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Carte Blanche Pour O.S.S. 117

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  COLLECTION JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  CARTE
  
  BLANCHE
  
  POUR O.S.S. 117
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  OU UN JEUNE ARABE
  
  VA SE FAIRE VOIR CHEZ UN GREC
  
  
  — Y ALLAH ! Gamil, tirant sur la chaîne, se retourna pour regarder l'animal rétif. L’âne coucha les oreilles et continua de s’arc-bouter sur ses pattes maigres. Une pastèque tomba d’un des sacs qui lui battaient les flancs et roula dans le ruisseau, au milieu de la ruelle. Gamil jura avec colère, lâcha la chaîne dont l’extrémité tinta joyeusement sur les pavés, et se lança à la poursuite du gros fruit rond qui dévalait la pente.
  
  La pastèque échappée termina sa course dans une flaque d’eau croupie que contenaient deux pavés en saillie. Gamil retroussa son kaftan pour se baisser et récupérer son bien.
  
  La nuit était obscure, chaude et humide. Le corps moite de Gamil collait à ses vêtements amples. Il se redressa en soufflant et aperçut, à quelques coudées, juste au coin de la rue qui menait aux bassins, le policier immobile qui l’observait…
  
  Quelque chose se contracta dans la gorge du jeune garçon. Il acheva lentement de se remettre debout et entreprit pour dissimuler sa peur d’essuyer de sa manche la pastèque souillée.
  
  — Qu’est-ce que tu fais par-là si tard, petit ? questionna le policier.
  
  Gamil toussa pour dénouer ses cordes vocales et répondit en reculant d’un pas.
  
  — Je rentre chez mon père.
  
  — Cet âne est à toi ?
  
  — Il est à mon père ?
  
  — Et ces pastèques ?
  
  — Achetées au port.
  
  Le policier haussa les épaules. Il tournait le dos au réverbère le plus proche et son visage était invisible pour Gamil.
  
  — Volées, tu veux dire ?
  
  — Achetées, répéta le garçon d’une voix qui tremblait un peu. Pour les revendre au marché demain matin…
  
  Le policier parut hésiter. Gamil se rendit compte que la sueur était devenue froide sur son échine. Il allait se décider à offrir quelques pastèques à son tourmenteur quand celui-ci reprit :
  
  — Rentre chez toi et tâche de ne plus traîner le soir aussi tard…
  
  Il tourna les talons et s’éloigna dans la rue qui conduisait aux bassins. Gamil ferma les yeux et joignit les mains sous son menton.
  
  — El hamdu li-llah, murmura-t-il.
  
  Puis, retrouvant d’un coup toute sa vivacité, il rejoignit son âne en courant.
  
  — Yallah ! homâr…
  
  Cette fois, l’animal obéit et attaqua la pente en trottinant. Gamil l’aidait en tirant sur la chaîne, prenant garde à ne pas glisser sur les pavés humides et gras. Il tourna dans la première ruelle à gauche, en direction du port Est. Dans une échappée, au-dessus des toits bas, il aperçut le dôme de la mosquée Terbanâ et quelques feux de bateaux ancrés dans la rade.
  
  Un chien aboya quelque part dans la Médinèh. D’autres lui répondirent. Un gros chat accroupi près d’un tas d’ordures regarda passer Gamil et son âne. Ses yeux verts flamboyèrent un court instant, puis il baissa ses paupières et ne bougea plus.
  
  Gamil arrêta son âne devant une boutique obscure. La devanture, en retrait sous l’étalage, était marquée de l’enseigne : Souvenirs, répétée en une dizaine de langues. Au-dessus de la porte, une vieille lampe arabe pendait d’un des arcs-boutants de bois qui soutenait l’avancée de l’étalage. L’endroit était sombre, sans air, sinistre.
  
  Une flûte invisible se mit à jouer une mélodie ancienne que l’oreille fellah de Gamil reconnut avec ravissement. Il perdit quelques secondes à écouter, puis un coup de sirène venu du port ayant rompu le charme, il frappa aux volets de la misérable boutique.
  
  La flûte s’était tue. Gamil regarda des deux côtés de la rue déserte. L’incident avec le policier le laissait inquiet. Il s’en était fallu de bien peu que cela ne tourne en catastrophe.
  
  — Qui est là ? demanda une voix prudente de l’autre côté de la porte.
  
  — Gamil, souffla le jeune Égyptien. Ouvrez vite…
  
  Un bruit de loquets manœuvrés sans hâte. Gamil attacha son âne à un anneau de fer fixé au pied du mur. Il se redressait lorsque la porte s’ouvrit :
  
  — Izzayak ? questionna-t-il poliment.
  
  Minos Callonidès, le marchand grec, ne répondit pas. Invisible dans le trou sombre qu’était sa boutique, il devait aiguiser son regard fatigué afin d’identifier le visiteur tardif.
  
  — Entre, dit-il enfin.
  
  Gamil montra le chargement de l’âne.
  
  — Il faut m’aider…
  
  La frêle silhouette de Minos Callonidès apparut sur le seuil.
  
  — Tu es sûr que personne ne t’a suivi ?
  
  — Sûr ! affirma le garçon bien décidé à ne pas souffler mot de sa rencontre avec le policier.
  
  Ils soulevèrent le double sac posé en travers sur le dos de l’animal et le transportèrent dans la boutique. Le Grec referma aussitôt la porte, puis alluma une lampe électrique de poche.
  
  — Passons de l’autre côté.
  
  Ils reprirent les sacs, franchissant une porte au fond de la boutique encombrée de mille objets divers et se trouvèrent dans une pièce assez vaste qu’éclairait faiblement une lampe à pétrole mise en veilleuse. Le Grec laissa le garçon se débrouiller avec ses sacs et referma le battant. Puis fit monter la flamme de la lampe.
  
  — Comme ça, on y verra plus clair…
  
  Il était petit et maigre, vêtu d’un vieux complet de toile blanche usé aux manches et aux genoux. Son visage olivâtre s’ornait d’une barbiche noire à l’impériale. Ses yeux noirs brillaient au centre de cernes bistres très accusés. Il était coiffé d’un tarbouch grenat à pompon bleu.
  
  — Il faut faire vite, reprit-il en arabe. Ton âne à la porte peut attirer l’attention. Pourquoi ne pas venir avec un camion ?
  
  Gamil, insensible à l’ironie, retirait une à une les pastèques des sacs. Il n’y en avait pas tellement, juste de quoi recouvrir ce qui se trouvait dessous…
  
  Un luxueux nécessaire de voyage en peau de porc, que le garçon ouvrit avec orgueil. Les flacons, à l’intérieur, étaient de vermeil sur fond de moire écarlate. Le Grec prit l’écrin en baissant ses paupières afin de cacher l’éclat de son regard.
  
  — Pas mal, concéda-t-il.
  
  Gamil vida sur le tapis ce qui restait dans les sacs. Deux paires de chaussures féminines, l’une en verni, l’autre en cuir vert, toutes à hauts talons. Une pendulette d’or serti de rubis. Un clip de taille moyenne représentant le signe déterminatif des anciens pharaons. Une épaisse pochette de maroquin noir plus haute que large, fermée par une serrure dorée.
  
  — C’est tout, dit le garçon comme en s’excusant.
  
  Minos Callonidès se caressait pensivement la barbe. Il s’accroupit devant l’étalage, à côté de Gamil, et saisit la pochette noire.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Le gosse haussa les épaules.
  
  — Sais pas. Pas pu l’ouvrir…
  
  Le Grec porta l’objet sur une table de bois blanc dont une patte avait visiblement été recollée. Il prit dans le tiroir un trousseau de petites clés du genre de celles employées pour les serviettes de cuir ou les petites mallettes et entreprit de les essayer l’une après l’autre dans la serrure dorée de pochette de maroquin. Il réussit assez vite et souleva le rabat de cuir, découvrant deux bobines d’aluminium, plates, chargées d’un ruban métallique assez large.
  
  — Ce doit être des bobines pour magnétophone, annonça-t-il au jeune Égyptien intrigué. Ça ne vaut pas grand-chose…
  
  Il revint aux autres objets et les examina tous successivement. Pas d’initiales gravées, aucune marque. Il garda pour lui sa satisfaction et questionna :
  
  — Ça s’est passé comment ?
  
  Gamil redressa vivement sa tête large et le pompon de son tarbough vola en demi-cercle.
  
  — Très bien, affirma-t-il. Mon frère m’avait prêté le passe. Personne ne m’a vu…
  
  — Sûr ?
  
  — Sûr !
  
  — Si quelquefois tu es pris…
  
  — Je ne vous connais pas. C’est d’accord…
  
  Le Grec tira un portefeuille de sa poche intérieure et l’ouvrit.
  
  — Parce que c’est toi et que je t’aime bien, je vais te donner deux livres (1) pour tout ça, mais…
  
  Visage fermé, Gamil coupa :
  
  — Je veux cinq livres, ou bien je remporte tout…
  
  Le Grec, en acteur consommé, referma son portefeuille, se caressa la barbe de sa main libre et ferma les yeux pour faire semblant de réfléchir… A condition de trouver les clients idoines, il pourrait facilement tirer cent livres des objets volés par Gamil. Mais c’était une question de principe… Payer plus que les autres receleurs d’Alexandrie serait courir à de graves ennuis… Et, d’autre part, il n’est jamais bon pour la jeunesse de posséder trop d’argent à la fois…
  
  — Tu me fends le cœur, reprit-il d’une voix douce sans rouvrir les yeux. Tu n’es qu’un égoïste… Après tout ce que j’ai fait pour toi…
  
  — Je veux cinq livres, répéta Gamil, buté.
  
  — Tu sais très bien que c’est impossible. Cinq livres… Je n’arriverais même pas à les récupérer à la vente…
  
  — Cinq livres ou je remporte…
  
  Le Grec guettait le gamin, comme un chat, une souris. Il devina l’inquiétude à la brisure soudaine de la voix sur le dernier mot et n’hésita plus :
  
  — Remporte ! Que veux-tu que j’y fasse ! Tu sais très bien que personne à Alexandrie ne te donnera davantage pour ce misérable butin. Tu oublies les risques…
  
  Gamil était devenu gris. Il bégaya !
  
  — Je… C’est mon frère… Il dit que…
  
  Minos Callonidès n’était pas un mauvais bougre. Il trancha :
  
  — Je comprends. Il faut que ton frère ait sa part. Cela est juste… Écoute, pour te faire plaisir, je vais te donner trois livres. Trois livres pour ça… Tu te rends compte ?
  
  Vaincu, le gosse hocha affirmativement la tête, prêt à pleurer. Le Grec tira trois billets d’une livre de son portefeuille et les tendit à Gamil qui les fit prestement disparaître sous son kaftan…
  
  — Maintenant, va-t’en, et oublie cette histoire.
  
  Minos Callonidès accompagna le jeune voleur à travers la boutique obscure jusqu’à la ruelle. Tout était tranquille dehors. L’âne paraissait dormir debout. Gamil le détacha et ils s’en allèrent…
  
  Le Grec referma soigneusement la porte et regagna l’arrière-boutique en se frottant les mains. Sans perdre de temps, il réunit tout ce qu’il venait d’acquérir dans un grand carré de toile de tente dont il noua les quatre coins. Puis il déplaça un lourd coffre de bois des îles bardé de fer qui se trouvait contre un mur. Une trappe exiguë apparut dans le plancher. Le Grec la souleva, se laissa glisser dans le trou le long d’une échelle verticale et attira le paquet à sa suite. Il remonta dix secondes plus tard, referma la trappe et remit le coffre en place.
  
  Il déroula ensuite un mince matelas dans un angle de la pièce, se déshabilla, éteignit la lampe, se coucha et se recouvrit d’une moustiquaire et d’une vieille couverture arabe mangée par les mites.
  
  Il s’endormit heureux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  OU DEUX CURIEUSES BOBINES
  
  PEUVENT EN FAIRE FAIRE UNE DRÔLE
  
  A UN ÉLECTRICIEN
  
  
  La chaleur était accablante, l’air surchargé d’humidité. Minos Callonidès quitta la place Méhémet’Ali pour s’engager sur la place Ismaïl, en direction de la mersa (2). La brise qui venait de la mer caressa son visage en sueur. Il respira avec force, avidement, et se coula dans l’ombre des magnifiques palmiers qui ornent la place jusqu’au boulevard Saïd Ier.
  
  Minos Callonidès portait toujours le même complet de toile blanche, usé jusqu’à la corde, mais propre et repassé chaque jour. Le col de sa chemise jaune était ouvert et ses souliers blancs, à lanières faisaient encore effet. Une serviette de cuir usée sous le bras, il marchait à petits pas bien droit, les yeux baissés, son tarbouch légèrement incliné en arrière.
  
  L’horloge du bâtiment des postes, de l’autre côté de la place, indiquait onze heures. Le Grec traversa le boulevard et gagna la Promenade de la Reine Nazli. Il y avait peu de bateaux dans le port Est et les eaux bleues de la mer brasillaient durement sous les rayons ardents du soleil.
  
  Minos Callonidès s’arrêta un instant à l’angle du trottoir pour admirer le spectacle. Puis, la serviette de cuir bien serrée sous son bras gauche, il se remit à marcher sur le trottoir de la Promenade, côté ville.
  
  La circulation était intense. De temps à autre, un concert de klaxons et d’injures en toutes langues annonçait qu’un âne encombrait la chaussée. Un gamin empêtré dans une galabîyèh (3) trop grande pour lui et coiffé d’une calotte de toile blanche garnie d’insignes divers arrêta le Grec pour lui proposer des photographies de femmes nues. Minos l’envoya promener. Il faisait bien trop chaud pour avoir envie de ça…
  
  Le Grec s’immobilisa devant la vitrine au milieu de laquelle trônait un énorme réfrigérateur de marque américaine. Autour étaient savamment disposés des rasoirs électriques, des fers à repasser, des lampes de poche, des douilles, des ampoules, des piles, deux postes de radio, la photographie d’un poste de télévision, la photographie de Néguib, quelques ventilateurs, un grille-pain, la photographie d’un barrage hydro-électrique et les pièces détachées d’une petite dynamo.
  
  Un homme vêtu d’un kaftan somptueux et coiffé d’un turban de mousseline enroulé avec soin vint s’arrêter à côté de Minos qui se poussa un peu tout en regardant par-dessus le rideau de velours gris fermant le fond de la vitrine. Il n’y avait personne dans la boutique. L’homme au turban considéra Minos et lui demanda en arabe ce qu’il pensait des rasoirs électriques. Le Grec, peu soucieux d’engager une conversation, répliqua dans sa langue natale qu’il ne parlait pas le langage du cru. L’Égyptien hocha la tête, murmura un El hamdu li-llah désabusé et s’éloigna.
  
  Le Grec poussa la porte du magasin et entra, salué par les vibrations stridentes d’une sonnerie électrique. Deux murs étaient garnis de casiers pleins de marchandises. Un comptoir était placé devant le troisième. Le rideau qui masquait une porte dans le fond se souleva. Nicolo Cesare apparut et salua Callonidès d’un large sourire.
  
  D’origine napolitaine, Nicolo Cesare était un petit homme rondouillard, chauve et souriant. Il avait le geste vif et la parole facile. Il était de plus ingénieur électricien…
  
  — Qu’est-ce qui t’amène, vieux bandit ? demanda-t-il aimablement au receleur grec.
  
  — Que le fils de ta mère soit maudit jusqu’à la moelle, riposta le Grec.
  
  — Tu parles comme un héros d’Homère, Minos. Vide ton sac pendant que nous sommes tranquilles.
  
  Le Grec posa sa serviette sur le comptoir et l’ouvrit. Il en sortit les deux bobines d’aluminium chargées de ruban métallique trouvées la veille dans le butin acheté à Gamil. D’ordinaire, Minos Callonidès n’essayait jamais de revendre des objets volés avant que six mois au moins ne se soient écoulés. Mais il avait pensé que rien ne devait plus ressembler à des bobines de magnétophone que d’autres bobines de magnétophone. Celles-ci, sans marque et sorties de leur étui de maroquin noir, il croyait pouvoir les négocier sans danger…
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna l’électricien en fronçant ses sourcils épais.
  
  De façon inattendue, le Grec riposta, croyant que l’autre se moquait de lui :
  
  — Des oreilles d’âne ! Que le diable t’emporte et te bouffe le foie !
  
  Nicolo Cesare resta sérieux.
  
  — Je ne plaisante pas. Explique-moi ce que c’est.
  
  Le Grec le regarda par en dessous.
  
  — Par exemple ! C’est des bobines de magnétophone !
  
  — Tu pourrais le jurer ? demanda doucement l’Italien.
  
  — Hé ! fit le Grec déconcerté. Je crois bien que tu te fous de moi ! Que tes yeux pourrissent jusqu’à la racine et que les vers te bouffent les oreilles !
  
  — Cesse donc de parodier tes ancêtres ! lança Cesare agacé. Dis-moi plutôt où tu as trouvé ça ?
  
  Minos Callonidès se caressa la barbe, puis s’épongea le front au moyen d’un immense mouchoir rouge maintes fois reprisé.
  
  — Je l’ai trouvé… Je l’ai trouvé ;… On me l’a vendu…
  
  — Qui te l’a vendu ? insista l’Italien en jouant avec une des bobines.
  
  Le Grec fronça les sourcils et ses yeux noirs lancèrent des éclairs de fureur :
  
  — Écoute, Cesare ! J’ai déjà fait des affaires avec toi et tu ne posais pas tant de questions. Puisque ces bobines ne t’intéressent pas, je les remporte…
  
  L’électricien, d’un geste mesuré, s’empara de la bobine restée sur le comptoir et protesta avec le sourire :
  
  — Je n’ai pas dit qu’elles ne m’intéressaient pas, Minos.
  
  Il se dirigea vers la porte du fond et souleva le rideau de velours.
  
  — Attends-moi un instant, veux-tu ?
  
  La porte franchie, il se trouva dans un atelier éclairé au néon et dont une simple lucarne latérale assurait l’éclairage. Il posa les bobines sur un établi encombré d’appareils compliqués, attira un instrument de contrôle de champ magnétique appelé « Vu-mètre » et déroula un tour de ruban métallique large de deux centimètres et demi environ. Un rapide toucher fit bouger l’aiguille sur le cadran du Vu-mètre. Les lourdes paupières de l’Italien se fermèrent à demi. Il passa une main moite sur son crâne chauve et repoussa le Vu-mètre pour chercher dans les débris d’un magnétophone démonté pour réparation. Il relia une « tête de lecture » à un préamplificateur, brancha un casque d’écouteur sur ce dernier, mit le courant, et promena la « tête de lecture » sur le ruban magnétique déroulé…
  
  Des sons étranges lui écorchèrent les oreilles. A coup sûr, cela n’avait rien à voir avec une voix humaine. C’était indéfinissable…
  
  — Qu’est-ce que ça peut bien être ? murmura Nicolo Cesare pour lui-même. Jamais rien entendu de pareil…
  
  Il laissa les bobines sur l’établi et retourna dans le magasin. Minos Callonidès pianotait nerveusement sur le comptoir.
  
  — Que les rats te bouffent les…
  
  — Depuis quand as-tu ces bobines ? coupa l’électricien.
  
  — Depuis quand ? répéta gravement le Grec en se demandant si le temps n’abîmait pas ce genre de choses.
  
  — Ce n’est pas un modèle courant. Je me demande si ça ne date pas de Mathusalem…
  
  — Tu es fou, Cesare ! Je les ai depuis hier soir… Je…
  
  Minos Callonidès se mordit les lèvres et devint écarlate.
  
  — Sois tranquille, le rassura l’Italien, je ne dirai rien. Combien veux-tu de ces trucs-là ?
  
  — Deux livres pour les deux ! lança le Grec en bombant le torse.
  
  Nicolo Cesare ouvrit un tiroir et en sortit deux billets d’une livre qu’il lança sur le comptoir.
  
  — Voilà. Maintenant, tu peux foutre ton camp. J’ai du travail. Bonsoir.
  
  Éberlué, le Grec ramassa précieusement les deux livres et gagna la sortie. Sur le trottoir, face au brasillement insoutenable de la mer, il essaya de recouvrer ses esprits. Jamais il n’avait espéré tirer deux livres de ces deux bobines. Cinquante piastres (4). pour les deux l’auraient pleinement satisfait.
  
  « Bigre ! » murmura-t-il en se grattant la barbiche. Il jeta un coup d’œil en arrière et s’éloigna rapidement. Inquiet. Très inquiet. Il avait déjà traité des affaires avec l’Italien et celui-ci n’avait pas l’habitude de se conduire en pigeon. S’il n’avait pas discuté pour donner deux livres, c’était que ça les valait…
  
  — Que les rats lui bouffent les tripes ! grommela-t-il, très mécontent.
  
  
  *
  
  * *
  
  Nicolo Cesare prit un mouchoir pour éponger son crâne chauve luisant de sueur et décrocha le téléphone de sa main libre. Il demanda un numéro en regrettant une fois de plus que l’automatique, comme au Caire, ne soit pas installé à Alexandrie.
  
  La communication établie, il dit en anglais :
  
  — Allô, master Buggle ?
  
  — Oui.
  
  — Cesare, à l’appareil, master Buggle. Le rasoir que vous m’aviez confié est prêt. Vous pouvez passer le prendre tout de suite…
  
  — Tout de suite ? s’étonna l’autre.
  
  — Oui, insista l’Italien. Il est possible que je doive m’absenter cet après-midi. Je préférerais que vous passiez maintenant si possible.
  
  — Okay ! Cesare… J’arrive.
  
  
  *
  
  * *
  
  Très grand, très svelte, très élégant dans son complet de « Tropical » couleur puce adolescente, Bug s’arrêta devant le magasin d’électricité pour examiner l’étalage. Son visage allongé, brun, aux traits fortement marqués, se refléta dans la vitre. Ses cheveux blonds étaient coupés en brosse et des lunettes aux fines montures d’or voilaient l’éclat de ses yeux gris et durs. Par-dessus le rideau de velours gris qui fermait l’étalage à l’intérieur, il s’assura que la boutique était vide. Puis consulta sa montre : midi juste.
  
  Il entra, provoquant le déclenchement de la sonnerie, et comme s’il avait été chez lui, referma au verrou. La tête chauve et ronde de l’électricien apparut au coin du rideau dans le fond de la pièce.
  
  — Ah ! c’est vous, master Buggle ! Attendez, je vais fermer la porte.
  
  — C’est fait, dit tranquillement Bug. J’ai poussé le verrou.
  
  Il rejoignit l’Italien dans l’atelier.
  
  — Qu’est-ce qui se passe, Cesare ? Auriez-vous trouvé un enregistrement des véritables dernières volontés du Petit Père des Peuples ?
  
  Nicolo Cesare rit servilement.
  
  — Peut-être bien, Signore ! Peut-être bien !
  
  Il montra du doigt les deux bobines restées sur l’établi.
  
  — Pouvez-vous me dire ce que c’est que ces trucs-là, Signore ?
  
  Bug approcha et dit avec détachement !
  
  — Des bobines de magnétophone. C’est bien ce que je disais…
  
  Nicolo Cesare hocha sa grosse tête.
  
  — Je voudrais bien en être certain, Signore.
  
  Bug le considéra, amusé, puis demanda en tirant de sa poche une tablette de chewing-gum à la chlorophylle.
  
  — Expliquez-vous, Cesare.
  
  L’ingénieur électricien se gratta la nuque en souriant.
  
  — Un ruban magnétique tel qu’on en utilise actuellement dans les magnétophones ordinaires fait au grand maximum six millimètres de large. Celui-ci fait vingt-trois millimètres…
  
  Bug glissa la tablette de gomme dans sa bouche et jeta dans un cendrier l’enveloppe roulée en boule. Il se mit à mastiquer. Nicolo Cesare reprit :
  
  — D’autre part, chacune de ces bobines contient une longueur de fil considérable…
  
  — Anormale ?
  
  — Sans aucun doute.
  
  — J’avais remarqué leur diamètre, mais… – J’ai bien étudié tous les types de magnétophones existant et je peux vous dire que ces bobines-là ne sont adaptables sur aucun…
  
  — Alors, dit Bug avec un sourire amusé, ce ne sont pas des bobines de magnétophone…
  
  Cesare prit un air mystérieux.
  
  — En tout cas, le ruban dont elles sont chargées est bien un ruban magnétique. Je puis même vous affirmer qu’il est actuellement impressionné.
  
  Bug commença de manifester un peu d’intérêt.
  
  — Ah ! oui ?
  
  — J’ai vérifié avec un Vu-mètre pour commencer, puis, certain que le ruban avait été impressionné, j’ai promené dessus une tête de lecture reliée par l’intermédiaire d’un préampli à ce casque d’écoute…
  
  — Et alors ? questionna Bug en cessant de mastiquer. Si vous m’avez appelé, c’est que…
  
  Cesare avait déjà rebranché le système.
  
  — Prenez ça et écoutez.
  
  Bug coiffa le casque. L’électricien promena la tête magnétique sur le ruban à une vitesse moyenne d’enregistrement et regarda Bug dont le visage exprimait soudain l’ahurissement le plus complet…
  
  Quand Bug eut ôté le casque !
  
  — Qu’est-ce que vous en pensez, Signore ?
  
  — Ça doit être tombé d’une soucoupe volante, répondit Bug en essayant de plaisanter. J’imagine très bien comme ça la musique martienne ou vénusienne…
  
  — C’est extraordinaire, n’est-ce pas ?
  
  — C’est… impressionnant. Quelle est votre idée ?
  
  Cesare fit une grimace affreuse et gratta le sommet de son crâne dénudé.
  
  — Aucune, fit-il. J’ai pensé que c’était assez bizarre pour vous intéresser.
  
  — D’où tenez-vous ça ?
  
  — D’un Grec qui vend des souvenirs dans le quartier arabe. C’est un receleur notoire et il n’a pas voulu me dire la provenance…
  
  — Inscrivez-moi son nom et son adresse sur un bout de papier et emballez-moi ces deux bobines. Je vais les expédier à la maison mère pour expertise…
  
  — Je les ai payées trois livres, affirma l’Italien. Bug sortit son portefeuille.
  
  — En voilà cinq, fit-il en jetant un billet sur l’établi. Il y en aura d’autres si l’affaire se révèle intéressante.
  
  Il prit le paquet promptement ficelé par l’Italien et l’adresse de Minos Callonidès griffonnée sur un bout de papier.
  
  — Surtout, arrangez-vous pour ne pas me mettre en cause auprès du Grec, supplia Cesare.
  
  — Je ferai mon possible, promit Bug.
  
  Il sortit et s’éloigna à pied sur la promenade inondée de soleil.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  OU BUG RETROUVE L’ESPRIT FRONDEUR
  
  D’HUBERT ET VOIT TARZAN, DAVID…
  
  PLUS UNE VÉNUS BLONDE QUI RESTERA
  
  ANONYME
  
  
  La sonnerie du téléphone réveilla Bug qui faisait la sieste, nu sur le lit. Il grogna en décrochant, lança un « Allô ? » dépourvu de toute aménité et entendit le portier annoncer :
  
  — M. Varnet demande à voir M. Buggle…
  
  — Dites-lui de monter, répondit Bug.
  
  Il raccrocha et se leva, bâillant et se frottant les yeux de ses poings fermés. La chaleur était étouffante et les murs suintaient d’humidité. Il passa dans la salle de bains, se glissa sous la douche et fit couler l’eau froide. Un instant, il suffoqua, puis se sentit ragaillardi. Enveloppé dans un peignoir de tissu-éponge, il alla ouvrir la porte que venaient d’ébranler des coups discrets.
  
  — Hello, Varnet !
  
  — Hello, Bug !
  
  Le visiteur entra. C’était un petit homme vêtu d’une chemise veste et d’un pantalon de toile blanche, chaussé de nu-pieds et coiffé d’un chapeau blanc à larges bords. Il avait l’air d’un jockey.
  
  Bug le poussa dans la chambre et ferma derrière eux la porte du vestibule.
  
  — Whisky ?
  
  — Sûr ! approuva le petit homme en retirant son chapeau qu’il lança sur le lit.
  
  Bug décrocha l’appareil téléphonique réservé au sommelier et passa la commande.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en regardant le paquet bien ficelé que l’autre tenait toujours sous son bras.
  
  — Sais pas, répondit Varnet. J’arrive du Caire en voiture et je me serais bien passé de la corvée…
  
  Il posa le paquet sur une table couverte de verre et entreprit posément de défaire les nœuds.
  
  — Paraît que c’est urgent.
  
  On frappa à la porte. Bug alla ouvrir au sommelier qui apportait les whiskies. L’employé reparti, Bug tendit un verre au visiteur qui le vida d’un trait.
  
  Le paquet défait, apparurent deux bobines d’aluminium que Bug connaissait bien. Il ne fit aucune remarque, ignorant si Varnet était informé ou non. Ce dernier déboutonna sa chemise veste et ouvrit un sachet de toile qui pendait sur sa poitrine, retenu au cou comme un scapulaire. Il exhiba une enveloppe blanche et la remit à Bug.
  
  — Voilà. Mission remplie.
  
  — Une réponse ? questionna Bug qui ne paraissait nullement pressé de savoir ce que contenait l’enveloppe.
  
  — Pas de réponse, trancha Varnet. Je repars tout de suite. A un de ces jours…
  
  Il fit un geste de la main, reprit son chapeau et quitta l’appartement. Bug alla pousser les verrous, s’installa dans un fauteuil proche de la table où les bobines avaient été déballées et fendit l’enveloppe au moyen d’un canif. Il en tira une feuille de papier bulle dactylographiée et lut :
  
  
  
  AMBASSADE DES ÉTATS-UNIS
  
  1, Place Qasr ed-Dou barah
  
  LE CAIRE
  
  MESSAGE
  
  ORIGINE : Primo – C.I.A.
  
  DESTINATAIRE : O.S.S 749.
  
  DÉCHIFFREUR : 02.
  
  TEXTE : Suite votre envoi référence B 21.
  
  
  
  Stop. Avez mis la main sur affaire importance extraordinaire, stop. Afin d’être définitivement fixés, désirons connaître origine des bobines transmises, stop. Ceux qui les ont perdues doivent normalement remuer ciel et terre pour les récupérer, stop. Leur livrer la piste pour les obliger à se découvrir, stop. Dans ce but vous renvoyons bobines intactes, stop. La mission dont vous êtes actuellement chargé vous interdisant toute activité annexe, vous prions charger affaire O.S.S. 117 actuellement au repos à Ramlèch, villa Ql’ah. stop. Terminé.
  
  
  
  D’un geste lent, Bug prit sur la table une barre de chewing-gum à la chlorophylle, la décortiqua puis la glissa dans sa bouche. Sans cesser de mastiquer, il relut deux fois le message que M. Smith, alias Primo, lui avait adressé. Certain de pouvoir s’en rappeler désormais le mot à mot, il s’extirpa du fauteuil, fit craquer une allumette et brûla consciencieusement la feuille de papier bulle et l’enveloppe. Il écrasa ensuite les cendres dans une soucoupe et alla dans la salle de bains les faire passer dans l’écoulement du lavabo.
  
  Il revint dans la chambre examiner les bobines. Il s’agissait sans aucun doute de celles-là mêmes qu’il avait expédiées à M. Smith huit jours plus tôt.
  
  Il refit le paquet tel que Varnet l’avait apporté. Puis, il s’habilla rapidement. Le paquet sous le bras, il descendit, traversa le hall de l’hôtel quasi désert à cette heure chaude de l’après-midi et gagna sa voiture rangée à l’ombre des palmiers.
  
  Il longea un moment le port et puis quitta la Promenade de la Reine Nazli pour sortir de la ville par la porte de Rosette. Il y avait peu de voitures sur la route. La grosse Buick passa devant le terrain du Sporting-Club, atteignit Sidi Gaber, dépassa Mustapha Pacha, croisa un tramway presque vide qui redescendait vers Alexandrie…
  
  Bug ne s’arrêta pas à Ramlèch. Il roula jusqu’à San-Stefano, où il fit demi-tour devant le casino, et revint sur ses traces. Assuré ainsi que personne ne l’avait suivi, il demanda au premier gamin qu’il trouva dans Ramlèch le chemin de la villa Qal’ah.
  
  C’était une bâtisse lourde et trapue, enfoncée dans le sable à cent mètres de la mer. Une ancienne forteresse comme l’indiquait son nom. Bug descendit de voiture devant la porte massive. L’endroit était désert. On n’entendait que le fracas rythmé des vagues sur la plage. Bug repoussa sur sa nuque le léger chapeau de toile chargé de le protéger des insolations et marcha jusqu’au portail qu’il trouva entrouvert. Sans hésiter il entra, suivit un couloir en chicane et déboucha dans une vaste cour intérieure en carré. La traditionnelle loggia de bois courait tout autour à hauteur du premier et unique étage. A droite, un escalier y donnait accès.
  
  Des pas résonnèrent sur la loggia au-dessus de Bug. Immobile, silencieux, celui-ci attendit… Les pas tournèrent à l’angle de la maison.
  
  C’était une femme. Une splendide créature en bikini dont les longs cheveux blonds descendaient en vagues sur le dos nu. Bug l’identifia tout de suite. Hubert, décidément, ne se privait de rien…
  
  La femme disparut par une porte basse qui se referma derrière elle. Bug sortit de l’ombre et se dirigea vers l’escalier…
  
  Un sifflement aigu, bref. Un choc d’une violence extrême. Son chapeau qu’il venait de soulever au-dessus de sa tête avec l’intention de s’en servir pour s’éventer lui fut brusquement arraché des doigts et vola à cinq mètres. Surpris, Bug se retourna d’une pièce, prêt à bondir. Un grand éclat de rire le rasséréna aussitôt. Simplement vêtu d’un slip en peau de léopard, Hubert Bonisseur de la Bath, alias O.S.S. 117, lança joyeusement :
  
  — Hello ! Master B ! Quel bon vent vous amène ?
  
  Pas encore remis de son émotion, Bug répliqua avec un geste méprisant de la main.
  
  — Hi ! Vous jouez les Tarzan, maintenant ?
  
  — Non, fit Hubert, les David !
  
  Et brandit une fronde d’aluminium sous le nez de Bug qui fut saisi d’une terreur rétrospective.
  
  — C’est avec ça que…
  
  Il alla ramasser son chapeau et découvrit avec stupéfaction que la toile avait été traversée de part en part. La gorge sèche, il se retourna vers Hubert qui l’avait rejoint.
  
  — Regardez, Bug ! On dirait un jouet d’enfant et c’est une arme redoutable… C’est un modèle spécial de John Milligan, en alliage d’aluminium. Elle pèse deux cents grammes et les élastiques font chacun trente centimètres…
  
  Il ouvrit sa main droite, montrant une bille d’acier de treize millimètres de diamètre.
  
  — Voilà le projectile. On peut bien entendu en tirer de plus petits. Regardez…
  
  Il plaça la bille d’acier dans la poche de cuir, tendit les élastiques et visa un bidon d’huile placé au pied d’un mur à dix mètres de là.
  
  — Je fais là une extension de quarante centimètres environ. Il y faut de la force…
  
  Ses biceps saillaient durement. Il lâcha tout. Un sifflement. Un choc métallique, comme un coup de gong assourdi. Le bidon sauta en l’air…
  
  — Venez voir…
  
  Ils y allèrent. Le bidon était traversé de part en part.
  
  Bug se gratta la nuque, très impressionné.
  
  — Bon sang ! dit-il, je n’aurais jamais cru ça…
  
  Puis changeant de ton.
  
  — J’ai à vous parler.
  
  Il chassa d’un revers de main une mouche obstinée qui en voulait à son œil gauche, puis ajusta ses lunettes.
  
  — Les vacances sont terminées, mon vieux.
  
  — Je l’ai bien compris en vous voyant arriver, répliqua doucement Hubert. Je suppose qu’il s’agit d’une affaire locale ?
  
  — Alexandrie… Mais n’allez pas vous imaginer que vous pourrez rentrer ici chaque soir.
  
  — Je suis parfaitement libre de mes mouvements…
  
  — J’avais cru…, reprit Bug en lorgnant vers la loggia où il avait vu passer la femme.
  
  — Ma gouvernante, affirma Hubert le plus sérieusement du monde.
  
  Bug hocha pensivement la tête.
  
  — J’ignorais, répliqua-t-il, qu’Hollywood plaçait ses plus grandes vedettes comme gouvernantes…
  
  — Pour la saison d’été seulement, si.
  
  Ils éclatèrent de rire.
  
  — Puisque vous l’avez reconnue, trancha Hubert, venez que je vous présente…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  OU UN SIMPLE COUP DE PIED
  
  DANS LES FESSES PEUT AMENER
  
  CERTAINS A SE MORDRE LA LANGUE
  
  
  Hubert poussa la porte avec une lenteur excessive. Sans plus se presser, il descendit les deux marches qui donnaient accès à la boutique en contrebas de la ruelle. Son visage de prince pirate était glacé malgré la sueur qui le rendait luisant. Son regard d’acier bleui se posa sur le marchand grec qui eut un vague mouvement de recul.
  
  Une seconde. Pas plus. Il referma la porte et poussa les gros verrous.
  
  — Comme ça, fit-il d’un ton dangereusement neutre, nous serons tranquilles pour discuter.
  
  Il marcha vers le Grec qui se tenait figé entre deux comptoirs surchargés au fond de la boutique et ponctua en élevant la voix :
  
  — N’est-ce pas, Minos Callonidès ?
  
  Le Grec pâlit et fit un pas en arrière.
  
  — Que… Qui êtes-vous ? bredouilla-t-il.
  
  Hubert eut un sourire féroce.
  
  — Aucune importance. Je suis simplement le plus fort et tu vas faire ce que je veux…
  
  Le Grec devint blême et se mit à trembler.
  
  — So… Sortez tout… tout de suite ou j’appelle au secours !
  
  Hubert fit rouler ses larges épaules et se mit à rire. Un rire cruel. Un rire de fauve.
  
  — Excellente idée, Minos. Si tu aimes la tragédie, je vais t’en donner.
  
  Il l’empoigna brutalement par le cou et le souleva sans effort apparent.
  
  — Si tu n’es pas sage, menaça-t-il, je t’arrache la barbe, poil après poil !
  
  Il le reposa, retira sa main et reprit avec un sourire gentil :
  
  — Tu ne vas tout de même pas m’obliger à faire ça, Minos ? Hein ? Allons… Tout plein mignon, tu passes dans l’arrière-boutique.
  
  Il le poussa dans la pièce du fond, referma la porte.
  
  Le Grec était terrorisé. Il se jeta à genoux et joignit les mains :
  
  — Je suis un pauvre homme, Seigneur ! Tu dois avoir pitié de moi…
  
  — Pitié ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Connais pas…
  
  Un instant, Hubert examina le décor minable. Puis, d’un ton tranchant :
  
  — Écoute, Minos. Je ne suis pas venu pour te rançonner…
  
  — Ah ? fit l’autre en reprenant espoir.
  
  Hubert fit une pause.
  
  — La dernière personne dont je me suis occupé tient un commerce d’électricité sur la Promenade de la Reine Nazli…
  
  Le Grec reperdit des couleurs à peine retrouvées et bégaya :
  
  — Connais pas.
  
  — S’appelle Nicolo Cesare, continua Hubert sans tenir compte de l’interruption. Il a essayé de vendre ces jours derniers deux bobines de magnétophone qui, par hasard, m’intéressent personnellement…
  
  Le visage barbu du Grec tourna au vert. Il ferma les yeux et pensa qu’il avait prévu des ennuis à ce sujet-là.
  
  — Cesare est un fichu menteur, grommela-t-il.
  
  — Ah ? Je croyais que tu ne le connaissais pas… Écoute, tu ne dois pas lui en vouloir. S’il ne m’avait pas donné ton adresse, je l’aurais mis en pièces. Comme je vais te mettre en pièces, maintenant, si tu ne me dis pas qui t’a apporté ces bobines et si tu ne me montres pas ce qu’il y avait avec.
  
  Il fit deux pas vers le Grec et fut tout étonné de le voir sortir brusquement un poignard arabe de sous sa veste.
  
  — Foutez le camp ou je vous pique.
  
  Hubert s’accorda une seconde pour réfléchir. Le barbu était suffisamment effrayé pour frapper sans se soucier des suites. La façon dont il tenait son poignard prouvait qu’il savait s’en servir. Hubert eut un sourire contraint et haussa les épaules.
  
  — Puisque vous le prenez de cette façon, cher ami, j’aurais mauvaise grâce d’insister…
  
  Il alla ouvrir la porte de communication, passa dans le magasin. Le Grec le suivait. Hubert jeta un coup d’œil par dessus son épaule.
  
  — Vous avez tort, Minos. Cette histoire aurait pu vous rapporter quelque argent. Elle va maintenant vous mener au cimetière.
  
  Prompt comme l’éclair, il saisit un énorme coussin de cuir et le projeta de toutes ses forces en se retournant face au Grec. Déséquilibré par le choc, le marchand tomba en arrière. Hubert lui sauta dessus sans lui donner le temps de se ressaisir et le désarma en un tour de main.
  
  Puis, d’un coup de pied dans les fesses, l’incita à se relever.
  
  — Erreur n’est pas compte. On va reprendre à zéro…
  
  Il le poussa vers la porte de communication restée ouverte. Le suivit et referma de nouveau derrière eux.
  
  — Nous disions ? questionna-t-il d’un ton suave.
  
  Le Grec était vert de rage.
  
  — Que les chacals te rongent les entrailles ! Que tes yeux pourrissent rongés par les mouches ! Que…
  
  — Tu vas la boucler, oui ?
  
  Hubert feignit de se fâcher. Il saisit le marchand par la barbe et le secoua.
  
  — Je t’ai posé une question. Tu vas me répondre maintenant ou je t’étrangle à petit feu…
  
  Il ajouta d’une voix tranquille :
  
  — Nicolo Cesare a essayé de résister, lui aussi. Il a pourtant cédé… Et Nicolo Cesare n’est pas une lavette !
  
  Le Grec avala péniblement sa salive. C’était vrai !
  
  Nicolo Cesare n’était pas une lavette. S’il avait cédé à ce grand diable aux yeux féroces, peut-être valait-il mieux en faire autant…
  
  Minos Callonidès repoussa la main qui lui tirait la barbe. Des larmes au bord des paupières, il supplia :
  
  — Lâchez-moi, Seigneur. Je vais tout vous dire…
  
  Hubert le lâcha et recula d’un pas.
  
  — Les bobines m’ont été apportées par un jeune Égyptien qui répond au nom de Gamil. Je vais vous dire où le trouver…
  
  A tout hasard, car il ne faisait que le supposer, Hubert affirma :
  
  — Il y avait d’autres objets avec. Je veux les voir…
  
  — J’ai donné beaucoup d’argent, bredouilla le Grec.
  
  — Tu ne perdras rien, assura Hubert.
  
  Le Grec, vaincu, déplaça le coffre, souleva la trappe et se glissa dedans. Au bord du trou, Hubert ne le perdait pas de vue. Il saisit le paquet enveloppé de toile que lui tendit le receleur et laissa ce dernier remonter sans aide.
  
  Il ouvrit le paquet sur le coffre. Deux paires de chaussures de femme, une pendulette en or serti de rubis, un somptueux nécessaire de toilette, un clip en or représentant un motif égyptien, un étui de maroquin noir…
  
  L’étui de maroquin noir avait probablement contenu les bobines. Hubert le demanda au Grec qui confirma. Constatation importante et immédiate : tout cela avait appartenu à une femme.
  
  Hubert se mit à jouer au détective. Une femme use presque toujours d’un parfum. Il se mit à renifler les objets et fixa l’odeur dans sa mémoire. Puis il trouva accroché au clip un cheveu bouclé. Un cheveu roux.
  
  Rien d’autre. Il n’y avait pas de marques, pas d’initiales.
  
  — Tu vas me garder tout ça bien caché, ordonna Hubert au Grec, jusqu’à nouvel ordre. Si jamais tu t’en débarrasses sans me prévenir, je t’étripe ! Compris ?
  
  — Vous pouvez compter sur moi, Seigneur ! marmonna le Grec visiblement soulagé. Je… Vous voulez savoir où toucher Gamil ?
  
  — Sûr !
  
  — Vous le trouverez devant le Cecil sur la Promenade de la Reine Nazli. Avec son âne…
  
  — Okay ! Je reviendrai te voir…
  
  Il sortit en sifflotant, assez satisfait. Alors qu’il descendait la ruelle, une nuée de gosses vêtus de kaftans sales et déchirés l’accula contre un mur. Il s’en débarrassa en jetant loin en arrière une poignée de « millièmes » (5). Les petits mendiants se battaient encore quand il atteignit la Promenade.
  
  Un groupe d’âniers se tenaient dans l’ombre des palmiers en face du Cecil, de l’autre côté de l’avenue. Les animaux attachés au garde-fou, les jeunes Arabes s’amusaient à cracher dans l’eau verte du port. Un grand bateau blanc manœuvrait au centre de la rade.
  
  — Gamil ? demanda Hubert en abordant le groupe.
  
  Le garçon se détacha en souriant. Il avait un visage agréable et son kaftan était propre.
  
  — A votre disposition, Sir.
  
  — J’ai besoin d’un guide pour visiter le quartier arabe. On m’a donné ton nom.
  
  — A votre disposition, Sir.
  
  — Je te donnerai vingt piastres de l’heure.
  
  — Ce n’est pas assez, Sir.
  
  — Partons tout de suite.
  
  Gamil hésita !
  
  — Avec l’âne.
  
  — Sans âne.
  
  Ils s’éloignèrent. Gamil commença aussitôt son travail de guide.
  
  — Alexandrie est la seconde capitale de l’Égypte, Sir, et un port très important. C’est une grande ville d’un million d’habitants, bâtie entre deux rades…
  
  Hubert le coupa.
  
  — Je sais tout ça. En fait, je n’ai pas besoin de guide.
  
  Ils avaient traversé l’avenue et se trouvaient devant un square bordé de splendides immeubles modernes. Hubert montra les jardins.
  
  — Marchons par-là. Il faut que je te parle sérieusement.
  
  — A votre disposition, Sir, répondit Gamil intrigué.
  
  — C’est Minos Callonidès, le marchand grec, qui m’a donné ton nom et indiqué où je pouvais te trouver…
  
  — Je ne connais personne de ce nom, protesta le jeune Égyptien.
  
  Hubert sortit de sa poche deux billets d’une livre et les froissa dans sa main.
  
  — Ces deux livres seront à toi si tu veux m’aider.
  
  Gamil loucha sur les coupures.
  
  — A votre disposition, Sir !
  
  — Je suis détective privé, assura Hubert, et je viens d’Amérique. Je suis chargé de retrouver une femme infidèle qui doit actuellement être dans cette ville. Par hasard, j’ai vu chez le Grec un objet ayant appartenu à cette femme. J’ai payé le Grec pour le faire parler. Il m’a dit que cet objet avait été volé par toi et que pour une livre ou deux tu te rappellerais certainement à qui…
  
  Méfiant, Gamil répliqua :
  
  — Je ne sais pas de quel objet vous voulez parler, Sir.
  
  — D’une pochette de maroquin noir avec une serrure dorée, qui contenait deux bobines plates de métal blanc.
  
  Gamil fronça les sourcils, repoussa son tarbouch en arrière et frotta son crâne rasé du bout de ses doigts.
  
  — Je ne me souviens pas…
  
  — Tu n’as rien à craindre. Je tiens autant que toi au secret. Je veux simplement l’adresse de la femme…
  
  Il tendit les billets à Gamil qui les prit avec lenteur.
  
  — Hôtel Cecil, appartement 104.
  
  — Merci.
  
  Il lâcha les billets que Gamil fit disparaître sous son kaftan.
  
  — Elle y est toujours ?
  
  — Je crois.
  
  — Sais-tu si elle a porté plainte ?
  
  — Je sais qu’elle n’a pas porté plainte.
  
  — Merci. Tiens ta langue et je tiendrai la mienne.
  
  — El hamdu li-llah, murmura Gamil.
  
  Mach’ allah, répliqua Hubert en s’éloignant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  OU LA PREUVE EST FAITE
  
  QU’UN GARÇON D’ÉTAGE NE JOUIT PAS NÉCESSAIREMENT
  
  D’UNE MORALITÉ ÉLEVÉE
  
  
  Hubert cessa de s’intéresser aux petites annonces de La Bourse Égyptienne pour consulter sa montre. Dix heures passées. Bug commençait à exagérer. Il faisait nuit dehors depuis déjà un bon moment et le vaste salon du Windsor se vidait progressivement ce qui avait pour effet de rendre remarquables les personnes restantes. Hubert n’aimait pas se faire remarquer.
  
  Il bougea dans le fauteuil profond, décroisa ses jambes et les recroisa dans l’autre sens. Puis bâilla discrètement derrière son journal.
  
  En face de lui, à quelques mètres, une énorme dame couverte de bijoux ne cessait de le considérer avec avidité. Hubert, agacé, lui tira la langue avec une affreuse grimace. La grosse dame eut un haut-le-corps, faillit avaler son dentier, devint cramoisie, puis se leva et vida les lieux avec une dignité d’oie grasse.
  
  Bug entra. Enfin ! Et vint jusqu’au centre du salon en feignant de chercher quelqu’un. Il avait une serviette sous le bras et tenait son chapeau à la main. Le chapeau à la main signifiait que tout allait bien et que Hubert devait le suivre dehors.
  
  Hubert regarda sa montre au moment où Bug repartait. Deux minutes plus tard, il se leva, l’air mécontent de qui a attendu en vain, et sortit à son tour.
  
  La nuit était magnifique et sa fraîcheur relative était une bénédiction après les chaleurs lourdes de la journée. Hubert traversa la chaussée et partit à gauche en longeant la rade.
  
  Bug était accoudé au garde-fou à cent mètres de là. Hubert passa près de lui sans paraître le remarquer et fit encore une centaine de pas. Après quoi, il s’accouda à son tour sur la rambarde.
  
  Bug arriva une minute plus tard.
  
  — C’est Okay ! murmura-t-il. Personne ne suit.
  
  Hubert se redressa et ils marchèrent côte à côte.
  
  — Prenez ça.
  
  Hubert prit la serviette de cuir. Bug reprit !
  
  — La femme s’appelle Vera Mariazell…
  
  Il épela le nom.
  
  — Passeport autrichien. Elle est au 104 du Cecil depuis trois semaines. Seule. Vous trouverez dans la serviette un rapport assez vague sur ses activités. Paraît qu’elle est très jolie.
  
  — Ça rendra le travail plus agréable, murmura Hubert.
  
  — Votre « couverture » est également dans la serviette, continua Bug. Un passeport de la République de Bonn, au nom de Hans Pressler, représentant en machines à écrire…
  
  — Zut ! riposta Hubert. Je n’aime pas ça. Vous auriez pu me trouver une autre nationalité, non ?
  
  — J’ai mes raisons, répliqua Bug. De toute façon, ce n’est pas votre véritable identité… Vous comprenez ?
  
  Hubert eut un sourire caustique.
  
  — Je comprends, fit-il. Vous avez tout prévu, hein ?
  
  — Tout, affirma froidement Bug. Vous trouverez les détails là-dedans…
  
  — L’appartement 105, au Cecil, est également retenu pour le Herr Doktor Hans Pressler…
  
  — Porte communicante avec le 104 ? demanda ironiquement Hubert.
  
  — N’en demandez pas trop.
  
  Un silence. Le bruit des vagues en contrebas. Le chuintement des pneus sur la chaussée voisine.
  
  — Autre chose. Si vous avez besoin d’une voiture, allez trouver le garagiste de la rue Mou’attem. Rappelez-lui qu’il a autrefois loué des voitures à votre grand-père…
  
  — Okay, grand-père !
  
  — C’est tout. A partir de maintenant, vieux garçon, vous avez carte blanche. Ayez le moins possible recours à mes services. Je fais ici un travail d’organisation qui ne me permet pas d’écarts. Compris ?
  
  Surpris de ne pas obtenir de réponse, Bug qui regardait la surface scintillante de la rade tourna la tête vers son compagnon et retint un juron. Hubert avait disparu, sans dire un mot. Bug chercha un moment de part et d’autre de l’avenue.
  
  Hubert s’était fondu dans la nuit.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert venait de se glisser dans les draps lorsqu’il entendit de façon très nette une clé tourner dans la serrure de la porte sur le couloir. Cette porte donnait accès au vestibule. Dans ce vestibule, à droite, se trouvait la salle de bains. Dans son prolongement, une autre porte défendait l’accès de la chambre. Cette porte était munie d’un verrou qui ne pouvait être manœuvré que de l’intérieur. Un bouton sur la boite de bakélite noire supportant également les boutons d’appels des employés d’étage permettait de libérer ce verrou sans quitter le lit, par un système d’aimant électrique.
  
  Hubert se redressa un peu sur l’oreiller et attendit. Il n’avait rien laissé d’intéressant dans la salle de bains seule accessible au visiteur inconnu pour l’instant.
  
  On gratta à la porte. D’un bond, Hubert se leva et enfila une culotte de pyjama qu’il avait laissée à toutes fins utiles sur le tapis. Il gagna la porte et demanda à voix basse :
  
  — Qui est là ?
  
  La réponse arriva sur le même ton.
  
  — Gamil.
  
  Hubert ouvrit et laissa entrer le jeune Égyptien.
  
  — Tu viens me cambrioler ?
  
  Gamil ne se vexa pas pour autant. Il resserra d’un geste vif la ceinture de son kaftan et répondit en pivotant sur place pour mieux regarder la chambre.
  
  — Non. Je viens vous offrir mes services. Je vous ai vu arriver et j’ai pensé que vous pourriez avoir besoin de moi…
  
  Hubert ne put retenir un sourire amusé. Décidément, il avait bien fait de graisser la patte du garçon au lieu de lui sortir le grand jeu comme à Minos Callonidès. Gamil le regarda et devina ce qu’il pensait. Sans plus hésiter il continua :
  
  — Mon frère est employé à cet étage. C’est lui qui cire les chaussures et nettoie les vêtements. Il s’appelle Hakim… Si vous êtes d’accord, je vais le prévenir en sortant et il se tiendra à votre disposition…
  
  — C’est lui qui t’a ouvert ma porte ?
  
  — Bien sûr, répondit le garçon sans aucune gêne.
  
  Hubert se mit à penser qu’il était bien difficile de leur faire confiance mais que, de toute façon, il valait mieux les avoir avec soi que contre soi. Du fait qu’ils avaient cambriolé la chambre voisine, on pouvait déduire qu’ils n’étaient pas au service de l’adversaire.
  
  Il répondit :
  
  — Je peux avoir besoin de ton frère comme de toi. Mais souvenez-vous tous les deux qu’à la moindre entourloupette je vous casse en deux…
  
  — Je sais, répliqua Gamil avec du respect plein la voix.
  
  D’un ton docte, il ajouta :
  
  — Nous savons reconnaître les hommes véritables, même chez les roumis. Vous pourrez nous faire confiance, Herr Doktor…
  
  Hubert soupira. Le gosse savait déjà sous quelle identité il s’était inscrit à l’hôtel. Au fond, cela valait mieux ainsi. Les Égyptiens avaient beaucoup plus d’estime pour les Allemands que pour les gens de langue anglaise. Il questionna :
  
  — Tu parles allemand ?
  
  — Non, Herr Doktor. L’anglais seulement. C’est le plus utile ici…
  
  — Bien sûr, approuva Hubert avec raideur.
  
  Il se caressa pensivement le menton et conclut :
  
  — Nous sommes donc d’accord. Pour commencer, tu vas m’envoyer ton frère. Je veux lui demander un service immédiat…
  
  — A votre disposition, Herr Doktor.
  
  Le visage bronzé de Gamil rayonnait. Il était visiblement très satisfait de la façon dont il venait de traiter cette affaire-là.
  
  — Bonne nuit, Herr Doktor.
  
  — Bonne nuit, Gamil.
  
  Le jeune Arabe s’en alla. Hubert attendit quelques minutes assis dans un fauteuil. Puis la porte s’ouvrit et Hakim apparut. Le frère de Gamil était grand et mince. Regard intelligent et rusé, denture éblouissante, il portait avec élégance l’uniforme des employés de sa condition ; pantalon noir, gilet rayé rouge et blanc. Hubert le regarda refermer les portes et dit :
  
  — Très heureux de te connaître, Hakim.
  
  — A votre disposition, Herr Doktor.
  
  Hubert alla droit au but.
  
  — Ton frère a dû te dire que je m’intéressais à la femme du 104 ?
  
  — Mon frère me l’a dit, Herr Doktor.
  
  — Est-elle dans sa chambre actuellement ?
  
  — Oui, Herr Doktor. Elle est arrivée vers minuit. Un peu avant que vous n’arriviez…
  
  Hubert consulta sa montre : une heure trente, Vera Mariazell devait dormir.
  
  — Elle est seule ?
  
  — Toujours seule, Herr Doktor.
  
  — Elle a reçu des visites depuis qu’elle est ici ?
  
  — Je ne crois pas. Elle rentre tard tous les soirs… Si vous voulez, je pourrai me renseigner auprès des chasseurs…
  
  — Fais-le demain matin. En attendant, j’ai besoin de toi tout de suite. Tu dois savoir où se trouve la boîte de raccordement des fils téléphoniques de l’étage ?
  
  Hakim fronça les sourcils.
  
  — Oui, à côté de la lingerie.
  
  — Nous allons y aller. Tu feras le guet et tu me serviras de prétexte en cas de surprise…
  
  Le visage lisse du jeune Arabe se renfrogna.
  
  — Je risque ma place, Herr Doktor…
  
  Hubert alla ouvrir la penderie, prit son portefeuille dans son veston et exhiba un billet d’une livre.
  
  Hakim se détendit. Hubert le rassura tout à fait :
  
  — N’aie aucune crainte. Personne ne s’apercevra de ce que je vais faire. Personne n’en saura jamais rien…
  
  Il enfila la veste de son pyjama, prit dans une valise une petite trousse à outils et marcha vers la porte.
  
  — Allons-y.
  
  Ils quittèrent silencieusement l’appartement et se lancèrent l’un derrière l’autre dans les couloirs déserts. Hubert était pieds nus, mais de toute façon les pas ne faisaient aucun bruit sur les épais tapis. Ils passèrent sur le palier qui desservait l’ascenseur et les escaliers et continuèrent dans un couloir moins bien éclairé que les autres.
  
  — C’est là, dit finalement Hakim.
  
  La boîte était fixée au-dessus de la porte de la lingerie. Des tubes y aboutissaient contenant les fils téléphoniques.
  
  — Il me faut un escabeau, murmura Hubert.
  
  Le jeune Arabe alla en chercher un dans la lingerie. Avec agilité, Hubert monta, dévissa le couvercle de la boîte et le tendit à Hakim qui semblait inquiet. Comme cela se pratique partout, les couples de fils étaient marqués des numéros des appartements auxquels ils correspondaient. Naturellement, le couple du 104 voisinait avec celui du 105. Hubert ouvrit sa trousse, sortit un tournevis, des petites pinces, un morceau de fil métallique… En vingt secondes, le couple du 104 se trouva relié au couple du 105. Hubert remit le couvercle de la boîte et descendit de l’escabeau que Hakim alla remettre en place.
  
  — Reviens avec moi, ordonna Hubert au garçon. J’ai autre chose à te demander…
  
  Sur le chemin du retour, ils entendirent une femme crier. Mais ce n’était pas de douleur et ils n’y prêtèrent pas attention…
  
  Ils passaient devant le 104 lorsque le coin d’une enveloppe blanche dépassant sous la porte accrocha l’attention de Hubert. Sans hésiter, il se baissa et tira le coin de papier vers lui. L’enveloppe fermée ne portait aucune suscription. Hubert l’emporta dans sa chambre. Avant d’essayer de l’ouvrir, il la mit en écran devant une lampe. En transparence, un dessin apparut. Un hiéroglyphe égyptien représentant un pharaon accroupi tenant dressé devant lui une sorte de crochet recourbé. Hubert avait déjà vu cela quelque part et il se souvint immédiatement : le clip volé à Vera Mariazell, chez le Grec…
  
  Sans rien dire à Hakim, il alla remettre l’enveloppe où il l’avait prise. Il se redressait lorsqu’il entendit une sonnerie de téléphone. Vivement, il revint dans sa chambre et décrocha l’appareil. Une voix de femme, basse et ensommeillée, un peu inquiète aussi, disait : « Allô, Frau Mariazell écoute… » Un temps de silence puis une autre voix, étouffée, répliqua : « Une lettre pour vous. Réponse immédiate. »
  
  Ce fut tout. Hubert entendit sa voisine soupirer puis raccrocher. Il en fit autant et se frotta les mains. Une chance qu’il ait pu établir à temps la plus simple des tables d’écoute…
  
  Il dit à Hakim :
  
  — Tu vas te promener dans le couloir jusqu’à ce que je te fasse signe que c’est assez. Tu verras peut-être quelqu’un essayer de sortir d’une chambre, puis refermer en te voyant. Tu noteras soigneusement le numéro de cette chambre. Compris ?
  
  Le visage de bronze clair et lisse du garçon s’assombrit :
  
  — Je risque ma place, Herr Doktor.
  
  Hubert haussa les épaules et alla prendre un nouveau billet d’une livre dans son portefeuille. Il le donna au jeune Égyptien en demandant !
  
  — Et avec ça, est-ce que tu risques toujours ta place ?
  
  — Beaucoup moins, Herr Doktor ! Beaucoup moins…
  
  — Alors, file !
  
  Hakim sortit à reculons, après une série de courbettes. « Il doit me prendre pour une vache à lait ou bien pour un pigeon de taille, et c’est très bien ainsi », pensa Hubert.
  
  Il longea le vestibule jusqu’à la porte du couloir. Cette porte qui tenait toute la largeur du vestibule s’ouvrait vers l’intérieur ; il était donc impossible, en l’entrebâillant simplement, de surveiller le couloir.
  
  Hubert ouvrit en silence et passa prudemment la tête pour examiner le bas de la porte du 104. Rien. Il rentra et ne referma pas complètement. De cette façon, s’il ne pouvait rien voir, il pourrait au moins entendre… Peut-être.
  
  A partir de cet instant, Hubert eut l’impression que le temps avait ralenti son cours. Toutes les cinq minutes, il passait la tête pour regarder le bas de la porte du 104. Toujours rien. « Réponse immédiate », avait dit le mystérieux correspondant. Vera Mariazell ne semblait pas pressée, ou bien elle ne savait quoi répondre…
  
  Une bonne demi-heure s’était écoulée avec une lenteur exaspérante quand Hakim revint et gratta à la porte. Hubert lui ouvrit et le laissa entrer. Dans l’obscurité, le jeune Égyptien fit son rapport :
  
  — Le client du 114 a essayé deux fois de sortir. Chaque fois il a refermé en m’apercevant.
  
  — Tu connais ?
  
  — Il est arrivé avant-hier. C’est un Allemand, lui aussi. Doktor Brenner ; connaissez ?
  
  — Non, dit Hubert. Il va falloir que tu m’obtiennes des renseignements sur ce gars-là. Maintenant, tu peux aller te coucher…
  
  — A votre disposition, Herr Doktor.
  
  — Bonne nuit, Hakim.
  
  Hubert referma et regagna sa chambre obscure. Il poussa soigneusement le verrou de la seconde porte et se sentit soudain très fatigué. A tâtons, il traversa la chambre jusqu’aux fenêtres et souleva un rideau. A travers les moustiquaires baissées, il avait une vue plongeante dans la cour intérieure de l’hôtel.
  
  Hubert laissa retomber le rideau et gagna son lit dans le noir. Il s’y laissa tomber avec un grand soupir de soulagement et s’endormit presque aussitôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  OU HUBERT DÉMONTRE
  
  QU’ON N’EST JAMAIS SI BIEN SERVI
  
  QUE PAR SOI-MÊME
  
  ET QUE LES GRANDS CAPITAINES
  
  DOIVENT SAVOIR FORCER LE DESTIN
  
  
  Le téléphone sonna. Hubert allongea le bras vers la table de chevet et décrocha. Il entendit la voix basse et harmonieuse annoncer :
  
  — Frau Mariazell écoute.
  
  Une autre voix – ce n’était pas celle de la nuit précédente – dit en allemand :
  
  — Dans une heure au pied du fort Qâïbaï.
  
  Ce fut tout. Hubert raccrocha après les autres.
  
  Soulagé. Enfin, ça bougeait. Toute la journée s’était passée à attendre. La femme n’avait pas quitté la chambre, s’était fait monter ses repas, n’avait donné ni reçu un coup de téléphone.
  
  Hubert consulta sa montre. Onze heures. Le rendez-vous était donc pour minuit.
  
  Minuit, l’heure du crime !
  
  Il se retourna sur son lit, attira la boîte de bakélite noire surchargée de boutons et pressa celui destiné à Hakim. Une minute plus tard, le garçon entra :
  
  — Elle a rendez-vous à minuit au pied du fort Qâïbaï, dit Hubert.
  
  Hakim eut un mouvement de tête.
  
  — C’est parfait, assura-t-il.
  
  Et ressortit. Hubert se leva et entreprit de s’habiller. Chemise à manches courtes et col ouvert, complet de gabardine bleu pétrole – pratiquement invisible dans l’obscurité – mocassins souples et légers, à semelles de crêpe antidérapantes. Il ne prit aucun papier sur lui, uniquement quelques livres égyptiennes, une lampe de poche minuscule mais efficace, sa fronde et une demi-douzaine de billes d’acier de treize millimètres.
  
  Il quitta son appartement, puis l’hôtel et s’installa dans la Ford que lui avait louée le garagiste de la rue Mou’attem indiqué par Bug. Ce garagiste devait probablement faire partie du réseau d’informateurs que Bug était en train de mettre sur pied à Alexandrie. Hubert n’aurait pu le jurer, mais il était persuadé que ce Belge s’y connaissait en mécanique automobile. Il le revoyait encore soulever le capot avec un légitime orgueil et annoncer froidement : – Cette Ford 1950 était dotée à l’origine d’un moteur V8 de cent un chevaux réels. J’ai monté à la place un Cadillac V8 de cent soixante-deux chevaux à soupapes en tête. Avec ça, cette bagnole qui pèse tout juste 1 500 kilos dépasse les 180 kilomètre-heure. Quand vous l’aurez bien en main, vous atteindrez le 100 en neuf secondes et le 130 en quinze secondes. Rappelez-vous simplement qu’elle ne tient pas mieux la route pour autant. En virage, oubliez qu’elle a soixante chevaux de plus qu’une voiture de série… Sans quoi, elle se chargerait de vous le rappeler.
  
  Hubert lança le moteur et démarra doucement. Tant que le besoin urgent ne s’en ferait pas sentir, il était parfaitement inutile de montrer à tous que cette voiture-là avait été trafiquée à mort.
  
  Il longea lentement la Promenade de la Reine Nazli jusqu’à son extrémité nord. Avec ses immeubles neufs, ses squares, ses palmiers, son éclairage ultramoderne, la perspective éblouissante sur la rade Est, la magnifique avenue aurait aussi bien pu se situer à Miami ou sur n’importe quelle autre plage de Floride. Hubert pensa que tous les grands ports du monde se ressemblaient curieusement qu’ils soient d’Amérique, d’Asie, d’Afrique ou d’Europe. Ce n’est pas dans un port qu’il faut chercher l’âme d’un pays. On n’y trouve que la marque du cosmopolitisme, toujours la même. Et rien d’autre.
  
  Il immobilisa la voiture le long du trottoir, dans une zone obscure. La montre du tableau de bord indiquait onze heures trente. Il dévissa l’applique de l’éclairage intérieur et retira l’ampoule, puis coupa l’éclairage du tableau de bord.
  
  A gauche, la masse sombre du fort Ada se découpait sur le fond plus clair du ciel étoilé. En face une étroite bande de terre menait en cinq cents mètres au fort Qâïbaï. D’un côté, le large. De l’autre, les eaux calmes du port Est désaffecté.
  
  Vers minuit moins dix, une petite voiture de marque anglaise arriva par le boulevard Sultan Selim et s’engagea résolument sur la jetée. Hubert la vit disparaître en direction du fort Qâïbaï.
  
  A minuit moins cinq, un taxi déboucha par la même voie et s’arrêta de l’autre côté de l’avenue. Une femme en descendit. Elle traversa la chaussée et s’engagea à pied sur le chemin emprunté cinq minutes plus tôt par la petite voiture de marque anglaise. Elle passa à cinquante mètres de Hubert qui ne put distinguer que sa silhouette. Une silhouette séduisante.
  
  Il attendit que le taxi soit reparti et descendit à son tour. Souple, silencieux, utilisant adroitement les zones les plus obscures, il partit sur les traces de la Dame…
  
  La chose se produisit à mi-chemin, deux cents mètres environ avant le vieux fort. Un cri de femme fusa dans la nuit, un bref appel au secours, vite étouffé.
  
  De toute sa puissance, Hubert fonça.
  
  Ils étaient une bonne demi-douzaine à s’agiter autour d’elle. Deux devaient la maintenir pendant que les autres essayaient de la dépouiller.
  
  Sans prévenir, Hubert entra dans le tas. D’un terrible coup de poing sur la tête, il assomma le premier qui lui tomba sous la main. Le vide se fit aussitôt devant lui. Surpris par l’attaque, les cinq Arabes restants lâchèrent la femme et refluèrent. Puis, ayant dénombré l’ennemi, ils revinrent en furieuse contre-attaque. Des éclairs brillèrent dans la nuit. Les couteaux étaient de la fête.
  
  Comme un toréador, Hubert, évita le premier d’un pas rapide de côté. Un croc-en-jambe, l’agresseur s’étala de tout son long. Hubert lui régla son compte en sautant dessus à pieds joints au terme d’une seconde esquive. Puis, volontairement, il commença à reculer vers la bordure du quai à peine éloignée de dix mètres…
  
  La femme était restée immobile à l’endroit où ses agresseurs l’avaient lâchée et ne disait rien. Hubert lança en anglais :
  
  — Sauvez-vous, chérie ! La voiture est au bout de l’avenue…
  
  Un éclair. Il se baissa vivement. Le couteau passa au-dessus de lui. Il entendit le floc dans l’eau du port. Empoigna un Arabe par son kaftan, exécuta une passe classique de judo, envoya l’adversaire voler par-dessus son épaule.
  
  Plouf ! énorme, dans l’eau du port. Ils n’étaient plus que trois. Hubert fit semblant de trébucher, se laissa choir en arrière. Un agresseur lui sauta dessus, couteau levé. Il le cueillit sur ses semelles et l’envoya rejoindre le précédent.
  
  Un flottement chez les deux rescapés. Sans s’être concertés, ils détalèrent comme des lapins. Debout, Hubert ne fit rien pour les poursuivre. Il courut vers la femme, la prit sous le bras et l’entraîna en courant vers la ville.
  
  — Venez, chérie. Ils peuvent revenir avec des renforts…
  
  Elle se laissa emmener sans un mot, étrangement passive. En trente secondes, ils furent devant la Ford. Hubert y fit entrer sa compagne, contourna le capot et se glissa sous le volant. Volubile, il dit, toujours en anglais :
  
  — Excusez-moi, chérie. Je ne sais comment me faire pardonner. Si je n’avais pas été aussi en retard, cela ne serait pas arrivé. Embrassez-moi d’abord pour que je sois sûr que vous ne m’en voulez pas, et je vous expliquerai…
  
  Il la prit dans ses bras, se pencha sur elle, chercha ses lèvres, les trouva… Elle accepta le baiser sans y répondre. Puis, comme il se redressait et appuyait sur le démarreur, elle demanda de sa belle voix de basse :
  
  — Puis-je savoir maintenant qui vous êtes ?
  
  Il feignit admirablement la surprise. C’était là l’instant le plus délicat.
  
  — Heee ? fit-il stupidement.
  
  Elle répéta doucement la question. Alors, il sortit sa lampe de poche et éclaira le visage de la femme.
  
  Un beau visage, pâle mais souriant. Une magnifique chevelure rousse, opulente ; un front large et haut, un peu bombé ; de grands yeux bleu faïence, une bouche bien rouge et bien dessinée, sensuelle ; une peau blanche, satinée ; des pommettes saillantes ; deux émeraudes en boucles d’oreilles.
  
  — Seigneur ! gémit Hubert. Je vous avais prise pour Daisie !
  
  D’un geste doux mais assuré, elle lui prit la lampe des mains et l’éclaira en pleine figure.
  
  — Vous n’êtes pas mal non plus, dit-elle en se moquant un peu. Qui est Daisie ?
  
  Il répliqua en clignant des yeux.
  
  — Une… Une femme.
  
  — Je m’en doutais.
  
  — Rien de plus, je vous assure. J’avais rendez-vous à onze heures… J’étais un peu en retard.
  
  — Un peu !
  
  Elle éteignit la lampe et dit d’un ton convaincu :
  
  — Vous embrassez bien.
  
  — Daisie le dit aussi.
  
  Il enclencha la première et embraya doucement.
  
  — Pourquoi diable, demanda la jeune femme, aviez-vous rendez-vous en cet endroit sinistre ?
  
  Il engagea la voiture sur le boulevard Sultan Sélim, laissant le fort Ada derrière eux.
  
  — Puis-je retourner la question ?
  
  Silence. Il répondit enfin :
  
  — Daisie est mariée et son mari est d’une jalousie féroce. Il me cherche partout avec un flacon de vitriol dans sa poche…
  
  Elle dit à son tour :
  
  — « Il » est aussi marié. Sa femme, aussi, est d’une jalousie féroce et elle connaît aussi l’existence du vitriol…
  
  « Elle ment presque aussi bien que moi », pensa Hubert en jetant un regard à droite vers la baie d’Anfouchi. Un paquebot tout illuminé passait au large, se dirigeant vers l’ouest. Il demanda :
  
  — Où dois-je vous reconduire ?
  
  Elle sursauta et dit :
  
  — Quoi ? C’est déjà fini ?
  
  Pouffa et ajouta en riant !
  
  Ramenez-moi au Cecil. C’est là que j’habite… Vous savez où c’est ?
  
  Il feignit un grand étonnement :
  
  — Par exemple ! Si je sais où c’est ? J’y suis moi-même ! Appartement 105.
  
  Il eut l’impression qu’elle retenait son souffle. Puis elle questionna :
  
  — Depuis combien de temps ?
  
  — Depuis hier soir.
  
  Elle parut soulagée et dit :
  
  — Ah ! C’est sans doute pourquoi nous ne nous sommes pas encore rencontrés. J’occupe le 104.
  
  Il vira à l’extrémité du Boulevard, longea la nécropole d’Anfouchi, puis « réalisa » brusquement :
  
  — Mais !… Nous sommes voisins !
  
  — Vous avez l’esprit lent !
  
  Ils roulaient maintenant dans la rue de la Marine. A droite les bassins de carénage où le travail se poursuivait sous le feu des projecteurs.
  
  — Au fait, dit-il, nous ne nous sommes même pas présentés. Mon nom est Hans Pressler. Je vends des machines à écrire…
  
  Elle mit quelques secondes à répliquer :
  
  — Allemand ?
  
  — Oui. De Francfort.
  
  — Vous parlez remarquablement américain.
  
  — J’ai été trois ans prisonnier là-bas.
  
  — Ah ! fit-elle. Je m’appelle Vera Mariazell. Je dépense l’argent que m’a laissé mon défunt mari…
  
  — S’il vous en a laissé beaucoup, ce doit être une occupation plutôt agréable…
  
  — Plutôt, oui. Vous savez, nous pouvons parler allemand si ça vous fait plaisir.
  
  Il demanda en allemand :
  
  — Compatriote ?
  
  — Non. Autrichienne.
  
  — Encore voisins !
  
  — Oui, dit-elle d’un ton neutre. Je suis fatiguée, pouvons-nous rentrer ?
  
  — Bien sûr !
  
  Il gagna rapidement la rue Ibrahim 1er, encore animée malgré l’heure tardive. Boulevard des Sœurs. Place Méhémet Ali. Elle s’inquiéta :
  
  — Je suis impardonnable. Je ne vous ai même pas demandé si vous étiez blessé ?
  
  — J’ai déjà perdu tout mon sang, assura-t-il. Une blessure au cœur. Vous me l’avez faite sans vous en apercevoir.
  
  Elle dit en riant :
  
  — N’oubliez pas Daisie !
  
  — Je crois bien que c’est ce qui va arriver.
  
  Vous êtes bougrement plus fascinante et vous n’avez pas de mari jaloux aux poches pleines de vitriol, vous.
  
  Elle ne répondit pas. Ils étaient déjà sur la Promenade de la Reine Nazli. Il demanda :
  
  — On doit encore vous attendre là-bas ?
  
  — Je ne crois pas. De toute façon, c’est devenu sans importance. « On » ne m’a pas défendue. C’est vous qui…
  
  — Comme tout s’arrange bien ! exulta-t-il. Quand nous marions-nous ?
  
  — Vous êtes un peu fou, remarqua-t-elle alors que la voiture s’arrêtait devant le Cecil. Cela me change un peu, j’en ai assez des gens trop sérieux.
  
  Ils entrèrent dans l’hôtel, prirent ensemble l’ascenseur, s’engagèrent ensemble dans le couloir qui menait à leurs chambres.
  
  — Vous êtes tout sale dans le dos, dit-elle, et votre manche gauche est déchirée.
  
  — Demandez-vous un peu dans quel état vous seriez si je n’étais pas intervenu.
  
  — Je n’avais rien à voler.
  
  Elle ne portait ni sac, ni bijoux, hormis les émeraudes de ses oreilles qui étaient peut-être fausses.
  
  — Ils vous auraient pris vos vêtements, tous vos vêtements. Puis, ils vous auraient violée. A tour de rôle tous les six.
  
  Elle frissonna.
  
  — Taisez-vous !
  
  Puis s’arrêta devant sa porte.
  
  — Bonne nuit, dit-elle. Et merci.
  
  Il la prit aux épaules. Bon Dieu, qu’elle était belle !
  
  — Vous avez dit que j’embrassais bien. Vous souvenez-vous ?
  
  — Assez pour qu’il soit inutile de recommencer maintenant. Je vous en prie, Hans.
  
  Elle repoussa ses mains et ouvrit la porte.
  
  — Que faites-vous demain ?
  
  Il répliqua d’un ton maussade !
  
  — Je vais penser à vous, le nez dans mon oreiller.
  
  — Vous êtes stupide. Demain après-midi, j’avais l’intention de faire un tour dans la ville arabe. Après l’incident de ce soir, je préfère y aller avec une escorte. A deux heures et demie, ça vous va ?
  
  — Très bien. Bonne nuit…
  
  Elle lui sourit avant de s’enfermer. Bon Dieu qu’elle souriait bien ! Il entra chez lui et appela Hakim.
  
  Le jeune Égyptien arriva vite. Hubert avait eu juste le temps de retirer son complet de gabardine qui se trouvait réellement dans un piteux état.
  
  — Tu peux le garder, dit Hubert. C’est foutu pour moi.
  
  Hakim avait les yeux brillants d’excitation.
  
  — Alors, Herr Doktor, ça vous a plu ?
  
  — C’était parfait, assura Hubert. Tout de même, un de tes petits copains a bien failli me crever l’œil avec son couteau. Dis-lui de faire attention la prochaine fois… Personne de noyé, j’espère ?
  
  — Non, Herr Doktor, ils nagent comme des poissons !
  
  Hubert alla chercher son portefeuille et sortit un billet de dix livres.
  
  — Voilà le prix convenu.
  
  — Merci, Herr Doktor. Ils attendent, dans la rue voisine. Je vais aller les régler tout de suite…
  
  — Vas-y et dis-leur que je suis content.
  
  — A votre disposition, Herr Doktor.
  
  Hakim glissa le billet sous son gilet et sortit. Hubert se dirigea vers la salle de bains en sifflotant. Très content de lui…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  OU LA DUPLICITÉ D’UNE FEMME
  
  NE S’INTÉRESSANT QU’AUX SCORPIONS
  
  PEUT METTRE UN HOMME
  
  DANS L’EMBARRAS
  
  
  A vivre dangereusement depuis des années, Hubert Bonisseur de la Bath avait acquis une sorte de sixième sens, pouvoir de perception extra-sensoriel qui l’avertissait aussitôt du moindre danger.
  
  Ce matin-là, il n’avait pas franchi depuis deux minutes les limites de la ville arabe qu’il avait la certitude d’être filé.
  
  Il ne se retourna pas, se garda bien de changer quoi que ce soit à son allure habituelle et se contenta simplement de modifier son itinéraire. Il n’était pas pressé.
  
  Il erra ainsi pendant plus d’une demi-heure dans le dédale des ruelles de la Médinèh, repoussant mille sollicitations, injuriant les mendiants de métier, luttant contre les jeunes garçons arabes aussi collants que des mouches. Il se trouva enfin devant une mosquée massive, aux murs crépis de lait de chaux, dont les sous-sols étaient aménagés en bazar. Il descendit la vingtaine de marches qui menaient aux boutiques. Comme il l’avait espéré, la foule était là d’une densité incroyable. Il se fraya un chemin en surveillant ses poches, tourna trois fois à droite et se retrouva devant la sortie. A quelque distance dans l’allée centrale, un Européen essayait péniblement d’avancer, tête haute dressée par-dessus la foule. Une large cicatrice violette lui barrait le cou horizontalement. Hubert remonta vivement l’escalier et se lança dans une ruelle en pente qui descendait tout droit vers le port Est. Boulevard Saïd 1er, il prit un taxi et se fit conduire à la baie d’Anfouchi. Certain d’avoir semé son suiveur, il entra de nouveau dans la Médinèh, par la rue Sidi Abou-el-Abbas…
  
  Le Grec était sur le pas de sa porte quand Hubert arriva en vue de la boutique. Il pâlit de façon perceptible en le reconnaissant mais se garda bien de manifester qu’il l’avait identifié. Hubert s’arrêta devant lui et dit :
  
  — Montre-moi donc ce que tu as en boutique, vieux voleur !
  
  Minos Callonidès se caressa la barbe et s’inclina avec un large geste du bras.
  
  — Si le Seigneur d’au-delà des mers veut bien se donner la peine d’entrer !
  
  — Va donc, vieux chacal ! riposta Hubert en franchissant le seuil.
  
  Ils gagnèrent l’arrière-boutique. Sans perdre de temps, Hubert ordonna :
  
  — Cet après-midi, à deux heures et demie, tu mettras en étalage le clip qui représente un pharaon accroupi avec un crochet dans ses mains…
  
  — En ancien égyptien, c’est le signe déterminatif des rois.
  
  — Tu vois ce que je veux dire ?
  
  — Très bien. Si bien même que je refuse. Je ne tiens pas à aller en prison…
  
  Hubert soupira.
  
  — Minos, tu es un imbécile. Un fameux imbécile. Si tu ne veux pas m’obéir, tu iras en prison. Si tu fais ce que je te dis de faire, tu n’iras pas…
  
  — Rien ne m’oblige à vous croire.
  
  Hubert l’attrapa par la barbe et le secoua comme un prunier.
  
  — Si ! Tu vas m’obéir ou je t’étripe !
  
  — Si vous le prenez sur ce ton, Seigneur…
  
  Hubert se calma.
  
  — Donc, tu mets le clip en étalage. Je passe ensuite avec une dame qui sera certainement séduite. C’est le genre de choses qu’elle cherche. Je t’achèterai le bijou pour elle. Tu en demanderas dix livres. Je t’en donnerai cinq. Tu les garderas.
  
  Le visage du Grec s’illumina.
  
  — Si ce que vous dites est vrai, vous êtes un père pour moi, Seigneur !
  
  Hubert cracha entre les pieds du marchand.
  
  — Que Dieu me garde d’engendrer jamais pareille larve !
  
  Et il sortit. Désinvolte et digne.
  
  
  *
  
  * *
  
  Vêtue d’un deux-pièces de toile blanche agrémenté de motifs corail, coiffée d’un large paille corail orné d’un ruban blanc, Vera était tout simplement adorable.
  
  De temps en temps, au hasard d’une ruelle montante, Hubert restait en arrière pour mieux admirer le galbe pur d’une jambe soyeuse, l’arrondi suggestif d’une chute de reins. Vera manquait un peu de poitrine, au goût d’Hubert qui les aimait bien fournies, mais le peu qu’elle avait devait être d’une fermeté à toute épreuve : visiblement, elle ne portait pas de soutien-gorge.
  
  Ils arrivèrent devant la boutique du Grec vers trois heures. Vera s’arrêta d’elle-même devant l’invraisemblable étalage où voisinaient les carapaces de tortues et les tarbouchz, les babouches et les morceaux de poterie, les pierres de couleur et les scorpions naturalisés, une collection de papillons mangés des mites avec des bijoux d’étain plus ou moins travaillés.
  
  Hubert crut tout d’abord que le Grec ne lui avait pas obéi, puis il découvrit le clip entre deux babouches, pas trop visible. Minos avait essayé de limiter le risque…
  
  Vera conservait un naturel parfait. Elle dit soudain :
  
  — Cela vous ennuierait, Hans, d’entrer là avec moi ? Il y a longtemps que j’ai envie d’un scorpion naturalisé…
  
  Ils entrèrent. Minos les accueillit. Il était un peu pâle, mais jouait son rôle honorablement. A la demande de la jeune femme, il montra plusieurs scorpions. Vera ne semblait pas emballée.
  
  — En vitrine, j’en ai vu un qui m’a plu…
  
  Minos alla ouvrir la vitrine. Ils le suivirent. Le clip était là, tout près, bien en vue de ce côté-là. Vera ne bronchait toujours pas.
  
  — Celui-ci, dit-elle en montrant un scorpion du doigt.
  
  Minos prit l’animal. Le marchandage commença. Mais le Grec n’était pas en forme. Il céda rapidement. La jeune femme ouvrit son sac pour y prendre de l’argent. Hubert s’interposa :
  
  — Laissez ! Je vous en prie. Je tiens à vous offrir…
  
  Elle protesta avec vigueur !
  
  — Non, Hans ! Surtout pas ça ! Pas un scorpion !
  
  Il fit semblant d’être confus.
  
  — Vous avez raison ! Ce serait un curieux cadeau d’amitié… Eh bien, choisissez autre chose, n’importe quoi, un bijou…
  
  Elle paya le scorpion et tourna vers Hubert le regard étonné de ses yeux d’émail bleu ;
  
  — Y tenez-vous vraiment ?
  
  — Vraiment, oui.
  
  Minos s’affaira. En un clin d’œil, le comptoir se trouva encombré d’une quantité invraisemblable de bijoux plus ou moins arabes. Hubert recula d’un pas et par-dessus l’épaule de la femme fit un geste impératif à l’intention du Grec. Sans enthousiasme, celui-ci se retourna vers la vitrine et souleva le clip en forme de pharaon stylisé…
  
  — J’ai encore ceci…
  
  Hubert s’était placé en sorte qu’il pouvait surveiller les réactions de Vera Mariazell. Elle n’en eut aucune. Son beau visage demeura calme, ses longs cils ne battirent même pas.
  
  — Joli, concéda-t-elle. Mais sans intérêt…
  
  Elle le posa sur un morceau d’étoffe et fixa son choix sur une bague d’argent torsadé orné d’une cornaline taillée en amphore.
  
  — C’est cinquante livres, annonça le Grec en se pliant en deux.
  
  — Pas cher, concéda Hubert.
  
  Il sortit son portefeuille, en tira cinq billets d’une livre et les posa l’un après l’autre devant le marchand en comptant :
  
  — Dix, vingt, trente quarante, cinquante.
  
  — Mais, bredouilla le Grec. Ce sont des billets d’une livre et non de dix !
  
  Hubert le foudroya de regard.
  
  — Quel manque d’imagination !
  
  Et secoua la tête avec pitié.
  
  Puis poussa gentiment sa compagne dehors. Dans la rue, la belle Autrichienne ne put s’empêcher de rire aux éclats.
  
  — Vous êtes formidable, Hans ! Je n’achèterai jamais plus quoi que ce soit sans vous laisser mener le marchandage. Ce pauvre type était terrorisé !
  
  — Ce sont tous des voleurs, affirma Hubert. Soyez certaine que cette bague ne lui a pas coûté le dixième de ce que je lui ai donné…
  
  — Je veux bien vous croire…
  
  Il pensa en se grattant la nuque : « Avec ça, moi, je suis chocolat. Elle n’a pas mordu à l’hameçon. Ou bien Gamil m’a raconté des histoires, ou bien elle est d’une force exceptionnelle à ce petit jeu… »
  
  — Merci Hans.
  
  Il faillit sursauter.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Pour la bague, voyons ! Elle est vraiment très jolie…
  
  Le fracas d’un hydravion passant bas au-dessus des toits le dispensa de chercher une réponse.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hakim entra, poussant Gamil devant lui. Hubert ne bougea pas de son fauteuil et attendit que les portes soient fermées. Gamil repoussa son tarbouch sur sa nuque et releva son kaftan pour se laisser choir sur un pouf. Il paraissait inquiet. Hakim vint s’appuyer le dos au mur et murmura :
  
  — Le 104 vient de descendre. Elle a pris un taxi. Je saurai tout à l’heure par le chauffeur où elle a été…
  
  Hubert ne dit rien. Il fixait Gamil qui s’agitait sur le pouf, visiblement mal à son aise. Enfin, il questionna d’un ton faussement amical :
  
  — Dis-moi, Gamil, te rappelles-tu exactement ce que tu avais volé à la dame du 104 ?
  
  Gamil leva vers lui le regard innocent de ses yeux de faon.
  
  — Je crois, Herr Doktor.
  
  — Cite-moi les objets l’un après l’autre…
  
  — Eh bien, Herr Doktor…
  
  Il avala sa salive.
  
  — Je… Il y avait la poche de maroquin qui contenait les bobines de métal blanc. Et puis deux paires de souliers. Une pendulette en or avec des petites pierres grenat. Une mallette de voyage avec des flacons dedans. Et puis un bijou en or que les femmes mettent sur leurs robes…
  
  Hubert l’interrompit. Il tira un carnet de sa poche et dessina au crayon le signe déterminatif des anciens rois d’Égypte qu’il montra au garçon sans mot dire.
  
  — C’est ça, affirma Gamil.
  
  — C’est ça quoi ?
  
  — Le bijou. C’est tout à fait ça.
  
  — Et tu es bien sûr de l’avoir pris dans la chambre à côté ?
  
  — Sûr. Il était dans le tiroir d’une table… comme celle-là.
  
  Il désigna une coiffeuse transformable dont le même modèle devait se retrouver dans chaque chambre.
  
  — C’est bon, dit Hubert, je n’ai plus besoin de toi.
  
  Il regarda Hakim.
  
  — Tu veux rester un instant ?
  
  — A votre disposition, Herr Doktor.
  
  Hakim alla reconduire Gamil jusqu’à l’escalier de service et revint.
  
  — Tu es sûr qu’elle est sortie ?
  
  — Oui, Herr Doktor.
  
  Hubert se gratta derrière l’oreille.
  
  — Le Herr Doktor désire-t-il visiter l’appartement 104 ?
  
  Hubert hésita :
  
  — Non, je ne pense pas que ça puisse me rapporter quelque chose. Comment est disposé l’appartement ?
  
  — Le 104 ? Comme celui-ci, exactement.
  
  Hubert se gratta la nuque.
  
  — Ah ! je ne sais pas comment faire… Je suis certain qu’elle va recevoir une visite. Malheureusement, il nous est impossible de surveiller constamment sa porte. Tu ne peux pas abandonner ton service et je ne peux pas laisser ma porte ouverte en permanence… Elle se méfie ; pas de moi… pas encore. Mais la moindre faute…
  
  Il se gratta de nouveau derrière l’oreille :
  
  — Ce qu’il faudrait, vois-tu, c’est que je puisse surveiller d’ici ce qui se passe chez elle…
  
  Hakim hocha la tête d’un air entendu, puis la tourna vers le mur de l’autre côté duquel se trouvait le 104.
  
  — Ce n’est pas impossible, Herr Doktor, mais, ça coûterait cher… Là, si j’étais pris, non seulement je perdrais ma place mais je serais mis sur la liste noire de la profession. Plus aucun hôtel ne voudrait m’employer, nulle part…
  
  Hubert questionna d’un ton parfaitement neutre :
  
  — Il en serait de même, je pense, si l’on savait que tu aides ton frère à s’introduire dans les chambres pour voler ?
  
  Hakim pâlit de façon sensible.
  
  — Comment voulez-vous qu’on le sache ?
  
  Hubert se garda bien de répondre.
  
  — Je crois que ça vaudrait cinq livres, reprit-il d’un air pensif. Oui, cinq livres. Pas une piastre de plus.
  
  Hakim resta un instant rigoureusement immobile. Puis murmura :
  
  — A votre disposition, Herr Doktor.
  
  — Je t’avais demandé des renseignements sur le client du 114.
  
  — Il s’appelle Arnold Brenner, 45 ans. Il est allemand mais je crois qu’il a un contrat de travail en Égypte. C’est un Doktor…
  
  — En quoi ?
  
  — Je ne sais pas, Herr Doktor. Tous les Allemands sont Doktor en quelque chose…
  
  Il se pinça les lèvres, effrayé de son insolence.
  
  — Je vous demande pardon, Herr… Herr Doktor.
  
  Hubert fit peser sur le garçon un regard glacé et réprobateur. Il réussit à ne pas sourire, consulta sa montre et se leva :
  
  — Je vais aller dîner en ville. Tâche de profiter d’un moment de tranquillité pour gagner tes cinq livres…
  
  Il sortit, laissant Hakim dans la chambre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  OÙ L’ON VOIT UNE MOUCHE
  
  ET UN RAT D’ISLAM
  
  SE PARTAGER LE GOÛT D’UN ROUMI
  
  PRIS DANS UNE MOUSTIQUAIRE
  
  
  Minos Callonidès était inquiet. Il n’aurait pas su expliquer exactement pourquoi. Il savait simplement que cela avait un rapport avec les objets volés, achetés par lui au jeune Gamil, et que cela le tenait au creux de l’estomac.
  
  Il allait être minuit et Minos Callonidès n’avait pas encore dîné. Il décida qu’il serait incapable de manger quoi que ce soit et pensa qu’il valait mieux se coucher.
  
  Tenant la lampe dans sa main gauche, il passa dans la boutique pour aller voir si les verrous de la porte d’entrée étaient bien fermés. Quelqu’un pouvait venir frapper cette nuit, il se garderait bien d’ouvrir.
  
  Comme il revenait, rassuré, un gros rat déboula de sous un comptoir et faillit lui heurter les jambes. Il sauta de côté et jura entre ses dents. « Saleté ! » Puis rejoignit son antre et s’y enferma avec soin.
  
  Il reposa la lampe sur la table bancale et se gratta furieusement sous le menton. Sa barbe épaisse et sale était une véritable oasis pour la vermine.
  
  Une chaise tirée au centre de la pièce lui servait chaque soir de portemanteau. Il déposa soigneusement son pantalon à cheval sur le dossier, puis le veston par dessus. En chemise et caleçon court de zéphyr mauve, il ouvrit un placard et en sortit sa literie roulée. Un mince matelas de crin et une vieille couverture que les mites avaient déjà gravement endommagée. Il étala le tout sur le plancher poussiéreux et gras. Puis accrocha deux côtés d’une moustiquaire noire de crasse à des clous plantés à dessein sur les mûrs. Il retira sa chemise, enfila un maillot de coton bleu serré au cou et aux poignets, retira ses chaussures, profita de la conjoncture pour écraser deux punaises occupées à flirter sous un chromo représentant les Propylées vues du Parthénon, à Athènes. Et retira ses chaussettes trouées, d’une main ; l’autre fermant les narines à l’odeur épouvantable née de la mort des hémiptères.
  
  Il alla chercher la lampe et la posa sur le parquet, près du matelas. Un boîte d’allumettes à côté. Il jeta un dernier coup d’œil alentour, eut envie d’aller vérifier une fois de plus la situation des verrous sur la porte de la rue, y renonça en se moquant de lui et se glissa enfin dans ce qu’il appelait son lit.
  
  Éteignit la lampe et rabattit la moustiquaire aussitôt. Puis se rendit compte que son cœur battait à grands coups dans sa maigre poitrine. De frousse.
  
  Un bruit sec, dans la boutique… Le rat, sans doute. Saleté ! Minos Callonidès se retourna sur sa couche misérable et essaya de penser à autre chose. Si tout continuait d’aller Bien, il pourrait retourner au pays natal dans une quinzaine d’années, peut-être moins. Il achèterait une petite maison près de Sparte, dans la luxuriante et fertile vallée de l’Eurotas. Il aurait un bout de terrain avec des arbres fruitiers, un peu de vigne…
  
  Il avait enfermé une grosse mouche dans la moustiquaire et les bzzz bzzz commençaient à l’énerver. Si elle ne cessait pas, il allait être obligé de rallumer, de se lever, de…
  
  Un craquement assez fort venant de la boutique le dressa sur son séant. Son visage moite toucha la moustiquaire grasse et sale. La grosse mouche – bzzz bzzz – buta contre ses lèvres heureusement crispées. Malade de peur, il eut un geste inconsidéré. Déchirement d’étoffe. La moustiquaire lui tomba dessus, comme un filet. Il était pris comme dans un piège. Il s’affola, la gorge sèche, la poitrine serrée dans un étau infernal, se débattit, ne réussit qu’à s’empêtrer davantage…
  
  Il n’entendit même pas s’ouvrir la porte de séparation entre la boutique et son logement. Le faisceau aveuglant d’une torche électrique lui tomba dessus. Surprise complète. Un râle de terreur lui échappa. Il ne bougea plus.
  
  Le silence qui suivit parut durer une éternité. Puis un double éclat de rire roula dans l’obscurité. Sardonique. Minos ferma les yeux. La grosse mouche se glissait dans son oreille gauche. Il s’en moquait éperdument. La mort venait d’entrer chez lui, il le savait… Sa vie allait finir là, dans toute cette crasse, dans toute cette misère, dans toute cette puanteur. Il y avait déjà une mouche à pied d’œuvre sur son futur cadavre…
  
  — Si tu es sage, dit une voix rauque en anglais, nous ne te ferons aucun mal.
  
  Minos serra encore plus ses paupières. Refrain connu… La voix continua :
  
  — Cet après-midi, il y avait dans ton étalage un bijou en forme de pharaon accroupi tenant un crochet recourbé, droit sur ses genoux…
  
  Minos Callonidès serra les dents. Le bourdonnement de la mouche dans son oreille devenait intolérable. Pour peu que cela dure, il allait devenir fou. Sûr !
  
  — Tu vas nous le donner, continuait la voix.
  
  Le Grec était prêt à tout donner pourvu qu’on le retire du filet qui le paralysait et que la mouche aille bzz-bzzzter ailleurs. Il cria :
  
  — Oui ! Je vais vous le donner !
  
  Une haute et large silhouette se pencha sur lui. Il sentit des mains se saisir de lui, le retourner, le mettre debout. Dépêtré de la moustiquaire. Libéré de la grosse mouche à viande qui lui fit un dernier bzz sous le nez avant de monter au plafond.
  
  — Qui êtes-vous ? bredouilla-t-il.
  
  — Donne-nous le bijou, répondit l’un des inconnus.
  
  Ils étaient deux. Minos l’avait deviné. Et celui qui parlait s’exprimait en anglais avec un fort accent tudesque.
  
  — Quel bijou ? demanda Minos qui avait oublié.
  
  Baf ! Une gifle formidable faillit lui arracher la tête, l’expédia contre le mur.
  
  — Un conseil, roumi, évite de te foutre de nous !
  
  La mémoire revint au minable petit marchand grec. Il se protégea les yeux de sa main ouverte et se plaignit :
  
  — Vous m’éblouissez !
  
  La lumière descendit d’un cran, se fixa sur son ventre creux, éclaira le caleçon de zéphyr mauve. Minos sentit le rouge de la honte lui monter au visage.
  
  — Je vais vous le donner, bredouilla-t-il, brusquement incapable de rester en caleçon de zéphyr mauve dans le faisceau impitoyable d’une lampe-torche.
  
  Il avait laissé le bijou dans le magasin. Gamil, rencontré quelques jours plus tôt, lui avait assuré que la victime du vol n’avait pas porté plainte. Il n’y avait donc pas grand risque…
  
  Il contourna les deux inconnus en montrant de la main la porte de la boutique.
  
  — Si tu appelles, menaça le porte-parole du tandem, tu es un homme mort.
  
  Ils le suivirent, s’étant arrangés pour ne lui laisser aucune chance de les apercevoir. Il prit le clip dans un tiroir et le tendit. Une grosse main velue apparut dans la lumière. Une main aux ongles violets et rongés que Minos photographia dans sa mémoire.
  
  — C’est bien ça. Maintenant, retourne dans ta piaule et causons… il obéit, grelottant de froid ou de peur. Un moustique le piqua dans le cou ; il n’osa pas le tuer. Un mouvement vif pouvait prêter à confusion. Ces gens-là devaient avoir le coup de feu facile.
  
  — D’où tiens-tu ce bijou ?
  
  Minos Callonidès comprit que ce n’était pas fini. Peut-être aurait-il mieux fait de prétendre l’avoir vendu en fin de soirée. Mais cela n’aurait rien arrangé, en réfléchissant bien. Il pensa que ces hommes-là n’étaient pas des policiers. Une histoire de vol et de recel devait les laisser parfaitement indifférents. Le Grec répondit :
  
  — Je l’ai acheté à un petit Arabe. Il avait dû le voler, je suppose…
  
  Maintenant, on allait lui demander le nom du « petit arabe » et comment le trouver. Mais non, l’homme reprenait simplement :
  
  — Il y vivait d’autres objets avec ce bijou…
  
  Peut-être avaient-ils été renseignés par Gamil.
  
  C’était très possible. Il décida de dire vrai.
  
  — Oui, quelques objets. Des chaussures, une pendulette, une petite trousse de voyage sans grande valeur…
  
  Il arrivait à pleurnicher. Impitoyable, l’inconnu insista :
  
  — Et puis ?
  
  — Je… je crois que c’est tout.
  
  Le faisceau de la lampe bougea légèrement. Baf ! Une nouvelle gifle le plaqua au mur. Il pensa que sa tête avait dû toucher les restes des deux punaises écrasées sous la reproduction des Propylées vues du Parthénon. Un frisson de dégoût le secoua.
  
  — Et puis ? reprit durement la voix.
  
  — Et puis, larmoya le Grec désespéré, et puis une trousse de maroquin noir qui contenait deux bobines de magnétophone.
  
  Silence. On entendit les bzzz-bzzz de la grosse mouche bleue quelque part vers le plafond. La voix reprit, calme mais tendue :
  
  — Qu’as-tu fait de tout cela ?
  
  Minos réfléchit très vite. Les objets restants, ceux qui avaient le plus de valeur, se trouvaient dans la cachette sous le parquet. Les sortir de là, c’était livrer en même temps toute sa fortune ou presque. Il y en avait là-dessous pour trois ou quatre milliers de livres, peut-être bien davantage. Il mentit :
  
  — Je les ai vendus.
  
  Resilence. Rebzzz-bzzz obsédant. La voix, impatiente mais contenue :
  
  — Bon, admettons-le. Ce qui nous intéresse tout d’abord, c’est de retrouver les bobines de magnétophone. A qui les as-tu vendues ?
  
  Minos imagina la colère de Cesare Nicolo s’il livrait son nom. Il essaya de biaiser :
  
  — Je ne sais pas. Un homme que je ne connais pas…
  
  — Européen ou Arabe ?
  
  — Heee… Je… je…
  
  Baf ! Minos glissa, tomba sur les genoux. Il entendit le déclic caractéristique d’un pistolet que l’on arme. Clic ! Clac !
  
  — Tu as trois secondes pour te décider. Un… Deux…
  
  Terrifié, le Grec lança :
  
  — Nicole Cesare ! Il tient un magasin d’électricité sur la Promenade de la Reine Nazli…
  
  — Comment cela s’est-il passé ?
  
  — J’ai été lui proposer à domicile. Je sais que le matériel de ce genre l’intéresse toujours…
  
  — Il ne t’a rien dit en voyant les bobines ?
  
  — Non… Si… il m’a demandé si j’étais bien sûr que c’était des bobines de magnétophone…
  
  — Que lui as-tu répondu ?
  
  — Il se moquait de moi. Il m’a payé deux livres. Silence. La mouche devait s’être posée quelque part ; on ne l’entendait plus. L’inconnu reprit :
  
  — C’est parfait. Je crois que tu n’as pas menti. Nous allons te laisser tranquille. Retourne-toi contre le mur, ferme les yeux et compte jusqu’à cent. Après tu pourras aller fermer ta porte et te recoucher. Bonne nuit…
  
  Minos Callonidès respira profondément. Le cauchemar allait prendre fin. Un violent tremblement l’agita : ses nerfs qui flanchaient. Il se retourna, se plaqua au mur, le nez dans les cadavres de punaises, le front touchant le cadre de bois verni qui contenait la reproduction en chromo des Propylées vues du Parthénon. Commença à compter : un, deux, trois, quatre…
  
  Il n’entendit pas l’homme approcher. Il ne sentit pas d’avantage la lame effilée pénétrer sous son omoplate gauche. L’assassin connaissait son métier. Le cœur ouvert à mort, Minos Callonidès expira en s’effondrant sur place…
  
  La mouche à viande descendit aussitôt de son plafond. Dans la boutique, le rat attendit que les deux hommes aient franchi le seuil sur la rue pour se ruer au festin.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert reposa le bouquin et tendit l’oreille. Pas de doute, c’était Vera Mariazell qui rentrait. Il consulta sa montre : une heure dix après minuit.
  
  Il se leva en souplesse, laissant la lampe de chevet allumée. Le moment était venu d’expérimenter l’excellence du système optique installé par Hakim-le-débrouillard.
  
  Il traversa la pièce, ouvrit les portes du grand placard-penderie et pénétra à l’intérieur en écartant les vêtements. Là, une mince cloison de bois séparait seule le 105 du 104. De l’appartement voisin, Hakim avait foré un trou dans un endroit peu repérable et introduit dans ce trou un de ces systèmes optiques dont se servent les gens méfiants pour examiner leurs visiteurs sur le palier avant d’ouvrir au coup de sonnette. Ce système présente l’avantage d’offrir un très large champ de vision.
  
  Hubert y colla son œil droit. Vera Mariazell, vêtue d’une robe de soie imprimée aux couleurs discrètes retirait son chapeau. Elle le posa sur la coiffeuse dont le battant-miroir était rabattu, ôta ses gants et les jeta à côté de son sac. Elle secoua sa jolie tête avec lassitude et sa magnifique chevelure rousse accrocha mille reflets de lumière. Elle se frotta ensuite les tempes de ses longs doigts carminés. Elle semblait très fatiguée…
  
  Puis, elle saisit son sac de cuir blanc et l’ouvrit. Un court instant, elle fouilla dedans. Sa main ressortit tenant un petit paquet de papier de soie. Le sac retourna sur la table. Elle défit le minuscule paquet. Hubert ne perdait rien de ses gestes. Elle se tenait tournée vers lui et l’effet grossissant du système optique la rapprochait…
  
  Hubert cessa soudain de respirer, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Entre ses doigts fuselés, Vera Mariazell tenait le clip qu’elle avait feint de dédaigner l’après-midi chez le receleur grec…
  
  — Bon Dieu ! pensa-t-il, quelle comédienne !
  
  Elle resta une ou deux minutes à examiner le bijou, à le tourner et à le retourner dans ses mains. Son visage n’exprimait rien, qu’une légère inquiétude, un souci plutôt.
  
  — A quoi peut-elle bien réfléchir, se demanda Hubert, je voudrais bien le savoir.
  
  Elle posa le bijou sur ses gants et défit la ceinture de sa robe. Hubert comprit qu’elle allait se déshabiller. Il se gratta la nuque, perplexe. Il lui déplaisait de jouer les voyeurs en cette circonstance, mais il ne pouvait cesser son observation avant de savoir ce qu’elle allait faire du clip mystérieux…
  
  Elle fit passer sa robe par-dessus sa tête et l’étendit sur le pied du lit. Elle ne portait pas de combinaison, ni de soutien-gorge. Ses seins petits et bien formés semblaient taillés dans du marbre. Elle fit glisser sa culotte de nylon fleuri sur sa croupe pleine et sortit l’une après l’autre ses longues jambes de l’écrin transparent. La ceinture porte-jarretelles, en satin blanc, se détacha des hanches en amphore. Elle se retourna et s’assit sur le pied du lit pour retirer ses bas.
  
  Elle se redressa entièrement nue. La gorge sèche, Hubert pensa qu’il avait rarement vu de femme aussi bien faite, aussi désirable en même temps, car la perfection peut quelquefois être l’ennemie du désir… Elle reprit le bijou et quitta la chambre pour gagner la salle de bains.
  
  Là, elle échappait aux regards de Hubert qui en conçut une vive irritation. Non pas de ne plus la voir, elle, mais de perdre le clip de vue. Qu’allait-elle en faire ?… Hubert était prêt à parier dix contre un qu’elle allait le cacher soigneusement.
  
  Elle revint cinq minutes plus tard. Il comprit qu’elle avait pris une douche. Elle passa tout près, paraissant moins lasse, moins préoccupée. Elle n’avait plus le bijou…
  
  Dix secondes plus tard, la lumière s’éteignit dans l’appartement 104. Vera Mariazell allait dormir…
  
  Hubert quitta discrètement son poste d’observation et se mit à réfléchir. Comment était-elle rentrée en possession du bijou ? Il sentit qu’il ne pourrait pas trouver le sommeil avant d’en avoir le cœur net.
  
  Il s’habilla, prit une solide et élégante matraque de plomb en plus de sa fronde et quitta sa chambre sur la pointe des pieds…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  OU UNE PUTAIN SE MONTRE MOINS
  
  GÉNÉREUSE QU’UN ROBOT ÉLECTRIQUE
  
  
  Cesare Nicolo dormait mal. Il avait trop chaud, bien que nu sur le lit. Sous lui, le drap n’était plus qu’un chiffon trempé de sueur. De temps en temps, il ouvrait les yeux dans l’obscurité et retenait son souffle. Il entendait alors les attaques furieuses des moustiques contre le filet protecteur tendu au-dessus de lui. On aurait dit un exercice-miniature d’avions à réaction…
  
  Cesare changea de position pour la centième fois et se mit sur le ventre, la tête enfouie dans ses bras repliés. Mais cette position-là n’était pas bonne, elle lui donnait des idées érotiques. Il revint sur le dos et soupira…
  
  Une voiture assez bruyante passa sur l’avenue. Cesare tendit l’oreille ; le bruit monotone des vagues lui parvint. Puis ce fut une autre voiture, plus silencieuse celle-là, qui s’arrêta pas très loin.
  
  Cesare se mit à compter les jours qui restaient pour en finir avec ce mois de septembre. Septembre est le plus mauvais mois à Alexandrie : on y subit une chaleur lourde et humide extrêmement pénible, heureusement tempérée par la brise qui souffle durant la journée. Mais la nuit…
  
  — De quoi crever ! marmonna Cesare.
  
  Il se tourna vers les fenêtres et se rendit compte brusquement qu’il n’avait pas entendu claquer les portières de la voiture qui s’était arrêtée en bas quelques secondes plus tôt. Étrange… A moins que ce ne soient des amoureux désireux de prolonger leur tête-à-tête.
  
  Cesare se traita d’idiot. Depuis qu’il avait accepté de travailler pour Master Buggle, il ne connaissait plus la paix. Au lieu de l’ivresse que devaient lui procurer les actions dangereuses, il n’avait trouvé que l’inquiétude du lapin menacé dans son terrier par les fouines et les blaireaux…
  
  Très différent.
  
  Il se figea. Des voix… Il avait entendu des voix sous ses fenêtres, devant le magasin – il occupait l’appartement au-dessus de sa boutique. Il se souleva sur un coude, retenant sa respiration… Un cliquetis de métal contre métal… Un craquement bizarre…
  
  Des cambrioleurs ? Il allait être fixé très vite…
  
  Il souleva un pan de moustiquaire et descendit du lit sur la moquette. A tâtons, il se dirigea vers les fenêtres, souleva un rideau. A travers les fentes obliques des volets de fer, il découvrait la rue en contrebas. Pas de voiture…
  
  Il ouvrit silencieusement un volet, juste assez pour passer la tête. L’automobile – une grosse américaine de couleur noire – était arrêtée vingt mètres à droite, tous feux éteints. Cesare ne savait pas identifier les marques des voitures américaines qui se ressemblent toutes. Et celle-là avait été trop bien placée entre deux réverbères pour qu’il pût lire le numéro minéralogique.
  
  La détonation le surprit lui-même. Il se rejeta violemment en arrière et s’empêtra dans le rideau. L’écho d’une galopade sur le trottoir lui rendit son sang-froid. Il se pencha, vit les deux hommes courir à toutes jambes jusqu’à la voiture, s’y engouffrer puis démarrer en trombe…
  
  C’était fini. Dans les secondes qui suivirent, Cesare Nicolo entendit des fenêtres s’ouvrir, des voix inquiètes s’interpeller. Il écrasa un énorme moustique sur sa joue gauche referma les volets, fit jaillir la lumière dans la chambre et décrocha le téléphone :
  
  — Donnez-moi le poste central de police, demanda-t-il.
  
  La communication établie !
  
  — Ici, Nicolo Cesare électricien, Promenade de la Reine Nazli. Des cambrioleurs ont essayé de fracturer la porte de mon magasin au rez-de-chaussée de l’immeuble. Le piège à feu a fonctionné et les cambrioleurs se sont enfuis dans une grosse voiture noire de marque américaine… Non, je n’ai pas pu relever le numéro… Demain matin ? d’accord. Bonsoir…
  
  Il raccrocha, la conscience tranquille. Il ne lui fallait pas donner la moindre prise à d’éventuels soupçons policiers. Depuis que Néguib avait pris les rênes, les flics égyptiens faisaient leur travail avec conscience et ne se laissaient plus acheter…
  
  Un moustique le piqua cruellement à la fesse droite. Il le rata et se fit encore plus mal. Très vite, il retourna sous l’abri de la moustiquaire. Le lit lui parut plus frais…
  
  
  *
  
  * *
  
  La ruelle obscure avait un aspect sinistre. Hubert s’arrêta deux secondes et regarda en arrière avant de s’y engager. Une odeur de fruits pourris et de sel montait du port que la lune teintait d’argent. Des lumières multicolores scintillaient dans la baie. Il y avait des étoiles plein le ciel d’un bleu nuit somptueux.
  
  Une bataille de chats se déclencha brutalement, troublant le silence qui pesait sur la Médinèh. Hubert s’enfonça dans l’ombre épaisse et nauséabonde de la ruelle. Ses semelles de crêpe dérapèrent sur les pavés gluants. Il redoubla de précautions…
  
  L’horloge d’une église copte égrena deux coups cristallins. Deux heures du matin.
  
  La boutique du Grec volets fermés. Hubert approcha de la porte et se disposa à frapper. Tiens ! La porte était grande ouverte. Il s’immobilisa. Ses mains plongèrent dans ses poches en ressortirent armées ; la gauche d’une lampe électrique ; la droite d’une matraque.
  
  Il franchit le seuil et s’éclaira.
  
  Rien de changé apparemment… Sinon que la porte avait été forcée au burin et que le bois avait éclaté sur le montant latéral. Hubert prêta l’oreille. Silence presque total. Seul, un vague grignotement dans le fond. Une souris, sans doute, ou un rat.
  
  Avec prudence, tenant sa lampe allumée à bout de bras sur la gauche – précaution élémentaire pour le cas où quelque malintentionné serait tenté de faire un carton – il traversa la boutique en direction de l’antre du Grec.
  
  La porte de communication était fermée. Il la poussa doucement du bout de sa matraque et se figea.
  
  Quelqu’un était là. Un être vivant. Il en était certain. Il éteignit sa lampe.
  
  Et dit doucement :
  
  — N’ayez pas peur Minos. Je ne vous veux pas de mal. Je veux simplement parler un peu avec vous…
  
  La foudre lui arriva dessus avant qu’il ait pu se mettre en état de défense. Un choc d’une violence inouïe. Il partit en arrière, heurta violemment l’angle d’un comptoir et se retrouva à quatre pattes. Il avait lâché sa lampe mais non sa matraque. Il vit une haute et mince silhouette foncer vers la rue disparaître à gauche…
  
  Mâchoires serrées furieux, il se releva et se lança aux trousses de l’inconnu. Au premier carrefour, il dut s’arrêter. L’écho d’une fuite à droite. Il repartit.
  
  Rue de France. A droite une petite voiture de marque anglaise démarrait en trombe…
  
  Trop tard.
  
  Essoufflé, Hubert fit demi-tour. Il fallait tout de même savoir ce qui s’était passé là-haut et ce qu’était devenu le Grec.
  
  Il y fut en quelques minutes et entra de nouveau dans la boutique ; bien sur ses gardes, cette fois. Arrivé devant la porte de communication, il ramassa sa lampe tombée au milieu du passage, l’alluma et bondit dans l’arrière-boutique…
  
  Le cadavre gisait, disloqué, au pied du mur, près de la couche misérable. Hubert ne vit pas tout de suite le rat. L’animal dérangé s’était écarté de quelque vingt centimètres et attendait en léchant sournoisement un filet de sang qui s’allongeait sur le parquet. Un essaim de grosses mouches bleues s’acharnait sur deux cavités sanguinolentes qui avaient été les yeux de Minos Callonidès…
  
  Hubert sentit la nausée venir et fit demi-tour. De toute façon, il avait été précédé et il ne trouverait plus rien. Minos ne pouvait plus parler. Peut-être déjà le rat lui avait-il bouffé la langue.
  
  Dehors, il s’appuya au mur et respira profondément cinq ou six fois. Il y eut un bruit de poubelle renversée et des miaulements furieux. Puis, quelque chose d’indéfinissable serra Hubert à la gorge. L’annonce du danger…
  
  Un groupe d’hommes escaladaient la ruelle. Silhouettes sur le fond lumineux que dispensait un lointain réverbère, les uniformes de police s’imposèrent.
  
  « Il était temps que je sorte, pensa-t-il, une minute de plus et j’étais fait comme un rat. » Il se détacha du mur et partit en souplesse vers le haut de la ruelle…
  
  Trop tard. La lueur crue d’un phare portatif projeta brutalement son ombre démesurée sur le pavé gras et luisant. Il serra les dents, reprit une seconde l’allure d’un promeneur. Mais les autres l’avaient vu courir. Un coup de feu claqua.
  
  — Halte ! Haut les mains !
  
  Non, c’était trop bête ! Hubert se ramassa comme un fauve et prit la fuite de toute la vitesse de ses jambes. Coups de feu, vociférations. Il comprit à l’effacement progressif de son ombre sur les pavés qu’il gagnait du terrain. Un dernier effort pour atteindre l’angle proche de la ruelle. Il allait être sauvé. Il vira en dérapant au coin du mur et s’immobilisa aussitôt, atterré.
  
  Un cul-de-sac. Il était dans un cul-de-sac. Perdu, foutu, pris au piège, fait comme un rat ! Les autres arrivaient en hurlant. Il eut envie de se jeter sur eux en déboulant à toute allure. Peut-être arriverait-il à les bousculer, à forcer le passage. Folie, il se ferait tuer avant même de les atteindre…
  
  La lueur du phare dansait follement sur la maison d’angle extérieur, devenait plus blanche de seconde en seconde. Hubert avisa une porte basse et cloutée au fond de l’impasse. Il se jeta dessus, l’enfonça d’un coup d’épaule, se trouva nez à nez avec la flamme hésitante d’une bougie. Derrière, un visage pâle de femme aux yeux immenses et noirs. Une bouche lasse aux lèvres lourdes trop fardées.
  
  — Parla italiano ? demanda la femme.
  
  Hubert acquiesça vivement. Elle bloqua la porte au moyen d’un lourd valet de fer rouillé et l’entraîna vers le fond d’un couloir bas de plafond.
  
  — Si tu me donnes dix livres, reprit-elle sans lui lâcher la main, je te fais sauver…
  
  Il l’attira contre lui avec brutalité et la prit à la gorge.
  
  — Si tu ne me fais pas sauver, riposta-t-il, je t’étrangle immédiatement. Je n’ai plus rien à perdre, tu comprends ?
  
  Elle râla. Des coups formidables ébranlèrent la porte. Hubert jeta la fille contre le mur en la lâchant. Elle hurla :
  
  — A l’assassin ! Au secours !
  
  Une paire de gifles faillit lui arracher la tête. Elle fléchit les genoux. Il la rattrapa par les cheveux et la redressa :
  
  — Vite, ordonna-t-il, ou je te tue !
  
  La porte craquait. La fille céda.
  
  — Par ici…
  
  Elle lui fit monter un escalier branlant, traverser une chambre pauvrement meublée. Devant la fenêtre :
  
  — Le toit, de l’autre côté tu sautes dans la rue.
  
  — Merci, dit-il en enjambant le seuil. Je t’enverrai les dix livres un jour prochain.
  
  Il enjamba l’appui, se trouva sur un toit en terrasse. Les clameurs enragées des policiers réveillaient le quartier. Il fallait faire vite. Il se pencha de l’autre côté : une ruelle déserte, mal éclairée. Trois mètres à sauter, pas plus. Un jeu d’enfant. Il se laissa tomber et se reçut en souplesse sur ses jambes ployées. Ouf ! S’épongea le front d’un revers de manche et s’orienta afin de s’éloigner le plus vite possible de cet endroit malsain…
  
  Quelques minutes plus tard, il se retrouva rue de France, devant la mosquée Terbânâ et se reconnut. Il traversa le boulevard Saïd-1er et ses pieds foulèrent avec satisfaction le trottoir de l’avenue de la Reine Nazli.
  
  Il arriva très vite en vue du Cecil. Sa voiture était de l’autre côté de l’avenue, presque en face de l’hôtel, en pleine lumière. Protection illusoire à cette heure avancée de la nuit où le hall du palace était désert, alors que le portier de nuit somnolait derrière son bureau.
  
  Il franchit la grande porte sans bruit, adressa un clin d’œil amical à l’employé aux yeux bouffis de sommeil et prit bravement l’escalier. Tout l’hôtel était silencieux. Dans les couloirs faiblement éclairés, les pas de Hubert ne faisaient aucun bruit. Il passait devant le 104 et pointait déjà sa clé lorsque son regard fut attiré par un coin d’enveloppe blanche dépassant sous la porte de Frau Mariazell.
  
  Il se baissa, tira vers lui la missive et se redressa sans hâte. Il n’y avait pas d’inscription dessus. Il la leva vers l’ampoule en veilleuse qui se trouvait juste au-dessus de lui dans le couloir. La voix bien timbrée le surprit :
  
  — Vous habitez le 104, monsieur ?
  
  Il se retourna d’une pièce. Un homme en smoking, de taille moyenne, brun, au visage rébarbatif, se tenait derrière lui.
  
  — Non, répondit Hubert, le 105.
  
  — Pouvez-vous alors m’expliquer pourquoi vous vous croyez autorisé à examiner les lettres destinées au locataire du 104 ?
  
  — A quel titre me posez-vous cette question ?
  
  L’homme s’inclina sèchement et se présenta !
  
  — Charles Pfister, détective de l’hôtel.
  
  Hubert se serait volontiers envoyé une volée de coups de pied quelque part. Il essaya de jauger son adversaire. Peut-être pourrait-il l’acheter.
  
  — Je crois que vous feriez mieux de m’accompagner jusqu’à mon bureau, conseilla fermement le détective.
  
  — Volontiers, répondit Hubert. Je ne demande qu’à m’expliquer et vous verrez que je ne suis pas tellement indiscret en m’intéressant au courrier de Frau Mariazell…
  
  Il accompagna l’homme jusqu’à l’escalier de service.
  
  — Passez, c’est plus court par ici et vous ne tenez certainement pas à être vu en ma compagnie.
  
  Hubert descendit le premier. Il atteignit bientôt le rez-de-chaussée. Une sorte de vaste couloir cimenté encombré de lourds paniers montés sur roulettes. Il allait se retourner pour demander la route à suivre lorsque le coup l’atteignit au sommet du crâne. Il s’effondra, groggy. Deux hommes en blouses de boucher sortirent d’un coin d’ombre, le soulevèrent, le jetèrent dans un panier, le recouvrirent d’une toile sanglante.
  
  Le panier roula jusqu’à la rue. Une camionnette attendait, moteur tournant. Les bouchers hissèrent le colis, montèrent à leur tour. La voiture démarra, le plus tranquillement du monde.
  
  L’homme au smoking la regarda partir, virer dans le boulevard Saïd Ier, puis s’éloigna dans la direction opposée. Sur la Promenade, une voiture l’attendait…
  
  — Il a marché les yeux fermés, annonça-t-il en se glissant sur le siège avant.
  
  L’homme qui tenait le volant embraya sans hâte.
  
  Après un temps, il répliqua :
  
  Je me demande bien qui ça peut être…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  OU L’ADVERSAIRE FAIT MORDRE
  
  HUBERT AUX DELIKATESSEN
  
  DE FRANCFORT ET INVITE NICOLO
  
  AUX RÉJOUISSANCES.
  
  
  Hubert ouvrit les yeux et il eut l’impression de flotter entre deux eaux, dans des profondeurs glauques, tièdes, verdâtres, peuplées d’étranges mouvements en forme de rubans mollement agités. Puis, comme un bouchon soudain libéré d’un lest accidentel, il jaillit d’un coup vers la surface…
  
  Un temps mort. Comme un plongeur remontant des grands fonds sans précautions parvient évanoui à l’altitude zéro. Décompression… Les yeux noyés qui voient le monde en image brouillée.
  
  — Il est réveillé.
  
  Trois mots prononcés en allemand. Trois petits mots auxquels Hubert se raccrocha et qui déclenchèrent le mécanisme de sa mémoire. « Passez, c’est plus court par ici et vous ne tenez certainement pas à être vu en compagnie. » Le « détective ». L’escalier de service. Le coup sur la tête au rez-de-chaussée. La sensation désagréable de s’être fait avoir comme un apprenti. Désagréable…
  
  Plouf ! Saisi, il se retrouva assis. Comprit qu’il venait de recevoir en pleine face un verre d’eau glacée, et se laissa mollement retomber sur le côté.
  
  — Vous êtes réveillé. Inutile de jouer la comédie… A moins que vous ne teniez absolument à recevoir des coups…
  
  Cette voix, qui s’exprimait en allemand châtié, il l’avait déjà entendue quelque part. Il grogna et se remit sur le dos. Ouvrit les yeux et s’efforça de les maintenir ouverts. Difficile. Il voulut mettre une main en écran entre son regard et la lampe qui l’aveuglait… et s’aperçut que ses bras étaient liés derrière le dos. Engourdis à tel point qu’il ne les sentait plus.
  
  — Ça va, réussit-il à articuler. Qu’est-ce qui se passe ?
  
  On le souleva. Il entendait un bruit de roulettes mal graissées. Il retomba assis dans un fauteuil. Des silhouettes s’agitaient devant lui, imprécises. Une violente douleur à la base du crâne : résultat du coup de matraque. Un goût amer dans la bouche. On l’avait drogué en plus… Donc, il ne pouvait tirer aucune déduction à partir du temps qu’il pouvait être resté dans les pommes.
  
  — Buvez.
  
  On lui poussait un verre entre les lèvres. Il obéit. C’était du cognac. Il nota : « excellent », fit claquer sa langue contre son palais, vit le décor devenir net autour de lui et dit à l’homme penché sur lui :
  
  — Vous me donnerez l’adresse.
  
  — Hein ?
  
  — Pour le cognac.
  
  Il s’obligea à sourire. L’homme se redressa, gardant le verre vide dans sa main épaisse, au dos velu.
  
  — Nous allons vous poser quelques questions, reprit la voix du début. Dans votre intérêt, vous ferez bien d’y répondre avec franchise…
  
  Hubert secoua sa tête douloureuse, fit une grimace et demanda :
  
  — Accordez-moi une minute, s’il vous plaît. Je suis encore complètement groggy…
  
  — Voulez-vous un autre verre ?
  
  — Volontiers.
  
  Glouglou. La main velue lui tendit le verre rempli. Il but à petites gorgées, essayant de récupérer le plus possible avant l’épreuve qui s’annonçait.
  
  Ils étaient deux devant lui. Le plus proche, celui qui venait de lui donner à boire, avait l’air d’un gorille ; mais son tailleur devait avoir pignon sur Savile Row (6).
  
  Les lignes fuyantes de son crâne rasé, l’épaisseur anormale de ses sourcils blancs retombant sur ses petits yeux gris trop rapprochés, l’arête coupante et sinueuse de son nez très long, ses lèvres négroïdes, lui donnaient un aspect bestial, complété par la longueur toute simiesque de ses bras. Un œillet rouge était piqué au revers de son complet blanc.
  
  L’autre, celui qui avait parlé depuis le début, ressemblait à n’importe quel petit employé de banque sans envergure. Le visage quelconque et blafard, des yeux pâles sans expression, des vêtements de confection sur un corps malingre à la poitrine creuse, aux épaules voûtées.
  
  Ce fut lui qui parla de nouveau, après avoir patiemment attendu que Hubert ait repris ses esprits.
  
  — Quel est votre nom ?
  
  Avec une fausse assurance, du défi dans la voix, Hubert répondit :
  
  — Hans Pressler.
  
  — Hon ! Hon ! fit l’autre.
  
  Pour se rendre chez le Grec, Hubert avait laissé tous ses papiers sous clé dans sa chambre, selon son habitude. Ses ravisseurs n’avaient pu trouver sur lui que trois ou quatre livres égyptiennes, une lampe de poche, un couteau, une matraque, sa fronde et quelques billes d’acier… Il profita du silence pour regarder autour de lui. La pièce était assez vaste, rectangulaire. Les murs blanchis à la chaux. Le plafond, à caissons de bois. Le sol, grossièrement parqueté. D’un côté, à droite de Hubert, le mur était percé de deux fenêtres géminées à voûtes ogivales fermées à l’intérieur par des volets de bois plein. Le mobilier était des plus simples : une table à tréteaux, deux chaises et le fauteuil qui supportait Hubert.
  
  Une ampoule nue tombant d’une poutre assurait l’éclairage. « Vieille demeure arabe », pensa Hubert qui entendit le petit homme malingre lui poser une nouvelle question :
  
  — Date et lieu de naissance ?
  
  — Hambourg, 25 mars 1917.
  
  — Domicile actuel ?
  
  — Francfort, Sendlinger Strasse, 51.
  
  — Profession ?
  
  — Représentant en machines à écrire.
  
  L’homme-gorille s’écarta légèrement. Ses petits yeux gris étaient froids comme de la glace. L’autre s’approcha et alluma négligemment une cigarette égyptienne en considérant Hubert d’un regard presque amical. « C’est le moment de se méfier », pensa celui-ci. Le piège lui fut présenté sous une forme anodine.
  
  — Vous étiez à Francfort en 1951 ?
  
  — J’y étais.
  
  Hubert avait cru qu’il allait maintenant l’interroger sur son passé militaire.
  
  — J’y ai séjourné à cette époque, reprit le petit homme en tirant sur sa cigarette. Pas drôle ! J’ai couché huit jours chez des amis – il rit doucement – dans une cave, sous les décombres de l’ancien I.G. Farben Building. Pas drôle…
  
  Hubert se rendit compte que les deux hommes le surveillaient avec une attention redoublée. Il n’eut aucune réaction. Et pourtant le piège était tendu…
  
  Il savait parfaitement que l’I.G. Farben Building n’avait pas été démoli pendant la guerre et que le Haut-Commissariat Américain en Allemagne occupée y avait installé ses services. Il était donc absolument impossible que son interlocuteur ait couché dans une cave sous les décombres de ce building en 1951…
  
  Et pourtant, sciemment, Hubert se contenta de hocher la tête d’un air entendu et de répéter en écho :
  
  — Pas drôle, vous avez raison.
  
  Silence. Les deux hommes firent quelques pas en s’éloignant l’un de l’autre, revinrent jusqu’à se trouver face à face, se regardèrent un instant sans mot dire.
  
  Puis le dandy-gorille intervint :
  
  — Si on cessait de rigoler pour causer sérieusement, maintenant, qu’est-ce que t’en penserais, figure-de-peau-de-fesse ?
  
  Baf ! Une gifle à assommer un bœuf faillit arracher Hubert du fauteuil. Il jura sous l’effet de la douleur violente qui traversa son crâne déjà choqué, puis protesta avec fureur !
  
  — Salaud ! Qu’est-ce que je vous ai fait ? Et puis d’abord, qui êtes-vous ?
  
  Le gorille se mit à ricaner en tirant sur ses manchettes impeccables retenues par des boutons or et diamants.
  
  — Tu t’es foutu de nous, répondit-il, et c’est largement suffisant pour que tu reçoives une trempe. Qui on est ? Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? Faudra que tu répondes de toute façon ! Fesse-d’âne !
  
  Il s’éloigna à travers la pièce en époussetant ses revers immaculés. L’autre prit la relève, sans rien changer à sa tactique du début :
  
  — Voyez-vous, cher monsieur, votre conduite à Alexandrie a attiré notre attention sur vous. C’est pourquoi nous vous avons amené ici. Nous avons également fouillé vos bagages et trouvé votre passeport, de la République de Bonn. Ce passeport est un faux. Assez bien fait, mais faux tout de même. D’autre part, si vous habitiez réellement Francfort depuis plusieurs années, vous devriez savoir que l’I.G. Farben Building n’a pas été démoli par les bombardements et que les autorités américaines en Allemagne occupée s’y sont installées dès le début de l’occupation… Conclusions : vous ne vous appelez pas Hans Pressler et vous n’avez jamais mis les pieds à Francfort, au moins depuis la guerre. D’accord ?
  
  Hubert s’était composé un visage stupéfait et effrayé à la fois.
  
  — Vous êtes fous, balbutia-t-il. Complètement fous…
  
  Face-de-Gorille revint, l’air sauvage.
  
  — Comment que tu t’appelles ? d’où viens-tu ? Pour qui travailles-tu ? Tu vas répondre ?
  
  Hubert rentra la tête dans les épaules et répondit avec une sorte d’obstination enfantine parfaitement jouée :
  
  — Je m’appelle Hans Pressler, je viens de Francfort et je vends des machines à écrire.
  
  — Rrrrrrr !! ! fit le gorille. Tu veux du sport ? Tu vas le regretter, tu sais !
  
  — Laissez-moi m’en aller, reprit Hubert. Je ne sais pas qui vous êtes et vous n’avez pas le droit de me garder ici… Je vais me plaindre !
  
  Face-de-Gorille éclata de rire et prit l’autre à témoin.
  
  — Il va se plaindre ! Non, mais, vous entendez ça ?
  
  D’un violent coup de reins, Hubert réussit à se mettre debout. Avant que Face-de-Gorille ait réagi, il lui fonça dedans tête baissée. Plof ! En plein dans l’estomac. Le souffle coupé, l’homme au complet blanc battit des bras ; ses yeux se révulsèrent et il tomba en arrière avec un drôle de râle. Hubert s’écroula sur lui et resta sans connaissance. Il avait oublié que son crâne était trop fragile pour ce genre d’exercice. La douleur trop forte l’avait fait s’évanouir sur le coup…
  
  Tranquillement, sans se presser, le petit homme insignifiant le ramassa et le remit sur le fauteuil dans sa position première. Puis il aida son énorme compagnon à se relever.
  
  — Ça va mieux, Willy ?
  
  Willy se frotta l’estomac de sa grosse main velue et répondit par un grognement suivi d’un hochement de tête affirmatif. Ses petits yeux gris, braqués sur Hubert, reflétaient une sorte d’étonnement rageur. L’autre paraissait pensif. Il se frotta doucement le menton en considérant le parquet aux lames disjointes et reprit :
  
  — Je vais vous le laisser. Il faut absolument savoir ce qu’il est. Mais, attention. Ne l’abîmez pas…
  
  Willy grogna de façon peu rassurante. Le petit homme ajouta doucement :
  
  — C’est un ordre.
  
  Et quitta la pièce.
  
  
  *
  
  * *
  
  Cesare Nicolo déboucha en bâillant sur le trottoir. La lourde porte vitrée de l’immeuble se referma en claquant derrière lui. Il cligna des yeux, aveuglé par la réverbération du soleil sur le plan d’eau de la rade et gagna la porte de son magasin…
  
  Les traces d’effraction étaient nettes. Les visiteurs nocturnes avaient forcé le battant au burin. La porte était entrouverte, retenue par les barres de sécurité placées à l’intérieur. Même si le piège à feu n’avait pas fonctionné, les cambrioleurs n’auraient jamais pu entrer. A moins de faire tout sauter au plastic…
  
  Il consulta sa montre : huit heures moins cinq. Les flics avaient dit qu’ils passeraient dans la matinée, sans préciser. Cela signifiait que si Cesare n’allait pas les chercher, ils ne seraient pas là avant midi.
  
  Il se mettait en route pour le commissariat lorsqu’une camionnette d’allure officielle s’arrêta en grinçant devant le magasin. Deux hommes en descendirent. Deux Arabes en redingote noire à collet droit, coiffés du tarbouch. Des fonctionnaires, sans aucun doute…
  
  L’un d’eux, le plus gras, montra du doigt la porte malmenée et dit en arabe :
  
  — C’est là. Nicolo Cesare doit habiter au-dessus, dans l’immeuble.
  
  L’électricien s’avança et annonça dans la langue de Mahomet :
  
  — Je suis Nicolo Cesare. Vous êtes de la police ?
  
  — Nous sommes de la police, assura le plus gras.
  
  Il se tourna vers l’autre et ordonna !
  
  — Tu prends quelques photos.
  
  En un tour de main, l’appareil fut prêt. C’était un Reflex de marque allemande. Cesare avait le même. Clic… Clic… Clic.
  
  — Je crois que ça ira comme ça.
  
  A Cesare :
  
  — Il faudrait ouvrir.
  
  L’électricien sortit ses clés et fit jouer les diverses serrures. Les barres de sécurité qui avaient été forcées résistèrent un peu. Finalement, ils purent entrer.
  
  Nicolo Cesare donna la lumière, le rideau de fer de la vitrine étant resté baissé. Les deux Arabes regardèrent soigneusement autour d’eux.
  
  — Rien n’a été volé ?
  
  — Sûrement pas, répliqua l’Italien. Vous avez vu vous-mêmes qu’ils n’avaient pas pu entrer.
  
  Il raconta dans le détail comment cela était arrivé. Le gros Arabe écoutait sans rien dire. Machinalement, il tournait en rond dans le magasin, puis il ouvrit la porte qui donnait accès à l’atelier et y pénétra. Parlant toujours, Nicolo Cesare le suivit.
  
  Il entendit la porte se refermer en claquant derrière lui et vit en se retournant que le second Arabe s’y était adossé. Il se tut au milieu d’une phrase, subitement frappé de stupeur. Comment avait-il pu se laisser posséder de façon aussi enfantine ?
  
  Il se retourna vers le plus gros et vit le Mauser braqué sur ses propres entrailles.
  
  — Que… Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous êtes fous ?
  
  — Non, répliqua le gros en agitant dangereusement son arme. Mais nous avons quelques questions indiscrètes à poser au petit électricien. Hé !
  
  Nicolo décida de faire l’imbécile. Cent fois, il avait imaginé une scène comme celle-là et il pensait bien posséder son rôle.
  
  — Vous n’avez pas besoin de sortir un pistolet pour ça ! Je ne demande qu’à vous répondre…
  
  — D’abord, fit le gros Arabe, ce n’est pas un pistolet mais un revolver. Très différent. Ensuite, nous savons très bien ce que nous avons à faire… Voyons, parlons peu, mais parlons bien. Voici environ quinze jours ou trois semaines, un certain Minos Callonidès, marchand grec de la Médinèh, est venu vous proposer deux bobines plates de métal blanc…
  
  Nicolo approuva d’un mouvement de tête.
  
  — C’est parfaitement exact. Des bobines de magnétophone. Je les lui ai achetées… Je ne me rappelle plus combien…
  
  L’Arabe parut décontenancé par cette franchise inattendue. L’œil soupçonneux, il reprit :
  
  — Eh bien, puisque vous les avez, vous allez nous les remettre. Je vous dédommagerai…
  
  Nicolo écarta les bras avec impuissance et protesta :
  
  — Hé ! Je n’ai pas dit que je les avais encore. Je les ai revendues quelques jours plus tard, à un touriste belge.
  
  Nicolo comprit que les choses allaient se gâter. Il n’eut pas le temps d’en comprendre davantage. Une poigne de fer l’agrippa au cou. Un tampon de chloroforme vint lui boucher le nez et la bouche. Désespérément, il essaya de se dégager. Mais celui qui le maintenait devait être doué d’une force herculéenne. Tout se brouilla. Son cerveau lui parut se mettre à rouler comme une boule dans son crâne. Son corps abdiqua toute pesanteur…
  
  L’Arabe le déposa endormi à ses pieds, puis ramassa soigneusement le tampon d’ouate dans un morceau de toile de nylon imperméable qu’il fourra ensuite dans une poche de sa stambouline (7). L’autre rengaina son Mauser et dit :
  
  — Dépêchons-nous. Deux bobines plates de métal blanc…
  
  — Je sais.
  
  Ils se partagèrent le travail et commencèrent à chercher. Ils allaient vite. Les bobines étaient de volume assez important. En quelques minutes, ils terminèrent la fouille de l’atelier et passèrent dans le magasin.
  
  Ils durent bientôt se rendre à l’évidence. Les bobines ne se trouvaient pas là. Ils fouillèrent les poches de l’électricien et trouvèrent les clés de son appartement.
  
  — Je vais aller voir là-haut, dit le plus gros. Reste ici à le surveiller. Il faudra bientôt lui en redonner un peu ; il pourrait se réveiller…
  
  — Fais vite. La police pourrait venir…
  
  — Peuh ! A cette heure-ci ?
  
  Le gros sortit, très digne. L’autre entreprit de lier les poignets et les chevilles de Cesare avec du fil électrique trouvé sur place. Puis il retourna à la camionnette chercher une vieille bâche de dimensions suffisantes pour y envelopper un homme. Il était presque certain que son complice ne trouverait rien dans l’appartement…
  
  Le gros revint cinq minutes plus tard, alors que Nicolo Cesare venait de respirer sans s’en rendre compte de nouvelles bouffées de chloroforme.
  
  — Rien, fit-il. Absolument rien. A croire que ce type a dit la vérité…
  
  Il paraissait hésiter. Son compagnon rappela :
  
  — Le chef a dit qu’alors il fallait l’emmener.
  
  — Emmenons-le.
  
  Ils le roulèrent dans la vieille bâche et saisirent le paquet chacun par un bout. Les passants, sur le trottoir, ne leur prêtèrent aucune attention. Ils chargèrent le colis dans le fond de la camionnette. Le gros alla prendre le volant, cependant que son compagnon restait à l’arrière. La voiture démarra en pétaradant…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  OU, APRÈS AVOIR ÉTÉ RENDU BAVARD
  
  PAR QUELQUES GOUTTES D’EAU
  
  NON POTABLE, HUBERT SE VOIT OFFRIR
  
  DES ARAIGNÉES POUR DÉJEUNER
  
  
  Cloc !… Cloc !… Cloc !… Cloc !…
  
  Hubert se sentait devenir fou. Lentement, mais sûrement. On l’avait étroitement ligoté au moyen de lanières de cuir sur une sorte d’établi, lourd et solide. Un garrot passé autour du cou lui maintenait la nuque collée au bois. Des pointes, jaillissant de pièces de bois fixées sur l’établi, l’empêchaient de tourner la tête à droite ou à gauche. Au moindre mouvement, l’une des pointes acérées le piquait cruellement à la tempe. Gauche ou droite. A un mètre au-dessus de lui un vieux bidon était suspendu et, de l’extrémité d’un bout de laine, les gouttes d’eau s’échappaient une à une pour venir le frapper en plein front, exactement entre les deux yeux…
  
  Cloc !… Cloc !… Cloc !… Cloc !…
  
  Aux premières gouttes, on se rit de ce vieux supplice chinois dont l’efficacité paraît douteuse. Puis, dès la vingtième, une sorte de centre douloureux, comme une contraction de nerfs, se forme au point d’impact. On ne rit déjà plus. On essaie de bouger la tête de façon à faire atterrir les gouttes en d’autres endroits. Mais les pointes vous vrillent les tempes et vous interdisent tout mouvement.
  
  Cloc !… Cloc !… Cloc !… Cloc !…
  
  La peur fait son apparition. On a beau se répéter qu’il ne s’agit que de gouttes d’eau et que des gouttes d’eau n’ont jamais fait de mal à personne… L’impression qu’un trou se creuse dans votre propre chair sous l’effet des petits chocs répétés s’impose petit à petit à l’esprit effrayé…
  
  Cloc !… Cloc !… Cloc !… Cloc !…
  
  L’image d’un petit monticule de sable sous une gouttière. Le minuscule cratère qui grandit en largeur et en profondeur. Tous les nerfs de la tête qui se nouent et s’emmêlent comme des élastiques sous l’impact. La migraine qui part des tempes vers les sinus. Atroce !
  
  Cloc !… Cloc !… Cloc !… Cloc !…
  
  Le rythme impitoyable. Une pellicule de glace se fraie un chemin sous la peau brûlante. L’eau, à coup sûr, qui envahit le crâne par le trou qu’elle vient de creuser. Entre les yeux qui louchent effroyablement pour regarder venir l’ennemie chaque seconde renouvelée. La goutte. La goutte qui tue…
  
  Cloc !… Cloc !… Cloc !…
  
  — Assez ! Assez ! Arrêtez ça !
  
  Hubert avait hurlé et sa rage folle n’était pas feinte. Il sentait qu’il ne pouvait en supporter davantage sans courir trop de risques. Sans s’exposer à perdre tout ressort, toute volonté, toute mémoire utile…
  
  — Assez ! Bon Dieu !
  
  La face hideuse, déformée par le strabisme de la douleur, apparut au-dessus de lui :
  
  — Vous êtes toujours Hans Pressler, de Francfort ? Vous vendez toujours des machines à écrire ?
  
  — Non ! Non ! Arrêtez !
  
  La grosse main velue aux ongles violets se leva vers le bout de laine d’où tombaient les gouttes meurtrières. D’un coup le supplice cessa et la cassure fut si brusque, l’effet si saisissant, que Hubert perdit conscience…
  
  Lorsqu’il rouvrit les yeux, ils étaient deux penchés sur lui. Le Gorille et l’Insignifiant. Et l’Insignifiant se mit à parler de sa voix bien équilibrée, avec ses mots d’homme bien élevé :
  
  — Nous regrettons d’avoir dû vous infliger cela. Au moins, vous n’en sortirez pas mutilé… Hum ! Vous avez compris à temps. En persistant, vous risquiez la folie à coup sûr…
  
  — Détachez-moi, supplia Hubert.
  
  — Non. Vous allez d’abord répondre à nos questions. Nous n’avons pas de temps à perdre et ce serait perdre du temps que d’être obligés de vous rattacher… Comment vous appelez-vous ?
  
  Hubert ferma les yeux. Allait-il se rappeler ? Il n’avait qu’à ne pas se presser. Ce qu’il venait de subir expliquerait ses hésitations. Il soupira bruyamment et répondit :
  
  — George Cross.
  
  — Nationalité ?
  
  — Américaine.
  
  — U.S.A. ?
  
  — Oui.
  
  Il rouvrit les yeux et vit que l’Insignifiant prenait des notes.
  
  — Date et lieu de naissance ?
  
  — 20 janvier 1916, à San Francisco.
  
  — Noms et prénoms de vos père et mère ?
  
  Un interrogatoire en règle. Hubert fit un effort considérable pour recouvrer le libre jeu de sa mémoire et de son intelligence.
  
  — Peter Cross et Jean Morris.
  
  — Votre profession ?
  
  Hubert hésita. Le petit homme répéta un ton plus haut :
  
  — Je… Je n’en ai pas, pour l’instant.
  
  — Depuis combien de temps êtes-vous à Alexandrie ?
  
  — Quatre jours, je crois.
  
  Il fallait jouer serré. Que l’Insignifiant crût ou non à son histoire dépendait au fond de bien peu de chose. D’un détail, d’une intonation de voix…
  
  — D’où veniez-vous ?
  
  — De Marseille. J’ai voyagé sur le Quantara, de la « Khedivial Mail Lines ».
  
  — Escale à Naples ?
  
  — A Gênes.
  
  — Pourquoi avez-vous quitté la France ?
  
  — Je… J’ai déserté.
  
  — Vous étiez dans l’armée. Où ?
  
  — Dans une unité de l’Advance Section, à Verdun. Caserne Maginot.
  
  — Grade ?
  
  — Capitaine.
  
  L’Insignifiant s’exprima brusquement en américain.
  
  — Pour quelle raison avez-vous déserté ?
  
  Hubert fit une grimace, avala sa salive réticente, évita le regard sans expression du petit homme et répliqua dans sa langue maternelle :
  
  — Est-ce bien nécessaire que…
  
  — Tout à fait nécessaire.
  
  — J’allais être arrêté. La M.P… me recherche.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Je… Je m’occupais de l’entretien du matériel automobile. J’ai… J’ai fabriqué des faux pour faire sortir des pièces détachées de l’entrepôt de la caserne Gribeauval. On m’avait demandé… J’avais besoin d’argent. Un camion qui transportait des pièces volées a été arrêté au passage du Rhin. Le chauffeur a parlé… Je l’ai su assez tôt pour me sauver. J’ai gagné Marseille où j’ai pu me procurer le passeport que vous connaissez et…
  
  — Pourquoi êtes-vous venu à Alexandrie ?
  
  — Je ne sais pas. Un concours de circonstances. Le type de Marseille m’a fabriqué un passeport allemand parce que je parlais la langue sans accent et il m’a dit qu’en Égypte les Allemands étaient bien considérés. Alors, ici ou ailleurs…
  
  Silence. Hubert aurait donné cher pour lire dans les pensées de son adversaire. Il était tellement tendu qu’il en oubliait sa position. Il ne devait pas. Il supplia :
  
  — Enlevez-moi au moins ces pointes qui me vrillent les tempes.
  
  L’Insignifiant fit un signe à son compagnon qui dévissa des écrous et fit pivoter les blocs de bois de façon à dégager la tête d’Hubert qui remua aussitôt avec volupté.
  
  — Nous allons bien sûr vérifier toutes vos déclarations…
  
  Hubert n’en doutait pas. Comme il ne doutait pas que Bug ne lui ait fourni une histoire à toute épreuve.
  
  — Maintenant, vous allez me parler de vos relations avec Frau Mariazell…
  
  Ça, il fallait s’y attendre. Hubert se mit à réfléchir très vite. Il n’y avait aucune raison pour que ces gens-là se soient intéressés à lui avant de l’avoir vu en compagnie de la belle aux cheveux rouges. Donc, il n’avait probablement pas été filé en se rendant au « sauvetage organisé » de Vera. Celle-ci d’autre part, dont il ne faisait plus de doute qu’elle exerçait une activité clandestine, avait dû prendre ses précautions pour aller au rendez-vous de minuit. Si l’on admettait que Vera devrait alors rencontrer quelqu’un de l’équipe de l’Insignifiant, il était peu probable que Hubert ait été identifié par eux dans l’obscurité. Conclusion : « on » ne l’avait remarqué qu’au retour de cette sortie, quand il était rentré à l’hôtel en compagnie de l’Autrichienne.
  
  Dès le lendemain matin, il avait été pris en filature, mais avait semé son suiveur dans les souks de la mosquée avant de se rendre chez le Grec. L’après-midi, il n’avait rien fait pour assurer le secret de sa sortie avec la Dame en question.
  
  L’Insignifiant insista :
  
  — Je vous écoute… Frau Mariazell.
  
  Hubert se lécha les lèvres. Un filet d’eau lui coulait dans le cou, le chatouillait. Cela l’aida à sourire.
  
  — Une très jolie femme, dit-il. J’ai fait sa connaissance mardi soir. Je revenais d’un tour en ville avec la voiture que j’ai louée… Je venais de quitter le Boulevard Sultan je-ne-sais-quoi, celui qui longe la baie d’Anfouchi, pour gagner la Promenade de la Reine Nazli afin de rejoindre le Cecil, quand j’ai vu une femme courir comme une folle en venant de la pointe… Vous savez, le fort qui se trouve au bout, l’ancien phare…
  
  — Qâïbaï.
  
  — Je crois que c’est ça. Je me suis arrêté, elle est montée près de moi tout essoufflée et m’a dit qu’elle venait d’être attaquée par une bande d’Arabes. Dans la suite de la conversation, nous avons découvert que nous étions voisins de chambre au Cecil. Curieuse coïncidence…
  
  — Oui, curieuse en effet…
  
  — Nous avons… sympathisé, continua Hubert sur le même ton. Elle est vraiment très… séduisante. J’ai tenté ma chance sans grand succès. Hier après-midi, nous avons été nous promener ensemble dans la Médinèh.
  
  — Qui a proposé cette promenade ?
  
  Hubert feignit de chercher.
  
  — Heu… Je ne sais pas… Je crois bien que c’est elle. Oui, c’est elle… Je voulais obtenir un rendez-vous pour le lendemain avant de la quitter le premier soir et elle m’a dit qu’elle voulait aller le lendemain dans la ville arabe mais qu’elle n’osait pas sans escorte. Après ce qui lui était arrivé, c’était compréhensible…
  
  — Hier soir, ou plutôt cette nuit, vous êtes sorti. Où êtes-vous allé ?
  
  Hubert regarda l’Insignifiant droit dans les yeux.
  
  — Au bordel, répondit-il crûment. Ça m’empêchait de dormir.
  
  Silence. Des pas lourds. Face-de-Gorille passa dans le champ visuel de Hubert, lui tourna le dos. Une longue cicatrice violette barrait la nuque épaisse : c’était celui-là qui avait suivi Hubert le matin du jour précédent dans la Médinèh.
  
  — Quelles étaient vos intentions en ce qui concerne Frau Mariazell ?
  
  Hubert eut un sourire ironique.
  
  — Coucher avec elle, si possible, et puis…
  
  Il feignit de se reprendre et serra les lèvres.
  
  L’Insignifiant insista :
  
  — Et puis…
  
  Hubert soupira. L’air de qui en a déjà trop livré de lui-même pour lésiner soudain sur des détails.
  
  — Je n’ai presque plus d’argent. Je dois penser à l’avenir… Peut-être que cette femme aurait pu… Vous comprenez ?
  
  L’Insignifiant resta impassible.
  
  — Je comprends très bien. Pourquoi avez-vous retiré cette enveloppe de sous sa porte ?
  
  Hubert étouffa un bref ricanement :
  
  — D’après ce que je viens de vous dire, vous devriez saisir, non ? Cette fille m’intéressait, il était normal que j’essaie de savoir qui pouvait bien lui faire passer des billets doux à deux heures du matin, non ?
  
  L’Insignifiant ne répondit pas. Il fit quelques pas dans la pièce, puis revint en se caressant le menton.
  
  — Nous allons vous garder le temps de vérifier vos déclarations. Selon qu’elles seront confirmées ou non, nous vous…
  
  Pour la première fois, Hubert le vit sourire. Mais ce n’était pas un sourire rassurant.
  
  — Willy, vous l’enlèverez de là-dessus et vous le mettrez au frais. Donnez-lui aussi à manger…
  
  — Bien sûr, dit Willy-Gorille, des araignées…
  
  Et le rire plein de sous-entendus qui suivit le dernier mot fit dresser l’oreille à Hubert. Ces hommes étaient des Allemands, aucun doute. « L’Araignée » était une organisation néo-fasciste bien connue des Services Secrets. On savait que « L’Araignée » était composée d’ex-Hitlériens notoires. Skorzeny et Degrelle pour ne citer qu’eux.
  
  
  *
  
  * *
  
  Bug acheva de lire l’article de première page qui rendait compte de l’assassinat d’un marchand grec de la Médinèh. La victime s’appelait Minos Callonidès.
  
  Bug fit la grimace, ajusta ses lunettes sur son nez et laissa tomber le journal sur la moquette.
  
  — Mauvais, murmura-t-il en se levant. Très mauvais…
  
  Il alla prendre sa veste de toile blanche et son chapeau dans la penderie et quitta son appartement. Il était un peu plus de onze heures et la chaleur devenait torride. Bug sentit la sueur l’inonder avant même d’avoir mis le pied dehors.
  
  Deux hypothèses possibles au sujet de Minos Callonidès. Un simple crime crapuleux, ou bien… Dans ce dernier cas, il fallait admettre que le Grec avait parlé. Sinon, il n’aurait pas été tué sur place. S’il avait parlé, Cesare Nicolo se trouvait en danger…
  
  Il fallait prévenir l’électricien pour le cas où il n’aurait pas lu les journaux.
  
  Sans hâte excessive, Bug se rendit à pied jusqu’à la gare de Ramlèh. Des cabines téléphoniques étaient disposées dans le hall. De l’une d’elles, il appela le magasin de Nicolo Cesare.
  
  La voix n’était pas celle de l’Italien. Bug fut immédiatement sur ses gardes.
  
  — Monsieur Nicolo Cesare ?
  
  — De la part de qui ?
  
  Bug inventa :
  
  — La « K.L.A.T. ».
  
  — Quoi ?
  
  — K.L.A.T… « Klat Land Air-sea Travel. » Nous avons un colis de matériel électrique pour Nicolo Cesare.
  
  — Il n’est pas là. Voulez-vous me donner votre numéro de téléphone. Il vous rappellera…
  
  Bug connaissait le numéro d’appel de la K.L.A.T.
  
  — 34 371 M. Cesare peut passer quand il voudra…
  
  Raccroché.
  
  Bug quitta la cabine en décortiquant une tablette de chewing-gum à la chlorophylle. Il se mit à mastiquer en sortant de la gare, prit un taxi et donna une adresse sur la Promenade de la Reine Nazli, proche du magasin d’électricité.
  
  Nicolo Cesare n’avait pas d’employé. En principe, il n’y avait donc aucun raison pour qu’il ne réponde pas lui-même au téléphone. Il devait déjà s’être produit quelque chose…
  
  Il descendit de voiture cent mètres avant la boutique et continua à pied. Un véhicule de la police stationnait devant chez l’Italien. Mauvais, de plus en plus mauvais. Indifférent, Bug se mêla à la foule qui s’était agglutinée là. Des policiers prenaient des photographies de la porte qui semblait avoir été forcée. Bug aborda un jeune fellah qui paraissait vif et intelligent :
  
  — Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  — Savent pas. Cambriolage, mais le patron a disparu.
  
  Bug s’éloigna. Il reprit un taxi pour rejoindre la gare de Ramlèh. D’une cabine, il appela un journaliste au bureau d’une agence de presse américaine, lui indiqua l’adresse de Nicolo Cesare, lui expliqua rapidement l’aspect extérieur de l’affaire et demanda des renseignements rapides et complets sur ce qui s’était produit.
  
  Après quoi, il retourna au Windsor, fit ses bagages, passa à la caisse, annonça qu’il se rendait au Caire, et partit en voiture.
  
  Jusqu’à Ramlèh, – dix kilomètres de route – où il s’installa au San Stefano.
  
  Nicolo Cesare, s’il avait été enlevé par l’adversaire, pouvait se trouver obligé de parler et Bug préférait ne pas se trouver là si des tueurs essayaient ensuite de le joindre aux alentours du Windsor…
  
  Embêtant. Très embêtant…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  OU HUBERT SE FAIT PAYER
  
  POUR DEVENIR L’AMANT D’UNE DAME
  
  POURTANT TRÈS BELLE
  
  
  Arnold Brenner, l’air plus insignifiant que jamais, se tenait parfaitement immobile dans le fauteuil profond. Les yeux clos, il écoutait Wilhelm Mühler lui parler de Nicolo Cesare.
  
  — … quitté l’Italie quand le Duce a pris le pouvoir. Il a travaillé longtemps dans une entreprise de fabrication de matériel électrique de la rue Ragheb Pacha, près du canal. Normalement, comme il était toujours italien, il aurait dû rejoindre son pays et l’armée en 1940. Il n’en a rien fait. En 1942, il s’est mis à son compte en montant un magasin rue Anastasi ; en face de la mosquée el-Faham. Il a vendu en 1948 pour venir s’installer dans sa boutique actuelle…
  
  Arnold Brenner réprima un bâillement. Ses paupières se soulevèrent ; ses yeux pâles, sans expression, se fixèrent un court instant sur la face de gorille de Wilhelm Mühler, dit Willy, qui continuait :
  
  — Activité politique nulle. Il n’a jamais appartenu à aucun groupement, à aucun parti. Parmi les gens qu’il a fréquentés, rien d’intéressant de notre point de vue. Un honnête commerçant, un bon technicien, qui paraît gagner largement sa vie. C’est tout ce que j’ai pu glaner… Bien sûr, on peut se tromper…
  
  Arnold Brenner bougea, puis se leva d’un coup.
  
  — Allons-y, dit-il. Possible que ce type soit sincère…
  
  Ils passèrent dans la pièce voisine ; celle-là même où Hubert avait subi interrogatoire et gouttes d’eau. Ficelé comme un saucisson, Nicolo Cesare était dans le fauteuil. Son crâne chauve luisait de sueur et ses gros yeux sombres exprimaient un complet désarroi. Ainsi tassé dans le siège profond, il paraissait encore plus bedonnant.
  
  — Qu’est-ce que vous me voulez ? questionna-t-il d’une voix larmoyante en voyant entrer les deux Allemands. Pourquoi m’avez-vous amené ici ? Je n’ai rien à me reprocher, moi. Je n’ai jamais fait de mal à personne…
  
  — Ta gueule ! gronda Willy en ajustant la rose rouge qui fleurissait sa boutonnière.
  
  — Nous ne demandons qu’à vous croire, répliqua doucement Arnold Brenner en se frottant les mains.
  
  Il s’arrêta en face de l’Italien, à quelques pas seulement, et le considéra d’un air indifférent. Nicolo Cesare s’agita et détourna les yeux. Il semblait réellement terrorisé et stupéfait, le brave commerçant qui n’avait jamais imaginé que pareille chose puisse lui arriver. Bug aurait été satisfait de le voir jouer son rôle avec tant de bonheur.
  
  Arnold Brenner demanda brusquement d’un ton presque enjoué :
  
  — Eh bien, Signore Cesare, vous allez nous raconter comment Minos Callonidès est venu vous proposer ces deux bobines de… magnétophone.
  
  Nicolo Cesare se souleva légèrement et se mit à parler avec volubilité. Il raconta l’histoire avec sincérité jusqu’à l’instant où des doutes lui étaient venus sur la nature des bobines.
  
  — … Je ne voulais pas les prendre, expliqua-t-il, à cause de leurs dimensions qui n’étaient pas courantes. Je ne connais pas d’appareils, sur lesquels elles auraient pu aller… J’ai pensé que ça pouvait dater des débuts, du temps où les calibres n’étaient pas normalisés.
  
  — Vous les avez tout de même achetées, remarqua Brenner d’un ton légèrement sceptique.
  
  — Hé ! bien sûr ! riposta Cesare. On voit bien que vous ne le connaissez pas le Grec ! Il se serait roulé par terre jusqu’à ce que je lui cède !… Je les lui ai prises. Je ne me rappelle plus combien je les ai payées. Une bouchée de pain…
  
  — Bien, approuva Arnold Brenner. Si vous nous parliez maintenant de ce touriste américain qui vous les a rachetées…
  
  Nicolo Cesare roula des yeux effarés.
  
  — Américain ? répéta-t-il. Je vous ai dit qu’il était américain ?
  
  Il fronça les sourcils, reprit !
  
  — Il était belge. Je me souviens parfaitement… L’accent belge, ça se remarque.
  
  — Comment cela s’est-il passé ?
  
  — Eh bien, il est entré… Oui, il faut vous dire que j’avais mis les bobines bien en évidence. Quand j’ai des occasions, c’est comme ça que je procède. Il faut tomber sur le bon client, forcément, et c’est difficile de proposer n’importe quoi à n’importe qui. Il y en a que ça embête. Alors, c’est mieux quand c’est visible. Celui que ça intéresse, il se renseigne…
  
  Cesare fit une pause. La sueur faisait luire son crâne chauve et ses lourdes paupières fripées peinaient à rester ouvertes.
  
  — Ce type, il est entré pour acheter une lampe de poche. Puis il a vu les bobines et ça l’a aussitôt intéressé. Il m’a demandé d’où je les tenais. Je lui ai dit que je n’en savais rien, que c’était un étranger qui me les avait cédées. Alors, il m’a demandé de les mesurer. Je lui ai donné un mètre.
  
  Il a vérifié le diamètre, l’épaisseur et il m’a dit qu’il avait un vieux magnétophone de fabrication allemande sur quoi ça pouvait aller. Moi, je voulais bien, hé ? Il m’a donné trois livres pour les deux bobines…
  
  — Et après ?
  
  — Après ? répéta Cesare, l’air parfaitement idiot. Après quoi ? Il a payé, il est parti…
  
  — L’avez-vous revu ? Vous a-t-il donné un nom, une adresse ? Dans la conversation…
  
  Cesare parut faire un effort considérable.
  
  — La conversation… Je ne sais pas… Il était de passage. Je crois qu’il allait au Caire.
  
  — Comment était-il ?
  
  — Grand… Oui. Un mètre soixante-quinze, peut-être. Des cheveux noirs bouclés. Quarante ans peut-être. Des yeux marron. Il avait une tête… pas banale.
  
  — Habillé comment ?
  
  Cesare fit une moue.
  
  — Sais pas. Me souviens plus. Vous savez, c’est drôle, mais je ne remarque jamais les vêtements des gens. Même chez les femmes… Je peux passer une journée avec une femme et être incapable de dire le lendemain comment elle était habillée. J’ai connu quelqu’un qui remarquait jamais la couleur des yeux ; il savait même pas celle des yeux de sa femme. Curieux, hein ?
  
  Arnold Brenner ne répondit pas. Son visage blafard qui semblait sculpté dans du suif restait sans expression. Il s’adressa finalement à son compagnon :
  
  — Voulez-vous me suivre ?
  
  Ils quittèrent la salle et se retrouvèrent dans la pièce voisine. Willy, grimaçant, vérifia la position de la rose qui ornait la boutonnière de son veston blanc impeccablement repassé.
  
  — Drôle de type, grommela-t-il.
  
  Arnold Brenner hocha doucement la tête.
  
  — Nous allons le relâcher.
  
  Willy roula ses gros yeux.
  
  — Hein ? Va raconter partout…
  
  Brenner leva une main pour couper court aux protestations de son subordonné.
  
  — Pas si nous prenons certaines précautions. S’il est convaincu que sa vie dépend de son silence, il ne parlera pas… D’autre part, car tout de même je conserve un doute, vous allez faire le nécessaire pour qu’il soit surveillé jour et nuit.
  
  
  *
  
  * *
  
  Studérus, le Grand Studérus, était accroupi sur la moquette, jambes croisées à la manière arabe. Ses yeux gris, luisants, à l’expression sauvage, se tournèrent lentement en direction de la pendule électrique fixée au mur derrière le somptueux bureau d’acajou. Arnold Brenner n’allait plus tarder.
  
  Très grand, très maigre, Studérus était vêtu d’un kaftan de coton gris à rayures de soie jaune, serré à la taille par une écharpe de même tissu. Ses mains décharnées étaient cachées dans les vastes manches qui se rejoignaient sur ses cuisses. Un turban de gaze blanche, artistement enroulé, coiffait sa tête haute au visage émacié d’ascète ou de fanatique dont le teint terreux contribuait à le faire passer pour un authentique Arabe.
  
  Arnold Brenner entra sans frapper et referma la porte à clé derrière lui. Puis s’inclina sans mot dire, la gorge sèche, devant Studérus qui le salua en allemand.
  
  — Bonjour, Arnold. Quelles nouvelles ?
  
  Brenner tenait un télégramme à la main. Il l’agita et marcha vers le bureau derrière lequel il s’assit, sans quitter du regard le Grand Studérus dont la simple vue paraissait le fasciner.
  
  — Notre correspondant de Paris a répondu à notre demande d’enquête. Si vous le permettez, je vais déchiffrer maintenant.
  
  Studérus se contenta d’un hochement de tête affirmatif et parut se replonger dans ses pensées. A quoi pouvait-il bien songer ? A Stalingrad, où les Russes l’avaient fait prisonnier avec tout l’État-major de Paulus ? Peut-être… Ou à n’importe quel autre épisode de la vie mouvementée qu’il avait menée depuis lors. Studérus ! A ce seul nom, combien de chefs de services de Renseignements grinçaient des dents ? Le plus pauvre d’entre eux aurait volontiers donné des millions à qui lui aurait livré le plus redoutable des agents secrets opérant dans le Moyen-Orient…
  
  Arnold Brenner releva son visage d’employé modèle et annonça :
  
  — Confirmation totale de l’histoire du capitaine George Cross de l’armée américaine.
  
  Studérus ne répondit pas. Il resta quelques minutes silencieux, sans que Brenner osât reprendre la parole. Brenner se sentait un tout petit garçon devant Studérus.
  
  Enfin, ce dernier laissa tomber de sa voix acérée, étrangement monocorde :
  
  — Il faut utiliser cet homme. Donnez-lui à choisir entre nous servir ou la prison. Faites-lui signer une confession avant de le laisser libre. Payez-le bien et, lorsqu’il aura cessé de vous être utile, supprimez-le afin d’éviter toute indiscrétion…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le grincement de la clé dans la serrure rouillée tira Hubert d’un sommeil des plus tranquilles. Parfaitement maître de ses nerfs, il avait pour principe de ne jamais s’inquiéter avant que cela n’en vaille réellement la peine. Et jusqu’alors, il n’estimait pas que la situation soit suffisamment critique.
  
  — J’ai faim ! lança-t-il en voyant entrer le gros Willy dans le caveau.
  
  — Ça va ! fit l’autre. Le chef veut te voir…
  
  Il lui délia les jambes et l’aida à se mettre debout, puis le poussa devant lui. Hubert avait les jambes ankylosées et titubait comme un homme ivre. Il trébucha sur les premières marches du vieil escalier de pierre et Willy dut le rattraper par le col de sa veste.
  
  Ils atteignirent le rez-de-chaussée, passèrent dans une succession de pièces sommairement meublées à la manière arabe, arrivèrent devant une lourde porte close. Willy frappa et ouvrit, puis poussa Hubert.
  
  Un bureau modeste, avec des meubles de bois blanc, un classeur, une machine à écrire, une fenêtre en ogive à treillage de bois. Arnold Brenner, en chemise, était assis derrière la table-bureau.
  
  — Entrez, capitaine Cross, et installez-vous ! « Ça marche ! » pensa Hubert. Il s’assit sur une chaise. Willy ressortit ; autre signe rassurant. Brenner reprit :
  
  — Comme je vous l’avais dit, nous avons fait vérifier vos déclarations. La confirmation de vos aventures nous est parvenue aujourd’hui…
  
  Il se pencha sur une feuille blanche dactylographiée placée devant lui et se gratta le menton avec la pointe d’un crayon.
  
  — A votre avis, qui suis-je ?
  
  Question inattendue. Hubert se remit sur ses gardes.
  
  — Un Allemand, répondit-il sans se compromettre.
  
  Brenner insista :
  
  — Mais encore ? Vous n’avez pu manquer de vous intéresser à la question. Vous voudriez certainement savoir à qui vous avez affaire ?
  
  — Sûr ! opina Hubert. Eh bien, je sais pas… Peut-être que vous êtes de la police secrète égyptienne ?
  
  — Je suis allemand.
  
  — Et alors ? Tout le monde sait que l’Égypte emploie beaucoup d’officiers de l’ex-armée allemande comme instructeurs…
  
  — Je ne suis pas de la police secrète égyptienne.
  
  — Vous en seriez que vous ne le diriez pas, riposta Hubert avec un rire entendu.
  
  — Faites donc d’autres hypothèses…
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Je sais pas, moi. Trafic international, peut-être ? hein ?
  
  Brenner eut un sourire ambigu.
  
  — Cette fois, vous brûlez.
  
  Il s’agita sur sa chaise, pointa son crayon sur la feuille dactylographiée et reprit, paraissant abandonner le sujet précédent :
  
  — Cross, vous intéressez mon… organisation. Je peux vous offrir une situation sous certaines conditions…
  
  Hubert fit une grimace qui ne voulait rien dire.
  
  — Vous pourriez rester à Alexandrie, continuer de vous occuper de la très séduisante Frau Mariazell, et gagner assez d’argent pour, subvenir à vos besoins…
  
  Hubert soupira :
  
  — C’est trop beau… Quelles conditions ?
  
  — Deux. En fait, une seule.
  
  Nouvelle pause. Puis :
  
  — D’abord, afin que je sois assuré de votre… loyauté, vous devrez signer ceci…
  
  Il tapota la feuille dactylographiée.
  
  — C’est le récit détaillé de vos exploits à Verdun. Mettons : vos aveux. Je le garderai par devers moi ; mais, si vous donnez satisfaction, il est possible que j’en vienne à le déchirer.
  
  Hubert fit une moue. Pas enthousiasmé du tout. Brenner continua :
  
  — Vous retournerez au Cecil. Vous reprendrez vos relations avec Frau Mariazell et vous ferez l’impossible pour devenir son amant.
  
  Le visage d’Hubert s’éclaira !
  
  — C’est déjà mieux !
  
  — N’est-ce pas ? Au début, vous nous tiendrez simplement au courant des faits et gestes de la dame. Nous vous donnerons par la suite des instructions plus détaillées…
  
  Méfiant, Hubert questionna :
  
  — Et le sujet finance ?
  
  — Vous n’aurez pas à vous plaindre.
  
  Hubert fit claquer sa langue contre son palais et objecta :
  
  — Il est possible que Frau Mariazell m’envoie sur les roses.
  
  Arnold Brenner secoua lentement la tête.
  
  — Je ne le pense pas. D’après ce que nous savons d’elle, vous devez pouvoir arriver assez facilement à ce que… nous voulons. Elle aime les beaux hommes, bien balancés… Personnellement, je n’aurais aucune chance.
  
  Hubert soupira :
  
  — Je suis dans un fichu pétrin, grommela-t-il.
  
  Brenner leva les bras et riposta en souriant :
  
  — Vous y êtes, n’est-ce pas ? Alors, inutile de vous lamenter. Essayez plutôt de vous en sortir puisque la porte vous est ouverte.
  
  — Cette porte-là ne me plaît guère.
  
  — Vous n’avez pas le choix.
  
  Hubert eut un geste de lassitude.
  
  — Hélas !
  
  Brenner fit pivoter la feuille dactylographiée devant lui et tendit un stylo décapuchonné.
  
  Hubert resta immobile.
  
  — Et… si je refusais ? demanda-t-il d’une voix douce.
  
  Arnold Brenner leva ses sourcils clairsemés et parut stupéfait.
  
  — Refuser ?… Dieu me damne, auriez-vous envie de mourir, si jeune ?
  
  Hubert hocha la tête.
  
  — Ah ! Parce que…
  
  — Évidemment ! assura Brenner avec un haussement d’épaules.
  
  Hubert considéra le stylo que lui tendait toujours l’Allemand et dit :
  
  — Je ne peux pas signer.
  
  Brenner eut un haut-le-corps.
  
  — Hein ? Quoi ?
  
  — Mes mains sont liées derrière mon dos, ajouta Hubert avec un sourire angélique.
  
  Brenner éclata de rire.
  
  — C’est juste ! Où avais-je la tête ? Je croyais qu’il s’agissait d’une attitude.
  
  Il se leva et vint derrière Hubert pour le libérer.
  
  — Ne croyez surtout pas que je sois imprudent en m’y prenant de cette façon, dit-il. Si vous vouliez vous sauver, vous n’iriez pas au-delà de la porte. Willy s’y trouve avec son artillerie…
  
  Les mains libres, Hubert les agita avec une évidente satisfaction. Puis, soupirant, il prit le stylo sur le bureau et se pencha pour lire sa confession.
  
  — Vous n’avez pas confiance ? ironisa Brenner.
  
  — Non, répondit simplement Hubert.
  
  Il vint rapidement à bout de la lecture. C’était correct. Rien n’avait été ajouté. Il signa : George Cross.
  
  — Maintenant, vous me tenez.
  
  — Oui. Il ne tiendra qu’à vous de recouvrer votre liberté.
  
  Hubert reposa le stylo, se frictionna les poignets, puis consulta sa montre : sept heures.
  
  — Nous sommes le soir ou le matin ?
  
  — Le soir. Vendredi soir. Nous ne vous aurons gardé qu’une vingtaine d’heures, à peine.
  
  — Ouais, fit Hubert. Vous êtes des rapides !… Qu’est-ce que je fais maintenant ?
  
  — Nous allons vous reconduire en ville et vous rentrerez bien sagement à votre hôtel. Peut-être pourrez-vous reprendre contact avec Frau Mariazell dès ce soir.
  
  — Oh ! Je prends d’abord un bain et je me change !
  
  Brenner ouvrit un tiroir du bureau, en tira un paquet de gros billets qu’il offrit à Hubert.
  
  — Provisions.
  
  Hubert empocha sans compter, ni remercier. Brenner alla ouvrir la porte et appela :
  
  — Willy ! Vous rendrez au capitaine Cross tous ses objets personnels et vous le reconduirez au Cecil.
  
  Hubert s’arrêta sur le seuil.
  
  — Comment prendrons-nous contact, pour les renseignements ?
  
  — Vous appellerez aux heures de bureau le 93-682 et demanderez M. Brenner. Bien entendu, vous gardez votre identité de Hans Pressler.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  OU EN BON LOGICIEN, HUBERT FAIT
  
  MANGER DU PIGEON A CELLE
  
  QU’IL VEUT PIGEONNER
  
  
  Hubert, voluptueusement, se laissa couler dans le bain brûlant. Il était de retour au Cecil depuis à peine quelques minutes. Willy l’avait ramené dans le fond d’une camionnette tôlée sans fenêtres et fermée de l’extérieur. Malgré tous ses efforts, il n’avait pu reconnaître la route suivie. Tout ce qu’il savait, c’était que le trajet avait duré une demi-heure en tout et qu’ils avaient dû traverser à peu près toute la ville, donc qu’ils étaient venus de l’ouest.
  
  La Ford était toujours devant l’hôtel et les employés de la réception ne semblaient pas s’être aperçus de son absence prolongée. Tout était parfait.
  
  Somme toute, s’il n’y voyait pas plus clair, il avait tout de même fait un sérieux pas en avant. Il allait pouvoir s’occuper sérieusement de la belle rousse sans que l’équipe adverse cherche à lui mettre des bâtons dans les roues…
  
  « Qu’est-ce que pouvait bien chercher cette équipe-là ? Les bobines, eux aussi ? On n’en avait pas parlé… »
  
  Brenner. On lui avait dit d’appeler Brenner. Or, Brenner était le nom du client du 114 qui avait essayé de sortir de sa chambre au milieu de la nuit sans doute pour venir chercher la réponse au curieux message-hiéroglyphe passé sous la porte de Vera Mariazell. Quels étaient les rapports de celle-ci avec les autres ? Ils se connaissaient mais ne paraissaient pas tout à fait d’accord…
  
  Compliqué.
  
  Bug lui avait donné carte blanche ? Eh bien, il allait en profiter et risquer un coup de poker qui ne pourrait manquer de donner un résultat. En bien ou en mal…
  
  Il se lava rapidement, se sécha, fit quelques mouvements d’assouplissement et se glissa dans un peignoir. Puis, il alla dans la penderie et colla son œil contre le « voyeur » installé par Hakim.
  
  Vera Mariazell était là. Hubert la voyait de dos, assise devant la coiffeuse, à l’autre bout de la pièce. Elle se maquillait sans grande conviction. Il remarqua qu’elle était en robe de chambre.
  
  « Elle va sortir, mais elle n’est pas encore prête, et j’ai le temps », pensa-t-il.
  
  Il sonna Hakim et s’installa devant la table bureau pour écrire un mot sur le papier à en-tête de l’hôtel.
  
  Chère Vera,
  
  Je rentre à l’instant d’un court voyage et je voudrais vous entretenir d’un sujet qui vous intéresse directement. Voulez-vous me faire le plaisir de dîner avec moi ce soir ? Mettons dans vingt minutes ?
  
  C’est très important et ce n’est pas un subterfuge.
  
  Votre serviteur :
  
  Hans Pressler
  
  …Hakim entra comme il posait sa signature. Il plia la feuille, la glissa dans une enveloppe et salua le jeune Arabe :
  
  — Comment va, garçon ?
  
  — Je vous croyais disparu, Herr Doktor.
  
  — J’ai fait une fugue. Rien de grave, dit Hubert avec désinvolture. Quoi de neuf ?
  
  — Rien, je pense. Frau Mariazell est sortie pour déjeuner et est rentrée vers cinq heures…
  
  Hubert lui tendit l’enveloppe.
  
  — Tu vas lui porter ça maintenant. Ah ! au fait, hier soir elle est sortie tard et tu devais savoir par le chauffeur de taxi…
  
  — Elle est allée à la baie d’Anfouchi. Après être descendue de voiture, elle a continué à pied.
  
  Hubert haussa les épaules. Il fallait s’y attendre. Elle prenait ses précautions et devait changer deux ou trois fois de voiture et marcher entre deux avant de gagner le point où elle voulait aller.
  
  — Va lui porter ça. Il y a une réponse.
  
  Hakim sortit. Hubert alla se mettre à son poste d’observation : Il vit la jeune femme – maquillage terminé mais toujours en peignoir – ouvrir la porte au petit employé, écouter son explication, déchirer l’enveloppe, lire…
  
  Elle eut un sourire et répondit quelque chose en hochant affirmativement la tête. Hakim disparut, Hubert alla l’attendre à la porte.
  
  — Elle accepte, Herr Doktor. Vous pouvez frapper à sa porte dans un quart d’heure.
  
  
  *
  
  * *
  
  Il l’avait emmenée au Petit Coin de France, dans la rue Nabi-Daniel, et ils dégustaient un homard Thermidor d’une remarquable succulence. Elle avait mis une robe de faille verte qui s’alliait merveilleusement à sa carnation et à ses cheveux roux.
  
  Elle paraissait soucieuse. Hubert affectait d’être préoccupé. Ce fut elle qui attaqua :
  
  — Vous m’aviez promis des révélations importantes…
  
  Le ton de sa voix était ironique. Hubert avala, but une gorgée d’un vin égyptien très acceptable et dit en regardant sa compagne bien en face :
  
  — J’ai été enlevé la nuit dernière, torturé, puis séquestré jusqu’à ce soir…
  
  Une ombre d’inquiétude passa sur les beaux yeux d’émail bleu. Elle s’obligea cependant à rire et à se moquer :
  
  — Très intéressant ! Et pour quelle raison vous a-t-on… fait subir tout cela ?
  
  Il croisa ses mains, coudes appuyés sur la table, sans cesser de la fixer :
  
  — Vous.
  
  — Pardon ?
  
  — Tout cela m’est arrivé à cause de vous. Du moins à ce qu’on m’a dit…
  
  Elle pâlit légèrement. Ses mains qui découpaient sa portion de homard, s’immobilisèrent un court instant puis reprirent leur travail sans trembler. Elle questionna enfin d’une voix curieusement neutre :
  
  — Vous pouvez raconter ?
  
  — Sûr. Si je vous en parle, c’est que j’en avais l’intention. Je crois qu’un grave danger vous menace et je ne peux le supporter…
  
  Elle le considéra mi-amusée, mi-attendrie.
  
  — Vraiment ?
  
  — Vraiment. Je ne crois pas que ce soit le bon moment pour faire une déclaration, mais… Enfin, vous êtes femme et il paraît que les femmes devinent ces choses-là. Je… Je crois bien que je suis mordu pour vous, Vera. Sérieusement mordu…
  
  Elle haussa les sourcils. Un peu de rouge reparut à ses pommettes saillantes. Elle demanda, toujours ironique :
  
  — Voudriez-vous dire que vous m’aimez ?
  
  Il se mit à tourner sa fourchette entre ses doigts et abaissa son regard ennuyé vers son verre vide.
  
  — Vous aimer ? Je ne sais pas… C’est une formule qui me fait peur. On l’emploie à tort et à travers et j’éprouve personnellement une sorte de pudeur à… Enfin, mettons que je sois plein d’un grand désir de vous tenir dans mes bras, d’un grand désir de vous embrasser, d’un grand désir de protection à votre endroit, d’un grand désir… de faire l’amour avec vous.
  
  Elle dit, un peu sèchement :
  
  — Cela fait beaucoup de désirs à la fois. Vous ne trouvez pas ?
  
  Il secoua la tête. Très sérieux.
  
  — Non, je ne trouve pas. Je voudrais en avoir davantage… Est-ce que vous pensez que…
  
  Il se ravisa :
  
  — J’allais dire une bêtise. Il vaut mieux que je vous raconte.
  
  Elle se remit à manger, en silence. Il continua :
  
  — La nuit dernière je pensais trop à vous et ça m’empêchait de dormir. Je suis sorti après minuit pour aller faire une longue marche en longeant la baie. Je ne sais pas quelle heure il était exactement quand je suis rentré…
  
  Il s’interrompit, prit un air gêné.
  
  — Je… Il faut que je vous avoue quelque chose de très embarrassant… Je passais devant votre appartement dans le couloir quand… j’ai vu une enveloppe dépasser sous votre porte.
  
  Elle eut un mouvement brusque et leva sur lui ses yeux magnifiques.
  
  — Une enveloppe ?
  
  Il baissa le nez dans son assiette.
  
  — Oui… J’ai pensé qu’il s’agissait de quelque billet doux… Que… Que vous aviez peut-être un amant dans l’hôtel, qui voulait… Bref, j’ai tiré l’enveloppe vers moi…
  
  Il avala sa salive, se racla la gorge.
  
  — C’est indigne, je sais… Mais si vous saviez… la flambée de jalousie qui m’a poussé à ça. Je… je crois que j’aurais tué n'importe qui… Vous devez me croire, Vera…
  
  Il soupira bruyamment.
  
  — Je dois vous paraître très idiot, hein ?
  
  Elle paraissait figée. Comme le silence se prolongeait, elle demanda :
  
  — Et qu’avez-vous fait ensuite ?
  
  — Rien… J’étais en train de me relever lorsque quelqu’un m’a demandé ce que je faisais là. Il était arrivé derrière moi sans faire de bruit et il s’est présenté comme le détective de l’hôtel… J’ai essayé de me justifier. Le type m’a prié de le suivre jusqu’à son bureau…
  
  D’une voix sourde, il poursuivit le récit de son aventure. Un récit adapté aux besoins de la cause dans lequel il n’était pas question de George Cross.
  
  — Ils ont dû finir par reconnaître ma bonne foi. Ils ont eu le temps de se renseigner pendant la journée. En fin d’après-midi, celui qui m’avait interrogé m’a proposé un marché : travailler pour lui ou être tué. J’ai choisi la première solution, évidemment. Il m’a donné cent livres avec mission de devenir votre amant et de le tenir au courant de vos moindres faits et gestes…
  
  Le garçon vint prendre leurs assiettes vides. Le beau visage de la jeune femme s’était coloré, mais peut-être était-ce seulement l’effet du vin ? Hubert n’arrivait pas à croire que cette magnifique créature, aux expressions si douces, ait pu ordonner la mort de Minos Callonidès à seule fin de récupérer en secret un bijou mystérieux.
  
  Le garçon revint avec les pigeons aux petits pois et remplit les verres avant de s’éloigner derechef. Alors, Vera Mariazell questionna d’un ton détaché :
  
  — Pourquoi m’avez-vous raconté tout cela ?
  
  Hubert feignit de s’étrangler et songea que Frau Mariazell, aux beaux cheveux roux et aux magnifiques yeux d’émail bleu, possédait un fameux sang-froid.
  
  — Pourquoi ? répéta-t-il en ouvrant de grands yeux. Mais, vous n’avez rien compris ! J’ai accepté la proposition de ce type parce que je n’ai nulle envie de mourir. Mais pour rien au monde je ne voudrais abuser de votre confiance… C’est à vous de décider, Vera. Si vous me le demandez, je suis capable d’aller tuer ces types-là. Vous n’avez qu’à me dire qu’ils menacent votre vie et cela me suffira…
  
  Elle dit avec un sérieux nouveau :
  
  — Ils menacent réellement ma vie, Hans.
  
  « Zut ! » pensa Hubert qui n’estimait pas opportun d’aller tuer maintenant les deux Allemands.
  
  — Mais vous n’irez pas les tuer…
  
  « Ouf ! » fit Hubert in petto.
  
  — Au contraire, si vous voulez me rendre un grand service, vous ferez exactement ce qu’ils vous ont demandé de faire…
  
  — Je deviendrai votre amant ! lança Hubert avec un enthousiasme non feint.
  
  Elle ne put retenir un sourire amusé.
  
  — Doucement, s’il vous plaît. Vous pourrez tout au plus… Nous pourrons faire comme si cela était.
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Ce sera un supplice !
  
  — Et vous leur direz ce que je vous dirai de dire…
  
  Hubert s’indigna !
  
  — Mais, nom d’un chien ! Il doit exister un autre moyen ! Je ne sais pas, moi. Portez plainte, je témoignerai…
  
  Elle dit doucement.
  
  — Je ne peux pas porter plainte, Hans. Et il m’est impossible de vous expliquer…
  
  — Alors, je vais m’en charger. Ils m’ont eu par la surprise, mais…
  
  — Si vous m’aimez un peu, Hans, vous n’en ferez rien.
  
  Il laissa tomber ses larges épaules avec lassitude.
  
  — Alors, assura-t-il, je me contenterai de veiller sur vous comme un chien fidèle. Je ne vous quitte plus. Je dormirai sur votre descente de lit. Je…
  
  — Assez ! supplia-t-elle en riant. Vous allez me donner des complexes…
  
  — Je vous aime, dit-il d’une voix contenue. Vous m’appartenez et je vous défendrai comme je me défendrais moi-même. C’est clair ?
  
  — Vous êtes un curieux phénomène. Un phénomène envahissant, de plus.
  
  — Très envahissant, vous n’avez pas fini de vous en rendre compte !
  
  Il mangea un peu de pigeon puis questionna :
  
  — Alors, c’est entendu, nous dormons ensemble cette nuit ? Pour les besoins de la cause…
  
  Elle semblait s’amuser.
  
  — Que vous ont-ils dit ? Pensent-ils que je sois aussi facile que ça ?
  
  — Ils le pensent.
  
  — Goujats !
  
  — C’est ce que j’avais envie de leur dire… Vera ?
  
  — Oui.
  
  — J’ai envie de vous.
  
  — C’est impossible.
  
  — Non.
  
  — Si. J’ai subi tout récemment une très grave opération qui m’interdit de façon absolue tout rapport de cet ordre… Toutefois, si vous en avez le courage, nous dormirons ensemble dès cette nuit. Comme frère et sœur…
  
  — Dans ce pays, jadis, les rois épousaient leurs sœurs.
  
  Elle parut brusquement effrayée, comme si ses nerfs avaient lâché d’un coup. Sa main chercha celle d’Hubert par-dessus la table :
  
  — J’ai peur, murmura-t-elle. Vous me protégerez ?
  
  — Je suis coriace, vous savez ?
  
  — J’ai vu cela avant-hier soir. La façon dont vous avez mis ces Arabes en déroute…
  
  Il bomba le torse.
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Puis :
  
  — Vera ?
  
  — Oui, Hans.
  
  — Vous me permettrez de vous embrasser ?
  
  — Je ne vous défends pas d’essayer.
  
  — Garçon ! l’addition…
  
  — Hé ! fit-elle. Je n’ai pas finis, moi. Ne soyez pas si pressé… Mon chéri.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  OU L’ON VOIT ( ?) HUBERT
  
  EN DÉSESPOIR DE CAUSE EMPLOYER
  
  UN STUPÉFIANT BIEN CONNU :
  
  LA BUCCODIGITALINE
  
  
  Nicolo Cesare fit remonter le rideau de fer qui protégeait la vitrine de son magasin, puis franchit la porte et tira son mouchoir afin d’éponger la sueur qui coulait sur son crâne chauve et descendait en rigoles sur ses tempes et dans son cou.
  
  Il était à peine dix heures du matin et Nicolo Cesare revenait du siège de la police où il avait dû fournir un tas d’explications au sujet de sa disparition. Master Buggle, en lui donnant quelques leçons de clandestinité, lui avait appris que le meilleur mensonge était toujours celui qui frôlait le plus près la vérité. Aussi, Nicolo Cesare avait-il porté plainte contre inconnu pour enlèvement et séquestration.
  
  Bien sûr, il avait modifié la plupart des détails de son aventure de façon que les policiers ne puissent retrouver la trace des véritables coupables. A son avis, l’histoire authentique ne pouvait être livrée qu’à une seule personne : Master Buggle.
  
  Il referma la porte, enleva son veston en traversant la boutique et passa dans son atelier où il accrocha le vêtement. Sa chemise trempée de sueur lui collait à l’échiné. Il se sentait terriblement mal à l’aise et aspirait après un bon bain suivi d’une douche froide, thérapeutique éprouvée qui n’aurait pas manqué de tout remettre en ordre.
  
  Il revint dans le magasin et demanda au téléphone le numéro du Windsor.
  
  — Je voudrais parler à Master Buggle, dit-il dès la communication établie.
  
  — Master Buggle a quitté l’hôtel hier, Signore.
  
  Nicolo Cesare eut le souffle coupé. C’était là une éventualité à quoi il n’avait jamais pensé. Puis, il se rassura en demandant :
  
  — Voulez-vous m’indiquer sa nouvelle adresse, s’il vous plaît ?
  
  — Master Buggle n’a pas laissé d’adresse. Il a simplement indiqué qu’il se rendait au Caire…
  
  Nicolo Cesare sentit ses jambes se dérober.
  
  — Mais, bredouilla-t-il, il va revenir ?
  
  — Nous l’ignorons, Signore. Il n’a rien dit à ce sujet… Excusez-nous, Signore.
  
  Raccroché. Nicolo en fit mécaniquement autant et ressortit son mouchoir pour éponger son crâne ruisselant. La sueur qui collait sa chemise à sa peau se refroidit brusquement. Il frissonna, puis éternua.
  
  Master Buggle était parti sans laisser d’adresse. Probablement à cause de sa disparition à lui, Nicolo Cesare. Master Buggle n’avait pas eu confiance. Master Buggle avait eu peur que Nicolo Cesare se mette à parler…
  
  Nicolo Cesare éprouva au fond de lui-même un profond sentiment de vexation.
  
  La porte s’ouvrit déclenchant la sonnerie. Un jeune fellah coiffé d’un tarbouch trop grand pour lui et vêtu d’un kaftan d’une propreté douteuse entra furtivement, non sans jeter un regard inquiet par dessus son épaule. Il portait un paquet sous le bras.
  
  — Qu’est-ce que tu veux ? demanda Cesare sans aménité.
  
  — J’ai des choses à vendre, murmura le garçon.
  
  — Des choses volées ? Merci bien. Je ne m’amuse pas à ça…
  
  — Je te jure que…
  
  Brutal, Cesare l’interrompit !
  
  — Montre ça, que je jette un coup d’œil.
  
  Le jeune Arabe posa son paquet sur le comptoir et le défit rapidement. Il y avait un rasoir électrique de marque française, une lampe de poche cylindrique en métal doré, un petit fer à repasser à poignée repliable, un appareil photographique Leica et une boîte de carton jaune du type utilisé habituellement pour conserver les diapositives montées sur carton ou sur verre. Cette boîte était pleine.
  
  — A qui as-tu… acheté tout ça ?
  
  Le petit Arabe rectifia la position de son tarbouch trop large qui menaçait de déborder les oreilles.
  
  — A un touriste, Signore, qui a pris le bateau hier matin.
  
  — Tu es sûr qu’il a bien pris le bateau ?
  
  — Que le diable me prenne si je mens !
  
  Nicolo Cesare ouvrit la petite boîte jaune. Les montures de verre étaient soigneusement rangées. Il y en avait une vingtaine. Cesare en tira une et la regarda en transparence tourné vers la vitrine. C’était une reproduction de document.
  
  — Combien veux-tu de tout ça ?
  
  — Trente livres, Signore.
  
  — Pfu ! Lâcha Cesare, tu es complètement fou. Ramasse tout ça et fiche-moi le camp ! Allez ouste !
  
  Le garçon ne bougea pas.
  
  — Vingt livres ? proposa-t-il.
  
  Cesare leva les yeux au ciel.
  
  — Complètement fou ! Vingt livres pour ça qui n’en vaut même pas dix et il ne peut même pas justifier la provenance. Allons, je n’ai pas de temps à perdre…
  
  Le jeune fellah restait immobile, les yeux baissés, très rouge. Cesare trancha :
  
  — Je te donne cinq livres et c’est rudement bien payé. D’accord ?
  
  Le garçon capitula :
  
  — D’accord, Signore.
  
  L’Italien donna les cinq livres et attendit que son visiteur soit reparti pour emmener le butin dans l’atelier. Le Leïca, à lui seul, pourrait facilement être revendu quarante ou cinquante livres. Il brancha une lanterne de projection et fit l’obscurité dans la pièce. A ce moment, la sonnette retentit dans le magasin. Il alla servir le client, un Égyptien qui voulait une pile pour lampe de poche, et revint vers l’appareil braqué sur le mur blanchi à la chaux. L’apparition du document considérablement agrandi lui coupa le souffle. Il lut :
  
  
  
  AMBASSADE
  
  de
  
  POLOGNE
  
  13, rue Galabaya,
  
  Zalamalek
  
  LE CAIRE
  
  RAPPORT
  
  
  
  Sujet : Extension à l’Europe occidentale du réseau de voies ferrées à écartement spécial de la République Soviétique Russe.
  
  En voie de réalisation. L’écartement russe a été introduit en Pologne jusqu’à Przemysl en 1944, jusqu’à Cracow en 1948. Katowice a été atteint en 1952, puis Czestochova, puis Moravska Ostraya en Tchécoslovaquie. La Roumanie est actuellement prête à changer l’écartement de ses voies pour le conformer à l’écartement russe.
  
  
  
  Il essaya une autre diapositive qui était aussi la photocopie d’une note à en-tête de l’ambassade de Pologne au Caire. Dans celle-là, il était question de l’arrivée prochaine d’une quantité importante de chars Pershing et Patton en France. Tout le reste était de même nature…
  
  Quand il eut fini, Nicolo Cesare ramassa soigneusement son butin. Subitement, il avait l’impression que le destin l’avait choisi pour être un grand, un très grand agent secret. Pour sûr, ces documents avaient une valeur prodigieuse ! Il examina le Leica et découvrit, à son grand désappointement, qu’il n’était pas chargé. Réellement, il avait espéré y trouver une ou plusieurs photographies de l’espion auquel tout cela avait été volé…
  
  Le téléphone sonna. Il alla décrocher et frémit en reconnaissant la voix.
  
  — Le Signore Nicolo Cesare est-il rentré de voyage ?
  
  — Oui, répondit-il vivement. Je suis rentré. J’ai essayé de vous joindre ce matin et on m’a dit que vous étiez parti.
  
  — C’est juste. Quelles nouvelles ?
  
  — Il faudrait que je vous voie, le plus vite possible… afin de discuter de… de cette installation électrique dont vous m’aviez parlé. Je crois que cela pourrait se réaliser. J’ai même plusieurs idées très intéressantes…
  
  — Je vois… Je vois… Malheureusement, je ne serai pas libre avant trois jours.
  
  Cesare ne put s’empêcher de rire.
  
  — Ça ne fait rien, Signore. Nous attendrons jusque-là. A bientôt.
  
  Raccroché. Nicolo Cesare se frotta les mains, puis se les essuya dans son mouchoir. « Dans trois jours » signifiait : « Appliquons le plan n® 3. » Master Buggle avait prévu qu’ils pourraient avoir intérêt à entourer de secret une quelconque rencontre. Il avait fait apprendre par cœur certaines conventions à Nicolo qui s’en souvenait parfaitement…
  
  Nicolo s’épongea le crâne et remit son mouchoir dans sa poche. Puis, son sourire se figea. Dehors, le nez collé à la vitrine, un Arabe l’observait. Un de ceux qui l’avaient enlevé, la veille…
  
  
  *
  
  * *
  
  Vera reposait sur le dos. Son visage blanc et mat, aux lignes magnifiquement pures et douces, semblait un joyau pris dans l’écrin splendide de sa chevelure flamboyante.
  
  Elle dormait.
  
  Appuyé sur un coude, Hubert la considéra un long moment sans bouger. La matinée devait être avancée car les rideaux tirés laissaient passer beaucoup de clarté. Il faillît se lever, essayer de joindre Bug pour lui demander d’employer son équipe à la recherche de certains renseignements…
  
  Vera s’agita légèrement, soupira, murmura un « Darling » inattendu, et parut replonger dans le sommeil. Hubert se pencha sur elle, baisa ses paupières closes, l’une après l’autre, puis la bouche humide à peine entrouverte.
  
  Ce fut à son tour de soupirer. L’histoire de l’opération devait être sérieuse et Hubert n’était pas devenu l’amant de Vera.
  
  Il souleva le drap, le repoussa, découvrant le corps nu de la femme. Tout ce qu’il avait pu obtenir avait été de lui faire enlever sa chemise de nuit « afin que rien ne sépare plus leurs corps chastes » avait-il dit. Curieux, cette poitrine de garçon sur cette anatomie par ailleurs extraordinairement féminine. Elle avait de tout petits seins pointus, comme une fille à peine pubère.
  
  Il se pencha sur eux, les embrassa. Sa bouche glissa plus bas. Il sentit deux mains emprisonner sa tête. Deux mains qui ne cherchaient pas à retenir…
  
  Une demi-heure plus tard.
  
  Hubert reparut sur le seuil de la salle de bains, l’air très content de lui. Vera lui tira la langue :
  
  — Bandit !
  
  — Maintenant, chère Madame, exulta-t-il, buccodigitalement parlant vous êtes ma maîtresse.
  
  — C’est bien possible, admit-elle avec un sourire heureux et en remontant le drap sur son corps nu. Mais vous m’avez eue pat surprise. Pirate !
  
  — Je suis un pirate. Mais, si vous le permettez, je vais regagner mes pénates. Il est bien près de onze heures. A midi trente, je repasse vous prendre pour aller déjeuner…
  
  Il enfila son pantalon, puis sa veste, fit un paquet de ses chemises, slip, chaussettes, et chaussures et salua cérémonieusement Frau Mariazell avant de quitter l’appartement.
  
  Dans le couloir, il croisa une vieille dame – anglaise visiblement – qui lui lança un regard horrifié et releva sa jupe pour mieux courir et s’éloigner plus vite. Il ouvrit sa porte et pénétra chez lui en sifflotant.
  
  Son premier travail fut d’aller examiner ses bagages. Ils avaient été fouillés, avec beaucoup de soin et de méthode, mais fouillés tout de même. Hubert en fut satisfait, c’était dans l’ordre.
  
  Il retira promptement son complet, le remplaça par un pyjama, puis éprouva le besoin de savoir ce que faisait Vera. Il entra dans la penderie, colla son œil au « voyeur ». La jeune femme, toujours nue, décrochait le téléphone et demandait quelque chose.
  
  Il s’extirpa de la penderie et bondit jusqu’à son appareil qu’il décrocha précautionneusement. La voix agréable de Frau Mariazell disait :
  
  Insistez, je vous prie. Vous avez bien compris le 114 ?
  
  Oui, répondit la standardiste, mais je vous dis que le doktor Brenner a quitté l’hôtel ce matin de bonne heure avec ses bagages.
  
  Un silence. Hubert eut le temps d’avaler sa salive. La gorge serrée, il entendit la jeune femme demander :
  
  — Passez-moi alors le 93-682, s’il vous plaît. 93-682, répéta lentement la standardiste.
  
  Hubert était atterré. Ah ! il avait eu une fameuse idée de jouer le jeu comme il l’avait fait ! Frau Mariazell n’était nullement une adversaire de l’équipe allemande. Au contraire, elle était à leur service et l’Insignifiant avait remarquablement manœuvré en jetant Hubert dans les bras de cette femme qui avait mission de le mettre à l’épreuve. Maintenant, tout était foutu…
  
  « Foutu ! Foutu ! » murmura-t-il. Et se retint vivement. S’il pouvait entendre Vera, celle-ci pouvait l’entendre aussi. Il convenait de ne pas l’oublier…
  
  — Je vous passe le 93-682, annonça la standardiste.
  
  Vous appellerez le 93-689 aux heures de bureau et vous demanderez M. Brenner, avait dit l’Insignifiant à Hubert.
  
  Vera Mariazell demanda ;
  
  — 93-682 ? Je voudrais parler à M. Brenner, s’il vous plaît. M. Arnold Brenner.
  
  — Ne quittez pas.
  
  « Elle connaît même son prénom, pensa Hubert. Je me suis fourré dans de beaux draps. »
  
  — Arnold Brenner écoute…
  
  « Bon Dieu, pensa Hubert en reconnaissant cette voix sans timbre, c’est l’Insignifiant lui-même ! »
  
  — Ici Frau Mariazell.
  
  — Je vous écoute.
  
  La voix était glacée.
  
  — Je voudrais dire… J’ai… J’ai retrouvé le bijou.
  
  — Bon, dit Brenner. Et le reste ?
  
  La voix de Vera baissa d’un ton.
  
  — Pas le reste. Vous devez comprendre que je n’ai aucun moyen à ma disposition. Je vous ai donné tous les éléments ; vous pourriez…
  
  — Je ne vous crois pas. N’oubliez pas : demain soir dernier carat et vous ne pouvez pas échapper.
  
  Raccroché. Hubert entendit Vera soupirer puis reposer son appareil dans son berceau. Il en fit autant et courut reprendre son observation…
  
  Vera tournait en rond dans la chambre en frottant ses tempes de ses doigts crispés. Elle paraissait terriblement ennuyée et Hubert ne savait plus que penser.
  
  Elle n’avait pas parlé de lui. C’était un fait acquis. Elle avait annoncé la récupération du clip pharaonique et Brenner paraissait tenir surtout au reste. Le reste, ce ne pouvait être que les bobines…
  
  De toute façon, Frau Mariazell et Arnold Brenner ne débordaient pas d’amitié l’un pour l’autre. « Demain soir… » C’était une menace, à n’en pas douter.
  
  Il fit une rapide toilette, s’habilla en vitesse et sortit silencieusement. La Ford était toujours là. Il la prit et démarra pour se rendre à la gare de Ramlèh.
  
  Il s’aperçut tout de suite qu’il était filé et se dirigea volontairement vers le centre où la circulation était la plus dense. La voiture suiveuse était une grosse limousine noire de marque américaine.
  
  Rue du Prince-Abd-el-Monheim, avant d’atteindre le carrefour du boulevard Salah-el-Dine, Hubert commença à ralentir, prévoyant que l’agent allait bloquer la circulation dans ce sens-là. Bâton levé. Hubert freina brutalement. La grosse voiture dut faire un écart sur la gauche et vint s’arrêter à hauteur de la Ford. Alors, discrètement, Hubert coupa le contact de son moteur.
  
  — A vous de passer, signifia l’agent d’un grand mouvement de bâton. La grosse voiture démarra aussitôt sans hâte. La Ford resta sur place. Concert de klaxons en arrière. Hubert leva les bras au ciel et fit semblant de triturer ses boutons. L’agent lui adressa des signes désespérés. Hubert s’en moquait bien. La grosse limousine avait dû franchir le carrefour et s’était arrêtée de l’autre côté, à une centaine de mètres. Coup de démarreur. Le moteur ronfla. Juste au moment où l’agent allait changer le tour de passage, Hubert démarra, vira à droite et fonça dans le boulevard Salah-el-Dine, Rue Fouad-Ier. Longue ligne droite. Plus personne d’inquiétant en arrière. Gare de Ramlèh. Il laissa sa voiture dans un endroit discret et pénétra dans le grand hall.
  
  Cabines téléphoniques. Il demanda le Windsor et Bug. Apprit que Bug avait déménagé sans laisser d’adresse. Mauvais. Appela le 93-682 et Arnold Brenner, prétendit avoir des choses intéressantes à dire. Brenner lui demanda de passer le voir à V « Egyptian Shipping Agencies », rue de la Marine.
  
  
  *
  
  * *
  
  Les bureaux de l’« Egyptian Shipping Agencies » étaient cossus, mais sans excès. Les fenêtres du salon d’attente donnaient directement sur le port ouest grouillant de navires marchands de tous tonnages et de toutes nationalités. Au mur, des affiches de propagande touristique, des reproductions de navires, d’un cargo vu en coupe longitudinale. Sur la table ronde, au centre de la pièce, un modèle réduit de bateau-citerne.
  
  — Monsieur Pressler, s’il vous plaît.
  
  Hubert suivit la secrétaire aux cheveux blonds tressés et eut un sifflement appréciateur au spectacle du balancement d’une croupe plantureuse.
  
  — Pardon ? fit la jeune fille.
  
  — Un courant d’air, répondit Hubert.
  
  Elle continua sans comprendre. En bout de couloir, elle ouvrit une porte capitonnée et annonça :
  
  — Monsieur Pressler.
  
  Hubert lui tapota les fesses au passage et murmura :
  
  — A votre disposition, jeune fille !
  
  Puis, apercevant l’Insignifiant derrière un gros bureau d’acajou :
  
  — Hello ! Comment va ?
  
  Il tendit sa main large ouverte. Arnold Brenner ne fit aucun mouvement pour la prendre. Hubert considéra sa paume ouverte, puis sourit et assura :
  
  — Ça ne fait rien. Je comprends que vous ayez conservé un complexe vis-à-vis de moi. Mais ça passera… ça passera !
  
  Désinvolte, il se laissa tomber dans un fauteuil :
  
  — Ça y est ! annonça-t-il en se frappant la poitrine de son poing solide.
  
  — Je sais, répondit Brenner. Qu’avez-vous appris de si intéressant ?
  
  Hubert regarda au plafond et fit toucher en dôme les extrémités de ses doigts.
  
  — Eh bien, je l’ai emmenée dîner hier soir au Petit Coin de France. Je passe sous silence le baratin destiné à… ce que vous pensez… Bref ! Elle paraît très inquiète. « Un grave danger me menace », m’a-t-elle dit. Un danger mortel paraît-il. Elle serait victime d’une abominable machination… Je n’ai pas trop insisté pour avoir des détails, hein ?
  
  — Vous avez bien fait, concéda Brenner. Continuez…
  
  — Hier soir, j’ai installé une table d’écoute sur son poste en reliant nos deux couples dans la boîte d’étage. C’est un procédé très simple et qui donne de bons résultats…
  
  — Ah ? fit Brenner en fronçant les sourcils, l’air visiblement mécontent. Pourquoi avoir fait ça ?
  
  Hubert s’étonna :
  
  — Bon sang ! s’exclama-t-il, vous m’avez payé pour faire un travail de surveillance. Je le fais aussi bien que possible.
  
  Brenner reprit son :
  
  — Elle a téléphoné à quelqu’un ?
  
  — Oui. A vous…
  
  — Hum. Vous avez entendu ?
  
  — Bien sûr.
  
  — C’est une indiscrétion qui…
  
  — Pas du tout ! protesta Hubert avec véhémence. Je ne savais pas que vous étiez Brenner et c’est vous qui m’avez engagé. Ça aurait pu vous intéresser de savoir…
  
  — Vous êtes un petit malin, n’est-ce pas ?
  
  — Ça se murmure dans les milieux bien informés…
  
  Brenner hocha pensivement sa petite tête d’employé de commerce.
  
  — Je crois que je vais vous en dire davantage, annonça-t-il. Tant pis pour vous si ça vous amène des ennuis… Nous soupçonnons Frau Mariazell d’être une espionne au service d’un pays oriental.
  
  — Ah ! fit Hubert l’air vivement intéressé.
  
  Puis :
  
  — Dites donc, votre histoire de trafic international, c’est du vent, hein ? Vous êtes d’un service secret ?
  
  Brenner sursauta et répliqua en regardant vers la fenêtre :
  
  — Vous posez là une question stupide, cher monsieur. Ou c’est faux et je ne peux vous répondre affirmativement ; ou c’est vrai et je suis obligé de vous répondre négativement…
  
  Il se mit à pianoter sur le bureau, puis enchaîna !
  
  — Mettons que nous nous soyons mis à la disposition de certains organismes spéciaux qui ont, eux, pour mission de défendre la liberté du monde… occidental. Vous voyez ?
  
  — Oui, répondit Hubert sans se compromettre.
  
  — Nous avions pensé que Frau Mariazell pourrait nous rendre quelques services, notamment en qualité d’agent de liaison. Voici près d’un mois, nous lui avions confié une première mission. Sans grande importance… Une épreuve… Aller prendre un contact à Lisbonne avec un de nos correspondants et ramener…
  
  Arnold Brenner s’interrompit un court instant et son regard braqué sur Hubert se fit plus aigu.
  
  — … Ramener deux bobines de magnétophone contenant des messages en code sous forme de poèmes. Frau Mariazell a pris le contact et il semble qu’elle ait amené les bobines jusqu’ici. Au moment de la livraison, elle a prétendu avoir été victime d’un vol. Les bobines avaient disparu…
  
  — Vous pensez qu’elle vous a raconté des histoires ? C’est très possible…
  
  Brenner se mit à jouer avec un crayon.
  
  — Nous l’avons pensé, oui. Puis, nous avons retrouvé la trace des bobines… Un électricien de la Promenade de la Reine Nazli les a eues entre les mains. Il les aurait revendues à un touriste belge… En fait, nous croyons que c’est un coup monté. Frau Mariazell aurait organisé elle-même le cambriolage et ce serait un de ses complices qui aurait racheté les bobines à l’électricien.
  
  — Ce serait habile. Un bon moyen de brouiller une piste… Tiens ! A propos de piste, il faut que je vous dise que j’ai été filé en quittant l’hôtel ce matin. Une grosse voiture noire, je les ai semés dans la rue du Prince-Abd-el-Monheim. Des apprentis… Êtes-vous bien sûr d’être les seuls sur cette affaire ?
  
  Brenner grogna en baissant les yeux, puis avoua :
  
  — C’était des hommes à moi.
  
  Hubert s’indigna :
  
  — Vous me faites filer ?
  
  — Protéger. Les complices de Frau Mariazell peuvent ne pas goûter votre intrusion dans sa vie privée…
  
  Et, brusquement, il se rendit compte que Hubert venait de l’obliger à justifier ses actes et se mit en fureur. D’un ton sec, il trancha :
  
  — De toute façon, capitaine Cross, je n’ai pas de comptes à vous rendre. C’est vous qui m’en devez. N’oubliez pas que vous êtes en mon pouvoir !
  
  Hubert se gratta la nuque :
  
  — Je crois, dit-il, que vous feriez bien de laisser ça de côté si vous tenez à ce que je travaille pour vous en toute confiance. Je n’aime pas les menaces…
  
  Brenner alluma une cigarette pour se donner du temps, puis en offrit une à Hubert qui refusa.
  
  — Nous avons des raisons de croire, enchaîna-t-il d’un ton neutre, que Frau Mariazell nous a possédés et que les fameuses bobines se trouvent encore à Alexandrie, peut-être en sa possession. Pour ne rien vous cacher, il est possible qu’elle se soit fait voler des bobines de magnétophone qui n’étaient pas les nôtres. Vous comprenez ?
  
  — Je comprends, assura Hubert qui s’amusait ferme. Somme toute, vous seriez satisfait que je recherche ces fameuses bobines, profitant de… mes relations nouvelles avec la dame.
  
  — Oui. Vous pouvez toujours essayer…
  
  — Et le bijou ?
  
  — C’était le signe de reconnaissance que nous lui avions confié…
  
  — Je vois, dit Hubert. Eh bien, je vais faire mon possible en ce qui concerne les bobines. Si elle les a encore, je pense que je finirai bien par le savoir… Je vais partir, elle m’attend pour déjeuner.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  OU BUG MACHE DE LA CHLOROPHYLLE
  
  ENTRE DEUX PLANTS DE VIGNE
  
  ALORS QU’ON LUI FAUCHE CESARE
  
  SOUS LE NEZ
  
  
  Cesare Nicolo regarda une dernière fois de part et d’autre de la petite ruelle mal éclairée. Personne en vue. Il aurait volontiers juré que personne ne l’avait suivi et d’ailleurs aucune filature n’aurait pu tenir contre les précautions qu’il avait prises.
  
  Il souleva le rideau de tôle ondulée. La petite « MG » était là, camouflée sous la bâche qui la protégeait de la poussière. Il retira la bâche, s’installa au volant. Starter, contact, démarreur. Le moteur tourna.
  
  L’Italien vérifia pour la centième fois la présence dans sa poche de la boîte aux diapositives. Master « B » allait être content. Sans aucun doute, il allait donner une respectable gratification au signore Nicolo Cesare…
  
  Il repoussa le starter, mit en marche arrière, recula dans la ruelle et descendit de voiture pour baisser le rideau. Il y avait tellement de voleurs…
  
  La montre du tableau de bord indiquait dix heures trente lorsqu’il démarra pour de bon. Il avait une bonne demi-heure devant lui, c’était suffisant.
  
  Il gagna tranquillement la route du Caire, au bord du canal. La circulation était faible et il prit la peine de faire le tour de quelques pâtés de maisons, revenant toujours sur la route, afin d’être bien sûr que personne ne le filait. Il n’avait pas oublié le visage de l’Arabe collé contre la vitrine de son magasin, le matin même…
  
  La banlieue défila rapidement. Les voitures devenaient de plus en plus rares. Le ciel était d’un bleu sombre magnifique et un quartier de lune dispensait une pâle clarté. Les jardins Antoniadis, puis Nouzha. La digue, « es-Sîd », avec le lac Mariout immédiatement à droite. Et le canal toujours accouplé à la route.
  
  Avant le village d’el-Beda, un chemin de pierres sur la gauche. Un coup d’œil, un de plus, dans le rétroviseur, aucun feu arrière. Le chemin. Cesare transforma l’éclairage des phares en lanternes et s’engagea sur le sentier. Il arrêta la voiture à dix mètres de la route entre deux palmiers-dattiers dont les feuillages se rejoignaient au-dessus. Il descendit et s’assit au bord du talus. Ce n’était pas encore l’heure et Master « B » n’était pas encore arrivé, certainement.
  
  Des deux côtés du chemin, s’étalaient des vignes. Les dattiers poussaient un peu partout et le bruissement de leurs branches agitées par la brise couvrait le zézaiement des moustiques qui venaient de découvrir la chair dodue de Nicolo Cesare. Les moustiques et les mouches, quelles saletés !
  
  Un train express passa en grondant sur la ligne plus au sud. Cesare contempla le défilé des petites lumières jaunes courant au ras du sol. Un train qui venait du Caire…
  
  Onze heures. Des phares venant d’el-Beda. La voiture arriva à toute vitesse, passa, filant vers Alexandrie dont les lumières étaient visibles dans le lointain vers le nord-ouest.
  
  Master « B » était en retard et cela ne lui ressemblait pas. Baf ! Un moustique écrasé sur la joue. Et ces mouches… Un bruit de branche cassée, suivi de… Le souffle coupé, Cesare prêta l’oreille. On aurait bien dit un juron étouffé. Quelque animal, sans doute.
  
  L’attente. Un avion ronronnait dans le ciel, assez loin. Un cri de chouette. Sinistre. Cesare frissonna. Peut-être, Master « B » était-il arrivé le premier. Peut-être avait-il rangé sa voiture avant d’arriver au chemin et était-il monté à pied…
  
  Cesare se leva et se mit à marcher vers l’intérieur des terres. Sous le faible clair de lune, la masse sombre de la maison apparut bientôt, entourée de quelques dattiers. C’était une vieille masure en pisé, abandonnée depuis longtemps par les fellahs qui l’avaient construite. C’était là que Nicolo Cesare devait rencontrer Master « B »…
  
  Un bruit suspect, de nouveau, derrière lui. Il se retourna d’une pièce, retenant sa respiration, essayant d’aiguiser son regard. Des vapeurs blanches, léger brouillard montant du sol, flottaient dans la brise, noyant les contours de toutes choses… Un décor pour film d’épouvante.
  
  Cesare reprit sa marche interrompue vers la maison. Il n’en était plus qu’à dix mètres lorsqu’il distingua la silhouette contre le mur.
  
  — Ohooooh ! lança-t-il d’une voix assourdie. Le filet lourdement lesté lui tomba dessus par derrière, le paralysa aussitôt. Le claquement étouffé d’une arme à silencieux retentit en même temps. Il vit l’homme, contre la maison, sursauter violemment puis s’abattre d’une pièce. Master « B », certainement.
  
  Nicolo hurla. Un coup sur la tête lui coupa le sifflet. Il se sentit soulevé avant d’avoir perdu toute connaissance…
  
  
  *
  
  * *
  
  Willy se pencha sur l’homme qu’il avait abattu d’une seule balle bien placée et alluma sa torche électrique afin de regarder le visage de sa victime. Il resta un instant sans voix, puis un flot de jurons, d’insultes, de mots grossiers s’échappa de ses grosses lèvres déformées par la rage.
  
  — Qu’est-ce qui te prend ? Questionna l’un des comparses demeurés dans l’ombre.
  
  — Un mannequin, hurla Willy. J’ai descendu un mannequin !
  
  Un silence lourd tomba sur la compagnie. Puis l’un d’eux lança en tremblant :
  
  — C’est un piège ! On est tombés dans un piège !
  
  — Foutons le camp ! ordonna Willy. Je couvre les arrières. Tirez à vue sur tout ce qui se présentera…
  
  
  *
  
  * *
  
  A plat ventre entre deux rangs de vignes, à vingt mètres de la maison, Bug remit le cran de sûreté de son pistolet qu’il ramassa ensuite dans la poche de sa combinaison de toile. Le ronronnement d’une voiture sur la route venait de lui apprendre que l’adversaire s’éloignait.
  
  Bug tira d’une poche une tablette de chewing-gum à la chlorophylle et la dépouilla lentement de son enveloppe. Ce qui venait de se produire l’embêtait beaucoup. C’était d’ailleurs à prévoir : Cesare avait été enlevé par l’adversaire puis relâché. L’expérience avait appris à Bug qu’un agent relâché dans ces conditions constituait toujours un danger certain pour ses camarades. Ce pourquoi il avait pris ses précautions.
  
  Cesare Nicolo repris par l’adversaire : encore un danger grave, pesant sur les épaules de Bug. Cette fois, l’Italien serait soumis à la question jusqu’à ce qu’il parle ou qu’il en claque. Probable qu’il parlerait avant de claquer ; Cesare Nicolo n’était jamais qu’un mercenaire, un aventurier au petit pied…
  
  Bug glissa la tablette de gum dans sa bouche et ramassa les débris de l’enveloppe dans sa poche. Vieille habitude de ne jamais laisser le moindre indice sur le terrain…
  
  Puis, sans se presser, il descendit tranquillement vers la route à travers les vignes. Une chouette hulula. Un long train de marchandises roulait lentement sur la voie du Caire.
  
  Les pouces passés dans la ceinture de sa combinaison, Bug continuait de réfléchir. Il avait compté quatre assaillants autour de l’Italien, ce qui l’avait empêché d’intervenir. S’ils n’avaient été que deux, il aurait essayé quelque chose pour sauver l’Italien ; mais un contre quatre était un handicap trop lourd pour Bug qui ne pouvait se permettre de prendre trop de risques. Il aurait dû demander à Hubert de venir à sa place. Celui-là n’aurait pas hésité à engager le combat…
  
  Au fait, que devenait-il « celui-là » ?
  
  Bug était au bord de la route. Il souleva la moto cachée dans le fossé et la remit sur ses roues.
  
  « Je vais aller faire un tour jusqu’au Cecil », pensa-t-il en appuyant sur le kik.
  
  
  *
  
  * *
  
  La Ford s’immobilisa en douceur le long du trottoir, en face de l’hôtel. Hubert coupa le contact, retira les clés, puis passa son bras autour des épaules de Vera et se pencha pour l’embrasser. Elle lui rendit son baiser, puis déroba son visage et murmura :
  
  — Rentrons. Nous serons mieux là-haut qu’ici…
  
  — Vous avez raison, chérie. Ce sera certainement plus confortable…
  
  Il descendit, alla ouvrir la portière du côté de la jeune femme pour l’aider à mettre pied à terre. A ce moment, une moto arriva à leur hauteur et s’arrêta. Hubert tourna la tête, déjà sur ses gardes, puis reconnut le motocycliste en combinaison de toile brune.
  
  — Do you speak english ? demanda Bug avec l’accent d’Oxford.
  
  — Yes, I speak it, répondit froidement Hubert.
  
  — Je cherche l’hôtel de la Méditerranée, reprit Bug toujours en anglais.
  
  — Connais pas.
  
  Vera intervint :
  
  — Il n’y a pas d’hôtel de la Méditerranée à Alexandrie même ; mais il en existe un à Ramlèh, rue Saba-Pacha, je crois…
  
  — C’est ça, exulta Bug. Saba-Pacha, Ramlèh. Comment y aller ?
  
  — C’est à six milles d’ici, reprit Hubert. Vous prenez l’avenue Nahas-Pacha, la route d’Aboukir. Vous trouverez les panneaux indicateurs. Facile.
  
  — All right ! Thank you ! dit Bug en redémarrant.
  
  Hubert saisit le bras de Vera pour traverser la chaussée. Ils prirent leurs clés à la réception et montèrent par l’ascenseur. Il était minuit et demi et l’hôtel était tranquille.
  
  Vera ouvrit sa porte. Hubert dit !
  
  — Je vais faire un tour chez moi, je reviens tout de suite.
  
  Il entra dans son appartement. Tout était en ordre. Il prit sa fronde et une douzaine de billes d’acier, puis retourna chez sa voisine !
  
  — Ma chérie, il faut que je sorte. J’attendais un signe de vos ennemis ; il était là. Ils m’attendent pour un premier rapport. Que dois-je leur dire ?
  
  Elle parut vivement contrariée.
  
  — Vous serez absent longtemps ?
  
  — Je ne sais pas. Une heure peut-être…
  
  Elle commença de déboutonner sa robe et secoua sa chevelure rousse qui accrocha des flammes dans la lumière.
  
  — J’ai peur de rester seule.
  
  — Je vais vous enfermer et garder la clé. Que dois-je leur dire ?
  
  — Mon emploi du temps avec vous. Que je vous ai parlé d’un cambriolage dont j’ai été victime voici près d’un mois, sans plus. Que je vous semble très inquiète, très embarrassée et… très effrayée.
  
  Il fronça les sourcils.
  
  — Ma chérie, vous êtes réellement très effrayée.
  
  — Je le suis réellement, avoua-t-elle.
  
  Il la prit dans ses bras, l’embrassa, puis regagna la porte :
  
  — J’y vais. Je serai très vite de retour ; promis.
  
  Il sortit et mit la clé dans sa poche. En passant dans le hall il ne remit que sa propre clé au tableau. Dix secondes plus tard, la Ford démarrait.
  
  Il se promena longuement dans les rues du centre et ne prit la direction de Ramlèh qu’après avoir épuisé tous les tests nés de son expérience. Il y avait bien une chance sur deux pour que Brenner ait renoncé à le faire suivre après l’entrevue du midi précédent ; mais il ne fallait rien laisser au hasard.
  
  Dès la sortie de la ville, il accéléra franchement et poussa une pointe à 130. La voiture répondait bien et Hubert aimait cette sensation d’écrasement sur le siège chaque fois qu’il enfonçait l’accélérateur. Puis, jugeant la clarté de la lune suffisante, il ralentit et éteignit ses phares dans une belle ligne droite. Deux ou trois secondes, il ne vit absolument rien et s’employa à rester sur une trajectoire rectiligne. Puis, son regard s’accoutuma et il distingua suffisamment les bas-côtés. Il freina vigoureusement et ramena la vitesse à 50. Rétroviseur : rien derrière. Il ralentit encore et engagea complètement la Ford sur le bas-côté où il arrêta tout.
  
  Une minute, deux minutes. Rien derrière. S’il avait été suivi, les autres n’auraient pu manquer de se trahir ne pouvant le voir arrêté dans l’ombre comme il était, sans aucun feu.
  
  Il repartit doucement, sans rallumer les phares. Le clair de lune, bien que faible, était suffisant pour lui permettre de rouler en toute sécurité à une allure raisonnable. Et soudain, un phare unique, tressautant, apparut loin en arrière. Bug, sans aucun doute, qui selon une technique éprouvée avait dû se cacher en quelque point de la route et veiller après le passage de la Ford jusqu’à certitude acquise de complète sécurité.
  
  Hubert alluma les lanternes de la voiture et attendit. La moto se rapprochait très vite. Elle fut bientôt là. Hubert se rangea pour la laisser passer. Bug fit un geste de la main et fila devant, disparut.
  
  Cinq cents mètres plus loin, Hubert le retrouva dans la lueur des codes, debout sur la berme. La moto était invisible. Hubert stoppa, juste le temps de permettre à Bug de monter près de lui, et repartit.
  
  — Hello ! fit Hubert. Ça va ?
  
  — Hello ! Ça va mal.
  
  — Je vous ai appelé ce dernier midi au Windsor.
  
  — L’électricien qui m’avait livré les bobines avait disparu.
  
  — Avait ?
  
  — Il est rentré hier matin. Je l’ai appelé et nous avions rendez-vous ce soir.
  
  — Aïe !
  
  — Les autres l’ont repris sous mon nez. J’avais pris mes précautions. Tout de même, c’est très em…
  
  — J’ai été enlevé moi aussi, annonça Hubert.
  
  Et il entreprit de raconter toute l’histoire en s’efforçant de ne rien oublier. Lorsqu’il eut fini, la Ford avait depuis longtemps dépassé Ramlèh et filait à cinquante à l’heure sur la route de Rosette. Bug se contenta de grogner. Il réfléchissait. Hubert enchaîna :
  
  — Il faut que vous fassiez prendre des renseignements sur cette « Egyptian Shipping Agencies » et sur Brenner. Celui-ci assure que la fille travaille pour un service oriental. Je crois qu’elle travaille pour quelqu’un. Le soir où elle avait rendez-vous au fort Qâïbaï, ce n’était pas avec un de l’équipe Brenner, sinon mon histoire n’aurait pas pris. Ce soir-là, étant le premier sur place, j’ai vu arriver une petite voiture de marque anglaise. Le type que j’ai trouvé chez le Grec qui venait de se faire refroidir a fichu le camp dans une voiture identique…
  
  — Vous n’avez pas pu identifier cette voiture ?
  
  — Pas avec certitude, non. Je l’ai vue chaque fois à plus de cinquante mètres et la nuit. Je peux vous dire que c’est une berline quatre places de forme typiquement britannique. Mais je ne saurais dire si c’est une Austin, une Vauxhall, une MG ou une Singer…
  
  — On pourrait peut-être retourner, suggéra Bug.
  
  Hubert freina et fit faire demi-tour à la Ford en deux manœuvres. Ils reprirent la direction de Ramlèh et d’Alexandrie.
  
  — Vous n’avez pas idée de l’endroit où vous avez été emmené ?
  
  — Non, dit Hubert. Je sais simplement que cela doit se trouver à l’ouest car il nous a fallu traverser tout le centre de la ville pour atteindre la Promenade de la Reine Nazli.
  
  — Ils ont pu vous promener exprès pour vous induire en erreur.
  
  — Je ne crois pas. J’aurais remarqué alors la fréquence des changements de direction et j’ai bien entendu le vacarme du port en arrivant en ville… Je crois que vous devriez faire suivre Brenner, il pourrait vous y conduire.
  
  — J’y ai pensé ; mais il faut faire vite. Il faut que vous vous arrangiez pour être admis là-bas le plus tôt possible. Nicolo Cesare doit s’y trouver et Nicolo Cesare ne doit pas parler. Vous me comprenez ?
  
  — Parfaitement bien, dit gravement Hubert. Je vais chercher un moyen…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  OU HUBERT TOMBE DANS LA GUEULE
  
  DU CHIEN PAR UN TUYAU CREVÉ
  
  ET OU L’ON RETROUVE CESARE
  
  DANS UN FICHU PÉTRIN
  
  
  Hubert fit tourner la clé dans la serrure et entra. Sa montre venait de lui indiquer deux heures et quart du matin. Vera devait dormir à poings fermés. Il franchit le vestibule après y avoir donné la lumière et fut étonné de voir la porte de la chambre entrouverte. Il appuya sur le bouton électrique et fut stupéfait de voir le désordre qui régnait dans la pièce et le lit… saccagé et vide. Un cyclone était passé par là, ou bien on s’y était battu. Il fila jeter un coup d’œil dans la salle de bains. Même désordre là, résultant d’une fouille. La porte des commodités était restée grande ouverte.
  
  Vera Mariazell avait disparu. Volatilisée.
  
  Sans s’énerver, Hubert entreprit de refaire le tour du champ d’opérations. Il regarda dans les placards et jusque sous le lit. Sans grand résultat…
  
  Déductions : quelqu’un était venu chercher quelque chose. Vera s’était probablement défendue farouchement, essayant probablement de gagner du temps puisqu’elle attendait son retour. Une fouille méthodique de l’appartement avait été effectuée, puis « on » avait emmené Vera. Ce dernier fait permettait de supposer qu’« on » n’avait pas trouvé ce qu’« on » était venu chercher.
  
  Le clip pharaonique, sans doute.
  
  Hubert, lui, savait que Vera avait été le cacher dans la salle de bains et qu’elle n’avait pas mis beaucoup de temps pour ce faire.
  
  Il retourna dans la salle de bains. Les commodités : le couvercle de la chasse d’eau avait été replacé de travers. Le visiteur avait évidemment pensé à cette cachette élémentaire. Dans cette pièce sans meubles, il y avait bien peu d’endroits possibles. Les pots de crème avaient été sondés dans le petit placard auquel le miroir du lavabo servait de porte. Le bidet, la baignoire, tout d’une pièce, étaient décourageants. Vera n’avait pu les démonter. Une idée jaillit brusquement dans l’esprit de Hubert. Une énorme savonnette de couleur gisait au fond de la baignoire. Il la ramassa. Contours lisses. Il enfonça ses pouces au centre : son visage s’éclaira. Il tira un couteau de sa poche, fendit le savon en deux. La lame buta. Il extirpa le clip en forme de pharaon stylisé…
  
  — Okay ! murmura-t-il.
  
  Il lava le bijou dans le lavabo et le mit dans sa poche après l’avoir enveloppé dans un papier de soie. Il éteignait la lumière lorsque la porte sur le couloir s’ouvrit doucement. Prêt à la bagarre, il entendit murmurer :
  
  — Herr Doktor ! Vous êtes là !
  
  C’était Hakim.
  
  — J’y suis. Entre.
  
  Ils allèrent dans la chambre dont le désordre ne parut pas surprendre autrement le jeune employé arabe. Ses yeux brillaient d’une excitation extraordinaire et ses joues étaient rouges comme des pivoines.
  
  — Si vous me donnez vingt livres, annonça-t-il, je vous refile des tuyaux formidables !
  
  Hubert se gratta le menton d’un air pensif.
  
  — Écoute-moi bien, répliqua-t-il, s’il s’agit de ce que je pense, je te donnerai dix livres. Parole. Si tu ne marches pas comme ça, je te flanque une trempe carabinée jusqu’à ce que tu craches le morceau. Vu ?
  
  Hakim fit la grimace.
  
  — Y a jamais moyen de discuter sérieusement avec vous, maugréa-t-il. Ce n’est pas drôle.
  
  — Allez, accouche et grouille-toi, je suis pressé.
  
  Hakim hésita un temps très court :
  
  — Je sais où Frau Mariazell a été emmenée.
  
  Hubert resta impassible.
  
  — C’est ce que je pensais, fit-il, tu auras tes dix livres. En attendant, raconte…
  
  — Frau Mariazell m’avait sonné. Je suis de nuit… Elle m’a demandé de l’eau minérale. Ce n’est pas mon boulot mais je la lui ai apportée quand même…
  
  — Quelle heure ?
  
  — Un peu après une heure. Une heure cinq, je crois.
  
  — Et ensuite.
  
  — Je ressortais et j’étais au bout du couloir quand deux types se sont amenés. Ils ont frappé ici. Je les ai vus sans qu’ils me voient. J’ai trouvé ça drôle. Le concierge aurait dû les annoncer, hein ? Je suis revenu pour écouter à la porte. Rien. Je suis entré chez vous. Y avait personne. Alors j’ai regardé par le voyeur…
  
  — Bien ! Ponctua Hubert qui commençait à trouver la chose intéressante. Qu’est-ce que tu as vu ?
  
  — Un type qui retournait tout dans la cambuse. L’autre devait être dans la salle de bains avec la dame. Ça a duré un moment puis l’autre est venu rejoindre son copain. Ils se parlaient et ils avaient l’air de rigoler. Puis Frau Mariazell est venue à son tour. Elle s’était habillée et paraissait pas contente. Je crois qu’elle enguirlandait les deux autres. Ils sont sortis en éteignant la lumière… Alors, je me suis dit que vous me donneriez peut-être cher pour savoir où ils allaient. Je les ai suivis…
  
  — Comment ?
  
  — Sont sortis par-derrière. La nuit, un taxi reste toujours de permanence en cas de besoin ; je l’ai pris.
  
  — Ils avaient une voiture ?
  
  — Oui, une petite voiture noire.
  
  — Immatriculation étrangère ?
  
  — Non, d’ici. Je l’ai noté.
  
  — Et… où ont-ils été ?
  
  Pour toute réponse, Hakim tendit la main. Hubert soupira et sortit son portefeuille, compta dix billets d’une livre et les agita en les faisant claquer sous le nez du garçon dont les yeux brillèrent de cupidité.
  
  — Vous ne trouverez pas tout seul, Herr Doktor. Il faut que je vous conduise…
  
  — Je ne peux pas t’emmener. Si l’on s’apercevait que tu n’es pas à ton poste alors que tu es de nuit, tu te ferais mettre à la porte. Non, explique-moi, ou fais-moi un dessin…
  
  Hakim se concentra, son regard toujours rivé sur le paquet de billets.
  
  — Vous prenez la rue des Sœurs, puis la rue Ibrahim Ier…
  
  — Je vois, dit Hubert.
  
  — Vous passez le canal sur le pont neuf…
  
  — Près du marché aux cotons ?
  
  — Oui. Puis vous passez le pont du chemin de fer…
  
  — C’est la route de Meqs ?
  
  — Oui, Herr Doktor. Vous dépassez les magasins de la Douane, puis l’abattoir, puis la caserne des garde-côtes. Vous dépassez le Meqs et…
  
  — Abrège un peu.
  
  — La dernière propriété avant la porte des Bédouins, à gauche. C’est là… Il y a des chiens dans le parc.
  
  — C’est une bonne précaution, affirma Hubert en remettant les dix livres au garçon. Hakim, tu es un type très précieux !
  
  Il le poussa vers la sortie. Ils quittèrent la chambre en éteignant derrière eux, se retrouvèrent dans le couloir.
  
  — Fais le guet, demanda Hubert, il faut que j’aille enlever la table d’écoute. Si je ne revenais pas, on risquerait de la découvrir…
  
  Il y alla. Enlever le fil qui reliait les deux couples fut vite fait. Il retrouva Hakim dans le couloir et le remercia :
  
  — Tu peux aller te coucher, je n’ai plus besoin de toi.
  
  Entra chez lui et entreprit de se changer. Il mit de solides chaussures à fortes semelles de caoutchouc moulé, un vieux pantalon de toile kaki, un blouson de cuir léger. Il glissa dans ses poches lampe électrique, couteau multiple, matraque, fronde et billes d’acier. Puis il tira d’une valise un rouleau de corde de nylon très résistante : une vingtaine de mètres.
  
  Il y avait ce sacré bijou pour lequel il fallait trouver une cachette. Le dissimuler dans l’appartement ne lui disait rien qui vaille. Alors, où le mettre ?
  
  Il le garda sur lui et quitta l’hôtel par l’escalier de service. La Ford était toujours là. Il s’installa au volant et prit la route indiquée par Hakim.
  
  Trois heures sonnèrent à l’église Saint-Pierre.
  
  Une nuit blanche en perspective. Hubert s’en moquait, il se sentait en forme et n’avait pas le moins du monde envie de dormir…
  
  La ville fut vite traversée. Il ne croisa aucune voiture. Rien derrière non plus. D’ailleurs, une filature dans ces conditions aurait été impossible même pour le plus habile des spécialistes…
  
  Le canal franchi, la voie du chemin de fer dépassée, il pressa l’accélérateur et les faubourgs défilèrent à 110-120. Le Meqs n’est qu’à huit kilomètres d’Alexandrie. La Ford y fut en quelques minutes. Après le village endormi, Hubert leva le pied.
  
  La porte des Bédouins, bab el’Arab, et le désert au-delà. Hubert était déjà venu par-là. La position de la villa indiquée par Hakim était assez claire dans son esprit. Quand il jugea le moment venu, il éteignit les phares et continua sur la lancée de la voiture.
  
  Un terrain planté de sycomores et de dattiers lui offrit l’abri désiré pour la Ford. Il la fit rouler hors de la route et l’arrêta dans une zone d’ombre épaisse. Le moteur arrêté, tout fut silencieux. Puis les cris des insectes devinrent perceptibles. Il descendit, resta un instant immobile, respirant à pleins poumons l’air vif et salé. La mer était à quelques centaines de mètres au nord.
  
  Le clip. Il fallait absolument lui trouver une cachette et surtout ne pas pénétrer chez l’adversaire en le portant sur soi. Il réfléchit et une idée lui vint. Il souleva le capot et dévissa le large bouchon de matière plastique qui fermait le bocal du lave-glace accroché au tablier devant le pare-brise. Un produit spécial mélangé à l’eau colorait celle-ci en brun. Il laissa tomber le clip dedans et revissa le couvercle. Personne n’irait chercher le mystérieux bijou là-dedans… Il referma le capot en retenant sa respiration. Le moteur chaud irradiait une chaleur alourdie de vapeurs d’huile fort désagréables.
  
  Puis il partit à pied en longeant la route.
  
  Un haut mur de pisé entourait la propriété qui paraissait très étendue. La façade sur la route devait atteindre une centaine de mètres. Au centre, un portail de fer plein de couleur sombre. De nombreux arbres au-delà de l’enceinte empêchaient de voir l’habitation.
  
  Hubert entreprit de suivre le mur latéral et trouva bientôt ce qu’il cherchait : un endroit délabré, mal réparé, propice à l’escalade. Il plaça sa fronde dans une poche de son blouson de façon à pouvoir la saisir facilement et commença à se hisser. Il arrêta son ascension lorsqu’il put appuyer ses bras sur le faîte. C’était un véritable parc qui venait de lui apparaître. Il reconnut des sycomores, des acacias et divers palmiers. Puis il dut se défendre contre les moustiques qui assaillaient ses mains et son visage.
  
  Un léger bruit en contrebas lui fit dresser l’oreille. Ses yeux bien habitués à l’obscurité relative s’aiguisèrent davantage. Il aperçut bientôt les deux molosses immobilisés au pied d’un acacia et qui l’observaient en silence. Des bêtes redoutables, visiblement dressées à tuer sans prévenir.
  
  Hubert s’éleva davantage et s’assit sur le sommet du mur. Les bêtes formidables se rapprochèrent. Il sembla à Hubert qu’il entendait leur souffle rauque et court, légèrement sifflant…
  
  Sans se presser, il prit en main la fronde d’aluminium et sortit de la poche droite de son pantalon deux billes d’acier de treize millimètres. Il savait que même en visant la tête, il ne tuerait pas les deux molosses ; mais il pourrait à coup sûr les assommer pour quelques secondes. Le temps de sauter du mur et de terminer le travail à la matraque. Et en silence !
  
  Il plaça posément une des grosses billes dans la poche de cuir, banda ses muscles pour tendre les élastiques au maximum et visa le chien de gauche, en plein crâne. A cette distance, six à sept mètres, il était certain de faire mouche sur une cible de cette importance.
  
  Il lâcha tout. La bille siffla. Il y eut un court jappement. Emporté par la violence de la détente, Hubert plongea malgré lui en avant. Il l’avait prévu et prévu aussi de se retenir avec ses jambes. Il amorçait déjà le coup de reins qui devait le rétablir avant de glisser la seconde balle dans la poche de la fronde quand il sentit le mur céder sous lui. Un mur de pisé en mauvais état avec un phénomène de quatre-vingt-cinq kilos lui imprimant à son sommet des efforts anormaux, c’était fatal. Hubert pensa cela trop tard.
  
  Il arriva dans le parc avec les débris de la muraille, sans mal. Mais avant qu’il ait pu se relever ou se mettre en état de défense, le chien restant fut sur lui…
  
  Lorsque, bien des années plus tôt, Hubert avait suivi les cours d’une école d’espionnage dans le Minnesota, il avait appris, entre autres choses, plusieurs façons de se défendre contre les chiens dressés à l’attaque. Cette science acquise lui avait été maintes fois utile. Mais, là, la lutte se trouvait mal engagée.
  
  Le chien lui tomba sur le dos et il eut juste le temps de se protéger la nuque avec ses avant-bras repliés derrière. Les crocs terribles se refermèrent au-dessus de son poignet droit. Là, heureusement, le cuir de la manche du blouson était double. Il sentit les pointes acérées pénétrer sa chair mais sans grand dommage. Il se mit sur les genoux et bascula brutalement avec l’animal afin de reprendre le dessus. Avec une vivacité prodigieuse, le chien lâcha le poignet pour bondir à la gorge un instant découverte. L’avant-bras gauche intercepta la gueule meurtrière juste à temps. Le droit alla se bloquer sur l’échiné de la bête. C’était fini. Une poussée d’un côté, une traction de l’autre, avec toute la force disponible. La colonne vertébrale brisée, l’animal expira…
  
  Hubert eut du mal à libérer son bras des crocs profondément enfoncés dans le cuir.
  
  Qu’était devenu l’autre ? Hubert le vit soudain qui rampait dans sa direction, à demi groggy, mais toujours agressif. Le tuer ? Hubert détestait tuer les chiens dressés par l’homme à attaquer les hommes. Il ne le faisait qu’en cas de nécessité absolue, lorsque sa propre vie était en jeu. Il sortit sa matraque et plongea. La bête tenta vainement de parer le coup. Il frappa la tête, sans appuyer, juste assez pour provoquer le K.O. Puis, rapidement, il ficela le chien avec quelques mètres de corde en nylon. Une touffe d’herbe dans la gueule bien saucissonnée. Les pattes liées ensemble et le tout attaché au pied de l’acacia.
  
  — Tranquille ! murmura Hubert en flattant la bête neutralisée.
  
  Il se releva, récupéra armes et bagages et s’enfonça dans l’intérieur du parc, sa fronde prête à servir, une bille dans la poche. Quelle arme formidable c’était ! Efficace et prodigieusement silencieuse…
  
  Il parcourut une trentaine de mètres et déboucha dans une clairière. Pelouses à l’anglaise, maison blanche de style Victorien. Sans la flore méridionale, on aurait pu se croire en quelque point de la vieille Angleterre. Une propriété construite sans aucun doute par un haut fonctionnaire britannique au temps où son pays faisait encore la loi en Égypte.
  
  Il y avait de la lumière à une fenêtre du premier étage, en face de l’endroit où se trouvait Hubert. Et une voiture dans la cour, à droite, côté route. Une petite limousine quatre places de marque anglaise…
  
  Hubert avança avec mille précautions en direction de la voiture. Avant toute chose, il fallait la mettre en panne afin de la neutraliser en cas de fuite précipitée. Il l’atteignit sans encombre, souleva le capot et dévissa le couvercle de la pompe à essence. Ceci fait, il prit note du numéro égyptien. La voiture était une Austin, d’un modèle récent.
  
  Maintenant, il convenait de décider la suite. Au fond de lui-même, Hubert pensait qu’il aurait mieux fait de se coucher plutôt que de courir après la belle Autrichienne. Mais la belle aux cheveux de flamme se trouvait tout de même au centre de l’action et ses faits et gestes méritaient d’être suivis…
  
  Il marcha silencieusement vers la maison, tâta la porte principale. Fermée. Il ne se fit aucun souci. Son expérience lui avait appris depuis longtemps qu’une maison de cette importance n’est jamais rigoureusement close. A défaut d’une porte restée ouverte, on y trouve toujours une fenêtre simplement poussée dont la crémone n’a pas été bloquée.
  
  Il entreprit tranquillement le tour de l’habitation, auscultant chaque ouverture. Son optimisme était renforcé par la présence des chiens féroces dans le parc. Un particulier qui dispose d’un pareil système de protection a toujours tendance à négliger les précautions secondaires, c’est-à-dire les fermetures des portes et fenêtres…
  
  La dernière fenêtre à gauche sur la façade combla ses espoirs. Une simple poussée suffit à l’enfoncer. Il se hissa sur la bordure, fit un rétablissement, enjamba l’appui et reprit pied en douceur sur une moelleuse moquette. Il referma les battants avec soin. Il lui était arrivé une fois de se trouver en difficulté pour avoir laissé une fenêtre ouverte. Un courant d’air avait provoqué des claquements de portes dans la maison. L’occupant des lieux avait été réveillé, s’était levé et…
  
  Hubert prit sa matraque dans sa main droite et sa lampe électrique dans la gauche. La fronde n’est intéressante qu’en plein air. Dans un intérieur, le rebondissement des billes d’acier provoque trop de vacarme…
  
  Un peu de lumière. Il était dans un salon. Il fila vers la droite, trouva une porte, l’ouvrit et passa dans le vestibule vaguement éclairé du dehors à travers les hautes portes vitrées. L’escalier était là. Il monta sans bruit sur l’épais tapis qui recouvrait les marches.
  
  La pièce éclairée devait être à gauche. Il s’enfonça dans le couloir. Tout était silencieux, tranquille. Trop tranquille. Une sorte d’électricité faisait vibrer l’atmosphère d’inquiétante façon…
  
  Il éclaira de nouveau. Une brève seconde. A quelques mètres devant, le couloir se séparait en deux branches, formant un T. Il arriva au croisement à tâtons, regarda à droite, puis à gauche. De ce côté-là, sur le mur opposé, une porte laissait passer un peu de lumière. C’était là…
  
  Il franchit la distance, aussi souple et silencieux qu’un chat et colla son oreille contre le bois…
  
  Rien. Aucun bruit. Il se baissa : pas de trou de serrure par où regarder. Que faire ? Il n’était pas venu là pour visiter la maison à l’insu de tous et s’en retourner. Il saisit la poignée, tourna et ouvrit la porte, comme il aurait fait chez lui.
  
  — Soyez le bienvenu, Herr Doktor ! Lança une voix calme, en allemand et avec l’accent slave.
  
  Hubert leva les bras…
  
  
  *
  
  * *
  
  Nicolo Cesare n’en pouvait plus. La correction que venait de lui infliger l’homme aux allures de gorille le laissait sans forces. Son corps n’était plus qu’un magma douloureux.
  
  — Tu vas parler, charogne !
  
  Une porte claqua derrière l’Italien.
  
  — Un instant, Willy ! dit une voix monocorde. Ne soyez donc pas si grossier…
  
  Willy recula de deux pas en soufflant comme un phoque. La fleur rouge qui ornait sa boutonnière était toute fripée mais il ne paraissait pas s’en soucier. L’électricien vit apparaître Arnold Brenner qui annonça en bon italien :
  
  — Je désire vous expliquer certaines choses. Hier matin, vous nous avez raconté une histoire que nous avons fait semblant de croire. C’était plausible, remarquez. Enfin, disons plutôt que cela aurait été plausible si vous n’étiez pas ingénieur électricien. Vous me suivez ?
  
  Nicolo Cesare se garda bien de répondre. Brenner eut un petit mouvement d’impatience et reprit :
  
  — Nous avons donc décidé de vous relâcher et de vous tendre un piège. Le petit Arabe à qui vous avez acheté différents objets dans la matinée était envoyé par nous…
  
  Nicolo Cesare sentit quelque chose se nouer dans son estomac…
  
  — Nous avions glissé à dessein dans le lot quelques photocopies de documents d’allure secrète. En fait, les tuyaux dont vous avez pu prendre connaissance ne présentent plus aucun intérêt. Notre idée était que si vous nous aviez trompés, si vous travailliez pour quelque service adversaire du nôtre, vous ne manqueriez pas de faire des pieds et des mains pour leur livrer au plus tôt un butin que vous deviez vous imaginer très important…
  
  Il fit une pause et sourit :
  
  — C’est exactement ce que vous avez fait, n’est-ce pas ?
  
  Nicolo Cesare secoua sa grosse tête chauve.
  
  — Je ne sais pas de quoi vous parlez, grogna-t-il.
  
  Willy éructa avec un geste menaçant de sa grosse main :
  
  — Rrrrrrrr ! j’te vais…
  
  — Doucement, Willy ! Coupa Brenner. Notre ami Cesare va certainement se montrer raisonnable après que j’en aurai terminé…
  
  Il se racla discrètement la gorge, croisa ses mains et continua :
  
  — Mon cher, nous avons la preuve, administrée par vous, que vous appartenez à un service secret. Ce point acquis, considérons l’affaire… Vous n’êtes rien d’important. Un simple rouage qui n’a certainement personne au-dessous de lui. La dernière roue du carrosse… C’est d’ailleurs heureux pour vous. Donc, ce soir vous aviez rendez-vous avec votre patron auquel vous désiriez remettre les diapositives, que nous avons récupérées. Mais votre patron, ayant probablement connu votre aventure de la nuit passée et étant, lui, du métier, a prévu ce qui allait arriver et nous a échappé…
  
  Nicolo Cesare fronça les sourcils. Il avait vu Bug tomber à dix mètres de lui, abattu d’un coup de pistolet à silencieux.
  
  — Vous l’avez t…
  
  Il s’arrêta brusquement, trop tard. Brenner avait compris. Un silence, puis Brenner essaya de rattraper son erreur :
  
  — Vous l’avez vu mourir devant vous. Donc… vous pouvez maintenant nous dire sans crainte qui il était puisque plus personne ne pourra vous le reprocher…
  
  Mais la volte-face de Brenner avait été sensible à l’Italien qui se répéta mentalement la phrase maladroite de son adversaire : « Mais votre patron… étant, lui, du métier, a prévu ce qui allait arriver et nous a échappé… »
  
  — A ce prix, et à ce prix-là seulement, continua Brenner, nous vous laisserons la vie sauve. Car nous sommes persuadés maintenant que vous avez remis les bobines à celui avec qui vous aviez rendez-vous ce soir. Étant spécialiste, vous ne pouviez pas ne pas vous apercevoir que ces bobines n’étaient pas des bobines ordinaires, simplement d’après leurs dimensions…
  
  — J’ai pensé que c’était du matériel des débuts ; quand rien n’était normalisé…
  
  — Vous avez regardé si le ruban était impressionné.
  
  — Non, ça ne m’est pas venu à l’idée.
  
  — Si, on a trouvé chez vous les accessoires nécessaires : tête de lecture et Vu-mètre.
  
  — Je n’y ai pas pensé.
  
  Brenner se retourna vers Willy.
  
  — A vous de jouer. Il faut lui faire avouer tout ce qu’il sait au sujet de ces bobines et du type avec qui il avait rendez-vous ce soir…
  
  — On va essayer, répondit l’énorme Willy avec un rire cruel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  OU HUBERT TRAHIT SA CRAINTE
  
  DES MALADIES HONTEUSES
  
  ET TROUVE LE FIL
  
  GRACE A UNE ARAIGNÉE
  
  
  L’homme était debout, adossé au mur, dans un angle de la pièce meublée en bureau. Il était grand, svelte et racé. Un monocle noir opaque qui masquait son œil gauche donnait à son visage de hobereau nordique haut en couleur une note de romantisme inattendue. Les cheveux blonds, très pâles, étaient taillés en brosse.
  
  Il portait un costume d’intérieur et tenait ses mains bien enfoncées dans les poches de son veston. Des poches anormalement grosses qui forçaient le respect à la simple idée de ce qu’elles pouvaient contenir.
  
  — Vous êtes très aimable, riposta Hubert qui avait vite repris son sang-froid.
  
  — C’est bien naturel, reprit l’homme. Entre gens du même monde…
  
  — Du même monde ? répéta Hubert d’un air suffisamment stupide.
  
  — Permettez que je me présente : Casimir Lisowski. J’étais polonais…
  
  — Et maintenant ?
  
  — Je ne sais pas trop et c’est d’ailleurs sans importance. Surtout pour vous qui n’allez pas ressortir vivant d’ici.
  
  — Trop aimable ! Riposta Hubert en laissant retomber intentionnellement ses bras sans prévenir.
  
  — Haut les mains !
  
  Ce n’était pas du bluff. Casimir tenait réellement une arme dans sa dextre : un très beau pistolet en acier chromé qui provoqua la curiosité de Hubert. L’autre reprit :
  
  — Soyez sage si vous ne tenez pas à mourir trop vite. Faites demi-tour…
  
  Hubert obéit. Casimir vint le palper et le soulagea de la matraque et de la fronde. Imprudence qui aurait pu lui être fatale si Hubert n’avait décidé de laisser courir le plus longtemps possible afin d’en savoir davantage.
  
  — C’est avec ça que vous avez neutralisé mes chiens ? Félicitations ! Vous êtes un adversaire redoutable !
  
  Hubert ne répondit pas.
  
  — Avancez, ordonna Casimir. Retournez à l’escalier et descendez-le. Je vous suis…
  
  Hubert obéit, tout à fait docile. Couloir, escalier, hall.
  
  — Par où ? Questionna-t-il.
  
  — Contournez l’escalier par la gauche, prenez le couloir à droite, allez jusqu’au fond.
  
  Ils repartirent. Manœuvrés par Casimir Lisowski, des boutons électriques faisaient jaillir la lumière à mesure de leur avance. Hubert renifla des odeurs de cuisine en passant devant une porte vitrée.
  
  — La dernière porte à droite. Elle doit être ouverte. Descendez…
  
  Un escalier de pierre semblable à n’importe quel escalier de cave, Hubert commençait à se demander si Casimir était seul dans la maison ; auquel cas, il ne devait à aucun prix se laisser enfermer dans une geôle quelconque… Il avait toujours dans la poche droite de son pantalon une douzaine de billes d’acier que Lisowski n’avait pas cru devoir lui enlever. Elles pourraient servir…
  
  En bas de l’escalier, un large couloir cimenté. Des portes de chaque côté. Là, on entendait des voix.
  
  — A gauche, entrez.
  
  Hubert obéit. C’était une buanderie, assez vaste. Un lavoir de ciment s’élevait dans un angle. Ficelée à un tuyau d’écoulement descendant du plafond, Vera Mariazell paraissait évanouie. Un Nubien de grande taille, le torse nu, s’amusait avec un fouet. Et, oh ! Surprise ! Hakim était assis dans un coin sur une chaise de jardin et fumait un cigare presque aussi gros que son poignet. Il leva les yeux au plafond pour éviter le regard de Hubert.
  
  Le Nubien considéra le nouveau venu, puis, sans prévenir lui cingla les jambes d’un coup de fouet. Les pantalons amortirent passablement le coup mais il en fallait beaucoup moins pour faire sortir Hubert de ses gonds. Il plongea de toute sa puissance, tête première, et atteignit le Noir à l’estomac. Ils tombèrent ensemble, le Noir râlant de douleur. La voix sèche de Casimir résonna :
  
  — Assez ! Levez-vous ou je tire dans le tas !
  
  Cela n’avait pas l’air d’une plaisanterie. Hubert, qui venait de penser à utiliser le Nubien comme bouclier, dut renoncer à cette idée. Casimir Lisowski, sans doute, devant avoir des Nubiens de rechange. D’un terrible coup de poing, Hubert écrasa le nez plat de son adversaire et se releva en tirant sur les pans de son blouson, très digne.
  
  — La prochaine fois, je le tue ! annonça-t-il froidement.
  
  Casimir Lisowski siffla entre ses dents.
  
  — Ce que vous pouvez avoir mauvais caractère, remarqua-t-il. Ce n’était qu’une plaisanterie… à côté de ce qui vous attend.
  
  Il montra une chaise métallique poussée contre un mur.
  
  — Asseyez-vous, j’ai à vous parler sérieusement. Toi, ordonna-t-il, en se retournant vers le Noir, va chercher ta mitraillette.
  
  Le Noir sortit. Hakim regardait toujours le plafond en tirant sur son cigare. A son teint verdâtre, Hubert comprit que le petit traître n’allait pas tarder à vomir. Il reporta son attention sur Vera et s’aperçut qu’elle le regardait. Elle portait une robe de soie imprimée très jolie et ses cheveux magnifiques trempés de sueur tombaient en mèches sur son visage aussi pâle que le mur blanchi à la chaux. Il lui adressa un clin d’œil rassurant et crut la voir sourire en réponse. Casimir Lisowski annonça :
  
  — Grâce à ce cher Hakim, nous savons exactement à quoi nous en tenir à votre sujet, à tous les deux.
  
  — Vous avez bien de la chance, ironisa Hubert.
  
  — Hakim, tu peux remonter. Va t’installer au salon, fume et bois tant que tu voudras.
  
  Le jeune Arabe se leva en titubant, visiblement malade. Comme il passait devant Hubert pour gagner la porte, celui-ci allongea le pied. Hakim trébucha et tomba de tout son long sur le ciment. Il se releva en jurant et voulut contre-attaquer, toutes griffes dehors. Hubert se leva et tapa du pied en faisant : Pschi ! Comme pour effrayer un chat. Hakim bondit en arrière et Casimir Lisowski lui-même ne put s’empêcher de rire.
  
  — Allons, file !
  
  Le garçon sortit. Hubert se laissa choir derechef sur la chaise. Le Polonais reprit :
  
  — Les plaisanteries les meilleures ont toujours une fin… Vera et vous, avez cru pouvoir rouler tout le monde et vous en tirer avec les honneurs…
  
  « Encore quelque chose à quoi je n’avais pas songé », pensa Hubert. Le Nubien reparut armé d’une mitraillette Stern et s’adossa au mur près de la porte tenant son arme prête à tirer.
  
  — Nous croyions être sûrs de Vera qui avait réussi à se faire embaucher par Brenner. Mais, au lieu de nous remettre ces fameuses bobines, elle n’en a rien fait. Il paraîtrait que Brenner n’a pu remettre la main dessus. Le cambriolage a certainement existé, mais la façon dont vous avez retrouvé la piste du frère d’Hakim suffit à prouver que vous êtes rentré en possession des bobines. Alors, puisque Vera se refuse à parler en votre absence, nous allons vous faire chanter un duo. Pour commencer, Ahmed, ici présent, va s’amuser devant vous avec cette charmante jeune femme. Si vous aviez l’intention de vous marier, il vous sera certainement très agréable d’avoir à élever un gentil petit mulâtre…
  
  Hubert vit Vera frissonner. Personnellement, lui ne voyait pas grand inconvénient à la chose. Si la conjoncture lui avait imposé de rester muet, ce n’était pas en faisant violer la belle Autrichienne devant lui par ce grand Noir – pas mal de sa personne au demeurant – que Casimir l’aurait fait parler. Mais son instinct lui commandait de faire comme s’il était réellement amoureux de la dame. Cela n’engageait à rien et c’était la seule attitude qui pourrait se révéler payante par la suite…
  
  Il serra donc les poings, fit jouer les muscles de ses mâchoires et grinça des dents :
  
  — Si vous faites ça, Lisowski, menaça-t-il, je jure de vous le faire payer au centuple. Je vous ferai passer sous un bataillon de nègres…
  
  Le Polonais éclata de rire.
  
  — Vous êtes très amusant… Ahmed, passe-moi ta mitraillette et occupe-toi de la dame !
  
  Le Nubien obéit. Ses gros yeux blancs désorbités paraissaient fascinés par la femme que son maître venait de lui offrir. Il s’en approcha. Vera poussa un cri déchirant :
  
  — Hans ! Au secours !
  
  Hubert voulut bondir. Un coup de feu claqua au-dessus de lui, le rappelant à la raison. Il s’immobilisa. Le Noir arracha d’un coup le corsage de la robe découvrant les petits seins durs de la jeune femme. Un nouveau craquement : la robe tomba aux pieds liés de Vera qui hurlait en se tordant comme un ver. Le Noir posa ses grosse pattes sur le slip de nylon. Alors, Hubert empoigna la chaise de fer et fonça. Un des pieds de fer s’abattit sur le crâne rasé du Nubien qui hurla en s’effondrant. Bang ! Lisowski tirait de nouveau, mais sans viser Hubert.
  
  — Les mains en l’air !
  
  Pour toute réponse, Hubert ajusta la lampe qui pendait du plafond juste devant lui. Manœuvrée avec précision la chaise accrocha l’ampoule qui éclata. Obscurité. Bâng ! Bang ! Hubert avait soigneusement noté la position du Polonais. A deux mains, de toutes ses forces, il projeta la chaise dans cette direction. Il y eut un choc de ferrailles, suivi d’un cri de rage et de douleur, puis l’écho d’une fuite rapide et maladroite. Hubert marcha vers la porte qu’une vague lueur provenant de la lumière de l’escalier proche découpait maintenant. Il buta contre la chaise, se baissa pour l’écarter et vit autre chose de brillant qu’il toucha des doigts : la mitraillette. Son cœur bondit dans sa poitrine. Il prit l’arme, fit un pas dans le couloir et pressa la détente. L’arme terrible poussa son chant de mort, un court instant. Le Polonais devait savoir maintenant que son adversaire était armé.
  
  Hubert revint dans la buanderie obscure.
  
  — Vera ?
  
  — Oui, Hans. Venez vite me détacher…
  
  Il chercha du pied le corps du Nubien et se baissa pour lui faire les poches. Il trouva ce qu’il cherchait : un couteau et une lampe électrique. Il alluma l’une et se servit de l’autre pour couper les liens qui attachaient au tuyau d’écoulement les poignets et les chevilles de sa belle amie.
  
  — Voilà, chérie. Nous nous embrasserons plus tard. Le plus urgent est de nous tirer de ce coupe-gorge.
  
  — Je suis nue, se lamenta-t-elle.
  
  — Prenez mon blouson.
  
  Il l’ôta et le lui tendit. Elle ramassa les débris de sa robe et réussit à s’en faire une jupe nouée à la taille.
  
  — Ça ira très bien comme ça, affirma Hubert. Filons. Je passe devant…
  
  Ils enjambèrent le corps inerte du Nubien et gagnèrent le couloir. Au pied de l’escalier :
  
  — Je vais monter seul, murmura-t-il. C’est un passage trop dangereux. En haut, je vous ferai signe…
  
  Il monta quatre à quatre, mitraillette braquée, et atteignit la plus haute marche sans encombre.
  
  — Arrivez !
  
  Elle monta à son tour, en chancelant.
  
  — J’ai les jambes coupées, dit-elle.
  
  Couloir. Hall. La grande porte sur la cour était restée ouverte. La voiture était toujours là.
  
  — J’ai l’impression que notre ami a filé, dit Hubert.
  
  Il alla pousser la porte du salon. Ivre mort, Hakim ronflait sur la moquette, une bouteille d’alcool renversée près de lui.
  
  — Il est bien là, décida Hubert. Filons.
  
  Ils sortirent par le perron et coupèrent à droite vers l’épaisseur du parc.
  
  — Où allons-nous ? Questionna Vera qui avait du mal à suivre.
  
  — Sortir par où je suis entré.
  
  Il retrouva sans trop de peine le passage en se guidant sur les plaintes étouffées du chien qu’il avait ligoté.
  
  — C’est vous qui avez démoli ce mur ?
  
  — Oui, en m’appuyant dessus.
  
  Ils franchirent l’éboulis. Il lui garda la main pour la diriger vers la Ford.
  
  — Montez !
  
  Elle obéit, il referma la portière, jeta la mitraillette au pied d’un arbre et contourna le capot pour aller s’installer au volant.
  
  — Pourquoi l’avez-vous jetée ? Questionna Vera.
  
  — Je n’ai pas envie d’aller moisir dans les prisons égyptiennes avec une inculpation de terrorisme sur les reins.
  
  Il démarra, recula jusqu’à la route et reprit la direction d’Alexandrie. Devant eux, le ciel commençait à rosir.
  
  — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de bobines ? demanda Hubert en accélérant.
  
  — Si vous ne le savez pas, il m’est impossible de vous expliquer, répondit Vera.
  
  Puis elle posa sa jolie main sur l’avant-bras d’Hubert et s’enquit :
  
  — Hans, est-ce que vous m’aimeriez vraiment ?
  
  Il grogna en se trémoussant sur le siège.
  
  — J’ai simplement pensé à l’avenir. On dit que tous ces Noirs sont syphilitiques. J’aurais craint la contagion…
  
  Elle rit.
  
  — Je n’ai jamais connu de types comme vous…
  
  — Même à Lisbonne ?
  
  Elle s’étonna :
  
  — Pourquoi Lisbonne ? Je ne connais pas Lisbonne…
  
  Puis renversa sa jolie tête sur le dossier et gémit :
  
  — Je suis épuisée. Emmenez-moi n’importe où pourvu qu’il y ait un lit…
  
  — Je vais vous conduire à Ramlèh, répliqua Hubert. Nous ne pouvons pas retourner au Cecil…
  
  — Je veux dormir, souffla-t-elle. Dormir…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert repoussa la lourde porte blindée et serra sous son bras les deux disques enveloppés de papier jaune. Il remonta dans la grande salle de la banque et rendit la clé en annulant la location du coffre. Puis il demanda à téléphoner. Brenner était à son bureau.
  
  — Bonjour, dit Hubert. J’ai une grande nouvelle pour vous.
  
  — Allez-y, répliqua froidement l’autre.
  
  — J’ai retrouvé les disques.
  
  Silence, puis :
  
  — Vous êtes sûr ?
  
  — Je les ai actuellement sous mon bras gauche.
  
  Nouveau silence. Enfin :
  
  — Rendez-vous dans une demi-heure au pont neuf, côté extérieur.
  
  — Entendu.
  
  Hubert raccrocha et quitta la banque. Il était 9 h 15 et l’animation était vive dans la rue Chérif Pacha. Dans une demi-heure, avait dit Brenner ; il n’en fallait pas tant pour joindre le pont neuf sur le canal. Il pénétra dans un café à l’européenne afin d’y prendre son petit déjeuner…
  
  Il ressortit dix minutes plus tard et remonta dans la Ford. La chaleur était déjà accablante et la sueur coulait sur tout son corps. Malgré cela, il se sentait en forme, comme chaque fois qu’il se disposait à tout risquer sur un coup de dés. De dés truqués, évidemment.
  
  A 9 h 45 précises, il traversa le pont neuf et alla se ranger un peu plus loin. Il mit pied à terre, conservant les bobines sous son bras et aperçut Brenner au volant d’une grosse limousine américaine, qui lui adressait des signes. Il se rendit à l’appel et monta dans la voiture à côté de l’Allemand qui peinait à contenir son excitation.
  
  — Montrez.
  
  Il tendit le paquet. Brenner le défit fébrilement et libéra les deux bobines d’aluminium. Son visage s’éclaira :
  
  — C’est bien ça ! Exulta-t-il. Si elles sont intactes vous avez mérité une fameuse récompense !
  
  — Je ne garantis rien, objecta prudemment Hubert.
  
  Il sourit et inventa :
  
  — C’était d’une simplicité enfantine. En fouillant dans les objets personnels de cette chère Vera, j’ai découvert un ticket de dépôt en consigne, de la gare principale. J’y ai été : c’était ça, dans une petite valise que j’ai jetée.
  
  — Nous aurions dû y penser, murmura Brenner. Quoi d’autre au sujet de cette fille ?
  
  Hubert affirma !
  
  — Elle m’a faussé compagnie la nuit dernière. Hier soir, plus exactement. J’ai pu la suivre longtemps sur la route du Caire ; elle pilotait une petite Austin noire qui se trouvait devant l’hôtel comme par hasard. Je l’ai perdue un peu après la digue. Elle a dû éteindre ses phares… et s’enfoncer dans un chemin de terre.
  
  Brenner demanda avidement !
  
  — Elle est rentrée ?
  
  — Vers minuit et demi, oui, pour repartir vers une heure. Je tiens le renseignement d’un garçon d’étage. Pas rentrée ce matin…
  
  — Tout devient clair, murmura Brenner.
  
  « Sans blague ? » pensa Hubert en riant intérieurement.
  
  — Vous avez votre voiture ? Questionna Brenner. Vous allez me suivre. Il faut nous assurer que les bobines n’ont pas souffert et j’aurai autre chose à vous demander… Allez-y.
  
  Hubert descendit, rejoignit sa Ford et attendit que la voiture de Brenner l’ait dépassé pour démarrer. Il fut tout de suite évident que Brenner prenait le chemin du Meqs. Son équipe et celle de Casimir Lisowski étaient-elles installées dans des propriétés voisines ? Voilà qui ne manquerait pas d’être drôle, sinon pratique…
  
  Ils traversèrent l’agglomération, passèrent à 80 devant la belle demeure d’où Hubert avait pu s’échapper avec Vera quelques heures plus tôt. Franchirent la porte des Bédouins. La route se mit à monter. A droite, dans les collines calcaires, se trouvaient les carrières d’où les Anglais ont tiré la pierre pour construire le port d’Alexandrie. Ils atteignirent la ligne des fortifications qui, à cet endroit, court du lac Mariout à la mer, barrant l’isthme large d’environ un mille.
  
  Maintenant, ils ne pouvaient guère aller plus loin. A peu de distance était le poste-contrôle du désert où les numéros des voitures faisaient l’objet d’un relèvement. Hubert doutait que Brenner et son équipe soumettent leur activité occulte à pareil pointage.
  
  La grosse limousine noire tourna à droite et s’engagea sur une piste sablonneuse en direction d’un groupe de fortifications. Pour que, en plein jour, Brenner ne prenne pas plus de précautions avant de s’approcher de ces ouvrages militaires, il fallait bien qu’il en ait le droit. Sans doute, faisait-il partie de ces nombreux Allemands, auxquels l’Égypte avait offert des situations, soit dans son armée, soit dans ses laboratoires.
  
  La grosse limousine stoppa devant l’entrée d’une construction basse et trapue qui avait dû servir de caserne aux troupes occupant les fortifications. Hubert arrêta la Ford derrière et rejoignit Brenner devant la poterne.
  
  — Voici notre domaine, dit l’Allemand avec un geste large.
  
  Hubert hocha la tête d’un air entendu.
  
  — C’est le gouvernement qui a mis ça à votre disposition ?
  
  — Oui. On nous a installé des laboratoires ultramodernes dans les souterrains. Toutes les facilités voulues nous ont été données pour mener nos travaux à bien…
  
  Hubert se garda bien de demander de quels travaux il s’agissait. Ou Brenner ne voyait pas d’inconvénient à le mettre au courant et il le ferait incidemment, ou bien la chose était rigoureusement secrète et une question ne pourrait être que mal venue.
  
  — Venez…
  
  Ils franchirent la poterne, suivirent un couloir en chicane et s’engagèrent dans un escalier de ciment défendu par une lourde porte blindée présentement ouverte. Hubert compta les marches. En bas de l’escalier, ils en avaient descendu soixante, ce qui correspondait à une profondeur de neuf ou dix mètres.
  
  — Par ici…
  
  Ils attaquèrent un couloir voûté, large de deux mètres environ, qui s’enfonçait à perte de vue, éclairé par des ampoules poussiéreuses que protégeaient des « muselières » en grillage. Le silence était complet, mais Hubert aurait volontiers parié sa fronde contre la cravate de Brenner qu’ils n’étaient pas seuls dans ces souterrains plutôt sinistres.
  
  — Nous sommes arrivés.
  
  Brenner s’était immobilisé devant une porte bardée de tôle. Le paquet contenant les deux bobines bien serré sous son bras gauche, il cogna de sa main libre contre l’huis. On ouvrit presque aussitôt et Hubert s’exclama en reconnaissant l’homme derrière le battant :
  
  — Tiens ! Mon ami le détective ! Comment vous appelez-vous, déjà… Pfister. Charles Pfister ! Heureux de vous revoir.
  
  Brenner se mit à rire.
  
  — Le capitaine Cross aime bien s’amuser, lança-t-il comme une excuse à l’adresse de l’autre.
  
  La pièce était un bureau poussiéreux encombré de dossiers. Une seconde porte à droite et au fond se trouvait fermée. Brenner défit le paquet sur une table et brandit les bobines sous le nez de Pfister.
  
  — Les revoilà, mon cher ! Dans une minute, nous allons savoir si elles sont intactes…
  
  Ça, Hubert n’en était pas tellement sûr. Selon Bug, M. Smith avait dit qu’il les retournerait intactes ; mais les manipulations qu’elles avaient dû subir dans les laboratoires du C.I.A. avaient pu modifier une ou plusieurs de leurs particularités. Comment savoir ?
  
  — Vous allez rester avec notre ami pendant que je vais vérifier au labo.
  
  Le discours s’adressait à Pfister et notre ami, c’était lui Hubert. « Pourvu que ça dure ! » pria-t-il in petto. Brenner s’éclipsa avec les bobines par la porte du fond. Pfister désigna une chaise :
  
  — Installez-vous. Ça peut être long.
  
  Il passa devant Hubert qui lui tapota l’épaule et s’exclama :
  
  — Eh ! Au fait, nous avons un petit compte à régler tous les deux. Vous vous souvenez ? Le petit coup de matraque en bas de l’escalier de service, au Cecil ? Hein ?
  
  Il recula d’un pas en souriant, comme s’il s’agissait d’une aimable plaisanterie. Pfister haussa les épaules et répliqua froidement :
  
  — Heureusement que le Herr Doktor Brenner m’a prévenu que vous aimiez bien vous amuser…
  
  — J’adore ça, c’est vrai… murmura Hubert entre ses dents.
  
  Et son poing partit comme la foudre vers le menton de l’autre qui n’eut même pas le temps de parer. De la main gauche, Hubert le rattrapa par le col de sa chemise afin de l’empêcher de tomber et le poussa gentiment sur un fauteuil à pivot placé devant un bureau. Il fit tourner le fauteuil et installa sa victime dans la position du dormeur au travail, la tête enfouie dans les avant-bras repliés sur le sous-main. Il s’empara ensuite d’une feuille de papier vierge, fabriqua une cocotte selon les bonnes traditions et la posa en équilibre sur le crâne de Pfister K.O.
  
  Après quoi, il prit une revue qui traînait sur la table et s’installa dans un autre fauteuil.
  
  Il n’y avait pas dix secondes qu’il se tenait tranquille lorsque Brenner reparut, le visage radieux :
  
  — C’est magnifique ! Aucune altération. Je ne les ai pas vérifiées en entier, bien sûr, mais les deux départs sont intacts. C’est absolument parfait ! Capitaine Cross, vous avez bien mérité de nous et je crois que nous allons pouvoir nous entendre et faire du bon travail ensemble…
  
  — Je le crois aussi, répliqua tranquillement Hubert en rejetant la revue sur la table et décroisant ses longues jambes.
  
  Alors, Brenner se retourna vers Pfister pour lui parler et resta bouche bée devant le spectacle.
  
  — Que… Que… Qu’est-ce que c’est…
  
  — Oh ! Rien, répliqua Hubert. Nous avions un petit compte à régler tous les deux…
  
  Puis, voyant le visage de Brenner se crisper.
  
  — N’ayez crainte, il va se réveiller tout de suite…
  
  Un grognement, puis un mouvement qui provoqua la chute de la cocotte, confirma ses dires. Brenner eut un sourire de complaisance et gagna la porte du couloir.
  
  — Allons dans un autre bureau. Il va être furieux en se réveillant…
  
  Hubert sortit le premier. Brenner referma la porte et le poussa vers la gauche.
  
  — Abstenez-vous à l’avenir de ce genre de choses. Si vous voulez travailler avec nous, il vaut mieux que vous vous entendiez avec mes collègues…
  
  — Je vais étudier la question, répondit Hubert qui pensait à Willy-le-Gorille.
  
  Ils entrèrent dans un autre bureau, du même modèle que le précédent.
  
  — Cigarette ?
  
  — Merci, je ne fume pas.
  
  — Nous procédons ici à des recherches de laboratoires sur certains alliages de métaux rares. Les résultats que nous avons obtenus sont très encourageants, échanges de renseignements avec des confrères de diverses nationalités…
  
  Il s’interrompit, comme regrettant d’en avoir trop dit, et enchaîna :
  
  — Nous détenons ici l’électricien qui a eu les bobines en main. Je suis persuadé qu’il s’agit d’un espion complice de cette Vera maudite. Il refuse toujours de parler…
  
  Hubert se souvint des recommandations de Bug : Nicolo Cesare ne doit pas parler. S’il n’avait pas parlé jusqu’ici rien ne prouvait qu’il continuerait à tenir le coup. Hubert ne le connaissait pas, ignorait la préparation qu’il avait reçue et s’il disposait d’une « couverture de couverture ».
  
  — Je pourrais peut-être y arriver, murmura-t-il.
  
  — A quoi ?
  
  — A le faire parler.
  
  Brenner eut un haussement d’épaules.
  
  — Je ne vois vraiment pas comment. Willy connaît son affaire. Il a servi dans la Gestapo pendant la guerre…
  
  — En effet, murmura Hubert absolument impassible malgré le sentiment de haine qui venait de brûler ses poumons.
  
  — Nous avons décidé de vous employer comme agent de liaison, reprit Brenner. Vous partirez sans doute demain à destination de… Je vous l’indiquerai au moment du départ. A ce propos… Je vous avais dit, je crois, que Vera Mariazell avait eu un bijou-signe de reconnaissance en sa possession et que ce bijou avait été prétendument volé en même temps que les bobines ?
  
  — Oui, opina Hubert sans se compromettre.
  
  — Vous pourriez peut-être me renseigner… Ce bijou, nous l’avons récupéré chez un receleur grec de la Médinèh chez qui étaient également passées les bobines. Or, quelques heures plus tard, Vera… Au fait, vous avez entendu la conversation grâce à votre table d’écoute ?… Vera m’a annoncé qu’elle était rentrée en possession du bijou. Il ne peut s’agir que d’une copie exécutée par quelque joaillier du cru sur ses instructions… Avez-vous vu ce bijou entre ses mains ou dans ses bagages ? Il devait avoir cette forme, tenez…
  
  Il prit un crayon et dessina sur le dos d’une enveloppe le signe déterminatif des anciens rois d’Égypte. Brenner continua en fignolant le dessin :
  
  — Nous avons un moyen infaillible de savoir s’il s’agit d’une copie…
  
  Hubert coupa :
  
  — Je crois que je peux encore vous être utile. Puis-je aller jusqu’à ma voiture ? Je reviens tout de suite…
  
  Brenner accepta aussitôt puis fit une réserve :
  
  — Surtout, ne faites pas rouler votre voiture.
  
  Les guetteurs, invisibles, croiraient que vous essayez de fuir et vous mitrailleraient.
  
  — Merci de l’avertissement, gouailla Hubert. A part ça, je peux circuler sans danger dans le couloir ?
  
  — Oui.
  
  Il quitta le bureau et se lança à grands pas vers l’escalier. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire : remettre ou non le bijou à Brenner. L’histoire n’était pas claire. Il avait cru jusqu’alors que Vera avait récupéré le clip en faisant assassiner le Grec et Brenner venait tout simplement de s’adjuger l’affaire…
  
  Il se lança à l’assaut des soixante marches sans avoir rencontré âme qui vive. Cette impression d’abandon qui se dégageait de ces lieux bétonnés avait quelque chose d’inquiétant. Hubert repoussa le malaise qui s’emparait de lui. Jusque-là, tout avait bien marché. Brenner le voyait beau depuis qu’il avait fait récupérer les bobines intactes. La mission dont il allait être chargé lui livrerait sans doute le fin mot de l’énigme, ce que voulait connaître M. Smith : l’origine des fameuses bobines.
  
  Il retrouva avec Joie le soleil et le vent du large chargé de sel. Quelques secondes, il dut rester immobile, paupières à demi baissées, pour laisser ses yeux s’habituer à la lumière trop intense. Puis, il marcha jusqu’à sa voiture, sans hâte, avec la pensée de ne faire aucun geste susceptible d’être mal interprété par les guetteurs signalés par Brenner.
  
  Il souleva le capot de la Ford et reçut en plein visage le souffle brûlant du moteur. Appuyé d’un coude sur l’aile, il dévissa tranquillement le bouchon de matière plastique du bocal du lave-glace. L’eau brune lui brûla les doigts au premier contact. Le bocal était placé juste au-dessus du moteur et se trouvait durement chauffé, à tel point que l’eau s’usait rapidement par évaporation et qu’il était nécessaire de refaire le plein presque chaque jour même en l’absence de toute utilisation.
  
  Il trouva un bout de fil de fer dans la trousse à outils et en fit un crochet pour aller à la pêche dans le bocal. Il ne ramena rien les deux premières fois ; pourtant, il avait senti quelque chose au fond. Au troisième essai, il accrocha le bijou et le sortit avec précaution du liquide brûlant…
  
  Il retint un juron et se figea de surprise. Il avait dissimulé dans ce récipient un clip d’or en forme de pharaon accroupi et il venait de retirer… une araignée.
  
  Il la mit dans le creux de sa main et la retourna dans tous les sens pour bien l’examiner. Le métal était devenu brun et terne à cause du produit détersif mélangé à l’eau du bocal, sans doute. En dessous se trouvait toujours le système de fixation du bijou, mais ce système ne pouvait plus avoir aucune utilité dans son état actuel.
  
  Par acquit de conscience, Hubert racla encore avec soin le fond du bocal, pour en avoir le cœur tout à fait net, il arracha en dessous le tuyau d’appel afin de vidanger complètement. L’eau s’écoula jusqu’à la dernière goutte sur le tablier de tôle plein de graisse. Il ne restait rien dans le récipient…
  
  Il n’y avait pas trente-six explications possibles. Ou bien quelqu’un avait trouvé le clip-pharaon dans le bocal et l’avait remplacé par un clip-araignée. Ou bien le clip-pharaon s’était transformé tout seul, sous l’effet de la chaleur par exemple, en clip-araignée…
  
  Pour beaucoup de raisons, Hubert penchait vers la dernière de ces deux solutions.
  
  Pensif, il rebrancha le tuyau, referma le bocal et rabattit le capot. Puis, sans se presser, il reprit le chemin de la poterne.
  
  Son cœur battait vite et avec aisance et son cerveau travaillait au même rythme. En bas de l’escalier, il était décidé pour un nouveau coup de poker. Peut-être le plus dangereux de tous… Tout allait dépendre des mots qu’il emploierait.
  
  Il retrouva sans difficulté le bureau d’où il était parti. Brenner y était toujours, occupé à téléphoner. Il abrégea en voyant reparaître le « capitaine Cross » et raccrocha, l’œil interrogateur.
  
  Désinvolte, l’air parfaitement sûr de soi, un sourire légèrement ironique au coin des lèvres, Hubert jeta l’araignée de métal sur la table devant l’Allemand et dit :
  
  — Je crois qu’il est temps maintenant de vous remettre ça.
  
  Tension terrible. Hubert, sans le montrer, ne perdait rien des réactions de l’autre. Tout d’abord, Brenner resta bouche bée, les sourcils froncés, comme s’il ne comprenait pas très bien de quoi il s’agissait. Puis une lueur d’effroi – il n’y avait pas à se tromper – traversa son regard. Il tendit une main tremblante vers l’araignée, la souleva, la retourna, l’examina avec un soin fébrile… Sa frayeur parut muer lentement en stupeur. Mais il restait encore de la crainte dans son regard lorsque Hubert reprit, d’un ton supérieur et amusé ;
  
  — Je me suis souvent demandé ce que penseraient les vieux rois de ce pays s’ils venaient à connaître la transformation… symbolique que nous leur faisons subir…
  
  Brenner reposa l’araignée sur la table. Il se figea dans un impeccable et rigide garde-à-vous et salua militairement.
  
  — A vos ordres, Herr Direktor lança-t-il d’une voix martiale et pleine de respect.
  
  « Merde ! » pensa Hubert, qu’est-ce qui m’arrive ? Il forma un sourire condescendant et eut un geste bienveillant de la main. Puis, exploitant son avantage :
  
  — Avant toute chose, je voudrais voir cet électricien…
  
  — A vos ordres, Herr Direktor. Si vous voulez me suivre…
  
  L’un derrière l’autre, ils quittèrent la pièce et suivirent le couloir en s’éloignant de l’escalier de sortie. Après une centaine de pas, ils arrivèrent devant une sorte de monte-charge assez délabré sur lequel Brenner invita d’un geste Hubert à monter. Manœuvré par l’Allemand, l’engin démarra bruyamment vers le haut et s’éleva en grinçant avec de fréquentes secousses. Brenner ne parlait pas et évitait de regarder le Herr Direktor qui trouvait cette attitude des plus commodes. Se montrer froid, distant, peu enclin à bavarder, lui permettrait peut-être de tenir le coup dans cet étonnant quiproquo.
  
  Le monte-charge s’arrêta brutalement à hauteur d’un couloir éclairé par la lumière du jour.
  
  — Par ici, Herr Direktor.
  
  Hubert emboîta le pas à Brenner. De toute évidence, l’équipe attendait l’arrivée d’un Herr Direktor qui devait se faire connaître en montrant un clip-araignée issu d’un clip-pharaon. Hubert refusa d’envisager ce qui se passerait si le véritable Herr Direktor s’amenait soudain, en ce moment même.
  
  Il reconnut la grande pièce dans laquelle il avait subi le supplice de la goutte d’eau. Willy, fou furieux, s’acharnait à coups de pied sur le malheureux Cesare roulé en boule sur le parquet maculé de sang.
  
  — Assez ! lança Brenner qui fonça vers Willy et le tira en arrière, puis se haussa sur la pointe des pieds pour lui parler à l’oreille.
  
  Willy roula de gros yeux en direction d’Hubert qui affectait un air aussi « Direktor » que possible, fit ;
  
  — Quoi ?
  
  Et écouta une seconde explication murmurée par Brenner qui perdait visiblement patience. Enfin, le gros Willy hocha la grosse tête et claqua des talons :
  
  — A vos ordres, Herr Direktor !
  
  Et la frayeur qu’il y avait au fond de ses yeux n’était pas feinte. « Ils ont tous l’air d’avoir une sainte frousse du Herr Direktor, pensa Hubert. C’est très bon pour moi, ça ! » Il demanda en allemand, d’un ton sec :
  
  — Où en êtes-vous avec cet homme ?
  
  Willy bredouilla :
  
  — Va parler, Herr Direktor. Vous promet qu’il va parler. Ne peut pas résister davantage…
  
  Brenner opina :
  
  — Si Willy dit qu’il va parler, vous pouvez être sûr, Herr Direktor, que c’est la vérité. Willy connaît son affaire…
  
  Willy se redressa fièrement.
  
  — Gestapo, Herr Direktor ! J’ai fait ça pendant quatre ans…
  
  Hubert répliqua d’un ton glacial :
  
  — Je vois. Voulez-vous ranimer cet homme et me laisser S’il est à point, c’est parfait. J’ai précisément deux ou trois questions à lui poser…
  
  Sous-entendu : « en particulier ». Les deux autres s’inclinèrent. Willy alla chercher un seau d’eau qui attendait cette utilisation dans un angle de la pièce et marcha vers Cesare évanoui et sanglant. Brenner proposa servilement :
  
  — Le Herr Direktor désire-t-il que je lui explique le cas de cet homme ?
  
  Hubert répliqua froidement avec un soupçon de mépris dans la voix :
  
  — Je le connais mieux que vous. Comment pensez-vous que j’ai retrouvé ces bobines que vous aviez laissé échapper ? Hein ?
  
  Brenner courba l’échine.
  
  — C’est juste, Herr Direktor !
  
  Hubert poursuivit, impitoyable.
  
  — Cette enquête m’a permis en même temps de contrôler votre attitude. Il est heureux que chacun de vous se soit montré irréprochable. Tout de même, j’ai quelques observations à formuler sur vos méthodes. Je les ferai en temps utile, devant tout le monde.
  
  Une pause. Brenner, mains jointes, ne répondait pas. A l’autre bout de la pièce, Willy vida le seau d’eau froide sur la tête de l’électricien. Hubert poursuivit en adoucissant sa voix – Je tiens tout de même à vous dire, Brenner, que l’on est satisfait de vous en haut lieu.
  
  Brenner devint rouge comme une tomate.
  
  — De moi, personnellement ? Questionna-t-il en se touchant la poitrine.
  
  — De vous, personnellement, confirma Hubert avec un fier mouvement de menton.
  
  Et il se félicita de son inspiration. Brenner, d’un coup, était prêt à se faire tuer pour lui.
  
  — Voulez-vous me laisser maintenant ? Demeurer à proximité afin que je puisse vous appeler en cas de besoin.
  
  — Bien, Herr Direktor !
  
  Les deux Allemands évacuèrent la pièce. Hubert attendit que la porte ait été refermée pour s’approcher de Nicolo Cesare…
  
  Willy y avait été un peu fort. La figure ronde de l’Italien n’était plus qu’une plaie sanguinolente ; de même ses mains aux doigts écrasés. Hubert s’agenouilla et le toucha à l’épaule :
  
  — Alors, mon vieux ?
  
  Nicolo Cesare eut un bref vomissement, puis il réussit à articuler :
  
  — Arrêtez ! Pour l’amour du ciel, ne recommencez pas… Pas ça… Je vais parler…
  
  Hubert sentit son cœur s’arrêter de battre, et il remercia la Providence qui lui avait permis d’arriver à temps. Il comprit que Cesare ne le voyait pas. Les coups l’avaient rendu aveugle.
  
  — J’appartiens… à un réseau… américain… Le chef s’appelle Master Bug…
  
  Hubert se sentit soudain très las. Ses larges épaules se tassèrent et son visage de prince-pirate se crispa. Il ne lui était pas possible de laisser vivre Cesare sans condamner Bug et le reste du réseau. Cesare devait mourir et c’était dans l’ordre. La règle du jeu… Combien la connaissaient à fond ? Aussi peu sans doute que d’automobilistes connaissent le code de la route. Comme beaucoup d’autres, Nicolo Cesare s’était embarqué sur cette galère sans réfléchir aux conséquences, sans s’être pénétré de l’idée que, pour un agent mercenaire tel que lui, une seule porte de sortie était possible : la mort. S’il se laissait griller : la mort. S’il décidait de se retirer volontairement : la mort. S’il était pris par l’adversaire et s’il parlait : la mort.
  
  Dans tous les cas : la mort.
  
  Hubert ignorait la pitié – sentiment de faible – mais il trouvait que le signore Nicolo Cesare avait été bien stupide en acceptant les propositions de Bug.
  
  Sans perdre inutilement de temps, il noua ses mains autour du cou de l’Italien ; ses pouces cherchèrent les veines essentielles et s’enfoncèrent avec force. Tout afflux de sang au cerveau coupé, Nicolo Cesare perdit immédiatement connaissance. En quelques secondes, il cessa de vivre.
  
  Hubert se redressa, luttant contre la nausée qui lui tordait l’estomac. Personne ne pourrait dire de quoi l’Italien était mort. Cette façon de tuer, apprise dans les écoles d’espionnage, ne laissait aucune trace…
  
  Il marcha vers la porte. Lorsque sa main se posa sur la poignée pour ouvrir, il avait recouvré son équilibre et son impassibilité coutumière.
  
  — Je ne suis pas certain, annonça-t-II d’une voix glacée aux deux hommes qui attendaient dans le couloir, je ne suis pas certain que le dénommé Willy connaisse réellement son affaire. Je crois plutôt que le dénommé Willy se laisse trop facilement entraîner par son besoin sadique de frapper sans retenue. L’homme est mort. Son cœur n’a pas tenu…
  
  Il s’approcha de Willy et le gifla brutalement, sur les deux joues, puis le gratifia d’un méprisant :
  
  — Imbécile !
  
  Willy avait encaissé sans broncher. Simplement il devint d’une pâleur de cire et ses paupières se baissèrent sur ses gros yeux serviles.
  
  — Venez, Brenner !
  
  — A vos ordres, Herr Direktor.
  
  Ils empruntèrent derechef le monte-charge pour redescendre. Dans le couloir, Hubert ordonna :
  
  — Vous me préparerez tout ce qui était prévu. Je veux repartir immédiatement…
  
  — A vos ordres, Herr Direktor !
  
  Ils retournèrent dans le bureau d’où ils étaient partis. D’un air détaché, Hubert demanda :
  
  — Si vous m’expliquiez maintenant de quelle façon ces bobines ont pu s’égarer.
  
  Brenner courba l’échiné. Il attendit que Hubert se soit assis pour l’imiter et commença d’un ton embarrassé :
  
  — Eh bien, nous avions cru pouvoir employer cette Frau Mariazell sur laquelle nous avions obtenu de bons renseignements… Bons pour ce que nous voulions en faire. Voici un mois, nous lui avons remis ces deux bobines avec un clip de reconnaissance pour aller où vous savez… Le lendemain matin, elle nous a fait savoir qu’elle avait été victime d’un cambriolage, pendant la nuit. Entre autres choses, les bobines et le clip lui avaient été volés. Ensuite…
  
  — Je connais la suite, coupa Hubert.
  
  Ainsi les fameuses bobines étaient parties de ces laboratoires et non de Lisbonne. C’était maintenant une certitude. Hubert pensa qu’on lui permettrait certainement de « vérifier » le contenu des bobines s’il en exprimait le désir, mais cela pourrait être une imprudence. De toute façon, M. Smith n’avait pas rendu les deux objets intacts sans en avoir pris copie d’une façon ou d’une autre. Inutile, donc, de courir un risque pour satisfaire une curiosité toute personnelle. Brenner reprit :
  
  — Pour ce que vous devez emmener, j’ai pensé qu’il valait mieux renoncer aux bobines. Trop de gens en ont entendu parler… J’ai fait microfilmer les documents, tout simplement. Ceux que contenaient les bobines et les derniers résultats de nos travaux, acquis depuis un mois… Un instant, s’il vous plaît.
  
  Il quitta la pièce, laissant Hubert un peu abasourdi. Il revint quelques minutes plus tard, tenant à la main une montre-bracelet d’un modèle courant.
  
  — Les microfilms ont été dissimulés sous les chiffres. Surtout, ne la perdez pas. Ah ! Autre chose. Le Grand Studérus voudra certainement vous voir…
  
  Hubert bénit le ciel de ce que Brenner ne le regardait pas en disant cela. Studérus ! Un des plus prestigieux agents secrets opérant au Moyen-Orient. L’homme à qui tous les services secrets occidentaux donnaient une chasse à mort. Hubert ne l’avait jamais rencontré mais il avait eu à lutter contre lui en Iran alors que l’affaire des pétroles se trouvait au plus mal. Il réussit à se dominer et répliqua d’une voix très calme :
  
  Je suis à sa disposition.
  
  — Ce soir à huit heures, au siège de l’Egyptian Shipping conviendrait-il au Herr Direktor ?
  
  — Ce sera parfait. Je quitterai l’hôtel avec mes bagages pour aller au siège de la société. Après avoir vu Studérus, je filerai directement vers Le Caire, d’où je partirai en avion demain matin…
  
  — Vos ordres seront exécutés. Herr Direktor.
  
  — Je vais retourner maintenant en ville. J’aimerais retrouver Vera Mariazell et… liquider son cas avant de partir…
  
  — Je comprends parfaitement murmura Brenner. Nous l’avons épargnée tant que nous espérions pouvoir en tirer quelque chose. Maintenant qu’elle n’est plus d’aucune utilité elle représente un sérieux danger pour notre organisation…
  
  — Une bonne piqûre d’araignée, plaisanta finement Hubert.
  
  Ne lui fera certainement pas de mail acheva Brenner qui ajouta :
  
  — Je vais donner des ordres pour qu’on laisse passer votre voiture. Nous nous reverrons ce soir à huit heures, Herr Direktor…
  
  — A ce soir…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  OU HUBERT SEMBLE BIEN GAGNER
  
  SUR TOUS LES TABLEAUX
  
  
  Il était bien près de deux heures après-midi lorsque la Ford s’immobilisa devant l’entrée de la villa Qal’ah où il avait vécu de sacré bons moments dans les bras d’une femme qu’Hollywood affirmait être la plus belle fille du monde, avant que Bug ne vienne le tirer de ce paradis pour le lancer sur une histoire de bobines.
  
  Le matin même, au petit jour, conduisant Vera Mariazell à Ramlèh où il avait décidé de se réfugier, l’idée lui était venue de s’arrêter à el Qal’ah avec l’arrière-pensée que la plus belle fille du monde avait dû se lasser de l’attendre…
  
  Il avait en effet trouvé une missive fort explicite placée bien en évidence sur le piano du salon. C’était un adieu en bonne et due forme, agrémenté de quelques récriminations pas tellement injustifiées.
  
  Sans remords, Hubert avait été chercher Vera dans la voiture et l’avait portée à bras jusque dans le lit de l’autre. Les femmes, comme les clous, se chassent mutuellement, c’est bien connu et personne n’y pourra jamais rien…
  
  Il descendit de voiture sous le soleil de plomb et s’engagea dans le couloir en chicane qui donnait accès à la cour intérieure. Arrivé dans celle-ci, il gagna l’escalier menant à la loggia et fonça vers la chambre de… de Vera.
  
  Il frappa et poussa la porte sans attendre de réponse.
  
  — Hello ! Baby !
  
  — Bonjour, chéri, répondit la jeune femme assise sur l’amas de coussins qui constituait le lit à la mode du pays.
  
  — Bonjour, vieux garçon ! dit Bug d’un ton lugubre.
  
  — Heureux de vous revoir ! lança Casimir Lisowski.
  
  — Charmé de vous connaître ! Assura un gros monsieur au visage rubicond que Hubert n’avait encore jamais vu.
  
  Il avala sa salive et supplia !
  
  — N’en jetez plus !
  
  Ayant déjà constaté qu’aucune arme ne prenait l’air, que Vera riait, que Bug n’avait pas l’air autrement ennuyé et que Casimir lui-même était tout affabilité.
  
  Avec sa nonchalance coutumière, Bug se décida à présenter :
  
  — Thomas Henricot qui, pour le compte de l’I.S., fait ici le même travail que moi.
  
  Le petit homme rouge et rondouillard s’inclina et répéta :
  
  — Charmé de vous connaître, monsieur…
  
  — George Cross, précisa prudemment Bug.
  
  Hubert alla s’asseoir auprès de Vera et lui baisa la main.
  
  — Maintenant, je suppose que j’ai droit à quelques explications ?
  
  Il fixait Bug, espérant que celui-ci lui adresserait un signe quelconque destiné à lui donner le ton pour la conversation à venir. Rien. Bug restait impénétrable. Il commença en décortiquant l’inévitable tablette de chewing-gum à la chlorophylle :
  
  — C’est très simple, George, vous m’aviez demandé de chercher le propriétaire de cette vieille casserole anglaise qui vous tracassait. Je suis arrivé ainsi à Thomas Henricot dont je n’ignorais pas bien entendu les activités. D’autre part, craignant pour votre vie, j’avais pris la précaution dès hier soir de vous faire protéger par un de mes agents. J’ai été ainsi prévenu de votre visite à la propriété d’Henricot, au-delà du Meqs… Lorsque j’ai pu joindre Henricot vous étiez déjà reparti en compagnie de cette belle enfant. Nous nous sommes tout de même expliqués et avons décidé d’unir nos efforts au lieu de nous gêner mutuellement. Après tout, il existe entre nos deux pays un accord d’échange de renseignements…
  
  Ils eurent tous un sourire plein d’ironie. Hubert haussa les épaules :
  
  — Je ne courais aucun risque la nuit dernière. Toute l’affaire était truquée de A jusqu’à Z. Ces messieurs – il montra d’un mouvement de tête Henricot et Lisowski – ne savaient pas qui j’étais. Ils pensaient que j’étais un aventurier à l’esprit suffisamment romantique pour me jeter dans une aventure inconsidérée sur un simple battement de cils d’une jolie fille comme celle-ci. Encore leur fallait-il s’assurer que j’étais assez mordu pour marcher. J’ai fait en sorte qu’ils en soient convaincus…
  
  Très pâle, Vera s’éloigna brusquement de lui et serra ses jolies lèvres. Lisowski considérait Hubert d’un œil étrange, un peu inquiétant. Thomas Henricot éclata franchement de rire.
  
  — Il semble que Vera se soit montrée plus romantique que vous ! s’exclama-t-il. Et que notre ami Lisowski vous ait sous-estimé !
  
  Bug reprit la parole.
  
  — Nous avons établi un accord, je viens de vous le dire. Ce n’est que justice puisque nos collègues ont eu les premiers en main les fameuses bobines. Je pense que nous pourrions les leur restituer contre la simple promesse de nous communiquer ce qu’ils en auront tiré ?
  
  Une lueur caustique flottait au fond des yeux bleus de glace de Bug. Hubert se retint de sourire. « Il s’est bien gardé de leur dire que les bobines ont déjà fait le voyage de Washington et que le Département d’État sait à quoi s’en tenir à leur sujet. C’est de bonne guerre ! » Il riposta froidement :
  
  — J’ai rendu les bobines à Brenner, il n’y a pas deux heures.
  
  Un silence de plomb tomba au centre de la pièce. Hubert enchaîna avec vivacité :
  
  — On m’avait donné carte blanche, j’ai joué le jeu comme je l’entendais. Ce coup de poker m’a fait embaucher par l’organisation de Brenner. Ce soir, je suis censé partir avec des documents de toute première importance qui m’ont été remis par eux pour être transportés je ne sais malheureusement pas où…
  
  — Les bobines sont entre les mains de Brenner ? Questionna Lisowski d’un ton incrédule.
  
  — Oui, je les lui ai remises moi-même. Il était persuadé que Vera les avait ; je ne l’ai pas détrompé ; je lui ai raconté que j’avais trouvé un ticket de consigne et que… voyez la suite. Une histoire aussi simple que possible afin d’être plausible. Brenner croit qu’en ce moment, je cherche Vera pour la tuer…
  
  Il regarda la jeune femme et se mit à rire joyeusement. Elle était toujours pâle et ne trouvait visiblement rien de drôle à l’histoire. Thomas Henricot exposa.
  
  — Nous allions tenter ce que vous avez réussi. Nous espérions pouvoir le faire grâce à un clip, un curieux bijou dont les agents de Brenner se servent comme moyen de reconnaissance. Vera l’avait caché…
  
  — Dans son savon de bain, continua Hubert. Je l’y ai trouvé et je m’en suis servi !
  
  Il pouffa.
  
  — Je l’avais caché dans le bocal de mon lave-glace. Oh ! Surprise, quand je l’ai retiré il s’était transformé du tout au tout. J’avais quitté un pharaon, j’ai retrouvé une… araignée !
  
  — Hein ?
  
  Bug, Henricot et Vera, Lisowski restaient muets.
  
  — Nous soupçonnions quelque chose de ce genre, dit Henricot.
  
  — Que s’est-il passé lorsque vous avez présenté l’araignée à Brenner ? Questionna Lisowski.
  
  — Il s’est mis au garde-à-vous et m’a appelé Herr Direktor. Après quoi il aurait fait les pieds au mur si je le lui avais demandé…
  
  Henricot se tourna vers Lisowski.
  
  — Ainsi, Casimir, le type à qui vous aviez pris ça était une huile attendue par Brenner.
  
  — Vraisemblablement.
  
  Henricot expliqua à Bug :
  
  — Casimir a été récemment envoyé de Londres pour prendre ici ma succession. En arrivant, avant d’avoir pris contact, il s’est aperçu que quelqu’un s’intéressait d’un peu près à ses faits et gestes. Il a réussi à… s’en débarrasser et le clip a été trouvé dans les bagages de ce maladroit. Casimir ne savait pas à quoi ça pouvait servir jusqu’à ce que je lui aie expliqué. Vera avait reçu le même des mains de Brenner.
  
  La jeune femme s’anima !
  
  — Mais comment le pharaon a-t-il pu se transformer en araignée ?
  
  — Je suppose, répondit Henricot, que ces bijoux sont fabriqués avec un nouvel alliage qui a été découvert récemment et que l’on a qualifié de « métal doué de mémoire ». C’est un alliage d’or et de cadmium que l’on travaille facilement à froid, mais il suffit de l’exposer à une température de 65® centigrades pour qu’il reprenne la forme dans laquelle il a été moulé, C’est d’autant plus plausible que l’équipe Brenner travaille précisément à la recherche de nouveaux métaux. Je crois savoir qu’ils ont découvert un nouveau procédé pour travailler le titane, le plus rebelle des métaux rares. Cela serait d’une importance considérable si l’on considère les besoins actuels de l’aviation à réaction…
  
  — Vous savez beaucoup de choses, monsieur Henricot, remarqua Hubert.
  
  L’Anglais eut un sourire indulgent.
  
  — Je m’intéresse beaucoup aux sciences. De même, je crois avoir percé le secret des bobines mystérieuses. Je pense qu’il s’agit d’une application d’un nouveau procédé permettant d’enregistrer des images sur un ruban magnétique, de la même façon, ou à peu près, qu’on enregistre la parole. L’enregistrement se fait en variations magnétiques sur le ruban, suivant une séquence correspondant aux impulsions électriques de la télévision…
  
  — Formidable ! dit Vera qui se tenait toujours éloignée d’Hubert.
  
  — Je demanderai confirmation ce soir à Studérus, laissa négligemment tomber Hubert.
  
  — Quoi ?
  
  — Studérus, répéta Hubert parfaitement désinvolte. J’ai rendez-vous avec lui ce soir à huit heures. Au siège de l’Egyptian Shipping Agencies. Je pense que ce serait une bonne occasion de mettre à exécution un vieux projet commun, nous débarrasser de ce démon.
  
  Henricot exulta :
  
  — Génial ! Qu’en pensez-vous Lisowski ?
  
  Lisowski parut réfléchir un instant, puis glissa sa main droite à l’intérieur de son veston :
  
  — Je pense, dit-il, qu’il est grand temps de mettre fin à ce débordement d’activité et de connaissances…
  
  Il recula vivement vers la porte et braqua un magnifique « Nagan » 9 mm sur le groupe stupéfait.
  
  — Haut les mains !
  
  Ils s’exécutèrent dans un silence de mort. Hubert très calme, considéra le visage de hobereau nordique fortement coloré que marquait le monocle noir opaque dissimulant le vide de l’œil gauche.
  
  — Bien joué ! approuva-t-il.
  
  Casimir Lisowski eut un rire sarcastique.
  
  — Compliment accepté. Parlons peu mais parlons bien. Je vais vous tuer, tous. C’est dans la règle, n’est-ce pas ? Pour que vous partiez sans regret, monsieur Cross, je vous dirai auparavant que vous n’auriez pas rencontré Studérus ce soir. Si je n’avais pas pris contact avec Brenner – l’affaire des bobines n’étant pas éclaircie – j’avais rencontré Studérus que je connais personnellement. Je puis vous affirmer et vous me croirez que Studérus a quitté Alexandrie cette nuit à destination de Téhéran où l’appellent les événements. Brenner ne l’aurait appris que ce soir…
  
  Henricot paraissait si abasourdi que Lisowski crut bon de lui expliquer :
  
  — Eh ! Oui, cher monsieur. Ce n’est pas votre successeur qui avait supprimé l’adversaire, mais l’adversaire, moi, qui avait tué votre successeur et pris sa place. J’avoue que vous m’avez bien embarrassé en « reconnaissant » le clip et que les initiatives de Cross ont bien failli vous donner la victoire.
  
  Il eut un sourire cruel.
  
  — Ne bougez pas ! Ce ne sera pas long ! Quatre balles, je suis excellent tireur !
  
  Il visa Henricot, son doigt pressa la détente.
  
  Hubert plongea, poussant devant sa tête un énorme coussin de cuir. « Drôle de bruit, ce Nagan » nota-t-il en heurtant Lisowski, s’étonnant déjà de ne pas entendre d’autres détonations.
  
  — Parfait, Giovanni ! lança Bug d’une voix claironnante que toute nonchalance avait abandonnée.
  
  Hubert se redressa vivement avec son coussin. Un grand diable noir – napolitain type – se tenait sur la loggia, tout souriant, un Luger fumant à la main. Lisowski, étendu à plat ventre en travers de la porte paraissait réellement très mort.
  
  — Vous saviez ? demanda Hubert.
  
  — Pas le moins du monde, répondit Bug. Mais j’ai toujours pour habitude de faire protéger mes arrières.
  
  — Ainsi, c’était lui le vrai Herr Direktor. L’animal !
  
  — Ce n’était pas un imbécile, rendons-lui cet hommage.
  
  Bug ordonna à Giovanni :
  
  — Enlève-nous ça, veux-tu.
  
  Lorsque le corps eut disparu :
  
  — Je pense, Henricot, que nous pouvons maintenant jouer cartes sur table ?
  
  — Une fois n’est pas coutume, remarqua finement l’Anglais qui restait pâle.
  
  — Nous avons les renseignements remis par Brenner mais nous ignorons à qui ils étaient destinés…
  
  — J’étais censé venir les chercher, je ne pouvais décemment pas demander où et à qui les porter, intervint Hubert.
  
  — Très juste, approuva Bug. Mais cette jolie dame ici présente doit savoir, elle… Brenner l’avait embauchée ici, il a donc bien été obligé de l’affranchir sur la destination.
  
  Vera, point de mire de tous les regards, ne bougea pas d’une ligne. Henricot parla :
  
  — C’est vrai. Nous savons à qui sont destinés les renseignements que M. Cross a reçus de Brenner…
  
  Bug alla jusqu’à la porte et cracha sa gomme dans la cour. Il revint et proposa :
  
  — Donnant, donnant ?
  
  Henricot marcha à sa rencontre.
  
  — Topez là !
  
  Ils se touchèrent la main. L’Anglais reprit avec le sourire :
  
  — J’ai confiance en votre parole. Vera devait se rendre à Trieste et remettre les bobines à un certain « Léon » avec qui elle devait prendre contact selon une procédure assez compliquée que nous vous expliquerons. J’ai alerté aussitôt nos agents de là-bas et « Léon » a été identifié. Je n’ai qu’un télégramme à envoyer pour que l’on s’occupe de lui d’une manière plus directe…
  
  — Vous pouvez envoyer le télégramme, dit Bug. Cela ne nous apporterait rien d’aller lui remettre les renseignements… Et pour l’équipe Brenner ? Que proposez-vous ?
  
  — Les laisser tranquilles tant que nous aurons un espoir de nous procurer les résultats de leurs travaux. En cas de nécessité, nous pourrons toujours les livrer à la police de Néguib avec preuves à l’appui. Ils trahissent l’Égypte qui les paie, c’est à l’Égypte de les punir… lorsque nous autres l’estimerons opportun.
  
  Hubert soupira et regarda Vera qui pinça les lèvres et détourna ses beaux yeux de faïence bleue. Un vif mouvement de sa tête fit flamboyer sa magnifique chevelure rousse.
  
  — Monsieur Henricot, dit Hubert, votre collaboratrice me paraît très fatiguée. Vous devriez me la confier une semaine ou deux pour que je la remette en état…
  
  — Ah ! Non ! protesta la jeune femme avec indignation. Quand je pense à la comédie que…
  
  Elle s’interrompit, consciente de l’énormité de ce qu’elle allait dire.
  
  — Parole ! fit Hubert. Vous êtes mordue pour moi ! Écoutez, un bon conseil si vous voulez que ça passe : restez avec moi huit jours. Aucune n’a pu tenir plus longtemps…
  
  Elle le défia et il la trouva bien séduisante dans sa colère.
  
  — Je serais capable d’essayer de vous en faire voir de toutes les couleurs !
  
  — Chiche ?
  
  — Chiche !
  
  Ils se touchèrent la main. En attendant le reste… Dame !
  
  Brunoy
  
  août 1953
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 La livre égyptienne vaut environ 1 000 francs.
  
  2 Rade.
  
  3 Robe.
  
  4 La piastre est la centième partie de la livre E
  
  5 Le « Millième » est la millième partie de la livre E. , (environ 1 franc) , Existe en pièces de nickel de bronze.
  
  6 Rue de Londres, où se trouvent, dit-on, les meilleurs tailleurs anglais.
  
  7 Redingote.
  
  
  
  
  
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