La nuit s'était appesantie doucement sur le stade, accompagnée par une tiédeur d'avant-saison. Sur les gradins, les spectateurs tombaient la veste. C'était un grand jour. Les Diables Bleus, l'équipe locale, recevaient leurs éternels rivaux régionaux, les Ciel et Or, pour une demi-finale de la Coupe de France de football. Dans leur histoire, les deux équipes n'avaient jamais atteint ce niveau de la compétition bien qu'elles soient présentes en 1er Division depuis des lustres. A grand renfort de grosses manchettes, les journaux régionaux avaient célébré l'événement, si bien que l'assistance avait suivi et que l'arène, emplie à ras bords de trente mille spectateurs, plus que sa capacité normale, battait tous les records d'affluence. Pour calmer l'impatience des supporters des deux camps qui avalaient force bières, frites et hot dogs, la fanfare jouait des rythmes brésiliens pendant que défilaient les majorettes aux cuisses somptueuses et qu'un vent léger agitait les banderoles suspendues aux tribunes.
Une ovation salua l'entrée des équipes sur le terrain en même temps qu'explosaient les pétards. Cinq minutes après l'engagement, les Ciel et Or marquaient leur premier but et ce fut la consternation chez les partisans des Diables Bleus qui, malgré tout, égalisèrent avant d'être de nouveau menés à la marque à la mi-temps. Quand celle-ci intervint, un homme quitta son siège avant tous les autres et descendit à la travée où était installée la buvette. Il dépassa celle-ci et s'enferma dans une des cabines des toilettes. De son sac de sport, il sortit la boule métallique qui ressemblait à une boule de pétanque en apparence mais qui était beaucoup plus lourde. Les toilettes étaient prises d'assaut et il entendait les commentaires sur la première mi-temps, des commentaires peu flatteurs pour l'équipe locale. Il s'en moquait. Que l'une ou l'autre équipe remporte la victoire le laissait parfaitement indifférent puisqu'il n'était supporter d'aucun camp. A la limite, le football ne l'intéressait que médiocrement et il avait bâillé ferme durant la première mi-temps.
Quelqu'un tournait le bouton de la porte et la secouait. Il haussa les épaules et ajusta la réglette du minuteur avant de placer la boule dans la chasse d'eau, puis il sortit de la cabine.
- C'est pas trop tôt, grogna le supporter des Ciel et Or qui triturait nerveusement son écharpe aux couleurs de son club.
Il s'esquiva, les mains dans les poches, l'air grognon. Il contourna la foule agglutinée devant la buvette et la baraque aux frites, se dirigea vers l'escalier dont il descendit les marches quatre à quatre. Quelques C.R.S. bavardaient près des grilles. Ils ne lui prêtèrent aucune attention. Un contrôleur lui ouvrit une des portes sans manifester aucune curiosité sur les raisons qui l'incitaient à quitter l'arène avant la fin de la rencontre.
Dans une rue proche, il monta à bord de la puissante Mercedes qu'il avait, l'avant-veille du match, placée en stationnement à cet endroit en prévision de l'affluence automobile qui encombrerait les alentours du stade le jour où s'affronteraient les Diables Bleus et les Ciel et Or.
Il avait cinquante minutes devant lui pour s'éloigner de la zone dangereuse. Ce délai écoulé, il aurait parcouru environ une centaine de kilomètres sur l'autoroute. C'était plus que suffisant. A la même heure, le même jour, il avait chronométré l'itinéraire et était assuré de n'être pas ralenti.
Il démarra rapidement et ne perdit pas une minute pour gagner la bretelle d'accès à l'autoroute. Lorsqu'il s'infiltra entre un poids lourd et une caravane de touristes néerlandais, le match reprenait sur la pelouse du stade. Impitoyables, d'entrée de jeu, les Ciel et Or inscrivirent leur troisième but.
Il obliqua vers la file de gauche et roula à tombeau ouvert. Il se sentait bien. La mission se déroulait sans accrocs, comme elle avait été planifiée avec minutie.
Il avait déjà parcouru quatre-vingt-dix kilomètres lorsque les Ciel et Or marquèrent leur quatrième but, anéantissant définitivement les espoirs des Diables Bleus de se qualifier pour la finale de la Coupe de France au Parc des Princes. Furieux, les supporters de l'équipe défaite sifflèrent leurs favoris, humiliés sur leur propre terrain, et inondèrent la pelouse de fusées et de pétards. La fumée était si opaque que l'arbitre interrompit la rencontre pour lui laisser le temps de se dissiper et aux esprits de recouvrer leur sérénité.
Habituée à rouler à gauche, une caravane de Britanniques déboîta brutalement en signalant sa manœuvre au dernier moment.
De toutes ses forces, il freina pour éviter la collision qu'il ne put empêcher malgré la vivacité de sa réaction. Le choc fut d'une violence inouïe tant sa vitesse était encore élevée. Comme un fétu de paille, la Mercedes fut soulevée et passa par-dessus la glissière centrale pour retomber sur l'autre chaussée où elle fut percutée par un dix tonnes.
Avant de mourir, il pensa : « C'est trop bête, je viens d'échapper à la zone dangereuse. » Puis il se souvint qu'avant de démarrer, il avait oublié de presser entre ses doigts la main de Fatima et le chapelet musulman qui pendaient à son rétroviseur intérieur. Ces deux objets constituaient son talisman, son porte-bonheur, les équivalents d'un Saint-Christophe pour les chrétiens. Habituellement, il n'oubliait jamais. Étaient-ce la tension, la peur, l'angoisse qui...
La fumée dissipée, le match reprenait dans le stade et, peut-être revigorés par la pause, les Diables Bleus réduisaient l'écart grâce à un penalty généreusement accordé par l'arbitre.
Dans la chasse d'eau, la bombe atomique explosa. Merveille de haute technologie, sous sa forme miniaturisée elle possédait la puissance de celle d'Hiroshima ou de Nagasaki.
Au point zéro, dans les toilettes, la température s'éleva à 300 000 degrés Celsius durant une seconde et demie pour se réduire à 3 000 degrés dans les dix secondes suivantes. Le béton du stade fondit instantanément, emmurant les êtres humains déjà désintégrés par l'explosion. Dans un rayon de deux kilomètres, les incendies dévorèrent les habitations et se propagèrent bien au-delà de cette limite. Dans le ciel était montée une boule de feu qu'un commandant de bord d'Air Inter volant à trente kilomètres de là décrivit plus tard comme une vague jaune vif s'élevant sur l'horizon complètement violet, accompagnée de volutes roses, pourpres, gorge-de-pigeon s'obscurcissant par endroits et s'irradiant à nouveau comme si des bulles de gaz incandescent venaient crever à la surface. Le tout, d'une beauté diabolique, ajouta-t-il avec lyrisme. L'onde de choc avait précédé un grondement terrifiant qui semblait provenir des entrailles de la planète. Un cyclone de feu tourbillonnait au-dessus du stade liquéfié, mêlé à des débris de béton, tel un chien fou qui court après sa queue. Des cadavres calcinés jonchaient les terrasses des cafés, les salles à manger des appartements, les cars de C.R.S. du service d'ordre, les quais aménagés en promenades des bords de la rivière où flânaient les amoureux par cette belle soirée printanière, les rues, les avenues, dans un rayon de deux kilomètres autour du lieu de l'explosion. Au-delà, des gens hagards fuyaient les incendies, l'épouvante dans le regard, la peau brûlée et noircie, criant, hurlant, cherchant des recours, réclamant les premiers soins. Chez les moins touchés, le corps était ravagé par des vomissements, des diarrhées d'une terrifiante intensité, ou était scarifié par une multitude d'hémorragies dans la bouche, la gorge, le nez. Certains qui avaient vu l'éclair de l'explosion étaient à tout jamais aveugles après avoir observé l'insoutenable lumière. Invisible, le nuage radioactif noyait la ville en brûlant insidieusement les organes et la peau.
Comme le stade, les maisons et les immeubles dans un rayon de deux kilomètres avaient partiellement fondu et l'incendie colossal qui ravageait leurs restes n'avait aucune chance d'être réduit par les casernes de pompiers qui accouraient et restaient pétrifiées par l'étendue du désastre.
Le préfet, un amateur éclairé de football, était mort, comme tant d'autres, dans le stade, confortablement installé dans la tribune d'honneur en compagnie de ses sous-préfets et de son état-major. Sa fille figurait parmi les majorettes.
Ce fut un commissaire des Renseignements généraux qui alerta Paris.
CHAPITRE II
La France était frappée de stupeur. Le monde occidental n'était pas en reste et dépêchait des observateurs et des secours. En même temps que l'indignation, la colère grondait car la lettre de revendication de l'odieux attentat, postée ce fatal vendredi avant la levée de dix-huit heures, était arrivée le samedi matin au ministère de l'Intérieur, tandis que ses photocopies semaient la panique dans les rédactions de journaux auxquels elles étaient parvenues alors que, malgré le week-end, les effectifs étaient mobilisés pour couvrir l'événement.
La France doit couper toutes ses relations, diplomatiques, militaires, financières, économiques, commerciales avec le pouvoir en place à Alger. Elle doit, avec ses sœurs occidentales et sous sa direction, organiser le blocus total, maritime et aérien, de l'Algérie jusqu'à ce que les forces populaires et de progrès chassent les imposteurs qui ont confisqué le pouvoir. Nous lui accordons un délai de huit jours pour mettre en place son dispositif. Pas plus. Nous venons de frapper un grand coup sur son territoire afin de lui montrer que nous ne plaisantons pas. Qu'elle sache que nous possédons d'autres bombes atomiques et que nos objectifs sont définis si la France ne vient pas à résipiscence. Nous sommes déterminés. Que la France prenne ses responsabilités et qu'elle abandonne à tout jamais le rôle de puissance néo-colonialiste et néo-impérialiste qu'elle affectionne avec tant d'obstination et qui meurtrit le peuple de notre pays. Pour terminer, nous exigeons que le gouvernement français accepte, par une déclaration publique et solennelle, de se plier à notre demande. Ou alors, qu'il dise qu'il refuse. Nous en tirerons les conséquences.
Allah Akbar ! Dieu est grand !
A.I.L.A.
Armée Islamiste de Libération Algérienne.
Le public s'arrachait les journaux, tendait l'oreille, à l'affût du plus anodin des bulletins d'informations, s'inquiétait de la météo susceptible de pousser les déchets atomiques vers les lieux réputés encore sains. Certains avançaient leurs vacances à l'étranger, mais loin de la Méditerranée.
Des régiments entiers d'infanterie, de blindés, du génie, cernaient la ville ravagée. Des hôpitaux de campagne étaient installés. Les victimes étaient transportées dans des centres éloignés du sinistre, parfois dans les pays limitrophes qui offraient leur hospitalité. On dénombrait près de 35 000 morts et les fantômes d'Hiroshima et de Nagasaki hantaient les mémoires.
La police et les Services spéciaux, en collaboration avec leurs homologues européens et américains, décortiquaient la lettre de revendication, aidés par leurs collègues envoyés par Alger dont les dirigeants s'étaient vivement émus de cette catastrophe. En Algérie et en France, des rafles creusaient des coupes claires dans les rangs des militants intégristes. Devant l'état d'urgence proclamé par le gouvernement, les strictes règles du Code de Procédure Pénale n'étaient plus respectées, gardes à vue et interrogatoires étant poussés à l'extrême, d'autant que le recours à deux des articles de la Constitution permettait la suspension des libertés individuelles et l'instauration de l'état de siège.
Cependant, les enquêteurs restaient frustrés. Malgré les interrogatoires « énergiques », aucun suspect n'avouait avoir jamais entendu parler de l'A.I.L.A., pas plus en France qu'en Algérie. Les Services spéciaux européens et américains connaissaient la même défaite. Quant aux pays arabes amis, ils juraient de leur innocence dans cette affaire. Pour l'exemple, on fusillait à Alger et à Oran plusieurs dizaines de condamnés à mort dans le louable souci d'inspirer la terreur, sans croire vraiment à l'efficacité de cette initiative à l'égard de l'A.I.L.A., mouvement dont le caractère énigmatique et les méthodes terroristes effrayaient.
Tout autour du stade où s'était produit le cataclysme nucléaire, une noria d'avions civils et militaires déversait des tonnes de chaux vive sur les décombres et les cadavres carbonisés. A la périphérie, les soldats traquaient les pillards que n'apeurait pas la crainte de la contamination atomique.
Dans le secret des états-majors et des cercles scientifiques, réunis aux premiers, on s'interrogeait : comment la bombe avait-elle été installée sans éveiller les soupçons ?
Plusieurs savants partageaient la même hypothèse. Par une incroyable avancée technologique, des scientifiques étaient parvenus à réaliser l'exploit : la miniaturisation de la bombe. Mais qui était capable d'une telle réussite ? Certainement pas les intégristes musulmans.
Alors ? La Russie ou l'une des ex-républiques soviétiques ? L'Iran ? L'Inde ? L'Irak malgré les contrôles nucléaires imposés par les Nations-Unies ? Le Pakistan ? Ou, tout simplement un pays européen doté de l'arme atomique, c'est-à-dire la France ou le Royaume-Uni ? Pourquoi pas les États-Unis ? Sans oublier Israël et l'Afrique du Sud.
Mais la question angoissante demeurait. De combien de bombes identiques disposaient ceux qui avaient frappé ce premier coup ? Ajoutée à une seconde : quelle conduite tenir face au chantage ? Naturellement, il était impossible de s'y soumettre. Alors, les politiques mettaient la pression sur la police et les Services spéciaux français et étrangers. Découvrir qui se cachait derrière l'A.I.L.A. Quant à l'opinion publique, on tentait de la rassurer sans que ces efforts soient vraiment couronnés de succès.
Le mort de l'autoroute dans sa Mercedes n'avait pu être réellement identifié car ses papiers étaient faux et ses empreintes digitales inconnues. Le billet, amputé de son coin supérieur gauche, qui lui avait permis l'accès au stade souleva la curiosité des gendarmes. Pourquoi diable se trouvait-il à une telle distance du stade alors que le match n'était pas terminé à l'heure de l'accident ? La Mercedes avait été louée chez Avis et ne permit pas de remonter la piste. Néanmoins, le cas fut signalé à la D.S.T. qui enquêta.
Affrété par la Fédération Française de Football, un avion-cargo d'Air Inter survola le stade à basse altitude et parachuta les couronnes de fleurs destinées à honorer la mémoire des footballeurs professionnels et des sportifs disparus dans le déluge nucléaire.
Francis Coplan entendit le téléphone sonner et écrasa le restant de sa Gitane avant de décrocher.
- Général de Beaujancy, annonça une voix ferme et martiale.
- Mes respects, mon général.
L'intéressé était à la retraite mais demeurait un collaborateur actif du Vieux et un honorable correspondant. Ils échangèrent les banalités d'usage, évoquèrent l'attentat terroriste à la bombe atomique et le général en vint à la raison de son appel :
- Mon cher, une lettre qui vous est destinée m'est parvenue à l'adresse de la rue Raynouard.
- Vraiment ? fit Coplan, étonné.
Officiellement, l'immeuble de la rue Raynouard appartenait au général. En réalité, la propriétaire en était la D.G.S.E. qui l'utilisait pour loger ses agents en mission. Les lieux présentaient une apparence rigoureusement anonyme, neutre, conforme au caractère bourgeois du quartier. La bâtisse, debout sur trois étages, truquée comme les coulisses d'un théâtre, était équipée en véritable station d'observation. Des postes de guet, tenus par des paras en civil du 11 e Choc de Cercottes (Une des composantes du Service Action), permettaient de surveiller les approches, les passants, les voitures en stationnement. Des caméras filmaient les abords. Derrière la façade haussmannienne, c'était une citadelle qui se cachait.
A maintes reprises, Coplan y avait élu domicile, privilégiant l'un des confortables appartements du deuxième étage où flottait le souvenir de Zohra Khalany, de son visage émouvant et de sa beauté rayonnante et pure (Cf. L'oeil du cyclone).
Cependant, la routine étant l'ennemie des espions, il avait, depuis, changé de résidence et choisissait désormais un immeuble de la rue de Courcelles en tous points semblable pour la discrétion et la sécurité à l'inviolable forteresse de la rue Raynouard qu'il n'utilisait plus depuis trois ans.
Comment se faisait-il qu'une lettre lui ait été expédiée à cette ancienne adresse que peu d'initiés connaissaient ?
- Mon général, je viens la chercher.
- Je vous attends.
Le général de Beaujancy avait des attentions délicates. Un sublime porto, dont l'âge se perdait dans la nuit des temps, attendait Coplan qui le but avec un soin religieux.
- Mon fils a épousé une aristocrate portugaise, expliqua l'officier en retraite. C'est pourquoi je dispose de ce nectar que je n'offre qu'aux véritables connaisseurs dont vous êtes, mon cher Coplan.
- Je suis flatté, mon général.
Coplan écarquilla les yeux quand il prit connaissance de la lettre :
Vos services seraient-ils intéressés par la solution de l'énigme posée par l'explosion de la bombe atomique ? Dans l'affirmative, ce dont je ne doute pas, allez jeter un coup d’œil à la boîte aux lettres de Francfort dont nous étions convenus voici quelques années.
Der Erlenkönig.
Coplan s'accorda le temps de savourer le fond de son verre et prit congé du général en le remerciant avec effusion et en le félicitant pour la qualité de son porto.
En chemin, il réfléchit. Derrière Der Erlenkönig qui signifiait le Roi des Aulnes, se cachait Dieter Vogg, un ancien officier supérieur de la Stasi est-allemande, le Service à la sinistre réputation à laquelle, d'ailleurs, Vogg avait largement contribué. Sur un échiquier, à la fin d'une partie, les Blancs et les Noirs changent de côté et, quatre ans plus tôt, à la veille de la réunification des deux Allemagne, la Centrale d'espionnage de Berlin-Est avait décidé de ménager ses arrières en vue d'une reconversion en douceur. C'est pourquoi elle avait détaché Dieter Vogg à Paris, muni d'un lourd dossier qui avait permis à la D.G.S.E. et à la D.S.T. de démanteler un puissant réseau soviétique infiltré dans les milieux industriels et scientifiques.
L'Allemand était un être à la personnalité attachante si l'on exceptait son amoralité totale et sa dévotion à sa propre carrière qui le conduisait à gommer en lui tout sentiment autre que la satisfaction de son ambition. Si d'aventure celle-ci n'était pas en jeu, alors c'était un homme charmant, amateur de musique classique, de bons vins et de bons mots, de cuisine raffinée, sans oublier son penchant pour l'art pictural et pour les femmes belles et intelligentes. Il avait mis en musique le célèbre poème de Goethe Der Erlenkönig et en avait choisi le titre pour pseudonyme en vue de relations futures avec Coplan dont il avait su gagner la sympathie. Dans le même ordre d'idées, il avait fourni à ce dernier l'adresse d'une boîte aux lettres fixe à Francfort dans l'éventualité où les deux hommes auraient à collaborer à nouveau, ce qui ne s'était pas produit au cours des quatre années suivantes. Coplan n'en avait plus eu de nouvelles et l'avait supposé emporté par la lame de fond qui avait balayé la Stasi quand Bonn avait mis la main sur l'Allemagne de l'Est et jeté en prison le maître-espion qui, depuis les années 50, dirigeait la Centrale de Berlin-Est, le trop célèbre Markus Wolff.
L’œil du Vieux brilla de plaisir quand Coplan le mit au courant.
- Enfin une lueur dans le fond du tunnel, se réjouit-il. Nous ne parvenons pas à accrocher cette A.I.L.A. Rien, absolument rien, sauf cette menace qui plane sur notre pays. Aux plus hauts échelons de l’État, la tension, l'angoisse, sont si intenses qu'elles en sont palpables. Mon cher, que vous dire d'autre que de foncer immédiatement à Francfort ?
Le soir même, Coplan posait le pied dans la patrie de Goethe. La pluie tombait dru sur la ville. A l'aéroport, il loua une Peugeot au comptoir Avis.
L'aéroport était situé au sud-ouest de la ville. Aussi, par la Flughafenstrasse, il remonta vers le nord-est jusqu'à la Höhenstrasse où il tourna à droite dans la Bergerstrasse pour s'arrêter à deux pas de l'église Saint-Joseph. Le lieu du culte était fermé à cette heure tardive mais la porte conduisant à la sacristie ne résista guère au talent de Coplan, spécialiste de l'ouverture des portes récalcitrantes et qui s'était équipé de sa trousse à passes spéciaux.
Dans la chapelle consacrée à saint Antoine de Padoue, il décolla avec sa lime l'ex-voto dédié au merveilleux détective qui retrouvait les objets perdus. La plaque était signée E.L. Köning, les fausses initiales étant là à la place d'Erlen. Dans le trou était glissé un cylindre de papier que retira Coplan et qu'il déplia pour lire un court message :
Je vois que vous et votre hiérarchie êtes intéressés. Je n'en doutais pas. Rendez-vous chez Ulrike Hoffburg, 16 Mollstrasse à Berlin.
Coplan ressortit, passa une courte nuit dans un hôtel et, le lendemain, prit l'avion pour Berlin après avoir restitué la Peugeot chez Avis.
Mollstrasse se situait dans ce qui avait été Berlin-Est, non loin des artères idéologiquement baptisées Leninallee et Karl-Marxallee. Depuis peu, à son entrée, des Américains facétieux avaient accroché un panneau métallique signalant qu'une Moll Street existait déjà à Cedar Rapids dans l'État d'Iowa.
Dans le hall de l'immeuble à la façade morne et grisâtre sous la pluie pareille à celle de Francfort, la rangée de boîtes aux lettres était déglinguée. Ulrike Hoffburg habitait au troisième étage. L'ascenseur était poussif et archaïque. L'Allemande ouvrit au second coup de sonnette.
Elle n'avait guère changé depuis le jour où elle avait, six ans plus tôt, placé un Tokarev sur la tempe de Coplan et menacé de presser la détente s'il ne révélait pas la raison de sa présence à Berlin-Est. Ce n'était qu'un bluff car elle n'avait pas l'intention de tirer, son otage étant bien trop précieux.
C'était une jolie femme aux cheveux blonds relevés en chignon, aux yeux gris et froids, aux lèvres pâles et à la peau incroyablement claire. Elle était née dans les années soixante d'un couple engendré dans les Lebenborn nazis où coïtaient les plus purs représentants de la race aryenne et répondait ainsi aux canons raciaux forts en honneur sous le régime hitlérien. D'ailleurs, elle était connue pour avoir participé au sein de la Stasi à l'épuration des éléments sémites. Bien que Markus Wolff soit lui-même juif, il ne s'était pas opposé à ce pogrom interne.
- Entrez, Francis, je vous attendais, fit-elle en s'écartant.
Elle portait encore son manteau de pluie et des gouttes d'eau traînaient sur le col. Elle s'en débarrassa en dévoilant une robe simple, froissée, qui détonnait avec son élégance habituelle. Coplan jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Le décor du salon offrait la même simplicité que la robe, si l'on exceptait les deux très belles toiles de Miro qui témoignaient du goût artistique averti de Dieter Vogg et des rapines auxquelles il s'était livré lorsqu'il exerçait au sein de la Stasi en compagnie d'Ulrike qui était son égérie depuis quelques années.
- Un café ou quelque chose de plus fort ? proposa-t-elle.
- Un café.
Elle alluma la lumière car, à cause de la pluie, la pièce était plongée dans une triste pénombre.
- Quand rencontrerai-je Dieter ? demanda-t-il lorsqu'elle versa le café.
- Je l'ignore, car je n'ai plus de nouvelles de lui depuis plusieurs jours, depuis, en fait, le moment où il vous a envoyé la lettre et où il m'a prévenue de votre arrivée.
- C'était quand ?
- Vendredi.
- Nous sommes mardi.
- Nous avons l'habitude de nous téléphoner chaque jour quand il est absent de Berlin.
La voix était neutre mais Coplan devinait la tension intérieure. Une espionne confirmée comme Ulrike ne laissait pas transparaître ses sentiments, d'autant que, dans ce domaine, elle semblait en être totalement dépourvue. Mais Coplan tempéra la rigueur de cet a priori. La carapace forgée à la Stasi dissimulait peut-être une nature ardente et sensible dont la seule partie émergée était l'amour qu'elle vouait à Dieter Vogg.
- Où était-il quand il a appelé la dernière fois ? Ici à Berlin ? Ailleurs ?
- Je ne sais pas.
Était-elle sincère ? Difficile à dire. Ulrike était sortie major de l'école d'espionnage du Ministerium für Staatssicherheitsdienst qui se trouvait alors à deux pas du Q.G. de la Stasi dans Normannenstrasse. Quand on était sortie major d'une école aussi prestigieuse, on ne tombait pas dans un piège grossier.
- Pour quelles raisons voulait-il me voir ?
Elle secoua la tête.
- Là encore, il ne m'en a rien dit.
Mentait-elle ? Cette fois encore et pour les mêmes raisons, difficile à dire.
- S'il ne vous a pas téléphoné depuis vendredi, c'est, à votre avis, pour quelles raisons ?
- Je crains les gens de Bonn.
Le BND, c'est-à-dire les Services spéciaux de l'Allemagne de l'Ouest, avait juré d'avoir la peau de Dieter Vogg et ainsi de venger ses agents liquidés par les soins de leur ennemi. Aussi, après la réunification, l'intéressé avait-il été obligé d'entrer dans le maquis pour éviter les représailles. Ulrike, contre laquelle le BND avait également une vengeance à assouvir, l'avait suivi. Le couple avait misé sur les complicités dont il bénéficierait dans l'ex-Allemagne de l'Est, sans oublier qu'il pouvait compter sur le trésor de guerre qu'il avait eu la prudence d'accumuler, ainsi que sur la cargaison de faux passeports et de dossiers compromettants mis prudemment à l'abri.
Elle sirota son café, l'air absent.
- Ces salauds ont pu le kidnapper, déclara-t-elle enfin.
- On est toujours un salaud pour le camp d'en face, se moqua-t-il.
Elle avait de l'humour. Aussi daigna-t-elle sourire.
- S'ils l'ont kidnappé, nous ne le reverrons jamais. Savez-vous que l'on compte un millier d'agents exStasi qu'ils ont assassinés et dont les cadavres ne sont jamais remontés à la surface ?
- Je ne pleure pas sur les cadavres d'agents de l'ex-Stasi, un des Services les plus brutaux du monde, renvoya-t-il sèchement.
- La guerre est finie entre l'Est et l'Ouest, plaida-t-elle. A quoi bon cette hécatombe ?
- Après chaque guerre intervient une épuration. On n'enseignait pas ce principe à la Normannenstrasse ?
Elle haussa les épaules avec lassitude et termina son café avant d'allumer une Lucky Strike. Coplan décida d'attaquer de front :
- Vous demandez-vous pourquoi je suis ici et quel motif puissant a pu m'inciter à me déplacer alors que Dieter n'est qu'un fugitif qui n'a plus grand-chose à vendre ou à échanger ?
Elle planta dans le sien un regard innocent.
- Non, vraiment non. Il est vrai qu'à la Normannenstrasse on m'a appris à me départir de ma curiosité naturelle qui me jouait bien des tours quand j'étais enfant ou adolescente.
- Vous êtes au courant de l'explosion atomique dans mon pays ?
Une expression horrifiée rida le beau visage lisse de son interlocutrice.
- Quelle chose horrible ! J'ai eu l'impression que revenaient en fanfare ces affreux Américains qui, sans aucune pitié, ont lâché leurs bombes sur les populations innocentes d'Hiroshima et de Nagasaki. Bien sûr, je n'étais pas née à l'époque mais ce crime figure parmi les plus atroces dans l'Histoire de l'humanité.
Coplan demeura indifférent à cette tirade et poursuivit son idée :
- Dieter a quelque chose à me communiquer à ce sujet.
Elle se laissa aller contre le dossier du canapé.
- Vraiment, Francis ? Je ne vois pas de quoi il s'agit. Dieter est assez mystérieux sur les affaires qu'il traite. Nous partageons un lit mais pas obligatoirement les affaires. Vous vous souvenez combien la Stasi était sévèrement compartimentée et cloisonnée ?
Coplan ne la crut pas. Le couple, depuis qu'il était entré en clandestinité, devait certainement cheminer étroitement la main dans la main, échangeant les confidences sans arrière-pensées et planifiant ensemble les moyens et les méthodes pour survivre dans la jungle qui était désormais la leur.
- A quel hôtel êtes-vous descendu ? reprit-elle.
- Je suis venu directement.
- Il y a quelques années vous jetiez volontiers votre dévolu sur le Bristol Hotel Kempinski. Un peu old-fashioned mais typique de l'hôtellerie de luxe berlinoise. C'est même là que vous aviez dragué cette pauvre Hilda Schreibner retrouvée plus tard malencontreusement noyée dans la Spree...
Coplan faillit grincer des dents en se remémorant ce tragique épisode de sa lutte contre la Stasi. Ulrike plissait les yeux, satisfaite de son effet.
- Prenez-y une chambre, Francis, conseilla-t-elle d'une voix douce. Dès que Dieter est de retour, je vous téléphone ou vous laisse un message. Du genre : Der Erlenkönig est de retour.
Coplan se leva.
- D'accord, mais ne tardez pas, sinon je penserai que cette affaire n'est qu'un bluff. Dans quel but ? Je vais y réfléchir.
CHAPITRE III
Francis Coplan passa les trois jours suivants dans sa chambre du Kempinski où on lui montait ses repas. Il grillait Gitane sur Gitane et quatre fois par jour le Vieux lui téléphonait en dissimulant mal l'angoisse dans sa voix. En France, le climat était détestable. L'ultimatum posé par l'A.I.L.A. était déjà expiré et le gouvernement français, bien entendu, s'était refusé à prendre les mesures exigées. Les Services spéciaux, la police, Interpol, cravachaient dur pour apprendre enfin quelque chose sur la mystérieuse organisation dont personne ne savait rien. En Algérie, les réseaux intégristes souffraient le martyre tant ils étaient harcelés par la gendarmerie, les services secrets et les forces spéciales d'intervention. A un degré moindre, il en était de même en France. La C.I.A. avait suggéré une piste qui avait conduit à une impasse. Au 21 de Queen Ann's Gate à Londres, siège du Secret Intelligence Service, un colonel, farouche ennemi de l'I.R.A., jurait que les Irlandais n'étaient pas étrangers à l'affaire et qu'une des prochaines cibles des terroristes serait une ville anglaise.
Sur les lieux du cataclysme nucléaire, les tonnes de chaux vive déversées formaient un immense quadrilatère sous lequel reposaient les cadavres. Chaque jour arrivaient dans les hôpitaux de nouvelles victimes à la peau ravagée et souffrant d'atroces dysenteries et de brûlures aux poumons.
- Essayez de relancer Ulrike Hoffburg, conseillait le Vieux.
Durant ces trois jours, Coplan songea à tout ce qu'il aurait pu faire dans cette ville qu'il adorait. Se baguenauder sur les bords du lac de Wannsee, visiter le château de Charlottenburg ou le Bodemuseum près du pont de Monbijou avec sa collection de maîtres italiens des XIVe et XVe siècles, goûter aux bières et au schnaps de chez Hoeck, vieux café berlinois de la Wilmersdorfstrasse, et dîner à l'élégant restaurant Rockendorf's.
Le quatrième jour, Ulrike téléphona. Sa voix était enjouée :
- Demain à seize heures, Der Erlenkönig sera à la Bierstube Weizacker à Iéna sur les bords de la Saale.
Elle raccrocha précipitamment.
Au volant de sa Volvo de location, Coplan partit pour le rendez-vous. La rivière traversait Iéna avant d'aller se jeter dans l'Elbe en longeant le champ de bataille où en 1806 Napoléon avait défait les Prussiens. Les berges abritaient une succession de Bierstuben, ces guinguettes typiquement allemandes où la bière coulait à flots. C'était là le rendez-vous préféré des étudiants de l'Université d'Iéna. Le cadre était généralement assez terne, les boiseries couvertes de crasse, l'air enfumé, et les tables portaient toutes sortes d'inscriptions gravées au couteau. Mais l'atmosphère y était chaude et sympathique.
La Bierstube Weizacker ne dérogeait pas à la règle. Bien qu'il fût en avance, Coplan découvrit que l'Allemand l'avait précédé.
A une table isolée, loin des groupes d'étudiants, il offrait son visage émacié, éclairé par un faux sourire naïf, deux grands yeux clairs et fixes que Coplan aurait imaginés inquiets mais dans lesquels dansa une petite flamme d'ironie féroce quand il vit son visiteur.
Coplan s'assit et commanda une chope de bière.
- Je compatis à vos malheurs, préambula Dieter Vogg. Horrible, cette explosion atomique. Goethe disait que la barbarie est comme un volcan. Elle fait éruption sans prévenir. Le barbare pour lui était évidemment Napoléon.
Coplan ne fit pas de commentaires. Il connaissait la manie de l'Allemand de balancer des « gracieusetés » à ses hôtes.
- Venons-en aux faits, pressa-t-il.
Vogg attendit que la serveuse aux longues nattes tressées dépose devant l'arrivant la chope qui contenait bien un litre.
- Dix millions de dollars, énonça-t-il.
Coplan ne sourcilla pas.
- En échange de quoi ?
- Le stock de bombes et la vérité sur l'origine de l'A.I.L.A.
- Séduisant, reconnut Coplan, mais cher. En outre, les garanties sont faibles. Vous connaissez le peu de goût qu'éprouvent les Services spéciaux à traiter avec les gens qui n'ont plus de façade. C'est votre cas, mon cher Dieter. Je ne sais si Goethe aurait dit que, parfois, la barbarie c'est d'avoir perdu son statut. A votre sujet, Paris pensera au vieux proverbe silésien : Gib mir einen Korb volt mit Eiern und ich gebe dir zum Dank den leeren Korb zurück(Donne-moi un panier plein d’œufs et, pour te remercier, je te rendrai le panier vide).
L'Allemand eut le bon goût de sourire.
- Je peux vendre ailleurs.
- Qui ?
- Les clients ne manquent pas. Les Nord-Coréens, l'I.R.A., les Palestiniens, Israël, l'Afrique du Sud, les Serbes, les Croates, les Bosniaques. Voyez-vous, Francis, Goethe avait raison. Napoléon, Hitler, Staline, Truman, sont morts, mais d'autres aujourd'hui sont prêts à prendre leur succession. Le marxisme a échoué dans ses tentatives de construire un monde pacifique. Il faut en tirer la leçon et en profiter financièrement. Cyniquement, je vous le concède.
« Bon, je répète mon chiffre. Dix millions de dollars, sans rabais. Ni vous ni moi ne sommes des marchands de tapis d'un bazar turc. L'argent est à verser dans une banque du paradis fiscal d'Anguilla. Je vous donnerai les coordonnées quand nous aurons conclu un accord ferme avec le feu vert de votre hiérarchie.
« Une dernière chose, Francis, je donne la priorité à votre pays parce que c'est lui qui a été frappé et cette terrible épreuve mérite d'être compensée. Néanmoins, si vos dirigeants estiment la somme trop élevée, je vous l'ai dit, je traiterai ailleurs. C'est pourquoi je vous recommande de faire vite. »
- Par votre faute, nous avons perdu quatre jours.
- Désolé. C'est vrai, j'avais quelques renseignements complémentaires à glaner de-ci, de-là.
- Accepteriez-vous d'être otage ? s'enquit Coplan.
Vogg esquissa un sourire sarcastique.
- Je n'ai jamais été otage de ma vie. C'est moi qui ai pris des gens en otages.
- Je sais, je n'ai pas besoin de votre curriculum vitae. Je pose la question en ayant à l'esprit les réticences de ma direction devant un tel marché. Imaginez que l'argent soit versé à Anguilla, en contrepartie, vous, vous resteriez notre prisonnier jusqu'à ce que l'affaire soit entièrement résolue. Cette condition acceptée, alors la négociation pourrait aboutir car elle présenterait des garanties pour ma hiérarchie.
- Je suis réglo, je dis la vérité, sinon je prends une balle dans la tête, c'est ça ?
- C'est exactement ça, avec une précision : Ulrike aussi prendrait une balle dans la tête.
- Réjouissant, s'amusa Vogg. Tout bien considéré, si mon accord sur ce point peut débloquer la situation, pourquoi pas ?
- Autre chose ?
- Non. Consultez votre direction et reprenez contact avec Ulrike.
Coplan but sa bière. L'angoisse le tourmentait.
- Vous croyez qu'une autre bombe peut exploser dans l'intervalle ?
- Je n'en sais rien. J'espère que non mais n'en suis pas sûr.
- Que savez-vous au sujet de l'A.I.L.A. ?
- Livraison contre remboursement, mon cher Francis, se moqua l'ex-officier supérieur de la Stasi.
Comme dans sa chambre du Kempinski, Coplan grillait Gitane sur Gitane dans le bureau qui lui était réservé au dernier étage de la caserne vieillotte du boulevard Mortier, siège de la D.G.S.E. Il savait qu'au palais de l'Élysée se tenait un conseil extraordinaire. Le planton lui apporta un plateau sur lequel reposait un déjeuner sommaire qu'il mangea sans appétit. En revanche, il vida avec plaisir les deux bouteilles de bière bien glacée.
Vers quinze heures, le Vieux entra.
- C'est gagné, annonça-t-il, mais j'ai dû batailler ferme. Heureusement, le président m'a soutenu. Il avait le visage ravagé. J'ai bien senti qu'il était terrorisé à l'idée d'une deuxième explosion.
- Qui, cette fois, pourrait se produire à Paris, souligna Coplan. Au Parc des Princes ou ailleurs.
- Nous avons un détachement de gendarmerie à Berlin qui gère la Prévôté militaire. Dieter Vogg devra s'y constituer prisonnier. C'est l'unique condition. Je suggère donc que vous fonciez immédiatement à Berlin. Un avion du GLAM vous attend.
Coplan ne se le fit pas dire deux fois.
Dès son arrivée, il loua à l'aéroport une Volvo et se rendit au 16 de la Mollstrasse. Il n'obtint pas de réponse à son coup de sonnette. Cette fois, sa trousse à passes ne lui fut d'aucune utilité. La porte était supérieurement blindée et la serrure trop sophistiquée pour être malmenée. Dieter Vogg et son égérie étaient bien trop expérimentés pour être victimes d'une effraction. Quant aux fenêtres, elles étaient inaccessibles du palier.
Il redescendit dans le hall, griffonna un message demandant qu'on l'appelle au Kempinski et le glissa dans la boîte aux lettres.
II sortit sur le trottoir et pesta contre la pluie qui tombait avec virulence. Il rajustait son chapeau et relevait le col de son imperméable sous le porche quand il vit un taxi qui ralentissait en signalant qu'il s'arrêtait sur sa droite. La voiture stoppa à la perpendiculaire de l'immeuble et Coplan se rencoigna au fond du porche. Il y eut quelques minutes d'attente et une femme descendit. Malgré la capuche bientôt dégoulinante d'eau, Coplan reconnut Ulrike Hoffburg. Le taxi redémarra et elle courut pour traverser le trottoir.
Au même moment, sans allumer ses feux, une grosse Mercedes déboîta à quelques mètres de l'Allemande et Coplan eut un sinistre pressentiment.
- Attention, Ulrike, cria-t-il, couchez-vous !
Elle n'avait pas perdu les excellents réflexes appris à l'école de la Normannenstrasse. Elle s'étala de tout son long sur le ventre à l'instant où s'égrenait le staccato de la rafale. Déjà, Coplan avait dégainé son Smith & Wesson 469 qu'il avait introduit facilement en Allemagne puisqu'il avait voyagé à bord d'un avion du GLAM. Il fit feu sur la Mercedes et eut le plaisir d'entendre, malgré le battement sourd de la pluie, le bruit du verre qui cascadait sur la chaussée. La Mercedes accéléra, dérapa et tourna à droite dans la Greifswalderstrasse.
Coplan rabattit le bord de son chapeau de pluie et, l’œil aux aguets, abandonna sa position. Ulrike s'agitait sur le trottoir, le bas de son imperméable et de sa robe relevés démasquant ses cuisses. Il s'approcha et s'agenouilla. La pluie délavait le sang de la jeune femme. Il vit les deux trous dans le dos de l'imperméable.
- Ulrike ?
Il perçut un faible gémissement.
- Je vous emmène à l'hôpital.
- Non, fit-elle avec effort et un filet de sang ruissela au coin gauche de ses lèvres... Clinique Kreuder... dans Prenzlauerallee...
Il la souleva et l'emporta jusqu'à la Volvo garée un peu plus loin. Prenzlauerallee était assez proche. C'était l'artère qui prenait à droite après Greifswalderstrasse dans laquelle avait tourné la Mercedes des tueurs.
Il écrasa l'accélérateur en brûlant hardiment les feux rouges. A la clinique Kreuder, personne ne posa de questions. On semblait connaître Ulrike et Coplan soupçonna que l'établissement constituait un des relais de la Stasi au temps des deux Allemagne. Subrepticement, dans le sac à main, il avait dérobé le trousseau de clés. Il abandonna Ulrike aux soins des chirurgiens et repartit pour la Mollstrasse. La main sur la crosse de son Smith & Wesson, il réintégra l'immeuble. L'appartement était vide. Dans l'air flottaient des relents de chou bouilli, une des spécialités de la cuisine est-allemande. Coplan se livra à une fouille rapide mais méthodique à l'issue de laquelle il s'avoua vaincu sans avoir vraiment espéré qu'il en fût autrement de la part de deux agents aussi expérimentés.
Il repartit pour la clinique Kreuder.
Le chirurgien posa sur lui un regard morne.
- Elle est fichue.
Il se lança dans d'interminables considérations d'ordre médical sur la trajectoire des deux balles qui ennuyèrent fermement Coplan.
- Je n'ai pas besoin d'un rapport d'autopsie, coupa-t-il avec impatience. Combien de temps lui reste-t-il à vivre ?
- Un quart d'heure, pas plus, répondit sèchement le praticien.
Les yeux d'Ulrike perdaient déjà tout éclat. Coplan lui broya la main.
- Ulrike, où puis-je trouver Dieter ?
Sa voix était tendue. Des dizaines de milliers de gens risquaient de mourir si l'Allemand n'était pas joint au plus vite.
Elle resta muette pendant un long moment, tentant de combattre l'agonie qui obscurcissait son cerveau. Enfin, ses lèvres violacées bougèrent :
- Ils... ils m'ont eue...
La voix était si faible que Coplan s'agenouilla près du lit et posa l'oreille tout près des lèvres, malgré le mouvement de protestation de l'infirmière.
- Qui ? questionna-t-il.
- Zolo... Zoloviev...
- Qui est Zoloviev ? pressa-t-il.
Elle ne répondit pas. Coplan lui secoua la main et, cette fois, l'infirmière intervint.
- Sortez ! ordonna-t-elle.
Coplan se remit debout, l'empoigna à bras-le-corps, la souleva de terre et la propulsa dans le couloir où elle buta contre un chariot et chuta sur les fesses. Il réintégra la chambre, ferma la porte et poussa contre elle, pour la bloquer, une lourde armoire métallique qu'il cala en installant en biais le second lit qui meublait la pièce.
Importaient avant tout ceux qui risquaient de mourir s'il n'apprenait rien qui puisse faire avancer son enquête.
Il se réagenouilla sans prêter attention aux coups violents frappés à la porte.
- Qui est Zoloviev ? insista-t-il.
Les lèvres remuèrent mais il ne capta aucun son.
- Où puis-je trouver Dieter ? répéta-t-il. Étaient-ce les souvenirs heureux que ce prénom évoquait ? En tout cas, Ulrike parut ressusciter.
Elle eut une brusque convulsion et se rejeta sur le côté, tout contre Coplan qui la prit dans ses bras. Il y eut des borborygmes dans la gorge, un flot de sang mousseux qui inonda les lèvres et le menton, les yeux s'ouvrirent très grands puis devinrent vitreux. Un dernier soubresaut et Ulrike mourut. D'un geste miséricordieux, Coplan abaissa les paupières puis laissa retomber le corps inerte. Il se releva, rafla le sac à main et courut à la fenêtre. La chambre était située au rez-de-chaussée. Il ouvrit les battants et sauta sur la terre gorgée d'eau. En quelques bonds rapides il regagna la Volvo et retourna à la Mollstrasse où il réintégra l'appartement aux relents de chou bouilli. Son raisonnement était simple. Il ne pouvait rejoindre Varsovie avant le premier avion du matin, voyager par la route prenant trop de temps compte tenu du mauvais état des chaussées et des ralentissements fréquents. Par conséquent, il avait décidé de passer la nuit en ce lieu, avec l'espoir que Dieter Vogg téléphone. Lors de sa première visite à Ulrike, celle-ci avait précisé que les deux amants avaient l'habitude de s'appeler quotidiennement. Dieter Vogg téléphonait-il en pleine nuit à son égérie ? C'était une chance à courir.
Il prit une douche pendant que ses vêtements séchaient près du radiateur électrique. Il avait remplacé les cartouches utilisées contre la Mercedes et placé le Smith & Wesson à portée de sa main, une balle engagée dans la chambre.
Allongé sur le canapé, il s'endormit pour se réveiller aux aurores et se confectionner du café fort et brûlant dans lequel il trempa des biscottes beurrées.
En arrivant de la clinique il avait fouillé le sac à main sans obtenir plus de résultat qu'avec l'appartement. Toujours cette prudence, cette manie du secret qui caractérisait les espions et faisait dire à Mahmoud Abderrazak, chef de l'Asifa 4 (Asifa : unité de combat dans les Services spéciaux palestiniens) : « Trois personnes sont capables de garder le même secret, surtout si l'on tue les deux premières. »
Néanmoins, à présent, l'impression fugace d'être passé à côté de quelque chose lui titillait l'esprit. Il repassa sous la douche, enfila ses vêtements secs et fouilla à nouveau le sac à main.
C'était la carte publicitaire d'un restaurant de Beyrouth, Chez Jonathan, rue de Phénicie. Cette carte se trouvait dans une pochette du sac, noyée au milieu d'une bonne douzaine du même genre en provenance des endroits les plus divers en Europe, en Afrique et aux Proche et Moyen-Orient. Quoi de plus normal pour une femme qui, sous couvert de nombreuses fausses identités, avait voyagé de par le monde pour le compte de la Stasi ? De Londres à Istanbul, de Zurich à Athènes, du Caire à Johannesburg, elle avait collecté les renseignements, réveillé les agents dormants, rencontré les contacts, exécuté un agent du Mossad ou de la C.I.A., ce qui était la même chose, et dîné dans les meilleurs restaurants. Satisfaite de la nourriture et du service, elle avait conservé leurs cartes. Cependant, ce qui retenait l'attention de Coplan, c'était l'état ultra-neuf de la carte Chez Jonathan, par contraste avec les autres rectangles de carton fripés et écornés d'être restés trop longtemps dans la pochette. Par ailleurs, et Coplan connaissait bien Beyrouth, la rue de Phénicie n'existait plus depuis longtemps. A une époque, fière de ses boîtes de nuit, de ses bars, de ses hôtels de luxe, elle n'était plus aujourd'hui qu'un champ de ruines. D'abord les bombardements de la guerre civile, puis ceux de l'aviation israélienne, enfin les dynamitages pour des raisons de morale religieuse auxquels avaient procédé les Fous de Dieu.
Alors, par quel miracle ce restaurant existait-il encore ?
Coplan examina le verso de la carte et tressaillit. Le plan qui était dessiné là ne correspondait en rien à la situation géographique de la rue de Phénicie. Il se référait à Broummana, un petit village élégant de la montagne chrétienne où pullulaient les restaurants chics.
Sans faire de distinction, Coplan enfouit les cartes dans sa poche.
Quand le jour fut enfin levé, il abandonna l'appartement. C'est en conduisant en direction de l'aéroport qu'il crut avoir trouvé la solution de l'énigme que lui avait posée Ulrike dans son ultime phrase. Voir Kasik Jeglinski, U.O.T., Varsovie. Kasik était sans doute le diminutif de Kasimierz, un prénom fort répandu en Pologne. Mais U.O.T. ? Et voilà qu'il se demandait s'il ne s'agissait pas tout simplement des initiales de la Centrale de sécurité et d'espionnage du ministère de l'Intérieur polonais. Quoi de plus naturel pour des ex-Stasi de s'acoquiner avec des représentants des Services spéciaux de Varsovie ? Markus Wolff ne clamait-il pas : « Dans le monde d'aujourd'hui, aucune frontière, qu'elle soit géographique, morale ou politique, ne peut nous résister. Nul n'est innocent. On est avec nous ou contre nous. »
A l'aéroport, craignant les portiques de contrôle électronique, il jeta le Smith & Wesson et les cartouches dans une poubelle, restitua la Volvo au comptoir Avis sans faire remarquer les taches de sang qui maculaient la couverture là où il avait couché Ulrike et eut juste le temps de sauter dans le premier vol en partance pour Varsovie.
CHAPITRE IV
A l'aéroport d'Okecie, l'agence de location ne put lui fournir qu'une Fiat Polski bleu turquoise dont la couleur le fit grincer des dents. Discrétion non assurée.
Il démarra et dépassa la queue interminable devant la station de taxis vide de toute voiture. Okecie était l'unique aéroport de la capitale et offrait la particularité d'être situé en pleine ville. Il suivit la voie, mi-route mi-rue, autre particularité de Varsovie. En évitant les tramways aux couleurs les plus diverses, en fonction de la publicité dont ils étaient les serviteurs, par exemple violet pour Milka ou jaune pour Kodak, il atteignit la rue Marszalkovska, l'artère principale, et la longea jusqu'à ce qu'il parvienne devant le Palais de la Culture où il trouva facilement une place pour se garer. Sans difficulté, il localisa l'immeuble de six étages, presque neuf, non loin du cinéma Palladium.
Il emprunta l'ascenseur et sonna à l'une des portes du troisième étage. Le père Cieselski lui ouvrit. C'était un homme élancé, aux cheveux clairsemés et aux yeux bleus délavés. Le teint était pâle et le visage émacié. Le col de la chemise flottait autour du cou amaigri. Sur le revers du veston élimé, une croix dorée était accrochée et brillait en attirant le regard. Coplan n'était pas étonné de l'aspect maladif de celui à qui il rendait visite. Infatigable lutteur pour la reconnaissance des droits civiques, le père Cieselski avait très tôt milité, avec le blanc-seing de son évêque et de sa hiérarchie, au sein du mouvement Solidarnosc. Emprisonné, battu, torturé par les bourreaux de la Milice ou les tortionnaires de la Sluzba-Bezpieczenstwa, il n'avait jamais livré les secrets de son organisation, mais son long séjour dans les locaux de la police politique et du contre-espionnage lui avait permis de dresser un organigramme complet des fonctionnaires qui y œuvraient et qui, dans leur immense majorité étaient restés en place après le changement de régime en se contentant d'afficher une façade démocratique. Respecté par ses pairs, par les syndicats occidentaux, par le peuple, il était considéré comme un saint. D'ailleurs, dans l'ombre, quelques personnes travaillaient discrètement pour que soit ouvert à Rome son procès en canonisation, sans savoir cependant que certaines facettes de ses activités passées sentaient le soufre, matière qui, au Vatican, était irrémédiablement associée au Démon. En effet, à l'époque de la répression anti-Solidarnosc, le prêtre n'avait pas hésité à collaborer avec les Services spéciaux occidentaux en échange de financements pour l’œuvre de liberté et d'humanité à laquelle il consacrait son existence.
Coplan lui communiqua la phrase-code et le bon père écarta la porte. Celle-ci refermée, il offrit une tasse d'un thé excellent auquel Coplan, qui aurait préféré du café, goûta à peine. Sans ambages, après ce rituel de courte durée, Coplan lui exposa le motif de sa visite et l'ecclésiastique parut ravi que l'on fasse appel à son savoir.
- Kasimierz Jeglinski, je le connais bien. Il détient le grade de lieutenant-colonel à la police de sécurité. Une brute mais intelligente.
Il montra ses dix doigts auxquels manquaient les ongles.
- C'est lui qui a donné l'ordre à ses sbires. Néanmoins, je n'ai pas parlé. Il était furieux et a failli m'étrangler. Voyez-vous, la Pologne ne sera jamais démocratique tant qu'elle ne se débarrassera pas des hommes de l'ancien régime.
- Il est toujours en activité ?
- Officiellement non. En réalité oui. Un demi-solde, si vous préférez, mais très influent. Autre chose. Récemment, la Sluzba-Bezpieczenstwa a changé de dénomination. Désormais, elle s'appelle l'Urzad Ochorny Tanpstwa (Bureau de Protection de l'État, en abrégé : U.O.T.). Vous connaissez ce vers de l'Internationale : Du passé faisons table rase.
- Où puis-je trouver notre homme ?
Le père Cieselski abandonna sa tasse de thé pour se diriger vers le téléphone. A son correspondant il parla dans une langue totalement inconnue de Coplan. Sans doute un patois galicien ou silésien. Il raccrocha et revint, le visage souriant.
- Vous connaissez la ville ?
- Assez bien.
- II habite au numéro 3 de la Plac Trzech Krzyzy qui signifie Place des Trois Croix, un comble pour lui qui a toujours été un athée fanatique. D'autant plus que cette place comporte une église en son centre. Enfin, voilà à quelle aberration nous a menés notre combat qui, au départ, était si prometteur. A cette adresse, vous ne le trouverez pas dans la journée car il passe le plus clair de son temps au casino de l'hôtel Mariot en face de la Duorzec Centralny, la gare centrale, un hôtel très à la mode chez les nouveaux riches qui s'engraissent en se livrant à des trafics innommables, une autre des plaies dont nous souffrons et contre lesquelles nous ne savons pas lutter.
- A quoi ressemble-t-il ?
Le prêtre eut un rire léger.
- Dieu a choisi cette vallée de larmes pour commencer à le châtier. A l'aube des années 80, la chape de plomb coulée sur la Pologne par le grand frère soviétique a commencé à se fissurer. Les chantiers navals de Gdansk se sont mis en grève. Les mineurs ont suivi. Jeglinski a participé à la répression. Au cours d'une opération, un docker lui a assené un violent coup de barre à mine sur le visage. Le malheureux a été immédiatement abattu, mais Jeglinski a perdu l’œil gauche et un morceau de l'os frontal. Vous le reconnaîtrez facilement.
Coplan remercia et prit congé. Dehors, il décida de téléphoner au Vieux. L'angoisse le tenaillait. Le délai de l'ultimatum étant largement dépassé, il craignait qu'une seconde explosion atomique n'ait ravagé quelque ville française. Le Vieux le rassura à ce sujet.
- Vogg ne m'a pas envoyé de message rue Raynouard ?
- Non. J'ai contacté le général de Beaujancy et il m'aurait alerté si cela avait été le cas.
- Bizarre, puisque le contact est rompu par suite de la mort d'Ulrike. Je descends à l'hôtel Mariot. Avisez-moi s'il se manifeste.
Coplan raccrocha et sortit de la cabine qui se trouvait au coin du cinéma Palladium. Il récupéra sa Fiat Polski et gagna l'hôtel Mariot. Sa chambre donnait sur la gare. Il prit une douche et changea de vêtements avant de descendre au casino. Au bout de deux minutes, il repéra Jeglinski. Effectivement, le faciès était reconnaissable. Malgré son visage défiguré, le personnage portait beau. Carré, massif, l’œil vif, il avait opté pour un smoking dont la veste s'ornait d'un œillet à la boutonnière. Assis à une table de stud-poker à sept cartes, il paraissait favorisé par la chance si l'on se fiait au respectable tas de jetons entassés devant lui.
Coplan changea une partie de ses marks allemands et s'assit à la même table. Au début, il n'eut que des jeux sans valeur jusqu'au moment où ses deux premières cartes cachées furent le cinq et le sept de cœur et sa carte retournée le huit de cœur. C'était un bon début. Il misa gros. Avec un roi apparent, Jeglinski le suivit ainsi que trois autres joueurs dont une femme à l'allure extravagante qui caricaturait le genre nouveau riche. La deuxième carte retournée se révéla être le valet de pique et Coplan se contenta de payer la relance des autres. La fois suivante, il frétilla d'aise car le six de cœur venait d'atterrir devant lui. Confiant dans ses chances de réussite, il suivit les grosses relances dont celle de Jeglinski qui affichait à présent deux rois et un trois. La sixième carte ouverte était un neuf de trèfle et il grimaça tout en avançant ses jetons sur le tapis jusqu'au pot que surveillait attentivement le croupier. Pendant que ce dernier distribuait la septième carte, cachée comme les deux premières, il éprouva la sensation du joueur impénitent qui ne sait encore si la chance tourne ou non en sa faveur. D'un geste preste, il souleva la carte et effleura du regard le coin supérieur gauche. Le bon père Cieselski priait-il pour lui ? Ce n'était pas inimaginable car il venait de toucher le quatre de cœur. Il lui restait environ quatre mille marks. Il les poussa vers le pot quand la femme à l'allure extravagante, dotée de trois dames, du sept de carreau et du cinq de pique, aligna ses grosses plaques.
- Tapis, annonça-t-il.
Jeglinski abandonna la partie ainsi que les deux autres joueurs. Entêtée, la femme suivit le tapis. Elle fut dépitée et grimaça de colère quand elle vit son full aux dames par les as battu par la quinte floche de Coplan.
- Joli, admira Jeglinski.
Coplan ramassa les plaques et les jetons.
- Je vous offre un verre au bar ?
Le Polonais parut surpris. Il fixa Coplan comme s'il cherchait à déchiffrer une énigme, puis se leva en ramassant lui aussi ses plaques et ses jetons.
- Je cherche Dieter Vogg, lui souffla Coplan à l'oreille quand ils atteignirent le bar qui, pour le moment, était déserté.
Vieux briscard blanchi sous le harnais des Services spéciaux, tout comme Ulrike Hoffburg morte à Berlin, l'officier supérieur de l'U.O.T. resta impassible.
- Qui ?
- Ulrike Hoffburg à Berlin m'a fourni votre nom. Vérifiez avec Dieter. Dites-lui que je suis le Français de la rue Raynouard. En attendant, que buvez-vous ?
- Une vodka, marmonna le Polonais.
Coplan l'imita. Jeglinski l'observait à la dérobée. Semblant enfin émerger de sa perplexité, il vida son verre et grommela :
- Attendez-moi, je reviens dans un instant.
Coplan le vit s'éloigner vers la rangée de cabines téléphoniques qui s'allongeait dans le hall. Cinq minutes plus tard, il était de retour. Son œil unique était lavé de tout soupçon et ses lèvres souriaient.
- Votre nom ? questionna-t-il.
- Francis Carsay.
C'était là le pseudo sous lequel le connaissait Dieter Vogg, celui utilisé lors de la mission de l'Allemand à Paris. Lorsqu'elle avait menacé de le tuer des années plus tôt à Berlin-Est, Ulrike Hoffburg avait eu sous les yeux un autre pseudo, Francis Charvon. En fait, peu importait. Dieter et Ulrike savaient pertinemment qu'il circulait obligatoirement sous une I.F. (Identité fausse dans le jargon des Services spéciaux). D'ailleurs, qui pouvait jurer que Dieter Vogg et Ulrike Hoffburg étaient les véritables noms des protagonistes ? Dans le monde des Services spéciaux, tout n'était que faux-semblant.
- C'est bien ça, opina Jeglinski. Dieter vous attend. Réglez les consommations et allons changer nos plaques et nos jetons. J'ai là une petite fortune bien que, à l'opposé de vous, je n'ai pas touché de quinte floche.
Ils se plièrent à ces obligations et Coplan emmena le Polonais dans sa Fiat Polski. Son passager le guida jusqu'aux abords de la Chmielna, dont le nom signifiait houblon, une petite rue piétonne qui abritait des boutiques chics et privées alors que la majorité des magasins appartenaient à l'État.
Au quatrième étage de l'immeuble, Jeglinski sonna à une porte et une fille ravissante vint ouvrir. Un bandeau retenait sa longue chevelure blonde, tandis que le body et le collant fuchsia qui moulaient son corps ne laissaient rien ignorer de ses formes superbes et de sa silhouette élancée. Elle avait le teint frais, le ventre plat, les cuisses et les mollets musclés d'une sportive qui ne manque aucun entraînement quotidien.
Elle s'écarta pour laisser entrer les arrivants. Grand connaisseur en femmes, Coplan n'avait pas été sans remarquer l'intérêt qu'elle lui portait. Jeglinski se contenta de la présenter en mentionnant seulement son prénom :
- Yola.
Elle s'esquiva dans le couloir et Coplan coula un regard en biais pour admirer son postérieur charnu à souhait et le lascif mouvement des hanches. Jeglinski l'entraîna dans le salon et Coplan fut soulagé de découvrir que Dieter Vogg s'y trouvait, arpentant nerveusement la moquette. Il se précipita sur Coplan quand il le vit :
- Alors ?
Depuis leur dernière rencontre sur les bords de la Saale à Iéna, il avait quelque peu changé. A la Bierstube Weizacker, il avait offert un visage émacié, un faux sourire naïf et un regard ironique. Là, les yeux étaient remplis d'inquiétude et des poches bleuâtres gonflaient au sommet des joues comme s'il avait été privé de sommeil depuis des semaines.
- C'est d'accord, répondit Coplan. Il faut mettre au point les modalités. Au fait, je suis désolé. J'ai été avec Ulrike jusqu'à ses derniers instants. Je sais quels sentiments vous lui portiez.
- Racontez-moi ce qui est arrivé.
Coplan le fit sans fioritures et sans précautions inutiles. L'Allemand était homme à recevoir les coups les plus rudes.
- Qui, à votre avis, est responsable ? questionna-t-il avec curiosité.
- Ceci ne vous regarde pas, répliqua Vogg un peu trop sèchement au goût de Coplan.
Jeglinski, durant cet entretien, n'était pas présent et avait sur ses talons refermé la porte du salon. Coplan alluma une Gitane.
- On discute les modalités ?
- Avec le plus grand plaisir.
Visiblement, l'Allemand était pressé. Coplan devina qu'il était habité par la peur, et pas seulement parce que Ulrike avait été assassinée. Quelque chose d'autre. Quelque chose associé avec les bombes atomiques ?
Alors qu'il abordait les exigences de Paris, Coplan entendit la sonnette de la porte d'entrée résonner longuement, puis des pas courir dans le couloir, des pas lourds comme ceux de Jeglinski. L'instant d'après, il y eut un tumulte de voix et la porte du salon s'ouvrit avec fracas. Plusieurs hommes en civil entrèrent et l'un d'eux brandit une carte.
- Police, suivez-nous !
Malgré leurs protestations, Coplan et Vogg furent menottés et entraînés dans la rue où ils furent propulsés dans un fourgon en compagnie de Jeglinski et de la fille prénommée Yola. Séparément, ils furent enfermés dans des compartiments étroits et exigus.
Au quartier général de la police, Coplan fut placé dans une pièce sombre et sinistre sous la surveillance de deux policiers en uniforme qui demeurèrent silencieux malgré ses questions sur les raisons de son arrestation. Son attente dura plusieurs heures avant que l'on ne vienne le chercher. Il avait affaire à deux hommes âgés, l'un à l'aspect morose et désabusé, l'autre, au visage sournois et rusé.
- Que savez-vous de l'assassinat de Maria Sklodevska ? questionna le premier dans un français hésitant après avoir longuement feuilleté le passeport libellé au nom de Francis Carsay et s'être penché sur les visas qui l'émaillaient et se référaient en majorité à des pays asiatiques.
- Rien. J'ignore même qui est Maria Sklodevska.
Les deux policiers parurent choqués.
- Vous ne vous intéressez pas au patinage artistique ? s'étonna le second.
- Je m'intéresse aux silhouettes superbes des patineuses mais pas à leurs noms, répondit Coplan en forçant une lueur égrillarde dans son regard. J'en ai connu une autrefois. Elle savait très bien patiner. Et pas seulement avec les pieds et pas uniquement sur la glace.
Sa tentative pour détendre l'atmosphère laissa de marbre les deux policiers.
- Maria Sklodevska était notre patineuse numéro 1, reprit le premier. Une artiste. Elle avait toutes les chances de remporter Je prochain championnat du monde et d'être médaille d'or aux Jeux Olympiques de 1996. Elle a été assassinée et c'est un deuil national pour la Pologne.
Coplan songea au deuil national en France après l'explosion de la bombe atomique. Chaque minute comptait et cet interrogatoire dans les locaux de la police lui occasionnait la perte d'un temps précieux. Qui pouvait assurer que l'A.I.L.A. n'allait pas rééditer son sanglant exploit ? Et où était Dieter Vogg ?
- Nous savons qui est l'instigatrice de ce meurtre, poursuivit, imperturbable, le policier à l'air morose et désabusé. C'est Yola Beremova.
- Yola ? répéta Coplan, ahuri.
- Notre patineuse numéro 2. Une folle qui a effectué de nombreux séjours dans des hôpitaux psychiatriques, mais qui est une fantastique patineuse. Jalouse que Maria Sklodevska la devance au classement, elle a commandité son assassinat, espérant ainsi remporter le prochain championnat du monde et se voir décerner la médaille d'or aux Olympiades de 1996.
Coplan se leva de sa chaise et, un brin désinvolte, rajusta ses vêtements.
- Alors, vous avez élucidé le mystère, déclara-t-il. Que fais-je encore ici ? Le second policier l'obligea à se rasseoir.
- Nous voulons les exécutants. Jeglinski est l'un d'eux. Il nous manque les autres.
- Je n'ai rien à voir avec cette histoire, protesta véhémentement Coplan.
- C'est ce que nous allons découvrir.
Au- cours des heures qui suivirent, Coplan subit l'un des interrogatoires les plus poussés de sa carrière, bien qu'à aucun moment il ne fût torturé. Ici à Varsovie, le Code de Procédure Pénale à la française n'était pas en vigueur et la garde à vue ne prévoyait pas de repos après une heure d'interrogatoire.
- Tu es venu spécialement de Paris pour assassiner Maria Sklodevska, martelait le second policier qui jouait les méchants. Combien Yola t'a-t-elle payé ? Où est l'argent ? C'est celui-ci ?
Il désignait les liasses gagnées au casino de l'hôtel Mariot. Sans faiblir, Coplan tenait le coup et argumentait avec vivacité et logique. Depuis longtemps, il était rompu aux interrogatoires et, même si celui-ci était rude, il en avait connu d'autres qui l'avaient laissé pantelant et baignant dans son sang. Par comparaison, finalement, celui qu'il subissait s'apparentait à de la guimauve, même s'il recevait des coups.
L'aube pointait quand les policiers durent se rendre à l'évidence. Leur suspect était innocent des charges qui avaient pesé sur lui.
- Tu peux partir, annonça le premier policier en refermant ses dossiers. Un bon conseil : quitte Varsovie au plus vite.
- Désormais, j'éviterai les patineuses polonaises, ricana Coplan, parfaitement à l'aise. Dommage pour la Pologne, sa meilleure patineuse est morte et sa suivante est en prison. Adieu la médaille d'or !
L'expression haineuse sur le visage des deux policiers le réjouit profondément. Malgré les courbatures dans son dos et ses membres, c'est d'un pas alerte qu'il se dirigea vers la porte pour l'ouvrir et sortir dans le couloir. Il repéra les toilettes où il se réfugia. Dans le miroir, il contempla les légères ecchymoses sur son visage, les baigna dans l'eau froide du lavabo et s'essuya avec les Kleenex. Puis il se peigna.
Il descendit dans le hall et s'apprêtait à émerger dans la rue quand un policier en uniforme s'approcha de lui avec circonspection.
- Vous êtes le Français de la Raynouardstrasse ? questionna-t-il en mauvais allemand. Coplan s'arrêta net.
- En effet.
- Un message pour vous.
Le policier lui tendit une feuille de papier pliée en quatre.
- Vous le lirez plus tard, recommanda-t-il en jetant autour de lui un regard inquiet. Vous voulez un taxi ? ajouta-t-il.
- Avec plaisir.
- Sortez et tournez à droite. A cent mètres, vous en trouverez un qui vous attend.
- Merci, fit Coplan en sortant son portefeuille pour récompenser généreusement l'homme qui esquissa un sourire ravi à la vue des marks allemands.
Le chauffeur de taxi somnolait. Coplan le secoua et se fit conduire à l'endroit où il avait laissé la Fiat Polski.
Durant le trajet il déplia la feuille de papier et lut son contenu :
Francis,
Je suis sûr que votre innocence, comme la mienne, sera reconnue. J'ai été libéré très rapidement en raison de mes liens anciens avec l'U.O.T. Je file d'ici car mes jours sont en danger. La mort d'Ulrike et des renseignements tout neufs me font sérieusement craindre pour ma vie en raison, justement, de l'affaire qui nous occupe. Désolé qu'elle soit repoussée mais elle n'est pas annulée. Je sais quelle angoisse vous éprouvez à ce qu'elle soit rapidement résolue. Encore une fois, désolé de ce retard. Je vous laisse un message. La procédure n'est pas conforme aux habitudes de nos Services, mais le cas est urgent. Je n'ai rien trouvé d'autre pour vous contacter. Il est 19 heures et je ne sais combien j'aurai d'heures d'avance sur vous quand vous lirez cette missive...
Coplan consulta sa montre-bracelet. Dieter Vogg avait eu treize heures d'avance sur lui.
... Gagnez Venise. Voyez Pietro au café Montecchio dans la Calle dei Stragneri. Il saura où me trouver car en ce moment même j'ignore quel sera mon point de chute dans la Cité des Doges.
Mille fois désolé pour ce contretemps.
Dieter.
Le chauffeur s'arrêta au moment où Coplan enfonçait la lettre dans sa poche. Aux abords de la rue Chmielna, des policiers en uniforme battaient la semelle devant l'immeuble où avait eu lieu la rafle. Coplan se garda bien de se diriger dans cette direction. Il régla la course, abandonna un généreux pourboire et attendit que le taxi eut disparu pour gagner l'emplacement où il avait parqué la Fiat Polski. Dans le caniveau, il brûla la missive libellée par Dieter Vogg et laissa le ruisseau emporter vers la bouche d'égout les cendres éparpillées.
De retour à l'hôtel Mariot, il se doucha, se rasa, soigna ses ecchymoses et changea de vêtements avant d'appeler le Vieux pour lui rendre compte du délai supplémentaire qui leur était imposé.
- Rien de nouveau en France ? questionna-t-il, un brin d'anxiété dans la voix.
- Non. Envolez-vous au plus vite pour Venise. Cette fois-ci, il faut que les choses bougent. Dieter Vogg ne doit pas continuer à se défiler. Vous savez quelles sont mes inquiétudes ?
- J'ai eu les mêmes que vous. Qu'il nous mène en bateau pour quelque raison inconnue de nous.
- Tout à fait. Quelle confiance, après tout, pouvons-nous lui accorder ? Il y a peu, il était encore notre ennemi.
- Dix millions de dollars changent souvent un ennemi en ami.
CHAPITRE V
Par la LOT, la compagnie aérienne polonaise, Coplan avait rejoint Vienne en Autriche d'où il s'était embarqué sur un vol d'Alitalia pour débarquer à l'aéroport de Venise-Marco-Polo, situé à 14 kilomètres du centre-ville. Ici, il était inutile de louer un véhicule automobile puisque dans la Cité des Doges on ne circulait qu'à pied, qu'en gondole, qu'à bord d'un vaporetto ou en motoscaffo, sauf peut-être au Lido.
L'autocar l'emmena à la gare et, là, il s'installa à bord d'un vaporetto de la ligne numéro 1 où, pour 2 500 lires, il remonta le Grand Canal jusqu'au pont du Rialto. Le vaporetto était un omnibus qui, dans un affreux tintamarre de chocs métalliques s'amarrait aux plates-formes des stations de Riva de Biaso, de San Marcuola, de San Stae et de Ca' d'Oro où débarquaient et embarquaient les passagers, vêtus légèrement tant était doux le climat de l'Adriatique. Assis à l'avant, il admira les façades somptueuses, tour à tour gothiques, mauresques, byzantines ou Renaissance, des palais qui plongeaient leurs soubassements dans l'eau verdâtre et s'alignaient le long de cette véritable épine dorsale que constituait le Grand Canal sur ses quatre kilomètres de parcours.
Il descendit à la station du Rialto et gagna l'hôtel Rialto où, depuis Vienne, il avait réservé une chambre dans laquelle il se contenta de déposer ses bagages pour ressortir à nouveau car le temps pressait.
Par les rues pittoresques et étroites, animées et colorées, bordées de vieilles maisons médiévales dont les toits cherchaient à se rejoindre en s'inclinant comme des tours de Pise, il rejoignit la Calle dei Stragneri et dénicha facilement le café Montecchio. Plafond bas, poutres apparentes, appliques en verre sur les murs dessinées en forme de feuilles, tables rondes et bougies pleureuses, l'intérieur était douillet, confortable et discret. Coplan se hissa sur un tabouret devant le bar en acajou. La barmaid, une brune ravissante, s'approcha. Coplan commanda un verre de Punte Mes et des fritelli, des beignets à la crème pâtissière, que les boulangers continuaient à confectionner bien que l'époque du Carnaval soit largement dépassée.
Quand il fut servi, il fit signe à la fille de se pencher vers lui.
- Pietro ? souffla-t-il pour ne pas être entendu par les autres consommateurs.
- Il ne sera là que ce soir.
- Où puis-je le joindre dans l'intervalle ?
- Nulle part, personne ne sait ce qu'il fait en dehors de ses heures de service.
Coplan fouilla dans sa poche et en sortit une coupure de 100 000 lires qu'il coinça sous le pied de son verre.
- Votre imagination vous suggère-t-elle un endroit où, malgré tout, je pourrais le joindre ?
Elle ramassa la coupure, la plia en quatre, se pencha et la glissa dans le col de chemise de Coplan.
- Désolée, signore, je ne sais rien.
Dépité, il fit une dernière tentative :
- A quelle heure sera-t-il là ce soir ?
- Dix-neuf heures.
En tout cas, se réjouit-il, les contacts de Dieter Vogg témoignaient d'une grande discrétion, qualité essentielle en Italie. Les fritelli étaient excellents. Il en recommanda, ainsi qu'un verre de Punte Mes. Sa collation terminée, il régla l'addition et ressortit, mortifié par ce nouveau retard. Les inquiétudes du Vieux lui revinrent en mémoire. Dieter Vogg les menait-il en bateau ? Mais dans quel but ?
Il consulta sa montre-bracelet. Il avait neuf heures de battement avant d'avoir l'occasion de rencontrer Pietro. Depuis toujours, il adorait Venise. Pour passer le temps, il décida d'aller admirer quelques-unes des merveilles qu'elle recelait. Il se dirigea vers la place San Marco. Sur le pont, en face de l'église Santa Maria della Fava, qui enjambait le Rio di Fava, une bande de gamins facétieux, l'air recueilli, chantaient à l'intention d'une longue cohorte de gondoles chargées de touristes britanniques, les traditionnelles chansons italiennes, connues du monde entier, de Santa Lucia à O Sole Mio, en passant par Torna a Sorrento. Ravis, les touristes applaudissaient, ce qui fit bien rire Coplan car, en réalité, ces jeunes farceurs qui lui rappelaient les poulbots parisiens ou les Zille, les enfants berlinois à l'humour féroce et à la repartie facile, substituaient aux paroles originales de ces chansons des insultes et obscénités en patois vénitien que ne risquaient pas de comprendre leurs cibles. Tas de grosses saucisses, balayettes à chiottes, connards, peaux de fesse, boudins, bâtards, chacals, lopettes, jus de couilles, fausses couches, pines de coq, bordilles, remplaçaient les paroles romantiques que l'on était accoutumé d'entendre.
Nul doute, songea-t-il avec amusement, que, de retour à Londres, à Glasgow ou à Birmingham, ces Britanniques ne vantent la charmante hospitalité de ces gamins qui leur prodiguaient ces aubades.
Dans une boutique il acheta un sac de riz, et les pigeons, les moineaux et les mouettes de la place San Marco lui firent fête, lorsqu'il leur distribua son emplette.
A l'intérieur de la basilique, il se recueillit devant les mosaïques byzantines et les œuvres des peintres toscans, avant de revisiter le Palais des Doges et la prison d'où s'était évadé Casanova au XVIIIe siècle.
Après quelques cafés lunghi et d'autres fritelli pris à la terrasse du Café Florian sur la place San Marco, il embarqua sur un vaporetto de la ligne 2 pour se rendre à San Zaccharia. Là, il changea pour atteindre Fondamenta Nuove d'où il repartit pour Burano par un vaporetto de la ligne 12.
Venise en miniature, tout était ravissant et minuscule à Burano. Petits canaux et petits ponts, délicieuses maisons de poupées de toutes les couleurs. L'île était habitée par les chats, les marins-pêcheurs et leurs épouses, les dentellières les plus réputées du monde qui, depuis des siècles, avaient fait connaître le célèbre point de Venise. Coplan admira longuement leur travail d'artiste puis, à dix-huit heures, remonta à bord du vaporetto qui arrivait juste devant l'embarcadère.
A dix-neuf heures tapant, il entra dans le café Montecchio. Un homme essuyait un verre derrière le bar. Il était petit et râblé, avec des yeux de braise et des cheveux calamistrés. Comme la salle était vide, il lança un Buona sera sonore et chaleureux.
- Un verre de tokay, commanda Coplan. Vous êtes Pietro ?
- En effet.
- Dieter m'a demandé de m'adresser à vous. Je suis l'homme de la Via Raynouard.
Pour dire « rue », les Vénitiens utilisaient plutôt « Calle », à l'espagnole, que « Via », mais Coplan ne tenait pas à se faire passer pour Vénitien.
Pietro servit la consommation et laissa tomber après un long regard circonspect autour de lui :
- Dieter vous attend à la Ca'Fraggioni demain matin à partir de dix heures.
Agacé par ce nouveau retard, Coplan répliqua d'un ton acide :
- Pourquoi pas ce soir ? L'Italien haussa les épaules.
- Il existe un vieux proverbe sicilien qui dit : « Si tu veux éviter la lupara bianca (Assassinat) et continuer à cueillir les olives sur ton olivier, ne cherche jamais les raisons de ce qui t'étonne. »
- Vous l'avez rencontré ?
- Il m'a téléphoné.
- De Venise ?
- Comment le savoir ?
- Où se trouve la Ca' Fraggioni ?
- Dans le sestier Cannaregio, le long du Rio della Misericordia, pas loin du Ghetto Nuovo. Prenez une vedette automobile, ce sera plus facile.
Coplan vida son verre, régla sa consommation et s'en fut. Dans un restaurant proche du Montecchio, il dîna d'une soupe aux pâtes et aux haricots, une spécialité vénitienne, de langoustines grillées et de tiramisu, le tout arrosé d'une bouteille de tokay, puis rentra à son hôtel et se coucha tôt.
Le lendemain, il se présenta au rendez-vous. La Ca' Fraggioni était un palais ancien orné d'une porte en ogive au-dessus de laquelle trônait une statue de la Vierge qui ressemblait à une toile du Tintoret, anciennement hôte de ce quartier calme qui avait abrité tant d'artistes.
Dieter Vogg accueillit Coplan avec chaleur :
- Vraiment désolé pour ce malheureux épisode de Varsovie. Yola et Jeglinski ont perdu la tête quand ils ont commis cette faute énorme.
Coplan nota que l'Allemand ne disait pas « ce crime atroce » mais « cette faute énorme ». Dans la vie qu'il avait menée, les assassinats étaient monnaie courante.
- Entrez donc.
Dieter Vogg guida son visiteur jusqu'à un salon du rez-de-chaussée dont la fenêtre ouverte donnait sur le Rio della Misericordia. Il montait d'ailleurs de l'eau du canal des relents fétides qui ne semblaient pas gêner l'Allemand.
Des meubles anciens composaient le décor du salon tandis que, sur les murs, des fresques en trompe-l’œil multipliaient les fausses perspectives sur des foules colorées et des gondoles lourdement harnachées.
- Nous avons perdu beaucoup de temps, aussi est-il préférable que nous entrions immédiatement dans le vif du sujet, proposa Coplan dès qu'il se fut assis dans un fauteuil assez large pour contenir un trio de doges.
- Je suis d'accord. Je vous écoute.
- Je vous l'ai dit à Varsovie, j'ai l'accord de mon gouvernement. Votre banque à Anguilla ?
- La Leavenbrook Banking Corporation. Mon identité : Julius Pannvitz.
- Très bien. Les dix millions de dollars y seront virés. Dans l'intervalle, vous devrez vous constituer prisonnier à notre antenne de Prévôté militaire à Berlin.
L'Allemand secoua énergiquement la tête.
- Pas Berlin. Trop dangereux pour moi. Vous n'avez pas oublié Ulrike, je suppose ? Choisissez un autre endroit.
Coplan réfléchit. Pourquoi pas Venise, ce qui permettrait de gagner du temps ? La D.G.S.E. y possédait une maison dans le sestier de Dorsoduro sur la rive méridionale du Grand Canal. Il suffisait de convoquer une équipe du Service Action qui serait chargée de surveiller Dieter Vogg pendant que seraient vérifiées ses révélations sur le stock de bombes atomiques et sur l'A.I.L.A.
- Ici à Venise ?
Un large sourire élargit la bouche de l'Allemand.
- Je n'y vois nul inconvénient, j'adore cette ville. Vous qui êtes français serez intéressé de savoir que ce palais où nous sommes assis a résonné des scènes de ménage entre George Sand et Alfred de Musset.
Mais l'esprit de Coplan était fort éloigné des réminiscences historiques. A tout instant pouvait exploser une seconde bombe atomique en France, si l'on se fiait aux menaces proférées par l'A.I.L.A.
- Naturellement, reprit l'Allemand, une brève lueur de méfiance dans le regard, dès que vous me retiendrez en otage, j'aurai tout loisir de vérifier si l'argent est bien à ma disposition à la Leavenbrook Banking Corporation.
- Naturellement, assura Coplan.
- Vous êtes conscient qu'un vieux renard comme moi a prévu l'éventualité où, dans un premier temps, je serais otage et, dans un deuxième temps, vous ne tiendriez pas vos engagements en escomptant qu'une fois entre vos mains, je livrerais les renseignements que vous souhaitez après avoir été soumis à quelque sorte de... disons... coercition... ?
Coplan eut un faible sourire.
- Vous savez que nous vous tenons, sur ce point et sur beaucoup d'autres, en très haute estime.
- Voilà qui est clair. Quand finalisons-nous notre marché ?
- Un coup de fil à Paris et je vous fournis la réponse.
Vogg désigna le poste téléphonique posé sur un guéridon de forme byzantine et s'esquiva discrètement. Coplan téléphona au Vieux et lui fit le point.
- Excellente, votre idée, mon cher Coplan. L'adresse exacte à Dorsoduro est 18 Calle della Chiesa sur les bords du Rio Ognissanti. Celui qui y réside est notre correspondant, Remo Locatelli. Je l'alerte immédiatement. Voici ce que je suggère. Emmenez-y tout de suite notre ami. Moi, de mon côté, je vous expédie sur-le-champ une équipe Action commandée par le lieutenant de vaisseau Kerizaouen que vous connaissez bien. En ce qui concerne l'argent, il est déjà dans une banque amie à Anguilla. Un simple jeu d'écritures et les dollars passent à la Leavenbrook Banking Corporation au nom de Julius Pannvitz. Pour terminer, dès que notre homme vous a communiqué les renseignements, vous me les répercutez et vous revenez ici à toute allure en laissant Vogg à la garde de Kerizaouen.
- Bien compris.
- Une dernière chose, pour conclure. Vogg est prévenu que s'il ne respecte pas sa part de marché, non seulement il ne touche pas l'argent mais, en outre, on lui colle une balle dans la tête ?
- II le sait.
- Alors, tout est parfait dans le meilleur des mondes. J'attends avec impatience ses révélations.
Coplan raccrocha et alla chercher l'Allemand qui, dans le hall, était planté devant une gigantesque photographie du Redentore. Ils retournèrent dans le salon et Coplan indiqua les mesures qui avaient été prises. Dieter Vogg hocha la tête
- Je suis d'accord. Je ne crains rien car je ne cherche pas à vous bluffer. Vous en tomberez sur les fesses quand je vous mettrai au courant.
A Venise, les taxis classiques étaient remplacés par des vedettes à moteur qui sillonnaient les 160 canaux en passant sous plus de 400 ponts. Aussi Coplan ne fut-il pas surpris en entendant le bruit du moteur qui ronronnait en s'approchant. Néanmoins, ses oreilles captèrent le ralentissement soudain et il tourna la tête vers la fenêtre ouverte.
- Attention ! hurla-t-il.
Venue de l'Adriatique avec la marée qui, en pénétrant dans la lagune, en chassait les eaux mortes et leurs relents putrides, la pluie avait commencé à tomber au moment où Coplan arrivait à la Ca' Fraggioni. L'homme avait profité de cette circonstance providentielle pour passer une parka et enfoncer la capuche bas sur son front en dissimulant ainsi une partie de son visage. A la main il tenait un pistolet-mitrailleur Heckler & Koch qui, depuis peu, avait détrôné chez les spécialistes la pourtant performante Micro-Uzi israélienne.
Son éviction des Services spéciaux avait-elle émoussé les réflexes de Dieter Vogg ? C'était plausible car il réagit à l'avertissement de Coplan avec un long temps de retard qui lui fut fatal. La rafale silencieuse lui percuta la poitrine au moment où il se retournait et le culbuta contre un bas-relief imitant les peintures effrayantes de Jérôme Bosch. Son sang inonda les damnés et les êtres difformes créés par l'imagination délirante de l'artiste.
Coplan plongea vers la cheminée en marbre sculpté et la seconde rafale le manqua de peu. L'embarcation s'était collée à la façade et le tueur avait tout loisir pour récidiver. Cependant, Coplan ne lui en laissa pas le temps. Sa main rafla sur les chenets l'un des lourds tisonniers Renaissance et le balança de toutes ses forces. Le nez fracassé, le tueur cria et lâcha son arme qui chut dans l'eau fétide. Il s'écroula sur le pont de la vedette qui démarra en trombe et fila vers le Rio San Trovaso pour obliquer vers le Canal della Giudecca.
Catastrophé, Coplan se pencha sur l'Allemand qui ne respirait plus et dont le sang se répandait sur le merveilleux tapis byzantin.
Il était étreint par la rage et par un immense sentiment de désastre.
CHAPITRE VI
Coplan referma la fenêtre, rabattit les volets et les verrouilla. Il ramassa le tisonnier et le remit en place. Ensuite il vida les poches du cadavre. Le portefeuille avait été troué par une balle et était imbibé de sang. Il y découvrit des cartes de crédit et plusieurs publicités de restaurant identiques à celles trouvées à Berlin dans le sac d'Ulrike Hoffburg, ainsi qu'une grosse somme d'argent en diverses devises.
Il venait de glisser le tout dans sa poche-revolver quand la porte s'ouvrit et une femme entra. Comme il se devait dans cette ville, ses cheveux étaient blond vénitien. Elle portait une robe élégante, cintrée à la taille, qui sortait de chez un grand couturier de la Via Veneto. Tandis que ses yeux clairs s'écarquillaient d'effroi, son beau visage se rida quand elle vit le corps baignant dans son sang.
- Ce n'est pas moi le responsable, s'empressa de déclarer Coplan.
Il la repoussa dans le couloir et lui relata la séquence d'événements. En fait, elle se remit très vite de ses émotions et l'écouta avec attention.
Pour conclure, il leva les bras.
- Fouillez-moi et inspectez le salon, invita-t-il. Vous ne trouverez pas une arme à feu.
- Vous pourriez l'avoir jetée dans le canal, objecta-t-elle avec pertinence.
- C'est juste, mais venez avec moi.
Il déverrouilla les volets, les repoussa et rouvrit la fenêtre. Pas de vedette à moteur dans le Rio della Misericordia. Il montra à la jeune femme les traces de sang laissées sur le rebord de la fenêtre par le nez éclaté du tueur.
- Pourquoi me serais-je livré à cette mise en scène inutile ? Elle était convaincue.
- Refermez et reverrouillez, conseilla-t-elle. Elle retraversa la pièce en détournant le regard pour ne pas voir le cadavre.
- J'ai besoin d'un réconfortant, déclara-t-elle quand elle atteignit le seuil de la porte. Vous m' accompagnez ?
Le second salon était plus grand que le premier où Dieter Vogg avait trouvé la mort, mais son ameublement et son décor n'avaient rien à lui envier. Coplan ne put s'empêcher d'admirer une superbe pietà qu'il estima dater du XVe
- Je m'appelle Francis Carsay, glissa-t-il au moment où elle délogeait une bouteille de grappa d'un, coffre crétois au bois damasquiné de filets d'or.
- Adriana Soranzo.
Généreusement, elle emplit deux verres en cristal de Murano et vida le sien avec une prestesse qui dénotait une longue habitude. Elle se versa une autre rasade qui fut liquidée à la même vitesse. Coplan se dit que la journée promettait car il n'était pas encore midi. Affichant à présent une belle assurance, Adriana révéla :
- Vous savez, je ne crois pas du tout que vous ayez tué Dieter. D'abord, il vous tenait en très haute estime, ensuite, il attendait trop de vous.
- Quoi, par exemple ?
- De l'argent. Beaucoup d'argent.
Coplan goûta à la grappa. Elle était excellente et délicatement parfumée.
- Quels étaient vos liens avec lui ?
Elle repoussa derrière l'oreille une mèche qui effrontément s'était rabattue sur son œil gauche.
- Question indiscrète. Pourtant, compte tenu des circonstances exceptionnelles qui nous font nous rencontrer, j'y répondrai. Au fil des années, nous avons eu des relations sentimentales épisodiques.
Ainsi, songea Coplan, Dieter Vogg ne s'était pas consacré exclusivement à Ulrike Hoffburg.
- Vous êtes au courant de l'affaire qui m'amenait ici ce matin ? questionna-t-il avec une lueur d'espoir, conscient que la mort de l'Allemand lui coupait l'herbe sous le pied.
- En totalité, non. Par certains aspects, oui. Une histoire de bombes atomiques, c'est bien ça ?
L'espoir grandit dans l'esprit de Coplan.
- C'est bien ça. Racontez-moi.
Le visage d'Adriana se ferma.
- Vous avez vos soucis, j'ai les miens. En premier lieu, j'ai un cadavre sur les bras. Pas question d'appeler la police. J'ai une petite idée sur la méthode pour m'en débarrasser discrètement, mais il me faut votre aide.
- Quelle est votre idée ?
- Venise a été construite sur pilotis. Ce palais dans lequel paisiblement nous dégustons notre grappa repose sur une forêt de pieux et il a fallu un million de pieux pour édifier la basilique San Marco. Malheureusement, depuis tous ces siècles, la pression est telle que Venise, inéluctablement, s'enfonce dans les eaux et la vase. Venez avec moi.
Elle le conduisit dans un sous-sol voûté et lui désigna un trou par lequel remontaient des remugles fétides. Il se pencha et aperçut deux pieux horriblement rongés par l'humidité.
- Voici mon idée, reprit-elle sous la pâle lumière de l'ampoule plafonnière. Vous vous débrouillez pour enfouir Dieter dans la vase. Je ne veux pas toucher au corps.
- Et, en échange de ce service que je vous rends, qu'obtiendrai -je ?
- Remontons, invita-t-elle. Ces relents putrides me donnent la nausée.
Le verre de grappa qu'elle avala une fois de retour dans le salon chassa définitivement les odeurs pestilentielles du sous-sol. Elle réengagea la conversation :
- Ce palais me coûte un argent fou. Les impôts sont démentiels à Venise. C'est le prix à payer pour vivre dans la ville qui a enchanté Lord Byron et Hemingway, Proust et Musset, Chateaubriand et Wagner. En échange des renseignements que je vous livrerai sur l'affaire qui vous a amené ici, je veux que vous inhumiez Dieter et que vous m'indemnisiez financièrement.
- Combien ? questionna-t-il, impassible.
- Cent mille dollars.
Après les dix millions de dollars réclamés par l'Allemand, voilà que l'on tombait dans les tarifs plus abordables, calcula Coplan. Adriana ne devait pas savoir grand-chose pour situer ses exigences aussi bas, conjectura-t-il avec pessimisme. Pourtant, le peu qu'elle savait était toujours bon à prendre puisque la piste était coupée et que la menace atomique restait suspendue au-dessus de la France. Peu importait l'argent, seul le résultat comptait.
- Commençons par l'inhumation, décida-t-il. Sortez et achetez une housse en plastique assez grande pour contenir un corps humain, deux sacs de ciment à prise rapide, une pelle, un marteau et une vingtaine de briques.
Elle parut effarée mais ne dit rien.
- Je vous attends, faites vite.
Elle but encore un verre de grappa qui sembla l'émoustiller, passa un imperméable à cause de la pluie et disparut.
Coplan se servit du téléphone pour rendre compte au Vieux qui fut catastrophé.
- Tirons parti de cette femme, suggéra Coplan. Nous n'avons pas grand-chose à perdre, sauf cent mille dollars, ce qui n'est rien, comparé aux victimes d'une seconde explosion atomique. Voici ce que je propose. Virez cette somme au nom d'Adriana Soranzo à la Leavenbrook Banking Corporation, la banque de Dieter Vogg. Nous verrons bien.
- Je le fais immédiatement.
Coplan raccrocha et sortit de sa poche-revolver le portefeuille ayant appartenu au mort. Il en inspecta les poches, réintégra les cartes de crédit et les devises, mais conserva les cartes des restaurants qu'il compara à celles récupérées dans le sac à main d'Ulrike Hoffburg. Quand Adriana revint, aidée par le conducteur d'une vedette-taxi qui transportait une partie de ses emplettes, il attendit que ce dernier reparte et remit le portefeuille à la jeune femme.
- Je ne sais pas si vous vous attachez aux souvenirs ?
Elle vit le sang et frissonna.
- Posez-le sur le dessus du buffet.
Il examina ses achats.
- Parfait. Je me mets tout de suite au travail.
Il enferma le corps dans la housse qu'il remorqua jusqu'au sous-sol. Le trou qu'il avait précédemment examiné était vaguement rond et comportait un diamètre de soixante centimètres, suffisamment large pour laisser passer le cadavre qu'il fit basculer dans l'ouverture. Les quatre-vingts kilos de Dieter Vogg s'enfoncèrent dans la vase. Il repartit chercher le reste du matériel. Avec le marteau, il cassa les briques afin de les transformer en agrégats. Avec de l'eau et la pelle il gâcha son ciment auquel il ajouta les débris de briques. Avec ce béton improvisé il boucha le trou. Le ciment à prise rapide solidifia le mélange dans un délai acceptable. Pour être sûr de son fait, il sautilla sur la dalle qui résista. Satisfait, il jeta la pelle, le marteau et les déchets dans l'eau du canal.
Adriana l'attendait, sa robe élégante protégée par un tablier de cuisinière.
- Il est déjà une heure moins cinq. J'ai cuisiné des pâtes. Elle désigna une porte.
- La salle de bains.
Coplan enta et se lava les mains. Dans les narines, il avait encore les odeurs putrides du sous-sol.
Adriana avait confectionné un plat de pâtes diverses, des tortellini farcis aux artichauts, aux herbes aromatiques, aux épinards, aux tomates, aux poivrons, à l'encre de seiche et, plus curieusement, au cacao. Le tout arrosé d'un frascati blanc et fruité.
Tout en mangeant, Coplan la mit au courant des dispositions qu'il avait prises.
- La Leavenbrook, c'était la banque favorite de Dieter ! s' exclama-t-elle.
- Il y disposait de beaucoup de fonds ? questionna-t-il d'un ton innocent.
Elle se ferma comme une huître.
- Je l'ignore.
- Vous pourriez être son héritière.
Elle se garda de commenter la remarque et Coplan consulta sa montre-bracelet.
- Compte tenu du décalage horaire, il est plus de cinq heures du matin aujourd'hui à Anguilla. Dans cinq heures vous téléphonerez pour vous assurer que l'argent a été viré à votre nom. Ensuite, vous aurez à tenir votre part du marché.
- Je serai fidèle à ma parole.
Au goût de Coplan, l'après-midi s'écoula trop lentement. Au-dehors, le ciel s'était encore assombri, voilé de la brume soulevée par la pluie. Coplan considérait que cette atmosphère crépusculaire collait comme un gant à son personnage en perte de vitesse et en retard sur l'événement.
Adriana s'était remise à la grappa, tandis que Coplan sirotait des cafés lunghi.
- Zoloviev, lâcha-t-elle à un moment.
Il sursauta.
- Zoloviev ? répéta-t-il.
C'était le nom qu'avait prononcé Ulrike Hoffburg alors qu'elle agonisait sur son lit d'hôpital.
- Dieter craignait qu'il ne le rattrape et ne le tue. Voilà, je vous livre un morceau du puzzle. Réfléchissez-y en attendant que j'appelle Anguilla.
Coplan retourna dans le premier salon. Adriana avait retiré le tapis byzantin et nettoyé les traces de sang sur le bas-relief abîmé par les balles. Il décrocha le téléphone et entra en contact avec le Vieux :
- Avons-nous un Zoloviev dans les entrailles de nos ordinateurs ?
- Rappelez dans un quart d'heure.
Coplan attendit et s'exécuta.
- Négatif, l'informa le Vieux.
A dix-huit heures, Adriana pianota sur les touches de son ordinateur pour obtenir le numéro de téléphone de la Leavenbrook Banking Corporation, puis entra en communication avec l'établissement. Quand elle raccrocha, elle rayonnait.
- Dieter assurait qu'il était agréable de conclure des affaires avec vous. Il avait raison.
- Je vous écoute.
Elle se rassit et remplit à nouveau son verre de grappa. Coplan l'admira. Pas un signe de couperose sur son beau visage aussi fin qu'un croquis botticellien. De même, pas une lueur d'ébriété dans ses yeux clairs, malgré les doses confortables qu'elle avait avalées.
- D'abord, une précision, commença-t-elle. J'ignore qui est Zoloviev. Je sais juste que Dieter et ses associés dans l'affaire qui vous occupe avaient peur de lui. Dieter disait que lorsque vous auriez traité ensemble, vous et lui, vos services se chargeraient de neutraliser Zoloviev et que lui et moi pourrions dormir sur nos quatre oreilles.
- Vous seriez aussi menacée ?
Elle eut un geste fataliste.
- Le poète Pétrarque, qui vécut à Venise, assurait que la menace est conjurée par la très haute opinion que l'on a de soi-même. De ce côté-là, je suis gâtée. Pour être plus terre à terre, je vous avoue que je ne crois pas être menacée, tout simplement parce que je ne sais pas grand-chose de Zoloviev, ni du projet que vous aviez en commun avec Dieter, sauf qu'il s'agit de la bombe atomique qui a ravagé une de vos villes en France.
- C'est déjà beaucoup. Qui sont les associés de Dieter ?
- Sa maîtresse Ulrike Hoffburg, qui vient d'être assassinée à Berlin par Zoloviev, et un Irlandais de Belfast, un certain Cathal O'Farrell qui vit dans Falls Road, je ne sais à quel numéro.
Un catholique, conclut Coplan. A Belfast, aucun protestant n'aurait osé vivre dans Falls Road, fief catholique par excellence.
- Cet Irlandais en sait autant que Dieter sur cette affaire de bombe atomique, conclut-elle. Peut-être estimez-vous que ce que je vous ai livré ne vaut pas cent mille dollars. C'est votre droit le plus strict. Dans ce cas, vous vous tromperiez. Ce que je vous ai donné vaut de l'or, si je me fie à ce que disait Dieter. Par ailleurs, il affirmait aussi que vous n'hésitiez pas à tirer une balle dans la tête de celui ou de celle qui tenterait de vous duper. Dans ce cas, j'attends ici dans la plus totale confiance votre retour de Belfast.
- A condition que Zoloviev ne me précède pas, insinua-t-il. Si j'étais vous, je me méfierais, même si Pétrarque était de l'avis contraire.
CHAPITRE VII
Après la beauté envoûtante de Venise, Coplan avait l'impression d'avoir posé le pied dans l'enfer décrit par Dante. Ici tout n'était que laideur. Belfast ressemblait à une de ces villes minières des États-Unis devenues fantômes après une crise économique et que l'usure du temps avait ravagées impitoyablement. Ici, la crise économique avait eu peu d'incidence sur la dévastation de la cité. Bombes, cocktails Molotov, rafales de mitrailleuses, explosions, incendies avaient, depuis vingt-cinq ans, eu raison des hideuses constructions en briques rouges.
Au cours de ces attentats aveugles ou de ces affrontements entre catholiques et protestants, entre soldats britanniques et catholiques ou protestants selon les circonstances, le nombre des blessés que l'on devait amputer était si élevé qu'une nouvelle industrie avait vu le jour : la fabrication de membres artificiels.
Coplan était descendu à l'hôtel Europa, le seul établissement décent que Belfast possédait encore, situé à faible distance de la gare de Great Victoria Street, une des cibles privilégiées des canonniers de l'I.R.A.
Il avait longuement réfléchi dans l'avion et avait estimé qu'Adriana Soranzo avait dit la vérité. Néanmoins, il était confronté à une situation dangereuse. Il ne possédait pas l'adresse exacte dans Falls Road de ce Cathal O'Farrell et nul ne pouvait s'aventurer dans ce quartier en interrogeant les gens, maison après maison, sans être soupçonné d'être un policier de la Brigade Spéciale de Scotland Yard pour l'Ulster et, dans les minutes qui suivaient, d'être abattu d'une rafale d'arme automatique. Ici, l'adolescent le plus paisible, la ménagère la plus popote, le retraité aux cheveux blancs, se transformaient rapidement en tueurs, qu'ils soient catholiques ou protestants.
Aussi, dès son arrivée à l'Europa, passa-t-il un coup de fil à Rory Fitzdaleigh, un catholique qui avait épisodiquement travaillé pour la D.G.S.E. Après avoir obtenu un rendez-vous, il quitta sa chambre.
A Belfast, quand on posait le pied dans la rue, un phénomène frappait : les gens ne marchaient pas, ils couraient, la peur au ventre. Une voiture piégée était susceptible d'exploser à n'importe quel moment, n'importe où, au coin de l'avenue, devant un pub ou une supérette, sonnant le glas pour le passant innocent.
Coplan dépassa les chevaux de frise qui ceinturaient son hôtel. Cent mètres plus loin, il buta contre un barrage de soldats britanniques appartenant au Royal Devonshire Fusiliers. A Belfast, la fouille faisait partie de la vie quotidienne. Coplan s'y soumit de bon gré. Impossible de pénétrer dans une boutique sans être scannérisé par un détecteur électronique.
Le sergent fut satisfait et écarta pour Coplan le rideau de fils de fer barbelés.
Il poursuivit son chemin entre les habitations d'une laideur oppressante. Celle où vivait Rory Fitzdaleigh contrastait avec ses sœurs, en raison de sa façade gaie et luxueuse et, surtout, intacte, même pas écorchée par une balle ou un éclat de grenade.
En avant-garde, derrière la grille en fer forgé, un gazon vert émeraude rappelait que l'île était baptisée la verte Erin.
L'Irlandais avait vécu une vingtaine d'années au Cameroun où il avait fait fortune dans le commerce des bois. En dehors de ses activités professionnelles, il n'avait qu'une corde à son violon : les femmes. Il les aimait pubères et vierges. L'Afrique avait été son paradis. Dans les villages de l'intérieur, il recrutait ses proies. Au bout de trois mois, leur grossesse le décourageait. Alors, il les renvoyait dotées d'un généreux viatique, et recommençait le cycle. Près de quatre-vingts enfants étaient ainsi nés de ses œuvres. Il ne les avait pas abandonnés et s'en souciait puisque, scrupuleusement chaque mois, il envoyait un mandat ou un chèque, dans les villages au cœur du Cameroun, à celles qu'il avait déflorées et qui élevaient sa progéniture. En retour, elles lui adressaient des photographies montrant le rejeton.
C'était au Cameroun où, pour la première fois, il avait collaboré avec la D.G.S.E.
Solide, le visage couperosé par le whisky irlandais, les cheveux clairsemés, les yeux d'un bleu presque insoutenable, il avait conservé de ses séjours africains un goût pour la chemisette et le short kaki, qu'il ne portait que dans la température caniculaire de sa demeure.
Il versa dans des verres massifs deux doses de Tullamore Dew avec un sérieux qui dénotait un profond respect pour le breuvage en question et écouta Coplan.
- Un Cathal O'Farrell dans Falls Road ? Je pense que je n'éprouverai aucune difficulté pour le repérer, assura-t-il avec conviction. Je compte de nombreux amis dans le quartier, d'autant que je souscris généreusement à leurs collectes de fonds.
- Après le récent accord entre Londres, Dublin et l'I.R.A., je croyais trouver une atmosphère plus paisible, remarqua Coplan.
- Les durs de l'I.R.A. se refusent à un accord avec Londres, renvoya Fitzdaleigh sans se compromettre plus avant. Qui a raison ? Qui a tort ? Seul l'avenir nous le dira. En ce qui me concerne, je me méfie des Anglais. Ces gens-là, c'est ruse et compagnie. Par ailleurs, si Dublin le voulait, il y a longtemps que nous aurions chassé les protestants de l'Irlande du Nord. Les six comtés d'ici nous appartiennent et doivent rejoindre les vingt-six comtés de la République d'Irlande. Les protestants que nous avons au Nord ne sont pas irlandais, ce sont les descendants des Écossais et des Anglais qui ont volé nos terres.
Coplan ne tenait pas à s'engager dans une discussion politique. Il vida son verre et se leva.
- Je suis très pressé. Paris apprécierait que vous fassiez vite.
- Comptez sur moi. Vous êtes descendu où ?
- A I'Europa.
- Je vous y contacterai.
Fitzdaleigh tint parole. Un peu avant dix-neuf heures, il téléphona :
- Au 88 de Falls Road.
Coplan dîna légèrement et se mit en route. Le premier et le deuxième chauffeurs de taxi étaient protestants et refusèrent de l'emmener chez les catholiques. Le troisième était juif et se moquait de la confession à laquelle appartenait une rue. Il accepta Coplan et le déposa au début de l'artère où se dressait la barricade gardée par les soldats britanniques en tenue de combat, le gilet pare-balles calfeutrant la poitrine, le fusil d'assaut à la main, les sacs de grenades coincés entre les chevaux de frise ou entre les chenilles des chars d'assaut. Tout autour, les rideaux de fer étaient baissés sur les vitrines des boutiques. Les arcs au néon survivant aux explosions et aux rafales de pistolets-mitrailleurs composaient sur les visages des soldats, noircis au charbon de bois, des lueurs fantasmagoriques qui ajoutaient à l'aspect lunaire du lieu.
Le chauffeur de taxi était philosophe.
- En Israël, déclara-t-il en rendant la monnaie, mieux vaut être catholique ou protestant que juif ou musulman. Ici, c'est le contraire. Mieux vaut être juif ou musulman ! J'espère pour vous que vous êtes l'un ou l'autre ?
- Je me ferai passer pour bouddhiste, plaisanta Coplan en se laissant fouiller par les soldats.
Peu après, il poursuivit sa route à pied. Peu de gens dans les rues. Dès le crépuscule tombé, catholiques ou protestants se cloîtraient dans leur home et vivaient comme à Londres durant le blitz hitlérien. Malgré tout, les pubs restaient ouverts et, à travers les vitres brumeuses, on distinguait les silhouettes de ceux qui dérogeaient à l'attitude générale. Sur les façades qu'avaient épargnées les tirs d'armes à feu, les explosions et les cocktails Molotov, les vandales avaient signé leur forfait. Pas un endroit qu'ils n'aient défiguré à l'aide de leurs bombes aérosols. Les slogans les plus vengeurs s'enchevêtraient avec les professions de foi et les graffitis obscènes et offensants pour les protestants et les soldats britanniques. Il semblait que l'industrie des bombes aérosols, pensa Coplan, vienne en seconde place derrière celle des membres artificiels.
Visage ingrat sous un front buté, chaussée de gros souliers, habillée d'un manteau sombre et ample, la femme déboucha d'une rue perpendiculaire à Falls Road et s'avança dans la direction de Coplan. Soudain, elle ouvrit son manteau et démasqua la Micro-Uzi. Obéissant à ses réflexes fulgurants, Coplan roula-boula sur sa droite et emboutit une des poubelles malodorantes que, au mépris des règlements, les habitants sortaient le soir au lieu du matin suivant.
La rafale lui rasa l'épaule gauche et il regretta de ne pas être armé. Il entendit un crissement de pneus et des coups de feu claquèrent. Collé à l'asphalte, il coula un regard en direction du trottoir. La femme gisait dans le caniveau et trois hommes se penchaient sur elle. L'un d'eux ramassa la Micro-Uzi tandis qu'un autre montait sur le trottoir et s'approchait des poubelles.
Coplan se releva et brossa ses vêtements d'une main faussement négligente. Il n'en menait pas large.
- On l'a eue, cette salope, fit joyeusement l'arrivant. Elle a bien failli te mettre en l'air, hein, avoue-le !
- Je l'avoue, répondit Coplan avec humilité.
- Dis donc, tu es étranger ici, toi ?
Nonchalant, l'homme faisait sauter un CZ 75 dans la paume de sa main droite.
- Français, indiqua Coplan que les moeurs du coin n'incitaient pas à mentir.
- Un étranger ne devrait jamais se balader par ici la nuit. Il devrait rester à son hôtel.
Quelqu'un cria « Les Brits ! », ce qui signifiait les soldats anglais, et l'homme agrippa le bras de Coplan, l'entraîna vers la Ford sombre garée le long du trottoir et le poussa à l'intérieur où ses compagnons l'avaient précédé. La voiture démarra en trombe et tourna le coin de la rue d'où avait surgi la femme qui avait tenté de tuer Coplan. Elle freina sèchement deux cents mètres plus loin et l'un des passagers ouvrit la portière. Agenouillé sur la chaussée, un Kalashnikov entre les mains, il attendit que la Jeep de la Military Police s'engage à son tour dans la voie étroite pour lâcher de courtes rafales si bien ajustées que la voiture de patrouille prit feu et s'en alla s'écraser contre le rideau de fer d'une boutique de modes.
Le tireur réintégra la Ford, applaudi par ses compagnons, claqua la portière et la course reprit. Intérieurement, Coplan grimaçait. La tournure des événements lui déplaisait souverainement.
Après de multiples détours, la Ford stoppa devant le rideau de fer d'un garage et un des hommes sortit pour le relever et allumer la lumière. La Ford s'engagea dans l'espace ainsi libéré tandis que le rideau de fer se rabaissait derrière elle.
Coplan émergea de la voiture. Autour de lui, le décor était classique. Dans le bureau, l'un des hommes délogea des verres et une bouteille de Tullamore Dew et, avec des exclamations joyeuses, le groupe célébra sa victoire.
- Qui était cette femme ? voulut savoir Coplan.
- Une salope, une protestante, répondit l'homme qui avait déjà dialogué avec Coplan et que ses compagnons appelaient Eamon. Son nom est Jenny Hagen et elle vient de Shankill Road (Enclave protestante dans le quartier catholique). Elle s'est assignée pour tâche de tuer le plus grand nombre possible de catholiques. Sur son ardoise, il y en a vingt-trois. Nous la traquions. Ce soir, nous l'avons eue et pour de bon. Elle n'aura plus jamais la peau d'un catholique.
- Comment se fait-il qu'elle ait pu s'infiltrer chez vous avec une Micro-Uzi sous son manteau ? Les soldats britanniques ne l'ont donc pas fouillée ?
- Question tout à fait pertinente, intervint un autre en tournant le whisky dans son verre. La présence des Brits est un leurre. Ils sont censés être neutres. En réalité, comme ces troupes sont protestantes elles aussi, elles en tiennent pour nos ennemis et rien ne leur fait plus plaisir que de voir une salope comme Jenny Hagen franchir les barrages pour venir abattre du catholique.
- J'ai donc été choisi purement au hasard ? reprit Coplan.
- Tu étais le premier venu, confirma Eamon. Jenny Hagen a toujours agi ainsi. Après t'avoir tué, elle aurait couru jusqu'au barrage des Brits et aurait regagné Shankill Road. Où allais-tu comme ça ?
- Voir un ami.
- Donne-nous l'adresse, on te raccompagnera quand les choses se seront un peu calmées.
- Au 88 de Falls Road.
Dès qu'il eut prononcé ces paroles, l'atmosphère changea. D'une extrême sensibilité aux ambiances, il le perçut immédiatement, d'autant que ceux qui l'entouraient reposaient leur verre, se raidissaient et que leurs yeux se faisaient attentifs. Quant à Eamon, il avait ressorti son CZ 75 et jouait négligemment avec l'automatique.
- Tu as un ami au 88 de Falls Road ? Questionna celui que les autres désignaient sous le prénom d'Ali Hassan.
La consonance arabe surprenait chez cet homme typiquement irlandais avec ses cheveux roux, ses yeux bleus et sa peau claire, mais Coplan se souvint que quelques-uns des militants de l'I.R.A. s'étaient convertis à l'Islam à l'époque où ils s'entraînaient dans les camps du colonel Kadhafi.
- En effet.
- Son nom ?
Coplan savait qu'il était coincé. Impossible de mener ces gens-là en bateau. Un faux pas et ils le liquidaient. Tuer, pour eux, n'était pas une passion mais un réflexe conditionné et la mort leur était une compagne familière. Probablement comptaient-ils des parents et des amis tués dans les affrontements contre les protestants et les soldats, ou assassinés par quelque pasionario ou pasionaria du type Jenny Hagen. Ils étaient prêts à tuer n'importe qui et n'importe quand pour défendre leur cause.
- Cathal O'Farrell.
- Vraiment ? fit Ali Hassan.
A nouveau, l'atmosphère avait changé, s'était épaissie et le silence, soudain, était à couper au couteau. Pour se donner une contenance, Coplan se versa un doigt de Tullamore Dew.
- Tu peux nous le décrire, ton Cathal O'Farrell ? invita Eamon.
Impassible, Coplan brossa un portrait clichéesque d'un Irlandais bon teint et comprit qu'il était piégé en voyant les moues sardoniques fleurir sur les lèvres de ses interlocuteurs. Un frisson désagréable lui zigzagua entre les omoplates. Dans la main d'Eamon, le CZ 75 s'était immobilisé et son propriétaire le braquait sur le ventre de Coplan.
- Que se passe-t-il ici ? s'insurgea celui-ci. Qu'y a-t-il d'extraordinaire à aller voir un Cathal O'Farrell au 88 de Falls Road ?
- Parce que tu te fous de notre gueule ! cingla Ali Hassan. Eamon prit le relais :
- Qui es-tu ? Un flic de Scotland Yard déguisé en touriste français ? Un putain de Brit ?
Il braqua son automatique en provenance de l'ex-Tchécoslovaquie.
- Vide tes poches.
Coplan s'exécuta, en sachant qu'il ne transportait rien de compromettant. Ce qu'il déballa fut minutieusement examiné et il fut autorisé à le replacer dans ses poches.
- Bon, ça ne veut rien dire, grommela Ali Hassan. Un U.C.(Undercover: agent d'infiltration) ne va pas se trimballer avec des preuves compromettantes. Donc, tu serais un Frenchie qui agirait contractuellement pour les Brits, ta nationalité étant destinée à nous tromper ? Réponds !
Une violente bourrade repoussa Coplan contre la cloison séparant le bureau du garage.
Une brutale explosion ébranla la construction en soufflant la cloison vitrée contre laquelle Coplan s'adossait. Semblable au crépitement d'une mitrailleuse, l'assourdissant fracas accompagnait les morceaux du rideau de fer déchiqueté qui volaient bas dans le garage. L'un d'eux décapita Ali Hassan.
CHAPITRE VIII
Coplan ne demanda pas son reste. D'un uppercut fulgurant il se débarrassa d'Eamon et sauta par-dessus la cloison désintégrée. Courbé en deux, il fonça vers l'arrière du garage, à l'opposé du seuil où le rideau de fer avait été détruit. Eamon n'avait pas lâché son arme et eut le temps de tirer deux fois. Percutées dans une position inconfortable, ses balles se contentèrent d'encadrer la course de Coplan pour se perdre dans les rouleaux d'éponges du carwash.
Coplan grimpa quatre à quatre les marches de l'escalier. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit les uniformes, les casques et les brassards des hommes de la Military Police britannique. Il ne tenait pas à les rencontrer. Aussi accéléra-t-il l'allure. Une galerie s'ouvrait devant lui. Il s'engagea sur la coursive métallique sur laquelle ses pas résonnèrent à grand bruit, ce qui le désespéra. A l'extrémité, il vit une verrière devant lui. N'obéissant qu'à son instinct, il ramassa un cric et fracassa le verre avant de se jeter à travers l'ouverture. Cinq mètres plus bas, il atterrit souplement sur la pointe des pieds. Au moment où il tentait de se repérer, il fut inondé par les faisceaux de plusieurs torches électriques et une voix à l'incontestable accent cockney londonien le figea sur place :
- Bouge pas, mon pote, ou on t'en colle une dans la tronche.
L'instant d'après, deux M.P. s'approchaient de Coplan, le culbutaient sur le ventre en l'aplatissant sur le sol et lui menottaient les poignets dans le dos. Soulevé, il fut transporté jusqu'à un 4 X 4 où il fut enfourné à l'arrière. Il en grinçait des dents. Quelle malchance ! Quel concours de circonstances malheureux ! Pourquoi avait-il fallu que sur sa route il rencontre cette folle de Jenny Hagen ? Tout était parti de là. Si cette maudite protestante n'avait pas croisé son chemin, il aurait tranquillement rencontré Cathal O'Farrell, bien qu'en ce qui le concernait subsistât une énigme, si l'on se fiait à l'attitude d'Ali Hassan, d'Eamon et du troisième comparse.
Le trajet fut court et il reconnut la sinistre caserne qui abritait à la fois la Military Police, la Brigade Spéciale de Scotland Yard, la délégation des S.A.S. et les équipes de l'ex-M.I.5 qui avait changé de dénomination(Nouvelle dénomination : Direction Générale des Services de Sécurité) mais que les spécialistes continuaient à appeler ainsi. Cette caserne, les militants de l'I.R.A. l'avaient baptisée Gestapo House en raison des tortures qui y étaient pratiquées.
Sans être débarrassé de ses menottes, Coplan fut jeté sur le sol cimenté d'une cellule exiguë où planaient des odeurs de désinfectant qui suffoquaient.
Ses membres commençaient à s'ankyloser lorsqu'on le sortit de sa prison pour l'amener devant un lieutenant assisté d'un sergent et d'un caporal. Devant lui était étalé le contenu des poches de Coplan et il tripotait le passeport comme s'il s'agissait d'un objet de répulsion.
- Francis Carsay ?
Sans lui laisser le temps de poursuivre, Coplan lui expliqua très vite les raisons de cette cruelle et tragique méprise. L'officier secoua la tête.
- Vous avez fui à bord d'une Ford en compagnie de trois terroristes de l'I.R.A. Provisoire qui venaient d'assassiner une jeune femme, Jenny Hagen, absolument inoffensive...
- Elle avait tenté de me tuer ! protesta Coplan avec véhémence. Vous n'avez pas retrouvé sa Micro-Uzi ?
L'Anglais parut ne pas avoir entendu.
- Vos trois complices ont ensuite tiré sur un de nos véhicules en tuant deux de nos hommes et en blessant deux autres. Ce n'est pas étonnant car c'étaient des gens extrêmement dangereux. Nous les connaissions bien. Eamon Flannagan, Robert dit Ali Hassan Murphy et Patrick Malloy. Ils sont morts maintenant. Bon débarras. Cette ville serait supportable sans cette racaille de l'I.R.A.
Raisonnement typiquement britannique, estima Coplan. Ce jugement faisait fi des exactions et des meurtres commis par les milices de choc protestantes. Mais il n'était pas là pour s'engager dans un débat politique. A nouveau, il eut beau protester de son innocence, le lieutenant demeura impassible et inflexible.
- Votre qualité d'étranger ne vous protège pas des rigueurs de la Justice. Demain, vous serez jugé en flagrant délit.
Coplan fut reconduit à sa cellule et, cette fois, délivré de ses menottes. Allongé sur la mauvaise paillasse à la toile douteuse, il ne dormit pas de la nuit, perdu dans ses pensées moroses. Encore un contretemps, encore un retard. Les circonstances jouaient contre lui et le succès de sa mission alors que, à tout moment, l'A.I.L.A. était capable de mettre ses menaces à exécution.
Vers sept heures du matin, un soldat ouvrit la porte et lui désigna le plateau posé sur le sol :
- Breakfast. Rasoir électrique.
Le thé était tiède et le porridge fade et peu appétissant. Quant aux biscuits secs, ils avaient un goût rance, comme le beurre. Coplan ne se sustenta guère. Il se rasa et baigna son visage dans l'eau du lavabo qui était entartré et s'essuya avec le morceau de serviette qui était joint au breakfast. Le soldat réapparut pour reprendre le plateau, inspecta le visage de Coplan et s'estima satisfait :
- Le juge n'aime pas les bandits mal rasés.
A neuf heures, on vint le chercher. La tribunal militaire spécial des flagrants délits siégeait dans la même caserne. La salle était nue et austère. L'Union Jack tapissait le mur derrière le juge qui était un capitaine d'artillerie en uniforme. Un lieutenant fut affecté à la défense de Coplan qui était le seul prévenu dans la salle. Le capitaine se contenta de lire le procès-verbal du lieutenant de la Police militaire qui, curieusement, faisait également office de procureur. Le lieutenant-avocat insista sur la qualité d'étranger de l'inculpé et plaida l'ignorance des us et coutumes en vigueur en Ulster pour réclamer l'indulgence du tribunal. Le capitaine tritura sa moustache ridicule et condamna Coplan à six mois de détention dans un camp d'internement administratif.
La sentence prononcée, Coplan se tourna vers le lieutenant-avocat :
- Je voudrais avoir un entretien avec le M.I.5.
L'officier eut un haut-le-corps.
- On ne dérange pas le M.I.5 pour une bagatelle comme la vôtre.
- Soyez rassuré, il ne s'agit pas d'une bagatelle.
L'Anglais planta son regard dans celui de Coplan. Ce qu'il y lut le fit fléchir.
- Je vais voir ce que je peux faire. Dans l'intervalle, on va vous ramener dans votre cellule.
Ce fut deux heures plus tard que le M.I.5. se manifesta sous les traits d'un capitaine à l’œil faussement éteint, à la lèvre dédaigneuse et à la casquette inclinée coquettement côté gauche. Sa cravate indiquait que son régiment d'origine était écossais.
- Vous vouliez nous rencontrer ? Votre requête est sérieuse, j'espère ?
- Nous sommes du même bord. Je suis un agent français. Contactez la D.G.S.E. à Paris. Vous avez mon identité. Francis Corsay. Paris confirmera.
L'officier parut surpris, resta immobile durant quelques secondes, puis tourna les talons. Quand il fut de retour, il dit simplement :
- Suivez-moi.
Côte à côte, sans un mot, ils gagnèrent l'aile opposée de la caserne. Partout, des hommes en uniforme ou en civil, affairés, la démarche rapide, la concentration figeant le visage.
L'officier introduisit Coplan dans un petit bureau encombré de dossiers et se présenta :
- Capitaine Sheppard. Asseyez-vous. Ici, c'est un véritable capharnaüm. Apportez du thé, commanda-t-il au planton.
- Je préférerais du café, glissa Coplan.
On lui apporta du café qui n'avait rien à voir avec les excellents cafés lunghi qu'il avait dégustés à Venise.
- Racontez-moi votre histoire, invita Sheppard.
Coplan avait disposé du temps nécessaire pour concocter un roman qui mêlait le faux au vrai et au vraisemblable. Tout à fait à l'aise, avec une conviction qui emportait l'adhésion il le débita en chapitres successifs. Sheppard hocha la tête.
- Je comprends pourquoi ces trois militants de l'I.R.A. vous ont ri au nez quand vous leur avez affirmé que Cathal O'Farrell était un ami et qu'avec audace, sans l'avoir jamais rencontré, vous vous êtes livré à sa description.
- Pourquoi ?
- Parce que Cathal O'Farrell n'existe pas. Ce nom n'est qu'un pseudo collectif utilisé par des gens de l'I.R.A.
Coplan marqua son étonnement.
- Vraiment ?
- Comme je vous le dis. Et le 88 de Falls Road est entièrement occupé par des catholiques appartenant à l'I.R.A. ou très proches d'elle. C'est pourquoi, quand vous avez mentionné que vous vous rendiez à cette adresse, vous avez immédiatement suscité leur méfiance, d'où leur interrogatoire.
- Quelles identités se dissimulent derrière ce pseudo collectif ? Sheppard tapota sur le clavier de son terminal.
- Quatre hommes et une femme. Leurs noms : Vincent Kennedy, Michael Shaughnessy, Danniell O'Bannion, Dion Aherne et Carla Delancey. Des durs à cuire. Extrêmement dangereux. Je n'ose dire des bêtes féroces, de peur de paraître excessif. Attentats et assassinats toutes catégories. Des militants endurcis et aguerris, formés dans des camps en Libye ou au Yémen, copains avec la Stasi quand elle existait encore. Fers de lance de l'Internationale terroriste. Vous voyez le genre ?
- Où sont-ils actuellement ?
- Les quatre hommes sont en détention préventive à Liverpool, soupçonnés d'avoir préparé un attentat contre la reine. Malheureusement, les preuves sont si minces que je redoute de les voir remis en liberté. Le Royaume-Uni est un État de droit. On ne peut les garder indéfiniment en prison. De plus, leurs avocats appartiennent à la phalange top-niveau du Barreau et font des pieds et des mains pour obtenir leur libération qui, à mon avis, ne saurait tarder.
- Et la femme ? Cette Carla Delancey ?
Sheppard fouilla dans un classeur métallique et en sortit un dossier marqué Cathal O'Farrell qu'il tendit à Coplan, qui découvrit les photographies de face et de profil des quatre hommes et de la femme.
- Jolie fille. Où est-elle en ce moment ?
- A Beyrouth, c'est tout ce que nous savons. Ce qu'elle y fait, mystère. N'oubliez pas que l'I.R.A. est très amie avec les terroristes arabes.
L'esprit de Coplan fut immédiatement en alerte. Il se souvenait de cette carte publicitaire découverte dans le sac à main d'Ulrike Hoffburg, celle d'un restaurant à Beyrouth, Chez Jonathan, rue de Phénicie. Le plan au verso ne correspondait nullement à la situation géographique de la rue de Phénicie, par ailleurs entièrement rasée par les bombardements, mais reproduisait les méandres de Broummana, un petit village élégant de la montagne chrétienne où pullulaient les restaurants chics. Dieter Vogg possédait la même carte.
Pouvait-on contacter Carla Delancey au restaurant Chez Jonathan à Broummana ?
CHAPITRE IX
Bruce Greenberg, né dans les quartiers misérables de l' East End londonien, avait, par son obstination, sa persévérance, alliées à un travail acharné, réussi à se construire une position enviable dans le monde des imprésarios.
Volant de succès en succès, il avait, au cours des deux dernières années, mis au point un projet qui lui tenait à cœur. Jeune adolescent passionné de pop music, il avait en 1969 et 1970 assisté aux festivals de l'île de Wight, de Woodstock et de Hyde Park, festivals-cultes pour des générations d'adorateurs du rock.
Pourquoi ne pas reprendre la même idée vingt-cinq ans plus tard ? s'était-il dit.
A grands renforts de faxes, de coups de téléphone, de voyages aux États-Unis, le projet avait pris forme. Greenberg n'avait pas oublié d'inviter les rappers, leurs cris et leurs jurons, les représentants de la soul music, du jazz-rock, du country rock et du funk. A Alger, il était aussi allé contacter les spécialistes du rai. Jaloux du succès insulaire de l'île de Wight en 1969, il avait loué des hectares de terrain nu sur l'île de Man, coincée entre l'Ulster, le nord de l'Angleterre et les Highlands du Sud écossaises, avant d'élargir le port de Douglas, la capitale, et de construire une arène avec des échafaudages et des gradins en bois. Au centre, une scène gigantesque crevait les yeux. Des contrats avaient été passés avec des compagnies de ferry-boats, des compagnies aériennes de charters, des sociétés de gardiennage et de protection pour assurer la sécurité, avec des agences de voyages, des tour-operators et le gouverneur de l'île de Man, propriété de la Couronne. Ce dernier avait attiré l'attention de Greenberg sur la coutume ancestrale qui voulait que la Justice applique les châtiments corporels aux auteurs de violences et de vols, en l'occurrence coups de verges sur le dos dénudé. Greenberg avait haussé les épaules. Tant pis pour les délinquants. Que les gens se tiennent tranquilles, lui il promouvait la musique et la communion fraternelle de tous ses fans. S'il y avait des bavures qu'on inflige aux fautifs deux bonnes douzaines de coups de verges, il n'y voyait aucun inconvénient. Au contraire. Lui était partisan de la loi et de l'ordre.
Dans son somptueux bureau londonien, il alluma un havane. Voilà, c'était fait. Le lendemain, débuterait le festival. Les vedettes étaient hébergées dans les meilleurs hôtels de la capitale britannique. Une navette aérienne les conduirait sur place. Greenberg attendait un million de visiteurs. Plus qu'à Wight, à Woodstock et à Hyde Park. Un million de jeunes venus de tous les coins du monde, l'O.N.U. de la pop music, son congrès mondial. Droit d'entrée : cinquante livres sterling seulement pour toute la durée -du festival. Ensuite, il y aurait les CD vendus dans le monde entier. Probablement encore deux cents millions de livres sterling à toucher et à partager.
Voluptueusement, il tira sur son cigare. Il était vraiment un génie des affaires.
Sans accrocs, le festival commença le lendemain. L'élite des musiciens était venue. La première journée rendit hommage aux grands noms disparus : Jim Morrison, Otis Redding, Jimmy Hendrix, Buddy Holly, John Lennon et quelques autres.
La deuxième journée donna vraiment le départ du festival.
Chez les participants, la moyenne d'âge n'excédait pas vingt-cinq ans. Les filles étaient aussi nombreuses que les garçons. Sur des banderoles, les slogans ressuscitaient les thèmes anciens, ceux de Wight, de Woodstock et de Hyde Park. Faites l'amour, pas la guerre ! Conscient de ses responsabilités sociales, Greenberg avait introduit ses propres banderoles brandies par des chômeurs qu'il avait engagés sur contrat à durée déterminée : Attention au SIDA, pense au préservatif ! Effectivement, la nuit, dans les tentes qu'il avait dressées sur ses hectares loués et qui abritaient le million de participants, l'amour allait bon train et les partouzes étaient fort appréciées, surtout par les Asiatiques qui n'avaient jamais connu pareille fête des sens et de la musique que retransmettaient les haut-parleurs jusqu'à minuit.
Le troisième jour, la pluie gâcha le spectacle. Profitant de cette accalmie, la Justice manuine flagella quatre Australiens qui avaient envoyé à l'hôpital deux Américains d'origine catholique irlandaise, coupables à leurs yeux d'avoir craché sur un portrait de la reine. Dans ses geôles, elle détenait aussi deux Kenyans inculpés de viols sur la personne d'une Norvégienne et quatre Sud-Américains accusés de meurtres et de vols.
Greenberg estima que les bavures étaient fort réduites, si l'on tenait compte du nombre élevé des participants. Il ne se soucia plus de ces détails, enchanté par le spectacle qu'il offrait. La sono était fantastique et, comme promis, les télévisions couvraient largement l'événement afin d'amortir les sommes qu'elles avaient payées pour acheter les droits de retransmission.
Dans la nuit du troisième au quatrième jour, un jeune homme abandonna la tente qu'il occupait en compagnie de quatre Néo-Zélandais et de trois Canadiens, et se glissa au-dehors. Le sol était boueux après les pluies de la journée. Greenberg avait tout prévu en cas d'un climat inclément. Le jeune homme chemina sur la plate-forme en bois qui partait en fourche. Une branche conduisait aux toilettes et l'autre au centre de l'immense esplanade. Ce fut la seconde qu'il choisit. A son épaule gauche pendait un sac particulièrement lourd et qui l'obligeait à se déhancher pour maintenir son équilibre. En provenance des autres tentes lui parvenaient les soupirs amoureux des couples qui se faisaient et se défaisaient. Sous l'éclairage blanchâtre des arcs au néon, s'étalait devant ses yeux le gigantesque campement et il ne pouvait s'empêcher d'admirer le chef-d’œuvre d'organisation qui avait présidé à cet immense rassemblement d'une jeunesse avide de musique.
Parvenu devant la scène où se produisaient les interprètes, il s'agenouilla et s'introduisit sous l'échafaudage en enjambant les câbles de la sono et des caméras de télévision. Quand il fut à l'abri, il déposa le sac et sortit l'engin. A l'aide d'un couteau de chasse, il creusa le sol humide et enfouit la boule à une trentaine de centimètres de la surface du sol. Il détacha le couvercle en plastique et ajusta la réglette du minuteur qui était lumineuse. Cette manœuvre opérée, il remit le couvercle en place, recouvrit la boule de terre, égalisa le sol et repartit pour prendre cette fois la direction des toilettes où il se lava les mains à l'un des robinets d'eau froide.
Une fille blonde sortait de l'une des cabines, un baladeur chevauchant son crâne.
- T'aurais pas un joint ? Lança-t-elle.
Il l'ignora.
- Tu peux me baiser, tu sais, si tu me refiles un joint, insista-t-elle.
Il sortit sans même s'essuyer les mains. De retour à sa tente, il consulta sa montre-bracelet. Quatre heures vingt. Il changea ses vêtements empreints de traces boueuses et, sans dormir, attendit tranquillement sept heures, moment où il quitta le campement.
Soroyenko l'attendait comme promis au volant d'une Datsun verte. Ils gagnèrent le port de Douglas où ils embarquèrent à bord du ferry à destination de Belfast.
La bombe atomique explosa à quinze heures, au beau milieu d'un concert de funk music. Bruce Greenberg avait décidé deux heures plus tôt de rentrer à Londres. Cependant, la jolie Chinoise de Taïpeh qu'il rencontra au bas de l'estrade où il assistait aux spectacles l'incita à retarder son départ. Cet appel de ses sens lui fut fatal. Il fut désintégré comme des dizaines de milliers d'autres.
A Paris, Coplan conférait avec le Vieux quand la nouvelle leur fut annoncée. Ils se regardèrent, consternés et perplexes.
- L'A.I.L.A. a-t-elle changé son fusil d'épaule ? s'interrogea le patron des Services spéciaux.
- Pourquoi des Algériens s'attaqueraient-ils aux intérêts britanniques ? critiqua Coplan, sceptique.
- Nous ignorons leur stratégie. Et puis, c'est peut-être un gage donné à l'I.R.A. au cas où ils seraient alliés. Une franchise. En échange d'un service que les Irlandais vont leur rendre ou leur ont déjà rendu.
Coplan hochait la tête, visiblement déconcerté.
- La bombe est obligatoirement miniaturisée. Qui a pu réussir un tel exploit technologique ? Sûrement pas l'A.I.L.A. Qui alors ?
- Nos savants se penchent sur ce problème. Nous, il nous faut coller à la piste Dieter Vogg. Je vous conseille de partir immédiatement pour Beyrouth.
La lettre de revendication arriva à Londres au Foreign Office. Elle exigeait du Royaume-Uni qu'il fasse pression sur la France pour qu'elle rompe toute relation avec l'Algérie, sinon d'autres attentats se produiraient sur son sol.
Au siège du Secret Intelligence Service, le colonel, farouche ennemi de l'I.R.A., fut renforcé dans sa conviction que cette dernière était derrière ce crime, en raison de la proximité de l'île de Man avec l'Irlande.
CHAPITRE X
Après quinze années de guerre civile, Beyrouth avait retrouvé une tranquillité et un calme relatifs, dus à la pesante et impitoyable occupation syrienne qui avait maté les différents clans ennemis et leur démentiel abus de Kalashnikov. En procédant au désarmement général, les hommes de Damas avaient éteint les brandons de guerre civile risquant de détruire à tout jamais le pays qui, au temps des jours heureux et de l'harmonie ethnique et religieuse, avait été baptisé la Suisse du Moyen-Orient.
Au volant de sa Corvett décapotable noire louée à l'aéroport de Khalde, Coplan remontait les rues et les avenues le long desquelles s'entassaient les décombres d'un conflit sans pitié. Dotée d'une incroyable énergie, d'une vitalité époustouflante, la population beyrouthine commençait à rebâtir sous l'impulsion des Syriens. Sa séculaire soif des affaires l'avait déjà amenée à reconstruire son économie, guidée par ses éléments chrétiens dont le dynamisme avait toujours stupéfié les rivaux. Déjà, la densité des Mercedes et des BMW sur les chaussées défoncées était la plus élevée du monde.
Tous les kilomètres, se dressait un barrage de l'armée syrienne auquel les automobilistes étaient tenus de présenter leur bitaka (Carte d'identité) ou leur passeport. Ces barrages étaient reliés les uns aux autres par radio. Impossible d'échapper à ce vaste quadrillage.
Au barrage suivant, Coplan remit son passeport à l'adjudant et fut consciencieusement fouillé ainsi que son véhicule. Il se croyait de retour à Belfast. On l'autorisa à poursuivre sa route d'un geste sec de la main. Visiblement, l'adjudant n'aimait pas les Français.
Dans les rues, les musulmanes ne portaient pas le tchador mais le hijab, le foulard islamique qui couvre les cheveux en laissant le visage nu. Les chrétiennes déambulaient en minijupes.
Coplan sortit enfin de la ville et arriva à Broummana. Sans peine, il repéra le restaurant Chez Jonathan, construit non dans le style mauresque, mais identique à un mas provençal, option typique reflétant l'amour que les Beyrouthins témoignaient à ce qui avait trait à la France, leur parrain culturel.
Il gara la Corvett et pénétra à l'intérieur.
A près de quinze heures, il ne restait plus un client. On débarrassait les tables. Coplan avisa le patron, un gros Libanais moustachu et sortit de sa poche les cartes récupérées respectivement dans le sac d' Ulrike Hoffburg à Berlin et dans le portefeuille de Dieter Vogg à Venise. A cause de la fausse adresse dans la rue de Phénicie, il était persuadé que ces cartes truquées constituaient un code. Le Libanais les examina avec un soin attentif, les retourna, scruta le plan géographique, releva les yeux, fixa Coplan et recommanda d'une voix étonnamment douce :
- Attendez-moi.
Il disparut par la porte du fond et Coplan contempla le ballet des serveuses qui préparaient les tables pour le dîner.
De retour derrière le comptoir, le Libanais s'enquit :
- Que cherchez-vous ?
- Une Irlandaise.
Dans un premier temps, Coplan se garda de mentionner le nom réel. Après tout, Carla Delancey pouvait se dissimuler derrière un pseudonyme.
- Carla ?
- Tout juste.
- Elle sera ici ce soir. Je vous offre un verre ?
- Un café turc.
- Vous êtes un vrai connaisseur.
- A quelle heure sera-t-elle ici ?
- Vingt heures. Vous pouvez l'attendre si vous voulez. J'ai quelques chambres derrière. Elles servent aux clients en galante compagnie qui souhaitent consommer sans tarder.
Coplan déclina. Il n'éprouvait aucune confiance, et observer la plus grande méfiance constituait la règle d'or à Beyrouth, même sous l'occupation syrienne, d'autant que, dans le domaine des armes, il était démuni. Aux barrages, les Syriens fusillaient sur place les porteurs d'armes. D'ailleurs périodiquement les journaux locaux conseillaient à l'O.N.U. de remplacer en Bosnie ses troupes, impuissantes à stopper la guerre civile, par l'armée syrienne qui en quinze jours, juraient-ils, réglerait le conflit et rétablirait la paix après avoir fusillé sur-le-champ snipers et autres fauteurs de troubles.
- Merci, mais j'ai d'autres visites à rendre.
Coplan but son café, qui était excellent, et avala le marc après l'avoir raclé au fond de la tasse avec la cuillère, à la manière turque.
Ravi, le restaurateur l'observait.
- Un vrai connaisseur, répéta-t-il.
Au volant de la Corvett, Coplan explora les petites routes de montagnes en se souvenant du temps où les chabeb, les héroïques miliciens, étaient écrasés sous les obus du camp adverse.
La maison devant laquelle il s'arrêta finalement était une demeure datant de l'époque ottomane. Des lauriers roses et des sapins la cernaient. Le vieux Serop Kevorkian en sortit lorsqu'il entendit le bruit du moteur. Ancien espion de l'Abwehr en Turquie durant la Seconde Guerre mondiale, il avait toujours su à temps se reconvertir, jouant tour à tour la carte soviétique, américaine, britannique, française, syrienne, irakienne ou iranienne. Véritable funambule de l'espionnage, il avait survécu aux règlements de comptes, aux querelles de clans, aux rivalités des Services spéciaux, à la guerre civile, flattant les Milices chrétiennes, tonnant avec le Hezbollah contre le néo-impérialisme américain, fulminant avec les sunnites contre les hérétiques chiites et ravivant les cendres de la haine de ces derniers à l'égard des sunnites. A Langley, à Moscou, à Bagdad, à Téhéran et à Damas, on le tenait en très haute estime malgré ses exercices de haute voltige.
Il était encore alerte à 83 ans mais devait marcher avec une canne.
- Francis Coltaire, comment allez-vous ? salua-t-il avec une chaleur non feinte car il avait toujours beaucoup apprécié Coplan qu'il ne connaissait que sous son I.F. de Francis Coltaire.
- Je suis de passage et j'ai décidé de venir rendre visite à un ancien compagnon de route.
- Excellente idée. Les visites se font rares.
Sous la tonnelle ils burent du café turc dont tous deux étaient amateurs.
- Comment ça se passe dans le pays ? questionna Coplan.
- Le pays se réveille du cauchemar. Cette guerre civile atroce a coûté 150 000 morts et 250 000 blessés. L'économie est ruinée. La monnaie a chuté de mille fois et nos coupures ne valent même plus le papier sur lequel elles sont imprimées. Rendons grâce aux Syriens. Ils remettent de l'ordre chez nous. Au fait, de l'ordre, vous en auriez bien besoin en France. Comment se fait-il que vous laissiez une bombe atomique exploser dans vos provinces sans mettre la main sur les responsables ?
- Vous avez une idée des gens qui se cachent derrière ce sigle de l'A.I.L.A. ?
Une lueur malicieuse sautilla dans les yeux du vieux forban.
- Je ne me mêle plus guère de ces affaires. Je suis à l'hiver de ma vie.
- Le philosophe conseillait d'avancer dans l'hiver à force de printemps, et des printemps, vous en connaissez encore, si je me fie à ce qu'on dit à Moscou, à Damas et à Téhéran.
Kevorkian ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais la referma quand la Ford s'arrêta devant la tonnelle. Deux hommes en sortirent, un troisième resta derrière le volant. Ils étaient grands, costauds, arborant des mines sinistres.
- Ce sont mes gardes du corps, expliqua le sorcier du retournement stratégique. On n'est jamais trop prudent, même si les Syriens font régner l'ordre et la loi. Ces garçons m'emmènent passer des examens médicaux. C'est la rançon de l'âge.
Coplan se leva, serra la main du vieil homme et lui souffla à l'oreille :
- Paris sait toujours se montrer reconnaissant lorsqu'on lui répare un piano désaccordé. Je serai au Bristol, à l'écart de Hamra. Cette fois-ci, mon nom est Francis Carsay. On n'est jamais trop prudent, même si les Syriens font régner l'ordre et la loi, ajouta-t-il, un brin ironique.
- Merci d'être venu, renvoya le Libanais en lui adressant un clin d’œil complice.
A vingt heures précises, Coplan entra dans le restaurant Chez Jonathan. L'établissement comptait déjà une dizaine de clients. D'un bref coup de menton, le patron lui désigna une table à l'écart. Les deux coudes plantés sur la nappe, une jeune femme l'observait. Blonde aux yeux verts, elle devait avoir une trentaine d'années, et était aussi jolie que sur la photographie du dossier exhibée par le capitaine Sheppard. Une beauté naturelle, sans fard, sans fond de teint, sans maquillage, sans rouge à lèvres. L'air était frais dans la montagne et elle portait un pull léger qui rehaussait la fragilité du cou.
Coplan s'assit de l'autre côté de la table.
- Carla Delancey ?
Sans répondre directement, elle questionna dans un français plus qu'acceptable :
- Qui êtes-vous ?
Il poussa en travers de la table, dans sa direction, les deux cartes du restaurant.
- Mon nom est Francis Carsay. Je représente le gouvernement à qui Dieter Vogg a proposé un marché d'un montant de dix millions de dollars. Des circonstances regrettables, la mort entre autres choses, ont fait que nous n'avons pu conclure. Néanmoins, le marché tient toujours. Si je ne me trompe pas, vous êtes le dernier maillon de la chaîne. Dans ce cas, vous détenez les renseignements que cherche mon gouvernement. Prenez le relais de Dieter.
Elle regarda autour d'elle et toussota comme pour s'éclaircir la gorge.
- Je ne discute pas ce genre de choses dans un restaurant. Vous avez faim ?
- Je dégusterais bien un bon dîner.
- La chère ici est succulente. Particulièrement le poisson, bien que nous soyons dans la montagne. Je vous recommande les langoustines poêlées et les rougets au coriandre. Le vin est importé. Personnellement, j'opterai pour un frascati.
- J'ai tendance à accepter les suggestions des jolies femmes.
Elle demeura insensible au compliment. Durant le dîner, elle vanta le charme du Liban, de ses cèdres, de son Krak des Chevaliers, de son château de Beaufort, de ses temples de Bacchus et de Jupiter à Baalbek, puis elle passa aux joies de la plage et de la pêche, en transitant par la musique classique. Coplan apprécia le numéro destiné à ceux qui les entouraient aux tables voisines. Elle faisait un one-woman-show sans lui accorder une seule parole, de peur peut-être qu'il ne commette un impair.
Après les cafés, il régla l'addition et elle le précéda vers la sortie sous l’œil attentif du patron du restaurant qu'elle salua d'un bref « A bientôt, Jonathan ».
Elle conduisait une Lancia rouge. Coplan la suivit dans sa Corvett et elle le mena à Achrafieh.
La maison était isolée entre les eucalyptus qui embaumaient l'atmosphère. La colline était piquetée de lumières tout le long de ses rues étroites et charmantes où, dans la journée, florissaient les boutiques de luxe.
A l'intérieur, le décor était fonctionnel comme dans une chambre d'hôtel. De façon ostensible, celle qui demeurait ici n'était que de passage et avait à peine débouclé ses bagages. D'un bahut elle sortit une bouteille de Tullamore Dew et deux verres qu'elle remplit à moitié avant de s'asseoir et de porter un toast aux dix millions de dollars, puis elle invita son hôte à parler :
- Racontez-moi depuis le début. Après tout, comment puis-je déterminer que vous êtes celui que vous prétendez être ?
Coplan se plia bien volontiers à cette exigence.
Il n'avait rien à cacher. Sans effort, il relata les contacts et les rendez-vous à Francfort, à Berlin, à Iéna sur les bords de la Saale, les rencontres avec Ulrike Hoffburg, sa mort violente, l'épisode de Varsovie, Venise, la mort également violente de Dieter Vogg, le marché conclu avec Adriana Soranzo, Belfast, Jenny Hagen, les militants de l'I.R.A., Cathal O'Farrell, le capitaine Sheppard du M.I.5.
Quand il eut fini, il alluma une Gitane et laissa rouler sur sa langue une gorgée de whisky irlandais. Convaincue, Carla hocha la tête avec approbation.
- Vous êtes bien le contact de Dieter. Je suis moi-même au courant de la plupart de ces épisodes. Donc, le marché tient toujours ?
- Plus que jamais.
- Où dois-je me constituer prisonnière ?
Avec le Vieux, Coplan avait abordé cette question. Le Liban avait été écarté à cause de l'occupation syrienne dont les réactions étaient imprévisibles. Finalement, la meilleure solution était encore la France. Cinq heures d'avion et le tour était joué.
- A Paris.
Elle fronça les sourcils.
- Un problème ? s'enquit-il, un peu inquiet.
- J'ai quelques affaires à régler. Les choses se débloquent si rapidement que je suis prise au dépourvu. Je suggère le dernier vol de la journée après-demain. C'est un vol des Middle East Airlines.
Elle lut la contrariété sur le visage de Coplan.
- C'est vous qui avez un problème ?
- Pour être franc, j'ai perdu beaucoup de temps. Francfort, Berlin, Varsovie, Venise et Belfast, tout un périple, je dirais presque en vain, pour régler cette affaire et stopper les terroristes qui ont mit une ville française à feu et à sang. A tout moment, ils peuvent récidiver. Ils l'ont promis. Leur ultimatum est clair.
- La seconde fois, ils ont frappé à l'île de Man et épargné la France, fit-elle remarquer d'un ton neutre.
- Qui peut jurer que la troisième fois, ils ne s'attaqueront pas à la France de nouveau ? C'est pourquoi après-demain me paraît un peu loin. Quels éléments s'opposent à ce que nous partions demain ?
- Ils ne s'attaqueront plus à la France, fit-elle, catégorique. Du moins, pas dans un avenir proche.
A cette phrase, Coplan devina qu'il existait un complot plus subtil, plus compliqué qu'il n'y paraissait à première vue, et Carla le savait. Après tout, elle appartenait à la phalange la plus extrémiste de l'I.R.A. et elle était dans le secret des dieux, sinon pourquoi aurait-elle accepté le marché ? Aucun esprit sensé ne pouvait imaginer flouer les Services spéciaux français pour s'approprier dix millions de dollars.
- N'ayez aucune crainte, insista-t-elle, nous pouvons attendre après-demain sans dommage et sans danger.
- Très bien. Autre chose. A votre avis, qui a tué vos amis, Ulrike Hoffburg et Dieter Vogg, et pour quelles raisons de première urgence ?
Soudain, elle parut lasse.
- A Ulrike Hoffburg et à Dieter Vogg, ajoutez aussi Adriana Soranzo à Venise, assassinée avant-hier.
Il fut désolé. Ainsi, elle n'avait pas suivi ses conseils et avait témoigné d'un optimisme mal placé. Pourquoi aurait-elle été épargnée si elle savait quelque chose que les tueurs souhaitaient effacer ? Et à quoi lui servaient à présent les cent mille dollars ? Trop imprudente et trop insouciante pour participer à un jeu mortel, Adriana Soranzo. Cet affrontement se révélait impitoyable pour les protagonistes. La belle Vénitienne avait cru chasser le mauvais sort parce que le poète Pétrarque avait écrit que la menace est conjurée par la très haute opinion que l'on a de soi-même. Comment des gens comme Adriana espéraient-ils survivre au milieu de ces luttes souterraines, sanglantes et cruelles en se référant à des poètes ?
- Qui les aurait tués ?
- Zoloviev. Vous le savez déjà.
- Qui est Zoloviev ?
- Vous l'apprendrez quand je remplirai ma part du marché que nous concluons.
- Pour quelles raisons aurait-il commis ces assassinats ?
- Pour vous empêcher d'être au courant de ce que je vais vous vendre.
- Tout ceci est sibyllin.
- Désolée. Attendez après-demain.
Comme surmultiplié par cent mille volts, le coup de sonnette parut résonner dans la maison entière. Carla sursauta.
- Qui peut venir à cette heure ?
Sur ses gardes, Coplan la regarda se diriger vers la porte. Il y eut un brouhaha d'exclamations joyeuses et Carla revint, accompagnée par une de ces Libanaises pulpeuses dont la peau caramel épousait quotidiennement le soleil sur les plages le long de la route conduisant à Jounieh. L'élégance était un péché mignon auquel sacrifiaient volontiers les femmes locales et celle-ci ne faisait pas exception à la règle. Elle portait une robe en crêpe de soie crème, avec une jupe évasée et un corsage en un V décolleté profond qui ne laissait rien ignorer de la dentelle arachnéenne de son soutien-gorge. Autour du cou, un collier en or à larges mailles. Elle avait cette beauté des filles orientales, à la fois onctueuse et brûlante, qui évoquait aux yeux des Occidentaux les soupirs, les langueurs et les nuits torrides du harem.
Samira Fouad, présenta Carla.
Pour célébrer la venue de celle qu'elle annonçait être sa meilleure amie à Beyrouth, Carla déboucha une bouteille d'un sublime champagne et tous les trois trinquèrent. Carla mit sur le lecteur un CD de musique de jazz. On entendit le saxo-ténor de Stan Getz interpréter Serenade in Blue.
C'était la fin de soirée rêvée, pensa Coplan. Deux jolies femmes, du champagne, de la musique douce, sauf que, quelque part, peut-être, malgré les assertions de Carla Delancey, des terroristes s'apprêtaient à frapper une seconde fois en France après l'île de Man.
Il n'avait pas été sans remarquer l'intérêt que lui portait Samira Fouad. Son sourire charmeur, son regard éloquent, la main qu'à plusieurs reprises elle avait posée sur son genou étaient révélateurs.
Quand la bouteille fut vidée, Carla parut fatiguée et bâilla. Coplan se leva, imitée par la Libanaise.
- Quand nous revoyons-nous ? demanda-t-il à l'Irlandaise.
- Ici, après-demain à midi, répondit-elle en réprimant un autre bâillement.
Coplan se dirigea vers la porte et Samira suivit dans son sillage.
CHAPITRE XI
Une fois au-dehors dans la nuit, Samira prit le bras de Coplan et stoppa sa marche. Du doigt, elle désigna le firmament qui était brillamment étoilé :
- Il n'y a qu'au Moyen-Orient qu'on voit un tel ciel. Regardez, ici c'est la Grande Ourse.
- Mais il faut aller à Rio pour voir la Croix du Sud, renvoya-t-il pour dire quelque chose, sans bien savoir s'il avait raison car il était peu connaisseur en constellations interstellaires.
Elle se serra contre lui.
- Toutes les nuits devraient être faites d'étoiles et d'amour. Nous avons déjà les étoiles, pourquoi pas l'amour ?
- Pourquoi pas ?
Elle conduisait, comme Carla Delancey, une Lancia rouge. Au volant de sa Corvett, il la suivit jusqu'à Jounieh où elle s'arrêta devant une demeure cernée par les cèdres. Au contraire de la maison où résidait l'Irlandaise, celle-ci regorgeait de beaux meubles dont beaucoup remontaient à l'époque ottomane et ressuscitaient les fastes de la Sublime Porte.
Elle déboucha une bouteille d'un champagne aussi savoureux que celui de Carla. A la troisième coupe, elle se blottit contre lui. Leurs lèvres se rapprochèrent, se soudèrent, et, impérieuse, la langue de la belle Libanaise occupa le territoire qu'elle convoitait. Le désir commença à tarauder le bas-ventre de Coplan. Ses mains se posèrent sur les épaules de la jeune femme et firent glisser le haut de la robe. Elle facilita la manœuvre en ondulant sensuellement jusqu'à ce que le vêtement atterrisse sur le superbe tapis persan. Pour la plupart, les femmes fermaient les yeux en embrassant. Pas Samira. Une lueur plus que trouble flottait dans son regard un peu exorbité, aux pupilles dilatées. Il dégrafa le soutien-gorge et les seins jaillirent comme des diables de leur écrin.
- Suce-les, invita-t-elle d'une voix rauque.
Elle exhala quelques râles extasiés et s'activa à son tour. Avec science, elle le dévêtit, sans se presser, par touches successives, comme une artiste qui peaufine sa toile. D'une main experte, elle encercla son sexe et ses lèvres incendièrent la chair durcie en procédant à un lent va-et-vient pendant que ses ongles griffaient voluptueusement la peau des testicules:
Quand elle le jugea opportun, elle termina de se déshabiller, debout devant Coplan qui contemplait avec ravissement la superbe sculpture de son corps.
Visiblement, elle était exhibitionniste et narcissique, car elle prenait plaisir à caresser ses seins, son sexe et ses cuisses sous le regard ardent de celui qu'elle avait choisi. Coplan ne s'impatientait pas, sachant qu'à un moment ou à un autre, elle viendrait à résipiscence. Plus l'attente serait longue et plus intense serait la jouissance. Depuis toujours, il possédait une très grande maîtrise de lui-même, de ses pulsions, de sa libido.
Enfin, elle atteignit son point de non-retour, cet instant où l'envol devient fatal. Alors, elle se jucha sur sa hampe et le chevaucha avec l'ardeur dont ses aïeux avaient témoigné en luttant contre les Bédouins. Elle avait conservé ses chaussures à talons-aiguilles et ceux-ci, à desseins, attaquaient les mollets de Coplan comme des éperons. Fougueuse cavalière, elle souhaitait sans doute rendre folle la monture qu'elle chevauchait en dansant vigoureusement sur la selle que constituait le ventre de son partenaire. Coplan le voyait, elle adorait le pieu qui l'embrochait inexorablement. En même temps, elle soulevait ses seins des deux mains, les massait, les caressait en agaçant leur pointe qu'elle pinçait entre le pouce et l'index. Coplan était en transe. De toutes ses forces, il répondait à l'étreinte qui lui était prodiguée et au rythme trépidant qui lui était imposé.
Brusquement, Samira stoppa son mouvement.
- Ne t'arrête pas, lâcha-t-il sans réfléchir, en regrettant immédiatement sa phrase car sa constante politique avec les femmes exigeait qu'il ne critiquât jamais les initiatives qu'elles prenaient.
Un sourire matois fleurit sur les lèvres sensuelles de la belle Libanaise.
- Tu aimes comme ça, hein ?
- J'aime.
Cette fois, elle entreprit un lent mouvement de rotation autour du pivot planté dans son ventre. Comme si elle voulait l'essorer. Elle se déhanchait en torsadant son sexe autour du sceptre et, bientôt, excitée au plus haut point, elle ne put poursuivre sur ce tempo flegmatique. A nouveau, elle se lança dans une chevauchée débridée, les yeux chavirés par le plaisir, pareils à deux lacs de luxure. Quand Coplan explosa en elle, elle eut un orgasme d'une violence qui la laissa pantelante, trempée de sueur, gémissante, le menton tremblant d'émotion et la chevelure en chamaille.
- J'ai faim, dit-elle au bout d'un moment. Une faim de loup. Chez moi, c'est toujours ainsi après l'amour. Tu as faim, aussi ?
- Non, mais j'ai soif.
- Il reste du champagne.
Elle tâta la bouteille.
- Et il est encore frais.
Quand elle fut restaurée et Coplan désaltéré, ils s'allongèrent dans le lit parfumé et refirent l'amour avec une ardeur égale.
Le lendemain, vers dix heures, elle partit pour un rendez-vous et Coplan en profita pour fouiller les lieux. Chez lui, c'était une seconde nature.
Samira sacrifiait à un culte iconographique et les albums de photographies étaient innombrables. Plusieurs étaient consacrés à la Belgique. On la voyait dans l'automne de la forêt des Ardennes, riant devant le Manneken Pis à Bruxelles, sur la plage d'Ostende un cornet de moules et de frites à la main, près des canaux de Verhaeren ou des béguines de Bruges.
Toujours seule, mais jamais triste.
On la retrouvait en Russie ou dans les pays baltes, en compagnie de jeunes créatures longilignes, aux cheveux paille, à la peau blanche et aux yeux bleus. Dans la plupart des cas, l'arrière-plan était campagnard. Samira était-elle bisexuelle ? s'interrogea-t-il.
On était tenté de le croire quand on s'apercevait que nul homme ne figurait sur les photos. Ou bien Samira était seule, ou bien en compagnie de jeunes femmes dont beaucoup ne possédaient pas le type slave, mais bien, plutôt, la langueur orientale et le physique arabe.
Coplan trancha. Samira était probablement éclectique dans ses amours et elle en tenait pour les deux sexes. Comme les mœurs de la belle Libanaise l' indifféraient en définitive, il remit les albums en place et poursuivit ses recherches, mais en fut pour ses frais.
Il partit alors pour le Bristol où il rendit compte au Vieux et lui demanda pour le lendemain un comité d'accueil à Roissy.
Douché et rasé, il changea de vêtements et, au volant de sa Corvett, se rendit au domicile de Carla Delancey.
Elle était absente.
Comme il l'avait fait chez Samira, il fouilla la maison mais ne découvrit aucun indice susceptible de le lancer sur une piste.
Celle qui vivait là appartenait à la race des Ulrike Hoffburg et des Dieter Vogg. Aucune trace tangible de ses activités. Même pas un répertoire téléphonique. Carla devait tout avoir dans la tête. Pas étonnant quand on était une clandestine de l'I.R.A. et que, vraisemblablement, on était traquée par les impitoyables S.A.S. britanniques qui, quelques mois plus tôt, avaient réussi un sanglant carton à Madrid sur trois fugitifs de l'I.R.A. Peut-être cette exécution l'avait-elle incitée à fuir à Beyrouth, à moins qu'elle n'ait' été paniquée par l'arrestation et l'incarcération à Liverpool de ses quatre associés sous l'inculpation de tentative de meurtre sur la personne de la reine ? Au fait, cet attentat devait-il être perpétré à l'aide d'une bombe atomique ? s'interrogea-t-il.
Le soir, il retrouva Samira qui l'emmena dîner dans un restaurant turc de Jounieh où les serveuses portaient le traditionnel shalvar kamiz(Longue tunique brodée et pantalon bouffant) et dont la spécialité était le barbunya (Mulet rouge cuisiné au vin blanc). La clientèle était gaie et riche, si bien qu'ici encore on percevait le dynamisme des Libanais qui ne parlaient que de reconstruire leur capitale et d'en faire la plus belle ville du Moyen-Orient.
Les yeux de Samira brillaient.
- Toute la journée, je n'ai pensé qu'à notre prochaine nuit. J'en étais toute mouillée. Ceux avec qui j'avais rendez-vous ont remarqué que j'étais fébrile.
Il but une gorgée de l'excellent doluca blanc, un vin turc introduit en contrebande.
- Tu as vu Carla, aujourd'hui ?
Elle fit mine d'être jalouse mais il ne fut pas dupe.
- Je te soupçonne d'avoir envie de coucher avec elle. Tu te brûlerais les doigts, elle est plutôt du genre farouche.
- Elle a un type trop nordique à mon goût. Je préfère les femmes exotiques dans ton genre, flatta-t-il.
De retour dans sa demeure, elle le récompensa de ce compliment. Depuis la veille elle semblait avoir décuplé son ardeur. La gorge nouée, Coplan plongeait dans ses sensations de la nuit précédente, sans se lasser du déjà vu. En tout cas, si elle est bisexuelle, se dit-il, les hommes l'attirent quand même irrésistiblement.
Avant de s'endormir, enfin épuisée, et de larges cernes sous les yeux, elle murmura :
- Es-tu vraiment obligé de partir demain avec Carla ?
CHAPITRE XII
A midi, Coplan sonna à la porte de Carla. Pas de réponse. Il insista. Sans plus de succès. Elle était en retard. Souvent, c'était la plaie avec les femmes : jamais à l'heure. Il pesta contre ce défaut. Heureusement, ils étaient largement en avance pour le dernier vol de la journée des Middle Fast Airlines sur lequel, la veille, il avait réservé deux places en première classe.
Il sonna à nouveau mais l'Irlandaise ne se manifesta pas. Il attendit en grillant des Gitanes dans sa voiture de location. Vers quatorze heures, des gosses vinrent jouer au foot-ball dans un terrain vague creusé par les bombardements. A quinze heures il s'inquiéta et, réfugié dans une cabine téléphonique toute proche d'où il pouvait guetter l'arrivée de la jeune femme, il tenta de joindre Samira. Là encore, déconvenue. Quant à Chez Jonathan, on lui répondit qu'on ne connaissait pas la personne qu'il demandait.
Rongé par l'inquiétude, il reprit sa faction. Les S.A.S. britanniques avaient-ils kidnappé ou abattu la jeune Irlandaise ? Avaient-ils remonté sa piste jusqu'à Beyrouth, comme ils avaient retrouvé ses congénères à I .iverpool ou à Madrid ? Ces commandos de chasse étaient composés d'as, dirigés par des officiers intelligents et audacieux. Par ailleurs, ils ne s'embarrassaient pas de fioritures et la présence des troupes syriennes ne devait guère les empêcher de se livrer à leur sport favori, la liquidation de leurs cibles. A moins que le responsable ne soit Zoloviev ?
A seize heures, ne voyant rien venir, il décida d'aller jeter un coup d’œil à l'intérieur. Expert en la matière, il débloqua facilement la porte à l'aide de sa trousse spéciale.
Il sursauta dès son entrée. L'ameublement avait disparu. Fébrilement, il visita rapidement les lieux. Il ne se trompait pas : Carla avait déménagé. Il ne subsistait que quelques vagues traces de poussière là où s'étaient dressés les meubles. La poubelle avait été vidée et lavée.
Il s'assit sur le carrelage de la cuisine et alluma une Gitane pour mieux réfléchir. Deux hypothèses s'offraient à lui. La première : elle avait déménagé parce qu'elle ignorait combien de temps elle serait prisonnière en France. Peu plausible, se convainquit-il. La seconde : elle avait disparu et ne serait pas au rendez-vous. A cause du retard de quatre heures, il opta pour celle-ci. Mais pourquoi ? Dédaignait-elle dix millions de dollars ? Cela aussi était peu plausible. Plus que probablement, Carla Delancey était l'une de ces pasionarias qui ne vivaient que pour la victoire de leur cause. L'argent servirait à la faire triompher. Donc, elle ne crachait pas dessus. Par conséquent, quelque chose s'était passé qui avait conduit à un revirement de position.
Mais quoi ?
Déjà l'opération avait pris du retard, après les incidents, les épisodes sanglants et les morts de Berlin, de Varsovie, de Venise et de Belfast. Cette fois encore, Zoloviev était-il responsable ? Et qui était Zoloviev ?
Il consulta sa montre. Le dernier vol de la journée à destination de Paris était le ME 211 des Middle East Airlines qui décollait à 17 heures 30. Peu de chances qu'il puisse l'attraper même si Carla réapparaissait à l'instant même.
A 18 heures, dépité, il abandonna les lieux, remonta dans la Corvett et prit la direction de Broummana.
Le patron de Chez Jonathan comptait, derrière sa caisse, des coupures en dollars américains. A part les menus achats, payables en livres libanaises, les échanges commerciaux se pratiquaient en monnaie américaine à Beyrouth, du fait de l'inflation galopante.
Il leva les yeux et sourit.
- Celle que vous cherchez n'est pas encore là.
- J'ai téléphoné tout à l'heure.
- Ah, c'était vous ? Désolé, j'ai des ordres. Je ne donne pas de renseignements par téléphone. Vous êtes en avance. Je ne crois pas qu'elle viendra avant 20 heures.
Coplan patienta en buvant quelques verres de raki et en grignotant les langoustines grillées de la kemia.
A 21 heures, Carla n'étant pas là, Coplan sut qu'il avait été joué. Il régla l'addition et, sans un mot, quitta les lieux. Directement, il se rendit à la maison de Samira. Il sonna, la porte s'ouvrit et, avant qu'il ait pu esquisser un geste, quatre hommes se jetèrent sur lui. D'un fulgurant croc-en-jambe il fut couché sur le sol du porche et le canon d'un automatique se pressa contre sa tempe.
- Ramène tes bras dans le dos.
Des menottes se refermèrent sur ses poignets. L'instant d'après, il était soulevé de terre et entraîné à l'intérieur de la demeure.
Coplan ne vit Samira nulle part. Il fut couché sur le canapé où, le premier soir, il s'était livré à de longs ébats amoureux avec la belle Libanaise. Un homme se pencha sur lui. Il avait un visage chiffonné, verdâtre, des narines pincées et, sous ses yeux sombres, des poches turgescentes, comme si, nuit après nuit, il connaissait des insomnies débilitantes.
L'homme le fouilla avec expertise.
- Francis Carsay, murmura-t-il en feuilletant le passeport, et dans un français largement teinté d'accent arabe. Profession ingénieur. Que fais-tu ?
- Je cherche Samira.
- Tu es un client ?
Il lut l'incompréhension dans le regard de Coplan et esquissa un sourire railleur.
- Combien as-tu payé pour obtenir les faveurs de Samira ?
De plus en plus, Coplan devinait qu'il se trouvait entre les mains du Moukhabarat, la Brigade criminelle syrienne qui détenait des pouvoirs exorbitants. A l'énoncé de son nom, les Beyrouthins tremblaient de peur. A son sujet, les bruits les plus alarmants couraient. On chuchotait qu'elle détenait le droit de vie et de mort sur les suspects et qu'étaient inhumés nombre de cadavres dans les caves de son quartier général devant lequel les passants changeaient de trottoir.
On lui ôta les menottes et on lui donna l'ordre de se dénuder totalement. Ses vêtements furent examinés à la loupe. Puis l'interrogatoire reprit :
- Combien tu as payé pour coucher avec Samira ?
- Je n'ai rien payé. Elle a eu un gros béguin pour moi, c'est tout.
- Si tu n'as rien payé, alors où est la drogue ? Coplan fronça les sourcils.
- Quelle drogue ?
Il vit un des hommes avancer, le poing noué, prêt à le frapper, mais celui qui semblait le chef le retint. Sa qualité d'étranger était probablement la cause de cette mansuétude apparente, d'autant qu'il était français. Les relations entre Paris et Damas revenaient à la normale et les agents du Moukhabarat ne cherchaient sûrement pas à envenimer les choses en maltraitant sans raison un ressortissant français. En revanche, cette qualité de Français était aussi à double tranchant. La réputation des chimistes et des trafiquants de la French Connection n'était plus à faire, et si ces gens couraient après la drogue dont aurait été approvisionnée Samira, ils se méfiaient forcément d'un Français.
- Vous êtes policiers ? renvoya-t-il.
A contrecœur, son interlocuteur exhiba un insigne l'accréditant, comme l'avait à juste titre subodoré Coplan, au grade de chef enquêteur de la police libanaise, ce qui était un trompe-l’œil, la police libanaise étant passée sous contrôle syrien.
- Je ne suis pas trafiquant de drogue, je suis un simple touriste qui a connu une bonne fortune avec Samira.
Le chef enquêteur n'était pas idiot. Il sentait qu'il n'avait pas affaire à un malfaiteur et qu'il n'était pas tombé sur le bon numéro. Aussi hésitait-il. Coplan en profita, sachant qu'il lui fallait prendre la direction des débats :
- Pourquoi Samira m'aurait-elle fait payer ses faveurs ?
- Parce qu'elle a monté un réseau de call-girls et que, quand l'occasion se présente, elle n'hésite pas à mettre la main à la pâte.
Coplan se mordit la lèvre. Carla Delancey avait-elle rétribué la Libanaise pour qu'elle écarte le gêneur pendant qu'elle préparait sa fuite ? Experte des jeux érotiques, Samira lui aurait donné toute satisfaction à cet égard et se serait avec lui contentée de jouer le jeu de la sensualité afin de procurer à sa commanditaire un délai de trente-six heures ?
- Elle trafique aussi dans la drogue ?
- Nous l'avons arrêtée aujourd'hui pour ce crime et avons saisi dix kilos d'héroïne. Le réseau de call-girls ne nous intéresse pas et, après tout, la prostitution est autorisée au Liban. Libre aux Russes de venir gonfler les réseaux, si elles crèvent de faim dans leur pays.
Coplan se remémora les filles longilignes aux cheveux blonds, aux yeux bleus et à la peau claire qui peuplaient les albums de photographies de la Libanaise. Leur type physique devait affoler les clients libanais et leur valoir un immense succès. Finalement, Samira n'était pas lesbienne ou bisexuelle, c'était simplement une mère maquerelle.
Le chef enquêteur avait prononcé le mot de crime en évoquant le trafic de drogue. Coplan se souvint que, depuis leur prise de contrôle du pays, les Syriens avaient prohibé la culture du pavot et du haschich, richesse traditionnelle de la plaine de la Bekaa. Leurs troupes se répandaient dans les champs et arrachait nt les plants, injuriés par les paysans ruinés. Quant au Moukhabarat, il ne s'embarrassait pas de formalisme juridique. Ses équipes traquaient les gros trafiquants et les abattaient au coin d'un barrage routier ou les liquidaient au fond des caves de leur quartier général, du moins les imprudents ou les insouciants qui n'avaient pas encore compris que la Syrie jouait la carte de la respectabilité auprès des Nations-Unies. Damas avait tourné la page depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Elle ne finançait plus le terrorisme ni le trafic de drogue.
Rhabillé, Coplan fut emmené par deux hommes au quartier général et, intérieurement, il grimaça. D'abord, parce que le cauchemar de Varsovie et de Belfast recommençait. Ensuite, parce que la réputation du Moukhabarat était si détestable qu'il craignait pour sa vie.
En raison de l'heure tardive, il fut placé dans un cagibi pompeusement baptisé cellule. A sept heures, après un café saumâtre, il en fut extrait et longuement interrogé sans, cependant, que des sévices soient exercés sur sa personne. Le Moukhabarat se comporterait-il ainsi parce qu'il était étranger ?
Un peu avant midi, il fut confronté à Samira qui l'exonéra de toute complicité dans ses trafics et confirma totalement ses déclarations sans, à aucun moment, mentionner le nom de Carla Delancey.
Son aspect était piteux et, visiblement, on ne l'avait pas ménagée. D'ailleurs, les ecchymoses sur son visage attestaient que des coups lui avaient été prodigués. Elle esquissa un faible sourire à l'intention de Coplan et, à un moment où les policiers détournaient le regard, elle lui décocha un clin d’œil de connivence.
- Ne crois pas que j'ai été payée pour te coucher dans mon lit, lança-t-elle. J'étais sincère et tu m'as procuré un plaisir immense. On se reverra dans d'autres circonstances et on recommencera à s'aimer comme on l'a fait.
Vivement, elle fut entraînée hors de la pièce par un couple de policiers dont l'élément femelle était une masse d'os, de graisse et de muscles, au visage sinistre.
Une heure plus tard, Coplan était libéré avec des excuses.
- Soyez moins naïf avec vos relations féminines, conseilla le chef enquêteur, un large sourire sardonique sur ses lèvres épaisses. Je sais bien que les Français ont toujours la queue à l'air, pour ne pas dire en l'air. Cependant, ici à Beyrouth, mille dangers les guettent. Soyez prudent.
Jusque-là, Coplan avait joué de malchance. Subitement, à cet instant précis, la chance revint. L'élément mâle du couple qui avait entraîné Samira entra en trombe dans le bureau.
- Farida vient de refiler une pêche à Samira Fouad et le coup était si fort que je crois bien qu'il faut la transporter d'urgence à l'hôpital.
Le chef enquêteur vomit un torrent d'insultes et se rua hors de son bureau, suivi par son subordonné.
La console reliée à l'ordinateur central reposait à un mètre de Coplan. Pris d'une inspiration subite, il s'avança et examina attentivement l'écran qui reproduisait la fiche signalétique d'un certain Mahmour Kachari. Sur cet écran, la disposition et la structure étaient identiques à celles du logiciel en service à la D.G.S.E. dont lui-même se servait. A l'aide des flèches, il fit remonter le curseur sur la première lettre du nom inscrit sur l'écran, tapa le nom de Carla Delancey et valida, conformément à la procédure classique. Sa tentative fut couronnée de succès et les renseignements s'affichèrent. Entre autres, l'adresse qu'il connaissait déjà et d'où elle avait déménagé, les indications sur son passeport et les informations complémentaires :
Voyage sous d'autres identités : Cathryne Monahan, Lorraine Kelly, Mary Connally, Ann O'Donnell, Margaret Fitzmalloy
Ferenc Szegety cherche à la rencontrer. N'est pas parvenu à le faire.
Coplan n'eut pas le temps de lire plus avant. Des pas sonores retentissaient dans le couloir. Vite, il effaça le texte, éteignit la console et quitta précipitamment la pièce.
- Vous étiez encore là ? s'étonna le chef enquêteur en fronçant les sourcils.
- J'attendais des nouvelles de Samira. Elle est à l'hôpital ?
- Non, ce n'est pas grand-chose. Rien qu'un petit bobo. Maintenant, fichez le camp !
Cette fois, Coplan ne se le fit pas répéter.
Ferenc Szegety... Le nom lui trottait dans la tête.
Sur l'aire de stationnement, il retrouva la Corvett dans laquelle les agents du Moukhabarat l'avaient emmené à leur Q.G. Il se dirigea droit vers l'hôtel Bristol. Chemin faisant, il récapitula ce qu'il savait de Ferenc Szegety.
Journaliste de choc œuvrant en free-lance, photographe de talent, aventureux et aventurier, polyglotte, soignant sa publicité personnelle sur les écrans de télévision, il était le « Monsieur Cent Mille Volts des Droits de l'homme ».
Bon Samaritain pétri de bons sentiments, dégoulinant d'altruisme, il se tenait toujours sous l’œil d'une caméra complice, tantôt transportant un sac de blé à Sarajevo, tantôt creusant un puits d'eau pour les Somaliens assoiffés.
Né à Budapest, il avait fui avec ses parents la terreur communiste lors de l'insurrection de 1956. Réfugié en Suisse, il en avait obtenu la nationalité à sa majorité.
Chouchou des plateaux de télévision d'Europe de l'Ouest, il dispersait sur ces théâtres de marionnettes les pleurs de la grande souffrance universelle et réclamait les agios de la charité humanitaire avec des trémolos dans la voix dignes d'un grand cabotineur de la scène ou de l'écran. Son succès était immense.
Dans sa chambre, Coplan se doucha, se rasa, changea de vêtements et rendit compte au Vieux qui fut catastrophé.
- Nous jouons de malchance. A chaque fois que nous touchons au but, quelque chose se produit qui nous renvoie à la case précédente, se révolta-t-il. Et si c'était voulu ?
- Ulrike Hoffburg et Dieter Vogg ne voulaient pas mourir, objecta Coplan. Pas plus qu'Adriana Soranzo. Et les Irlandais de l'I.R.A. ne souhaitaient pas tomber aux mains de la Special Branch de Scotland Yard.
- En tout cas, cette Irlandaise ne joue pas le jeu initié par Dieter Vogg. Comment recoller les morceaux du puzzle ?
- Il faut savoir où elle est allée.
- J'alerte immédiatement le chef de bataillon Vauquesnoy, notre attaché militaire adjoint à l'ambassade. C'est notre homme à Beyrouth. Il dispose de réseaux. Contactez-le. Je lui demande de rechercher si officiellement votre Irlandaise a quitté Beyrouth. Donnez-moi les identités fausses ou réelles sous lesquelles elle circule.
La fantastique mémoire de Coplan lui restitua instantanément les renseignements lus sur l'écran du Moukhabarat.
La conversation terminée, il se rendit à l'ambassade. Depuis les attentats contre les personnes et les intérêts français, les bâtiments étaient transformés en forteresse et gardés par des Marsouins de la 9e division d'infanterie de marine. Il dut montrer patte blanche avant d'être reçu par le chef de bataillon Vauquesnoy qu'il rencontrait pour la première fois mais qui était un as du Renseignement et jouissait d'une grande réputation à la Piscine.
- Je viens d'avoir le patron, confirma l'officier. J'ai déjà lancé mes chiens de chasse. Je vous tiens au courant. Vous êtes au Bristol ?
- C'est ça. Vous avez quelque chose sur Ferenc S zegety ?
- Ce parangon de la compassion universelle ? Rien de particulier. Je sais seulement qu'il tient table ouverte au restaurant du Saint-Georges, entouré de ses groupies et de ses admirateurs habituels. Pour entretenir sa publicité personnelle, il en remontrerait aux spécialistes ! Dans ce domaine, c'est une vraie pute !
Le soir même, Coplan dînait au Saint-Georges.
Les hôtels de luxe dont Beyrouth s'enorgueillissaient, dont le Phénicia et le Saint-Georges, avaient été dévastés par les tirs meurtriers de la guerre civile. Au Saint-Georges, à l'emplacement des chambres et des suites somptueuses campaient les soldats syriens. Seul restait ouvert le restaurant sous la tonnelle, rendez-vous des hommes d'affaires, des élégantes Beyrouthines, des personnalités et des étrangers de passage dont le portefeuille était capable de supporter les prix prohibitifs pratiqués ici.
Les coupures de cent dollars que Coplan enroula autour de son index aiguisèrent l’œil du maître d'hôtel, un vieux Beyrouthin dont la mine blasée suggérait que rien ne l'étonnait plus après les morts et les destructions accumulées par le terrible conflit.
- Où puis-je trouver Ferenc Szegety ?
- Je crains qu'il ne soit absent pour quelques jours, monsieur. Peut-être pourrais-je vous dénicher une place à la table de Mlle Angeliki Maghinis ?
- Qui est Angeliki Maghinis ?
- Oserai-je dire qu'elle partage les joies et les préoccupations de M. Ferenc Szegety sans, cependant, lui réserver l'exclusivité de sa proche collaboration ?
- J'aimerais faire la connaissance de Mlle Angeliki Maghinis.
Coplan tendit le doigt et les dollars changèrent de main à une vitesse stupéfiante.
Une minute plus tard, après un bref conciliabule avec une charmante créature, le maître d'hôtel installait Coplan à une longue table où dînaient sept personnes. La charmante créature était Angeliki Maghinis. Au moment où Coplan s'asseyait, elle fut appelée au téléphone et se leva. Coplan reçut un coup au cœur. Sous le tailleur anthracite de coton damassé au motif arabesque, elle ne portait rien. La veste était boutonnée très bas, à hauteur du nombril, si bien que le large décolleté plongeait sur des seins qui ressemblaient à des munitions pour artilleurs. Elle louvoya entre les tables en avançant sur des jambes au galbe enjôleur, prenant naissance sous une taille de guêpe. Elle appartient à cette race de femmes, pensa Coplan, qui savent s'habiller pour mieux se faire déshabiller et déshabillent un homme en deux battements de cils.
La structure du visage était remarquablement belle et rayonnait comme un spotlight qui s'allume et irradie sa chaleur. Peau de miel et crinière d'un ciel des tropiques. Elle disparut et, quand elle revint, elle posa avec insistance sur Coplan l'aigue-marine de son regard avant de se rasseoir à sa place.
Ses voisins ignoraient Coplan et il ne prit pas part à la conversation qui tournait d'ailleurs autour de banalités. Il flottait autour des convives un parfum de liberté et de nonchalance heureuse, allié à un subtil arôme de richesse, qui choquait quand on se souvenait des ruines qui défiguraient la ville et de la misère dans laquelle croupissaient les couches modestes de la population.
L'heure avançant, ces convives, les uns après les autres s'esquivèrent et la jeune femme resta seule avec Coplan.
- Les Syriens n'ont pas imposé de couvre-feu à Beyrouth, déclara-t-elle. Cependant, après minuit, la ville devient dangereuse. Puis-je vous inviter à prendre un verre chez moi afin que vous m'exposiez les raisons qui vous ont amené à demander à vous asseoir à ma table ?
- Avec le plus grand plaisir, répondit Coplan avant d'avaler la dernière goutte de son marc de Bourgogne. Néanmoins, une précision. Je me suis assis à votre table, mais je tiens à payer mon addition. Ne croyez pas que je me range dans la triste cohorte des pique-assiette.
CHAPITRE XIII
En cours de route, il apprit qu'elle était libanaise d'origine grecque, ce qui expliquait le prénom et le patronyme. A Achrafieh, ils stoppèrent devant une demeure cossue. L'intérieur était meublé avec goût. Coplan s'assit dans un fauteuil au dossier un peu raide et opta pour un pur malt. Angeliki l'imita.
- Qu'est-ce qui vous amène ? s'enquit-elle.
- Ferenc Szegety est absent pour plusieurs jours, ai-je appris. Dommage, j'aurais aimé le rencontrer.
- En compagnie de l'abbé Justin, il fait la tournée des monastères qui ont souffert de la guerre. Ils préparent un grand reportage pour la télévision.
Personnage ultra-médiatique, l'abbé Justin était lui aussi un chantre des Droits de l'homme et de la solidarité devant la guerre et la misère. Lors de sa dernière visite dans l'ex-Yougoslavie, les snipers serbes avaient failli le tuer à trois reprises.
- Pour quelles raisons vouliez-vous le rencontrer ? Je suis sa très proche collaboratrice, il est possible que je puisse vous aider ?
- Je sais qu'il cherche à rencontrer une Irlandaise du nom de Carla Delancey. Moi aussi. Peut-être a-t-il des tuyaux pour parvenir jusqu'à elle ?
- La seule Irlandaise qu'il cherche à rencontrer est une certaine Margaret Fitzmalloy.
C'était là une des fausses identités utilisées par Carla, se souvint Coplan.
- C'est la même sous un autre nom.
- Vraiment ?
- Pourquoi cherche-t-il à la rencontrer ?
- Je l'ignore. Tout est dans le dossier.
- Le dossier ?
- Nous avons un bureau en ville. C'est là que Ferenc conserve ses archives. Demain, si vous le voulez, nous jetterons un coup d’œil.
La belle Libanaise en avait terminé pour la journée avec ses activités professionnelles. Coplan s'en aperçut immédiatement. Comme si la température était excessive, elle fit sauter le bouton de sa veste à hauteur du nombril et les seins jaillirent orgueilleusement. Dans la bouche de Coplan, le pur malt devint incendiaire. Fendant l'aigue-marine du regard, des lueurs troubles et paillardes dilatèrent les iris.
- Devons-nous nous attarder sur cette Irlandaise ? fit-elle d'une voix rauque.
- Pas avant l'heure du laitier, répondit-il, complice, avant de se déloger du fauteuil.
Il s'approcha et elle leva les mains pour lui caresser le visage. C'est alors qu'il remarqua ses ongles qui ressemblaient à des griffes de lionne peintes en rouge. Elle ne lui laissa pas le temps de se dérober et ses lèvres, comme des fruits gorgés de vermillon, se soudèrent aux siennes tandis que sa langue, telle une lame de feu, brûlait sa bouche.
Cet épisode fut bref car elle l'entraîna dans la chambre où leurs vêtements volèrent aux quatre coins.
Angeliki se servait de son corps comme d'une arme et en usait avec provocation comme si elle voulait défier la loi du mâle. D'emblée, elle écartait les agaceries de pure forme, les chatteries qui ralentissent la glorieuse marche vers le stade final, les coquineries qui, certes, exacerbent le plaisir, mais ne valent pas la longue chevauchée. Son penchant pour les séquences crues crevait les yeux. Elle s'en délectait avec une joie avide qui confinait à la voracité.
Orfèvre en la matière, Coplan se montra à la hauteur et sabra vigoureusement ce corps ardent qui ondulait sous lui. Gonflés par une sève généreuse, les seins aux pointes durcies lui agaçaient la poitrine, tandis que les cuisses, refermées sur ses reins, lui imprimaient le rythme qu'Angeliki avait décidé. Cette dernière scanda la mélopée du plaisir montant en elle en gémissements saccadés s'amplifiant au fur et à mesure.
Quand, enfin, ils atteignirent ensemble la jouissance, elle hurla avant de rouler sur le côté où elle demeura inerte pendant que Coplan se désengageait de l'étau de ses cuisses.
Longtemps après, elle rouvrit les yeux. Coplan fumait une de ses Gitanes apportées de Paris.
- Avoir un orgasme, c'est comme mourir, murmura-t-elle.
Coplan, dans l'intervalle, avait confectionné un cocktail explosif. Il lui tendit son verre.
- Ce mélange ressusciterait un néon éteint.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Vodka, tequilla, gin, rhum, un doigt de cointreau, un filet de curaçao, une larme d'angustura. Bois.
Elle but et sursauta, revivifiée, en écarquillant les yeux.
- C'est de la dynamite !
- Les remontants le sont toujours.
La nuit les vit refaire l'amour mais, bientôt assommée par le cocktail explosif que Coplan lui avait fait boire, Angeliki s'endormit d'un sommeil profond, ce qui procura à Coplan l'occasion de visiter la maison et de la fouiller sans pourtant qu'il mette la main sur un élément intéressant.
Quand elle se réveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel et Coplan était douché, rhabillé, frais et dispos. Elle s'en émerveilla car elle avait un zeste de gueule de bois. Il prépara du café fort, des toasts, et elle se sentit mieux.
- Tu m'as régalée, félicita-t-elle.
Fidèle à sa parole, elle l'emmena au bureau dont elle avait parlé. D'un classeur métallique elle sortit une chemise cartonnée qu'elle tendit à Coplan.
- C'est tout ce que j'ai sur ton Irlandaise.
Au recto était inscrit au crayon-feutre « Margaret FITZMALLOY ». Coplan l'ouvrit.
Ferenc Szegety ne se contentait pas de transporter des sacs de blé en Bosnie-Herzégovine, de creuser des puits d'eau en Somalie ou de faire la tournée, en compagnie de l'abbé Justin, des monastères libanais dévastés par la guerre civile, il se souvenait aussi qu'il était journaliste. La preuve en résidait sous les yeux de Coplan.
Le Suisse enquêtait sur les filières grâce auxquelles de jeunes et jolies Slaves étaient exportées au Liban et vers d'autres destinations friandes de chair fraîche, bien claire et caressée de cheveux blonds. Naturellement, Samira figurait en première loge. Par son entremise, avait écrit Szegety sur ses feuillets dactylographiés, les terroristes irlandais de l'I.R.A. finançaient leurs activités car, au départ, ils avaient investi dans le réseau. Leur contact n'était autre que Margaret Fitzmalloy, assurait le Suisse. Elle supervisait les rentrées d'argent pour leur compte. D'où sa présence à Beyrouth.
Cependant, le réseau auquel se consacrait Samira n'était pas le seul que contrôlait l'I.R.A. dont le catholicisme ne répugnait pas à récolter les fruits de la prostitution, fustigeait Szegety qui, si Coplan se fiait au ton qu'il employait, partait en croisade, après les sacs de blé bosniaques et les puits d'eau somaliens, contre ceux qu'il appelait les bidochards.
Une autre filière, qu'il baptisait Lietuva, nom officiel de la Lituanie en lituanien, était dirigée par un certain Klaus Midkiff, associé à une bande de Libanais et de Palestiniens, ruinés par la politique anti-drogue pratiquée par les Syriens au Liban. Margaret Fitzmalloy, écrivait sans fard Ferenc Szegety, était la maîtresse de ce Klaus Midkiff qu'il soupçonnait d'être un ancien de la Stasi.
A cette mention, Coplan tressaillit. Un ancien de la Stasi comme Dieter Vogg et Ulrike Hoffburg ? Et Carla Delancey, alias Margaret Fitzmalloy serait sa maîtresse ?
Il mémorisa les renseignements et restitua la chemise cartonnée à Angeliki dont la conscience professionnelle, dut-il s'avouer, n'était guère convaincante. Sans sourciller, elle livrait à un inconnu le contenu d'un dossier confidentiel établi par son patron.
- Tu as déniché quelque chose ? s'enquit-elle. Il secoua la tête, faussement dédaigneux.
- Des broutilles.
Elle l'enlaça.
- On se reverra ?
- Bien sûr. Mais j'ignore quand.
- Ce soir ?
- Peut-être ce soir.
- Tu sais où me trouver. Au Saint-Georges.
Dans la rue, il s'enferma dans une cabine téléphonique à la structure métallique trouée par les balles. A la troisième sonnerie, le chef de bataillon Vauquesnoy décrocha.
- Des progrès ? questionna Coplan.
- Elle n'a pas quitté Beyrouth, ni par bateau ni par avion. Reste la route, naturellement.
- Merci. Essayez d'en savoir plus.
Coplan regagna son hôtel où il se rasa et changea de vêtements. En enfilant ses chaussures, il eut deux inspirations. Quand il fut prêt, il descendit dans le hall, s'adossa à une colonnade et étudia longuement le concierge. Après dix minutes d'observation, il décida que l'homme aux clés d'or appartenait à la catégorie qu'il recherchait : roublard, magouilleur et corruptible à souhait.
Il attendit que le comptoir soit libre, s'avança et enroula autour de son index les coupures de cent dollars, comme il l'avait fait la veille devant le maître d'hôtel du Saint-Georges.
- Je me sens un peu seul à Beyrouth.
- Vraiment, monsieur ? Évidemment, notre ville n'est plus ce qu'elle a été.
- J'aime la compagnie d'une fille jeune et jolie, si possible de type slave.
L’œil indulgent, l'homme aux clés d'or subtilisa les coupures, fouilla sous un registre, prit une feuille de papier qu'il plia en quatre avant de la glisser dans la paume de Coplan.
- Dans l'ordre décroissant, vous trouverez la grande classe jusqu'à l'ordinaire. Je suis persuadé que l'homme de goût que vous êtes préférera la grande classe. Certains, cependant, en tiennent pour le vulgaire et ce choix ne dépend pas de leurs moyens financiers.
Coplan remercia et gagna l'emplacement où il avait garé la Corvett. Derrière le volant, il déplia la feuille de papier, et ne put retenir une grimace. Une quinzaine de « clubs » étaient indiqués. Il était obligé d'user de ce subterfuge car Ferenc Szegety avait omis de préciser à quelle adresse on pouvait trouver Klaus Midkiff.
Il démarra et prit la direction de l'ambassade de France. Comme la veille, il fut fouillé et sa voiture inspectée de fond en comble par les marsouins de la 9e D.I.M.A.
Le chef de bataillon Vauquesnoy fut surpris par la visite de celui qu'une heure plus tôt il avait eu au téléphone.
- Un trafiquant de chair fraîche, ex-Stasi, du nom de Klaus Midkiff, vous avez cela dans vos archives ?
Le résident de la D.G.S.E. eut une moue navrée.
- La traite des Blanches n'est pas mon département. Quant aux ex-Stasi, en dehors de ceux qui ont rejoint nos rangs ou ceux des autres services occidentaux, ce sont des has-been. Les uns ouvrent une pizzeria à Soho dans le cœur de Londres, les autres une blanchisserie à Rome, quand ils ne se suicident pas parce qu'ils ont peur de la vengeance de Bonn. Rien, absolument rien, sur votre Midkiff.
Coplan n'insista pas.
Avant les terribles ravages de la guerre civile, les rites de la vie nocturne s'étaient célébrés à l'ouest de la capitale, dans le périmètre où subsistait encore le Saint-Georges. Depuis longtemps, les noctambules avaient déserté le quartier, où ne se dressaient plus que des ruines fantomatiques, pour émigrer vers le nouveau centre des plaisirs, le long de la route conduisant à Jounieh, en plein secteur chrétien.
Chemin faisant, Coplan élabora sa tactique. La patience, le calme, la confiance, n'avaient plus cours. Il prit la direction de la montagne et stoppa la Corvett entre les lauriers-roses et les sapins blottis autour de la demeure du vieux Serop Kevorkian qui vint à sa rencontre en s'appuyant sur sa canne.
- Je vois que les Français m'aiment toujours, fit-il, le sarcasme affleurant ses lèvres.
- La France n'abandonne jamais ses amis, même quand ils sont infidèles.
- Infidèles ?
- Vous deviez m'appeler au Bristol.
- Je n'ai rien promis.
- Admettons. La question que je vous ai posée n'évoque vraiment aucun souvenir en vous ?
Le funambule de l'espionnage chassa avec sa canne des gravillons devant sa chaussure.
- Désolé. Vraiment rien.
- J'ai besoin d'armes.
- Ce n'est pas prudent. Les Syriens fusillent les inconscients qui se promènent avec une arme.
- Je sais. Vous avez toujours votre atelier mécanique sur le derrière de la maison ?
Kevorkian hocha la tête.
- Je vous le prête. Dans l'intervalle, je vous attends sous la tonnelle en buvant un café.
Dans l'heure qui suivit, Coplan s'affaira avec les outils et le matériel de soudure pour bâtir un logement sous le compartiment à gants qu'il recouvrit d'un pan de la moquette couvrant le plancher arrière de la Corvett. Satisfait, il rangea et alla rejoindre Kevorkian qui abandonna la cafetière et la tasse pour l'entraîner dans la cave où se logeait un véritable arsenal.
- On n'est jamais trop prudent.
- C'est tout à fait ce que je pense, confirma Coplan qui choisit un Beretta 92 F, un Smith & Wesson 469 et un Glock 19, ainsi que des chargeurs vides et des munitions de 9 mm, avant de régler ses achats.
- Vous partez en guerre ? s'étonna Kevorkian.
- La diplomatie doit parfois céder le pas à la guerre.
- Je suis souvent de cet avis.
- Tant mieux.
Ce soir-là, Coplan ne chercha pas à rencontrer Angeliki Maghinis au Saint-Georges.
Sans témoigner d'une flambante imagination, le chef du réseau avait baptisé le premier « club » sur la liste du concierge Le Cèdre du Liban. Dans un décor luxueux, très Hollywood ou Las Vegas, évoluaient des créatures de rêve, aux pommettes haut perchées, aux yeux obliques vert Baltique, à la peau translucide, aux cheveux dorés. Rhabillées de pied en cap, elles portaient des tenues légères en soie vive. Pour ainsi dire, elles étaient déjà toutes en mains, escortées de quinquagénaires gras et libidineux dont les yeux avides brillaient comme des cabochons de jais et dont les mains frôlaient les fesses rebondies et les cuisses somptueuses.
La mère maquerelle se précipita sur Coplan, lui saisit la main d'une poigne énergique et l'entraîna vers une table libre.
- Le champagne est pour la maison tant que vous n'avez pas découvert une âme sœur, susurra-t-elle.
- Moi je n'ai pas besoin d'âme sœur, je cherche Klaus, déclara-t-il d'une voix dure en posant un regard à dessein cruel sur l'entremetteuse.
Trop fin psychologue pour se tromper, il vit sur-le-champ qu'en cet endroit il faisait fausse route, à moins que la femme ne fût une comédienne d'un talent hors pair qui aurait manqué sa vocation.
- Klaus ? répéta-t-elle, ahurie. C'est un de vos amis ? Attendez-le ici. Je vous le redis, le champagne est gratuit tant que vous n'avez pas trouvé l'âme sœur. Tatiana sera bientôt libre. C'est la fille en robe rouge à la gauche du bar.
Coplan s'esquiva sans dire mot. Son approche était imparfaite, reconnaissait-il, mais il ne voyait pas d'autre moyen de parvenir à un résultat, d'autant que le temps pressait. Malgré l'attentat de l'île de Man, qui pouvait jurer que l'A.I.L.A. n'allait pas rééditer en France ses sinistres exploits ?
De retour à la Corvett, il replaça dans son logement le Glock 19 dont il s'était muni. Cette précaution était utile car, trois cents mètres plus loin, il tomba sur un barrage où les soldats syriens témoignaient d'une grande activité sous les ordres d'un officier qui ne s'en laissait pas conter par les automobilistes.
Le deuxième « club » sur la liste était dénommé Chatt Kesiremgor, ce qui signifiait « Je t'aime » en arménien, la population arménienne étant importante dans la communauté chrétienne libanaise.
C'est alors que Coplan se frappa le front en se morigénant de n'avoir pas fait le rapprochement plus tôt. Les septième, huitième, onzième et douzième « clubs » étaient baptisés Ya vas Loubliou, Ana Bahatbek, Sagapo et Szeretlek que traduisait également « je t'aime », respectivement en russe, en arabe, en grec et en hongrois. La logique ne voulait-elle pas qu'une seule tête ait choisi la même phrase en cinq langues différentes ?
Oui, mais qui prouvait qu'il s'agissait de Klaus Midkiff ou même du réseau auquel il appartenait ?
Néanmoins, il convenait de semer la bonne graine.
Au Chatt Kesiremgor, les filles étaient aussi belles qu'au Cèdre du Liban. Tout de suite, Coplan fut accroché par une splendide Slave qui arrivait tout droit de Saint-Petersbourg. Elle fut ravie d'entendre Coplan parler russe et battit des mains.
- Quelle chance ! En dehors des copines, personne ici ne parle ma langue. Il est vrai que, dans ce métier, est-ce qu'on a besoin de parler ?
- Moi j'ai besoin de parler.
- Je vois. Il y avait des hommes comme toi à Saint-Petersbourg, leur truc c'était de parler et pas d'agir. Pas ici. Les Libanais, eux, faut pas leur en promettre. Ils t'ont à peine effleurée du regard que déjà ils bandent.
Coplan glissa une grosse coupure entre ses seins voluptueux et l'interrogea habilement après avoir commandé du champagne qui n'était qu'une bibine trafiquée. La mère maquerelle, apprit-il, était absente. Pour cette soirée, c'était la plus ancienne des filles qui surveillait les débats et encaissait les recettes. Sur son invitation, celle-ci vint boire une coupe à leur table. Elle était bavarde et pas très intelligente, se réjouit Coplan, si bien que, sans difficulté, elle s'étendit longuement sur le patron du réseau qui était bel homme et allemand. Et comme, justement, il était allemand, il se cantonnait dans une demeure qui abritait un « club », l'Ich liebe dich. Ce nom ne figurait pas sur la liste de Coplan mais signifiait aussi « Je t'aime », cette fois en allemand.
Coplan rétribua généreusement les deux femmes et se retira.
Curieusement, l'Ich liebe dich se logeait près de la place des Canons qui avait été largement détruite par les bombardements et les tirs d'artillerie des factions adverses.
Comme dans les salons qu'il avait précédemment visités, les filles ici étaient somptueuses. Le chaland n'ignorait rien de leur anatomie car elles se drapaient dans un minimum de tissu consistant la plupart du temps en un deux-pièces multicolore, confectionné par un amoureux des formes féminines, la plus habillée demeurant une superbe Moscovite qui gardait les seins nus mais portait une jupette à volants froufroutants.
Les Slaves avaient déjà recueilli leur lot d'admirateurs et, négligées par la clientèle parce que leur type physique ne correspondait pas aux canons slaves, deux jolies brunes accaparèrent Coplan dès son entrée et le forcèrent d'emblée à s'asseoir à une table en commandant une bouteille de champagne. Il se laissa faire puisque cette tactique était conforme à ses plans.
Toutes deux étaient siciliennes et fort volubiles.
- Nous n'avons pas de chance, nous autres en Sicile, se lamenta la première. Notre réputation est détestable de par le monde. Nous souffrons d'un fléau terrible, mais qu'y faire ? Il est impossible de s'en débarrasser, alors nous sommes montrés du doigt.
- La Mafia ? hasarda Coplan.
- Che la Mafia ? rugit la seconde. Qui parle de Mafia ? Giuletta te parle de l'Etna, ce volcan terrifiant dont les éruptions brûlent tout sur leur passage !
Coplan rit du quiproquo, puis s'enquit :
- Qui mène la danse ici ?
- Messaouda, répondit la première avec mépris. La grosse dondon près du bar, en noir, avec ce collier ridicule autour du cou.
Coplan se leva malgré les protestations des deux filles. Messaouda le regarda approcher en arborant une mine circonspecte. Elle ouvrit la bouche comme pour lui demander s'il avait à se plaindre de ses protégées, mais n'eut pas le temps de parler.
- Je suis ici pour parler à Klaus. C'est urgent et important.
Elle se raidit, l'étudia plus attentivement en plissant ses yeux charbonneux aux pourtours déjà fanés par l'âge.
- Qui êtes-vous ?
- Mon nom est Francis Carsay. Je suis un ami et je viens discuter d'une grosse affaire financière. Klaus et moi avons une amie commune.
Ils furent bousculés par une procession d'hommes aux visages huileux et aux gestes concupiscents, poussant devant eux la cohorte des jolies Slaves en direction du couloir le long duquel s'alignaient les chambres d'amour.
- Retournez à votre table, conseilla la matrone. Je vous aviserai.
Les Siciliennes se réjouirent de voir revenir Coplan. En son for intérieur, Coplan reconnaissait qu'elles étaient attirantes, d'autant que leurs silhouettes étaient affriolantes. La première portait une tenue léopard qui ceignait si précisément son corps qu'elle semblait nue. Quant à la seconde, elle avait opté pour un maillot qui n'était autre qu'un filet de pêcheur aux mailles larges que traversaient la pointe de ses seins et les poils frisés de son pubis.
- Amore mio, cajola cette dernière, encore un peu de champagne ?
Coplan but et, quand il eut vidé la coupe, la mère maquerelle revint, au grand dam des Siciliennes.
- Suivez-moi, invita-t-elle.
CHAPITRE XIV
Le long du couloir, on entendait les soupirs dans les chambres d'amour, mêlés aux commentaires libidineux. Ici, apparemment, la discrétion n'était pas de mise. Coplan n'était pas certain non plus que les nids douillets dans lesquels les jolies Slaves prodiguaient le plaisir ne soient pas équipés de caméras filmant les ébats, afin de revendre la vidéo aux amateurs éclairés ou en vue d'un chantage, quand il s'agissait d'une personnalité sacrifiant aux exigences de la chair.
Sur des marches raides que les jambes variqueuses de Messaouda éprouvaient de la peine à gravir, l'escalier tire-bouchonnait à travers deux étages.
Parvenue sur le dernier palier, elle guida Coplan le long d'un autre couloir, silencieux celui-ci, et peint dans un rouge sang-de-boeuf propre à arracher des grincements de dents.
Une porte s'ouvrit et un homme s'encadra dans une lumière vive.
C'était vrai, il était bel homme. Les Slaves du Chatt Kesiremgor n'avaient pas menti. Grand, bien découplé, il avait le visage buriné et bronzé d'un cow-boy qui a mené ses troupeaux le long de la piste de Santa Fe. Ce qui gênait, c'était l'éclat métallique du regard, dur et froid.
Il invita Coplan à entrer, congédia Messaouda et referma la porte avant de tendre la main.
- Donnez-moi votre arme. Grâce à Carla, je sais qui vous êtes et je vous attendais. C'est pourquoi je suis sûr que vous vous promenez avec une arme. Les gens de la Piscine ont toujours été prudents. Une qualité essentielle dans le Renseignement. Quelqu'un disait, je ne sais plus qui : « L'espion qui se balade tout nu sera tué avant d'avoir pu passer une robe de chambre. »
- C'était Markus Wolff, répondit Coplan pour gagner du temps. Le patron de la Stasi, actuellement en prison.
En effet, il réfléchissait. S'il voulait obtenir des résultats, il devait prendre des risques, dont celui de se défaire de son arme. A contrecœur, il tendit son Glock 19.
- Maintenant, je suis un espion nu. Où est la robe de chambre ?
L'Allemand eut le bon goût de sourire. Il passa derrière son bureau, enferma l'automatique dans un tiroir qu'il verrouilla. D'un meuble en cèdre, il sortit deux verres et une bouteille carrée.
- Rien contre le genièvre ?
- Rien, bien que ce soit plutôt un alcool de pays froid.
Klaus Midkiff étouffa un petit rire.
— Aucun pays n'est froid ou chaud. Le froid et le chaud, c'est ce qu'on ressent dans le coeur.
— Vous appartenez au genre sentencieux, répliqua Coplan. Au fait, vous avez un coeur, vous ?
- J'en avais un. Il était à gauche. Je l'ai changé de place. Désormais, il est à droite. Dans le sens de l'Histoire. Seuls les imbéciles ne tournent pas casaque.
- Sentencieux et cynique. Bon, où est Carla ?
- Dans la nature. Une mesure de prudence.
- Zoloviev ?
- Qui est-ce ?
La réponse et le visage étaient par trop apprêtés, comme des masques de Carnaval. Coplan ne le crut pas et changea de braquet :
- Pourquoi m'attendiez-vous ?
- Carla vous tient en très haute estime. Elle m'a dit que, pour l'affaire qui l'occupait, Paris avait choisi un agent du niveau super-top, et que, à un moment ou à un autre, il remonterait jusqu'à moi. Je dois dire que vous avez fait vite. Bravissimo.
- Que vous a-t-elle précisé sur l'affaire qui l'occupe ?
- Rien. Je ne suis pas le genre à poser des questions indiscrètes. Je crois que c'est Markus Wolff qui disait : « Les curieux, avant de se laisser aller à leur penchant, ont déjà une balle dans la tête. »
- Ce n'était pas lui, c'était Youri Andropov, patron du K.G.B., rectifia Coplan.
En réalité, il n'était pas dupe. L'Allemand jouait au chat et à la souris avec lui, adoptant un ton léger ou désinvolte, sentencieux ou cynique, laissant se multiplier sur ses traits les expressions amusées et rieuses, pensives ou sérieuses. Un parfait comédien au talent à mille facettes.
- Dommage que la Stasi n'existe plus. Vous faisiez ami-ami avec Dieter Vogg ?
L'Allemand sirota son genièvre sans répondre, les yeux baissés sur son verre. Il les releva et chercha le regard de son visiteur.
- J'ai un message pour vous de la part de Carla.
- Elle me fixe rendez-vous ? railla Coplan. L'ennui, c'est qu'elle ne vient pas aux rendez-vous qu'elle fixe.
- Elle ne pouvait pas vous en fixer un puisqu'elle ignorait à quel moment vous remonteriez jusqu'à moi, contra Midkiff avec logique.
- Alors, que dit le message ?
- Qu'elle double le montant de la transaction.
Coplan sursauta, indigné, mais retrouva vite son calme, quand il subodora la manœuvre dilatoire. On le menait en bateau. Pourquoi ? Ceux avec qui il traitait tentaient de gagner du temps parce que, sans doute, ils attendaient que quelque chose se produise. Quoi ? Une autre explosion atomique ? Mais la première était suffisante et exemplaire. Tout le monde avait compris. Qu'espéraient-ils de plus probant ? Faire monter les enchères ? Possible, mais il n'y croyait pas. A moins que l'A.I.L.A. ce ne soient eux, ce qui expliquerait que personne, parmi les Services spéciaux occidentaux, n'ait pu retrouver trace d'une telle organisation ? Dans ce cas, quel jeu jouaient-ils ? Cherchaient-ils à extorquer de l'argent ? Dans cette éventualité, pourquoi avait-on transformé en cadavres Ulrike Hoffburg, Dieter Vogg et Adriana Soranzo ?
Et qui était Zoloviev ?
Après tout, Dieter Vogg était l'initiateur de l'opération. Par quel mystère ou quelle machination était-il tombé ? Écartait-on un rival ou un concurrent ?
Midkiff plissait les yeux, étudiant les expressions sur le visage de son vis-à-vis.
- Quelle est votre réponse ?
- Je refuse.
- Peut-être pourriez-vous prendre l'avis de votre
hiérarchie avant d'être aussi catégorique ? suggéra l'Allemand d'un ton doucereux.
Coplan eut un geste tranchant de la main.
- Inutile.
Avec un certain étonnement, il vit que sa réponse avait l'heur de plaire à Midkiff.
- Voici ce que je propose, déclara ce dernier. Regagnez votre hôtel, le Bristol si je me souviens bien. Dans l'intervalle, je communiquerai votre décision à Carla. Elle ne manquera pas de procéder à une contre-proposition. Ceci fait, je vous convoque demain pour vous en faire part.
Coplan n'apprécia pas le terme « convoquer » mais n'en dit rien. Son verre vidé, il partit sans un mot après que Midkiff lui eut restitué le Glock 19 vidé de ses cartouches et en empoignant dans un geste dissuasif, la crosse d'un Tokarev menaçant.
Si Coplan avait manifesté l'intention de demeurer dans les lieux, pour intervenir plus tard, il en fut pour ses frais car, dans le couloir, adossés aux murs sang-de-bœuf sous l'éclairage cru, l'attendaient cinq hommes de main armés d'une Micro-Uzi qui l'escortèrent jusqu'à sa Corvett et le regardèrent démarrer.
De sa chambre d'hôtel, il rendit compte au Vieux qui fut aussi catégorique que lui :
- Dans un premier temps, pas question de payer.
- Dans un premier temps seulement ?
- Si nous étions acculés, comment ne pas passer sous les fourches caudines de ces criminels ?
- Il y a autre chose de plus sophistiqué.
- Je sais. Je connais vos soupçons. Je nourris les mêmes. En conclusion, attendez demain que l'Irlandaise se manifeste.
La boisson préférée de Hassan Zighoual était le lait de chèvre parfumé aux feuilles de menthe. Klaus Midkiff détestait le lait. Aussi déclina-t-il l'offre. Machinalement, il sortit un paquet de cigarettes de sa poche, mais le Palestinien l'arrêta aussitôt :
- Tu le sais bien, ici pas d'alcool ni de tabac.
L'Allemand rempocha le paquet.
- J'ai vu le Français.
- Alors ?
- La partie sera dure. Niveau super-top.
Hassan Zighoual ferma les yeux et, tout en grignotant des cacahuètes salées, Midkiff observa son visage émacié à la peau olivâtre et au front largement dégarni. En lui-même, il éprouvait de l'admiration. Inflexible, le Palestinien n'avait jamais transigé avec ses opinions. Ses efforts tendaient vers un but unique : la libération de son pays natal et l'expulsion de l'occupant juif. Aucune concession à ce dernier, aucune négociation, aucune tractation, aucun accord. Rien que la guerre. Ceux qui acceptaient les miettes, Gaza et Jéricho, étaient des traîtres à abattre au coin d'une rue.
Zighoual demeurait l'un des derniers jusqu'au-boutistes. En dehors de lui, il en restait quatre ou cinq, des chefs historiques qui refusaient tout compromis avec Tel-Aviv.
Zighoual était un miraculé. A de nombreuses reprises, le Mossad avait tenté de l'assassiner. A chaque fois, il s'en était sorti, que ce soit à Beyrouth, au Caire, à Tunis, à Amman, à Rome ou à Francfort. Oui, un miraculé. Quatorze blessures, deux fois trépané, deux balles de 9 mm logées à un millimètre de la moelle épinière et qu'il était impossible d'extraire.
Le Palestinien rouvrit les yeux.
- Il faut le tuer.
Midkiff haussa les épaules.
- Paris en enverra un autre. La D.G.S.E. possède des agents de très grande valeur, bien supérieurs aux Américains et aux Britanniques. Si elle bénéficiait de plus de moyens financiers, elle serait la deuxième Centrale au monde derrière le...
Il faillit dire le Mossad, ce qu'il pensait, mais ce nom était à proscrire devant Zighoual. Aussi le remplaça-t-il par le S.V.R., ce qui ne correspondait pas à la réalité, sans que Zighoual rectifiât.
- Nous gagnerons du temps et c'est ce dont nous avons besoin pour prendre le meilleur sur Zoloviev. Appelle Argenziano, il est sur la terrasse.
Au courant des interdits du Palestinien, l'Italien fumait en contemplant la nuit étoilée. Midkiff s'entendait bien avec lui, en partie parce qu'il éprouvait également une certaine admiration pour son talent. Capturé par la police italienne, il l'avait dupée en jouant au repenti et en feignant d'être prêt à livrer ses amis terroristes. En réalité, il avait gagné du temps et réussi son évasion.
L'Italien écrasa son mégot et accompagna l'Allemand à l'intérieur.
- Tu donneras rendez-vous au Français ici, décida Zighoual. Argenziano, nous avons un homme à abattre. Depuis combien de temps n'as-tu pas eu l'occasion d'exercer tes talents ?
- Le dernier était un flic italien qui me serrait de trop près depuis mon évasion. Voyons, ça fait bien dix mois.
- Tu n'as pas perdu la main ?
L'Italien ébaucha un sourire railleur.
- Hassan, tu veux me mettre à l'épreuve ?
- Non, je te fais confiance. Je t'ai vu en action, tu le sais bien. Ton chef-d'œuvre demeure ce collabo que tu es allé découper en rondelles dans les territoires occupés.
- Pas seulement lui, sa famille aussi, pour l'exemple, ajouta Argenziano, pointilleux.
- J'allais le dire. Celui de demain, pas la peine de le découper en rondelles. Nous n'avons rien personnellement contre lui et il ne s'agit pas d'une vengeance, ni d'un exemple pour ses pareils. Du travail propre et net.
- J'utiliserai un calibre 22 équipé d'un suppresseur de son, opina Argenziano.
- Klaus, reprit Zighoual, tu emmènes le Français déjeuner. Les réflexes sont émoussés après un bon repas. Pas d'arme sur lui, évidemment. Rendez-vous ici à quatorze heures trente. Tu l'emmènes sur la terrasse où Carla est censée l'attendre. Argenziano le descend. Fin du scénario.
- Qui c'est, ce Français ? voulut savoir l'Italien. Un des hommes de Zoloviev ?
Le Palestinien secoua la tête :
- Non. En fait, il lutte aussi contre Zoloviev, sans le savoir.
CHAPITRE XV
- Il faudra bien reconstruire ce pays, dissertait Klaus Midkiff. D'énormes capitaux sont déjà en jeu, dispensés par la diaspora libanaise. On appelait le Liban la Suisse du Moyen-Orient. Il le redeviendra maintenant que règne la pax syriana. Les gens comme moi qui sont venus ici suffisamment tôt peuvent nourrir de grands espoirs, ils feront fortune, pour peu qu'ils soient astucieux.
- Et vous l'êtes ? questionna Coplan qui évitait de laisser percer son agacement devant l'attitude de l'Allemand qui discourait pour endormir sa méfiance.
Certes, la chère était succulente. Il avait opté pour une salade de lentilles vertes, agrémentée de peruginas, des petites saucisses italiennes parfumées au cumin, et pour des rougets de roche. L'Allemand avait choisi un châteauneuf-du-pape blanc qui s'alliait magnifiquement à leur menu.
- Astucieux ? Je crois l'être.
- Parlez-moi de Carla. Vous la connaissez depuis longtemps ?
Midkiff ourla ses lèvres, à la manière d'une diva salonnarde.
- Carla ? Une personne délicieuse. J'ai l'impression de la connaître depuis toujours. Je ne sais si vous l'avez remarqué, il est des êtres sur terre qui semblent sortis en même temps que vous du même utérus.
- Vous êtes plus âgé qu'elle. Comment se comporte-t-elle au lit ?
L'Allemand feignit d'être choqué.
- Nous n'avons jamais couché ensemble, se récria-t-il.
La conversation se poursuivit, Coplan restant sur ses gardes. L'air goguenard, l'humour et le cynisme en rafales sur le bord des lèvres, Midkiff jouait sa partition avec un tonus digne d'éloges.
Enfin, il régla l'addition et entraîna Coplan vers sa BMW. Quand ils arrivèrent à destination, il le fouilla avant d'entrer, et lui confisqua le Glock 19.
- Sage, bien sage, pas de joujou qui porte malheur, tenta-t-il de consoler.
Coplan resta impassible, mais lorsqu'il posa le pied dans la maison, il perçut immédiatement une tension marquée chez son guide.
- Où est Carla ?
- Sur la terrasse. Venez.
La voix était enrouée et ce phénomène nouveau l'alerta. Dans la pièce, sur une table traînait un bol à demi rempli de lait qui commençait à cailler, à côté d'une soucoupe où se morfondaient quelques cacahuètes. Midkiff lui prit le bras et ils avancèrent vers la terrasse.
Il restait quelques mètres à franchir et Coplan se souvint brusquement des paroles sur son lit de mort d'un de ses plus vieux amis, le capitaine Thierry de Boisvalbert, du Service Action de ce qu'on appelait encore à l'époque le S.D.E.C.E., l'ancêtre de la D.G.S.E. Frappé de trois balles par les tueurs de l'ayatollah Khomeiny, Boisvalbert s'apprêtait à mourir dignement et lui avait lancé d'une voix faible : « Toi, Francis, pas de danger que cette connerie t'arrive avant l'âge de la retraite ! Tu as un sixième sens qui te siffle un signal aux oreilles trois secondes avant que tu soies mort ! »
Pourquoi cette soudaine réminiscence au sujet de Boisvalbert ? Et pas de signal dans ses oreilles. Pourtant, la brusque poussée de Midkiff lui fit comprendre qu'il était tombé dans le piège. Mû par ses réflexes fulgurants, il boula en arrière au moment où Argenziano tirait en tenant à deux mains l'Arminius HW5 de calibre 22 LR au canon de dix centimètres prolongé par le cylindre du suppresseur de son que l'Italien avait lui-même fabriqué.
La balle extirpa un copeau de cuir à l'extrémité de sa chaussure gauche.
Déséquilibré par les quatre-vingt-dix kilos qui culbutaient contre sa poitrine, Midkiff partit en arrière et chuta sur le parquet. Encore à mi-hauteur, Coplan fit un saut de carpe et atterrit à côté de lui. Déjà sa main arrachait le Glock 19 à la ceinture de pantalon où l'Allemand l'avait enfoncé.
Quittant le recoin de la terrasse où il s'était caché, Argenziano arrivait en trombe, en se présentant face à la pièce qu'avaient réintégrée Coplan et Midkiff. Intérieurement, il se réjouissait. Le soleil donnait en plein dans le salon et il allait régler son compte à cet insolent de Français qui l'avait déshonoré en esquivant la première balle. Des deux mains il tenait son Arminius. En une séquence foudroyante, il allait vider le restant du barillet.
D'instinct, Coplan fit feu sans viser, une cartouche déjà engagée dans la chambre et les sécurités annihilées. A cause du peu de temps dont il disposait, son tir fut imprécis et ses projectiles se contentèrent de blesser Argenziano qui, cependant, sous la puissance des impacts, bascula sur la terrasse. De son côté, Midkiff, revenu de sa surprise, s'était jeté sur Coplan et tentait d'immobiliser la main qui tenait le pistolet automatique.
C'est alors qu'entra Hassan Zighoual. Il avait entendu les détonations et savait qu'il s'agissait d'une arme étrangère à son plan puisque l'Italien était censé utiliser le suppresseur de son équipant son .22 LR.
Il braqua son Heckler & Koch sur Coplan.
- Lâchez ça ! rugit-il.
Pris entre deux feux, Coplan se crut perdu. Midkiff s'accrochait à son bras et Coplan ne pouvait donc diriger son arme sur l'arrivant. Groggy, grimaçant de souffrance, perdant son sang, celui qui avait tiré se relevait maladroitement, une lueur haineuse dans son regard sombre. Ses doigts cherchaient l'Arminius qu'ils avaient laissé échapper. Avec ses dents, Midkiff tenta de lui sectionner le lobe de l'oreille, mais Coplan sentit le souffle chaud sur sa nuque, devina l'intention et détourna la tête au dernier moment.
C'est alors que la porte vola en éclats et que les hommes au visage masqué par une cagoule entrèrent. Hassan Zighoual et Argenziano, qui venait de se redresser après avoir récupéré son Arminius, firent feu sur eux avec une parfaite synchronisation.
Deux des arrivants tombèrent. La riposte des autres fut foudroyante. Les balles des Micro-Uzi criblèrent les poitrines de Zighoual et d'Argenziano en les culbutant sur le dos.
Coplan anticipa brillamment. D'abord, il lâcha le Glock 19, puis, profitant de la stupéfaction de Midkiff devant l'irruption des tueurs, il s'arracha à son étreinte et se propulsa à l'horizontale sur la terrasse, juste au moment où Argenziano recevait dans le cœur et les poumons la rafale mortelle. Il se jeta de côté pour éviter le tir des Micro-Uzi, bondit jusqu'à la balustrade par-dessus laquelle il sauta pour atterrir, six mètres plus bas, dans les fleurs jaunes d'un carré de sisymbres. A peine s'était-il remis debout qu'un homme encagoulé surgit devant lui. Il ne lui laissa pas le temps d'appuyer sur la détente de son pistolet-mitrailleur. Son pied gauche partit à mi-hauteur et la chaussure au cuir écorné par la balle d'Argenziano emboutit les testicules du gêneur qui s'effondra, le souffle coupé, le cœur au bord des lèvres. Coplan rafla la Micro-Uzi au vol et se rua vers le mur d'enceinte. D'autres hommes étaient postés dans les alentours. Ses rafales, brèves mais précises, les couchèrent dans les sisymbres.
Il se hissa sur le faîte du mur, la bretelle du pistolet-mitrailleur accrochée à son épaule droite, et jeta un regard circulaire. Tout de suite, il repéra la voiture suspecte et abattit ses deux occupants à travers le pare-brise.
Le terrain ainsi dégagé, il se laissa tomber sur le trottoir désert, courut, tourna le coin de la rue et balança la Micro-Uzi dans les décombres d'un immeuble ravagé par les tirs d'artillerie.
Trois pâtés de maisons plus loin, en prenant une rue à droite, il tomba sur un barrage tenu par des soldats syriens qui le fouillèrent et examinèrent son passeport avec soin, l'œil soupçonneux car ils détestaient les étrangers, surtout les journalistes et les photographes professionnels. Coplan n'étant ni l'un ni l'autre, ils le laissèrent passer sans encombre.
Un taxi libre s'apprêtait à redémarrer. Coplan ouvrit la portière et se jeta sur la banquette arrière :
- Au Bristol.
- Salauds de Syriens, grommela le chauffeur dans sa barbe, en accord parfait avec l'opinion générale des Beyrouthins qui détestaient l'occupant mais en avaient une peur bleue.
En lui-même, Coplan se dit « Salaud de Zoloviev ». Plus que probablement, les hommes encagoulés appartenaient à son escouade de tueurs, ceux qui avaient déjà éliminé Ulrike Hoffburg, Dieter Vogg et Adriana Soranzo, en supprimant ainsi les têtes susceptibles d'aider Coplan à mener sa mission à bien. Malgré la tentative d'assassinat sur sa personne et ses faibles chances de se sortir du traquenard dans lequel il était tombé, Coplan n'avait cependant jamais abdiqué tout espoir de reprendre le dessus. Jusqu'à ce moment fatal où la porte avait volé en éclats et où avait surgi la phalange de tueurs.
Pourtant, il ignorait qu'il se trompait du tout au tout.
Ses hommes ayant tué également Klaus Midkiff, ainsi que les gardes du corps qu'ils avaient précédemment éliminés, le chef du commando d'exécutants se pencha sur Hassan Zighoual, sa véritable cible. Le vieux militant de la cause palestinienne était mort et bien mort. A Tel-Aviv, le patron du Mossad et le Premier ministre seraient satisfaits. A cause d'extrémistes irréductibles comme Hassan Zighoual et quelques autres, il était impossible de mener à bonne fin les accords signés sur l'autonomie de la bande de Gaza et la ville de Jéricho. L'exécution de Zighoual permettait que les choses avancent. Bien sûr, il restait les autres extrémistes irréductibles, mais quatre équipes du Mossad s'occupaient de leurs cas.
Le chef du commando donna le signal de fin de mission.
A l'hôtel Bristol, Coplan rendit immédiatement compte au Vieux qui fut désespéré.
- Pourquoi cette affaire nous claque-t-elle entre les doigts à chaque étape ? gémit-il.
- J'ai une idée, le consola Coplan.
CHAPITRE XVI
Avec la pointe de sa canne, Serop Kevorkian chassa les gravillons devant ses chaussures.
- Ces saletés, grogna-t-il, risquent de me faire glisser. Un col du fémur cassé, c'est fatal à mon âge.
- Je vous vois centenaire, persifla Coplan. Seuls les bons meurent jeunes. Les canailles ont toujours de beaux jours devant elles.
Le vieillard ébaucha un sourire ravi. Il adorait être traité de canaille et Coplan le savait, sinon le solliciteur qu'il était ce jour-là aurait choisi une approche plus diplomatique.
- Allons sous la tonnelle. Café ?
- Comme d'habitude.
Un garde du corps les servit sous la tonnelle.
- Quel bon vent vous amène ? attaqua le Libanais.
- Faire évader quelqu'un de prison, c'est dans vos cordes, si je me souviens bien.
- Le détenu est politique ?
- Droit commun.
- C'est plus facile. Où est le détenu ?
- A la prison centrale. Le détenu est une femme, pas un homme.
- Pourquoi a-t-elle été arrêtée ?
- Trafic de stupéfiants.
- Du très banal quand on vit au Liban. Et vous voudriez que j'intervienne pour qu'elle s'évade ?
Coplan repoussa sa tasse, se leva et cueillit un fruit sur un laurier-cerise. Il mordit dans la chair. Le fruit était comestible mais à peine mûr. Il cracha le tout et alluma une Gitane.
- Votre petit-fils Bedros vit à Paris, où il tient une belle affaire de pizzerias, les Italiens au pluriel diraient pizzerie, énonça-t-il d'une voix neutre. Ce matin, un contrôle fiscal a été opéré à l'impromptu dans ses bureaux. Manque de chance pour lui, ses livres de comptes pour les quatre dernières années ont disparu mystérieusement. Bedros ignore depuis quand et il a semblé très étonné. Contacté, le comptable a paru mal à l'aise. Après un long interrogatoire, il a accusé votre petit-fils d'être l'auteur de la disparition, tout simplement parce qu'il a fraudé le fisc durant toutes ces années. Bedros a été mis immédiatement en examen par le juge d'instruction. Quant au comptable il est prêt à témoigner en justice et à dresser une liste des malversations qu'ils reproche à votre petit-fils. Sale affaire pour ce dernier. En France, on n'est pas tendre avec les fraudeurs. Vous le savez comme moi, dans la société actuelle il est préférable de dévaliser une pauvre vieille retraitée en la rouant de coups plutôt que de frauder le fisc. Sans être pessimiste, je verrais bien Bedros prendre deux ans de prison fermes, surtout s'il tombe sur un procureur avide de faire carrière.
Kevorkian toussota.
- Comment s'appelle cette femme à qui vous témoignez tant d'intérêt ?
- Samira Fouad.
- Celle qui tient un réseau de call-girls en provenance des pays de l'Est ?
- Elle-même.
Kevorkian toussota une seconde fois.
- Bedros est en prison ?
- Pas encore, mais il ne peut faire un mouvement car les inspecteurs du fisc campent dans ses bureaux. Situation gênante à laquelle il faudrait remédier au plus vite et, surtout, avant que le juge d'instruction, un sévère m'a-t-on dit, ne l'expédie derrière les barreaux. Personne n'aime la prison, ni Bedros ni Samira Fouad.
- Pour celle-ci, ce qui m'ennuie ce sont les Syriens qui gardent la prison centrale. Si c'étaient des Libanais...
- Sur terre, chacun doit régler ses problèmes par ses propres moyens.
Coplan cueillit un second fruit sur le laurier-cerise, le testa en mordant précautionneusement et en mâchant. Il était aussi peu mûr que le premier. Comme précédemment, il le cracha et l'écrasa sous son talon. Courtoisement il salua son hôte et s'en fut vers l'emplacement où il avait laissé la Corvett. L'air bovin, les gardes du corps le regardèrent partir.
Samira fut étonnée. Pour défenseur, elle avait choisi un des ténors du Barreau de Beyrouth, Charles Achmani, par ailleurs un de ses meilleurs clients car fort amateur de jolies Slaves. Elle l'avait vu la veille au soir et à aucun moment il ne lui avait dit que le lendemain il lui enverrait un de ses collaborateurs la visiter. Or, devant elle se tenait un certain Silvio Abderrazak, avocat au Barreau de Beyrouth, qui posait sa serviette en cuir sur la table métallique, gris clair comme la tenue pénitentiaire que les gardiennes l'avaient forcée à passer le premier jour de son incarcération. Auparavant, elles l'avaient dépouillée des vêtements élégants, achetés Via Veneto à Rome, qu'elle avait enfilés le matin de ce jour désastreux.
Il était petit, replet, avec des dents parfaites et un crâne déplumé, des yeux injectés de sang et une figure intelligente.
- Je ne travaille pas pour Charles Achmani, annonça-t-il d'emblée.
- Pour qui, alors ? fit-elle, tendue comme un câble d'acier.
- Peu importe. Je suis ici pour vous sauver la mise. Mes mandants ont intérêt à ce que vous livriez à la police un stock de cent kilos de cocaïne cachés à Achrafieh. En échange, le juge vous placera immédiatement en liberté provisoire. Naturellement, il vous faudra fuir le Liban sur-le-champ. Au sortir du cabinet du juge, un aller open à destination de Rome sur les Middle East Airlines vous sera remis, ainsi que votre passeport et une enveloppe contenant dix mille dollars pour vos premiers frais. Si vous acceptez le marché, je vous communiquerai l'adresse où est dissimulé le stock. Mon conseil : ne refusez pas. Les Syriens sont très stricts sur le chapitre du trafic de drogue et vous risquez d'être condamnée à une lourde peine. Quand on est une jeune et jolie femme, a-t-on envie de moisir de longues années sous les verrous ?
Complètement abasourdie, elle respira un grand coup. Mille questions assaillaient déjà son esprit en désordre.
- L'extradition n'existe pas entre l'Italie et le Liban ?
- Non. Et puis, qui vous force à rester en Italie ? Nous savons que vous disposez de comptes en banque un peu partout, des comptes bien garnis qui, souvent, alimentent ceux de vos amis de l'I.R.A.
- Pour qui travaillez-vous ? répéta-t-elle.
- C'est sans importance. Pour des raisons qui leur sont propres, ces gens désirent simplement avoir sous la main une dénonciatrice. Le juge est de connivence.
- Qui a envie de se faire prendre cent kilos de drogue ?
- Ceux qui détiennent la drogue ne sont pas mes mandants.
Nerveusement, elle tira sur la toile grise de sa jupe pénitentiaire.
- Qui me garantit que je ne serai pas exécutée après être sortie du cabinet du juge ? A Beyrouth ou à Rome ? Les témoins gênants et les délateurs, ça s'efface.
Abderrazack secoua la tête.
- Je peux vous le garantir mais vous n'êtes pas obligée de me croire. Donc, vous restez seule avec votre problème.
Il la regarda pensivement.
- Il faut vous décider tout de suite. La liberté aujourd'hui même ou la détention durant de longues aimées, et vous avez vu dans quel état sont nos prisons ? Sales et arriérées. Et quand Beyrouth sera reconstruit, elles ne seront pas les premières touchées. J'oubliais aussi la promiscuité, surtout pour une jeune et jolie femme comme vous.
- Que fera-t-on des cent kilos de drogue ?
- Ils seront confisqués par le juge puis disparaîtront mystérieusement au bénéfice de mes mandants.
- Accordez-moi une heure, implora-t-elle soudain.
- Une heure pas plus, capitula-t-il. J'attendrai dans le bureau de la directrice. Dans l'intervalle, j'arrangerai tout. Si vous dites oui, vous serez immédiatement reçue par le juge qui attend avec impatience votre confession.
Elle resta seule entre les quatre murs, gris comme la table métallique et sa tenue pénitentiaire, et aussi certainement les années qui l'attendaient derrière les barreaux.
La liberté et l'inconnu aujourd'hui, ou la prison ?
Le budget étriqué du ministère de la Justice interdisait que l'on refasse les peintures. Partant, les murs blanchis à la chaux étaient sales et moisis, offrant des blessures hideuses là où les balles et les éclats d'obus avaient tracé leurs sillons. Une bombe avait creusé un trou qui n'avait pas été comblé et les canalisations d'eau crevées avaient formé un lac. A sa surface flottaient des boîtes de Coca-Cola vides, des mégots et des restes de sandwiches que se disputaient les rats.
Les hommes de Kevorkian avaient dressé une échelle et Coplan grimpa jusqu'au couloir pour se blottir dans l'angle. Samira apparut enfin, encadrée par trois policiers, deux hommes et une femme, armés jusqu'aux dents. Des Libanais, pas des Syriens. Le premier cherchait du regard la plaque en cuivre indiquant le cabinet du juge. La femme fermait la marche, tandis que le deuxième policier tirait sur la chaîne reliée aux menottes serrées sur les poignets de Samira. Le premier policier repéra la porte du juge et s'arrêta, imité par les trois autres.
C'est alors que s'ouvrit la porte du côté opposé du couloir et les hommes de Kevorkian se jetèrent sur les arrivants. En un tournemain, les trois policiers furent désarmés. Avec des cisailles, les menottes de Samira furent coupées et Coplan se précipita à la rencontre de la jeune femme qui hoquetait de stupéfaction.
- Toi ici ? s'exclama-t-elle.
- Viens.
Il l'entraîna vers l'échelle pendant que les hommes de Kevorkian ligotaient prestement les trois policiers avant de les bâillonner. Elle s'arrêta au bord du trou et eut peur en voyant le lac.
- Que signifie tout cela ? protesta-t-elle. Où va-t-on ? Je suis censée voir le juge qui va me libérer. Que fais-tu ici ? répéta-t-elle. Quel jeu joues-tu ?
Elle créait des difficultés, analysa Coplan, et ce n'était vraiment pas le moment. II adressa un bref signe de tête au Libanais qui s'était posté de l'autre côté du couloir après l'avoir précédé sur l'échelle. L'homme planta l'aiguille de sa seringue dans le gras de l'épaule de Samira et pressa le piston. Elle poussa un léger cri, tituba et tomba dans les bras de Coplan qui la chargea sur ses épaules et descendit l'échelle.
Adroitement, il chemina sur l'étroite passerelle branlante, jetée en travers du lac, et émergea à l'air libre. A vingt mètres, était rangé le G.M.C. aux couleurs du bataillon norvégien de la FINUL, la Force de l'ONU au Liban. Coplan qui en portait l'uniforme se coiffa du célèbre béret bleu. Aidé par les hommes de Kevorkian, il allongea Samira sur le plancher à l'arrière et passa derrière le volant, ses compagnons se cachant autour de la jeune femme, la bâche rabattue.
Inévitablement, il dut franchir plusieurs barrages syriens où les soldats se gardèrent bien de l'arrêter. Les ordres de Damas étaient stricts et ne souffraient aucune dérogation : entretenir avec l'O.N.U. les meilleurs rapports du monde. Respectabilité internationale obligeait.
Directement, il gagna la demeure de Kevorkian. Le vieux Libanais poussa un soupir de soulagement quand il vit le G.M.C. Son haleine était chargée d'alcool. Il a dû se faire une montagne de soucis, subodora Coplan. C'est visible, malgré ses amis de Damas, il est terrorisé par les Syriens.
Kevorkian lui fournit un guide et Coplan repartit dans la montagne jusqu'à un chalet qui, pendant une décennie, avait servi de refuge à un chef des Phalanges chrétiennes.
L'air était frais et odorant. Coplan le respira à pleins poumons pendant que ses compagnons transportaient Samira dans la cave où elle fut couchée sur le matelas posé sur un lit en fer, bancal et rouillé.
Coplan s'assit sur une caisse en bois et, sur une autre caisse, posa un cendrier, son briquet, son paquet de Gitanes et le Smith & Wesson 469 délogé de l'étui qui pendait sur sa cuisse droite. Puis il ôta le béret bleu qui lui tenait chaud.
En fumant ses cigarettes, il attendit patiemment. Enfin, Samira s'agita puis se réveilla. Coplan décapsula la demi-bouteille de Perrier et la lui tendit. Elle but goulûment, puis se frotta les yeux. Elle était toujours aussi pulpeuse mais sa peau caramel, autour des ailes du nez, virait au violacé. Sans doute les angoisses du séjour en prison. Peu à peu, elle refaisait surface. Elle passa une main hésitante dans sa longue chevelure noire qui était dépeignée, bâilla longuement et, d'une voix un peu fêlée, s'étonna :
- Toi en uniforme des Nations-Unies ?
- Un simple déguisement.
- A quoi rime cette comédie ?
- Il me faut Carla. Cette fois, on ne joue plus à la marelle où à la maquerelle. C'est du sérieux. Désolé, Samira, si tu ne me donnes pas Carla, tu y passes.
Il saisit le Smith & Wesson et tira une balle qui rasa la tête de la jeune femme. Elle eut un sursaut dramatique et voulut se jeter à bas du lit.
- Tu es fou !
- Ne bouge pas. Rallonge-toi.
Elle obéit. Cette fois, elle tremblait.
- Nous avons fait l'amour, nous nous sommes donné du plaisir, nous avons été heureux ensemble. Tu tuerais une femme avec qui tu as fait l'amour ?
- Je n'aimerais pas en arriver à cette extrémité, sauf si des dizaines de milliers de vies humaines sont en danger, et c'est le cas aujourd'hui.
Il tira une deuxième balle qui s'en alla forer un trou dans le front de l'ancien occupant des lieux. Son portrait, peint dans le style pompier, avait été mis au rebut dans la cave après sa mort dans une voiture piégée par les chiites.
Samira haleta. Elle se décomposait à vue d'œil.
- Tu sembles sérieux, gémit-elle.
- Je le suis.
- Et si j'ignorais où est Carla ?
- Tant pis pour toi.
Il brandit à nouveau le Smith & Wesson.
- Attends ! cria-t-elle.
- Surtout, ne bluffe pas en cherchant à gagner du temps. Ce serait pire pour toi.
- Qu'est-ce qui serait pire que la mort ?
- Les préliminaires.
Elle comprit et frémit.
- Écoute, je te supplie de me croire, plaida-t-elle, j'ignore où elle est exactement. Je sais qu'il s'agit d'un monastère dans la Bekaa. Ton champ d'investigations se rétrécira vite car seuls cinq monastères sont concernés. Trois catholiques, les Pères de la Via Dolorosa, ceux du Jardin des Oliviers et les Franciscains. Deux de religion orthodoxe, les Pères du Mont Sinaï et les Patriarcaux de Jérusalem. C'est tout ce que je sais, je te le jure.
Les accents de sa voix étaient sincères et elle était trop terrifiée pour mentir. Elle se tordit les mains.
- Tu me crois, n'est-ce pas ?
- Si tu bluffes, tu n'obtiendras qu'un sursis. Et à quoi te servirait un sursis de vingt-quatre heures, prisonnière dans une cave ?
Elle agrippa la main de Fatima en or qui brillait sur son cou et la baisa.
- Je dis la vérité, je le jure !
CHAPITRE XVII
Après avoir rendu compte au Vieux, Coplan repassa le combiné au chef de bataillon Vauquesnoy. Celui-ci écouta attentivement les instructions qui lui étaient données puis raccrocha, les traits tendus.
- Il faut agir sans mettre l'ambassadeur au courant.
- Pourquoi ?
- Les gens du Quai d'Orsay sont pusillanimes, mais celui que nous avons ici en ce moment bat tous les records. Une vraie couille molle ! Si nous le mettions dans la confidence, il pousserait des cris d'orfraie et hurlerait que nous allons tout droit à l'incident diplomatique. Devant les Syriens, c'est un chien couchant. En rien il ne veut handicaper la politique arabe de la France.
Coplan fronça les sourcils.
- Alors ?
- Je ferai appel à l'officier commandant le détachement de la 9e D.I.M.A. qui protège l'ambassade. Ses hommes logent dans des baraquements bénéficiant du privilège de l'exterritorialité.
- Bonne solution, approuva Coplan. Cet officier est digne de confiance ?
- C'est un ancien de la Piscine. Il a fait ses preuves au Tchad.
- Donc, affaire réglée ?
- En ce qui me concerne, oui.
Coplan remercia et prit congé.
Quand il arriva au restaurant du Saint-Georges, Angeliki débarquait de sa voiture. Il la rattrapa. Elle avait troqué son tailleur anthracite pour une robe rose décolletée qui, pas plus que le tailleur, ne cachait ses seins vertigineux. Dans l'aigue-marine de son regard, il lut qu'elle était ravie de le revoir.
- Tu ne tiens pas tes promesses, reprocha-t-elle. Tu n'es venu ni hier ni avant-hier.
- J'ai dit peut-être.
Elle voulut l'entraîner vers le restaurant, mais il la retint.
- Ne peut-on aller ailleurs ? Je me sens incapable de supporter la présence des snobinards qui s'assoient habituellement à ta table.
- Je connais un restaurant chypriote dans Hamra. La chère y est succulente.
- Allons-y.
L'établissement était un immense cube en bois posé au milieu des ruines du quartier qui avait été le plus élégant de la capitale. Un artiste peintre, ou qui se prétendait tel, avait, à grand renfort de jaunes, ressuscité sur sa façade les tournesols de Van Gogh. A l'intérieur, le décor se signalait par son extravagance. Pourtant, Angeliki n'avait pas menti. La chère était succulente, de tendance turque. Le nom, d'ailleurs, évoquait le Bosphore : Galatacami (La Mosquée de Galata).
Angeliki et Coplan se régalèrent de mezze, des entrées orientales, et d'adana kebab, de la viande d'agneau très épicée, arrosés d'un doluca blanc.
- Qu'as-tu fait durant ces deux jours ? s'enquit Angeliki avec, dans la voix, une pointe de jalousie.
- J'ai surtout visité l'aéroport.
- Pourquoi l'aéroport ?
- Parce que c'est le moyen le plus rapide pour fuir une ville dangereuse.
- Beyrouth est dangereuse pour toi ?
- Personne ne semble apprécier ma présence ici.
- Pour quelles raisons ?
- Je pose trop de questions sur des sujets sensibles.
Coplan ne tenait pas à épiloguer. Le moment n'était pas encore venu de brancher la jolie Libanaise dans la direction qui avait motivé sa reprise de contact. Aussi éluda-t-il habilement les questions suivantes.
Quand ils quittèrent le restaurant, elle l'emmena chez elle comme il l'avait prévu. Avait-elle observé une continence totale durant les deux nuits précédentes ? En tout cas, elle était affamée.
Lorsqu'elle fit l'amour, elle ressembla à ces femmes-tigresses, dangereuses et dominatrices, qui entrent chez leur amant en défonçant la verrière puis, les ébats achevés, s'enfuient par la fenêtre en dévastant le lit humide de sueur. Pareille à un bolide, elle brûla les étapes, pressée d'aboutir au spasme final, comme si elle craignait qu'on le lui dérobe. Pour terminer, elle expulsa son plaisir en de longs gémissements aigus qui rappelaient les appels du muezzin en haut d'un minaret.
A l'antithèse de ce comportement, elle embrassa et caressa Coplan avec une tendresse infinie quand leurs corps se séparèrent. Néanmoins, nullement rassasiée, elle redonna rapidement une vigueur exaltée à son partenaire et, comme la première fois, aiguillonna sa volupté à coups de reins brutaux, en ruant contre le ventre qui l'assaillait et en l'emprisonnant dans l'étau de ses cuisses afin qu'il s'enfonce plus profondément en elle.
A brûle-pourpoint, quand elle émergea de la salle de bains, Coplan lui demanda :
- Au fait, quels monastères Ferenc Szegety visite-t-il en compagnie de l'abbé Justin ?
- Des monastères dans la Bekaa.
- Lesquels ?
- Ils sont cinq en tout. Trois catholiques, deux orthodoxes. Tous les monastères au Liban ont souffert de la guerre. Les fanatiques de l'autre bord souhaitaient ardemment les détruire. Je ne me souviens plus très bien des noms. Il y avait des Franciscains...
Coplan lui cita les noms qu'avait fournis Samira et Angeliki hocha affirmativement la tête.
- Oui, ce sont ceux-là.
- Et l'Irlandaise, Margaret Fitzmalloy, il l'a retrouvée ?
- Il m'a téléphoné aujourd'hui. Il la voit demain. Coplan tressaillit.
- Où ?
- Attends, il me l'a dit. Dans un monastère orthodoxe. Les Pères de...
D'un air pensif, elle se frictionnait les cheveux. Coplan l'aida :
- Les Pères du Mont-Sinaï ?
- Non.
- Les Patriarcaux de Jérusalem ?
- C'est ça !
Coplan fut amusé. Ainsi, Carla, farouche militante de la cause catholique irlandaise, se cachait chez les orthodoxes de rite grec.
Maître ès maquillages en tous genres, Coplan avait légèrement charbonné ses sourcils et collé sur sa lèvre supérieure une moustache châtain, tandis que des bourrelets de caoutchouc le long de ses gencives gonflaient ses joues et lui donnaient, ce qui avait provoqué en lui un fou rire devant le miroir, un aspect franchement porcin, qu'accentuait le collier de fausse barbe, également châtain, qui lui cernait le visage et le menton. Le tout était destiné à abuser Carla si elle le rencontrait avant que son plan ne soit en action.
Un tailleur arménien, petit-neveu de Serop Kevorkian, lui avait fabriqué le badge en tissu sur lequel on lisait en anglais « Service cinématographique des Nations-Unies » et qu'il avait cousu sur l'épaule gauche de l'uniforme, la droite étant ornée du badge reproduisant les couleurs du bataillon norvégien. Enfin, avec diligence et en témoignant d'un grand talent de faussaire, le chef de bataillon Vauquesnoy lui avait confectionné l'ordre de mission à l'en-tête des Nations-Unies.
Malgré ces précautions, le supérieur du monastère s'était montré réticent :
- Il m'est difficile de vous admettre à l'intérieur de notre sanctuaire. Notre règle ne le prévoit pas.
Bardé de ses caméras achetées au marché des voleurs près de la Corniche, Coplan avait plaidé sa cause dans son anglais fortement teinté d'accent scandinave.
- Nous autres Norvégiens sommes les artisans de la paix entre Israéliens et Arabes. C'est à Oslo qu'ont été négociés les premiers accords entre les deux parties, qui vont conduire à l'autonomie de Gaza et de Jéricho. Vous êtes arabe. La moindre des choses est de vous en souvenir. Par ailleurs, cet ordre de mission des Nations-Unies atteste que je dois filmer Ferenc Szegety et l'abbé Justin durant leur tournée des monastères endommagés par la guerre civile. Mon reportage servira de témoignage pour l’œuvre de paix et de réconciliation à laquelle ces deux êtres admirables ont voué leur vie. Vous, un homme de religion, ne pouvez faire l'impasse sur ce mouvement charitable.
- Filmez-les en dehors du monastère.
Pressé par le temps, Coplan savait que son plan présentait des failles auxquelles il ne pouvait remédier. Il aurait aimé le peaufiner et combler ses lacunes. Dans un délai aussi court, il lui était impossible de faire mieux. Néanmoins, il avait tant insisté, prié, imploré, tempêté, tour à tour comédien et tragédien, qu'il avait obtenu gain de cause et avait, avec ses caméras, pénétré à l'intérieur du saint des saints, et le supérieur avait finalement accepté d'être filmé en compagnie de Szegety et de l'abbé Justin, pour le plus grand bien des Nations-Unies.
- C'est ici que nous nous tiendrons, informa le religieux en désignant la terrasse construite derrière son bureau. Le soleil sera haut dans le ciel. Votre éclairage sera parfait. Vous pouvez déjà vous installer.
- Merci.
- En réalité, je suis très fier d'être filmé côte à côte avec Ferenc Szegety et l'abbé Justin. Le Christ prônait la charité et ces deux hommes ont suivi à la lettre son enseignement. Qu'importe que l'abbé Justin soit catholique et que je sois orthodoxe. Ne vivons-nous pas à l'ère de l'œcuménisme ?
- Moi-même je suis luthérien, fabula Coplan. En Norvège, la religion dominante est le protestantisme. Comme vous je suis œcuménique. D'ailleurs, l'O.N.U. n'est-elle pas un parfait exemple d'œcuménisme ? souligna-t-il, le regard parfaitement innocent.
Un moine vint annoncer l'arrivée du Suisse et de l'ecclésiastique français. Le supérieur se tourna vers Coplan :
- Pardonnez-moi, je dois les recevoir, mais hors votre présence car, préalablement, ils auront un entretien avec une personne qui souhaite la discrétion la plus totale.
- Je comprends, assura Coplan.
- Je vous serais reconnaissant de descendre l'escalier sur votre droite et de m'attendre dans le jardin.
- Volontiers.
Coplan obtempéra et, au bas des marches, admira les superbes parterres de roses, de géraniums et de zinnias. Au bout d'un long moment, il remarqua au fond du jardin la petite porte encastrée dans le mur couvert par les fleurs bleues des plumbagos. Il s'avança et tourna la poignée. Le panneau s'entrebâilla. Dans un patio, il vit Szegety et l'abbé Justin assis autour d'une table en compagnie de Carla dont il n'aperçut que le profil. Il referma la porte et s'orienta.
Il traversa le jardin en trombe et ouvrit l'autre porte. Elle donnait sur l'esplanade, derrière le portail d'entrée, au-delà duquel grillons et cigales stridulaient dans les herbes folles.
Il n'y avait pas de temps à perdre. Il retraversa en sens inverse et ouvrit la première porte après avoir sorti le Smith & Wesson 469 de l'étui en toile qui pendait sur sa cuisse droite.
Quand il surgit devant elle, Carla écarquilla les yeux de surprise. Coplan l'arracha de son siège et la poussa devant lui, le Smith & Wesson pressé dans son dos, à hauteur des omoplates. Szegety et l'abbé Justin restaient pétrifiés, les yeux exorbités. Coplan la força à courir et ils traversèrent le jardin pour aboutir devant le portail. Le moine tourier fut terrorisé quand il vit l'arme que Coplan agitait sous son nez et s'empressa de tirer les battants.
Le G.M.C. aux couleurs de l'O.N.U. patientait sous le soleil et son métal chauffait. Les hommes de Kevorkian hissèrent Carla à l'arrière et firent retomber la bâche. Coplan sauta derrière le volant. Le supérieur apparut à ce moment-là, les bras levés.
- Attendez ! cria-t-il.
Coplan démarra dans un nuage de poussière.
De retour à Beyrouth, il gagna l'ambassade de France et s'arrêta à côté d'un baraquement qui avait été libéré par l'officier commandant le détachement de la 9e D.I.M.A. et où il était attendu. Carla fut enfermée dans une pièce et Coplan troqua son uniforme contre des vêtements civils. L'uniforme fut remis à l'un des hommes de Kevorkian dont le rôle consistait à ramener dans la montagne le G.M.C. et le reste de l'équipe prêtée par le vieux Libanais. L'homme le revêtit, et Coplan espéra qu'il jouerait convenablement son rôle en se glissant dans la peau d'un officier norvégien de la FINUL.
Quand il entra, Carla avait le visage défait.
- Où sommes-nous ? questionna-t-elle.
- En France.
- Vous vous fichez de moi, articula-t-elle dédaigneusement.
- L'ambassade de France, c'est comme la France. Elle bénéficie du privilège de l'exterritorialité. Les personnes non autorisées ne peuvent y pénétrer.
- C'était vrai dans les anciens temps, renvoya-t-elle, sarcastique, jusqu'au jour où les Iraniens en 1979 ont envahi l'ambassade américaine à Téhéran et ont pris une centaine d'otages. Depuis, les ambassades sont démythifiées.
- Ce n'est pas faux, concéda Coplan. Seulement, en ce qui vous concerne, aucune personne, qu'elle soit libanaise ou syrienne, n'interviendra en vue de vous faire sortir d'ici, pour la simple raison que votre présence en ce lieu est ignorée. Si vous ne parlez pas, vous ne recouvrerez jamais la liberté. Vous mourrez anonymement. Avant que la France ne ferme son ambassade à Beyrouth, à condition que cette éventualité se produise, vos os auront tellement blanchi qu'ils seront réduits en poussière. D'un autre côté, si vous parlez, la somme promise à Dieter Vogg vous attendra dans le paradis fiscal qu'il a désigné. Alors, entre la mort et la richesse, pourquoi hésiter ?
- Parce que la richesse ne signifie rien pour moi.
- Cet argent pourrait aider la cause pour laquelle vous combattez.
- C'est exact, admit-elle, mais parler mettrait en danger cette cause. C'est pourquoi je refuse.
- Vous signez votre arrêt de mort.
- Possible. Quoi de plus beau que de mourir pour une cause que l'on aime ?
- C'est tout à votre honneur.
- Pas la peine de me passer de la pommade.
- Si je comprends bien, vous avez trahi Dieter Vogg et les autres. A aucun moment, vous n'avez eu l'intention de vous constituer prisonnière chez nous en échange de l'argent ?
Elle eut une moue ironique.
- Il vous a fallu du temps pour le découvrir. Vous êtes encore plus bête que Zoloviev.
- Qui est Zoloviev ?
- Allez vous faire foutre !
- Tant pis. Désolé.
- Désolé pour quoi ? harponna-t-elle.
Il regarda à travers la fenêtre. Le soleil déclinait en projetant ses derniers rayons sur les casques des marsouins qui gardaient le baraquement. Ses yeux effleurèrent la mallette en cuir qui contenait les drogues remises par Vauquesnoy. Intérieurement il grimaça. Grâce à elles, Carla parlerait. L'ennui, après, elle serait définitivement réduite à l'état de zombie. Il s'avança, ouvrit la fenêtre et rabattit vers lui les volets d'acier anti-balles. Il referma et se retourna brutalement. Du tranchant de la main il cisailla la nuque de Carla et empoigna le corps inanimé pour l'allonger sur le lit. A tâtons il trouva le commutateur et une lumière crue inonda la pièce. A l'aide des menottes équipées de chaînes, il attacha les chevilles et les poignets aux montants du lit. Carla, très pâle, ne bougeait pas. Il déboutonna le chemisier et dégrafa le soutien-gorge.
C'est alors qu'il découvrit le Valachine. L'appareil était miniaturisé et datait de l'époque Brejnev quand Youri Andropov était encore patron du K.G.B. Le micro captait les voix dans un rayon de dix mètres et les répercutait sur la bande contenue dans un boîtier triangulaire, aux pointes arrondies, qui ressemblait à une portion de Vache qui rit. L'enregistrement était parfaitement clair. Coplan le détacha, le fourra dans sa poche et pratiqua sur la jeune Irlandaise une légère injection de somnifère avant d'aller trouver Vauquesnoy.
- Vous avez un lecteur d'enregistrement Valachine ?
L'officier fouilla dans une armoire métallique et lui remit l' appareil.
- Comment ça se passe ?
- Pour le moment, plutôt mal. Elle appartient au genre renâcleur.
- Mes drogues devraient la faire changer d'avis.
- Je le souhaite de tout cœur.
De retour dans le baraquement, Coplan réembobina la bande et actionna le lecteur. Le son était faiblard. Il augmenta le volume.
La télévision avait popularisé la voix de Ferenc Szegety. Il la reconnut immédiatement. Elle était typique et fortement marquée d'accent vaudois :
... Ce n'est pas l'organisateur de l'aide humanitaire dans le monde qui vous parle, Miss Fitzmalloy, mais le journaliste. Grâce à mes sources arabes, voici ce que je sais, et j'attends de votre part une confirmation. Après la dislocation de l'Union soviétique, la République de Géorgie a connu de sérieux problèmes avec ses séparatistes abkhazes, et en connaît toujours, d'autant que ces derniers ont découvert dans leur place forte de Gudaute un stock de bombes atomiques miniaturisées abandonné à dessein par Moscou. Pourquoi à dessein ? Parce que Moscou compte bien reprendre le contrôle, un jour ou l'autre, de la République de Géorgie et soutient secrètement les rebelles abkhazes. Gros ennui, cependant, les Russes n'ont pas d'argent, alors que les insurgés tirent la langue. Dans le contre-gouvernement séparatiste, le ministre de la Sécurité s'appelle Zoloviev. Il a une brillante idée. Je rappelle que c'est un homme doté d'une vive intelligence et d'une imagination féconde, bien que, par ailleurs, sans scrupules et n'hésitant pas à tuer impitoyablement pour parvenir à ses fins. Pourquoi ne pas vendre des bombes atomiques miniaturisées aux nations et aux groupes exclus du secret nucléaire et prêts à payer pour accéder à ce privilège ? La clientèle potentielle est nombreuse. Palestiniens extrémistes qui veulent chasser le Juif .Juifs extrémistes qui souhaitent chasser l'Arabe. Scénario identique pour les Blancs sud-africains horrifiés devant la prise de pouvoir des Noirs, pour la Corée du Nord avide de s'emparer du Sud, pour les catholiques irlandais désireux de liquider les protestants de l'Ulster, pour la Mafia corse qui voudrait gérer un État bien à elle, sans parler des Serbes, des Croates, des Bosniaques, cherchant à combattre l'hétérogénéité de leur population, et de bien d'autres rassemblements aspirant à frapper à la porte du club atomique, la miniaturisation de la bombe constituant un atout attrayant. L'attentat aveugle est bien plus facile à perpétrer et aussi anonyme que par un moyen ordinaire.
Seulement, il convient de persuader ces éventuels acheteurs que ces bombes sont opérationnelles et qu'il ne s'agit pas d'un bluff .Alors, un site est choisi en France et une des bombes explose. Pour camoufler l'affaire, Zoloviev invente une fausse organisation terroriste,l'A.I.L.A., et récidive à l'île de Man quand l'un des acheteurs éventuels, j'ignore lequel, souhaiterait une répétition. Seulement Moscou a compris d'où venait le coup et ses troupes s'apprêtent à entrer en Géorgie pour récupérer le stock. La miniaturisation des bombes a été réussie par l'ex-Union soviétique qui tient à garder le secret et refuse la dispersion de cette arme terrifiante. Devant cette menace, une seconde idée, aussi géniale que la première, frappe Zoloviev. Il embarque le stock sur un cargo qui appareille du port de Poti en Géorgie. Alors, je voudrais savoir son nom, sous quel pavillon il vogue et sa destination.
- Vous vous moquez de moi ?
C'était la voix de Carla, reconnut Coplan.
- Pourquoi me moquerais-je de vous ?
Un déclic. La bande resta muette. Coplan comprit que son intervention avait provoqué la coupure. Il ne put s'empêcher d'admirer le Suisse et son exploit d'avoir percé à jour le mystère de l'opération alors que lui-même en était demeuré aux balbutiements.
A présent, il comprenait les implications du projet. Dicter Vogg et ses associés avaient voulu vendre l'affaire à la France et Zoloviev l'avait appris. D'où sa campagne d'extermination. Partie prenante de cette intrigue, Carla s'était engagée à ses côtés dans un premier temps, en compagnie de ses amis, avant de faire machine arrière et de décider de s'emparer à bon compte du stock de bombes, une solution que, sans doute, Dieter Vogg avait refusée, mais à laquelle souscrivaient les durs de l'I.R.A. Tout au long de ses tractations, l'Allemand avait connu le nom du cargo. Solution astucieuse de la part de Zoloviev. Son stock était insaisissable. Le navire était probablement doté de faux manifestes et, sous une fausse identité et un faux pavillon, il naviguait au gré de son inspiration. De temps en temps, il faisait escale pour se ravitailler. En pleine mer, peut-être changeait-il de nom et de port d'attache à grand renfort de peinture sur les anciennes dénominations, sans oublier d'amener le pavillon et d'en hisser un autre d'une nouvelle nationalité.
Patiemment, il attendit le réveil de Carla après avoir préparé les drogues et les seringues.
Quand enfin elle rouvrit les yeux, elle le contempla avec mépris et ricana.
- Tu espères quoi ? Il haussa les épaules.
- Être le vainqueur. C'est toujours ainsi que finissent les choses avec moi.
CHAPITRE XVIII
- Nous avons dû nous adresser à la N.S.A. et à son système de surveillance par satellites, déclara le Vieux. Par recoupements, le cargo a été repéré. Successivement, il s'est appelé le Samos, battant pavillon chypriote, puis le Desert Sea, pavillon libérien, le Karadzic, pavillon albanais et, enfin, le Souhakili, pavillon somalien. Actuellement, il vogue plein ouest, sur le parallèle des îles Canaries, la même route qu'a suivie Christophe Colomb avec ses trois caravelles.
Coplan tira sur sa Gitane.
- Quelle décision a été prise ? L'arraisonner ?
Le Vieux parut gêné.
Voyez-vous, cher ami, l'affaire ne nous appartint plus. Elle nous a été retirée pour des raisons diplomatiques. Stratégie de haute politique. Vous le savez, les troupes russes sont entrées en Géorgie, en soutien des rebelles abkhazes. C'est du moins la version officielle. La vérité, c'est qu'elles cherchent à mettre la main sur le stock de bombes qui leur a échappé. Par ailleurs, la Géorgie ne désire pas être incriminée dans les deux explosions. Quant à nous, nous souhaiterions nous approprier ce stock en douceur, sans dégâts, sans dommages et sans que la communauté internationale ne soit au courant. Alors, à ce qu'il semble, un marché triangulaire a été conclu avec Moscou et Tbilissi.
- Quel marché ? questionna Coplan en fronçant les sourcils car il se méfiait des accords que passaient les diplomates et les politiciens.
- Le Souhakili a reçu ordre de gagner Brest. Au lieu d'être coulé ou arraisonné par la Marine Nationale, il touchera un port militaire français où sa cargaison sera saisie. Nous en garderons une moitié et renverrons le navire aux Russes.
Coplan comprenait.
- Ainsi, sans coup férir, nous mettrons la main sur la haute technologie qui a permis la miniaturisation de la bombe ?
- Exactement.
- Et les victimes des explosions ?
A nouveau, le Vieux parut gêné et, pour se sortir de cette mauvaise passe, recourut à l'ironie, une ironie qui sonnait faux :
- Mon cher Coplan, deviendriez-vous bêtement sentimental ?