit Coplan. J’attends que le gros Doktor Brücker me fasse signe. Ensuite, j’aviserai...
  
  - Si tu as besoin de moi pour transmettre des trucs au Vieux, tu sais où me trouver.
  
  - Bien entendu, mais c’est peu probable... Comme tu le soulignais il y a un instant, ton étiquette est un peu voyante pour un endroit comme celui-ci et je suis sans doute déjà classé pour les gens de mon hôtel. Or, si j’en crois Brücker, l’affaire dont je vais m’occuper serait plutôt du genre explosif. Il est donc préférable que tu te tiennes au large.
  
  - O.K... Nous retournons à la voiture ?
  
  - Je te remercie, je rentre à pied, répondit Coplan. Au revoir, mon vieux. A la prochaine rencontre.
  
  Les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent. Coplan alluma une Gitane et, songeur, partit en direction du Burgring.
  
  
  
  
  
  Coplan s’était levé de bonne heure. Après avoir pris le petit déjeuner dans sa chambre et fait sa toilette, il avait téléphoné à la réception pour demander qu’on lui apporte les journaux du matin et il s’était plongé dans la lecture des quotidiens.
  
  Un peu après dix heures, alors qu’il venait d’écouter le bulletin d’informations diffusé par la radio - car il y avait un poste dans la chambre - le téléphone sonna.
  
  - Il y a une personne avec un message pour vous, monsieur Coplan, annonça la préposée. La personne attend une réponse.
  
  - Parfait. Je descends.
  
  En sortant de l’ascenseur et en débouchant dans le petit hall d’entrée, Coplan éprouva un choc. Debout près du comptoir de la réception, le visage à la fois hautain, absent et réservé mais polarisant tous les regards, il y avait la superbe blonde du cocktail, Sylvia Rommer !
  
  Elle avait changé de tenue. A la place de la petite robe classique de la veille, elle portait une robe plus à la mode, plus audacieuse, une sorte de nuisette en léger voile couleur crème, sans une pince, sans un pli, très courte, dépouillée comme une tunique grecque, mais qui proclamait avec une indécence vertigineuse la beauté des trésors de chair qu’elle recouvrait. Vêtue de la sorte, ce n’était plus une femme, mais un fruit voluptueux qui vous mettait l’eau à la bouche.
  
  Coplan s’avança vers elle en s’efforçant de dissimuler l’effet que ce spectacle produisait sur lui.
  
  Sylvia s’enquit sur un ton froid et distant, comme si elle voyait ce quidam pour la toute première fois de sa vie :
  
  - Vous êtes monsieur Coplan ?
  
  - Oui, apparemment.
  
  Elle lui tendit une enveloppe non cachetée, murmura :
  
  - Il y a une réponse à me donner.
  
  Coplan ouvrit le pli et en retira un demi-feuillet plié en quatre, sur lequel était écrit à la machine :
  
  « La personne porteuse de ce message est chargée de vous conduire jusqu’à moi. En cas d’empêchement momentané, arrangez-vous avec elle pour un autre rendez-vous. Brücker. P.-S. Prière de me rapporter le présent billet. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Coplan remit le billet dans l’enveloppe et glissa celle-ci dans sa poche.
  
  - Je suis à votre disposition, dit-il à la blonde. Le temps de déposer la clé de ma chambre sur le comptoir et je vous accompagne.
  
  - Vous êtes libre immédiatement ? fit la jeune femme, un peu surprise.
  
  - Oui, tout à fait libre, confirma Francis.
  
  - Eh bien, parfait, acquiesça la blonde. Ça simplifie le problème. Venez...
  
  Coplan alla poser sa clé à la réception et rejoignit Sylvia Rommer qui se dirigeait vers la sortie.
  
  Un soleil éblouissant inondait la place du Neuer Markt où les pigeons de la fontaine Donner paraissaient engourdis par la chaleur. De l’autre côté de l’esplanade, des touristes courageux faisaient déjà la queue à l’entrée de l’église des Franciscains pour entrer dans la crypte et contempler les tombeaux des Habsbourg.
  
  Sylvia annonça :
  
  - Nous allons prendre un taxi... Quel temps magnifique, n’est-ce pas ?
  
  - Sensationnel. Mais, dites-moi, sommes-nous tellement pressés ? Nous pourrions peut-être marcher un peu ? Où devez-vous me conduire ?
  
  - Chez le Dr Brücker.
  
  - Oui, je m’en doute. Mais où ?
  
  — Vous connaissez Vienne ?
  
  Pour éviter des questions oiseuses et se simplifier la vie, Francis préféra mentir :
  
  - Non. Je connais Innsbruck et Salzbourg mais je n’ai jamais eu l’occasion de pousser jusqu’à Vienne.
  
  - Dans ce cas, vous ne serez guère avancé si je vous indique l’endroit où le docteur vous attend.
  
  - Je voulais seulement savoir si c’était loin d’ici.
  
  - Une petite demi-heure à pied. Mais il fait trop chaud pour marcher en ville. Avec le taxi, il y en a pour cinq minutes.
  
  - Allons-y à pied, décida-t-il sur un ton résolu.
  
  Elle se contenta de sourire :
  
  - Si vous y tenez...
  
  Ils prirent une petite rue et ils débouchèrent dans la Kärntnerstrasse, pleine de monde comme d’habitude. Toute l’animation de Vienne semble se concentrer dans cette belle artère qui va de l’Opéra à la cathédrale et qui n’est qu’une succession de boutiques élégantes, de banques et de grands magasins.
  
  Coplan murmura :
  
  - Le Dr Brücker ne pouvait pas me faire de plus grand plaisir que de vous choisir comme intermédiaire entre lui et moi.
  
  - Quand je vous ai adressé la parole, hier, je me suis tout de suite rendu compte que vous étiez un grand sentimental, émit-elle, ironique.
  
  - Que voulez-vous, soupira-t-il, les jolies filles, c’est mon point faible. Je suis sûr que le Dr Brücker connaît ce détail et que ce n’est pas par hasard qu’il vous a chargée de me contacter. Il a l’air de savoir tant de choses, ce bon docteur.
  
  - Cela vous surprend ?
  
  - Passablement.
  
  - C’est son métier, de savoir beaucoup de choses.
  
  - Et le vôtre ?
  
  Cette question directe, amenée par un enchaînement si naturel, fit sourire Sylvia Rommer.
  
  - Je ne suis qu’une modeste fonctionnaire du gouvernement, répondit-elle. Je suis attachée au service des Relations publiques de l’Office fédéral des Exportateurs autrichiens.
  
  - Je suis moi-même fonctionnaire, révéla-t-il. Par conséquent, nous sommes collègues.
  
  Elle lui lança un rapide coup d’œil en biais et confirma d’une voix égale :
  
  - Vous avez dit le mot : je suis votre collègue.
  
  - Entre gens de la même profession, il y a toujours un terrain d’entente, une sorte de connivence, vous ne trouvez pas ?
  
  - Sans aucun doute. Les gens qui ont les mêmes préoccupations professionnelles se comprennent facilement.
  
  - Quel est le rôle du professeur Bruno Kreits dans cette affaire ?
  
  - Purement occasionnel... C’est notre ministère des Affaires étrangères qui a demandé au professeur Kreits d’inviter quelques personnalités étrangères à l’occasion du cocktail offert aux industriels canadiens.
  
  - Kreits n’est pas personnellement intéressé par les problèmes dont s’occupe le Dr Brücker ?
  
  - Pas à ma connaissance.
  
  - Et vous, de qui dépendez-vous ?
  
  - De l’administration.
  
  - Évidemment, acquiesça Francis en souriant.
  
  Ils étaient arrivés à l’Opéra et ils prirent le passage souterrain.
  
  Revenus à la surface, de l’autre côté de l’Opern-Ring, ils longèrent le boulevard. Coplan reprit :
  
  - Hier, quand le professeur Kreits m’a présenté son ami Brücker, il m’a cité le titre officiel de ce dernier, mais je n’ai pas très bien saisi de quoi il s’agissait. Quelque chose comme : inspecteur de l’Askavé de Leipzig ?...
  
  - A... Z... K... W..., épela Sylvia. Ce sont les initiales de l’Office de douane et de transit du gouvernement de l’Allemagne de l’Est : Amt für Zoll und Kontrolle des Warenverkehrs.
  
  - Ah bon, il s’occupe aussi d’exportations, comme Kreits ?
  
  - Vous savez, chuchota la blonde, le Dr Brücker n’a sans doute jamais mis les pieds à l’A.Z.K.W. Il pourrait tout aussi bien porter le titre de chef du corps des pompiers de Leipzig ! Mais comme il faut obligatoirement indiquer une profession sur le passeport et comme il voyage avec un passeport de chargé de mission, il a sans doute mis n’importe quoi. Il est inspecteur de l'A.Z.K.W. comme vous êtes agent technique, en somme.
  
  - Et vous dans les Relations publiques, enchaîna Francis, imperturbable.
  
  Ils avaient tourné dans la Babenbergerstrasse.
  
  Après un silence, Sylvia s’enquit :
  
  - Plus de questions à me poser, monsieur Coplan ? Nous allons bientôt arriver...
  
  - Pourriez-vous me dire pour quelle raison précise le Dr Brücker désirait me rencontrer, mol, personnellement ?
  
  - Il vous le dira lui-même et vous verrez de vos propres yeux les motifs qui ont dicté son choix... Rien d’autre ?
  
  Coplan réfléchit un moment, puis :
  
  - Je ne vois rien d’autre pour le moment, sinon que j’aimerais vous revoir après mon entrevue avec Brücker. Peut-être pourrions-nous dîner ensemble, ce soir ? Pour les touristes qui séjournent seuls dans une ville étrangère, les soirées sont mortelles.
  
  - Je vais essayer de me libérer, mais Je ne vous promets rien.
  
  - Vous ne... Vous avez des obligations ?
  
  - Oui, des obligations de famille, mais je vais voir si je peux m’arranger.
  
  - Vous me ferez signe à mon hôtel ?
  
  - Je crois que nous nous reverrons avant ce soir... C’est dans cette rue-ci que le Dr Brücker a installé son Q.G. provisoire. Gravez cette adresse dans votre mémoire : Siebensterngasse 137, au premier étage. Ce sont des bureaux qui dépendent du ministère de l’Industrie mais qui doivent changer d’affectation et qui ne sont pas utilisés actuellement.
  
  
  
  
  
  Le premier étage de ce vieil immeuble comportait une demi-douzaine de bureaux désaffectés, déserts, tristes et sales. Les employés qui avaient quitté ces lieux pour aller s’installer ailleurs ne s’étaient même pas donné la peine de faire un peu de ménage. Seuls étaient restés les meubles : des tables de bois, des chaises, quelques classeurs vides et quelques armoires délabrées. Des chromos qui représentaient l’une ou l’autre célèbre station de ski autrichienne étaient demeurés punaisés aux murs ; leurs couleurs passées soulignaient l’aspect abandonné des locaux.
  
  Le Dr Brücker avait pris possession de la pièce qu’avait occupée naguère un chef de bureau : une grande pièce carrée dont les deux fenêtres donnaient sur la rue.
  
  C’est là qu’il reçut Coplan, seul, la jolie Sylvia s’étant discrètement éclipsée.
  
  - Je suis heureux que vous ayez pu venir tout de suite, dit Brücker, cela nous fera gagner du temps.
  
  Il montra une chaise :
  
  - Prenez place. Je m’excuse de l’inconfort, mais j’ai dû me contenter de ce qu’on m’offrait.
  
  Il s’installa derrière un vieux bureau à volet, se baissa pour prendre la volumineuse serviette de cuir noir qu’il avait posée à même le plancher, au pied du meuble.
  
  - Je vais essayer d’être aussi bref que possible, commença-t-il en retirant quelques dossiers de sa serviette. Mais, avant tout, je vais répondre à la question que vous vous posez très certainement, je veux parler de la mention de votre nom dans le message que nous avons envoyé à Paris. Je sais que c’est contraire aux usages, mais nous avons pensé qu’il serait utile de réunir, dans notre comité, des spécialistes qui ont été mêlés directement aux agissements de la Geheime Légion. A notre connaissance, vous êtes le seul agent français à être dans ce cas : vous étiez à Punta del Este quand Antoine Koniatis et sa maîtresse ont été assassinés dans la villa Flor del Potrero par Wolfgang Munzer et deux de ses acolytes. Grâce aux bonnes relations que nous entretenons avec l’Uruguay, nous avons pu nous procurer quelques informations de première main concernant cette affaire. Vous verrez ce dossier tout à l’heure et vous constaterez que vous y figurez en bonne place. Voilà pour satisfaire votre curiosité bien légitime. Voyons à présent le...
  
  - Vous permettez, intervint Francis, ma curiosité n’est pas tout à fait satisfaite. Avant d’aborder les lignes essentielles de l’affaire pour laquelle je suis ici, je voudrais encore vous poser deux questions. Primo, pourquoi nos demandes sont-elles restées sans réponse pendant plus de quatre mois ? Votre intérêt pour la Geheime Légion serait-il tout récent ?
  
  - Non, il y a déjà plusieurs mois que nous avons commencé à rassembler des renseignements au sujet de cette organisation clandestine. Mais, en réalité, nous manquions de données précises et nous pensions qu’il s’agissait d’un problème intérieur, je veux dire d’un problème exclusivement allemand. A certains moments, nous avons même cru que ce mouvement n’était qu’une riposte à la Rose Blanche (Fondée durant la Seconde Guerre mondiale, l’organisation secrète de la Rose Blanche avait pour but la lutte contre le nazisme. Elle s’est reconstituée en 1966, lors des succès électoraux des néo-nazis)... Bref, il nous paraissait préférable de garder le secret là-dessus. En outre, nous n’avons obtenu que tout dernièrement des informations de source américaine qui nous ont permis de mieux saisir le problème. Le F.B.I. et la C.I.A. se sont penchés sur les opérations terroristes de la Geheime Légion il y a environ deux ans, mais ils font le black-out sur tous les renseignements qu’ils ont pu récolter. Ce que nous avons pu apprendre, nous l’avons appris par des voies... euh... détournées, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  - Étrange attitude de la part des Américains, vous ne trouvez pas ?
  
  - Oui et non... Washington est certes adversaire du terrorisme politique, personne ne le conteste. Néanmoins, quand il s’agit d’individus qui luttent contre le communisme, la position des services secrets américains est moins rigide. C’est regrettable, mais c’est facile à comprendre. Et je vous signale à ce propos que nous avons même décidé de mener notre action à l’insu des services de Washington.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Pour éviter des fuites et des complications.
  
  - Mais en agissant de la sorte, nous nous privons d’un allié précieux, fit remarquer Coplan.
  
  - De toute façon, ce point sera discuté lors de la première réunion plénière de notre comité, indiqua Brücker. Certains de nos confrères sont favorables à une collaboration avec les États-Unis, d’autres sont opposés à cette idée. Nous étudierons la question et nous prendrons une décision... Vous aviez autre chose à me demander ?
  
  - Oui, dit Coplan en dévisageant son interlocuteur, je voudrais savoir qui est à l’origine de ce projet de comité. J’ai observé que vous ne parliez pas en votre nom personnel, que vous utilisiez systématiquement le pronom NOUS...
  
  - Ah, voilà, murmura Brücker en se levant, j’allais aborder cet aspect de l’affaire. Vous connaissez ma position et vous ne serez pas surpris d’apprendre que je ne représente pas uniquement mon gouvernement, c’est-à-dire le gouvernement de la République Allemande de l’Est. Je suis aussi, dans une certaine mesure, le porte-parole des autorités de l’U.R.S.S...
  
  Il fit quelques pas dans la pièce tranquille, l’air grave et préoccupé.
  
  Coplan, pesant ses mots, articula :
  
  - Qu’entendez-vous exactement par dans une certaine mesure, docteur Brücker ?
  
  L’Allemand, qui avait remplacé son costume sombre de la veille par un complet d’été en fil-à-fil gris clair, vint se poster devant la chaise sur laquelle était assis Coplan, gonfla son buste comme pour donner le maximum d’ampleur à sa stature de colosse.
  
  - Je n’ignore pas que nous avons la réputation, nous autres Allemands de l’Est, d’être les domestiques de Moscou, prononça-t-il d’une voix âpre. Ne protestez pas, je suis au courant et je n’ai pas l’intention d’entamer une polémique là-dessus. Tout ce que je peux vous dire, c’est que mon gouvernement ne s’est pas rallié par obéissance mais par conviction sincère à la proposition des services de sécurité de Moscou. A bien des égards, nous avons plus de raisons que l’U.R.S.S. pour lutter contre les fanatiques de la Geheime Légion. Aux yeux des Russes, ce n’est là qu’un problème politique parmi d’autres. Pour nous, c’est vital.
  
  Il retourna derrière le vieux bureau.
  
  - Voyez-vous, Herr Coplan, reprit-il, les événements de ces vingt dernières années ont changé beaucoup de choses. Actuellement, les grands esprits politiques du monde entier sont d’accord sur le point suivant : la paix mondiale dépend de la solution qui sera donnée au problème allemand. Les deux grandes puissances qui gouvernent notre planète peuvent s’affronter en divers points du globe sans qu’un conflit généralisé éclate de leur rivalité ; cela, nous le constatons depuis plus de dix ans. Mais si cet affrontement devait se produire un jour en Allemagne, ce serait la guerre, la guerre à outrance ; pour le prestige, pour l’hégémonie, pour la légitime défense, peu importe, mais ce serait le cataclysme universel.
  
  Il marqua un temps, puis :
  
  - Il n’y a qu’une seule Allemagne, tout le monde en convient, mais il y a deux régimes politiques allemands. Et ces deux régimes s’opposent à l’intérieur d’une même communauté. C’est cela notre drame, évidemment... Au sein d’une même communauté de race, de langue et de tempérament, deux conceptions politiques sont en compétition.
  
  Il haussa faiblement ses énormes épaules.
  
  - Cet obstacle est-il infranchissable ? Ce problème est-il vraiment insoluble ? Nous ne le croyons pas. Nous croyons, au contraire, qu’il faudrait bien peu de chose pour instaurer un nouvel équilibre qui atténuerait la tension internationale et cimenterait progressivement la paix dans le monde occidental.
  
  De nouveau, il regarda Coplan bien en face.
  
  - L’Histoire nous montre que rien n’est impossible aux hommes qui sont de bonne foi, qui sont lucides, qui ont un minimum de bon sens et un maximum de courage... Les deux Allemagnes doivent admettre leurs différences et s’accepter mutuellement telles qu’elles sont. Voilà la clé du problème.
  
  Sa voix se teinta d’une certaine bonhomie.
  
  - En vérité, ce mouvement de rapprochement est en bonne voie et la plupart des nations d’Occident y sont favorables. Notamment la France, n’est-ce pas ?
  
  - Exact, approuva Francis, laconique.
  
  - Vous comprenez alors pourquoi les agissements de la Geheime Légion sont néfastes, poursuivit Brücker. Leur action n’a qu’un but : empêcher l’évolution heureuse qui se manifeste de part et d’autre du Rideau de Fer, évolution qui doit amener les deux Allemagnes à s’entendre, à s’accepter, à se réconcilier dans le respect de leurs options politiques respectives. Plus que jamais, dans la conjoncture présente, nous avons le droit, que dis-je, nous avons le devoir d’anéantir ces saboteurs de la paix, ces criminels aveugles... Nous devons les anéantir sans pitié, avec une volonté inébranlable et par tous les moyens. Je pense que la France est d’accord sur ce point ?
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite. Il baissa la tête, tira lentement son paquet de cigarettes de sa poche, alluma une Gitane. Puis, relevant les yeux vers son interlocuteur, il prononça dans un nuage de fumée :
  
  - Si vous le permettez, docteur Brücker, nous laisserons de côté l’aspect politique de cette affaire. Ce n’est certainement pas pour des motifs idéologiques que la France entend combattre l’action de la Geheime Légion.
  
  Brücker voulut intervenir, mais Francis l’arrêta du geste.
  
  - Attendez, laissez-moi finir !... Les circonstances vous offrent l’occasion d’orchestrer une opération de grande envergure contre vos adversaires et vous en profitez, c’est tout à fait normal. Mais enfin, il est bon que vous sachiez que vos partenaires ont un point de vue différent. Si la France se joint à votre comité pour démanteler le réseau de la Geheime Légion, elle le fait dans le but d’éliminer une source de discorde. Car c’est le reproche majeur que nous faisons à ces fanatiques : en recourant systématiquement au crime, ils entretiennent en Europe un climat de guerre froide, climat qui peut engendrer des catastrophes effroyables... C’est donc sur ce plan-là, et rien que sur ce plan-là, que nous avons, nous Français, un compte à régler avec les tueurs de la G.L.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Sur le moment même, l’Allemand parut un peu contrarié par la mise au point que Coplan venait de faire sur un ton si net et si résolu. Néanmoins, il surmonta sa déception et il se montra conciliant.
  
  - En définitive, dit-il, ce ne sont pas les mobiles de chacun d’entre nous qui sont importants. Ce qui compte, c’est la volonté de coopérer pour mener une action efficace, décisive.
  
  Il arbora ce sourire figé qui paraissait bien être le maximum de ce qu’il pouvait faire pour être aimable, et il ajouta :
  
  - Ce ne serait pas la peine de lutter contre des fanatiques si nous ne manifestions pas nous-mêmes l’esprit de tolérance qui permet la coexistence pacifique...
  
  - Évidemment, opina Francis.
  
  - Pour en venir aux questions pratiques, voici le programme que nous avons établi. Mlle Rommer va vous conduire dans un bureau voisin où vous pourrez consulter les dossiers que nous avons constitués. Vous pourrez étudier ces documents aussi longuement que vous le désirez, mais, pour des motifs de sécurité, nous vous demandons de ne pas en emporter, de ne pas en photographier. Et si vous estimez devoir prendre des notes, limitez-vous au strict nécessaire... Notre meilleure chance de réussite, c’est le secret le plus absolu, vous le savez tout aussi bien que moi.
  
  Coplan hocha la tête en signe d’acquiescement. Puis, d’une voix posée, il questionna :
  
  - Quel est le délai prévu dans votre programme pour la réponse définitive des autorités françaises ?
  
  - Deux ou trois jours.
  
  - Parfait... Une dernière question : quels sont les autres pays auxquels vous avez proposé d’entrer dans cette coalition ?
  
  - Nous avons contacté les six gouvernements qui ont été visés par les membres de la Geheime Légion, à savoir : la Yougoslavie, l’U.R.S.S., l’Italie, la France et les deux Allemagnes. Nous avons déjà quatre adhésions fermes : l’Italie, les deux Allemagnes et l’U.R.S.S... L’émissaire du gouvernement yougoslave doit arriver à Vienne aujourd’hui même, dans la soirée.
  
  Coplan se leva.
  
  - Vous avez fait un dosage équitable, constata-t-il. Trois pays communistes et trois pays non communistes, cela me paraît judicieux.
  
  - A vrai dire, ce sont nos adversaires qui ont fait ce dosage, rectifia Brücker. Si d’autres éléments nous parviennent par la suite, nous ne manquerons pas de compléter notre comité.
  
  - Eh bien, voyons donc ces dossiers, conclut Coplan.
  
  - Un instant, je vais appeler Sylvia Rommer.
  
  
  
  
  
  Sylvia Rommer avait conduit Coplan dans une petite pièce rectangulaire située du côté postérieur de l’immeuble.
  
  - Installez-vous à cette table, dit-elle. Vous avez une provision de papier dans le tiroir et plusieurs stylo-billes. Les dossiers se trouvent dans cette armoire métallique. Comme vous le verrez, ils sont classés dans l’ordre chronologique. Si vous avez besoin d’un renseignement, je suis là pour vous le donner.
  
  - Car vous allez me tenir compagnie ?
  
  - Oui, et j’espère que vous ne m’en voudrez pas ? Je suis chargée de surveiller les dossiers, cela fait partie de mes attributions.
  
  Elle ouvrit l’armoire métallique, désigna les chemises cartonnées rangées dans le meuble.
  
  - Tous les documents ne sont pas confidentiels, expliqua-t-elle, mais leur provenance pourrait soulever des problèmes épineux. D’une manière générale, il est préférable de ne pas divulguer les sources de ces archives... Tenez, voici le dossier qui vous concerne principalement : l’affaire Koniatis.
  
  Elle prit une des chemises, la déposa sur la table à laquelle Francis venait de s’asseoir.
  
  Au lieu d’ouvrir le dossier, Coplan considéra la blonde d’un œil rêveur.
  
  - Au fond, s’enquit-il négligemment, quel est le rôle de votre pays dans cette histoire ? Brücker n’a pas cité le nom de l’Autriche.
  
  - Nous sommes neutres, répondit-elle. Du moins, sur le plan de l’action concrète.
  
  Elle alla s’asseoir à une table voisine, sortit un roman policier de son sac, alluma une cigarette.
  
  Voyant que Francis continuait à l’observer, elle murmura :
  
  - Notre gouvernement a offert l’hospitalité au comité international que Brücker veut former pour lutter contre la Geheime Légion parce que ce comité entreprend une action favorable à la paix. C’est conforme à notre statut de neutralité.
  
  - Et c’est vous qui représentez votre pays ?
  
  Elle se mit à rire.
  
  - Non, je ne suis qu’un agent subalterne, je vous l’ai déjà dit. C’est mon patron qui représente le gouvernement fédéral.
  
  - L’Autriche est-elle juge, arbitre ou observateur dans l’affaire ?
  
  - Officiellement, notre rôle se borne à vous accorder l’hospitalité. Mais, entre nous, je ne vous cache pas que la destruction des réseaux de la G.L. nous ferait immensément plaisir. Nous en avons par-dessus la tête, nous autres Autrichiens, de ces règlements de compte entre Allemands de l’Est et Allemands de l’Ouest, entre nazis et antinazis.
  
  - Tout le monde en a par-dessus la tête, mais il y a des blessures qui sont longues à guérir... Soixante-dix millions d’individus traumatisés, ça ne se normalise pas en deux coups de cuiller à pot, croyez-moi !
  
  - On s’en aperçoit, en effet. Et même chez nous.
  
  - C’est fatal.
  
  - Quand j’étais adolescente, je me figurais que ma génération retrouverait tout naturellement une vie normale, mais je me trompais. C’est encore pire maintenant qu’au lendemain de la guerre ! Au lieu d’une génération de malades, il y en a deux et même trois. Nous vivons vraiment dans l’univers de la mauvaise conscience.
  
  - C’est une maladie collective.
  
  - Non, fit-elle en secouant ses cheveux blonds, ce n’est même pas cela. Sur le plan collectif, les choses ont l’air de s’arranger. C’est sur le plan individuel que c’est terrible. Chaque Allemand, chaque Autrichien cache un conflit dans le secret de son cœur : nos parents essaient de se persuader qu’ils n’ont pas été nazis, qu’ils ne sont pas responsables de ce qui s’est passé. Et nous, les jeunes, nous essayons de ne pas les mépriser ou de ne pas leur reprocher d’être des vaincus. Pour finir, on ne sait plus où on en est. Qui a raison, qui a tort ? Sous le vernis de la prospérité matérielle, tout le monde patauge dans un marécage ignoble, affreux...
  
  Elle soupira, secoua d’un air désabusé la cendre de sa cigarette.
  
  - Je vous fais perdre votre temps, dit-elle. Plongez-vous dans vos dossiers, moi je me replonge dans mon bouquin.
  
  Il eut un sourire.
  
  - Vous savez, chère Sylvia, je crois que j’en apprends plus sur la Geheime Legion en bavardant avec vous qu’en étudiant ces archives.
  
  - Peut-être, admit-elle, mais vous êtes ici pour examiner ces documents.
  
  - Je ne l’oublie pas, soyez sans crainte.
  
  
  
  
  
  Le dossier de l’affaire Koniatis n’apprit rien de neuf à Coplan quant à l’assassinat proprement dit, et pour cause. Il avait été mêlé de si près au drame - de trop près à son gré - qu’il ne pouvait espérer trouver de l’inédit dans ces rapports.
  
  En revanche, certains documents (des photocopies) provenant de la Sûreté Nationale uruguayenne n’étaient pas dénués d’intérêt. Entre autres, il y avait un compte rendu relatif aux recherches menées par les brigades criminelles de la police judiciaire de Montevideo pour retrouver l’Allemand Wolfgang Munzer et ses deux acolytes.
  
  Ce texte, d’ailleurs négatif dans sa conclusion, établissait que les trois tueurs de la G.L. avaient réussi à quitter le territoire uruguayen le soir même du jour où ils avaient commis leur forfait. Grâce à un déguisement sommaire et à de faux passeports, ils avaient pu prendre un bateau en partance pour l’Argentine.
  
  Un document annexe - précieux celui-là - reproduisait la fiche signalétique de Wolfgang Munzer. La photo montrait un visage maigre et dur, avec une bouche un peu pincée, des pommettes fortes, des oreilles pointues. La notice biographique disait : « Né le 20 septembre 1939 à Berlin, monteur électricien, célibataire ; blessure au mollet droit, touché par la balle d’un Vopo en franchissant le Mur dans la nuit du 22 au 23 décembre 1963. Hospitalisé pendant trois semaines, puis envoyé au Centre de Reclassement. S’est expatrié en Amérique du Sud, en 1965, en désertant du cargo à bord duquel il s’était engagé comme électricien. Les fiches de la C.I.A. lui attribuent, outre le meurtre de Koniatis, l’assassinat d’un attaché d’ambassade tchèque au Venezuela, en 1965, et l’assassinat, en 1966, d’un ingénieur yougoslave, un certain Knazevar, en mission au Pérou. Wolfgang Munzer est un individu dangereux. C’est un idéaliste froid, animé par une haine implacable. Son père, Otto Munzer, est tombé à Stalingrad. Sa mère et sa sœur sont mortes dans un bombardement, à Berlin, en 1944. Son jeune frère Helmut, né en 1941, a été tué à ses côtés lorsqu’ils ont franchi le Mur ensemble. »
  
  Coplan resta un long moment à contempler la photo de Wolfgang Munzer.
  
  Ce gars-là, évidemment, n’avait aucune raison d’aimer les Russes, ni les alliés des Russes, ni quiconque collaborant au rapprochement avec ceux de l’Est.
  
  Malin et rusé comme un renard, cruel comme un loup.
  
  C’est ainsi que l’avait décrit l’agent Gordon Reeds de la C.I.A.
  
  Coplan sortit son agenda et prit quelques notes.
  
  Les autres dossiers rassemblés par le Dr Brücker citaient les noms d’une dizaine de tueurs dont l’appartenance à la G.L. avait été établie d’une façon formelle. Et, dans chaque cas, il était visible que ces individus avaient accompli leurs crimes après une préparation technique très poussée, méticuleuse pour tout dire. La tactique était celle de la mission ponctuelle : abattre l’homme désigné, disparaître aussitôt.
  
  Comme l’avait signalé naguère l’Américain Gordon Reeds, tous ces terroristes de la G.L. avaient ceci de commun : ils avaient tous risqué leur peau en franchissant le Rideau de Fer.
  
  Dans un sens, cette indication constituait un avantage pour ceux qui allaient s’occuper de la G.L. Les investigations pouvaient se limiter aux transfuges et aux milieux dans lesquels ils évoluaient.
  
  Après avoir noté encore une série de renseignements, Coplan s’adressa à Sylvia :
  
  - Je m’excuse d’interrompre votre lecture, mais je voudrais savoir s’il y a moyen d’obtenir une documentation consacrée uniquement aux gens qui ont passé clandestinement de l’Est à l’Ouest ?
  
  - Oui, cette documentation existe. C’est un agent de Bonn qui s’en est occupé. Le dossier se trouve actuellement à Berlin pour être mis à jour, mais nous comptons bien le recevoir dans le courant de la semaine.
  
  - C’est ce dossier-là qu’il faudra éplucher. Le recrutement de la Geheime Legion est une excellente piste de départ pour nous.
  
  - Vous trouvez ?
  
  - Ben oui, puisque tous les types de la G.L. repérés jusqu’ici sont des transfuges. Cela restreint le champ des recherches.
  
  - Et vous estimez que c’est une donnée intéressante ?
  
  - Vous n’êtes pas de mon avis ?
  
  - Non, bien au contraire. Je trouve que c’est plutôt inquiétant... Savez-vous combien de personnes sont passées à l’Ouest depuis que le gouvernement de Pankov a fait dresser le Mur de la Honte, c’est-à-dire depuis le 13 août 1961 ?
  
  - Non.
  
  - Plus de 25 000.
  
  - Sans blague ?
  
  - Le dernier chiffre officiel date de 1965. Il était déjà de 19 705 à cette époque. Depuis lors, les autorités de Berlin-Ouest ne communiquent plus de chiffres, mais notre estimation est un minimum. Vous vous rendez compte de la menace que cela représente : 25 000 personnes qui, logiquement, doivent prêter une oreille complaisante à la propagande secrète des recruteurs de la G.L.
  
  - Diable, oui... C’est une véritable armée de la haine et du ressentiment qu’ils peuvent mobiliser, marmonna Francis.
  
  Il se gratta machinalement la tempe et grommela :
  
  - C’est beaucoup plus important que je ne le pensais.
  
  Il se leva, alluma une Gitane.
  
  - J’ai noté plus de choses qu’il ne m’en fallait pour rédiger mon rapport. Vous pouvez ranger vos dossiers, chère Sylvia.
  
  - Bien, acquiesça-t-elle en refermant son roman et en le glissant dans son sac. Vous permettez un instant ?
  
  Elle se leva, quitta la pièce de sa démarche souple et suggestive.
  
  Elle revint quelques minutes plus tard, en compagnie de deux individus qu’elle présenta presque cérémonieusement à Coplan :
  
  - Herr Klaus Nalozy, mon directeur... Herr Hans Tieckmeier, qui représentera le B.N.D. (Bundesnachrichtendienst : Service de Renseignement de l’Allemagne Fédérale) au sein du comité.
  
  Coplan, impassible, serra les mains qui se tendaient.
  
  L’Autrichien Nalozy était grand, mince, très soigné de sa personne. Il devait avoir une quarantaine d’années. Avec ses cheveux bruns, ses yeux bruns et son visage aristocratique, il ne pouvait renier son ascendance hongroise. Sa famille avait dû s’installer à Vienne à l’époque où l’Autriche et la Hongrie ne formaient qu’un seul empire.
  
  Quant à l’Allemand Tieckmeier, c’était l’antithèse du patron de Sylvia. Petit et trapu, avec une énorme tête ronde plantée sur des épaules massives, le teint très coloré, l’œil bleu un peu globuleux, un vague aspect hilare dans l’expression, il évoquait irrésistiblement le maquignon de province qui aime la bonne vie et qui ne s’embarrasse pas du protocole. Il avait apparemment franchi le cap de la cinquantaine ; ses cheveux blonds étaient parsemés de fils d’argent. Il avait desserré son nœud de cravate pour respirer plus à l’aise, ce qui soulignait l’inélégance de son complet d’été couleur mastic qui n’était pas de première fraîcheur.
  
  - J’espère que nous allons faire du bon boulot ensemble, monsieur Coplan ? s’exclama-t-il en français, d’une voix un rien éraillée mais empreinte de cordialité.
  
  - Je l’espère aussi, répondit Francis.
  
  - Vous avez étudié les dossiers ?
  
  - Étudié, c’est beaucoup dire. Je les ai feuilletés.
  
  - Qu’est-ce que vous pensez de cette histoire ?
  
  - L’affaire me paraît plus sérieuse que je ne le pensais, émit Coplan.
  
  - C’est une affaire très sérieuse, souligna l’Allemand. Il est plus que temps de démolir cette organisation avant qu’elle ne gangrène toute l’Allemagne en profondeur. Ces enragés ne comprennent pas qu’à force de jeter de l’huile sur le feu cela finira par provoquer un brasier qui dévastera tout l’Occident.
  
  - Et vous croyez que nous avons une chance d’obtenir des résultats décisifs ? demanda Coplan.
  
  - Il le faut, déclara l’Allemand avec conviction. D’ailleurs, je suis sûr qu’en unissant nos efforts nous réussirons.
  
  Coplan esquissa une mimique dubitative.
  
  - A première vue, j’ai l’impression que notre entreprise sera plus malaisée qu’on ne se le figure, avança-t-il. Il aurait fallu intervenir plus tôt, dès la première alerte. Les réseaux de la G.L. me paraissent déjà solidement enracinés et redoutablement organisés, je suis payé pour le savoir. Le meurtre de mon compatriote Antoine Koniatis en Uruguay était une opération admirablement montée.
  
  - Vous étiez sur place, hein ? railla Tieckmeier sur un ton vaguement rigolard, comme s’il s’agissait d’une bonne blague. Et vous n’avez rien vu, rien pigé ?
  
  - Justement, enchaîna Coplan, assez sec, c’est ce qui me fait croire qu’on se fait des illusions ici. L’action foudroyante de ce tueur Wolfgang Munzer et de son équipe, c’est du travail de spécialistes. Et la façon dont cet individu a été téléguidé depuis Berlin, cela doit nous faire réfléchir.
  
  - Car vous êtes certain que les ordres venaient de Berlin ? releva Tieckmeier, toujours goguenard.
  
  - Ce n’est pas une certitude, reconnut Francis, ce n’est qu’une présomption, mais une forte présomption. Les tractations semi-clandestines qui ont conduit Koniatis à Punta del Este ont débuté par des contacts à Berlin.
  
  - Oui, peut-être, grommela l’Allemand en haussant ses épaules matelassées. Nous reparlerons de cette histoire.
  
  Une étrange lueur désabusée avait traversé ses gros yeux bleus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Coplan consacra une bonne partie de l’après-midi à la rédaction du rapport destiné à son directeur. Bien tranquille dans sa chambre d’hôtel, il apporta un soin tout particulier à l’élaboration de ce texte, dont il pesa longuement les termes.
  
  Au moment de conclure, il hésita. Puis, après réflexion, il jugea préférable de ne pas prendre position et il oublia, volontairement, d’émettre un avis.
  
  Le Vieux allait sans doute râler, mais tant pis.
  
  Assez satisfait, somme toute, du compte rendu qu’il avait pondu, Francis quitta l’hôtel et prit un taxi pour se rendre à la Technikerstrasse où son camarade Roger Mizard avait officiellement son bureau.
  
  - Tiens ? s’étonna Mizard. Je croyais que tu n’avais plus besoin de moi ?
  
  - J’ai changé d’avis. Mes futurs associés veulent une réponse rapide et cela me paraît inutile de prendre un avion pour Paris. Au lieu de faire un rapport verbal, j’ai accouché d’une longue tartine qui permettra au Vieux de se faire une idée. Je compte sur toi pour transmettre ce pli au Service par la voie la plus rapide.
  
  - Nous avons un gars qui rentre à Paris via Francfort, ce soir même. Le Vieux trouvera ton rapport sur sa table de travail en arrivant à son bureau demain matin.
  
  - Magnifique, je te remercie.
  
  - A part ça ?
  
  - Tout va bien, dit Coplan.
  
  - Comment est-il, ton rapport ? Favorable ou défavorable ?
  
  - Zéro, je reste neutre, laissa tomber Francis. Je fais comme les Autrichiens, je me tiens à l’écart. Je me suis contenté de résumer tout ce que j’ai vu, lu et entendu.
  
  - Tu as quand même une opinion personnelle, j’imagine ?
  
  - Eh bien, non, figure-toi... Au fond, cette histoire me laisse assez perplexe. Je ne désapprouve pas les Allemands, remarque. Ils ont intérêt à mobiliser tous les moyens dont ils peuvent disposer pour démolir les réseaux de la G.L... D’un côté comme de l’autre du Rideau de Fer, ils savent que cette organisation terroriste torpille leurs chances de rapprochement. Mais ce projet de coalition...
  
  - Tu n’y crois pas ?
  
  Coplan fit une grimace.
  
  - En principe, je me sens plus à l’aise quand je fais cavalier seul.
  
  - L’union fait la force.
  
  - D’accord, mais il suffirait de centraliser les informations. Cette idée de conjuguer les opérations de divers services étrangers me paraît plutôt farfelue... et même bizarre.
  
  - Comment ça, bizarre ?
  
  - Je me trompe peut-être, mais j’ai le sentiment que cela cache quelque chose.
  
  - Je ne vois pas ce que cela pourrait cacher, émit Roger Mizard, surpris.
  
  - Moi non plus, avoua Francis. Mais c’est une sorte de pressentiment que j’ai. Ce matin, déjà, au quartier général du gros Dr Brücker, j’avais l’impression de m’avancer dans une forêt mystérieuse, épaisse, pleine de pièges et de fantômes.
  
  - Comme je connais le Vieux, marmonna Mizard, il va envoyer Brücker au diable.
  
  - Tout va dépendre de la décision qui sera prise en haut lieu, assura Coplan. Le Quai d’Orsay est favorable à une réconciliation politique des deux Allemagnes. De plus, comme la France est toujours une des puissances occupantes à Berlin, la Défense Nationale sera favorable également. Enfin, on verra...
  
  - Et Sylvia ?
  
  - Ma foi, c’est encore de ce côté-là que mes affaires vont le mieux. Je sors avec elle ce soir.
  
  
  
  
  
  Ils avaient rendez-vous au Café Mozart, à 21 heures.
  
  Sylvia s’amena avec dix minutes de retard, mais si ravissante dans sa robe gris perle que Coplan ne songea même pas à lui faire remarquer qu’il poireautait depuis près d’une demi-heure, vu qu’il était arrivé avec un bon quart d’heure d’avance.
  
  Elle vint s’attabler en face de lui. Ils commandèrent deux Cinzano-Dry.
  
  Elle murmura, ambiguë :
  
  - Avouez que je suis bonne avec vous. Je délaisse tous mes devoirs de famille pour vous épargner une soirée de solitude et d’ennui.
  
  - Ma gratitude est immense, chère Sylvia, répondit-il avec gravité.
  
  - Quels sont vos projets ?
  
  - Aucune idée. Je comptais sur votre esprit d’initiative... Je me suis néanmoins informé à mon hôtel et j’ai noté sur mes tablettes le nom d’un établissement où la cuisine est, paraît-il, aussi somptueuse que le décor.
  
  - Le Palais, je suppose ? Dans Favoritenstrasse ?
  
  - Exactement. Vous connaissez ?
  
  - C’est superbe, surtout par une soirée d’été comme celle-ci. C’est un ancien palais princier. On y dîne en plein air, dans la cour intérieure où il y a un jardin admirable. Et on y dîne aux chandelles, ce qui est très romantique.
  
  Ils sirotèrent leur Cinzano tout en bavardant de choses insignifiantes, après quoi ils prirent un taxi pour se rendre au luxueux restaurant de la Favoritenstrasse.
  
  Lorsqu’ils furent installés dans la cour fleurie de l’ancien palais, Coplan dut reconnaître que c’était féerique. La nappe blanche, les verres en cristal, les argenteries, les couverts armoriés, le chandelier dont les flammes vivantes modelaient avec douceur le beau visage de la jeune femme, tout était un régal pour les yeux.
  
  Ils firent assaut de raffinement pour établir leur menu et choisir les vins.
  
  - On se croirait à l’époque du Congrès de Vienne, dit Francis.
  
  - Oui, le cadre est authentiquement d’époque, confirma-t-elle. Mais le monde a bien changé !...
  
  - Pas tellement, puisque l’Europe était déjà malade, glissa Francis.
  
  Le repas fut d’une qualité sensationnelle, et les vins ne furent pas indignes des mets.
  
  Sylvia, les joues roses et les prunelles brillantes, se pencha vers Coplan et lui demanda :
  
  - Êtes-vous joueur ?
  
  - Dans quel sens l’entendez-vous ?
  
  - Le seul salon de jeu autorisé à Vienne se trouve ici même, au premier étage de ce palais. On y joue à la roulette et au baccara... J’aimerais tenter ma chance, pas vous ?
  
  - Volontiers, accepta-t-il.
  
  Après le café et les liqueurs, ils se firent donc inscrire au cercle privé et ils montèrent à la salle de jeu. Après une demi-heure, ils avaient tous les deux perdu leur provision de jetons.
  
  Sylvia, un peu déçue, murmura :
  
  - Inutile d’insister, n’est-ce pas ? La chance ne veut pas nous sourire.
  
  - C’était à prévoir, plaisanta Francis. Chance en amour, malchance au jeu.
  
  - Méfiez-vous, riposta-t-elle, les proverbes sont comme les gens, ils mentent neuf fois sur dix. Venez, partons...
  
  - Où voulez-vous aller ?
  
  - Quelle heure est-il ?
  
  - Un peu plus de minuit.
  
  - Si vous êtes un fervent du strip-tease, je veux bien vous conduire dans une boîte où le spectacle n’est pas trop moche.
  
  Elle ajouta sur un ton hésitant :
  
  - Personnellement, cela ne m’attire pas du tout. Et je vous avoue que j’aimerais mieux rentrer sagement chez moi. Je dois être au bureau à 8 heures demain matin.
  
  - Dans ce cas, je vous reconduis.
  
  - Puisque vous aimez la marche, nous pouvons remonter à pied jusqu’à l’Opéra. Vous serez à deux pas de votre hôtel et nous nous quitterons là.
  
  - Si vous voulez...
  
  Ils quittèrent l’établissement. La nuit était tiède, pleine de langueur. Dans la Favoritenstrasse, déserte, ils marchèrent côte à côte, en silence.
  
  Après un moment, Sylvia prononça sur un ton pensif :
  
  - Vous voilà bien silencieux tout à coup.
  
  - Je ne déteste pas le silence.
  
  - Fâché ?
  
  - Pourquoi le serais-je ?
  
  - Vous seriez-vous fait des illusions ?
  
  - Mettez-vous à ma place.
  
  - Oui, je sais, j’ai manqué de franchise, j’aurais dû vous prévenir. Mais cela me plaisait de passer la soirée en votre compagnie... sans plus.
  
  - Eh bien, tout est bien qui finit mal ! persifla-t-il.
  
  - Vous avez raison de m’en vouloir.
  
  - N’y pensez plus, dit-il, caustique. J’ai beaucoup apprécié votre présence.
  
  - Vous ne pouvez pas comprendre, soupira-t-elle.
  
  - Je n’ai jamais compris pourquoi les hommes cherchaient à comprendre les femmes, renvoya-t-il, assez sec.
  
  Un taxi en maraude, voyant un couple arpenter la rue déserte, ralentit.
  
  - Taxi ? lança le chauffeur, un jeune gars en chemisette bleue.
  
  Sylvia s’arrêta, se tourna vers le taxi, hésita une fraction de seconde.
  
  - Ja, décida-t-elle brusquement.
  
  Et, prenant la main de Francis, elle lui jeta à mi-voix :
  
  - Venez !
  
  Ils s’engouffrèrent dans l’Opel. Sylvia donna une adresse au chauffeur.
  
  Le taxi démarra.
  
  Malgré l’obscurité, Coplan put identifier quelques repères au passage et il ne tarda pas à réaliser qu’ils filaient vers le hameau de Grinzing, célèbre pour son vin blanc.
  
  Une demi-heure plus tard, dans une des chambres d’une ancienne fermette transformée en auberge, véritable refuge d’amoureux niché à flanc de coteau et entouré d’arbustes feuillus, Sylvia se donnait à Coplan avec une passion et une ferveur sensuelle étourdissantes.
  
  Sa nudité fascinante, voluptueuse et lascive, qui évoquait d’une manière si prometteuse les délices d’un beau fruit velouteux et gonflé de suc, ne laissa pas Francis sur sa soif.
  
  Finalement, il était trois heures du matin quand un taxi appelé par téléphone les ramena à Vienne, à l’Albertinaplatz, à quelques pas du café Mozart d’où ils étaient partis au début de la soirée.
  
  - Surtout, chuchota Sylvia lorsqu’ils eurent débarqué du taxi, ne faites jamais la moindre allusion au sujet de notre équipée. Mon directeur, Klaus Nalozy, est terriblement jaloux.
  
  - Jaloux ?
  
  - Oui, je suis sa maîtresse, ajouta-t-elle très vite.
  
  Elle disparut d’un pas rapide dans l’Opern Gasse.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, vers onze heures, Coplan se rendit au Q.G. du docteur Brücker. Il se fit connaître aux deux gorilles qui montaient discrètement la garde dans le hall d’entrée de l’immeuble, demanda à être reçu par Brücker.
  
  C’est Sylvia qui vint le prendre en charge.
  
  - Bonjour, dit-elle, réservée.
  
  - Bonjour, Fraulein Rommer, dit-il sur le même ton. Je me suis permis de venir aux nouvelles.
  
  Sylvia était plutôt éberluée.
  
  - A quel sujet ?
  
  - On m’a signalé hier que mon collègue yougoslave devait arriver dans la soirée. Or, s’il y a quelqu’un que j’aimerais rencontrer, c’est bien lui.
  
  - Et pourquoi cela ?
  
  - Parce que j’ai quelques questions à lui poser.
  
  - Il est ici, effectivement, mais il est en conférence avec le docteur Brücker.
  
  - Je vais l’attendre.
  
  - Le bureau du fond est libre, installez-vous là. Je vais prévenir Brücker.
  
  - Hé, une seconde ! Comment s’appelle ce distingué collègue de Belgrade ?
  
  - C’est le colonel Anton Razinac.
  
  - Noté, merci. Il s’agit d’un officier de la K.O.S. (Service yougoslave du contre-espionnage. Douzième direction du Secrétariat de la Défense Nationale), je suppose ?
  
  - Oui.
  
  Coplan alla fumer une Gitane dans le bureau où, la veille, il avait compulsé les archives réunies par Brücker. L’armoire métallique était fermée, solidement cadenassée.
  
  A peine avait-il fini sa cigarette que Sylvia s’amenait avec le colonel yougoslave.
  
  Anton Razinac était un grand gaillard sympathique, souriant, enjoué. Châtain clair, les yeux couleur noisette, les traits bien dessinés, il avait un visage ovale où nulle particularité ne retenait l’attention. Il ne devait pas souvent porter l’uniforme de colonel, car ni son expression ni son maintien ne faisaient penser à un militaire en civil.
  
  Dans un excellent français, il dit à Coplan en lui serrant la main :
  
  - Très heureux de vous rencontrer. J’aime beaucoup la France et j’étais impatient de vous connaître. Nous avons pas mal de choses à nous dire, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, je crois, opina Francis qui se tourna vers Sylvia pour lui demander s’il y avait moyen d’ouvrir l’armoire aux archives.
  
  Elle répondit, sur un ton plus distant que la situation ne l’exigeait :
  
  - C’est le docteur Brücker qui a la clé. Je vais lui faire part de votre demande, Monsieur Coplan.
  
  Elle s’éclipsa.
  
  Le colonel Razinac prononça en regardant Francis bien en face :
  
  - Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais faire équipe avec vous pour les premières enquêtes. Nos dossier ont plusieurs points qui se recoupent.
  
  - A ma connaissance, un seul point, précisa Francis. Un de vos compatriotes a été assassiné par la Geheime Légion en Amérique du Sud, n’est-ce pas ? Un certain Knazevar.
  
  - Il y a mieux que cela ! s’écria le Yougoslave. Votre compatriote Koniatis était très lié avec un haut-fonctionnaire de mon pays, l’ingénieur Boris Gosnik... Est-ce que ce nom vous dit quelque chose ?
  
  - Oui, ce nom me dit quelque chose, assura Coplan. Gosnik venait fréquemment en France et je crois savoir qu’il avait des contacts suivis avec Koniatis.
  
  - Ils ont traité plusieurs marchés ensemble, confirma Razinac. Entre autres, vous devez le savoir, l’affaire qui s’est terminée par la mort de Koniatis en Uruguay.
  
  - Pour ne rien vous cacher, murmura Coplan en souriant, c’est au sujet de Boris Gosnik que je voulais vous interroger... Après l’assassinat de Koniatis, nous avons évidemment fait des recherches approfondies concernant les partenaires de mon malheureux compatriote. Or, chose bizarre, nous n’avons pratiquement rien pu découvrir sur Gosnik. Ses biographies officielles mises à part, aucune information récente n’a pu nous être fournie par nos sources habituelles.
  
  Le visage banal du colonel Razinac s’était assombri.
  
  - Si je comprends bien, articula-t-il d’une voix grave, vous ne savez pas que Gosnik a été assassiné à Berlin, il y a exactement trois semaines ?
  
  - Première nouvelle, dit Coplan.
  
  - Je vous...
  
  Razinac s’interrompit, car la porte du petit bureau venait de s’ouvrir pour livrer passage au docteur Brücker et à l’Autrichien Klaus Nalozy, le patron de Sylvia.
  
  Brücker annonça :
  
  - Je vais ouvrir l’armoire, mais je vous rappelle mes recommandations, messieurs. Aucun document ne peut être emporté ou photocopié. C’est pour notre sécurité à tous que je me permets d’insister sur ce point.
  
  Il serra la main de Francis, se dirigea vers l’armoire. Klaus Nalozy s’approcha à son tour de Coplan et lui serra la main en disant, sur un ton étrangement ironique :
  
  - Vous ne vous ennuyez pas trop à Vienne, j’espère ?
  
  - Mais... je ne m’ennuie jamais, Herr Nalozy, répondit Coplan sans laisser voir son étonnement. Vienne est une ville très agréable.
  
  - C’est exact, opina l’Autrichien. Mais les soirées sont longues quand on séjourne seul dans une ville étrangère.
  
  - Vous savez, j’ai l’habitude, fit Coplan avec un sourire suprêmement détaché.
  
  - Oui, je m’en doute, acquiesça Nalozy avec bonhomie. Les attentes solitaires, dans notre profession, c’est un peu le... le revers de la médaille, comme vous dites.
  
  Sylvia fit son entrée dans la pièce, fonça droit sur son patron pour lui signaler qu’on le demandait au téléphone, dans son bureau. Nalozy lança à Francis :
  
  - Excusez-moi...
  
  Et il sortit.
  
  Coplan échangea un regard perplexe avec Sylvia. La blonde paraissait plutôt contrariée.
  
  Le colonel Razinac, une pile de dossiers dans les mains, interpella Coplan :
  
  - Cela ne vous embête pas de confronter nos renseignements ?
  
  - C’est pour cela que je suis venu, déclara Francis.
  
  - Dans le courant de la semaine prochaine, enchaîna le Yougoslave, on me remettra le dossier de la police de Belgrade au sujet de la mort de Boris Gosnik. Il paraît que nous y trouverons de nouvelles indications sur l’état-major clandestin de la G.L. à Berlin. En attendant, nous allons reconstituer le mécanisme des relations commerciales Koniatis-Gosnik. Je suis persuadé que nous y verrons déjà plus clair quand nous aurons établi de quelle façon s’articulaient leurs interventions respectives dans ces marchés semi-clandestins de matières premières.
  
  - C’est exactement dans ce but que je tenais à vous voir ce matin, précisa Coplan.
  
  Ils s’installèrent à l’une des tables.
  
  Le docteur Brücker se retira dans son bureau, tandis que Sylvia, obéissant aux consignes qui lui avaient été données, prenait place sur une chaise et se replongeait dans son roman.
  
  En comparant les données dont ils disposaient, Razinac et Coplan s’aperçurent qu’ils arrivaient à la même conclusion : c’était bien à Berlin qu’une fuite avait dû se produire.
  
  Le Yougoslave murmura, sarcastique :
  
  - De toute évidence, il y a un agent double dans les milieux berlinois que fréquentaient Koniatis et Boris Gosnik. Nous en avons la preuve sous les yeux.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Pour l’instant, cette découverte ne nous avance guère. Qui n’est pas agent double à Berlin ?
  
  - Oui, bien sûr, mais la police criminelle de Belgrade a poussé ses investigations plus loin et, comme je vous le disais tout à l’heure, trois de nos détectives, agissant sur commission rogatoire, enquêtent à Berlin. On m’assure qu’ils auraient relevé une série d’indices beaucoup plus précis.
  
  - Je suis curieux de voir ça.
  
  - J’aurai les rapports avant jeudi prochain, répéta le Yougoslave. Mais ce qui m’intéresse, présentement, c’est de savoir si nous pouvons associer nos premières opérations. Chacun peut évidemment élaborer sa propre tactique pour lutter contre la Geheime Légion et orienter ses investigations comme il l’entend. Néanmoins, vous et moi, je crois que nous avons intérêt à nous concentrer sur l’affaire Koniatis-Gosnik. Il nous suffit de tenir un maillon de la chaîne pour remonter jusqu’au cerveau de cette organisation. Par contre, en nous dispersant, nous diminuons notre efficacité.
  
  - Tout à fait d’accord, acquiesça Francis. Mais je n’ai pas encore reçu la réponse officielle de mes supérieurs au sujet de notre collaboration multinationale.
  
  - Je le sais, Brücker m’a mis au courant, dit le colonel. De toute manière, je vous communiquerai les tuyaux qui me seront transmis par la police de Belgrade.
  
  Ils se mirent à reclasser les dossiers dans l’armoire.
  
  Ils achevaient ce rangement quand Sylvia, quittant son coin, s’approcha de Coplan et lui remit un billet plié en quatre. Il déplia le papier et il lut la phrase suivante écrite à la main, au crayon :
  
  « Attendez-moi dans le couloir, en bas. »
  
  
  
  
  
  Après le départ du colonel Razinac, Coplan s’attarda dans le couloir du rez-de-chaussée. L’attente ne fut pas longue, cinq à six minutes tout au plus.
  
  Sylvia arriva.
  
  - Que faites-vous cet après-midi ? questionna-t-elle tout bas.
  
  - Rien de spécial. J’avais l’intention d’aller au Musée des Beaux-Arts.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Comment, pourquoi ? Pour admirer les tableaux qui s’y trouvent, pardi !
  
  - Vous vous intéressez à la peinture ?
  
  - Ben, pourquoi pas ?
  
  - Vous vous moquez de moi ?
  
  Coplan arqua les sourcils :
  
  - Ma parole ! Vous me prenez pour un sauvage ou bien quoi ? Il y a des années que je rêve d’aller contempler les chefs-d’œuvre du musée de Vienne. Notamment, les primitifs flamands. C’est une des plus fabuleuses collections du monde ! Pour une fois que je suis à Vienne et que j’ai quelques heures de loisir, je ne peux pas rater une occasion pareille !
  
  Sylvia scrutait le visage de Francis comme s’il eût été le Sphynx de Thèbes.
  
  - Vous parlez sérieusement ?
  
  - Mais, dites donc, votre incrédulité est vraiment vexante, grommela-t-il.
  
  - Excusez-moi... C’est si rare, dans notre... dans votre milieu. A quelle heure y allez-vous ?
  
  - Maintenant, tout de suite. Les musées ferment à quatre heures et je compte y rester jusqu’à la fermeture.
  
  - Je vous rejoins là-bas dans une heure, souffla-t-elle. Au snack-bar du sous-sol. D’accord ?
  
  - D’accord.
  
  Elle fit demi-tour et s’élança dans l’escalier pour remonter à l’étage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Comme le Louvre, à Paris, comme le Prado, à Madrid, et comme la plupart des grands musées, le musée des Beaux-Arts de Vienne a eu la bonne idée d’aménager à l’intention des amateurs de grande peinture un snack-bar qui leur permet de se restaurer sommairement, en vitesse, sans perdre trop de temps.
  
  A Vienne, ce restaurant simplifié se trouve à droite de l’entrée principale, au sous-sol.
  
  Coplan venait de s’installer à l’une des petites tables du snack quand Sylvia arriva, la mine soucieuse.
  
  Elle prit place en face de Coplan.
  
  - J’ai l’impression que Klaus a des soupçons, chuchota-t-elle. Il est passé chez moi, hier soir, et ma mère lui a dit que j’étais sortie, que j’avais un rendez-vous.
  
  - Et alors ?
  
  - Klaus est terriblement intuitif. Je suis presque sûre qu’il a deviné ce qui s’est passé entre nous.
  
  - J’ai eu la même sensation, révéla Francis. Et il m’a sorti deux ou trois phrases, tout à l’heure, qui étaient pleines de sous-entendus.
  
  - Je suis très ennuyée.
  
  - Pourquoi ?
  
  - C’est un jaloux, je vous l’ai dit.
  
  - Ce n’est guère compatible avec son métier, mais ce n’est pas la première fois que je vois un agent secret en proie à la jalousie. Vous craignez des représailles ?
  
  - Je ne sais pas... Ce serait plutôt pour vous que j’aurais peur. Quand on le voit, on ne se rend pas compte, mais c’est un homme dur et cruel.
  
  - Il n’occuperait pas le poste qu’il occupe s’il était tendre et indulgent, fit remarquer Francis.
  
  - Avec tout ce qu’il sait sur vous et les moyens dont il dispose, il pourrait facilement se venger.
  
  - Et impunément, bien sûr. Mais ne vous tracassez pas pour moi, Sylvia, je suis de taille à me défendre. Vous aimez cet homme ?
  
  - Oui.
  
  - C’est un autre problème, évidemment.
  
  - Je n’aurais pas dû vous entraîner dans cette aventure.
  
  - Voilà un reproche que je ne vous ferai jamais, quoi qu’il arrive, affirma-t-il en riant.
  
  La serveuse vint prendre la commande. Ils choisirent la salade de tomates et les saucisses de Francfort, le tout accompagné de bière.
  
  Elle reprit, toujours préoccupée :
  
  - Je me demande ce que ma mère lui a raconté... Ma mère a un peu perdu la raison et j’ai dû la prendre chez moi, il y a environ un an.
  
  - Vous êtes une authentique Viennoise ?
  
  - Non, mon père était de Lech et c’est là que je suis née. Vous connaissez ?
  
  - Oui, c’est un petit village de montagne dans l’Arlberg, près de Sankt Anton ?
  
  - Vous y êtes allé ?
  
  - Oui, en pèlerinage avec un ami qui avait été prisonnier de guerre pendant trois ans à Lech même. Un artiste peintre... On l’a employé comme terrassier pour construire une route dans la forêt.
  
  - Effroyable, soupira-t-elle, secrètement blessée par ce rappel des temps maudits. Votre ami est mort ?
  
  - Non. Il a beaucoup souffert, mais les gens de Lech ont été bons pour lui. La preuve, c’est qu’il a voulu retourner là-bas après la guerre.
  
  - Oui, ce sont de braves gens, enchaîna-t-elle, soulagée. Mon père était un homme adorable.
  
  - Vous me parliez de votre mère, rappela Francis.
  
  - Ma pauvre mère a commencé à divaguer il y a presque deux ans. Finalement, elle ne pouvait plus vivre seule dans son appartement et j’ai dû demander à mon chef une fonction moins itinérante que celle que j’avais. Car je voyageais beaucoup auparavant. Comme je parle six langues... Bref, Klaus m’a muté dans son secteur personnel et il m’a nommée secrétaire fixe de son bureau. C’est comme cela que tout a commencé... Il a été tellement gentil à mon égard.
  
  - Si je comprends bien, vous avez des remords ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien, il n’y a rien de bien dramatique pour l’instant et votre chef m’aura oublié dans quelques jours. Dès que ma mission à Vienne sera terminée, je disparaîtrai à tout jamais de son horizon... Vous savez, Sylvia, une petite pincée de jalousie, c’est excellent pour l’amour.
  
  - Oui, peut-être, admit-elle sans conviction.
  
  Ils achevèrent ce modeste repas en silence. Ensuite, comme Sylvia disposait encore d’une petite heure, elle visita quelques-unes des salles du musée en compagnie de Francis.
  
  Ce dernier n’était d’ailleurs pas au bout de ses étonnements. Alors qu'ils admiraient, recueillis, la célèbre toile peinte au XVe siècle par le Flamand Hugo Van der Goes, le Péché Originel, Sylvia articula d’une voix à peine audible :
  
  - C’est bizarre, vous ne trouvez pas ? Même le serpent a le visage d’une femme, pourquoi ?
  
  Coplan fut sur le point de s’esclaffer.
  
  - C’est un symbole, sûrement, fit-il.
  
  - A quel point de vue ? Le symbole du récit biblique de la faute n’est-il pas exprimé par le geste d’Eve qui cueille la pomme et l’offre à Adam pour l’entraîner dans le péché ?
  
  - Évidemment, ponctua Francis, docte.
  
  - Mais le serpent qui se tient derrière Eve et qui l’incite à agir ainsi, pourquoi a-t-il un visage de femme ? Ce n’est pas écrit dans le Livre Saint.
  
  - J’avoue que ce détail ne m’avait jamais frappé, murmura Coplan. Mais, à la réflexion, ce n’est pas mal trouvé. Quand on va au fond des choses, cette invention du peintre me paraît lourde de signification. Pas de doute, cet artiste était un drôle de philosophe.
  
  - Expliquez-moi comment vous interprétez cela, insista Sylvia, vexée.
  
  - Jamais de la vie, protesta-t-il. Regardez plutôt le tableau, il est suffisamment éloquent par lui-même, je vous assure... Hugo Van der Goes nous rappelle avec malice que si le péché est un acte d’homme, la tentation et la trahison sont essentiellement féminines. Pour trahir Dieu, le serpent lui-même a jugé habile de prendre un visage de femme. C’est clair, non ?
  
  - C’est absurde, décréta-t-elle, le front rembruni.
  
  Puis, fixant sur Francis ses beaux yeux assombris, elle articula tout bas :
  
  - C’est pour moi que vous racontez cette histoire ?
  
  - Comme vous êtes susceptible, lui reprocha-t-il, amical. Nous ne sommes pas des personnages de la Bible, que je sache ?
  
  Elle jeta un rapide regard à sa montre-bracelet.
  
  - Il faut que je me sauve, dit-elle. Klaus m’attend au bureau. L’émissaire de Moscou doit arriver cet après-midi... Je vous retrouve ce soir ? A neuf heures à l’auberge où nous sommes allés la nuit dernière ? Nous pourrons y dîner, c’est très bien. C’est l’auberge Weisses Kreuz, à Grinzing. Vous retiendrez ce nom ?
  
  - Entendu, opina Coplan.
  
  Elle disparut, laissant Francis assez ébahi. Et il ne put s’empêcher de sourire en contemplant derechef le tableau de Van der Goes.
  
  
  
  
  
  C’est en quittant son hôtel, ce soir-là, vers huit heures et demie, que Coplan s’avisa subitement qu’il avait un ange gardien.
  
  Il pensa d’abord qu’il était victime de la déformation professionnelle et que le bonhomme en complet beige qui s’était placé dans son sillage avait des motifs personnels d’aller vers l’Opéra en coupant par la place Albertina. Mais, averti par son sixième sens, Francis ne tarda pas à trouver de plus en plus suspecte l’allure faussement dégagée du quidam qui s’arrangeait avec trop de savoir-faire pour maintenir régulièrement les douze ou quinze mètres qui le séparaient de son gibier.
  
  Avant de semer cet intrus, Coplan voulut en avoir le cœur net. Sans modifier le rythme de sa promenade, il effectua les deux ou trois manœuvres classiques qui s’imposent dans ces circonstances. Et très vite, ce fut une certitude. Le gars au complet beige, un individu de taille moyenne, au visage banal, était toujours là. Apparemment désœuvré, le maintien modeste, la démarche naturelle, le bonhomme opérait avec un talent indéniable. Il pouvait avoir dans les trente-cinq ans, et il fallait un œil exercé pour détecter son manège tant sa présence était effacée.
  
  Très probablement, il s’agissait d’un flic.
  
  Surveillance de routine ? Mission ordonnée par Klaus Nalozy, le patron de Sylvia ?
  
  Coplan ne prit pas l’incident au tragique. Néanmoins, il décida de ne pas prolonger le petit jeu. Ayant gagné le Ring, il monta dans un tramway. Puis, à l’ultime seconde, comme s’il changeait brusquement d’idée, il descendit du tramway. Le quidam en complet beige, pris au dépourvu et trop attardé pour atteindre une des portes réservées à la sortie, dut se résigner. Le tramway l’emporta.
  
  Sans perdre un instant, Francis traversa le boulevard, monta dans un taxi.
  
  - Rathaus Platz, jeta-t-il au chauffeur.
  
  Le taxi démarra, fila dans la direction opposée à celle qu’avait prise le tramway.
  
  Même si le type en beige avait des réflexes rapides, l’astuce de Coplan ne lui laissait aucune chance.
  
  Malgré cela, à toutes fins utiles, Francis, en débarquant de son taxi devant l’Hôtel-de-Ville, jugea prudent d’effectuer encore un petit slalom supplémentaire autour du Rathaus Park avant de reprendre un autre tacot pour se faire conduire vers les collines de Grinzing. Comme le hameau rustique n’est guère distant que de cinq kilomètres du centre de Vienne, Coplan ne fut pas en retard au rendez-vous. Sylvia venait tout juste d’arriver.
  
  Après avoir dîné dans la salle à manger de l’auberge, ils se retirèrent discrètement dans la jolie chambre campagnarde qu’ils avaient occupée la nuit précédente.
  
  Sylvia se montra encore plus amoureuse que la veille. On eût dit que l’anxiété, le remords et le sentiment de culpabilité qu’elle éprouvait à l’égard de son patron fouettaient son ardeur sensuelle.
  
  Entre deux étreintes, Coplan, subjugué par la fougue de sa partenaire, murmura en souriant :
  
  - Je comprends que Nalozy soit jaloux.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Une maîtresse comme toi, ça ne se rencontre pas tous les jours. Tu es très douée, entre nous soit dit.
  
  Sylvia, les cheveux dans le visage, la chair encore toute palpitante de plaisir, soupira, alanguie :
  
  - C’est un homme comme toi que j’aurais dû rencontrer. Klaus est terriblement économe de lui-même. Il a toujours peur de gaspiller ses forces. Il me trouve belle et il admire mon corps, mais il n’apprécie pas tellement ma... ma gourmandise, comme il dit. Moi, je me sens comme une voiture qui peut faire du 250 à l’heure, mais Klaus ne dépasse jamais le 110.
  
  - C’est un homme prudent, fit remarquer Francis dont la main errait sur le joli ventre lisse et tiède de la blonde.
  
  - Tu crois ? Je ne suis pas de ton avis... Et la preuve, c’est que je suis ici, dans tes bras. Quand je t’ai vu, j’ai tout de suite deviné que tu étais capable de conduire un bolide en prenant tous les risques.
  
  Dans la demi-pénombre des lumières tamisées, elle étira son corps superbe. Sa nudité était un admirable mélange de courbes et de creux que modulaient des ombres chaudes, soyeuses, parfumées. Ses hanches en amphore et ses cuisses pleines formaient un contraste fascinant avec sa taille fine et flexible ; ses épaules rondes, parfaites, et ses seins d’une fermeté pulpeuse irradiaient ce sortilège irrésistible qui éveille le désir. Des pieds à la tête, depuis la délicatesse de la cheville jusqu’à la corolle entrouverte de la bouche, elle incarnait le troublant mystère de la féminité, ce mystère à la fois tendre, violent, impérieux, fragile et d’une force surprenante dans la volupté.
  
  Elle reprit d’une voix un peu sourde :
  
  - Klaus me reproche de trop aimer l’amour, mais le malheureux ne se doute pas à quel point j’aime ça !...
  
  Elle s’enroula autour de Francis, chuchota :
  
  - Caresse-moi... partout... mange-moi, tue-moi... Quand je sens ta force qui me brûle, je voudrais que ça ne finisse jamais...
  
  
  
  
  
  Coplan dormait à poings fermés lorsque le téléphone sonna près de son oreille, sur la table de chevet.
  
  Réveillé instantanément et retrouvant sans transition sa lucidité, Francis décrocha le combiné.
  
  - Oui, j’écoute, dit-il en poussant le bouton de l’applique qui surplombait le lit et en regardant l’heure à son poignet.
  
  - Coplan ? grogna une grosse voix rogue, reconnaissable entre toutes.
  
  - Oui, fit Coplan.
  
  - J’aimerais vous rencontrer dans une heure, c’est-à-dire à huit heures.
  
  - C’est que... je ne me sens pas tout à fait dans mon assiette, prononça Francis.
  
  - Je sais, mais c’est sans importance. Votre ami Roger Mizard vous prendra devant votre hôtel à huit heures moins cinq.
  
  Clac.
  
  Il avait raccroché aussi sec.
  
  Coplan redéposa le combiné sur sa fourche, se gratta l’occiput, s’étira en bâillant, resta pensif un moment.
  
  Diable !... Le directeur du SDEC était à Vienne ! Pourquoi ?
  
  En principe, le Vieux ne se déplaçait que dans les très grandes occasions.
  
  Etait-il de passage ? Etait-il venu tout exprès pour cette histoire de la Geheime Légion ?
  
  Coplan repoussa le simple drap de lit qui le recouvrait, se leva pour aller fermer la fenêtre de la terrasse, se dirigea vers la salle de bains.
  
  Comme il était rentré à cinq heures du matin, il avait tout juste dormi deux heures. Heureusement, les exploits amoureux lui réussissaient plutôt et il se sentait en pleine forme. Il commença sa toilette.
  
  A huit heures moins cinq, il franchissait le porche de l’hôtel. Mizard était là, près du kiosque, les deux mains dans les poches. Coplan le rejoignit.
  
  - Salut, Roger.
  
  - Salut, Francis... Amène-toi, ma bagnole est à l’autre bout du parking.
  
  - Minute, marmonna Coplan. Tu me conduis chez le Vieux ?
  
  - Oui.
  
  - J’ai du monde à la traîne.
  
  - Je sais. Je t’expliquerai.
  
  Ils traversèrent le parking encombré, montèrent dans la D.S. grise qui démarra aussitôt. Mizard grommela entre ses dents :
  
  - Tu connais le Griechenbeisel ?
  
  - Oui.
  
  - Je te jette là. Pigé ?
  
  - Pigé.
  
  La D.S. avait viré dans la Kärntnerstrasse et roulait en direction de la cathédrale. Au carrefour du Graben, elle tourna à gauche pour longer la jolie place et couper vers le Marché-au-Charbon.
  
  Une Opel jaune pâle avait effectué la même manœuvre derrière la D.S.
  
  Mizard s’enquit :
  
  - Qui sont ces zouaves qui s’intéressent à tes allées et venues ?
  
  - Pas la moindre idée, on a oublié de me les présenter.
  
  - Je vais ralentir. Si tu peux noter les numéros de leur plaque, je vérifierai.
  
  Au tournant d’une rue, Mizard freina.
  
  L’Opel jaune pâle, qui s’était hâtée pour ne pas perdre le contact, fut obligée de bloquer pour ne pas emboutir la D.S. Mizard reprit sa promenade le plus naturellement du monde.
  
  - W 66.882.
  
  Mizard répéta l’immatriculation et ajouta :
  
  - C’est gravé dans ma caboche... Je les balade encore pendant cinq minutes et ensuite je mets le cap sur l’Impasse des Grecs.
  
  Après un détour plein de fantaisie, la D.S. revint à la cathédrale, traversa le parvis, enfila la Rotenturmstrasse, descendit jusqu’à la rue du Marché-aux-Viandes, s’engagea dans cette rue, tourna à gauche, stoppa.
  
  Coplan, qui s’était préparé, débarqua en souplesse, dégringola les vieilles marches de pierre de l’escalier qui fermait l’extrémité de l’impasse.
  
  Dans la rue, en contrebas, le Vieux attendait dans un taxi dont il avait baissé la vitre de portière. Coplan marcha rapidement vers le taxi, s’y engouffra.
  
  Trois minutes plus tard, ils avaient franchi le canal du Danube.
  
  Le Vieux avait dû faire la leçon au chauffeur du taxi, car le bonhomme, un quinquagénaire aux épaules voûtées, aux cheveux gris, ne demanda ni instructions ni explications. Il improvisa un itinéraire insensé pour retomber finalement dans la Mariahilferstrasse, de l’autre côté de la ville, et il s’arrêta à l’un des carrefours de l’interminable rue commerçante, non loin du café Ritter.
  
  - Merci, Dieter, dit le Vieux au chauffeur. Je vous reverrai plus tard.
  
  Le quinquagénaire se contenta d’opiner d’un hochement de la tête.
  
  Le Vieux guida Francis vers un vieil immeuble gris dont le rez-de-chaussée était occupé par une boutique de maroquinerie. Il poussa la porte, pénétra dans le magasin, salua la jeune femme qui se tenait debout derrière un comptoir de chêne.
  
  - Bonjour, Frau Schmidt.
  
  - Bonjour, Monsieur Pascal, répondit l’Autrichienne en souriant. Vous êtes bien matinal à ce qu’il me semble !
  
  - Reinhard vous avait prévenue, j’espère ?
  
  - Oui.
  
  - Il est là ?
  
  - Il vous attend. Vous connaissez le chemin.
  
  Le Vieux et Francis traversèrent la boutique, débouchèrent dans une pièce où étaient remisées des marchandises : articles de voyage, valises en cuir, etc... Dans un coin de ce local, assis à une petite table de bois, un robuste gaillard d’une trentaine d’années, aux cheveux blonds taillés en brosse, à la physionomie rude mais ouverte, buvait une tasse de café.
  
  - Ah, s’exclama-t-il en apercevant le Vieux, vous voici arrivé ! Bonjour, Monsieur Pascal.
  
  - Bonjour, Reinhard. Je ne vous demande pas si vous allez bien, cela se voit à votre figure.
  
  - Ma foi, tout va bien chez nous, Monsieur Pascal.
  
  - Nous bavarderons tout à l’heure. Puis-je disposer du petit salon ?
  
  - Naturellement, acquiesça l’Autrichien. Peut-être qu’une tasse de café vous ferait plaisir ? Il est tout frais, Beate vient de le faire.
  
  - Volontiers, accepta le Vieux. Cela fera le plus grand bien à mon ami...
  
  Il présenta Coplan :
  
  - Monsieur Francis... Reinhard Schmidt, un de nos excellents correspondants.
  
  Coplan et l’Autrichien se serrèrent la main. Après quoi, le Vieux entraîna Francis vers un petit escalier situé au-delà de la remise. Ils montèrent à l’entresol, où se trouvait le logement du ménage Schmidt.
  
  Le Vieux avait l’air de bien connaître les êtres. Il guida Coplan vers un modeste salon bourgeois, tranquille et sombre, où il alluma le plafonnier. La pièce, qui sentait un peu le renfermé, occupait le centre de l’appartement et n’avait aucune fenêtre.
  
  - Bon, dites-moi, Coplan, commença le Vieux en prenant place dans un fauteuil, où diable êtes-vous resté de huit heures du soir à cinq heures du matin ?
  
  - Dans une auberge de Grinzing, en galante compagnie, avoua froidement Francis.
  
  - Qui ?
  
  - La secrétaire de Klaus Nalozy, un des patrons des S.R. autrichiens.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Voilà une question que vous ne me poseriez pas si vous connaissiez la dame. Une beauté. Une vraie beauté.
  
  Le Vieux haussa les épaules d’un air agacé.
  
  - Pour la bagatelle ? insista-t-il en fronçant les sourcils.
  
  - J’avais des loisirs et elle me tendait la perche, pourquoi n’en aurais-je pas profité ?
  
  - Elle vous tendait la perche ? Que voulez-vous dire ?
  
  - Rien de particulier. Quand une femme vous fait comprendre d’un seul regard que ça ne tient qu’à vous...
  
  - Je ne sous-estime pas votre charme, mais je suppose que cette femme a une idée derrière la tête, non ?
  
  - Ce n’est pas impossible. Son attitude est peut-être un peu équivoque, mais je n’ai pas essayé de savoir ce qu’elle avait derrière la tête, comme vous dites. En fait, je ne me suis pas beaucoup occupé de sa tête.
  
  - Vous n’allez tout de même pas me dire que vous avez fait l’amour de neuf heures du soir à quatre heures du matin ?
  
  - Il y a des moments de répit, forcément. On les meuble fort agréablement : une cigarette, un verre de champagne, un tendre bavardage.
  
  Le Vieux plissa sa grosse bouche, puis, péremptoire :
  
  - Cette fille vous surveille pour le compte de son patron, ça ne fait pas un pii.
  
  - Et alors ? Sauf erreur, c’est une forme de surveillance qui ne fait de tort à personne.
  
  - Vous finirez par ruiner votre santé.
  
  - Ne me dites pas que vous êtes venu à Vienne pour veiller sur ma santé, glissa Francis, ironique. Vous avez reçu mon rapport, j’imagine ?
  
  - Évidemment.
  
  - Quelle est votre décision ?
  
  - Nous marchons, annonça le Vieux avec fermeté. Nous marchons à fond.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  En apprenant la décision prise par son chef, Coplan était demeuré impassible.
  
  Il alluma une Gitane, s’installa posément dans un des autres fauteuils de cuir qui meublaient le petit salon paisible.
  
  Le Vieux, un peu surpris par l’absence de réaction de son collaborateur, grommela :
  
  - Cette décision ne vous fait pas plaisir ? Je croyais que vous aviez fait le serment de venger la petite Monique et de traquer ses assassins ?
  
  - Cette décision me réjouit, reconnut Francis, mais j’avoue qu’elle m’étonne.
  
  - Pourquoi ?
  
  - A ma connaissance, c’est bien la première fois que vous acceptez un tel marché. Les conditions posées par le docteur Brücker sont énormes, non ?
  
  - L’enjeu l’est aussi. Quand j’ai communiqué en haut lieu le contenu de votre rapport, la réponse est venue presque instantanément. Le gouvernement est d’accord pour participer sans la moindre restriction à la lutte contre les terroristes de la Geheime Legion. Dans la conjoncture actuelle, la réconciliation des deux Allemagnes est la clé de voûte de la coexistence pacifique. Et ceux qui s’opposent à cette politique doivent être éliminés. C’est net, sans bavures.
  
  - Dans ce cas, conclut Francis, vogue la galère.
  
  - Votre manque d’enthousiasme me surprend, marmonna le Vieux en dévisageant Coplan. Quelque chose vous chiffonne, ou bien quoi ?
  
  Coplan expulsa un long jet de fumée. Puis, d’une voix méditative :
  
  - L’efficacité des associations m’a toujours laissé sceptique, vous le savez. Le docteur Brücker veut créer une espèce d’Interpol des services secrets intéressés par la G.L. et il espère obtenir ainsi une action renforcée. Personnellement, je n’y crois pas. Comme nous n’aurons ni les moyens ni la cohésion de l’Interpol, nous allons tout simplement embrouiller le problème et compliquer le travail. Un échange d’informations selon les processus normaux aurait été suffisant... A mon avis, ce projet de comité cache quelque chose.
  
  - Voyons, Coplan ! s’exclama le Vieux en prenant un air faussement interloqué. Vous voulez me faire croire que vous n’avez pas deviné d’emblée l’arrière-pensée de Brücker ? Les Russes veulent se couvrir, c’est l’évidence même. Et surtout vis-à-vis de Washington, bien entendu. Comme il s’agit de démolir une organisation anti-communiste, Moscou ne veut pas rater l’occasion. L’Italie, l’Allemagne de l’Ouest, la France, ce sont les alibis des Soviets dans cette histoire.
  
  - Et nous marchons quand même ?
  
  - Ben dame, c’est le but qui compte ! Toutes les alliances sont bonnes quand il s’agit d’écraser une bande d’individus qui menacent la paix.
  
  - Je suppose que vous voyez où cela nous mène, sur le plan des réalités concrètes ? Nous allons bel et bien aider les communistes à liquider des hommes qui ont risqué leur vie pour fuir le régime communiste. En d’autres termes, nous allons nous mettre au service des Vopos de Berlin-Est pour abattre des Allemands que les Vopos ont ratés lorsque ces fugitifs ont franchi le Mur de la Honte.
  
  - Quelle vision erronée ! protesta le Vieux. Nous allons combattre des gens dont la haine met l’avenir de l’Europe en péril, voilà comment il faut voir cette affaire. Et le concours des communistes est une excellente chose pour nous. D’ailleurs, le projet de Brücker traduit chez les Russes une évolution significative : la paix est devenue leur objectif prioritaire. Nous serions fautifs si nous leur refusions notre collaboration.
  
  A cet instant, on frappa à la porte.
  
  C’était Beate Schmidt qui apportait, sur un plateau, un pot de café fumant, deux tasses, du sucre, du lait et des tartines beurrées.
  
  - J’ai pensé que vous n’aviez peut-être pas eu le temps de prendre le petit déjeuner, dit-elle en déposant le plateau sur la table ronde du petit salon.
  
  Beate Schmidt était blonde, assez plantureuse, placide. Sans être vraiment jolie, elle avait la beauté douce et saine des filles de la campagne. Ses yeux bleus étaient limpides, ses bonnes joues rondes étaient roses, sa bouche était fraîche et candide comme un fruit.
  
  Le Vieux, sur ce ton paternel et débonnaire qu’il savait prendre quand il le fallait, prononça en allemand :
  
  - Je suis désolé de vous causer tout ce dérangement, Frau Schmidt. A cause de moi, vous avez dû ouvrir votre magasin un dimanche matin.
  
  - Oh, non ! dit-elle, souriante. Tous les ans, à partir de Pâques, nous ouvrons le dimanche matin. Quand les gens commencent à penser aux vacances, c’est la bonne saison pour nous... Je vous laisse bavarder.
  
  Elle se retira.
  
  La bonne odeur du café chatouillait agréablement les narines de Francis, et la vue de ces tartines appétissantes lui rappelait qu’il était à jeun.
  
  Le Vieux se servit une tasse de café noir, puis dit à Coplan d’une voix ironique :
  
  - Allez-y, attaquez cette pile de tartines. Si vous devez revoir votre amie autrichienne, ce n’est pas le moment de vous laisser abattre.
  
  Francis ne se le fit pas dire deux fois. Quant au Vieux, il ne put résister à la gourmandise et il piqua à son tour une tranche de pain beurrée.
  
  Buvant et mastiquant, ils reprirent leur conversation. Coplan demanda à son directeur :
  
  - Avez-vous une idée exacte du rôle que le professeur Bruno Kreits joue dans cette histoire ? Le personnage m’intrigue, figurez-vous.
  
  - Pour quel motif ?
  
  - Sa position me paraît particulièrement ambiguë. Il n’est pas ministre, il ne fait pas partie officiellement des services de Renseignement, il ne participe pas aux activités du Dr Brücker, bref, il n’est pas dans le coup. Et pourtant, quand on y regarde de plus près, c’est lui qui est la cheville ouvrière de ce consortium que nous allons former. En outre, si je me fie aux tuyaux de Mizard, Kreits aurait la réputation d’être une antenne du Kremlin.
  
  Une lueur désabusée traversa le regard du Vieux. Il avala la bouchée de pain qu’il avait dans la bouche, but une gorgée de café.
  
  - Je vais vous dire, Coplan, murmura-t-il. D’une façon générale, n’essayez pas de fouiller les arrière-plans des individus auxquels vous allez avoir affaire. Dans ces pays-ci, le passé des gens ne contient aucune référence valable quant au présent. Où que vous soyez, rappelez-vous toujours que tout individu âgé de plus de 40 ans a participé à l’aventure hitlérienne. Avec conviction ou contre son gré, la question n’est pas là, mais il y a participé et ça l’a profondément marqué... Ces Allemands et ces Autrichiens de plus de 40 ans étaient les soldats d’Hitler. Et les femmes de la même génération étaient leurs mères, leurs sœurs, leurs épouses. Et les jeunes d’aujourd’hui sont leurs enfants... Ces millions d’individus ont été emprisonnés, dénazifiés, épurés, jugés, pourchassés, déplacés, cachés, ruinés, humiliés, bref, ce sont des rescapés de l’enfer. Quel est leur état d’âme aujourd’hui ?... Bruno Kreits a été prisonnier en Angleterre. Au lieu de le traîner devant un tribunal, les Américains ont estimé plus profitable pour eux de le récupérer en douce pour l’utiliser. Kreits jouissait d’une certaine autorité morale dans les milieux universitaires de Vienne. Or, pour restaurer un ordre viable en Autriche, il fallait la collaboration de l’élite. Kreits a accepté le rôle. Et cependant, les gens de la C.I.A. ont découvert peu de temps après que Kreits avait fait partie d’une coalition secrète qui voulait se rallier au bloc soviétique pour vaincre les Anglo-Saxons et sauver ce qui pouvait encore être sauvé.
  
  Le Vieux haussa les épaules, marmonna :
  
  - A quel moment Kreits a-t-il été sincère avec lui-même ?... Je ne suis pas dans sa conscience, mais j’imagine que cet homme n’avait qu’une pensée : SURVIVRE. Et ils doivent être dans le même cas, les soixante millions d’autres. Alors, pour se faire une opinion, autant cracher dans la mer.
  
  Coplan mangeait et buvait avec un entrain visible. Il articula :
  
  - Serait-il indiscret de vous demander pourquoi vous êtes venu à Vienne ? Vous pouviez me transmettre votre décision par le canal de Roger Mizard, n’est-ce pas ?
  
  - Je vais à Belgrade, révéla le Vieux. La police yougoslave vient de faire des découvertes de la plus haute importance, paraît-il. Des découvertes qui ont un rapport direct avec l’assassinat de Koniatis. Je vous signale en passant que la G.L. a liquidé récemment le nommé Boris Gosnik, un ami de Koniatis.
  
  - J’ai appris cela hier. Et le colonel Anton Razinac, de la K.O.S., m’a effectivement promis des tuyaux importants.
  
  - Eh bien, voilà, je vais à la source. Mais je tenais à faire escale en cours de route pour vous rencontrer, car, en définitive, si j’ai une chose importante à vous communiquer de vive voix, c’est la suivante : maintenant que nous sommes embringués dans cette croisade, Coplan, je vous demande avec insistance de rester sur le qui-vive. Vous connaissez les méthodes de la Geheime Legion : aucun signe extérieur qui puisse révéler leur présence, aucun avertissement, aucun indice avant-coureur. Ils surgissent, ils frappent à mort et ils disparaissent. Par conséquent, tenez-vous à l’affût nuit et jour. Et voici mon ordre formel : à la moindre incertitude, décrochez et disparaissez. Une planque a été préparée pour vous à Berlin, chez Markus Leiner. C’est par lui que nous reprendrons contact le cas échéant.
  
  Le Vieux vida sa seconde tasse de café, puis :
  
  - Quand vous êtes-vous aperçu que vous faisiez l’objet d’une filature ?
  
  - Hier soir, à huit heures et demie, en quittant mon hôtel.
  
  - Qu’en pensez-vous ?
  
  - Je crois qu’il s’agit de la Sûreté viennoise. La filature n’est pas très acharnée... J'interrogerai Klaus Nalozy à ce sujet. Mais, de toute manière, s’il s’agissait de la Geheime Légion, je serais déjà à la morgue à l’heure qu’il est. Quand je suis sorti de l’Europa, hier soir, j’étais parfaitement vulnérable.
  
  - A partir du moment où les actions seront engagées, la foudre peut s’abattre sur vous à l’instant où vous vous y attendez le moins. A ce propos, je vais vous remettre une clé de l’appartement, ici. Ne galvaudez pas ce refuge, cela va sans dire. N’utilisez cet endroit que dans un cas de péril extrême.
  
  - Vos relations à l’étranger m’épateront jusqu’à mon dernier jour, dit Coplan en souriant. Comment vous y prenez-vous ?
  
  Le Vieux eut un geste de la main, comme pour minimiser la chose :
  
  - C’est du travail à long terme, fit-il. Le père de Reinhard Schmidt était mourant dans une prison belge quand je l’ai sorti de ce pétrin. C’était en décembre 1944, Reinhard avait huit ans... Son père vit toujours, dans un bled du côté de Linz. Je suis un peu le Bon Dieu pour cette famille... Il n’y a rien de bien sorcier dans tout cela.
  
  - Est-ce que vous comptez repasser par Vienne à votre retour de Belgrade ?
  
  - Si j’ai des informations brûlantes, oui, et je vous contacterai. Sinon, je file directement sur Paris. De toute manière, envoyez vos rapports quotidiens au Service, mon intérim est assuré.
  
  - Sauf contre-ordre, le comité doit tenir sa séance inaugurale demain ou mardi. Je vous tiendrai au courant.
  
  - Parfait. Pour une fois, dominez votre impulsivité et ne prenez pas d’initiatives hasardeuses, Coplan. Tenez-vous à l’affût et décrochez au premier incident insolite. Ce n’est pas une recommandation, c’est un ordre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  C’est le mardi matin, à onze heures, que le comité tint sa première conférence.
  
  Grâce à l’appui actif des autorités autrichiennes, le docteur Brücker avait obtenu que la plus vaste pièce du premier étage de l’immeuble de la Siebensterngasse fût aménagée en véritable salle de conseil. L’administration avait fait diligence et, de plus, elle avait bien fait les choses. Les vieux meubles dépareillés avaient été remplacés par une grande table ovale, en chêne massif, assortie de sept fauteuils confortables. Un sous-main de cuir avec buvard vert, un bloc de papier à lettres avec stylo-bille et un cendrier de cristal avaient été disposés devant chaque siège.
  
  Brücker, avec un souci typiquement germanique du détail, avait même prévu un carton indiquant la nationalité de chacun des participants et lui désignant la place qu’il devait occuper.
  
  Avant d’ouvrir les débats, Brücker fit les présentations qui s’imposaient. En effet, certains membres du comité se rencontraient pour la première fois. C’était le cas, notamment, pour Coplan qui n’avait pas encore eu l’occasion de faire la connaissance de deux de ses collègues : l’Italien et le Russe.
  
  L’Italien était un chef de division du S.I.D. (Service italien de contre-espionnage) délégué par la Direction Générale de Rome. Il était âgé d’environ quarante ans, bien bâti, d’un abord extrêmement sympathique quoique réservé. Ses yeux sombres et graves reflétaient une intelligence calme, pénétrante, attentive. Il se nommait Umberto Caviani.
  
  Le Russe était un officier du K.R.U. (Contre-espionnage soviétique), répondant au nom de Boris Valenko ; solide gaillard d’une trentaine d’années, au visage rond et plein, à l’expression sérieuse, franche, empreinte de ce mélange de cordialité et d’assurance qui caractérise la jeune génération soviétique.
  
  Coplan lui trouva une certaine ressemblance avec le cosmonaute Gagarine.
  
  Brücker, une fois ces formalités de courtoisie terminées, ouvrit la séance.
  
  - Je suis particulièrement heureux, chers collègues, de constater que nos gouvernements ont été unanimes à nous accorder la totalité de leurs moyens pour mener à bonne fin la tâche qui nous réunit ici. Cela prouve que notre vieille Europe a bien évolué et qu’elle est maintenant capable de surmonter ses éternelles rivalités quand il s’agit de lutter pour la paix mondiale... Avant d’examiner ensemble notre programme d’action, je pense qu’il est indispensable de définir le principe de base de cette action... Notre objectif commun ne pose aucun problème : nous sommes tous d’accord pour lutter contre la Geheime Legion dont nous avons tous admis la nocivité. A des titres divers, nos pays ont été gravement lésés par les activités de cette organisation terroriste. Pour mémoire, je vous rappelle les faits...
  
  Et Brücker relata succinctement les assassinats perpétrés par les tueurs de la G.L.
  
  Coplan ne put s’empêcher de penser dans son for intérieur : « De toutes les choses que j’ai vues au cours de ma carrière, c’est peut-être celle-ci la chose la plus ébouriffante : la Table Ronde des services secrets ! »
  
  Tout en écoutant religieusement la récapitulation à laquelle se livrait Brücker, Francis observait d’un œil faussement absent ses collègues. A sa gauche, il y avait le Soviétique Valenko, impassible, tout d’une pièce, conscient de son importance et de son bon droit. A côté de Valenko se trouvait Klaus Nalozy, le patron de Sylvia, plus élégant et plus aristocratique que jamais. Il était là à titre d’observateur - au nom de la puissance invitante - et il affichait ostensiblement une attitude passive : les bras croisés, le dos renversé contre le dossier de son fauteuil, le regard méditatif. Ensuite venait le gros Hans Tieckmeier, représentant l’Allemagne de l’Ouest ; débraillé, un peu congestionné, un mégot de petit cigare aux lèvres, une lueur matoise dans l’œil globuleux. Très énigmatique, celui-là. (Sans raison analysable, Coplan trouvait que Tieckmeier faisait penser à un mécréant égaré dans une réunion de curés.)
  
  Assis à côté de Tieckmeier, il y avait Anton Razinac. Le colonel yougoslave était d’une modestie presque saugrenue. Autant l’Allemand était voyant, autant le colonel de la K.O.S. paraissait inexistant. Son visage dénué de personnalité, son costume de confection et son regard inexpressif faisaient vraiment de lui le plus banal des « hommes-de-la-rue ».
  
  Enfin, fermant le cercle, venait Umberto Caviani, grave et recueilli, les paupières mi-closes ne laissant filtrer qu’un mince regard sombre. Personnage plus complexe, plus mystérieux, dont on percevait d’une manière presque palpable l’intelligence subtile, toujours en éveil.
  
  Brücker, qui venait de terminer son énumération, enchaîna sur un ton tranquille :
  
  - Aux actions clandestines de nos adversaires, nous devons opposer une offensive clandestine. Par conséquent, je préconise la méthode la plus sûre, la formule qui offre le plus de garanties : l’élimination physique pure et simple de tous les militants de la G.L. identifiés et repérés.
  
  Coplan avait tiqué. Mais c’est le Yougoslave Anton Razinac qui prononça d’une voix teintée de stupeur :
  
  - Vous voulez dire que nous devons répondre à l’assassinat par l’assassinat ?
  
  Brücker posa ses yeux ronds sur le colonel de la K.O.S.
  
  - Vous vous exprimez d’une façon un peu brutale, colonel Razinac. Mais comme je crois que nous avons tous l’habitude d’appeler un chat un chat, telle est bien la proposition que je viens de formuler.
  
  Razinac, avec une fermeté que son aspect inoffensif ne laissait pas prévoir, déclara :
  
  - Je ne suis pas d’accord. Votre proposition est insensée... Opposer le terrorisme au terrorisme, c’est l’engrenage fatal et cela ne peut aboutir qu’à des résultats catastrophiques pour nos gouvernements.
  
  Brücker articula, granitique :
  
  - Vous avez une meilleure formule à suggérer ?
  
  - Mais naturellement ! s’écria le Yougoslave. Notre action est légitime et nous avons affaire à un adversaire qui n’a aucune justification légale. Dès lors, pourquoi renoncer à notre arme la plus efficace, je veux dire la loi ? Nous devons capturer les membres de la Geheime Legion pour les présenter à la justice.
  
  Le gros Tieckmeier, de sa voix éraillée, jeta en riant :
  
  - Vous envisagez de faire le procès de la Geheime Legion en plein jour, avec un tribunal régulier, des magistrats, des avocats, des jurés ?
  
  - Evidemment, confirma le Yougoslave.. C’est notre intérêt à tous.
  
  - A quel point de vue ? fit Tieckmeier, goguenard.
  
  - Pour commencer, répondit Razinac, le respect de la légalité est toujours un avantage pour tout le monde. Mais, dans le cas présent, il y a un élément de propagande qui intervient : en étalant au grand jour l’erreur politique de la G.L. et la menace que cette erreur constitue pour la paix, nous mettons l’opinion publique de notre côté. En agissant secrètement, nous faisons le jeu de la Geheime Légion.
  
  Coplan jugea opportun d’appuyer la thèse de Razinac.
  
  - Je partage le point de vue du colonel, dit-il rapidement.
  
  Tous les regards convergèrent aussitôt vers Francis, qui reprit :
  
  - Il faut avoir le courage de voir les choses en face. Ce n’est pas en éliminant quelques dizaines de tueurs de la G.L. que nous anéantirons cette organisation. Nous ne savons pas qui la dirige et nous ne savons même pas combien de militants elle compte. En revanche, si nous livrons à la justice régulière les membres de la G.L. que nous pouvons appréhender, nous sommes en mesure de faire toute la lumière sur cette affaire : la machine judiciaire peut aller jusqu’aux racines du mal. Et, comme le souligne le colonel Razinac, nous soulevons l’opinion publique contre nos ennemis. Nous faisons d’une pierre deux coups.
  
  Le Soviétique Boris Valenko objecta froidement :
  
  - Si le procès se déroule à Bonn, l’opinion publique sera en faveur de nos adversaires, c’est automatique. Si le procès se déroule à Rome ou à Paris, vous aurez des bagarres dans les rues.
  
  Il se tourna vers Coplan, lui demanda :
  
  - Quel bénéfice la France peut-elle retirer d’un procès où l’on révèle qu’un ancien haut-fonctionnaire faisait de la contrebande en faveur d’un pays de l’Est ?
  
  Le gros Tieckmeier, sans laisser à Francis le temps de répondre, proféra sur un ton catégorique :
  
  - Nous saluons tous les idées de justice, de liberté et de générosité de la France, n’est-ce pas ? Ceci dit, j’aime autant vous prévenir tout de suite que si le comité décide de placer son action sur le plan de la justice légale, je me retire. Des procès, des jugements, des tribunaux, nous en avons tous les jours et ça dure depuis vingt ans ! Dans quelques semaines doit s’ouvrir à Stuttgart le procès d’un bonhomme qui a participé à la mise au point d’une machine qui a été utilisée pour gazer les juifs. Vingt-cinq ans après le délit, vous vous rendez compte ! (Authentique) Au lieu de contribuer à l’apaisement, ces procès rouvrent des plaies et réveillent des haines. Or, sauf erreur, le but de notre comité est précisément d’éliminer ces haines désormais stériles. Au surplus, j’attire votre attention sur un autre aspect de la question : contrairement à ce que d’aucuns s’imaginent, la justice ne suivra pas son cours normal. Ni chez nous, ni en Allemagne, ni en Yougoslavie, ni en Italie, ni en France. Pourquoi ? Parce que la Raison d’État s’y opposera.
  
  Cette fois, il se tourna vers le colonel yougoslave :
  
  - Est-ce que Belgrade peut actuellement se payer le luxe de révéler à 200 millions d’Américains que des matières stratégiques destinées à la Yougoslavie ont été discrètement revendues à l’Allemagne de l’Est avec la complicité de quelques fraudeurs haut placés ? Franchement, ça m’étonnerait.
  
  Brücker comprit que le moment était propice.
  
  - Messieurs, s’écria-t-il, nous allons mettre la question au vote. Je vous signale qu’il faut une voix de plus en faveur de l’une ou l’autre proposition pour créer une majorité. Si nous ne dégageons pas de majorité dans un sens ou dans l’autre, nous devrons renoncer à notre projet de collaboration. Le vote sera secret, bien entendu... Je pense que Herr Nalozy, en sa qualité d’observateur, voudra bien s’occuper du scrutin ?
  
  Klaus Nalozy acquiesça, se leva.
  
  - Que chacun d’entre vous écrive son vote sur une feuille de papier à lettres et plie le feuillet en huit. Je vais chercher une corbeille.
  
  Le dépouillement des votes donna ce résultat inattendu : six voix sur six avaient opté pour la formule du combat clandestin !
  
  Cette conclusion fut acceptée sans commentaires. Et le docteur Brücker aborda alors le point suivant du programme : la coordination des opérations.
  
  
  
  
  
  Levée à 13 heures, la conférence du comité reprit à 15 heures et dura jusqu’à 18 heures.
  
  Il fut convenu que la séance du lendemain serait consacrée au planning technique des investigations et à la délimitation des secteurs géographiques préférentiels.
  
  Sur ces bonnes résolutions, chacun se prépara à quitter la salle. Coplan, prenant Klaus Nalozy à part, lui demanda :
  
  - Pouvez-vous me dire si la Sûreté Fédérale de Vienne m’a inscrit sur sa liste noire ?
  
  - Comment cela ? fit l’Autrichien, pris de court.
  
  - A trois reprises, au cours de ces derniers jours, j’ai été l’objet d’une filature en sortant de mon hôtel.
  
  - Vraiment ? Et vous croyez qu’il s’agit de la Bundespolitzei ?
  
  - Je l’espère ! s’exclama Francis, souriant... Cela ne me dérange nullement, remarquez. Mais j’aimerais savoir à quoi m’en tenir.
  
  - Faites-en part à Fraulein Rommer et donnez-lui quelques détails. Elle interpellera le service intéressé.
  
  - Parfait.
  
  Au moment de sortir pour se rendre dans le bureau de Sylvia, Francis fut accroché par le Yougoslave Razinac :
  
  - J’aimerais bavarder plus à l’aise avec vous, Monsieur Coplan ? Etes-vous libre ce soir ?
  
  - Oui, à la rigueur.
  
  - Puis-je vous proposer de venir prendre un verre chez moi, après le dîner ?
  
  - D’accord. A quelle heure ?
  
  - Vers neuf heures et demie, disons.
  
  - Où ?
  
  - J’occupe l’appartement d’un de mes compatriotes qui voyage actuellement en Afrique. C'est au 329 de la Rotenmuhlgasse, au rez-de-chaussée.
  
  - Dans quel quartier de Vienne se trouve-t-elle, cette rue ?
  
  - Vous connaissez la longue rue qui conduit au château de Schoenbrunn ?
  
  - Non, mais je pense que je la découvrirai sans difficulté.
  
  - Il y a une maison qui porte une plaque commémorative avec l’effigie de Staline en relief. Je crois que c’est le 24, mais je n’en suis pas sûr. Staline a habité dans cette maison... Le premier croisement quand on s’éloigne de Schoenbrunn, c’est la Rotenmuhlgasse. Le 329 est un bel immeuble blanc, style 1830... Sonnez au bouton du rez-de-chaussée, en face du nom : Maniozic. Nous serons tranquilles et nous pourrons échanger quelques vues qui, j’en suis convaincu, ne seront pas inutiles.
  
  - Dois-je comprendre que vous avez reçu les informations que vous attendiez de Belgrade ?
  
  Au lieu de répondre, Razinac acquiesça d’un bref clin d’œil de connivence.
  
  Coplan s’en alla alors pour contacter Sylvia. Il ne l’avait plus revue depuis la seconde nuit qu’il avait passée avec elle à l’auberge de Grinzing, c’est-à-dire depuis l’aube du dimanche. Elle avait été obligée de consacrer son jour de congé à Nalozy.
  
  Elle se montra distante quand Coplan la salua.
  
  - C’est votre directeur qui m’envoie, dit-il sur un ton très officiel. J’ai un petit service à vous demander.
  
  Il lui exposa sa requête. Elle griffonna quelques notes sur un bloc et promit d’interroger la direction de la Bundespolitzei.
  
  Coplan ajouta :
  
  - A titre d’indication, une des filatures s’est effectuée avec le concours d’une Opel jaune pâle immatriculée W 66.882.
  
  Elle nota le renseignement. Il questionna alors d’un air détaché :
  
  - Quand et comment aurai-je la réponse ?
  
  - Je vais y aller le plus tôt possible. Je vous téléphonerai à l’Europa. Si c’est la Bundespolitzei, je vous annoncerai que la Chambre de Commerce a reçu votre lettre. Dans le cas contraire, je vous signalerai que votre demande de catalogues n’est pas encore arrivée.
  
  - O.K. Mais ne m’appelez pas après 20 heures 45. J’ai un rendez-vous en ville à 21 heures 30.
  
  Elle darda sur lui un regard anxieux et frémissant.
  
  - Bien, Monsieur Coplan, dit-elle simplement.
  
  Puis, avec une mimique désolée, elle haussa légèrement les épaules et secoua négativement la tête, lui faisant comprendre qu’elle ne pouvait se libérer.
  
  Il lui répondit par un sourire indulgent, puis il quitta le bureau.
  
  L’œil aux aguets, il rentra à pied à son hôtel. La rédaction du rapport destiné au Service lui prit environ quarante minutes.
  
  En taxi, il alla confier ce pii à Mizard, revint à l’Europa, se fit servir un repas froid dans sa chambre.
  
  Sa montre marquait 20 heures 35 quand le téléphone sonna. C’était Sylvia Rommer.
  
  - Nous avons reçu votre réclamation et nous avons fait les recherches nécessaires, déclara-t-elle. Nous sommes désolés, mais le secrétariat de la Chambre de Commerce n’a pas enregistré votre demande de catalogues.
  
  - Je vous remercie, Fraulein. Je ferai vérifier à Paris.
  
  Il raccrocha, le visage rembruni.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Au lieu de sortir de l’hôtel par le hall principal, comme il avait coutume de le faire, Coplan traversa les salons du rez-de-chaussée, déboucha dans la brasserie snack-bar (qui était l’une des dépendances de l’Europa) et gagna la sortie qui donnait directement dans la Kärntnerstrasse.
  
  Prévoyant le cas où les mystérieux inconnus qui s’intéressaient à ses déplacements auraient eu l’idée de garder toutes les issues de l’hôtel, il se glissa derrière un groupe de promeneurs qui déambulaient dans la rue pleine d’animation.
  
  Ainsi protégé par un écran vivant, il marcha pendant quelques minutes en direction de la cathédrale. Au premier carrefour, profitant des feux rouges, il traversa, toujours mêlé à la foule.
  
  Arrivé au coin de la Weihburggasse, il tourna rapidement à droite, accéléra le pas, tourna une deuxième fois à droite et s’engagea dans un passage commercial. Sans hésiter, il entra dans la première boutique encore ouverte à cette heure. C’était une pharmacie.
  
  Il acheta des mouchoirs en papier, réclama plus spécialement des mouchoirs parfumés à l’eau de Cologne et au menthol, histoire de faire durer les choses un peu plus longtemps. Aux aguets, il surveilla l’allure des personnes qui passaient devant la pharmacie.
  
  N’ayant rien décelé de suspect, il quitta le magasin et repartit dans la direction qu’il avait prise pour venir.
  
  Après deux ou trois manœuvres du même genre, il eut la quasi-certitude que nul promeneur équivoque n’évoluait sur ses talons. Il se dirigea alors vers les taxis en stationnement à l’angle de l’Opern-Ring, monta dans une Mercedes noire et donna l’adresse que Razinac lui avait indiquée.
  
  A son coup de sonnette, le colonel des services secrets yougoslaves vint en personne ouvrir l’huis.
  
  - Entrez, dit-il. C’est la dernière porte au fond du couloir...
  
  Coplan pénétra dans une vaste pièce carrée, silencieuse, assez pauvrement éclairée par un lustre à six branches dont deux ampoules seulement étaient allumées. Les meubles bourgeois et le tapis étaient d’une classe médiocre.
  
  - Excusez ce décor hideux, plaisanta Razinac. C’est du meublé, bien entendu.
  
  Il désigna un fauteuil dont le velours élimé avait viré du vert au gris sale.
  
  - Installez-vous... Scotch, vodka ? C’est tout ce que j’ai trouvé pour renflouer le bar qui était à sec.
  
  - Vodka, dit Francis en s’asseyant.
  
  - C’est la réunion des Colombes, ironisa Razinac, mais un Faucon nous apportera son point de vue tout à l’heure (Le colonel fait allusion aux surnoms que portent les politiciens aux Etats-Unis selon la position qu’ils ont prise à l’égard de la conduite de la guerre au Vietnam). J’ai demandé à notre collègue Tieckmeier de passer prendre un verre aux environs de 22 heures 30. J’espère que cela ne vous contrarie pas ?
  
  - Bien au contraire. Je serai ravi de bavarder avec lui à cœur ouvert. Il m’intrigue.
  
  - Décidément, nous avons les mêmes réflexes, vous et moi ! constata le Yougoslave d’un air satisfait. Tieckmeier m’a glissé deux ou trois phrases sibyllines qui m’ont donné envie de le pousser un peu dans ses retranchements.
  
  - Vous le connaissiez avant de le rencontrer ici ?
  
  - Oui, j’ai fait sa connaissance, il y a une quinzaine de jours, lors de l’enquête que j’ai menée à Berlin après l’assassinat de Boris Gosnik. Il ne paie pas de mine, mais je me suis laissé dire qu’il était très fort.
  
  - C’est l’impression qu’il m’a faite, dit Coplan.
  
  Razinac, en chemisette sport, sans cravate, chaussé de sandales de plage, évoquait irrésistiblement l’employé de bureau qui se met à l’aise une fois sa journée finie, et qui se relaxe sans le moindre souci professionnel ou autre.
  
  Coplan se fit la réflexion qu’il n’aurait jamais imaginé qu’un colonel appartenant à la redoutable « Douzième Direction » de Belgrade pût avoir un aspect aussi inoffensif.
  
  Razinac tendit à son hôte un verre de vodka. Puis, un paquet de cigarettes H.B. dans la main, il s'enquit :
  
  - Vous fumez ?
  
  - Oui, mais je prendrai plutôt une de mes Gitanes, si vous le permettez.
  
  - Votre tabac français, il est très bon mais c’est trop fort pour moi, murmura le Yougoslave.
  
  Ils allumèrent leur cigarette.
  
  Razinac, prenant une liasse de papiers dans le tiroir d’un meuble, vint s’asseoir près de Coplan.
  
  - Je suis en mesure, maintenant, commença-t-il, de vous donner un schéma à peu près complet de l’affaire Koniatis-Gosnik... Vous avez reconstitué le mécanisme de l’opération commerciale proprement dite, je suppose ?
  
  - Oui.
  
  - Vous avez cette combine bien en mémoire ?
  
  - Je crois. En résumé, le système était le suivant : en accord avec votre gouvernement, un puissant groupe financier de Bonn avançait à l’Allemagne de l’Est les fonds nécessaires pour acheter des matières premières dont elle a un besoin urgent. Ces marchandises étaient fournies par les États-Unis, mais elles ne pouvaient en aucun cas être cédées à un pays communiste. Grâce à la complicité de quelques fonctionnaires américains qui ont accepté, moyennant une prime substantielle, de fermer les yeux, la Yougoslavie a laissé transiter la marchandise. Et le tour était joué.
  
  - C’est bien cela, confirma Razinac. Le fonctionnaire américain qui s’était laissé acheter par Koniatis est un certain Bornstein, vous vous en souvenez ?
  
  - Oui.
  
  - Mais c’est un fonctionnaire de l’Allemagne de l’Est, un certain Hans Hermeling, qui avait monté toute l’affaire.
  
  - Oui, ce nom me dit quelque chose. Hermeling était à Montevideo lors du drame.
  
  - Hermeling était en rapport avec mon compatriote Gosnik. Et mon enquête m’a permis de découvrir que c’est un collaborateur direct de Hermeling qui jouait le double jeu. Cet Individu, un nommé Kurt Weinbacher, s’est pour ainsi dire désigné lui-même en prenant la fuite. Quand il a compris que nos investigations allaient fatalement aboutir à lui, il a tout laissé tomber et il a pris un avion pour l’Argentine. Aux dernières nouvelles, nos correspondants ont perdu sa trace, mais les recherches continuent.
  
  Coplan hocha la tête et grommela sur un ton pénétré :
  
  - Voilà enfin une piste concrète. Toutes mes félicitations, vous avez fait du bon travail.
  
  - Attendez, ce n’est pas tout. Ce Kurt Weinbacher n’est évidemment qu’un maillon de la chaîne. Nous ayons mis des agents sur l’affaire et ils ont étudié secrètement la vie de ce type : ses relations, ses tenants et aboutissants. Dans l’état actuel de l’enquête, il semble bien que le véritable patron de la Geheime Legion serait un avocat de Berlin-Ouest, un homme d’une trentaine d’années, un nommé Heinz Koldam. C’est lui qui, en réalité, dirigerait toute l’organisation.
  
  - Vous employez le conditionnel ? fit remarquer Francis.
  
  - Nous n’avons pas encore de preuves formelles, reconnut le Yougoslave. Vous comprenez, ce n’est pas tellement commode pour nos agents de surveiller étroitement un Allemand de Berlin-Ouest. Ils doivent y aller en douceur, par la bande. De plus, il s’agit de coincer ce Koldam en flagrant délit, si j’ose dire. Or, un avocat est, par définition, un homme malin et astucieux. Koldam a certainement des couvertures, des alibis. Pour l’épingler, il faudra choisir le bon moment.
  
  - Frapper une seule fois, mais frapper juste.
  
  - Évidemment, ponctua le colonel.
  
  - Vous avez l’intention de le neutraliser par vos propres moyens ou avec la collaboration des autorités de Berlin-Ouest ?
  
  - Nous avons pensé que le...
  
  Un coup de sonnette interrompit l’agent secret yougoslave. Il jeta un regard à sa montre-bracelet.
  
  - C’est Tieckmeier... Il est un peu en avance...
  
  Il se leva, déposa ses papiers sur une table, quitta le salon pour aller ouvrir.
  
  Coplan but une gorgée de vodka, écrasa le mégot de sa Gitane dans un cendrier posé sur une petite table basse, près de son fauteuil.
  
  Il tendit soudain l’oreille, arqua les sourcils. Un étrange bruit lui parvenait, exactement le bruit de quelqu’un qui se gargarise dans son cabinet de toilette.
  
  Il se leva brusquement, déposa son verre de vodka sur la table basse, se dirigea vers le couloir.
  
  Un juron sourd lui échappa. Il se rua vers Anton Razinac qui gisait de tout son long sur le dallage du couloir, la tête curieusement collée contre la porte entrebâillée.
  
  - Razinac ! articula Francis, le cœur figé.
  
  Le Yougoslave agonisait. Les yeux révulsés, la bouche ouverte et le faciès grimaçant, il n’était déjà plus conscient. Une odeur amère flottait autour de lui.
  
  Coplan le tira en arrière, l’enjamba, ouvrit le vantail. Une voiture noire, une Volkswagen, filait à toute vitesse vers Schoenbrunn.
  
  N’ayant aucune possibilité de prendre les fuyards en chasse, Francis referma promptement la porte, se pencha sur le colonel de la K.O.S.
  
  C’était fini. La mort avait déjà fait son œuvre.
  
  Soulevant le cadavre, Coplan le porta dans le salon et l’étendit sur le tapis. Il y avait deux points rouges dans le cou de l’agent secret yougoslave : les points d’impact de deux projectiles-aiguilles à forte dose de cyanure.
  
  Retournant dans le couloir, Francis retrouva les deux aiguilles qui avaient roulé contre la plinthe. Avec un des mouchoirs en papier qu’il avait achetés quelques heures auparavant, il ramassa précautionneusement les deux projectiles empoisonnés, alla les mettre en lieu sûr dans le tiroir d’un meuble du salon.
  
  Pendant une fraction de seconde, il se demanda ce qu’il allait faire.
  
  Puis, sa décision prise, il empocha les papiers que Razinac avait posés sur la table avant d’aller ouvrir ; il éteignit le lustre, quitta le salon en refermant la porte derrière lui.
  
  Dehors, la rue était silencieuse et déserte.
  
  Au moment de fermer la porte de rue, Francis se ravisa. Il retourna dans le salon où gisait le cadavre, fouilla les poches du pantalon du mort, en retira un trousseau de clés.
  
  Alors, emportant les clés, il sortit pour de bon.
  
  Il dut remonter cette interminable Schoenbrunner-Schloss-Strasse (en rasant les murs) jusqu’au croisement du Stieger Brücke avant de tomber sur un taxi qui regagnait le centre à vide.
  
  - Breite Gasse ! jeta-t-il au chauffeur.
  
  Vingt minutes plus tard, il débarquait à l’angle de la rue Siebenstern. Il paya la course et continua à pied jusqu’au 137 où il sonna énergiquement.
  
  Un seul battant de la double porte s’entrouvrit, laissant apparaître le mufle soupçonneux d’un malabar en complet gris.
  
  - Guten Abend, dit Coplan. Je suis un ami de Herr Nalozy.
  
  - Je sais, acquiesça le gorille, entrez.
  
  Ayant franchi le passage, Francis se retrouva dans le couloir, entouré par une bonne dizaine de flics, en civil qui braquaient sur lui leur Steyr M.9 prêt à tonner.
  
  Le cerbère de la porte maugréa :
  
  - Qu’est-ce que vous voulez, Herr Coplan ? Personne ne peut monter là-haut quand Herr Nalozy est absent. C’est formellement interdit, même aux collaborateurs du docteur Brücker.
  
  Pas de doute, les dossiers secrets du Docteur Brücker étaient bien gardés !
  
  Coplan déclara :
  
  - Il faut absolument que j’entre en contact avec Herr Nalozy, de toute urgence.
  
  - C’est vraiment important ? insista le gorille.
  
  
  
  
  
  - Le colonel Anton Razinac vient d’être assassiné.
  
  - Himmel ! Venez par ici...
  
  Il entraîna Francis vers un petit local niché au fond du couloir, une ancienne loge de concierge vraisemblablement, où trônaient un poste émetteur-récepteur, un téléphone portatif, un autre téléphone de style militaire et un petit transistor.
  
  - Employez cet appareil-là et formez le 34.55.11, dit le Cerbère. Vous me passerez l’opérateur quand il sera au bout du fil.
  
  Coplan obtempéra, passa le téléphone au méfiant policier. Ce dernier déclina son nom et prononça un chiffre, puis réclama le contact immédiat avec Herr Nalozy. L’opérateur lui indiqua un numéro d’appel. Le policier raccrocha et dit à Francis :
  
  - Faites le 72.29.21, vous aurez Nalozy au bout du fil.
  
  Coplan fit ce qu’on lui disait. Il fut malgré tout un peu surpris lorsqu’il entendit la voix de Sylvia Rommer qui prononçait :
  
  - Oui, j’écoute. Qui est à l’appareil ?
  
  - Francis Coplan. Je voudrais parler à Herr Nalozy.
  
  - Mais... euh... un instant, je vous le passe, bafouilla la blonde.
  
  Elle avait l’air plutôt estomaquée, la chère Sylvia ! La voix chaude, aristocratique de Nalozy résonna :
  
  - Monsieur Coplan ?
  
  - Désolé de vous déranger, Herr Nalozy, mais j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : le colonel Anton Razinac vient d’être assassiné. J’étais chez lui quand c’est arrivé.
  
  - Quoi ? Où êtes-vous ? Qui vous a donné mon numéro ?
  
  - Je me trouve à la Siebensterngasse ; sous bonne garde, soit dit en passant. Vous connaissez l’adresse de Razinac ?
  
  - J’arrive ! Restez où vous êtes et ne faites rien, je m’occupe de l’affaire.
  
  
  
  
  
  Avant de quitter le lieu où il se trouvait, Nalozy avait eu la présence d’esprit de donner l’alerte générale. A peine venait-il d’arriver à la Siebensterngasse que déjà les autres membres du comité s’amenaient, le visage plutôt sombre.
  
  Un seul associé manquait : l’Allemand de l’Ouest, le gros Tieckmeier.
  
  Nalozy expliqua :
  
  - Je n’ai pas pu le toucher à son hôtel, il avait quitté l’établissement vers 21 heures.
  
  Coplan intervint :
  
  - Il avait rendez-vous avec Razinac à 22 heures 30. Il est sans doute en route.
  
  - Racontez-nous ce qui s’est passé, dit Nalozy. J’ai déjà envoyé une brigade de la Bundespolitzei sur place.
  
  - Nous ferions mieux d’y aller aussi, suggéra Francis. Et le plus vite possible ! Tieckmeier va croire qu’il est tombé dans un traquenard si ce sont des flics qui l’accueillent.
  
  - Vous avez raison, opina Nalozy. Allons-y, ma voiture peut nous transporter tous.
  
  Chez Razinac, la Brigade Criminelle avait discrètement investi l’appartement du rez-de-chaussée. Les constats n’avaient pas encore été faits, mais le témoignage de Francis et les projectiles-aiguilles qu’il avait recueillis rendaient ces formalités superflues.
  
  Pour ses collègues du comité, et en leur présence, Coplan mima la reconstitution, minute par minute, des événements qui s’étaient déroulés dans ce décor entre le moment de son arrivée et le moment du meurtre.
  
  Ce récit fit peser un malaise indéniable sur le petit groupe. Finalement, c’est le Russe Boris Valenko qui exprima à haute voix ce que chacun pensait in petto :
  
  - De deux choses l’une : ou bien nos adversaires sont renseignés sur nous, ou bien Razinac a été désigné aux tueurs de la G.L. avant son arrivée à Vienne.
  
  Les agents secrets, qui ne sont pas des gens bavards, le sont encore moins quand la mort rôde autour d’eux. Personne ne répondit aux hypothèses émises par le Soviétique.
  
  Abordant le problème par un autre biais, le docteur Brücker articula :
  
  - Si Tieckmeier avait rendez-vous ici à 22 heures 30, il devrait être là. Il est maintenant 22 heures 50... Herr Coplan mis à part, Tieckmeier était seul à savoir que le colonel n’avait pas l’intention de sortir ce soir.
  
  Le gros Brücker dévisagea Francis et questionna :
  
  - Au fait, quel était l’objet de cette réunion... euh... hors programme ?
  
  - Razinac désirait approfondir avec moi les circonstances qui ont amené l’assassinat de son compatriote Gosnik et de mon compatriote Koniatis. Ces deux meurtres ont la même origine, comme vous le savez.
  
  - Oui, c’est exact, admit Brücker, mais pourquoi Tieckmeier avait-il été invité également ?
  
  - Parce que les négociations qui ont abouti à ces deux assassinats ont débuté à Berlin.
  
  - Nous verrons si Tieckmeier peut nous éclairer, marmonna Brücker.
  
  A minuit, ils comprirent que Tieckmeier ne viendrait plus. Par ailleurs, Nalozy étant resté en liaison avec l’hôtel Astoria - où l’agent du B.N.D. était descendu - par le truchement du téléphone dont la voiture de la Bundespolitzei était munie, annonça une fois de plus :
  
  - Il n’est toujours pas rentré...
  
  L’appartement occupé par le défunt colonel fut confié à la garde des policiers, et le groupe retourna au Q.G. de la rue Siebenstern.
  
  Pendant le trajet en voiture, Nalozy dit à Coplan :
  
  - Je me suis occupé de cette affaire de filature. Fraulein Rommer a dû vous signaler que la Bundespolitzei n’est pas en cause ?
  
  - En effet.
  
  - Quant à l’Opel dont vous avez indiqué le numéro de plaque, ça ne colle pas du tout avec les immatriculations régulières. Le numéro dont il s’agit appartient à un médecin de la ville, un homme parfaitement honorable, âgé de 68 ans, qui n’a jamais eu d’Opel. Il a une Mercedes qui porte l’immatriculation en question. Notre inspecteur a vu la voiture.
  
  - Il s’agit donc d’une fausse plaque, conclut Francis. Et ça n’a rien de rassurant.
  
  - Dès demain, vous serez protégé en permanence par une de nos équipes, révéla l’Autrichien. Bien entendu, cela ne vous dispense pas de veiller vous-même sur votre sécurité.
  
  Au Q.G. du comité, une conférence de travail fut improvisée pour prendre les décisions qui s’imposaient à la suite de l’assassinat de Razinac. Il fut convenu que le comité se disperserait à la fin de la semaine, après les mises au point techniques, et que des réunions ultérieures, à Vienne, seraient organisées par convocations individuelles via les services de chaque pays.
  
  L’atmosphère n’était plus à la confiance. Ni à la sérénité.
  
  A trois heures du matin, toujours sans nouvelles de Hans Tieckmeier, le comité leva la séance. Nalozy tint à reconduire chacun de ses collègues étrangers à son lieu de résidence.
  
  Coplan, avant de se mettre au lit, décida d’inventorier les papiers qu’il avait fauchés à son regretté collègue yougoslave. Il y trouva, clairement notées, les précieuses informations que le colonel de la K.O.S. lui avait livrées de vive voix quelques instants avant de mourir.
  
  En signes cabalistiques (que personne d’autre que lui-même n’aurait pu déchiffrer), Coplan nota dans son agenda l’essentiel des indications recueillies ; après quoi, il brûla les documents de Razinac dans la cuvette des W.C. et tira plusieurs fois la chasse d’eau pour faire disparaître toute trace de l’opération.
  
  Il se coucha, mais il ne s’endormit pas tout de suite. Certaines attitudes du gros Tieckmeier hantaient sa pensée. Dès leur première rencontre, l’agent de Bonn lui avait semblé bizarre, équivoque ; et son scepticisme rigolard, ses insinuations, certains de ses regards ambigus paraissaient bien indiquer qu’il cachait quelque chose.
  
  Ce qui était sûr, dans tous les cas, c’est que Tieckmeier savait que le colonel Razinac serait chez lui entre 22 heures et 23 heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Sur le moment même, Coplan pensa qu’il était le jouet d’une hallucination auditive comme cela se produit parfois quand on a le sommeil tourmenté. Il se redressa dans son lit, alluma l’applique murale, regarda sa montre : 6 heures 20. Et il avait dû s’endormir vers 5 heures du matin... Les nuits blanches de Vienne n’avaient décidément rien d’agréable !
  
  La voix étouffée appela de nouveau derrière la porte :
  
  - Herr Coplan... Ouvrez, je vous prie...
  
  Cette fois, Francis comprit qu’il ne rêvait pas.
  
  Il se leva, enfila sa robe de chambre, s’approcha de la porte en ayant soin de se tenir contre le mur, c’est-à-dire hors de la trajectoire d'un tireur éventuel.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en atténuant le son de sa voix.
  
  - Ouvrez, je vous prie, insista le visiteur inattendu.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Inspecteur Stein, de la Bundespolitzei...
  
  - Je regrette, je ne peux pas vous recevoir. S’il s’agit d’une convocation, appelez-moi par le téléphone de l’hôtel.
  
  Il y eut un silence. L’oreille tendue, Francis perçut le pas de quelqu’un qui s’éloignait dans le couloir en s’efforçant de faire le moins de bruit possible.
  
  Coplan se débarrassa de sa robe de chambre et s’habilla en vitesse, la mine soucieuse. De toute évidence, ce ne pouvait être qu’une nouvelle tuile qui allait s’abattre sur sa tête. Vrai flic ou faux flic, cet inspecteur Stein était un messager de mauvais augure.
  
  « Si cette intrusion n’est pas un piège, songea Francis, c’est que la Bundespolitzei a décidé de me mettre l’assassinat de Razinac sur les bras. C’est le coup de Punta del Este qui se répète. »
  
  Il passa dans le cabinet de toilette pour se rafraîchir le visage à l’eau froide.
  
  A cet instant, une main discrète frappa à la porte et la voix de Sylvia résonna, assourdie :
  
  - Ouvrez-moi, Francis, c’est Sylvia.
  
  Il alla promptement ouvrir l’huis. Sylvia pénétra dans le petit hall, referma la porte. Elle avait les traits altérés, le regard tendu.
  
  - Viens, souffla-t-elle. Nalozy ne veut pas que tu restes dans cet hôtel une heure de plus. Je m’occuperai de tes bagages et de la note. L’inspecteur Stein va te conduire dans un autre endroit.
  
  - Mais... que se passe-t-il ?
  
  - On a retrouvé Hans Tieckmeier assassiné. Nalozy t’expliquera. Les tueurs de la G.L. sont sur ta piste aussi.
  
  Elle eut une sorte d’élan comme seules les femmes en ont. Elle se jeta contre Coplan, s’agrippa à lui avec ferveur, sans dire un mot, et resta ainsi plusieurs secondes, les yeux fermés, comme pour bien imprimer dans sa chair la certitude qu’il était là, vivant, solide. Enfin, elle se ressaisit, se détacha de lui en chuchotant :
  
  - J’étais malade d’angoisse, d’incertitude... Viens, ils attendent en bas et il ne faut pas semer le trouble dans l’hôtel.
  
  Il voulut lui poser une question, mais déjà elle l’entraînait par la main.
  
  Devant l’hôtel, trois grosses Mercedes noires s’étaient arrêtées perpendiculairement à la façade principale de l’établissement. Une bonne douzaine de costauds en complet gris, la main droite faisant une bosse éloquente dans la poche de leur veston, formaient un barrage sur toute la longueur du trottoir. De l’autre côté de la place, un balayeur municipal, la bouche ouverte de stupeur, assistait, médusé, à ce déploiement silencieux des forces policières en civil.
  
  L’inspecteur Stein fit monter Coplan dans une des limousines et prit place à côté de lui. La voiture démarra aussitôt.
  
  Stein prononça sur un ton bourru :
  
  - Vous connaissez la musique, vous ! Je comprends votre méfiance et ça mérite un coup de chapeau.
  
  A vrai dire, Francis ne pigeait pas très bien. Stein reprit :
  
  - C’est comme ça qu’ils ont eu Hans Tieckmeier. Nous savons maintenant que les salauds qui l’ont tué se sont présentés à l’Astoria avec des cartes de police. Et il y avait même deux policiers en uniforme dans la bagnole, vous vous rendez compte !
  
  - A quelle heure a-t-on retrouvé son... son cadavre ?
  
  - Ce matin, à 5 heures 40. La police municipale avait reçu l’ordre de rechercher une Opel jaune W. 66.882... Une patrouille de Hietzing, en faisant sa ronde, est tombée sur la voiture signalée. Hans Tieckmeier gisait sur le plancher de l’Opel, ratatiné entre les sièges avant et la banquette arrière.
  
  - Où est-ce, Hietzing ?
  
  - Un quartier chic de la banlieue sud-ouest. Un quartier résidentiel où les belles avenues sont désertes la nuit. Mais nous avons quand même déniché un témoin. Une veuve qui souffre d’insomnie et qui a vu arriver l’Opel, puis une autre voiture noire. Elle a pu distinguer deux policiers en uniforme qui descendaient de la voiture noire, mais elle n’a pas vu qu’ils transféraient un corps d’une voiture à l’autre. Dans la demi-obscurité, elle a simplement remarqué quatre individus qui se parlaient.
  
  - Le terrain devient brûlant, marmonna Francis.
  
  - Paraît que c’est vous qui avez donné le signalement de cette Opel jaune ? fit Stein.
  
  - Oui, je l’ai eue à mes trousses, dimanche matin.
  
  - Et vous êtes encore vivant, alors qu’ils vous guettent depuis trois jours ! Vous avez une drôle de veine.
  
  - En effet. Mais je n’oublie jamais de prendre certaines précautions. Pour m’avoir, ils auraient dû m’abattre dans la rue, devant une foule de témoins.
  
  - Nous sommes arrivés, annonça l’inspecteur. Herr Nalozy vous attend dans son bureau, au second étage.
  
  Ils débarquèrent devant un immeuble officiel de la Babenbergerstrasse.
  
  Klaus Nalozy n’était pas seul ; les rescapés du comité étaient là également : Brücker, Valenko et Caviani. Le masque durci, le teint un peu fripé, ils discutaient lugubrement.
  
  Caviani, le menton noirci par une barbe de vingt-quatre heures, dit à Coplan :
  
  - Nous avons eu peur pour vous... Heureusement que vous ayez repéré cette Opel, nous y serions tous passés l’un après l’autre.
  
  - Comment ont-ils tué ce pauvre Tieckmeier ?
  
  - Exactement comme le colonel Razinac : des aiguilles au cyanure, dit l’Italien.
  
  - A-t-on retrouvé les projectiles ?
  
  - Non. Ils ont dû frapper Tieckmeier à bout portant dans la voiture noire.
  
  - Le fait d’avoir abandonné l’Opel semble indiquer qu’ils se savent repérés, fit observer Francis. Le stratagème auquel j’ai eu recours pour les semer dimanche matin ne leur a pas échappé. Néanmoins, j’ai en mémoire le signalement de l’un de ces tueurs : il m’avait suivi, à pied cette fois-là, le samedi soir.
  
  Nalozy intervint :
  
  - Vous en parlerez à l’inspecteur-principal Molk de la Brigade Criminelle. Donnez le plus de détails possible... Pour l’instant, nous devons prendre les dispositions pratiques qui s’imposent. Le docteur Brücker va vous exposer le plan qu’il a mis au point.
  
  Brücker prit la parole :
  
  - La mort de nos deux collègues nous démontre que nous ne sommes plus en sécurité à Vienne. Nous allons donc nous séparer dès aujourd’hui et organiser une autre rencontre. Je propose de transférer notre Q.G. à Innsbruck. J’espère que le nécessaire sera fait d’ici trois semaines à un mois... Entre-temps, les échanges se feront par la voie régulière de nos services respectifs. Et vous serez convoqués à Innsbruck par le canal de vos directions.
  
  Il prit un temps, puis continua :
  
  - Il est de mon devoir de vous faire une recommandation importante. Il paraît évident que c’est à Berlin-Ouest que nos deux collègues ont été repérés par la Geheime Legion. Tieckmeier et le colonel Razinac se sont en effet rencontrés à Berlin-Ouest au cours de leurs enquêtes relatives à l’affaire Koniatis-Gosnik. Par conséquent, tant pour notre sécurité que pour l’efficacité de nos activités ultérieures, je pense que nous devons tous nous abstenir de nous rendre à Berlin.
  
  
  
  
  
  Ce même jour, à 15 heures 45, la Caravelle d’Air France en provenance de Vienne déposait Coplan à Orly. Une voiture du S.D.E.C. l’y attendait, avec un personnage de marque : le colonel Pontvallain en personne (Voir: « Coplan sort ses griffes ). L’adjoint du Vieux, ancien officier de la Sécurité Militaire, arborait son air des grands jours. Avec sa figure carrée plantée sur son torse puissant, ses cheveux taillés en brosse et sa physionomie d’ancien baroudeur, on le sentait pénétré de son importance. Chaque fois qu’il assurait l’intérim du Vieux et devait assumer les responsabilités suprêmes du Service, il prenait une conscience aiguë de son rôle et il affichait une allure autoritaire, dictatoriale.
  
  - Vous êtes vraiment un type providentiel, dit-il en serrant la main de Coplan.
  
  - Moi ? Pourquoi ? s’étonna Francis.
  
  - Parce que vous avez l’art de tomber au bon moment ! Je venais de raccrocher le téléphone, ce matin, après votre coup de fil m’annonçant votre retour, quand un message du Vieux est arrivé pour vous. Le Vieux vous attend aujourd’hui même à Berlin, chez Marcus Leiner.
  
  - Sans blague ?
  
  - J’ai tout goupillé, trancha le colonel. Votre place est déjà réservée dans l’avion qui décolle à 19 heures 30 pour vous déposer à Tegel à 22 heures 15. Je vous confierai un colis à remettre au Vieux.
  
  - C’est la meilleure, soupira Francis. Quand je pense que le bon docteur Brücker a prié les membres de son comité de ne pas mettre les pieds à Berlin ! L’appel du Vieux ne manque pas de piquant ! ...
  
  - De quoi se mêle-t-il, ce Brücker ?
  
  - Mettez-vous à sa place ! Il s’est décarcassé pendant des semaines et des semaines pour constituer sa coalition d’agents secrets, et on lui en bousille deux avant le début des opérations.
  
  - Qu’est-ce que vous racontez ? bougonna Pontvallain, effaré.
  
  - Vous ne me laissez même pas le temps de vous mettre au courant ! Mon collègue de Bonn et mon collègue de la K.O.S. se sont fait liquider à quelques heures d’intervalle par les tueurs de la Geheime Legion, la nuit dernière.
  
  - Mais... c’est grave, ça ! s’exclama le colonel, impressionné.
  
  - Je suppose que c’est un avertissement que nos adversaires nous donnent. Histoire de nous démontrer qu’ils sont au courant de ce que nous mijotons contre eux.
  
  - Je ferais peut-être bien de prévenir le Vieux ? Il ignore ces événements tragiques.
  
  - N’en faites rien, colonel, je le mettrai moi-même au parfum. Au moins, j’aurai quelque chose d’inédit à lui raconter...
  
  
  
  
  
  Ce même jour encore, à 22 heures 15, Coplan débarquait à l’aéroport français de Berlin-Tegel. A toutes fins utiles, il avait jugé prudent de modifier quelque peu son aspect physique. Ses cheveux, décolorés au moyen d’un shampooing spécial, avaient une teinte blond-cendré qui donnaient une espèce de candeur à sa physionomie. Des lunettes cerclées d’or achevaient d’édulcorer la rudesse virile de son visage.
  
  Malgré cela, il ressentait un petit pincement au creux de l’estomac en pensant au contrôle de police. La dernière fois qu’il avait quitté Berlin, à ce même aéroport, il avait laissé derrière lui un nombre impressionnant de victimes... (Voir: «F.X. 18 relève le gant»)
  
  Mais ses inquiétudes étaient vaines. Pontvallain avait dû transmettre le signalement particulier du soi-disant Frédéric Chabourg au Vieux, car un jeune lieutenant des forces françaises stationnées à Berlin vint cueillir Francis dès sa descente d’avion pour le dispenser des formalités policières.
  
  - J’ai ordre de vous conduire immédiatement au Schwartzer Weg, dit le lieutenant. On vous y attend.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan qui monta dans la Peugeot de l’officier français.
  
  Le Schwartzer Weg, c’est une jolie avenue résidentielle située à Tegel même, en secteur français. C’était là que se trouvait la modeste villa de Markus Leiner, un Allemand qui travaillait pour le Service. C’était là également que Coplan aurait pu se planquer s’il avait dû s’enfuir de Vienne précipitamment pour une raison de santé.
  
  Ils furent rendus en moins d’un quart d’heure. Coplan débarqua de la Peugeot, qui poursuivit sa route.
  
  Le pavillon de Markus Leiner était une bâtisse carrée, avec un toit de tuiles rouges, un jardinet orné de buissons, de massifs fleuris, et d’une haie vive qui faisait le tour de la petite propriété. Une double porte à claire-voie, peinte en blanc, donnait sur l’avenue. Un sentier de terre battue reliait cette porte à claire-voie au perron de la villa, un perron à trois marches situé sur le côté de la bâtisse, à gauche par rapport à la voie publique.
  
  Coplan sonna.
  
  Deux minutes s’écoulèrent, après quoi le déclic d’un ouvre-porte électrique annonça l’ouverture de l’un des battants de la porte.
  
  - Enchanté de vous voir, dit le Vieux qui se tenait sur le perron. Vous avez mon colis, j’espère ?
  
  - Oui, dans ma petite valise, dit Coplan.
  
  Il montra la mallette Air France qu’il tenait dans la main.
  
  Le Vieux opina, rassuré, puis plaisanta :
  
  - Vous avez tout à fait la touche d’un modéliste de haute couture, avec vos lunettes et vos cheveux blonds. Un artiste, quoi ! Venez par ici... Peut-être avez-vous faim ou soif ?
  
  - Merci, j’ai dîné dans l’avion.
  
  - Très bien. Installez-vous dans ce fauteuil, allumez votre Gitane et laissez-moi parler sans m’interrompre... Je suis sur la piste du patron de la Geheime Légion !...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan était resté de marbre. Le Vieux, fronçant les sourcils, dévisagea son collaborateur.
  
  Il y eut un silence.
  
  S’il y avait une chose que le Vieux ne digérait pas, c’était de rater ses effets. Il maugréa :
  
  - J’ai eu Pontvallain au téléphone... La mort de vos deux collègues étrangers aurait-elle entamé votre moral ?
  
  - Pas du tout, protesta Francis. Mais vous m’avez prié de ne pas vous interrompre, j’obéis. Quant à votre nouvelle fracassante, je la connais déjà : vous allez sans doute me parler de l’avocat Heinz Koldam ?
  
  - Comment avez-vous appris cela ?
  
  - Le colonel Razinac m’avait passé ce tuyau quelques instants avant d’être assassiné. C’est à Belgrade qu’on vous a transmis cette information ?
  
  - Oui.
  
  - Comme une certitude ou comme une présomption ?
  
  - Moitié-moitié, émit le Vieux, dubitatif. D’après les rapports qui m’ont été mis sous les yeux, le rôle de ce Koldam à la tête de la G.L. est plus qu’une présomption. J’admets cependant que ce n’est pas ce que l’on peut appeler... une certitude.
  
  - Et alors ?
  
  - J’ai promis à mon homologue yougoslave de prendre l’affaire en main. Les services secrets de Belgrade ont une position plutôt difficile ici, étant donné leur marge d’action très étroite, coincés qu’ils sont entre le contre-espionnage américain et la sûreté allemande. Nous, en revanche, grâce à notre statut politique de puissance alliée, nous avons les coudées plus franches.
  
  - Vous me paraissez en excellents termes avec Belgrade, fit observer Francis. Pourquoi ce traitement de faveur ?
  
  - Nos rapports avec la Yougoslavie sont meilleurs que jamais. Belgrade vient d’introduire à Paris une demande officielle de capitaux français pour soutenir son effort économique.
  
  - Je vois... Mais, pour en revenir à nos moutons, quelles sont vos instructions ?
  
  - Justement, je voulais examiner ce problème avec vous.
  
  - C’est un problème terriblement délicat. Comme j’ai passé ma journée dans des avions, j’ai eu le temps d’y réfléchir...
  
  Coplan tira une longue bouffée de sa cigarette, expira lentement la fumée.
  
  - Vous l’ignorez peut-être, reprit-il en regardant son directeur, mais j’ai assisté à la mort du colonel Razinac. Il était en train de me relater brièvement comment ses enquêtes l’avaient mis sur la piste de Koldam quand il s’est interrompu pour aller accueillir ses assassins qui venaient de sonner à la porte... Bref, quand j’ai vu que tout était fini pour le pauvre colonel, je me suis permis de faire main basse sur les documents qu’il détenait. Je me serais fait un plaisir de vous apporter ces papiers, mais j’ai préféré les détruire car, à ce moment-là, je ne savais pas encore que Hans Tieckmeier avait été liquidé lui aussi et que sa mort allait lever les soupçons qui auraient pu peser sur moi.
  
  - Je ne vous reproche rien, grommela le Vieux. Pontvallain m’a relaté tout cela. Ce qui m’intéresse, ce sont vos conclusions.
  
  - J’y arrive... Le colonel Razinac m’avait fait remarquer que nous allions nous heurter à un obstacle difficile à franchir. Démasquer le véritable chef suprême d’une organisation clandestine est toujours une entreprise malaisée, tout le monde sait cela. Mais quand ce personnage exerce la profession d’avocat, c’est le treizième travail d’Hercule. Heinz Koldam se sait menacé, et il sait exactement d’où vient le péril ; en effet, les deux meurtres de Vienne démontrent que la Geheime Légion est parfaitement informée des projets du docteur Brücker. Sachant dès lors que six pays ont créé un pool de leurs services secrets pour le combattre, Koldam va faire le mort.
  
  - Vous croyez ? s’exclama le Vieux. Les événements prouvent plutôt le contraire ! Au lieu de faire le mort, Koldam fait des morts !
  
  - Je me suis mal exprimé ; je veux dire que Koldam, tout en manipulant ses hommes pour contrer l’action de notre comité, va redoubler d’astuce pour assurer sa propre couverture.
  
  - Vous voulez dire qu’il nous sera impossible de le pincer en flagrant-délit ?
  
  - Exactement, ponctua Coplan. Je ne dis pas qu’il cessera de téléguider ses tueurs, mais je suis convaincu qu’il va, quant à lui, faire le dormant.
  
  Le Vieux eut un pétillement de satisfaction dans l’œil.
  
  - Votre analyse rejoint la mienne, dit-il. Et l’idée m’est venue que la seule tactique judicieuse consiste à réveiller le chat qui dort. Le proverbe prétend que c’est dangereux mais nous n’avons pas le choix.
  
  - En pratique, comment se traduirait votre idée ?
  
  - J’ai l’intention d’essayer sur Koldam le coup du réactif chimique.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Lui promener une odeur de roussi sous les narines... Pouvez-vous me donner le petit colis que Pontvallain vous a confié pour moi ?
  
  Coplan se leva, alla ouvrir sa mallette, y préleva un paquet qu’il remit à son directeur.
  
  Le Vieux déballa le colis, en retira une demi-douzaine de dossiers cartonnés ainsi qu’une collection de papiers à lettres vierges.
  
  - Regardez ceci, Coplan, invita-t-il. Ce sont des dossiers commerciaux qui proviennent des archives de Koniatis... Quant à ces feuilles de papier à lettres, Pontvallain les a fait exécuter à ma demande par l’imprimerie du Service. C’est du papier à l’en-tête de la SIDEMS, la firme pour laquelle Koniatis travaillait en marge de ses propres activités... Vous voyez où je veux en venir ?
  
  - Non.
  
  - Ne faites donc pas l’innocent, bougonna le Vieux. Nous allons envoyer une lettre bien tournée à Heinz Koldam et je vous garantis qu’il va sauter en l’air quand il va prendre connaissance de cet envoi.
  
  - Et vous vous figurez que cette lettre suffira à le pousser hors de ses retranchements ?
  
  - Je suis prêt à vous parier une pipe contre deux semaines de congé payé ! ricana le Vieux, vindicatif. J’ai déjà le brouillon de la lettre dans le crâne. Koldam va réagir comme si un frelon lui enfonçait son dard dans la fesse.
  
  - Expliquez-moi.
  
  - Berlin, le 29 juin, récita le Vieux sur un ton administratif. Cher Maître... En ma qualité d’exécuteur testamentaire de feu Antoine Koniatis chargé de la liquidation de la succession du défunt, je me permets de vous demander une entrevue. Grâce à certains renseignements confidentiels, je sais de source sûre que vous êtes particulièrement qualifié pour m’aider à tirer au clair certaines des circonstances - restées obscures jusqu’à présent - qui ont entouré la mort tragique de M. Koniatis. Etc...
  
  Coplan restait de glace. Le Vieux articula en le dévisageant :
  
  - Mettez-vous à la place de Koldam. Alors que rien, apparemment, ne le relie à l’assassinat de Koniatis, cette lettre officielle lui apporte la preuve effroyable qu’un mystérieux correspondant a flairé le pot-aux-roses !... Que fait l’avocat ?
  
  - Il se débine, glissa Francis. Il plaque tout et il se sauve en Amérique du Sud, comme son adjoint Kurt Weinbacher l’a fait récemment.
  
  - Non, affirma le Vieux, catégorique. Avant de foutre le camp, Koldam veut être sûr que le danger est réel. Il vous convoque et...
  
  - Quoi ? fit Coplan, un œil plissé.
  
  - Oui, j’ai oublié de vous dire que c’est vous qui seriez le signataire de la lettre explosive... Je ne vous y force pas, remarquez.
  
  - Continuez, prononça Coplan, calme. Koldam me convoque et me gratifie à bout-portant d’une aiguille au cyanure. Ensuite ?
  
  - Je vous ai connu meilleur psychologue, fit le Vieux, sarcastique. Koldam n’est pas un tueur, voyons. C’est un intellectuel, un cerveau, un chef. S’il réalise, après avoir eu une conversation avec vous, que le péril est urgent, il mobilise un de ses hommes de main pour vous supprimer. Il ne le fera pas lui-même.
  
  - Hypothèse valable, mais non garantie, concéda Francis.
  
  - Et c’est là que nous attendons Koldam, enchaîna le Vieux. Nous épinglons son tueur et nous l’obligeons à démasquer son maître. Avec des aveux pareils et la preuve matérielle fournie par la copie de la lettre, Koldam est cuit.
  
  - Oui, ça peut réussir, admit Coplan, songeur. C’est à tenter, en tout cas.
  
  - Nous allons taper la lettre tout de suite, décida le Vieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  La réaction de l’avocat Heinz Koldam fut rapide. Dès réception de la lettre que lui avait envoyée le soi-disant ingénieur français Frédéric Chabourg, il téléphona à celui-ci, au numéro indiqué dans la lettre, pour lui accorder l’entrevue demandée.
  
  Le rendez-vous fut fixé au samedi, à 15 heures, chez l’avocat. Il avait son cabinet au 29 bis de la Wielandstrasse, une rue perpendiculaire au Kurfürsten Damm, non loin de la station du S-Bahn au carrefour de la Leibnizstrasse.
  
  L’homme de loi avait-il choisi à dessein le samedi après-midi pour être seul à recevoir le Français ? Ses collaborateurs et ses dactylos étaient certainement en congé de week-end.
  
  A toutes fins utiles, Coplan obtint du Vieux la permission d’emporter un petit automatique extra-plat qu’il avait puisé dans les réserves de Markus Leiner.
  
  Heinz Koldam habitait au rez-de-chaussée de l’immeuble. Il vint lui-même ouvrir la porte au coup de sonnette de Coplan et il arbora un sourire aimable pour demander au visiteur, en français :
  
  - Monsieur Chabourg ?
  
  - Oui... Maître Koldam ?
  
  - C’est moi-même... Enchanté de faire votre connaissance...
  
  Il était grand, bien découplé, plein d’assurance. Ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son teint frais lui donnaient un aspect étonnamment jeune. A 32 ans, il avait encore une allure d’étudiant. Ses fortes pommettes et sa mâchoire vigoureuse révélaient son tempérament actif, accrocheur.
  
  Il introduisit Francis dans une belle pièce carrée aux murs tapissés de gros volumes reliés, aux meubles cossus. Il y avait une grande cheminée comme dans les manoirs anglais pour faire un feu de bûches en hiver.
  
  Koldam désigna un club à Coplan et prit place derrière sa table en noyer poli.
  
  - Votre lettre m’a quelque peu surpris, prononça-t-il en tendant un paquet de cigarettes blondes.
  
  - Merci, je ne fume pas, déclina Francis en ajustant ses lunettes pour expliquer le réflexe qu’il avait eu quand l’Allemand avait pris son paquet de cigarettes.
  
  Koldam redéposa le paquet de cigarettes sans se servir.
  
  - Qui vous a envoyé chez moi ? s’enquit-il sur un ton détaché.
  
  - C’est l’un des directeurs de la Société Sidems de Paris qui m’a donné votre nom et votre adresse.
  
  - Puis-je connaître son nom ?
  
  - M. Lespierre, inventa tranquillement Coplan.
  
  - A première vue, ce nom ne me dit rien, murmura l’avocat en fronçant les sourcils. Pourquoi ce M. Lespierre a-t-il pensé que je pourrais vous donner des renseignements relatifs au décès de M. Koniatis ?
  
  - Je l’ignore, en fait... M. Lespierre m’a assuré qu’il avait été informé que vous étiez l’homme de la situation et que vous ne refuseriez pas de m’apporter votre aide.
  
  - C’est très curieux, articula Koldam qui scrutait son visiteur. Je n’ai jamais été en relation d’affaires avec M. Koniatis, que je sache ?
  
  - Il paraît que si, déclara posément Coplan. Peut-être pas directement, mais par des voies... euh... souterraines, si j’ose m’exprimer ainsi.
  
  Koldam fit promptement un sourire que Francis jugea plutôt forcé.
  
  - Des voies souterraines ? reprit l’Allemand... Hum... Qu’entendez-vous par-là ?
  
  Coplan calculait son jeu et pesait ses mots. Ce qu’il voulait, c’était jeter l’alarme dans l’esprit de Koldam, lui mettre le feu au derrière, mais sans trop s’exposer à une réaction imprévisible.
  
  - Je ne sais pas, c’est M. Lespierre qui a employé cette expression... Mais je devine à peu près ce qu’il a voulu dire. Un avocat est forcément en contact avec des tas de gens, même quand ces gens ne sont ni ses clients ni ses adversaires. Peut-être avez-vous été en relation avec Hans Hermeling, un fonctionnaire de la R.D.A. ? Ou avec le bureau de M. Bornstein, le fonctionnaire américain qui s’occupait du Comecon ?
  
  - Euh... Pas à ma connaissance, répondit Koldam d’une voix sans timbre.
  
  - Peut-être avez-vous étudié des problèmes juridiques pour l’un ou l’autre exportateur opérant avec les Affaires Économiques de Belgrade ? avança Francis, imperturbable.
  
  Koldam était sans doute un excellent orateur et ses plaidoieries devaient être aisées, vu son assurance ; mais, comme comédien, il avait encore beaucoup à apprendre. L’effort qu’il prodiguait pour afficher une expression détachée se lisait dans ses traits et dans ses yeux comme dans un livre ouvert. A mesure que Coplan retournait ses cartes avec une candeur désarmante, le désarroi augmentait dans les prunelles bleues de son interlocuteur.
  
  Coplan insinua :
  
  - Le nom de Boris Gosnik ne vous dit rien non plus ?
  
  - Ma foi, non.
  
  - Eh bien, franchement, je suis encore plus surpris que vous ! avoua Francis. M. Lespierre me paraissait tellement affirmatif au sujet de ses informations.
  
  - Il y a une chose..., hésita l’avocat.
  
  Accoudé à sa table, il se tapotait nerveusement les mains, bouts des doigts contre bouts des doigts.
  
  - J’ai tant de travail en ce moment, expliqua-t-il... J’ai dû confier un certain nombre de dossiers à mes collaborateurs et, avant de vous répondre d’une façon tout à fait sûre, je devrais évidemment procéder à quelques vérifications. Combien de temps comptez-vous rester à Berlin, monsieur Chabourg ?
  
  - Eh bien, cela dépendait de vous, essentiellement. Je n’ai pas pensé un seul instant que M. Lespierre pouvait se tromper en m’envoyant chez vous. Je m’étais accordé au moins une semaine.
  
  - Vous m’avez indiqué dans votre lettre une adresse et un numéro de téléphone. Vous séjournez à cet endroit ?
  
  - Oui, c’est la villa d’un correspondant de notre firme. Et comme ce collègue se trouve précisément à Paris, il a eu la gentillesse de mettre sa demeure à ma disposition.
  
  - Voici ce que je vais faire, décida l’avocat. Je vais passer moi-même en revue les affaires dont s’occupent mes collaborateurs et je vous ferai signe le plus rapidement possible. Dès lundi, vraisemblablement. Je vous téléphonerai.
  
  Coplan se leva.
  
  - Je suis confus de vous mettre à contribution, mais vous me rendrez un grand service, dit-il. Bien entendu, ma société est d’accord pour prendre à sa charge des frais de recherches si vous collaborez à mon enquête...
  
  - Il n’en est pas question ! protesta Koldam avec un rire grinçant.
  
  Coplan, sur ses gardes, ne quittait pas des yeux l’Allemand. Mais celui-ci n’eut pas le moindre geste équivoque.
  
  - Vous aurez de mes nouvelles très bientôt, promit-il encore en raccompagnant son visiteur vers la sortie.
  
  Il tendit sa main, que Francis serra chaleureusement.
  
  Dans la rue, Coplan essaya de conserver son naturel. Il avait hâte de se mêler à la foule et espérait bien avoir des nouvelles de Koldam, certes, mais pas sous la forme d’une aiguille au cyanure discrètement expédiée par un tueur de la G.L. lancé à sa poursuite dans les rues de Berlin !
  
  Dès que Francis aperçut un taxi disponible, il le héla.
  
  Une demi-heure plus tard, il était de retour à la villa du Schwartzer Weg où le Vieux et Marcus Leiner l’attendaient avec une impatience teintée d’appréhension.
  
  Marcus Leiner était un homme d’environ 45 à 48 ans, petit et corpulent, au visage rond et lisse, au crâne dégarni. Il occupait de vagues fonctions administratives au Q.G. des Forces Françaises stationnées à Berlin, ce qui lui permettait de remplir efficacement sa tâche d’informateur du S.D.E.C. Vers la fin de la dernière guerre, il avait travaillé comme bureaucrate dans un état-major des SS et il y avait appris des tas de choses dont le Vieux savait tirer parti à l’occasion.
  
  En attendant le retour de Coplan, Leiner avait débouché une bouteille de bière Schultheiss qu’il dégustait en compagnie du Vieux, dans une des pièces aménagées dans le sous-sol de la villa.
  
  Le Vieux montra la bouteille de bière à Coplan et dit :
  
  - Vous avez sans doute soif ? Servez-vous... Comment cette entrevue s’est-elle passée ?
  
  - Comme sur des roulettes. Je m’en suis tenu au programme que nous avions élaboré et je crois sincèrement que Koldam, en ce moment même, est en train de se poser quelques questions.
  
  - Quel genre d’individu est-ce ?
  
  - Grand, bien bâti, très à l’aise. On lui donnerait vingt-cinq ans et le Bon Dieu sans confession. Il parle parfaitement le français.
  
  - Sa réaction ? insista le Vieux.
  
  - L’étonnement, bien entendu. Il m’a fait le coup du gars qui tombe des nues, qui n’a jamais entendu parler de Koniatis, de Hans Hermeling, de Bornstein et compagnie. Néanmoins, il tenait à savoir pour quel motif je voulais le consulter, qui m’avait dirigé vers lui, d’où provenaient les informations de la SIDEMS, etc. Pour ne rien vous cacher, j’ai eu l’impression très nette que ma visite déclenchait un véritable carillon d’alarme dans son esprit.
  
  - Il n’a pas pris position ?
  
  - Non, mais il n’a pas coupé les ponts. Sous prétexte qu’il n’était pas absolument au courant de toutes les affaires traitées par son cabinet, il m’a promis de parcourir les dossiers dont s’occupent ses collaborateurs. Il me donnera des nouvelles incessamment, lundi au plus tard, par téléphone.
  
  Marcus Leiner intervint :
  
  - D’ici-là, il s’agira d’ouvrir l’œil. Vous n’avez pas été pris en filature en sortant de chez Koldam ?
  
  - Je n’ai rien remarqué, dit Coplan.
  
  Leiner se tourna vers le Vieux :
  
  - Faut-il brancher les dispositifs dès maintenant ou bien plus tard ?
  
  Le Vieux vida lentement son verre de Schultheiss, le regard méditatif.
  
  - A mon avis, dit-il, Koldam n’a aucune raison de rester passif jusqu’à lundi. Non seulement nous devons prendre dès maintenant nos dispositions, mais l’idée me vient à l’instant même que je ferais bien d’envisager quelques précautions supplémentaires.
  
  Il se leva.
  
  - Si tout va bien, reprit-il, je reviendrai vers 19 heures. Entre-temps, mettez la maison sur pied de guerre et méfiez-vous !
  
  
  
  
  
  Lorsqu’il revint à la villa, un peu avant 19 heures, le Vieux ne fit pas la moindre allusion aux démarches qu’il avait faites.
  
  Il demanda simplement à Marcus Leiner :
  
  - Tout est en place ?
  
  - Oui, dit l’Allemand.
  
  - Vous avez testé l’installation ?
  
  - Oui, tout marche bien.
  
  - Parfait. Nous pourrions peut-être manger un morceau sur le pouce ?
  
  - J’ai prévu de la viande froide et des sandwichs.
  
  - C’est très bien, acquiesça le Vieux, soucieux. Nous allons liquider ce pique-nique le plus rapidement possible. Le point capital, c’est que la maison paraisse calme et qu’une lumière soit allumée au rez-de-chaussée à la tombée de la nuit.
  
  Les trois hommes s’installèrent dans la pièce du sous-sol et expédièrent en vingt minutes le modeste repas que Leiner leur avait préparé.
  
  Le Vieux monta ensuite au premier étage où il avait rassemblé tout un matériel, tandis que Marcus vérifiait une dernière fois le fonctionnement des divers appareils qu’il avait mis en batterie.
  
  Coplan, au rez-de-chaussée, prit place dans un fauteuil et, à la lumière d’un lampadaire, se plongea dans la lecture d’une revue technique.
  
  Les minutes s’écoulèrent, étrangement longues, dans le silence que troublaient seuls les ronflements des voitures qui passaient dans le Schwartzer Weg et le bruit des avions qui décollaient de l’aéroport de Tegel.
  
  Le crépuscule arriva, puis la nuit.
  
  Il était exactement 22 heures 12 et Coplan venait d’allumer une Gitane quand la voix sourde du Vieux chuchota soudain dans les haut-parleurs miniatures disséminés dans la villa :
  
  - Une Mercedes vient de stopper devant la maison... Deux personnes à l’avant : le conducteur et un passager... Oui, je crois bien que c’est une visite pour nous ! Attention, le passager débarque... Ce n’est pas Koldam. C’est un homme de petite taille, mince...
  
  La voix de Marcus Leiner enchaîna :
  
  - Mon rayon de lumière noire a déclenché son voyant : le visiteur vient de franchir la porte à claire-voie.
  
  Coplan, les yeux mi-clos, les sens aiguisés, entendit un pas léger qui, dans le silence revenu, faisait crisser la cendrée du sentier latéral. Il déposa lentement sa revue, se leva, glissa la main dans la poche droite de son pantalon pour dégager le cran de sûreté de l’automatique dont il s’était muni.
  
  Le bref coup de sonnette qui strida dans le silence faillit le faire sursauter.
  
  La voix du Vieux, à peine audible, souffla dans les haut-parleurs :
  
  - Marcus, montez à votre poste... Coplan, allez ouvrir.
  
  Coplan aspira une profonde bouffée d’air qui dilata son thorax. Puis, sans hâte, le visage durci, il se dirigea vers la porte qui donnait sur le perron d’entrée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le visiteur nocturne était bien tel que le Vieux l’avait vu au moyen de ses puissantes jumelles spéciales pour la vision dans l’obscurité : petit, mince, le visage très maigre.
  
  - Herr Chabourg ? s’enquit-il.
  
  - Oui, dit Coplan.
  
  - Je viens de la part de maître Koldam, reprit le visiteur en allemand. Etes-vous seul ?
  
  - Oui, pourquoi ?
  
  Baissant la voix, l’inconnu prononça sur un ton mystérieux :
  
  - J’ai un message confidentiel à vous remettre.
  
  - Eh bien, donnez-le-moi.
  
  L’inconnu hésita. Il était très jeune, vingt-deux ou vingt-trois ans tout au plus. Coplan le surveillait intensément, observant surtout ses mains. De toute évidence, ce type avait les nerfs tendus à craquer.
  
  Il articula :
  
  - Puis-je entrer un instant ? Il y a une réponse à me donner par écrit.
  
  - Je vous en prie, dit Francis en esquissant un geste d’invite et en s’effaçant pour laisser passer le jeune gars... Entrez là, au salon. J’étais en train de lire...
  
  Le visiteur s’avança, pénétra dans la pièce, promena un rapide regard circulaire autour du salon, sortit une enveloppe blanche de la poche intérieure de sa veste bleu marine.
  
  - Voici le message, dit-il en tendant l’enveloppe.
  
  Coplan prit le pli, le décacheta. A cette seconde précise, le jeune émissaire de Koldam portait sa main à sa petite poche de poitrine pour y prendre le stylo chromé qui s’y trouvait accroché. Il détacha le stylo d’un geste sec, posa le pouce sur le poussoir fixé à la partie supérieur de l’objet.
  
  Une détonation assourdie par un silencieux chuinta dans le silence et le visiteur, la bouche ouverte de stupeur, les yeux écarquillés, vit tomber de sa main ensanglantée le stylo chromé.
  
  Mais son saisissement ne dura qu’une fraction de seconde. Malgré sa blessure, il retrouva un sang-froid fantastique et, se baissant promptement, il ramassa le stylo avec sa main gauche. Coplan, d’une détente brutale, projeta sur le jeune type la petite table sur laquelle il avait déposé sa revue technique. Sous le choc, l’inconnu s’écroula en poussant un gémissement.
  
  La voix de Marcus Leiner tonna :
  
  - Coplan, retirez-vous ! Ne restez pas là !
  
  Marcus Leiner, qui, de sa cachette, avait tiré sur le visiteur, écarta le rideau de velours derrière lequel il s’était posté. Il observa en silence le jeune inconnu qui gisait sur le tapis, immobile. Marcus Leiner, le poing armé, le bras tendu, le doigt sur la détente, le faciès curieusement figé, était aussi immobile que sa victime.
  
  Brusquement, deux coups de feu éclatèrent au-dehors. Puis, presque en même temps, des automatiques aboyèrent dans la nuit, des vociférations retentirent.
  
  La fusillade fut brève. Dans les haut-parleurs, la voix graillonneuse du Vieux résonna :
  
  - Le chauffeur est coincé !... Où en êtes-vous, Coplan, Marcus ? Parlez, bon sang !
  
  Marcus Leiner, baissant la tête pour approcher ses lèvres du micro épinglé au revers de son veston, répondit :
  
  - Eh bien, je ne sais pas... J’ai amoché le petit gars de Koldam dont les gestes ne me plaisaient pas. Et maintenant, il est là, sur le tapis... Il ne remue pas... Je ne vois pas sa figure... et je n’ose pas m’approcher car il a toujours son stylo dans la main. Je suis sûr que ce stylo est une arme lance-aiguilles...
  
  - Je descends, maugréa le Vieux dans son micro. Ne bougez pas.
  
  Il s’amena une minute plus tard, protégé par plusieurs couvertures de laine qu’il tenait devant lui à bout de bras.
  
  Il s’approcha sans hésitation de l’inconnu étalé sur le tapis, donna un coup de pied pour faire basculer la table que Coplan avait balancée sur le gars.
  
  Le faciès tordu par un rictus et tout pétrifié, le jeune messager de Koldam avait cessé d’être dangereux. Les yeux révulsés dans les orbites, il fixait le vide.
  
  - Il est mort, laissa tomber le Vieux en jetant ses couvertures sur un fauteuil.
  
  Marcus Leiner s’approcha à son tour, se baissa.
  
  - Il s’est flingué lui-même avec son stylo empoisonné, regardez. L’aiguille s’est plantée dans son bas-ventre... Il a dû actionner le poussoir sans le vouloir, quand il a encaissé la table en plein front.
  
  Le Vieux haussa les épaules, se dirigea vers la porte du perron, l’ouvrit, s’avança dans le jardinet où une demi-douzaine de costauds en complet gris s’affairaient.
  
  Un des malabars marcha à la rencontre du Vieux et lui annonça en allemand :
  
  - Le chauffeur de la Mercedes s’est suicidé en croquant du poison. Ils avaient un émetteur dans leur voiture... Drôlement organisés, ces salauds-là !
  
  Le Vieux avait fait la grimace.
  
  - L’émetteur était-il en batterie ? questionna-t-il d’une voix sèche.
  
  - Oui, dit l’agent du B.N.D... Si Hans Koldam était à l’écoute, il n’a pas dû en perdre une miette. Heureusement que sa maison est surveillée ! Mes collègues vont le cueillir comme un fruit mûr... Vous avez pu neutraliser le passager de la Mercedes sans trop de casse ?
  
  - Mes collaborateurs sont sains et saufs, maugréa le Vieux, mais le petit tueur de Koldam est mort. Je ne sais pas s’il l’a fait exprès ou non, mais il s’est tué avec sa propre arme : il s’est envoyé une aiguille au cyanure dans le bas-ventre.
  
  L’agent du B.N.D. ne put réprimer un juron :
  
  - Scheise ! Deux cadavres sur les bras et personne pour témoigner contre Koldam. Nous jouons de malchance.
  
  Le Vieux était déçu lui aussi.
  
  - J’espère que vos collègues trouveront des preuves dans les poches de Koldam ou à son domicile, soupira-t-il. Vous n’avez pas de blessés ?
  
  - Non, mes hommes étaient bien camouflés... J’ai appelé la Kripo (Kriminal Politzei : police criminelle en Allemagne Fédérale) pour établir des constats en règle. Mon adjoint s’occupera de toute l’affaire et il s’arrangera avec les flics pour que vous n’ayez pas à intervenir. Je vais faire un saut jusque chez Koldam.
  
  - Une seconde, jeta rapidement le Vieux, je vous accompagne. Le temps de prévenir mes collaborateurs, vous permettez ?
  
  - D’accord, fit l’Allemand.
  
  Le Vieux et l’agent du B.N.D. regagnèrent la villa. Dans le salon, Coplan et Marcus Leiner, agenouillés près du cadavre du jeune tueur de la G.L., examinaient avec prudence le redoutable stylo au cyanure.
  
  Coplan, qui avait eu soin d’utiliser son mouchoir avant de toucher l’instrument, montra celui-ci au Vieux et à l’agent secret allemand.
  
  - Un comble, marmonna Francis. C’est un outil de fabrication soviétique !
  
  - Juste retour des choses, bougonna le Vieux. Les terroristes anti-communistes se servent de la technique russe pour lutter contre Moscou !
  
  L’engin imitait à s’y méprendre un de ces stylos à quatre couleurs comme on en trouve partout dans le commerce. Outre le poussoir qui déclenchait le départ du projectile, le stylo comportait en son milieu une bague de métal doré qui faisait office de cran de sûreté. En faisant tourner cette bague, on bloquait le mécanisme qui libérait le projectile.
  
  L’agent secret allemand demanda :
  
  - Il est encore chargé ?
  
  - J’en ai bien l’impression, émit Francis. D’après ce que je crois savoir, l’arme contient au moins deux aiguilles.
  
  L’Allemand désigna d’un mouvement de la tête le cadavre du jeune tueur et s’enquit :
  
  - D’où vient-il ? Est-ce un Berlinois ?
  
  - Il n’a aucune pièce d’identité sur lui, répondit Francis.
  
  - Le Parquet se débrouillera pour identifier ces deux acolytes de Koldam, conclut l’Allemand. Le chauffeur n’avait pas de papiers non plus.
  
  Puis, au Vieux :
  
  - Venez, ne perdons pas de temps.
  
  Le Vieux hésita une seconde.
  
  - Tout compte fait, dit-il, je vais rester ici pour accueillir les gens de la Kripo. Une maladresse est vite commise et ça m’embêterait qu’ils mettent mon service dans le bain par inadvertance. Mon adjoint va vous accompagner... Frédéric Chabourg... Paul Flacht, du B.N.D...
  
  Coplan serra la main que lui tendait Flacht, puis questionna :
  
  - Où m’emmenez-vous ?
  
  - Au domicile de Koldam. J’avais placé des hommes pour garder la maison, mais je redoute des complications. Il y avait un poste émetteur dans la Mercedes et ce poste était en position d’émission quand nous avons attaqué la voiture.
  
  Coplan voulut confier le stylo au cyanure au Vieux, mais ce dernier se récusa en grommelant :
  
  - Déposez cela sur le coin de la cheminée, là-bas. Je ne tiens pas du tout à manipuler un machin aussi dangereux.
  
  Coplan obtempéra, puis sortit en compagnie de Paul Flacht.
  
  Une nouvelle déconvenue, beaucoup plus grave que la première, les attendait à la Wielandstrasse. Deux costauds qui montaient discrètement la garde devant le 29 bis annoncèrent sans transition à Flacht :
  
  - L’oiseau s’est envolé !... Quand nous avons reçu votre ordre-radio, nous nous sommes préparés à intercepter le suspect au moment où il sortirait de l’immeuble, mais il ne s’est pas montré. Finalement, Kessel a crocheté la porte et il s’est introduit dans la place avec Aldehn... Personne ! Rien que des papiers qui achevaient de se consumer dans l’âtre du cabinet même de Koldam... Le salopard a profité du bref décalage entre vos opérations de Tegel et votre message-radio pour prendre la fuite.
  
  - Comment ça, prendre la fuite ? gronda Flacht. Vous étiez là pour surveiller la maison, non ?
  
  - Oui, bien sûr, mais nous ne pouvions pas nous douter que le suspect avait une autre issue pour filer. Il s’est débiné par la Schlüterstrasse. D’ailleurs, entrez dans la maison et vous verrez la combine ; Hessel et Aldehn sont en train de perquisitionner.
  
  Tout en ruminant de sourdes imprécations, Flacht entraîna Coplan dans la maison. Les deux hommes de Flacht, les nommés Hessel et Aldehn, fouillaient les meubles et les classeurs de la pièce où Francis avait rencontré l’avocat quelques heures auparavant. Une odeur de papier brûlé flottait dans l’air.
  
  Hessel expliqua à son patron :
  
  - Ce rez-de-chaussée communique avec l’immeuble qui se trouve dans le prolongement de celui-ci et qui a sa façade dans la Schlüterstrasse. Koldam avait installé dans l’autre maison des bureaux pour son personnel. Il n’y a que les deux petites cours à traverser... Venez voir... Koldam n’a même pas cherché à effacer les traces de sa fuite, les portes étaient restées ouvertes.
  
  Flacht maugréa :
  
  - Il n’a pas cherché à finasser, le salaud ! Il avait compris que c’était une question de secondes...
  
  Les agents du B.N.D. - avec Coplan à leur suite - refirent le trajet qu’avait emprunté le chef de la Geheime Legion pour gagner la rue parallèle à la Wielandtstrasse et s’éclipser par cette voie, au nez et à la barbe des gorilles qui surveillaient sa maison principale.
  
  Flacht, déconfit, ne savait que faire. Coplan lui toucha l’épaule.
  
  - Vous ne pensez pas qu’il serait bon de diffuser immédiatement son signalement à toutes les polices ?
  
  - Oui, bien entendu, acquiesça Flacht. Mais je ne me fais pas trop d’illusions : Koldam dispose certainement d’une filière d’évasion organisée longtemps d’avance. Pour un type qui occupe les fonctions de führer à la tête d’une organisation secrète, préparer une retraite sûre constitue le pivot central des dispositifs qui assurent sa sécurité personnelle et celle de ses réseaux.
  
  - Sans doute, admit Francis, mais il ne faut tout de même pas lui faciliter la tâche... Ceci dit, j’ai une autre suggestion à vous faire. Retournons dans le bureau de Koldam...
  
  Lorsqu’ils furent revenus dans la grande pièce carrée aux murs tapissés de livres, Coplan s’avança vers l’âtre où fumaient encore les archives brûlées en hâte par l’avocat.
  
  - Si vos agents n’ont pas trituré ces cendres, prononça Coplan, il y a peut-être encore moyen d’en tirer quelque chose. En France, nos laboratoires de police ont des chimistes spécialisés qui réalisent quelquefois des miracles dans ce domaine.
  
  Paul Flacht se frappa le front.
  
  - Comment n’y ai-je pas pensé ! s’exclama-t-il. Vous avez parfaitement raison. Nous avons également des techniciens qui s’occupent de ces problèmes. Je vais téléphoner à la Kripo.
  
  - Oh, ça ne donnera peut-être pas grand-chose ! dit Francis. Je suppose que Koldam a emporté les documents-clé de son organisation. Mais comme j’ai horreur de jeter le manche après la cognée, je crois que l’expérience mérite d’être tentée.
  
  Il fallut attendre plus d’une heure avant l’arrivée du spécialiste de la Police Criminelle.
  
  C’était un tout jeune technicien au visage poupin, aux cheveux blonds et soyeux, à l’aspect timide. Il portait des lunettes de myope et il faisait penser à un violoniste de la Cour de Bavière au XVIIIe siècle, tels qu’on les voit sur les gravures de l’époque.
  
  Il se présenta à Flacht tout en reniflant l’odeur qui planait dans la pièce.
  
  - Herbert Grasser.
  
  Il déposa ses deux mallettes de cuir sur le parquet, demanda :
  
  - Où sont les documents incinérés ?
  
  - Là, dans l’âtre, indiqua Flacht.
  
  - Ah oui, je vois, dit Grasser, confus. Vous permettez ?
  
  Il alla posément fermer les deux portes qui donnaient accès au bureau, s’approcha de la fenêtre et promena le dos de sa main autour du châssis pour vérifier si l’air passait par les joints.
  
  Il se tourna vers Flacht :
  
  - J’aimerais qu’on interdise d’entrer ou de sortir pendant une demi-heure. Est-ce possible ?
  
  - Certainement, assura Flacht.
  
  Grasser expliqua :
  
  - Dès que j’aurai touché à ces débris, ils seront extrêmement fragiles, vous comprenez.
  
  Il ouvrit ses deux petites valises, prit un rouleau de papier dans l’une d’elles et une bobine de ruban adhésif.
  
  Avec des gestes feutrés et précis, il commença par obturer au moyen de bandes de papier le conduit de fumée qui s’ouvrait dans la partie supérieure de l’âtre.
  
  Ensuite, à genoux devant le tas de cendres, il l’étudia en silence.
  
  Coplan et Flacht l’observaient avec intérêt.
  
  - Je vous préviens tout de suite que tout ne sera pas récupérable, murmura-t-il en se redressant. Mais je crois que nous pourrons en déchiffrer une bonne partie.
  
  Il transporta près de l’âtre une demi-douzaine de vaporisateurs, examina derechef les papiers calcinés, fixa son choix sur un de ses flacons. Debout au-dessus des cendres, il se mit à nébuliser, par de légères pressions sur la poire du vaporisateur, un produit invisible et incolore.
  
  Se déplaçant continuellement devant la cheminée, il opérait selon une tactique qu’il était seul à comprendre.
  
  Après quelques minutes, l’aérosol qu’il avait diffusé redescendit en une sorte de brume impalpable qui se posa sur les cendres.
  
  Changeant de flacon, le jeune chimiste recommença l’opération. Ensuite, s’armant d’un appareil de photo Polaroid, muni d’un flash, il photographia, selon divers angles, le tas de cendres. Il étudia longuement les clichés, les rangea dans un certain ordre sur le parquet, devant l’âtre.
  
  Au moyen d’une pince de philatéliste, il préleva alors un fragment de papier carbonisé, le contempla avec la plus grande attention, agita doucement la pince pour tester le degré de solidification de son fragment. Le résultat lui parut satisfaisant.
  
  Il changea sa pince de main et il disposa sur le sol des feuilles transparentes d’une minceur extraordinaire. Quand il posa son débris de document sur une de ces feuilles, la parcelle noire y adhéra comme par magie et des caractères dactylographiques apparurent en jaune pâle sur le morceau de papier brûlé.
  
  Coplan, les sourcils arqués, admira la virtuosité du jeune technicien.
  
  « Reste à savoir, songea-t-il dans son for intérieur, si ce travail de bénédictin chinois nous apportera un indice valable. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Ce n’est que le lundi, en fin de matinée, que le Vieux et Coplan purent prendre connaissance de l’ensemble des textes reconstitués par le laboratoire de la Kripo.
  
  Paul Flacht, qui avait tenu à apporter lui-même ces résultats à la villa du Schwartzer Weg, expliqua pour quel motif les travaux avaient été plus longs que prévus :
  
  - Non seulement il y avait des trous considérables, mais les parties reconstituées étaient incompréhensibles ! Koldam avait un code secret qui nous a donné du fil à retordre, je vous prie de le croire !
  
  Exhibant un paquet de feuillets, il reprit :
  
  - Le seul élément positif, dans tout cela, c’est que ces fragments pourront nous servir de points de repère par la suite. Nous avons des lambeaux de listes dont les noms sont estropiés ; une seule indication à peu près complète a été sauvée du désastre : le nom et l’adresse d’un individu de la filière sud-américaine de la Geheime Legion. Il s’agit d’un certain Marcelo Montana, agent maritime à Buenos Aires, Cordoba 868-5. D’après les copies de lettres qui ont été reconstituées et décodées, Koldam a l’air d’annoncer des envois de documents à ce Montana, mais les envois en question pourraient bien être d’une tout autre nature...
  
  Le Vieux fronça les sourcils :
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Si je ne me trompe, c’est à ce Montana que Koldam envoyait les membres de la G.L. qui devaient se mettre au vert pour échapper à la police.
  
  - Diable ! Comment êtes-vous arrivé à cette hypothèse ?
  
  - Je ne sais pas si vous êtes au courant de la fuite d’un certain Kurt Weinbacher qui a disparu au moment précis où nous allions l’arrêter ?
  
  Coplan intervint.
  
  - Oui, on m’a parlé de ce Weinbacher à Vienne, confirma-t-il.
  
  - En confrontant les dates, poursuivit Flacht, nous avons constaté qu’elles coïncidaient. Une lettre envoyée par Koldam, par avion, prévient Montana qu’un envoi est en route et lui parviendra tel jour, à telle heure. Ce jour et cette heure correspondent exactement à un vol de la KLM...
  
  Il y eut un silence. A la fin, comme s’il se parlait à lui-même, le Vieux marmonna :
  
  - De toute façon, cet agent maritime de Buenos Aires mérite notre attention. Koldam n’aurait pas gaspillé de précieuses minutes à brûler des lettres qu’il échangeait avec cet Argentin si cette correspondance n’avait pas eu trait à son organisation.
  
  Il dévisagea Flacht :
  
  - Quelle décision votre service compte-t-il prendre ? Avant d’exploiter la piste de Buenos Aires, il serait bon que nous accordions nos violons.
  
  - Nous avons essayé d’atteindre notre résident de Buenos Aires via notre ambassade, mais nous ne sommes pas parvenus à le toucher. Il est absent depuis dix jours... Nous sommes d’ailleurs inquiets à son sujet. Dans son dernier message, il nous signalait qu’il tenait peut-être un indice concernant Kurt Weinbacher.
  
  Le Vieux n’eut pas la moindre hésitation :
  
  - Si votre service accepte de nous fournir les renseignements nécessaires, je suis prêt à vous relayer pour exploiter cette information relative à Montana. Mais il faut faire vite, évidemment.
  
  - Je vais transmettre votre proposition à mon directeur, dit Paul Flacht. La mort brutale de mon collègue Tieckmeier a provoqué un certain flottement dans le service. Comme vous le savez, Tieckmeier s’occupait personnellement de l’affaire de la G.L. depuis des mois et des mois ; son successeur n’a pas encore été désigné.
  
  - Écoutez, Flacht, trancha le Vieux, je vais contacter moi-même votre patron et j’examinerai ce problème avec lui. Cela nous fera gagner du temps... Il y a déjà trente-six heures que Koldam nous a glissé entre les doigts, ne l’oubliez pas. Si nous continuons à chipoter, nous allons perdre nos dernières chances. Puis-je conserver ces documents reconstitués par le laboratoire de la Kripo ?
  
  - Oui, ce sont des photocopies pour vous. Nous en avons envoyé plusieurs jeux au docteur Brücker pour son comité.
  
  Le Vieux se tourna vers Coplan :
  
  - Faites un saut à Air France et voyez s’il y a moyen de goupiller un départ rapide pour l’Argentine. Je vous retrouve ici, dans une heure.
  
  
  
  
  
  Comme toujours, le Vieux se montra expéditif et efficace. A 14 heures, ce même lundi, Coplan prenait place dans un avion militaire qui rentrait à Paris. A peine arrivé à Paris, il s’embarquait dans le DC-8 de la Compagnie Iberia qui décollait du Bourget à 18 heures 35.
  
  Compte tenu de l’escale de Dakar et du décalage horaire, c’est à 10 heures 30, le mardi matin, que Francis prit pied sur le sol argentin, à Ezeiza, l’aéroport de Buenos Aires.
  
  Le temps était couvert et humide, la pluie menaçait. Après les canicules d’Europe, l’hiver argentin n’était pas désagréable.
  
  Ramon Ortiz, un des plus anciens correspondants du SDEC en Argentine, attendait Coplan à la sortie de l’aérogare.
  
  Ortiz était un curieux personnage. Grand, lourd, frisant la soixantaine, le teint jaune, des poches bistres sous les yeux, le souffle court et poussif, il avait l’air d’un colosse malade. Deux plis amers entouraient sa bouche lippue et toute la tristesse du monde se reflétait dans ses prunelles noires.
  
  Après avoir bourlingué pendant plus de vingt-cinq ans à travers le monde et connu des tas d’aventures, Ortiz était revenu de tout. Des désastres financiers et des déboires sentimentaux avaient achevé sa lente destruction morale et physique et fait de lui un hypocondriaque d’un commerce peu excitant. Cependant, le Vieux l’estimait et appréciait sa collaboration, car il avait une solide expérience des milieux souterrains de l’Amérique Latine. Il avait d’ailleurs mangé à tous les râteliers, émargé à bien des budgets secrets. Selon l’évolution d’une conjoncture politique particulièrement mouvante, Ortiz avait travaillé successivement - et parfois simultanément - pour le S.S.E., pour le SIDE et pour la CIR, sans parler de contacts encore plus subtils à gauche ou à droite (S.S.E. - Servicio de Seguridad de Estado. (Sûreté Nationale de l’Argentine). S.I.D.E. - Secretaria de Informaciones de Estado. (Service de Renseignement).
  
  C I.R. - Central de Intelligent Radical. (S.R. politique)).
  
  Il salua Coplan d’un bref hochement de la tête, lui serra la main, lui dit sur un ton de lassitude ironique :
  
  - Heureux de vous accueillir, señor Coplan. Toujours en pleine forme, à ce que je vois ?
  
  - Et vous ? répliqua Francis. Toujours neurasthénique et malade imaginaire ? La dernière fois que je vous ai vu, il y a deux ans, vous aviez un cancer, si j’ai bonne mémoire ?
  
  - Hé, je l’ai toujours, soupira Ortiz, résigné. Venez, ma voiture est au bout du parking... Je vous ai trouvé une chambre au Claridge, vous connaissez ?
  
  - Non, je n’y suis jamais descendu.
  
  - C’est très bien, très central... C’est à Tucuman, à la hauteur de Florida (En Argentine, le mot « rue » n’est jamais employé. Dans le langage comme dans la correspondance, seul le nom des artères est cité). Vous admettez que j’ai bien fait les choses : vous êtes à deux cuadras de votre suspect.
  
  Ils montèrent dans la voiture, une Di Telia noire.
  
  Coplan reprit :
  
  - Puisque vous me parliez de mon suspect, continuez. Quel genre d’homme est-ce ?
  
  - Je ne l’ai pas encore aperçu. J’ai jeté un coup d’œil sur son bureau, sans plus. En vérité, ce Marcelo Montana n’est pas un agent maritime ; c’est un expert, un comisario de averias. Comment dites-vous cela en français ?
  
  - Ben, voyons, commissaire d’avaries, tout simplement.
  
  - D’après mes sondages à l’état civil, c’est un homme de 37 ans, d’origine italienne. Il a épousé une Allemande, une certaine Maria Grobel, née à Münich en 1937. Le mariage a été célébré ici même, il y a une dizaine d’années.
  
  - Intéressant, murmura Francis. Ayant épousé une Allemande, il est donc normal qu’il soit en relation avec les milieux germaniques de l’Argentine.
  
  - Je me suis efforcé de savoir s’il y avait des rumeurs qui circulaient à son sujet dans les milieux du port, mais c’est négatif. Il n’a même pas de réputation, ni dans un sens ni dans l’autre. Tout ce qui est sûr, c’est qu’il est légalement accrédité auprès des autorités maritimes... Ou bien c’est un homme méfiant, ou bien c’est un personnage réellement sans relief, car la plupart des agents du port ont une personnalité bien connue des douaniers. Ce n’est pas le cas pour votre Montana.
  
  - Poursuivez vos investigations, recommanda Coplan. Moi, je vais m’occuper de lui d’une façon plus directe.
  
  - Quel est votre plan ?
  
  - Je commencerai par aller tâter le terrain à son bureau dès cet après-midi.
  
  - Vous ne craignez pas que votre signalement vous ait précédé ? Le message télégraphique du Vieux mentionnait cette possibilité et me demandait d’assurer votre protection.
  
  - Je n’ai guère le choix des moyens, fit remarquer Francis. Ce n’est sûrement pas en faisant le pied de grue autour du bureau de Montana que je pourrai me faire une idée exacte du rôle qu’il joue.
  
  - Sans doute, sans doute, grommela le Porteño, mais si vous débusquez le gibier, gare à la riposte (Porteño : habitant de Buenos Aires) !
  
  - Vous avez une autre tactique à me suggérer ?... Ne perdez pas de vue que j’ai déjà plusieurs jours de retard sur mon adversaire numéro UN, Heinz Koldam, le chef de la Geheime Legion. Si celui-ci a été pris en charge par Montana et acheminé vers une planque, je peux faire le guet pendant cent sept ans.
  
  - Oui, évidemment, concéda Ortiz.
  
  Puis, après un moment de silence :
  
  - Vous savez, Coplan, si vous prévoyez de la bagarre, ne comptez pas trop sur moi. L’action directe et la violence ne sont plus de mon âge ; non seulement je ne fais plus le poids, mais j’ai tout à fait perdu le goût de ces choses, je vous le dis honnêtement.
  
  - Rassurez-vous, je n’avais pas l’intention de vous mettre à contribution. Tout ce que je vous demande, c’est de maintenir le contact avec moi pour assurer la liaison avec Paris. Donnez-moi vos coordonnées et indiquez-moi vos points de chute. Pour le reste, je me débrouillerai.
  
  
  
  
  
  Le Claridge de Buenos Aires est un superbe building de quinze étages qui dresse fièrement sa masse de briques rouges au cœur de la ville. Renommé pour son standing, pour l’excellence de son restaurant et le luxe de ses aménagements, c’est un lieu de rendez-vous de l’élite du commerce et de la finance.
  
  Logé dans une jolie chambre du dixième étage, Coplan commença par s’octroyer quelques heures de relaxation, histoire d’éponger la fatigue de son long voyage en jet.
  
  A 17 heures, il prit une douche, se rasa, s’habilla et sortit.
  
  Le ciel était toujours gris et bas, écrasé par d’énormes nuages sombres que l’on sentait gonflés de pluie. A l’approche du crépuscule, la température avait fraîchi. Mais, malgré cela, une foule incroyable déambulait allègrement dans Florida.
  
  Interdite à la circulation automobile de 10 heures et 18 heures, la célèbre artère appartenait aux piétons qui marchaient sans souci et occupaient toute la largeur de la rue. Avec ses magasins de luxe, ses snacks, ses étalages fascinants, c’était le paradis du shopping et du lèche-vitrines.
  
  Coplan admira une fois de plus l’élégance, la beauté, le dynamisme des jeunes femmes de Buenos Aires. Le teint doré, le sourire éclatant, l’œil brillant, elles avaient l’allure altière des amazones du XXe siècle.
  
  Dans Cordoba, en revanche, les voitures et les autobus formaient un flot ininterrompu. C’était l’heure de pointe et, comme dans toutes les grandes villes, la circulation était loin d’être fluide. L’étroitesse de la rue et la dimension des voitures (presque toutes de marque américaine) n’arrangeaient pas les choses.
  
  L’immeuble qui portait le numéro 868 était un bâtiment moderne de six étages : béton et glaces, surfaces lisses, formes fonctionnelles. Le rez-de-chaussée abritait une agence de voyages dont les panneaux publicitaires vantaient les charmes féeriques de l’Inde et du Japon.
  
  Sur la droite, une galerie couverte donnait accès aux bureaux des firmes installées aux divers étages du building.
  
  Les deux mains dans les poches, la démarche très dégagée, Francis s’engagea dans la galerie. Une large porte vitrée s’ouvrait à gauche, et des plaques de cuivre superposées annonçaient les noms des sociétés ayant leur siège dans la place. La plaque correspondant au cinquième étage indiquait effectivement : Marcelo Montana - Comisario de averias.
  
  Au moment où il allait franchir la porte, Coplan fut heurté assez sèchement par un quidam au teint foncé, au torse athlétique moulé dans une chemisette noire à col ouvert.
  
  - N’entrez pas, chuchota en français le type en polo noir. Venez, suivez-moi...
  
  L’inconnu se tourna et montra son visage dans la lumière des enseignes au néon qui éclairaient la galerie.
  
  - Grands dieux ! lâcha Coplan, estomaqué. Pour une surprise, c’est une surprise !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  L’homme en polo noir n’était autre que Caviani, l’agent secret italien qui représentait les services spéciaux de Rome au sein du comité formé par le docteur Brücker.
  
  Il entraîna rapidement Coplan hors de la galerie, le guida vers une Volkswagen grise qui stationnait dans une rue perpendiculaire à Cordoba. Un jeune gars était au volant de la voiture.
  
  - Montez, dit Caviani. Mettez-vous derrière.
  
  Puis, au conducteur de la Volkswagen :
  
  - El señor Coplan, un amigo.
  
  - Buenas tardes, murmura l’ami de Caviani.
  
  - Buenas tardes, répondit Francis.
  
  Umberto Caviani, en dépit de son habituelle expression calme et réservée, paraissait tendu. Ayant pris place à côté du chauffeur, il se tourna vers Coplan :
  
  - Une chance que je me sois trouvé là pour vous intercepter ! Vous alliez bel et bien vous jeter dans la gueule du loup. Et moi, par contrecoup, je ratais toute mon affaire.
  
  - Vous surveillez le bureau de Marcelo Montana ? questionna Francis.
  
  - Oui, entre autres.
  
  - Comment êtes-vous arrivé ici ? Est-ce le docteur Brücker qui vous a mis sur cette piste ?
  
  - Trop long à vous expliquer, prononça Caviani, mais Brücker n’y est pour rien. Nous ferons le point plus tard. Attendez-moi ici, je reviens le plus vite possible.
  
  Il sortit de la Volkswagen et disparut en direction de Cordoba.
  
  En espagnol, Coplan demanda alors au jeune type qui se tenait impassible et silencieux à son volant :
  
  - Depuis quand êtes-vous sur les talons de Montana ?
  
  - Depuis avant-hier. Mais ce n’est pas Montana qui intéresse le señor Caviani, c’est une fille. Une fille comme ça !
  
  Il fit un geste admiratif, le pouce levé. Coplan, assez perplexe, questionna :
  
  - Comment s’appelle cette fille ?
  
  - Herta Jacinto. Elle chante dans une boîte de nuit de Cerrito, la Cabanita.
  
  - Pour quelle raison s’intéresse-t-il à cette chanteuse ?
  
  - Il n’a pas pensé à me le dire, plaisanta le jeune Argentin, prudent. Mais j’ai dans l’idée que ce n’est ni pour sa belle voix ni pour ses jolies jambes.
  
  Coplan comprit qu’il ne tirerait rien de l’amigo de son collègue italien et il n’insista pas. Mais il eut beau se creuser la cervelle, il ne parvint pas à deviner par quel biais Caviani avait réussi à dénicher la piste de Marcelo Montana.
  
  L’attente silencieuse dans la Volkswagen dura près d’une heure. Enfin, Umberto Caviani se ramena, monta dans la voiture, à côté du chauffeur, et jeta :
  
  - Vamos, Pedro !
  
  Puis, se tournant vers Francis, il articula, les yeux étincelants :
  
  - La fille que je surveille vient de prendre Weinbacher et un autre zèbre en charge. Et je suis sûr qu’on va retrouver ces deux types à La Plata.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - Vous avez retrouvé Kurt Weinbacher, l’agent double qui opérait dans l’entourage de Hermeling pour le compte de la Geheime Legion ?
  
  - Oui, exactement, confirma Caviani.
  
  - Alors là, bravo ! s’exclama Francis. Vous avez battu tout le monde au poteau ! Mais je suis impatient de savoir comment vous avez pu accomplir une telle prouesse.
  
  - Grâce à vous, dit Caviani en souriant. Vous ne l’avez pas fait exprès, mais c’est comme ça. Si vous aviez été moins attentif et moins habile, je serais probablement passé à côté de la montre en or.
  
  - Si vous me racontiez votre histoire en commençant par le commencement, j’y verrais certainement un peu plus clair, grommela Coplan.
  
  - Je vais m’asseoir à côté de vous, décida Caviani.
  
  En espagnol, il pria son ami Pedro de s’arrêter un instant pour lui permettre de changer de place.
  
  Le jeune Argentin obtempéra, puis redémarra.
  
  Caviani reprit :
  
  - Expliquez-moi d’abord comment vous êtes arrivé au bureau de Montana.
  
  - Quand j’ai quitté Vienne, je me suis rendu à Berlin, relata Francis. Des informations venues de Paris m’avaient confirmé ce que nos malheureux collègues Tieckmeier et Razinac avaient subodoré, à savoir que le chef suprême de la G.L. devait être un certain Heinz Koldam, avocat à Berlin-Ouest. Pour vérifier ces soupçons, j’ai tendu un piège à Koldam et il est tombé dans le panneau : il a tenté de me faire assassiner par un de ses tueurs. Mais il avait prévu un dispositif de sécurité et il a su tout de suite qu’il avait été victime d’une manœuvre. Il a pris la fuite sur-le-champ, après avoir brûlé ses archives. Grâce aux spécialistes de la Kripo de Berlin, les documents brûlés par Koldam ont pu être partiellement reconstitués, et c’est dans ces archives que nous avons découvert le nom et l’adresse de Marcelo Montana. Mon but en venant ici était de sonder Montana.
  
  - Comment est-il, ce Koldam ? Pouvez-vous me le décrire ?
  
  - Grand, bien bâti, avec des cheveux blonds et des yeux bleus, les pommettes assez fortes et la mâchoire vigoureuse.
  
  - Je viens de le voir ! bondit Caviani. L’individu qui accompagnait Herta Jacinto et Kurt Weinbacher correspond point par point à votre description... Nous sommes au cœur même des positions de la Geheime Legion ! Ce Koldam vous a-t-il vu en chair et en os ?
  
  - Oui, j’ai eu une longue conversation avec lui, à Berlin, dans son cabinet d’avocat.
  
  - Doux Jésus, grinça Caviani. Je préfère ne pas imaginer ce qui se serait passé si vous étiez entré dans le bureau de Montana.
  
  - Il est bien évident que ma visite aurait jeté un froid, reconnut Francis. Mais si vous me racontiez votre histoire maintenant...
  
  Caviani se concentra une seconde, puis murmura :
  
  - Comme vous avez dû l’apprendre en étudiant les dossiers rassemblés par Brücker à Vienne, un de mes compatriotes, un financier milanais, a été abattu à Santiago-du-Chili dans des circonstances très mystérieuses. Cela s’est passé de nuit, en avril dernier. La victime, Armando del Conto, était directeur d’une société spécialisée dans les prêts d’équipement aux pays sous-développés. Or, quelques mois avant d’aller au Chili, del Conto avait traité une grosse affaire au profit de l’industrie sidérurgique de l’Allemagne de l’Est... Nos enquêtes nous avaient permis de retrouver deux témoins qui affirmaient avoir vu le tueur quelques heures avant le drame, dans un cabaret de Santiago. Nous avons établi le portrait-robot du meurtrier présumé et nous avons fait circuler ce signalement parmi nos relations d’Amérique Latine... Il y a quatre jours, un message arrive à Rome nous signalant que le suspect avait été aperçu dans un restaurant de La Plata !... Pour ne rien vous cacher, je précise que c’est mon ami Pedro Castillo qui a repéré notre suspect...
  
  D’un mouvement de la tête, il désigna le jeune Argentin qui pilotait la Volkswagen. Après quoi, il enchaîna :
  
  - Je saute dans un avion et, sitôt débarqué à Buenos Aires, je file à La Plata. Mon ami Pedro, qui n’a pas perdu le contact, m’annonce que mon suspect est hébergé par une famille allemande, les Grobel, qui tiennent un magasin d’appareils électro-ménagers dans la 49e Rue, au centre même de La Plata... Nous organisons la surveillance étroite de la famille Grobel, et c’est là que votre collaboration involontaire devient tout à coup décisive. Une des filles Grobel, une chanteuse qui a pris comme nom de guerre le nom de Herta Jacinto, s’amène chez ses parents avec un individu que j’identifie instantanément : taille moyenne, dans les trente-cinq ans, visage ovale, petites oreilles très décollées... Vous vous souvenez ?
  
  - Oui, je me souviens très bien. C’est l’individu qui m’avait pris en filature à Vienne ?
  
  - Oui, naturellement. Et j’ai compris que je venais probablement de tomber sur une des plaques tournantes de la filière sud-américaine de la G.L. De fil en aiguille, j’apprends que la chanteuse Herta Jacinto a une sœur et que la sœur en question s’occupe d’une association philanthropique germano-argentine qui procure des subsides aux immigrants d’Allemagne. Je découvre ensuite que la dite sœur est l’épouse d’un agent maritime, un expert nommé Marcelo Montana. C’est d’ailleurs en filant la jolie Herta que nous avons abouti au bureau de Montana. Bref, j’ai eu le sentiment que j’avais bouclé la boucle.
  
  Coplan opina gravement :
  
  - Remarquable, Caviani. Quels sont vos plans dans l’immédiat ?
  
  - Pour l’instant, je me limite à un seul objectif : rassembler le plus grand nombre de renseignements sur l’organisation des réseaux G.L. en Argentine. Quand ma documentation sera suffisamment complète, je demanderai des instructions à Rome... Je suppose que mon gouvernement alertera les services officiels de Buenos Aires, qui eux se chargeront de nettoyer cet abcès.
  
  Coplan fit une moue sceptique.
  
  - Sur ce point-là, Caviani, je me permets d’être moins optimiste que vous.
  
  - Ah, et pourquoi cela ?
  
  - Pour deux raisons. Primo, parce que la colonie allemande en Argentine a des racines profondes dans toutes les sphères essentielles de ce pays et probablement aussi dans les services secrets. Secundo, parce que le gouvernement actuel, férocement anti-communiste, se gardera bien de démanteler une organisation qui combat le communisme. En alertant le gouvernement fédéral argentin par les voies officielles, je suis persuadé que Rome, sans le vouloir, va tout simplement assurer le salut de la Geheime Legion. En d’autres termes, le résultat sera exactement le contraire de l’objectif que nous voulions atteindre.
  
  La logique rigoureuse de ce raisonnement avait ébranlé Caviani.
  
  - Nous ne pouvons tout de même pas démolir une organisation pareille rien qu’à nous deux, vous et moi ! rétorqua-t-il.
  
  - Non, bien sûr, je ne suis pas présomptueux à ce point-là... Mais sommes-nous vraiment seuls ? Vous avez bien quelques relations dans ce pays ? Des amigos dans le genre de Pedro, non ?
  
  - Sans doute, admit Caviani, je peux mobiliser quelques appuis occultes. Mais même en tenant compte de la collaboration de mes amis locaux, nous ne ferons pas le poids en face des réseaux organisés de la G.L.
  
  - Cela dépend du but que nous nous fixons, émit Coplan. J’ai moi-même quelques amis dans ce pays et je crois qu’en unissant nos efforts nous pouvons obtenir un résultat valable.
  
  - Quelle est votre idée, au fond ?
  
  - Je pense que nous avons intérêt à essayer de repérer par nos propres moyens la structure de la G.L. La filière de Buenos Aires n’est évidemment qu’un maillon de la chaîne. Comme je vous l’ai raconté, Heinz Koldam, avant de prendre la fuite, a eu soin de brûler ses archives ; mais il n’a sûrement pas détruit les listes des membres de sa Geheime Legion. Une petite liasse de feuillets dactylographiés, cela ne prend guère de place dans une poche. Selon toute vraisemblance, Koldam conserve ses précieuses listes sur lui.
  
  - Je vois ce que vous voulez dire, murmura Caviani. Aussi longtemps que nous ne serons pas en possession des noms et adresses des affiliés à la G.L. à l’échelon mondial, nous ne serons nulle part, en fait.
  
  - Or, ces renseignements décisifs sont pratiquement à notre portée, souligna Coplan. La seule tactique payante, en ce moment, consisterait à concentrer notre action sur Koldam. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Vous avez raison, opina Caviani. Nous devons donner la priorité à Koldam et attendre le moment favorable pour frapper le coup définitif.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Fondée en 1882 et promue au rang de capitale de la province de Buenos Aires, la ville de La Plata est une ravissante cité de 360 000 habitants, située à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Buenos Aires.
  
  En dépit de ses rues tracées au cordeau par un urbaniste épris de géométrie, La Plata conserve un charmant aspect provincial, désuet, paisible, que soulignent ses vastes espaces verts : jardins publics, squares, esplanades boisées, lac bucolique, sans oublier ses édifices du plus pur style 1900, candides et vieillots. Son musée d’Histoire naturelle est mondialement célèbre.
  
  Umberto Caviani, dont le passeport indiquait qu’il était professeur, avait loué une chambre dans une pension de famille proche du centre, à la plaza Castelli. Les rues de la ville ne portant jamais de nom, l’adresse de l’agent italien se traduisait par la formule algrébrique suivante : Pension Miramar, 24/26 y 66.
  
  C’est là que Coplan et son collègue italien débarquèrent de la Volkswagen de Pedro. Copian obtint sans difficulté, dans la pension même où logeait Caviani, une chambre pour la nuit.
  
  Dès le lendemain, vers 13 heures, Pedro fit faire à ses deux amis européens, toujours à bord de sa Volkswagen, la tournée stratégique de la cité. Ils passèrent successivement en revue le domicile de la famille Grobel (les beaux-parents de l’agent maritime Marcelo Montana), le vaste magasin d’appareils électro-ménagers que le père de la chanteuse Herta Jacinto tenait avec ses trois fils dans la 49e Rue, puis, le restaurant de la 47e Rue où Pedro avait repéré, quelques jours auparavant, l’assassin du financier milanais Armando del Conto.
  
  Coplan, pour des raisons purement subjectives, attachait une grande importance à cette rapide reconnaissance des lieux.
  
  - J’ai appris, par expérience, que cela me rendait service de connaître le cadre dans lequel évoluent les personnages auxquels je m’intéresse, expliqua-t-il à Caviani.
  
  - J’éprouve le même sentiment, acquiesça l’agent italien. Quand on s’imprègne d’un décor, les événements qui s’y déroulent passent de l’abstrait au concret.
  
  Cette brève expédition terminée, la Volkswagen reprit la route de Buenos Aires.
  
  Pedro révéla alors, tout en conduisant, qu’il avait mis sa matinée à profit pour compléter quelque peu sa documentation au sujet de la famille Grobel.
  
  Le père, Otto Grobel, ancien officier de la Kriegsmarine, était un homme sévère, autoritaire, très imbu de la supériorité de la race germanique. Il n’avait pas eu d’ennuis politiques au lendemain de la dernière guerre, mais il s’était exilé par amour-propre. Totalement décontenancé par la défaite militaire de sa patrie (défaite qu’il n’avait pas encore digérée vingt-cinq ans plus tard) il avait jugé au-dessus de ses forces la perspective de faire figure de vaincu et d’être obligé de vivre sur le sol allemand en même temps que ses vainqueurs, Américains et Russes. Abandonnant tout ce qu’il possédait à Münich, sa ville natale, il s’était transporté avec sa femme et ses cinq enfants (deux filles et trois garçons) en Argentine. Homme de devoir, courageux, d’une honnêteté à toute épreuve, il avait travaillé pendant dix ans comme un forçat. Et il avait réussi.
  
  Actuellement, selon les renseignements de source sûre, il était à la tête d’une jolie fortune qui fructifiait de jour en jour. On le disait extrêmement généreux à l’égard des exilés allemands qui avaient eu moins de chance (et moins de volonté) que lui.
  
  Les mêmes milieux généralement bien informés étaient unanimes à exclure l’idée que le père Otto Grobel pût jouer un rôle politique quelconque, aussi bien publiquement que secrètement.
  
  - Naturellement, conclut Pedro, c’est le genre de déclaration qui ne veut strictement rien dire. Si Otto Grobel et sa famille sont des militants de la G.L., ils ne le crieront pas sur les toits.
  
  
  
  
  
  A Buenos Aires, Coplan prit congé de Caviani et de Pedro et regagna le Claridge.
  
  Par téléphone, il reprit contact avec Ramon Ortiz auquel il fixa rendez-vous à 17 heures dans un bar de Maipu. Ensuite, s’étant fait monter des sandwichs et de la bière, il rédigea un rapport pour Paris, tout en mangeant.
  
  A 17 heures et quelques minutes, il entrait au bar « El Mundo » à Maipu, prenait un Cinzano au comptoir, payait et ressortait.
  
  Ramon Ortiz l’aborda quelques instants plus tard, à l’angle de l’avenida San Martin.
  
  - J’ai du nouveau, dit Coplan à l’agent local du S.D.E.C. Au moment où j’allais rendre visite à Marcelo Montana, je suis tombé sur un collègue italien du S.I.D. Grâce à cette heureuse rencontre, nos affaires progressent plus rapidement que prévu. Non seulement la complicité de Montana est désormais une certitude, mais nous savons maintenant que sa femme et sa belle-sœur sont également dans le bain. La belle-sœur de Montana, née Herta Grobel, chante dans une boîte de nuit de Cerrito sous le nom de Herta Jacinto.
  
  Tout en marchant, Coplan narra plus en détail les découvertes de Caviani.
  
  - Notre but, expliqua-t-il alors à Ortiz, c’est d’observer à la loupe les agissements de Heinz Koldam, le chef de la G.L... Les moyens limités dont nous disposons ne nous permettent pas de suivre simultanément tous nos suspects ; et d’ailleurs, comparés à Koldam, les autres ne sont pour nous que des comparses de moindre intérêt, pour ne pas dire des lampistes.
  
  - Bon, qu’est-ce que vous attendez de moi ? grommela Ramon Ortiz d’un air vaguement contrarié.
  
  - Je vais vous le dire dans une seconde...
  
  Ayant remonté Juncal en direction de la plaza Lopez, ils venaient d’enfiler une rue à droite.
  
  - Nous y arrivons, murmura Francis. Regardez là-bas, sur l’autre trottoir, l’enseigne du night-club « La Cabanita »... C’est là que Herta Jacinto chante toutes les nuits, entre une heure et quatre heures du matin.
  
  - Et alors ?
  
  - Je voudrais que vous vous occupiez de cette boîte de nuit... Caviani et ses agents locaux s’occupent du bureau de Montana et de la famille Grobel à La Plata. J’ai promis, de mon côté, d’assurer la surveillance nocturne de La Cabanita.
  
  - Voilà au moins un job dans mes cordes, marmonna Ortiz... Ingurgiter du scotch, ouvrir l’œil et faire parler les gens, c’est ma spécialité. De plus, comme je n’ai plus de sommeil, ça me distraira.
  
  - L’idéal serait de vous faire accompagner par une ou deux personnes de votre entourage. Dans un night-club, les clients solitaires se font remarquer.
  
  - Vous voulez m’apprendre mon métier, si je comprends bien ? ronchonna le sexagénaire, vexé.
  
  - Simple suggestion.
  
  - Je suis agent d’assurances et j’ai toujours l’un ou l’autre client auquel je désire faire plaisir. Une soirée dans une boîte de nuit, ça fait partie de mes frais de publicité.
  
  - Je compte sur vous, abrégea Francis. Nous reprendrons contact demain, en fin de matinée, d’accord ?
  
  - De quelle façon ?
  
  - Comme nous venons de le faire. Je prendrai un verre au bar El Mundo vers midi moins le quart.
  
  - Entendu, opina Ortiz.
  
  
  
  
  
  Quelques heures plus tard, alors que la nuit tombait sur la ville, Copian retrouva Caviani, comme prévu, près de la statue du Penseur de Rodin, plaza de Mayo.
  
  Tout en déambulant d’un bout à l’autre de l’immense et magnifique place comme deux promeneurs paisibles, Francis et son collègue firent le point.
  
  Caviani commença par demander :
  
  - Vous avez vu les journaux ?
  
  - Ma foi, non. Je n’ai pas eu beaucoup de loisirs aujourd’hui.
  
  - Il y a un fait divers qui ne manque pas d’intérêt. Un agent immobilier de la ville, un certain Werner Kaps, d’origine allemande, s’est suicidé en se tirant une balle dans la tête... Dépression nerveuse, paraît-il.
  
  - Sans blague ? Il s’agit bien du résident des services secrets de Bonn en Argentine ?
  
  - Oui, c’est bien lui, confirma Caviani. Le docteur Brücker m’avait fait savoir au nom du comité, via Rome, que je pourrais compter sur l’appui de Werner Kaps en cas de besoin. Je n’avais pas l’intention de contacter ce collègue, je vous le dis franchement, car je commence à me méfier des tuyaux qui passent par le canal de Brücker. Mais enfin, c’est quand même une mauvaise nouvelle pour nous. La mort inopinée de ce Werner Kaps démontre que la G.L. ne désarme pas, malgré le vent d’orage qui souffle sur elle.
  
  - Dans un sens, articula Coplan, c’est une sorte d’avertissement.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Je veux dire que si nous commettons la moindre fausse manœuvre, nous sommes sûrs d’encaisser le choc en retour. A votre place, je mettrais Pedro et ses amis en garde : à force de tourner autour de la famille Grobel, ils risquent de déclencher à leur insu une sonnerie d’alarme.
  
  - Oui, d’autant plus qu’ils mènent leur enquête avec un zèle acharné.
  
  - Ont-ils fait de nouvelles découvertes ?
  
  - Oui, dit Caviani, notamment au sujet de Herta Jacinto. A mon avis, cette femme joue un rôle important au sein de la filière argentine de la G.L.. Depuis que mes amis la surveillent, ils sont plutôt étonnés par l’activité débordante de cette créature de rêve. Et aussi par son standing, soit dit en passant. Elle gagne bien sa vie, si on en juge d’après la fortune qu’elle possède,
  
  - On vous a donné des précisions à ce sujet ? questionna Coplan, attentif.
  
  - Oui... Herta Grobel est non seulement propriétaire d’une ravissante villa moderne qu’elle a fait bâtir à la sortie de La Plata, à la hauteur de l'avenida 7, au bord de la route de l’aéroport, mais elle a également un pied-à-terre luxueux à Buenos Aires même, à Santa-Fé, près du Jardin Botanique. De plus, tenez-vous bien, c’est elle qui possède 75 % des parts de la société qui exploite ce restaurant que Pedro nous a montré ce mâtin.
  
  - Diable ! fit Coplan, admiratif. Pour une fillette de 25 ans, elle a drôlement bien mené sa barque.
  
  - Trop bien, ponctua Caviani. Ce n’est probablement pas en donnant un tour de chant à La Cabanita qu’elle a pu édifier une fortune pareille en quelques années... J’ai l’impression qu’elle gère les fonds de la G.L. et que ce restaurant de la 47e Rue est un des repaires de l’organisation. Rien de tel qu’une boîte de ce genre pour camoufler des gens qui sont obligés de se cacher pendant un bout de temps. Personne ne sait exactement ce qui se passe derrière les coulisses d’un restaurant : le personnel de cuisine est anonyme et ne se montre jamais.
  
  - Formule classique, approuva Coplan.
  
  - Avez-vous contacté votre ami concernant la surveillance de ce night-club ?
  
  - Oui, c’est arrangé.
  
  - Tant mieux... Koldam et Herta Jacinto ont quitté La Plata pour Buenos Aires aux environs de 18 heures. Ils sont allés directement à l’appartement de la fille, à Santa-Fé.
  
  - Quelle est l’attitude de Koldam ?
  
  - Son attitude ? Que voulez-vous dire ?
  
  - Est-ce qu’il a l’air d’un homme inquiet, traqué, sur le qui-vive ?
  
  - Absolument pas. Il met des lunettes de soleil, je me demande pourquoi ; mais, pour le reste, il se comporte d’une façon tout à fait naturelle, comme quelqu’un qui se sent à l’abri. Quand nous revoyons-nous ?
  
  - Demain soir, si cela vous arrange.
  
  - Ici ?
  
  - Oui, pourquoi pas ?
  
  - D’accord, acquiesça Caviani.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, à midi moins le quart, Coplan alla prendre un apéritif au bar El Mundo, à Maipu, et rencontra ensuite, comme prévu, Ramon Ortiz
  
  L’Argentin arborait une mine encore plus rébarbative que d’ordinaire. Coplan lui lança un bref regard et marmonna :
  
  - Le moral est en baisse ?
  
  - Pourquoi me demandez-vous ça ?
  
  - Parce que votre figure ne reflète pas précisément la joie de vivre.
  
  - Vous avez de l’aplomb, vous ! ronchonna Ortiz. Je me ruine la santé pour vous et vous faites l’étonné. Je suis rentré à cinq heures du matin, avec une gueule de bois du tonnerre.
  
  - Je vous ai demandé d’aller à La Cabanita mais je ne vous ai pas demandé de vous saouler.
  
  - Je ne fais jamais les choses à moitié.
  
  - Et alors ?
  
  - J’ai vu Herta Jacinto et j’ai beaucoup aimé ses chansons ; mais j’aime autant vous dire que ce n’est pas pour sa voix qu’elle a du succès ! Quelle superbe fille, grands dieux ! Si j’avais vingt ans de moins, je vous jure que je ferais les pires sottises pour avoir cette gosse-là dans un lit ! Rarement vu un corps de femme aussi excitant...
  
  - Bon, et à part ça ?
  
  - J’ai évidemment vu Koldam... Bel homme, ma foi ! Très à l’aise et buvant sec.
  
  - Il était seul ?
  
  - Non, il y avait trois hommes et deux femmes à sa table. J’ai pu identifier Marcelo Montana et sa femme, la sœur de Herta, et le nommé Weinbacher que vous m’avez décrit... Les autres types, inconnus au bataillon. De toute évidence, Koldam m’a fait l’impression d’être en pays de connaissance... Ceci dit, je voudrais vous poser une question.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Une petite seconde, que je vous explique... J’ai fait ce qu’on fait toujours dans ces cas-là, j’ai joué le personnage du bon vivant plein de fric qui s’offre une fiesta pour sceller une réussite en affaires, vous voyez le genre ? Bref, sur le coup de trois heures du matin, je débloquais un peu et je faisais le pitre pour mes invités... Comme c’était la toute première fois que je mettais les pieds dans cette boîte, ma comédie n’a éveillé les soupçons de personne. Bien entendu, je n’avais pas les yeux dans la poche... Et j’ai remarqué une chose que les copains et les copines de Montana n’ont pas pu remarquer, j’en suis absolument sûr... Une rencontre, une brève rencontre entre ce Weinbacher et un quidam qui n’a guère passé plus de trois quarts d’heure à La Cabanita... Ce quidam, qui était accompagné d’une femme peu voyante, s’est rendu aux toilettes presque au même instant que Weinbacher... D’un pas chancelant, je suis également allé me soulager la vessie. J’ai même lancé une bonne grosse plaisanterie à la ronde. Et Weinbacher, qui parlait à voix basse avec l’inconnu, s’est éclipsé illico. Voilà ce que j’ai vu, cher ami Coplan.
  
  - Et alors ?
  
  - Et alors ? C’est ici qu’intervient la petite question que je désire vous poser... Ou bien vous êtes mal informé, ou bien Montana est sur le point de se faire rouler, mais il y a quelque chose qui ne colle pas. Je suis un vieux cheval de retour des services secrets, vous le savez. Je suis malade, usé, désabusé, mais j’ai toujours une excellente mémoire visuelle. Le quidam que Weinbacher a rencontré si discrètement dans les toilettes de La Cabanita, je suis sans doute le seul à Buenos Aires à savoir que c’est un gars qui s’occupe des missions de liaison de la centrale soviétique de Montevideo !
  
  Coplan haussa les sourcils.
  
  - Vous êtes sûr de ce que vous avancez, Ortiz ?
  
  - Est-on jamais sûr de quoi que ce soit dans ce domaine ? maugréa l'Argentin. Je ne peux rien prouver, naturellement, et cet Uruguayen est peut-être un agent double que Koldam a infiltré dans le clan qui orchestre les actions souterraines du Kremlin en Amérique Latine... Ça n’aurait rien d’extraordinaire. Mais ce que je peux affirmer, c’est que le type en question est en cheville depuis près de cinq ans avec les Soviets. Tenez, je vais même vous dire son nom : Raul Barendi... C’est du moins le nom qu’il portait quand on m’a dévoilé son rôle réel.
  
  - Curieuse histoire, laissa tomber Francis, perplexe.
  
  - Cela vous épate ?
  
  - Oui, plutôt.
  
  - Pas moi, grommela Ortiz. Dans notre métier, tout est toujours possible. J’ai vu des choses autrement paradoxales que celle-là !
  
  - Je n’en disconviens pas, mais je donnerais gros pour savoir la signification exacte de ce paradoxe.
  
  - Vous m’avez dit l’autre jour que la G.L. paraissait avoir des informations de première main sur les projets de ses adversaires. Supposons que Koldam ait des complices dans les services secrets soviétiques : tout devient très clair, non ?
  
  - Évidemment.
  
  - Si cette hypothèse-là n’est pas bonne, ricana Ortiz, je plains Koldam et ses amis. Car cela voudrait dire que les Russes leur préparent une sacrée surprise...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Ce même jeudi soir, quand Coplan retrouva Caviani, comme la veille, à la plaza de Mayo, il comprit, rien qu’à voir la figure de l’agent secret italien, qu’il y avait encore du nouveau.
  
  - Je crois que vous allez bondir, prononça Caviani sans vains préambules. Pedro a vu votre ennemi personnel : Wolfgang Munzer, l’homme qui a assassiné vos deux compatriotes à Punta del Este et qui a également abattu le Yougoslave Knazevar au Pérou.
  
  Coplan émit un petit sifflement.
  
  - Hé, hé, fit-il, l’affaire se corse ! Koldam a dû se rendre compte qu’il avait frôlé la catastrophe. Il a organisé une sorte d’assemblée générale des tueurs de la G.L. pour faire face à la situation... Où Pedro a-t-il aperçu Munzer ?
  
  - Chez Herta Jacinto, à sa villa de l’avenue de l’Aéroport, à La Plata. Toute la petite bande est arrivée là au début de l’après-midi, après le déjeuner. Ils avaient deux voitures...
  
  Koldam, Weinbacher, Munzer, le ménage Montana : la fine fleur de l’organisation, en somme. Ils sont restés là pendant près de deux heures, après quoi ils sont tous partis à Tigre. Malheureusement, à Tigre, Pedro a dû interrompre sa filature. Comme je l’avais mis en garde, il n’a pas voulu prendre trop de risques.
  
  - Il a bien fait, approuva Francis.
  
  - Comme vous venez de le dire, le but de cette réunion de l’état-major de la G.L. chez Herta Jacinto est facile à deviner : après l’alerte de Berlin, Koldam doit réorganiser ses troupes.
  
  - En effet, c’est dans la logique des choses.
  
  - J’ai également une information qui complète les précédentes : le night-club La Cabanita est financé par la femme de Marcelo Montana, née Maria Grobel. Et ceci nous donne une meilleure vision de l’infrastructure de la Geheime Legion à Buenos Aires... Soit dit en passant, je suis surpris du nombre de philanthropes qui ont des intérêts dans des boîtes de nuit !
  
  - Paraît que c’est d’un bon rapport, murmura Coplan sans sourire. Surtout quand ça marche bien, comme c’est le cas pour La Cabanita.
  
  - Votre ami a exploré l’endroit ?
  
  - Oui, et il a même poussé le zèle jusqu’à s’infliger une gueule de bois.
  
  - Il n’a rien remarqué de particulier ?
  
  - Si, deux choses : primo, la beauté de Herta Jacinto ; et, secundo, un contact discret que Kurt Weinbacher a eu dans les toilettes de cet établissement. Mais là, c’est vous qui allez peut-être bondir. D’après mon ami argentin, Weinbacher a été contacté par un Uruguayen nommé Raul Barendi, et cet Uruguayen serait un agent du Kremlin.
  
  Caviani s’arrêta net de déambuler.
  
  - Qu’est-ce que vous dites ? Un agent des Soviets ?
  
  - Je ne garantis rien, je vous rapporte ce qu’on m’a dit.
  
  - Mais... quelle conclusion tirez-vous de cette rencontre surprenante ?
  
  - Aucune... A la rigueur, on peut imaginer diverses hypothèses : ou bien cet Uruguayen est un homme que la G.L. a infiltré dans le camp communiste, ou bien le clan Montana ignore à qui il a affaire exactement.
  
  Caviani paraissait décontenancé, soucieux. Après une minute de silence, il articula sur un ton hésitant :
  
  - Je me demande si nous ne sommes pas en train de gâcher une affaire qui était bien engagée.
  
  - Comment ça?
  
  - Nous avons réussi en l’espace de quelques jours à réunir une masse d’informations capitales sur la G.L. et nous pourrions porter un coup fatal à cette organisation en agissant immédiatement. Par contre, en voulant pousser trop loin notre avantage, nous risquons de tout perdre.
  
  - Je ne saisis pas votre idée, avoua Coplan. Vous parlez d’agir immédiatement, mais de quelle façon ?
  
  - Je reviens à ma suggestion d’hier : passer la main à des gens mieux armés que nous.
  
  - Les services de sécurité argentins ?
  
  - Non, car je crois que vos arguments à ce sujet sont valables... Mais...
  
  Il hésita derechef, puis lâcha :
  
  - Je pense à la C.I.A... Les Américains sont puissants en Amérique du Sud.
  
  Coplan persifla :
  
  - N’avait-il pas été convenu à Vienne que les Américains seraient tenus en dehors de notre action ?
  
  - Oui, sans doute, mais ce sont nos collègues de l’Est qui avaient posé cette condition. Nous n’avons pas les mêmes critères qu’eux et, au point où nous en sommes, nous n’avons guère le choix.
  
  - Nous pourrions tout aussi bien faire l’inverse, suggéra Coplan. En alertant Brücker via l’Autriche, les Soviets nous donneraient leur appui. Ils sont solidement organisés en Amérique Latine eux aussi.
  
  - Cette idée m’inspire une certaine répugnance, grommela Caviani. Si j’ai bonne mémoire, vous étiez partisan d’une action... euh... légale et juste ? La réaction des Soviets sera brutale et impitoyable, je le crains. Or, je suis persuadé maintenant qu’il y a des gens inoffensifs parmi les militants de la G.L., d’authentiques philanthropes soucieux d’aider des fugitifs de l’Allemagne de l’Est.
  
  Coplan réfléchissait intensément.
  
  - Écoutez, Caviani, dit-il soudain, je vais faire comme Christophe Colomb : accordez-moi trois jours de délai.
  
  - Pourquoi ?
  
  - J’ai un compte personnel à régler avec Wolfgang Munzer, vous le savez. C’est parce qu’il a tué une personne qui m’était très chère que je me suis intéressé à cette histoire de la G.L. Or, Munzer vient de sortir de son trou et je vais peut-être avoir l’occasion de lui dire deux mots. C’est presque inespéré, non ? Laissez-moi trois jours pour épingler cet individu... Nous sommes jeudi soir ; si je n’ai pas réussi à coincer Munzer d’ici dimanche soir, je me rallie à votre proposition et nous contactons la C.I.A. dès lundi. D’accord ?
  
  - D’accord.
  
  - Avez-vous l’intention de tenir vos supérieurs au courant ?
  
  - Non, j’ai carte blanche et j’agirai de ma propre initiative. Pour mes chefs, seul le résultat compte, c’est-à-dire l’élimination de la G.L... Dans les rapports que j’expédie à Rome, je m’en tiens à des généralités.
  
  - J’adopterai le même principe, acquiesça Francis. Rendez-vous demain soir ?
  
  - D’accord.
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, les espoirs de Coplan s’étaient complètement envolés. Les exilés allemands de la G.L. avaient bel et bien disparu ! Après leur promenade en voiture à Tigre, Koldam, Weinbacher et Munzer n’avaient plus reparu nulle part, ni à La Plata, ni à Buenos Aires.
  
  Selon les renseignements fournis par Pedro, seule Herta Jacinto avait repris sa vie normale.
  
  Caviani n’était pas très content.
  
  - Vous voyez que j’avais raison, dit-il amèrement à Coplan, le lundi soir. J’en avais le pressentiment... Nous aurions dû agir tout de suite. Maintenant, c’est fichu.
  
  - Hé, minute ! protesta Francis. Jeudi soir, quand vous m’avez fait part de vos intentions, nos trois gaillards avaient déjà plié bagage pour aller à Tigre. Il était déjà trop tard à ce moment-là, soyons honnêtes.
  
  - Nous pouvions encore les retrouver, objecta Caviani.
  
  - De quelle manière ?
  
  - En prospectant cette petite localité et ses environs.
  
  - Vous connaissez cet endroit ? fit Coplan, ironique.
  
  - Non.
  
  - Je m’en doutais... En soi, la ville de Tigre n’est qu’une jolie petite bourgade où les gens de Buenos Aires vont se divertir le dimanche. On y fait du bateau, on y danse, on y pique-nique sur les îles. Comme ce n’est qu’à 30 kilomètres de la capitale, l’endroit est très couru. Mais Tigre a un autre aspect, beaucoup plus important : c’est le point de convergence de tout le delta du Rio de la Plata. En fait, la région qui commence là est aussi sauvage, aussi impénétrable que la forêt vierge. Quatre fleuves s’y rejoignent dans une jungle inextricable : le rio Tigre, le rio Lujan, le rio Parana et le rio de la Plata. Sur 200 kilomètres de profondeur et plus de 100 kilomètres de largeur, l’eau et la végétation forment un labyrinthe marécageux que je vous défie d’explorer. Si Koldam et ses complices ont un repaire dans cette zone-là, aucun de nous ne les retrouvera.
  
  - Mais alors ? Vous voulez dire que la piste est perdue ?
  
  - Je le crains... A moins de savoir d’une façon très précise où Koldam et ses copains se sont réfugiés.
  
  - Qui nous le dira ? maugréa Caviani.
  
  - Je connais quelqu’un qui me renseignera peut-être. Voulez-vous encore m’accorder 24 heures ?
  
  - Je suis bien obligé de vous faire confiance, dit Caviani, déprimé. Personnellement, je n’ai plus la moindre carte à jouer... Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas me laisser tomber.
  
  - Rassurez-vous, je n’oublie pas que c’est vous qui avez fait la plus grosse partie du travail, ici à Buenos Aires. Mais c’est à moi de jouer maintenant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  La nuit était noire et humide. Un vent glacial balayait l’avenida Santa-Fé, déserte à cette heure.
  
  En sortant de sa maison, Herta Jacinto fut surprise par cette température inhabituelle. Tout en relevant le col de son manteau, elle marcha d’un pas rapide vers sa voiture, un coupé Chevrolet bleu ciel, rangé dans une rue perpendiculaire, à une vingtaine de mètres de son immeuble.
  
  Au moment où elle allait introduire la clé dans la portière, un choc dans son dos la fit sursauter de frayeur.
  
  - Du calme, Fräulein Grobel, lui ordonna en allemand une voix sourde et impérieuse. Si vous criez, je vous assomme. Venez dans ma voiture, j’ai un renseignement à vous demander... Par-là, oui. C’est la voiture noire garée derrière la vôtre.
  
  Encore sous le coup de la stupeur, la jeune femme n’osa pas résister aux ordres que lui donnait son agresseur, un gaillard athlétique vêtu d’une gabardine foncée et coiffé d’un chapeau dont il avait rabattu le bord sur son front.
  
  - Montez, dit l’inconnu, très sec.
  
  Il lui avait ouvert la portière arrière d’une berline noire et il se glissa à côté d’elle sur la banquette de cuir. Il claqua la portière, puis, d’un geste incroyablement véloce, il tira un foulard de soie noire de la poche de sa gabardine, noua le foulard autour de la tête de la chanteuse, de manière à lui recouvrir les yeux.
  
  - Simple précaution, chuchota-t-il. Si vous gardez votre sang-froid, tout ira bien. Je ne suis pas un gangster, n’ayez crainte.
  
  Comme par magie, la voiture démarra.
  
  Ramon Ortiz, tapi dans l’ombre, s’était promptement installé au volant de sa Di Telia aussitôt le kidnapping terminé.
  
  Par des voies peu éclairées, la Di Telia contourna toute la ville pour rejoindre la Nationale 2. A vive allure, elle traversa les faubourgs d’Avellaneda, de Quilmès, et poursuivit en direction de La Plata.
  
  Un quart d’heure plus tard, alors qu’elle allait atteindre la petite localité résidentielle de City Bell, à une quinzaine de kilomètres de La Plata, la voiture ralentit pour virer sur la droite et s’engager dans un chemin défoncé. Elle stoppa quelques instants plus tard.
  
  Herta Jacinto avait fait preuve pendant tout le trajet d’une docilité exemplaire. Très maîtresse d’elle-même, enveloppée dans son manteau beige, elle n’avait pas fait un seul geste ni prononcé une seule parole.
  
  Coplan la fit descendre de voiture, lui prit le bras pour la guider le long d’un sentier herbu.
  
  Muette, un peu raidie malgré tout par l’émotion, la jeune Allemande fut introduite dans une maison où régnait un silence écrasant. Ortiz, sans desserrer les lèvres, ouvrit une porte vitrée qui s’amorçait dans le couloir d’entrée du bungalow.
  
  - Faites attention, dit Coplan à sa prisonnière. Il y a douze marches à descendre...
  
  Arrivée dans l’unique cave du pavillon campagnard, Herta Jacinto fut délivrée du bandeau qui l’aveuglait. Elle cligna des yeux, éblouie par la lumière que diffusait une ampoule nue qui pendait au plafond.
  
  Coplan, un Beretta G dans le poing droit, tenait la jeune femme en joue. Ortiz, lui, était resté au rez-de-chaussée, peu désireux de se montrer à la blonde.
  
  - Déposez votre sac à vos pieds et ôtez votre manteau, intima Coplan à la jeune femme. Donnez-moi votre manteau...
  
  Elle obtempéra, ses yeux bleus fixant froidement l’homme qui la tenait sous la menace de son automatique.
  
  Coplan opina.
  
  - Bien, dit-il en prenant de la main gauche le manteau que lui tendait Herta. Et maintenant, déshabillez-vous complètement.
  
  Elle hésita, articula d’une voix frémissante :
  
  - Me déshabiller ? Pourquoi ?
  
  - Faites ce que je vous dis.
  
  Elle ne bougea pas. Coplan gronda :
  
  - Ce n’est pas pour me rincer l’œil que je vous commande de vous dévêtir, c’est dans votre propre intérêt. Si vous refusez, tant pis : je vous déshabillerai moi-même, et ce sera moins agréable pour vous.
  
  Elle eut une dernière hésitation, puis elle céda. Avec des mouvements saccadés, elle dégrafa sa robe, l’ôta en l’enjambant, la tendit à Coplan.
  
  - Tout ? souffla-t-elle, la bouche tremblante.
  
  - Oui, tout, absolument tout. Je veux vous voir telle que vous êtes venue au monde, nue comme un ver.
  
  Malgré sa situation fort déplaisante, elle sut rester élégante et digne jusqu’au bout : sa petite gaine noire à dentelles, son soutien-gorge et son cache-sexe noir rejoignirent ses autres vêtements.
  
  Ramon Ortiz n’avait pas exagéré : Herta Grobel aurait pu concourir pour un titre de reine de beauté. Elle avait un corps superbe, racé, lisse et voluptueux, des formes féminines à la fois fermes et suaves, de longues cuisses pleines et des épaules admirables. Sa peau couleur de pêche portait les marques pâles des séances de bronzage de la belle saison précédente.
  
  Coplan, rempochant son Beretta, vérifia méticuleusement les poches du manteau beige, puis rendit le vêtement à la jeune femme.
  
  - Tenez, couvrez-vous. Et veuillez vous asseoir sur cette chaise...
  
  Il lui désigna une chaise en rotin, une chaise de jardin, placée dans un angle de la cave.
  
  Elle obéit, l’œil rêveur, les nerfs moins tendus. La lueur qu’elle avait pu saisir dans les prunelles de son geôlier au moment où elle était apparue sans voile lui avait rendu son assurance de femme.
  
  Coplan lui demanda :
  
  - Vous fumez ?
  
  - Oui, mes cigarettes sont dans mon sac.
  
  Il ne lui donna ni le paquet ni le briquet qui se trouvaient dans le sac. Il lui donna simplement une cigarette, qu’il lui alluma lui-même, tranquillement.
  
  - Et maintenant, voici ma question, reprit-il en la dévisageant. Où sont vos amis Koldam, Weinbacher et Munzer ?
  
  - En voyage.
  
  - Je sais. Mais où ?
  
  - A Tigre.
  
  - Comment faites-vous pour entrer en contact avec eux ?
  
  - Je n’ai aucune raison d’entrer en contact avec eux.
  
  - Admettons. Je change ma question : comment pourrais-je, moi, entrer en contact avec eux ?
  
  - Je l’ignore.
  
  Coplan soupira d’un air désabusé.
  
  - Si je disposais d’un peu plus de temps, cela m’amuserait de jouer avec vous le petit jeu du chat et de la souris. Malheureusement, je suis pressé. Terriblement pressé. Alors, écoutez bien ce que je vais vous dire... Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais. Je sais que des liens étroits vous unissent à vos amis de la Geheime Legion. Par conséquent, inutile de finasser. En ce moment même, nous jouons un quitte ou double. Ou bien vous m’aidez à retrouver Heinz Koldam et Wolfgang Munzer, ou bien vous payez de votre vie les crimes qu’ils ont commis.
  
  - Vous êtes fou ! s’exclama-t-elle, effarée. Mes amis ne sont pas des criminels ! De quoi vous mêlez-vous ?
  
  Par intuition, Coplan eut la quasi-certitude qu’elle était sincère. Elle reprit, sur un ton d’indignation contenue :
  
  - Pourquoi nous persécutez-vous ? Vous nous prenez pour des espions mais vous vous trompez.
  
  - Ah oui ? Mais alors, à votre avis, la Geheime Legion, c’est quoi ?
  
  - Nous n’avons qu’un seul but : aider nos compatriotes qui ont des ennuis politiques ou financiers.
  
  - Et aussi ceux qui ont des comptes à rendre à la justice à cause des crimes qu’ils ont commis ?
  
  - Nous ne sommes pas des criminels, je vous le répète. Je suis la fille d’un officier allemand.
  
  - Et alors ?
  
  - Vous avez gagné la guerre, mais nous n’avons pas perdu notre honneur...
  
  - Herta Grobel, votre ami Koldam a essayé de m’assassiner, il y a exactement dix jours, à Berlin. S’il n’avait tenu qu’à lui, je serais mort et enterré. Par ailleurs, votre ami Munzer a abattu à coups de revolver une jeune fille que j’estimais et pour laquelle j’avais de l’amitié. Elle avait vingt ans, elle était presque aussi belle que vous et elle n’avait fait de mal à personne. Cela s’est passé en Uruguay, il y a environ quatre mois. Maintenant, je vous donne trois minutes pour me dire l’endroit exact où se trouvent Koldam et Munzer.
  
  - Tout ce que vous racontez est faux ! répliqua-t-elle, les yeux brillants. Contrairement à ce que vous croyez, je vous connais. Vous êtes un agent français et vous vous appelez Chabourgue... Heinz nous a raconté votre visite chez lui ; c’est à cause de vous qu’il a dû fuir. Vous êtes bien l’homme qu’il nous a décrit.
  
  - Si vous êtes sincère, et je veux bien l’admettre, vous êtes, vous aussi, une victime de Koldam. Sa Geheime Legion est une organisation de terroristes. Je pourrais vous citer les noms de plus de vingt-cinq personnes qui ont été tuées lâchement par les militants de votre association ; mais, bien entendu, Koldam a su se débrouiller pour vous cacher la vérité... Pour en sortir, je vous propose un marché : indiquez-moi l’endroit où je peux joindre Koldam ; moi, en échange, je vous promets de le ramener ici même et de l’interroger devant vous.
  
  Pendant quelques secondes, Francis et sa prisonnière s’affrontèrent du regard.
  
  Coplan reprit :
  
  - Je ne vois pas d’autre solution. Mon offre vous permet de faire la preuve de votre loyauté, je vous le fais remarquer... Quant à moi, je ferai état des témoignages et des documents qui établissent d’une façon formelle, irrécusable, que des crimes ont été commis par des membres de la G.L... Car ces preuves irréfutables, elles existent, Herta.
  
  - Et si je refuse ?
  
  - Je vous supprime et je continue mes recherches. Je n’ai pas d’autre issue... N’oubliez pas que Munzer a été plus cruel que moi quand il a tué ma jeune amie : il ne lui a même pas laissé le temps de se justifier.
  
  Herta, anxieuse, ébranlée, haleta :
  
  - Je n’arrive pas à y croire.
  
  Coplan articula :
  
  - Le temps presse, Herta. Votre sort est entre vos propres mains. Il vous reste deux minutes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  La belle Allemande, nerveusement drapée dans son manteau, les yeux fixés sur le bout incandescent de sa cigarette qu’elle oubliait de fumer, restait silencieuse, les traits figés.
  
  Coplan prononça d’une voix moins rêche - mais pas moins dangereuse :
  
  - Méfiez-vous, Herta Grobel, je ne cherche pas à vous faire peur ni à vous intimider pour vous obliger à parler... Je vous ai ordonné de vous mettre nue devant moi parce que les tueurs de Koldam utilisent des armes perfides : j’ai vu mourir, sous mes yeux, un homme qu’un membre de la G.L. avait frappé de deux projectiles au cyanure... Koldam est implacable, je dois l’être également. Et puisque vous avez une certaine conception de l’honneur militaire, n’oubliez pas que je suis en service commandé, moi aussi.
  
  Il consulta calmement sa montre-bracelet :
  
  - Vous avez encore quarante secondes...
  
  Herta laissa tomber sa cigarette sur le sol cimenté, aspira une profonde bouffée d’air, puis, sans lever les yeux, elle articula sur un ton oppressé :
  
  - Vous me donnez votre parole que mes amis auront la possibilité de se justifier ?
  
  - Oui, en votre présence, à condition, bien entendu, que je ne sois pas forcé de les mettre hors d’état de nuire. En cas de légitime défense, je réagirai sans hésiter.
  
  - Ils sont à Dique Lugan, chez un de nos amis.
  
  - Où est-ce, Dique Lugan ?
  
  - C’est une petite ville du delta, à vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de Tigre.
  
  - Le nom de cet ami ?
  
  - Je ne connais pas son vrai nom. Tout le monde l’appelle El Zorrastrón. C’est un vieil ermite, une sorte de Robinson Crusoé qui vit dans une cabane en bois.
  
  - El Zorrastrón ? répéta Coplan. Cela signifie le fourbe, si je comprends bien ?
  
  - Au figuré, oui ; mais, en fait, cela signifie le vieux renard.
  
  - Que font-ils dans cette région perdue ?
  
  - Nous avons des passeurs qui viennent en canot jusque-là. Ils repartent ensuite vers le nord et ils franchissent clandestinement le rio pour introduire nos camarades en Uruguay.
  
  - Comme ils ont quatre jours d’avance sur moi, ils ont déjà franchi la frontière, j’imagine ?
  
  - Non, je ne crois pas. Il faut parfois attendre une ou deux semaines avant de pouvoir passer. La frontière est surveillée... D’ailleurs, Wolfgang serait revenu si les opérations avaient eu lieu.
  
  - Wolfgang Munzer ?
  
  - Oui... Ce n’est qu’à titre de guide qu’il est parti avec Koldam et Weinbacher ; il doit revenir à La Plata. En ce moment, Wolfgang ne peut pas retourner en Uruguay.
  
  - Je m’en doute, grinça Francis... Eh bien, j’espère que vous m’avez dit la vérité. Je suis évidemment obligé de vous garder ici pendant un certain temps, et je vais vous demander de m’écrire un message pour le gérant de La Cabanita. Vous lui expliquerez que vous avez dû quitter Buenos Aires pour quelques jours... Votre disparition pourrait provoquer des perturbations qu’il est préférable d’éviter, aussi bien pour vous que pour moi.
  
  
  
  
  
  Le gros Ramon Ortiz, déjà farouchement hostile au kidnapping de la chanteuse, opposa un refus catégorique quand Coplan lui fit part de son intention d’aller à Dique Lugan pour coincer Koldam, Weinbacher et Munzer.
  
  - Il n’en est pas question ! décréta l’Argentin, résolu. Je vous avais prévenu : je ne veux plus me mêler d’action directe. Je suis au bout de mon rouleau et je veux vivre en paix les quelques mois qui me restent à vivre.
  
  - Le Vieux vous récompensera largement, promit Francis. Vous ne pouvez pas me laisser tomber maintenant.
  
  - Je regrette pour le Vieux, mais il a accepté mes conditions et il ne pourra pas me reprocher de lui avoir fait faux bond... J’ai déjà été bien bête de vous prêter ma voiture et ce bungalow où je compte me retirer dès l’année prochaine. Si un scandale éclate au sujet de cette fille, je suis flambé.
  
  Il haussa ses lourdes épaules, puis ricana :
  
  - Du reste, vous n’avez aucune chance de réussir. La chasse à l’homme, dans le delta, c’est foutu d’avance. Il y a des coins, autour de Dique Lugan, où les autochtones eux-mêmes ne s’aventurent pas. C’est bien simple : l’eau et la végétation sont à ce point mélangées qu’on ne sait plus où mettre les pieds !
  
  - Je ne compte pas aller patauger dans ces marécages, précisa Coplan. Mon but, c’est de retrouver ce Zorrastron qui fait l’agent de liaison entre la G.L. et les passeurs.
  
  - Bon, et alors ? rétorqua Ortiz, bourru. Vous croyez que vous allez capturer ces forbans les doigts dans le nez ? Seul contre tous, et dans une région aussi traîtresse ? Vous déraillez, mon pauvre ami...
  
  - Je ne serai pas seul, répliqua Francis, obstiné. Je vais mettre Caviani et son équipe dans le coup.
  
  - Je vous souhaite bien du plaisir... Si vous n’êtes pas revenu dans trois jours, je dépose votre chanteuse sur le bord de la route de Tigre, à minuit, ni vu ni connu.
  
  - Vous me décevez, laissa tomber Coplan, contrarié.
  
  - Tout ce que je peux encore faire pour vous aider, c’est de vous donner le nom d’un indicateur de Tigre. Il connaît le delta comme sa poche, mais je ne garantis pas sa loyauté, vous m’entendez ? C’est un ancien agent secret de la douane et il est malin comme un singe ; malheureusement, c’est une fripouille. Il a tiré cinq ans de prison pour complicité avec les contrebandiers, vous voyez le genre !
  
  - Peu importe sa moralité ! jeta Coplan. S’il a des informations valables, il m’intéresse. Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Hippolito Huela. Il habite dans une espèce de bungalow en planches qu’il a construit lui-même et qui se trouve en face du club de la Marina. Il possède une dizaine de barquettes qu’il loue aux promeneurs du dimanche. Vous trouverez facilement : il y a un panneau réclame avec ses tarifs de location et son nom : Hippolito. Dites que vous venez de la part de l’inspecteur Carrugua et offrez-lui un généreux pourboire, il acceptera probablement de vous tuyauter.
  
  - C’est tout ce que je voulais, acquiesça Francis, regonflé.
  
  
  
  
  
  Loin de se défiler comme Ramon Ortiz, Caviani se rallia avec enthousiasme au plan de Francis.
  
  - Pedro a cinq hommes sous ses ordres, dit l’agent italien. Cinq petits gars débrouillards et résolus. Nous serons donc huit, de quoi former un groupe d’avant-garde et un groupe en couverture.
  
  - Quand peuvent-ils être prêts, vos amis ? Nous ne devons plus perdre de temps si nous voulons arriver avant le départ de Koldam pour l’Uruguay.
  
  - Dès demain après-midi, assura Caviani. Nous ferons notre jonction à Tigre et nous lancerons notre expédition dès que vous aurez pu interroger votre douanier félon.
  
  - O.K... Vous me cueillerez vers 18 heures à la plaza de Mayo ?
  
  - Parfait, dit Caviani. Maintenant que nous approchons du but, j’ai hâte d’en finir.
  
  Coplan regagna son hôtel, rédigea un rapport pour le Vieux et prépara son équipement pour le lendemain.
  
  
  
  
  
  Lorsqu’il arriva à Tigre, le lendemain en fin d’après-midi, dans la Volkswagen de Pedro, il se remémora les heures qu’il avait passées là, autrefois, au Club Nautique Français avec des copains de la Marine Marchande.
  
  Aux yeux du touriste, Tigre présente un décor plaisant mais banal. C’est le type classique de la petite ville de villégiature située au bord d’un lac : villas luxueuses ou modestes, voiliers amarrés aux pontons, vedettes blanches pour citadins avides de promenades nautiques, guinguettes, kiosques à Coca-Cola, etc... Les hauts palmiers qui dressent leurs têtes emplumées sur les rives du rio et l’exubérance de la végétation sont les seules notes qui rappellent que les grandes forêts sauvages qui bordent le Paraña ne sont pas loin. Quant au fleuve, il a cette teinte grisâtre et jaune, aux reflets d’un vert crépusculaire, qui est la couleur caractéristique des eaux fortement limoneuses.
  
  Pedro gara sa voiture dans une rue tranquille, non loin de l’embarcadère du Club de Regatas La Marina. Du coffre arrière, il retira les sacs de campeur qu’il avait préparés et qui contenaient le matériel de bivouac, les émetteurs-récepteurs de son équipe et les armes. Il distribua les sacs, puis il dit à Coplan :
  
  - Nous allons louer une barque pour passer sur l’autre rive. Quand vous aurez vos renseignements, un de mes camarades reviendra ici pour informer le señor Caviani.
  
  - Muy bien, allons-y, acquiesça Francis.
  
  Ils découvrirent facilement, de l’autre côté du fleuve, la bicoque du nommé Hippolito Huela. C’était une espèce de hutte surélevée, peinte en blanc, avec un toit de chaume ; un balcon en rondins entourait toute la maisonnette à environ un mètre de hauteur au-dessus du sol.
  
  Coplan s’avança seul vers la cabane. Il s’apprêtait à appeler quand un homme apparut sur le balcon, un individu de petite taille, âgé d’une quarantaine d’années, au faciès boucané, à l’expression revêche et méfiante. Il était vêtu d’un vieux pantalon de toile bleue et d’un gilet de corps maculé de taches brunâtres. Ses cheveux gris et hirsutes lui donnaient un air de bandit calabrais.
  
  - Holà ! cria-t-il en examinant l’arrivant d’un œil hostile. Où allez-vous comme ça ?
  
  - Señor Hippolito ? s’enquit Coplan.
  
  - Si, opina l’ancien douanier.
  
  - Puis-je entrer ? Je voudrais vous parler.
  
  Hippolito dévala promptement les quelques marches branlantes de l’escalier de bois qui reliait le balcon au sol.
  
  - Vous voulez me parler de quoi ? bougonna-t-il en montrant ostensiblement qu’il ne désirait pas accueillir le visiteur dans sa maison.
  
  - Je viens de la part de l’inspecteur Carrugua, révéla Francis à mi-voix. Je voudrais un renseignement.
  
  - Quel renseignement ?
  
  - Je suis à la recherche d’un homme qui habite du côté de Dique Lugan et qui porte le sobriquet d’El Zorrastrón. Vous le connaissez ?
  
  - Je connais pas mal de gens dans la région, répondit l’Argentin sans préciser.
  
  - En fait, je voudrais rencontrer El Zorrastron. Pourriez-vous m’expliquer comment je dois m’y prendre pour le joindre chez lui ?
  
  Hippolito eut un petit rire très antipathique.
  
  - Vous voulez que je vous donne l’adresse d’El Zorrastrón, c’est bien ça ?
  
  - Exactement.
  
  - Pour l’instant, il n’y a pas encore de rues dans le delta, railla Hippolito. Revenez dans deux ou trois cents ans, quand la civilisation sera arrivée jusqu’à nous.
  
  Coplan ne se formalisa pas. Comme chacun sait, l’Argentin est friand de boutades et de plaisanteries, même quand elles sont plus grosses que spirituelles.
  
  Hippolito, qui avait l’air de s’amuser, s’esclaffa :
  
  - Je ne pourrais même pas vous faire un dessin, amigo ! Les meilleurs cartographes de notre ministère de la Guerre ne sont jamais parvenus à faire un tracé valable de la partie du delta où ce vieux fou d’El Zorrastrón est allé cacher sa tanière !
  
  - Vous accepteriez peut-être de m’y conduire ? suggéra Coplan.
  
  Et il ajouta sur un ton confidentiel :
  
  - Moyennant un salaire honnête, cela va sans dire.
  
  L’Argentin se caressa le menton d’un air songeur, puis :
  
  - Il faut compter quatre heures au moins pour aller là-bas, amigo. Quatre heures en bateau, bien entendu, et à la rame, avec des courants qui demandent de la force. Avec une vedette à moteur, vous ne passerez pas... Quatre heures pour aller, quatre heures pour revenir, c’est dur. Et à mon âge, hein...
  
  Il fit de nouveau une pause, histoire de ménager son effet.
  
  - Évidemment, reprit-il d’un air détaché, pour faire plaisir à un ami de l’inspecteur Carrugua, je pourrais peut-être trouver quelqu’un qui serait capable de vous conduire là-bas.
  
  - Si c’est une question de prix, faites-moi une proposition.
  
  Hippolito hésita, puis laissa tomber un chiffre. Il s’agissait d’un bon paquet de pesos.
  
  - D’accord, accepta Coplan.
  
  - C’est ma commission, stipula l’ancien douanier. Il faut prévoir autant pour le garçon qui conduira le bateau. C’est normal, non ?
  
  Coplan fit semblant de peser le pour et le contre.
  
  - Eh bien, je suis d’accord sur le prix, émit-il enfin. Maintenant, pouvez-vous me dire si d’autres voyageurs sont passés récemment à Tigre pour se rendre chez El Zorrastrón ?
  
  Hippolito esquissa un sourire matois.
  
  - Si vous n’étiez pas un ami de l’inspecteur Carrugua, je vous répondrais que je n’en sais rien... Mais comme l’inspecteur connaît ma réputation, je veux être honnête... Il y a cinq ou six jours, trois Allemands sont partis d’ici pour Dique Lugan et mon petit doigt me dit qu’ils se rendaient probablement chez le Vieux Renard.
  
  Coplan mit les pieds dans le plat. Baissant encore la voix, il articula :
  
  - A votre avis, Hippolito, pensez-vous que ces trois Allemands ont déjà franchi la frontière ?
  
  - Vous posez des questions bien dangereuses, señor, grommela l’Argentin entre ses dents... Enfin, puisque la chose paraît vous intéresser, je vous conseille de remettre votre voyage à plus tard. Actuellement, vous n’avez aucune chance d’atteindre l’Uruguay. Les gardes-frontières se promènent depuis quinze jours dans la région de Dique-Lugan et personne ne passera avant trois semaines. A moins que ce brigand d’El Zorrastrón n’ait goupillé une nouvelle combine plus au nord... Avec lui, tout est possible.
  
  - Dans combien de temps pourrions-nous partir ? abrégea Coplan.
  
  - Demain, à l’aube. On ne peut pas faire ce genre d’excursion la nuit.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Vous comprendrez cela quand vous y serez...
  
  - A quelle heure alors ?
  
  - Cinq heures du matin serait une heure convenable.
  
  - Parfait.
  
  - Tout sera prêt, je vous le promets, assura Hippolito en avançant sa main maigre et brune, la paume en l’air, non pour prendre congé de son visiteur mais pour toucher la somme convenue.
  
  Coplan s’exécuta, non sans lancer à l’Argentin un regard qui en disait long. Hippolito fit disparaître les liasses en marmonnant, ironique :
  
  - N’ayez crainte, señor, je suis régulier en affaires. Et si l’inspecteur Carrugua vous a dit le contraire, il s’est trompé.
  
  
  
  
  
  L’aube se levait, le lendemain, lorsque la barque quitta le petit ponton de bois qui se trouvait en face de la maisonnette de l’ancien douanier. C’était une aube grise, mélancolique et humide. Le jeune Argentin qui tenait les avirons était un gamin qui n’avait guère plus de dix-sept ou dix-huit ans, mais c’était un petit costaud aux épaules râblées, au large visage sombre, aux prunelles noires, aux grosses lèvres de campagnard mal dégrossi. Un enfant du delta, vraisemblablement.
  
  Il se nommait Juan, et il paraissait à peu près aussi loquace qu’une carpe.
  
  La lourde embarcation fournie par Hippolito comportait trois banquettes : une à l’avant, une autre au centre (pour le rameur) et une à l’arrière.
  
  Ce que le rusé Hippolito appelait pompeusement un bateau n’était en fait qu’un vieux canot retapé et rafistolé par un artisan local peu soucieux d’esthétique.
  
  Deux camarades de Pedro avaient pris place à l’avant. Coplan et Pedro étaient à l’arrière, leur sac de campeur entre les jambes. Ils étaient tous armés, et Coplan avait mis en position d’émission le poste de radio militaire caché dans son sac.
  
  En prévision d’un coup dur, Francis avait adopté le dispositif de sécurité qui avait si bien réussi à Koldam, à Berlin. Grâce à la radio, Caviani et son groupe - qui suivaient dans une autre barque, à une demi-heure de distance - seraient alertés automatiquement en cas d’incident.
  
  A mesure qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs du delta, la lueur pâle de l’aurore s’estompait au lieu de s’éclairer, se muant en une lumière pénombreuse. Les arbres touffus des rives formaient un écran dense entre le ciel et l’eau, et les branches retombantes griffaient lourdement le fleuve de leur masse lianeuse.
  
  Après une heure de navigation relativement aisée, le parcours devint plus difficile. Les dernières cabanes de week-end avaient été dépassées, la nature était devenue plus sauvage encore, les berges totalement désertes et le silence incroyablement épais.
  
  Coplan comprit bientôt pourquoi cette expédition n’avait pas pu se faire de nuit. Le fleuve, en certains endroits, se ramifiait en plusieurs dizaines de bras étroits, enserrés entre des îlots de frondaisons inextricables. Parfois, la végétation formait une voûte au-dessus de l’eau et on aurait pu croire que cette jungle semi-aquatique, semi-végétale, avait surgi du fleuve lui-même, sans soubassement terrestre. Il fallait une sacrée mémoire visuelle pour repérer le bon passage dans ce fantastique réseau liquide.
  
  Le jeune rameur avait le front mouillé de sueur. Et seul le bruit des avirons qui remuaient régulièrement l’eau pesante troublait le silence sépulcral.
  
  Cet interminable voyage mettait les nerfs de Coplan à rude épreuve. Il avait beau fumer, regarder sans arrêt sa montre-bracelet, il avait l’impression que les minutes étaient longues comme des éternités.
  
  Certes, le décor était d’une beauté grandiose et farouche. On aurait pu se croire dans un monde encore inachevé, dans le jaillissement originel et désordonné d’une nature en pleine folie créatrice. Le fouillis du delta évoquait vraiment les vaisseaux capillaires d’une monstrueuse planète encore gluante.
  
  Mais Francis, trop préoccupé, n’était pas d’humeur à admirer le site. Il demanda finalement au garçon qui peinait sur ses rames :
  
  - Sommes-nous encore loin ?
  
  - Une demi-heure à peu près, répondit l’Argentin.
  
  - Vous avez bien compris ce que je vous ai expliqué ? Dès que nous aurons atteint un îlot à partir duquel nous pouvons rejoindre à pied la cabane d’El Zorrastrón, vous aborderez.
  
  - Si, señor, acquiesça le jeune garçon.
  
  Environ quarante minutes plus tard, il annonça :
  
  - Nous arrivons... Je vais accoster là-bas, près de l’arbre déraciné que vous pouvez apercevoir... Regardez, le bateau d’El Zorrastrón est attaché au tronc...
  
  Coplan se leva, chargea son sac sur son dos, vérifia la position de son automatique dans la poche droite de son pantalon de toile.
  
  - Pedro, dis à tes amis de se préparer, articula-t-il en soignant son élocution pour que Caviani, à l’écoute quelque part derrière eux dans le delta, fût avisé qu’ils allaient débarquer.
  
  Ce fut d’ailleurs un débarquement acrobatique. Le tronc de l’arbre écroulé formait une passerelle instable et peu accueillante pour passer de l’eau à la terre.
  
  Le jeune rameur montra un vague sentier qui s’amorçait dans l’épaisseur de la végétation.
  
  - Vous avez cinq minutes à marcher pour arriver à la maison d’El Zorrastrón. Surveillez bien le côté droit du chemin, car la cabane est dissimulée dans les feuilles.
  
  - Il n’y a pas d’autre maisonnette ?
  
  - Non, El Zorrastrón est tout seul ici.
  
  Ils transbordèrent le matériel et les armes sur la terre, se munirent des mitraillettes et s’engagèrent en file indienne dans le sentier.
  
  Ils cheminaient depuis trois minutes, essayant d’étouffer le plus possible le bruit de leurs pas, quand brusquement une voix métallique éclata dans le silence, provenant de plusieurs côtés à la fois, comme en stéréophonie :
  
  - Ne bougez plus ! Alignez-vous face à droite, à trois mètres de distance l’un de l’autre... Déposez vos armes en les lançant loin de vous... Vous êtes sous le feu de nos mitrailleuses, méfiez-vous ! Au moindre mouvement équivoque, nous tirons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  Coplan, à peine surpris, ordonna à Pedro et à ses camarades d’obéir aux ordres diffusés par les haut-parleurs camouflés dans les arbres des alentours.
  
  Pour Coplan, il s’agissait maintenant de gagner du temps afin de permettre à Caviani et à son équipe de s’organiser pour assiéger par un autre itinéraire le camp retranché du Vieux Renard.
  
  Caviani, grâce à l’émetteur en batterie, savait déjà ce qui venait de se produire.
  
  La dernière mitraillette venait de tomber dans l’herbe quand la voix métallique reprit :
  
  - Un projecteur va s’allumer. Placez-vous chacun à votre tour dans le faisceau de lumière et prononcez clairement votre nom et votre nationalité.
  
  Effectivement, un projecteur s’alluma. Niché dans la fourche d’un arbre, il dirigeait vers le sol un flux de lumière blanche.
  
  Coplan s’avança :
  
  - Chabourg, Français, articula-t-il.
  
  - Gee ! éclata la voix du haut-parleur. Mister Coplan ! That’s great ! How are you, dear old fellow ?
  
  Coplan, sidéré, arqua les sourcils. La voix métallique reprit, toujours en anglais :
  
  - Ne bougez pas, je viens à votre rencontre ! C’est Gordon Reeds qui vous parle !
  
  Pour le coup, Francis en resta comme deux ronds de flan. Gordon Reeds, l’homme de la C.I.A. qu’il avait rencontré quatre mois plus tôt à Montevideo, dans des circonstances aussi dramatiques que celles-ci !
  
  Les feuillages s’écartèrent, et Gordon Reeds apparut, en blue-jeans et blouson de cuir, le visage bronzé, un large sourire aux lèvres. Vêtu de la sorte, il avait encore l’air plus costaud qu’en complet de ville.
  
  - Hello ? fit-il en s’approchant, la main tendue. Vous ne vous attendiez pas à me trouver ici, hein ?
  
  - Non, franchement.
  
  - Confidence pour confidence, ce n’est pas vous que j’attendais !
  
  - Où est Koldam ?
  
  - En enfer, mon vieux. Et Wolfgang Munzer aussi. C’est une histoire fantastique ! Venez dans la case du Vieux Renard, je vais vous raconter ce qui s’est passé... Dites à ces gars que nous sommes entre amis. Ils peuvent ramasser leurs outils.
  
  Coplan se tourna vers Pedro et vers les deux autres Argentins :
  
  - Nous sommes arrivés trop tard... Mon ami Gordon Reeds a planté le drapeau des U.S.A. sur ce territoire avant nous... Pedro, retournez au fleuve pour accueillir le señor Caviani.
  
  Reeds, qui pratiquait l’espagnol à la perfection, reprit :
  
  - Entre nous, Coplan, aucun conquistador d’antan n’a pris, pour découvrir ce fichu pays, les risques que vous avez pris pour arriver ici.
  
  - Je suis couvert par une seconde équipe, dévoila Francis.
  
  - Oui, je sais, j’ai été prévenu. Mais même avec une protection, c’était scabreux... Enfin, le général O’Hara, qui vous connaît bien, m’avait prédit que nos routes se croiseraient de nouveau tôt ou tard ! (Voir «Dossier Dynamite». Coplan, autrefois, a rendu un service éminent au général O’Hara qui n’était pas encore, à cette époque, un des chefs de la C.I.A)... Ce sont des types coriaces comme vous que nous aimerions engager ! Si le cœur vous en dit...
  
  - J’y penserai, répondit Coplan. Le jour où mon boss me flanquera à la porte, je viendrai vous voir... Maintenant, pour parler de choses sérieuses, expliquez-moi pourquoi vous avez liquidé Koldam et ses complices.
  
  - Well ! s’exclama Reeds en levant les deux bras. C’est une histoire beaucoup plus compliquée que vous ne l’imaginez... Koldam et Munzer ont été flingués à bout portant par leur propre compatriote, le nommé Weinbacher. Et cela s’est passé en quelques secondes, alors que les trois hommes venaient de débarquer sur cet îlot... Moi aussi, je suis arrivé trop tard pour intervenir. Et pourtant, j’avais bien monté mon affaire, croyez-moi !
  
  - Et Weinbacher ?
  
  - En taule, à Buenos Aires. Au secret, naturellement. Ce salopard a le culot de demander l’asile politique... Et il l’obtiendra, très probablement.
  
  - Je n’y comprends plus rien du tout, maugréa Francis.
  
  Ils venaient de déboucher dans la petite clairière au milieu de laquelle se dressait la case de branches d’El Zorrastrón. Trois solides gaillards montaient la garde autour de la cabane. Gordon Reeds présenta un des malabars à Coplan :
  
  - Le colonel Estegarry, officier de la B.I. de Buenos Aires (Brigada de Investigaciones). El señor, euh...
  
  - Frédéric Chabourg, compléta rapidement Coplan en serrant la main que lui tendait le gradé de la police argentine.
  
  Gordon Reeds disparut dans la case, se ramena avec un flacon de scotch Cutty Sark et trois gobelets en plexiglass. Il remplit un des récipients, le tendit à Francis.
  
  - Salud, dit-il en souriant. Et maintenant, faisons le point. Le général O’Hara s’est fait une pinte de mauvais sang quand il a appris que vous représentiez le S.D.E.C. à ce comité que le Dr Brücker venait de créer à Vienne. Nous nous...
  
  - Car vous étiez au courant de l’affaire, bien entendu ? coupa Coplan.
  
  - Naturellement.
  
  - Grâce au tamden autrichein Klaus Nalozy-Sylvia Rommer, si je ne me trompe ?
  
  - Comment avez-vous deviné cela ? fit Reeds, interloqué.
  
  - L’excès de prudence de Sylvia m’avait mis la puce à l’oreille. Elle cachait trop bien, vis-à-vis des autres, sa sollicitude à mon égard. J’ai senti qu’elle en faisait trop.
  
  - Vous êtes observateur, pas de doute. Nous avions effectivement demandé à nos amis autrichiens de veiller sur vous. Ce comité du Dr Brücker ne nous inspirait qu’une confiance très relative.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Nous étions persuadés que c’était une manœuvre de Moscou, mais nous nous demandions laquelle... Je dois dire que nous étions loin de la vérité ! La Geheime Legion a été noyautée jusqu’à la racine par le Kremlin.
  
  - Vous me faites marcher, non ? protesta Francis, incrédule.
  
  - Absolument pas. Kurt Weinbacher nous a tout dévoilé.
  
  - Mais alors ? La participation de Boris Valenko au comité de Vienne, c’était de la pure comédie ?
  
  - Eh bien, non, pas du tout ! affirma Reeds. Valenko est un agent du K.R.U. et il dépend donc de la Troisième Direction du M.G.B. Or, tenez-vous bien, c’est l’I.N.U. qui a infiltré ses hommes dans la Geheime Legion, et ceci à l’insu des autres services secrets moscovites (M.G.B. - Ministère d’Etat de la Sécurité, en U.R.S.S. L’I.N.U. est la Deuxième Direction du M.G.B. C’est L’I.N.U. qui organise plus spécialement l’espionnage à l’étranger).
  
  - Sincèrement, vous m’épatez, laissa tomber Coplan en regardant son gobelet de whisky. Quel était le but des Soviets ?
  
  - Double, et même triple. Primo, s’infiltrer au maximum dans les milieux anticommunistes, puisque la Geheime Legion recrutait surtout des Allemands qui passaient le Rideau de Fer pour fuir les régions annexées par les Russes et leurs séides. Secundo, entretenir la haine des Allemands à l’égard de l’U.R.S.S.
  
  - Quoi ?
  
  - Mais oui, parfaitement ! appuya Gordon Reeds. La hantise des Russes, c’est la réunification allemande... Les Russes ont toujours redouté l’Allemagne, vous le savez bien. Ils se sentent moins menacés par une Allemagne divisée par la politique et l’idéologie, c’est facile à piger. C’est pour cette raison qu’ils ont attisé bien longtemps la discorde entre Allemands de l’Est et Allemands de l’Ouest... Tertio, enfin, c’était un moyen d’avoir une antenne de plus dans les milieux patriotiques allemands, et ceci dans l’espoir de recueillir un tuyau concernant le trésor de guerre des Nazis.
  
  Cette fois, Coplan eut une réaction encore plus sceptique :
  
  - Sans blague ? Le mythe des trésors immergés dans le lac autrichien de Toplitz ?
  
  - Les Soviets sont convaincus que l’histoire de Toplitz n’était qu’une habile mise en scène pour camoufler la véritable cachette du trésor nazi. Ils pensent même que ce trésor est toujours planqué à l’heure actuelle, et peut-être dans un recoin de la fameuse Seegrotte de Interbrülh, près de Vienne. Connaissez ?
  
  - Non.
  
  - Faudra demander à votre amie Sylvia Rommer de vous montrer cela. C’est le plus grand lac souterrain d’Europe : 6200 mètres carrés. Or, tenez-vous bien, les Nazis avaient pompé toute l’eau de ce lac afin d’installer dans la grotte une usine d’aviation. Ils ont construit là leurs légendaires Heinkel... Après la guerre, les grottes ont de nouveau été inondées, mais qui sait ce qui se trouve dans ce labyrinthe souterrain, sous quelques tonnes de béton ?
  
  Coplan vida son gobelet de scotch. Puis, le front soucieux, il demanda :
  
  - Et la suite de notre histoire ? Pourquoi Weinbacher a-t-il abattu Koldam et Munzer ?
  
  - J’y arrive, j’y arrive... C’est l’épilogue de l’affaire, mais n’anticipons pas. Vous savez que le noyautage est une arme délicate à manier. En l’occurrence, figurez-vous que les gens du Kremlin ont été dépassés par le succès de leur démarche. La Geheime Legion a fait tache d’huile mais les éléments communistes ont progressivement restreint ses activités. Un Munzer et un Grobel seraient tombés raides morts s’ils avaient appris que leur organisation patriotique était contrôlée par un bureau du M.G.B. de Moscou. Koldam lui-même, placé à la tête de la G.L. après le décès du chef précédent, ignorait la vérité, alors que son adjoint direct, Weinbacher, représentait le Kremlin dans l’état-major du mouvement.
  
  - Mais ça ne...
  
  - Minute ! interjeta Reeds. Je vous ai dit que c’était une histoire compliquée, laissez-moi parler, que diable. Vous verrez tout à l’heure que c’est très simple, en définitive... Moscou, après vingt années de réflexion, a fini par réaliser que son désir de maintenir l’Allemagne divisée était une illusion. Il y a une telle aimantation entre les deux morceaux de ce même pays que leur mouvement de réunification est irrésistible. On a même parlé d’osmose entre ces deux membres d’un même corps ! Bref, au lieu de s’opposer en vain à un courant plus fort que tout, les nouveaux maîtres du Kremlin ont décidé de renverser la vapeur. Ils ont lâché du lest en essayant de contrôler eux-mêmes le mouvement... Moscou et Washington ont d’ailleurs examiné ce problème dans le cadre de la coexistence pacifique. Seulement, la Geheime Legion avait sa vitesse acquise et continuait sur sa lancée terroriste. Pour briser cette organisation désormais néfaste, il fallait tailler dans le vif, avec l’approbation des autres nations civilisées. D’où le comité de Vienne créé par le Dr Brücker, et son espèce de tribunal. C’est très à la mode, les tribunaux en marge de la légalité !
  
  - Ce côté-là de l’opération, nous l’avions flairé, intercala Coplan.
  
  - Kurt Weinbacher avait, lui aussi, entrevu la vérité. Et il a compris irrémédiablement par ses propres maîtres. C’est pour ce motif-là qu’il a quitté brusquement Berlin, et non par frousse. Il avait deviné que c’étaient les Russes eux-mêmes qui avaient tuyauté le gros Tieckmeier... Koldam, ignorant les dessous de la combine, a réagi en faisant supprimer Tieckmeier et le colonel hongrois... Mais Weinbacher, craignant que Koldam et les autres ne finissent par le démasquer, a jugé plus expéditif de prendre les devants. Il espérait évidemment passer en Uruguay où il avait préparé une planque, des dollars et d’autres papiers d’identité.
  
  Coplan acquiesça :
  
  - En effet, quand on tient la clé de l’histoire, tout devient très clair et très simple. Mais comment êtes-vous arrivé ici, vous ?
  
  - Rien de sorcier là-dedans. Après le coup de Punta del Este, le général O’Hara m’a ordonné de mettre tout le paquet pour en finir avec Munzer... Je ne dirai pas que j’ai acheté toute la population de l’Amérique Latine, mais presque. Dans les villes, dans les villages, dans les plaines et dans les sierras, des milliers de paires d’yeux ont guetté Munzer. Et quand il a fait surface à La Plata, j’ai foncé... Je ne l’ai pas épinglé, naturellement, mais j’ai suivi très attentivement ses évolutions. J’ai découvert le rôle du vieux Robinson qui occupe cette cabane, ici, et puis le reste... J’ai tout un système de radars aux infra-rouges ici !... Quand Koldam s’est amené à La Plata, quelques jours après Weinbacher, je me suis dit que le moment d’intervenir approchait. Je savais par Nalozy ce qui s’était passé à Vienne et à Berlin... Et voilà ! Je n’avais pas prévu la mort de Koldam et de Munzer ; mais enfin, le dossier est à peu près complet. Il me manque encore deux types qui se cachent à La Plata et que j’attends ici d’un jour à l’autre. Notamment l’assassin d’Armando del Conto, le financier milanais.
  
  - Koldam avait-il les listes de la G.L. sur lui ?
  
  - Oui, je les ai récupérées.
  
  - Croyez-vous que le général O’Hara consentira à m’en donner une photocopie ?
  
  - Certainement. Il a même déjà donné son accord, mais à deux conditions : premièrement, les membres de la G.L. qui vivent en Amérique Latine ne seront pas inquiétés, nous l’avons promis à Bonn et à Buenos Aires, et nous pensons que c’est normal. La plupart de ces exilés allemands sont des gens honnêtes qui s’imaginaient faire partie d’une œuvre d’assistance patriotique. Deuxièmement, les photocopies vous seront remises par le truchement du comité de Vienne. Ce sera pour vous l’occasion de revoir la jolie Sylvia Rommer, ne vous plaignez donc pas !
  
  - Quelle curieuse idée ! Pourquoi passer par le Dr Brücker ? fit remarquer Coplan.
  
  - Mais non, mon vieux, réfléchissez. Nous ne sommes pas censés avoir percé la ruse des Soviets. En agissant comme nous le faisons, nous sauvons la fiction et nous jouons le jeu. C’est la règle dans notre métier, vous le savez bien... La mort accidentelle de Weinbacher sera annoncée par les journaux.
  
  Coplan comprit alors pour quelle raison un envoyé du Kremlin avait contacté Weinbacher dans les toilettes de La Cabanita : pour lui transmettre l’ordre de rentrer à Moscou, évidemment. Mais Weinbacher, pas fou, avait choisi une autre solution. Qui n’avait pas été meilleure pour lui, en définitive.
  
  
  
  
  
  Le soir même, Coplan délivrait Herta Jacinto et la reconduisait chez elle, à l’avenida Santa-Fé.
  
  Pour la dédommager des heures pénibles qu’elle avait dû subir, il lui révéla ce qu’il avait appris au sujet du rôle que les agents communistes avaient joué au sein de la G.L.
  
  Naturellement, il lui fit jurer sur son honneur de fille d’officier de garder ce secret, car Gordon Reeds avait encore quelques tueurs à capturer, ainsi qu’il l’avait dit.
  
  
  
  
  
  Quatre jours plus tard, en Autriche, Coplan retrouvait la séduisante Sylvia Rommer à Grinzing, dans leur chambre de l’auberge « Weisses Kreuz » où ils avaient connu de si plaisants moments.
  
  - Je dois vous remettre un cadeau de la part d’un de vos amis d’Amérique du Nord, ironisa Francis sans autre précision.
  
  - Un cadeau ? s’étonna-t-elle.
  
  - Oui, une boite d’alfajores... C’est une spécialité de Mar del Plata, des biscuits délicieux qu’on ne fabrique nulle part ailleurs... Mais vous, en échange, vous devez également me remettre quelque chose, je crois ?
  
  - Donnant-donnant ? fit-elle, souriante.
  
  - Donnant-donnant, acquiesça-t-il.
  
  - Commençons par-là, suggéra-t-elle.
  
  Coplan lui remit une grande boîte jaune. Elle prit dans son sac une liasse de feuillets qu’elle lui tendit.
  
  Francis empocha les précieux documents, puis murmura :
  
  - J’ai encore une faveur à vous demander, Sylvia. Je voudrais visiter les grottes de Hinterbrühl. Il paraît que c’est une chose unique en Europe.
  
  - Volontiers, accepta-t-elle. Si vous êtes libre demain après-midi, je vous y conduirai.
  
  Elle s’approcha, féline, noua ses jolis bras autour du cou de Coplan et chuchota :
  
  - La dernière fois que nous sommes venus ici, tu me tutoyais. Tu n’es pas fâché, dis ?
  
  - Absolument pas. Au contraire, ta vigilance à mon égard te donne droit à toute ma
  
  reconnaissance.
  
  - Prouve-le-moi... Je suis si heureuse que tu sois sorti sain et sauf de cette sinistre aventure.
  
  Coplan dénoua sa cravate.
  
  Le moral en flèche, il se surprit à fredonner : « Au cœur du monde il est une cité, que l’on appelle Vienne-la-Belle... ».
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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